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L'ÉCRITURE OU LA VOIX Perec et le style Cécile De Bary Le Seuil | « Poétique » 2014/1 n° 175 | pages 59 à 72 ISSN 1245-1274 ISBN 9782021153828 DOI 10.3917/poeti.175.0059 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- https://www.cairn.info/revue-poetique-2014-1-page-59.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Le Seuil. © Le Seuil. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. Powered by TCPDF (www.tcpdf.org) © Le Seuil | Téléchargé le 31/05/2022 sur www.cairn.info (IP: 65.21.229.84) © Le Seuil | Téléchargé le 31/05/2022 sur www.cairn.info (IP: 65.21.229.84)
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L'ecriture ou la voix - Cairn

Mar 05, 2023

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L'ÉCRITURE OU LA VOIX

Perec et le style

Cécile De Bary

Le Seuil | « Poétique »

2014/1 n° 175 | pages 59 à 72 ISSN 1245-1274ISBN 9782021153828DOI 10.3917/poeti.175.0059

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Cécile De BaryL’écriture ou la voix

Perec et le style

On a souvent qualifié Perec d’auteur sans style, « sans langue 1 », voire « sans phrases 2 ». Auteur oulipien, il s’attacherait d’abord à la lettre, le programme empêchant l’émergence d’une voix singulière. De fait, l’Oulipo s’est constitué contre une certaine conception subjective de l’écriture, celle de l’inspiration, ce que Jean-Pierre Martin analyse ainsi :

Au culte dévot de la littérature, au sacerdoce qui prend pour modèle une relation orale et oraculaire, l’Oulipo oppose une sorte de laïcité salutaire de l’exercice de la littérature. La réécriture telle que les oulipiens la conçoivent désigne un point anti-podique par rapport aux mythologies de la voix comme aux formes modernes du post-romantisme 3.

La contrainte, c’est le contraire de l’inspiration, de cette « idéologie romantique de la voix » qui « perdure bien au-delà du moment historique du romantisme 4 ».

Pour autant, la persistance de cette idéologie ne doit pas nous faire penser le style exclusivement comme l’enregistrement sismographique des soubresauts d’une psyché. La composition de la phrase peut bien sûr faire l’objet d’un travail, plus ou moins concerté, sachant qu’il serait étonnant qu’un écrivain se désinvestisse à peu près totalement de l’écriture elle-même. Comment cet investissement s’articule-t-il avec la subjectivité ? Je m’attacherai en particulier, dans cet article, à l’idée d’une « écriture blanche » perecquienne en interrogeant l’impression de neutralité qui peut se dégager de certaines de ses phrases, à partir de la notion de voix 5. Une écriture de voix peut être présente chez Perec, mais a-t-il une voix propre ou parle-t-il à la manière de Queneau ?

1. Christian Prigent, Ceux qui merdrent, Paris, P.O.L., 1991.2. Véronique Montémont et Christelle Reggiani, « Présentation : Perec et la langue », in Georges Perec,

artisan de la langue, Lyon, Presses universitaires de Lyon, « Textes & langue », 2012, p. 9.3. Jean-Pierre Martin, La Bande sonore, Paris, José Corti, 1998, p. 210.4. Ibid., p. 124.5. Sur les relations entre « voix blanche » et « écriture blanche », voir Dominique Rabaté, « Clôture : d’une

voix blanche », Ecritures blanches, Saint-Etienne, Publications de l’université de Saint-Etienne, « Lire au présent », 2009, p. 347-356. Pour les problèmes posés par cette question de la voix, voir, du même auteur, Poétiques de la voix (Paris, José Corti, 1999) et Vers une littérature de l’ épuisement (Paris, José Corti, 1991).

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De manière apparemment paradoxale, la subjectivité a souvent été mise en avant dans l’interprétation des textes perecquiens. La théorie des æncrages de Bernard Magné conduit à rapprocher le travail oulipien des formes et des nombres avec l’histoire personnelle de Perec. Reconnaître ce type d’inscription indirecte conduit logiquement à reconnaître une inscription plus directe, en l’occurrence autobio-graphique, puisque précisément les æncrages, d’abord nommés autobiographèmes, sont considérés comme des marques subjectives parce qu’ils peuvent être rapprochés de passages autobiographiques (et plus précisément de leurs signifiés 1). Même obliquement 2, un discours personnel s’affirme dans les textes autobiographiques perecquiens, discours miné par son propre commentaire, brisé, mais discours qui s’énonce malgré tout, jusque dans des passages lyriques, ainsi du finale du chapitre viii et du développement sur les lectures du chapitre xxxi de W ou le Souvenir d’enfance 3, du finale d’Espèces d’espaces 4 et même, pour prendre un dernier exemple, du dernier paragraphe des « Lieux d’une ruse 5 ». Il n’y a certes pas d’opposition absolue entre pratique oulipienne et expression subjective.

Il demeure que, dès ses débuts littéraires, Perec définit une poétique mettant en question la voix personnelle. Il entre à l’Oulipo après avoir écrit trois romans qui placent « entre le monde et l’œuvre, le relais d’un langage déjà littéraire 6 ». Dans une conférence de 1967, à Warwick, il présente cette pratique, tout en s’affirmant de manière significative écrivain et non orateur. Dès le début de la conférence, il se situe du côté de l’écrit, non des paroles. Ensuite, il évoque la « voix », en référence aux mythes romantiques de l’inspiration que je viens d’évoquer :

Je vais d’abord vous dire une chose tout à fait évidente, c’est que je suis écrivain et je ne suis pas orateur. J’écris et je ne parle pas, et non seulement je ne parle pas, mais je ne parle pas de ce que j’écris, moi, je déteste ça. […] lorsque j’écris, tous les sentiments que j’éprouve, toutes les idées que j’ai ont déjà été broyés, ont déjà été passés, ont déjà été traversés par des expressions, par des formes qui, elles, viennent de la culture du passé. Alors, cette idée en amène encore une autre, à savoir que tout

1. Bernard Magné définit en effet les « autobiographèmes » de cette manière : « Un autobiographème peut être défini comme un trait spécifique, récurrent, en relation avec un ou plusieurs énoncés autobio-graphiques attestés, organisant dans un écrit, localement et/ou globalement, la forme du contenu et/ou de l’expression » (« L’autobiotexte perecquien », Le Cabinet d’amateur, n° 5, juin 1997, p. 10). Dans son livre Georges Perec, Bernard Magné a rebaptisé les autobiographèmes « æncrages » (Paris, Nathan, 1999, « 128 »).

2. Pour reprendre à Philippe Lejeune cette notion d’« oblique » : La Mémoire et l’Oblique, Paris, P.O.L., 1991.3. Respectivement p. 62-64 et p. 194-195 de W ou le Souvenir d’enfance, 1975, Paris, rééd. Gallimard,

« L’imaginaire », 2002. Sur la catégorie du lyrisme et les problèmes qu’elle pose, voir Modernités (Bordeaux), n° 8, Le Sujet lyrique en question, Dominique Rabaté, Joëlle Sermet et Yves Vadé (dir.), 1996.

4. A propos de plusieurs passages d’Espèces d’espaces, Dominique Moncond’huy évoque une « forme de lyrisme » : « Cet effet de lyrisme culmine évidemment dans le dernier paragraphe du livre », in « Ecrire l’ordi-naire : le jeu de l’intime et du collectif dans Espèces d’espaces », Georges Perec, artisan de la langue, op. cit., p. 136. Il remarque comment ce lyrisme s’accompagne de l’emploi de formes impersonnelles.

5. Georges Perec, « Les lieux d’une ruse », 1977, rééd. in Penser/Classer, Paris, Hachette, « Textes du xxe siècle », 1985, p. 72.

6. La citation provient d’une autre conférence, « Ecriture et mass-media », 1967, rééd. in Entretiens et conférences, Nantes, Joseph K, 2003, vol. I, p. 102.

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écrivain se forme en répétant les autres écrivains. C’était une idée un peu taboue. On disait d’un écrivain, tel écrivain s’inspire de… il n’a pas encore trouvé sa vraie voix, v-o-i-x, il n’a pas encore trouvé sa vraie parole, il n’a pas encore trouvé cette espèce d’oiseau au-dessus de sa tête qui va lui dicter ce qu’il a à dire, ni sa Muse qui vient chanter pendant qu’il dort 1.

Dans cette conférence, Perec évoque son premier livre publié, en 1965, Les Choses, ainsi qu’Un homme qui dort (paru en 1967), ne faisant pas référence à Quel petit vélo à guidon chromé au fond de la cour ? écrit entre les deux livres. A la sortie de ce dernier, il le présentait comme un « exercice de style », revendiquant un pastiche de Queneau qu’il ne mentionnera ensuite plus. Ce pastiche, annoncé par le texte lui-même comme par le péritexte, remarqué par presque tous les comptes rendus critiques de l’époque, et souvent repéré ensuite 2, s’attache essentiellement à l’un des aspects de l’écriture de Queneau, précisément l’aspect stylistique et l’humour de surface, dans ses actualisations les plus marquées. Perec reprend ainsi la polyphonie très caractéristique de certains de ses textes, avec ses ruptures de ton, son « mélange des styles 3 », comme le dit Jean Sareil, le contraste étant souligné par un recours à la citation et au lieu commun, recours dont la portée est souvent ironique. Cependant, il ignore ainsi des couches plus « profondes » de l’œuvre, et en particulier ses aspects les plus oulipiens. La visée d’ensemble est donc distincte, comme je l’ai laissé entendre, d’autant que Quel petit vélo… est nettement satirique. Plus encore, alors que pour Queneau l’œuvre doit être concertée, « volontaire », Perec va jusqu’à dire que Le petit vélo représente son écriture la plus « naturelle » :

Pourquoi j’ai écrit le petit vélo ? […]– mon écriture la plus « naturelle » : ma « pente »ce qui est le plus contraire à l’idée que je me fais de la littérature– je vis (à ma façon) le conflit flaubertien entre romantisme et réalisme : le petit vélo a eu un peu pour moi la même fonction que pouvait avoir pour F. la Tenta-tion ou Novembre ou la plupart des lettres : ne plus chercher à se martyriser : écrire me passionne et m’ennuie ; je préfère dessiner ou écrire n’importe quoi n’importe comment– je me suis senti un peu ligoté par Les Choses : on m’a un peu trop dit que j’avais une facture classique, un style tenu (alors que je pense que j’écris comme un cochon) je n’ai jamais fait vraiment attention aux formes : je ne me suis jamais demandé pour-quoi j’écrivais comme ça et pas autrement 4.

1. Georges Perec, « Pouvoirs et limites du romancier français contemporain », conférence prononcée le 5 mai 1967 à l’université de Warwick, 1990, rééd. in Entretiens et conférences, ibid., p. 77-82.

2. Sur ce pastiche et plus généralement sur les difficultés de Perec dans l’assomption de l’héritage de Queneau, voir mon article « Reconnaissez-vous l’héritage de Queneau ? Perec et l’Oulipien que tout le monde connaît », in Connaissez-vous Queneau ?, Tunis/Dijon, Académie Beït al-Hikma/Presses universi-taires de Dijon, 2007, p. 39-51.

3. Jean Sareil étudie cet aspect p. 178 sqq. de L’Ecriture comique, Paris, PUF, « Ecriture », 1984.4. « Pourquoi j’ai écrit le petit vélo », manuscrit (83, 1, 3, r°) reproduit dans Jacques Neefs et Hans Hartje,

Georges Perec, images, Paris, éd. du Seuil, 1993, p. 91-92.

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Cette idée de « pente naturelle », s’agissant du style d’un auteur aussi exigeant que Queneau, même dans un de ses aspects, a de quoi surprendre. Elle correspond sans doute à un « style » propre à Perec, un style qui ne serait précisément pas littéraire, dans son cas, et que Yannick Séité a repéré dans sa correspondance avec Jacques Lederer 1. Ce serait sa manière de parler 2, ou l’une de ses manières de parler, un style employé dans des contextes privés, un style facétieux ou amical. Yannick Séité remarque encore :

Il a suffi à Perec écrivant le PV de s’aboucher à la source vive de tels échanges épis-tolaires pour que son récit s’écrive tout seul, c’est-à-dire ne s’écrive pas : ne soit pas écrit. Sans contrainte en somme. S’excluant ainsi (du moins aux yeux de son auteur) d’une littérature qui pour Perec, en ce milieu des années soixante […], se confond encore d’évidence avec la recherche d’un style 3.

Chez Queneau, l’insertion de tournures orales dans la langue littéraire a une visée polémique. Pour Jean-Pierre Martin, Queneau parle « à voix basse », il est « dans le jeu des voix contre le jeu de la voix 4 ». Les discordances stylistiques à l’intérieur de la phrase rendent le dialogisme interne à tout discours très perceptible, avec une portée ironique. L’œuvre porte une interrogation sur le langage, et plus généra-lement sur la possibilité de faire signifier le monde, sur l’absurde.

La parole humoristique de Perec était en partie un masque, une politesse. Cependant, la polyphonie sur laquelle elle était fondée rejoignait l’idée d’une langue « en mention », d’une ironie dont la portée lui était sans doute propre : cette langue permettait l’assomption sans prétention d’une très vaste culture littéraire, en même temps que des maladresses langagières, même jouées. Dans son cas, on peut dire cette langue empruntée.

Cet humour s’appuyait en même temps sur une virtuosité linguistique, ainsi des très fameux jeux de mots de Perec. Quand il est interrogé, en 1980, sur Queneau, il rappelle un « goût pour les jeux de mots » qui était le sien 5… Ce goût pour les jeux

1. On trouve encore des jeux graphiques à la manière de Queneau dans les 56 Lettres à un ami récemment éditées : Georges Perec, 56 Lettres à un ami, Coutras, Le Bleu du ciel, 2011, p. 37, 46 et 48 (« bicoz »).

2. Yannick Séité en donne plusieurs exemples. « Chacun des procédés systématiquement mis en œuvre dans le PV a donc d’abord été essayé dans la correspondance, mais aussi tout simplement, on le devine, dans la conversation », in « Perec : à vélo, partir pour la guerre », Les Temps modernes, n° 604, mai 1999, p. 172. On trouve ultérieurement d’autres indices de ce style oral de Perec, qui se rapprocherait au moins par certains aspects de Queneau. Ainsi, comme je l’indiquerai, il a pastiché Queneau dans ses dialogues de Série noire, et il remarque dans une présentation de ces dialogues que le personnage « à certains moments […] s’exprime un peu comme » lui, alors même qu’il est « une espèce de paumé de banlieue », ce qui n’est pas précisément le cas de Perec, in « Entretien avec Anne Andreu », Ciné Regards, réalisation Jean Bertho, 1979, rééd. Georges Perec, vol. I, DVD 2, INA, 2007. Dans l’entretien, comme dans d’autres, le style de Perec n’est pas proche de celui de Queneau, mais il s’agit certainement d’une tendance, d’une des manières de parler de Perec.

3. Yannick Séité, « Perec : à vélo, partir pour la guerre », ibid.4. Jean-Pierre Martin, La Bande sonore, op. cit., p. 105. Voir notamment p. 110, 116, ainsi que l’annexe I,

« Raymond Queneau, le roman à voix basse », 1994, rééd., p. 237 sqq.5. Georges Perec, « Entretiens », in Queneau et après… : catalogue de l’exposition de la bibliothèque

municipale, Rouen, décembre 1980, Atelier d’impression municipal, 1980, rééd. in Entretiens et confé-rences, op. cit., p. 148.

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de mots a posé un problème à Perec lors de son entrée en littérature, au moment où il a cherché à publier sans succès Le Condottière. A proprement parler, on ne peut pas rattacher ce roman à Queneau, mais son écriture, qui fait une large place au dialogue, s’appuie sur la rencontre de plusieurs voix : le roman, comme le dit le préfacier de son édition récente, Claude Burgelin, est « construit autour du principe de la fracture avec ces deux parties différentes, la première oscillant entre narration romanesque, auto-interpellation (le “tu”) et soliloque, la seconde conçue comme un interrogatoire où Gaspard Winckler met au jour les tenants et aboutissants de ce crime libérateur 1 ». Or, l’un des motifs de refus de Gallimard est l’abus de jeux de mots, par exemple « Un bon Titien vaut mieux que deux Ribera 2 ».

Plus tard, Perec réutilisera ce talent, et certaines de ses expressions les plus connues sont des jeux de mots « sérieux » (ainsi de « l’histoire avec sa grande hache »). Or, dans son premier livre publié, Les Choses, il n’y en a guère d’exemple. Perec avec ce livre entre en littérature, et c’est par un pastiche de Flaubert. Flaubert pratique le dialogue. Pour autant, note Philippe Dufour, il « camoufle le dialogue, lui met une sourdine : même lorsqu’il parle, la parole du héros passe inaperçue 3 ». Perec écrit quant à lui un roman sans aucun dialogue. Son écriture, plus généralement, s’appuie sur un intertexte. Il poursuit ensuite cette pratique, avec Un homme qui dort, notamment. Il s’agit d’appuyer l’écriture sur des citations implicites. Ainsi Perec écrit-il à son traducteur Eugen Helmlé, à propos des emprunts dans Un homme qui dort : « le plus miraculeux [est] que cela ne se remarque pas 4 ». Les discordances stylistiques sont masquées. L’impression n’est plus de « mélange des styles », mais d’une écriture monologique 5. Dans La Vie mode d’emploi, encore, quand Perec cite Queneau, il neutralise les ruptures de style. Bernard Magné note ainsi, dans « Emprunts à Queneau (bis) » :

certaines modifications visent à obtenir une plus grande homogénéité stylistique, en évitant de trop sensibles écarts entre l’écriture blanche, neutre, recherchée par Perec dans son roman et certains traits spécifiques des textes sources 6.

L’écriture perecquienne est-elle pour autant absolument plate ? blanche ? neutre ? A propos de La Vie mode d’emploi, Perec lui-même a déclaré, nuançant tout de même son propos par la mention d’exceptions, non spécifiées : « C’est écrit d’une

1. Claude Burgelin, « Préface », in Le Condottière, Paris, éd. du Seuil, « La librairie du xxie siècle », 2012, p. 21.

2. Georges Perec, 56 Lettres à un ami, loc. cit., p. 97. Cité par Claude Burgelin, ibid., p. 13.3. Philippe Dufour, Flaubert et le Pignouf, essai sur la représentation romanesque du langage, Saint-Denis,

Presses universitaires de Vincennes, « L’imaginaire du texte », 1993, p. 66.4. Lettre de Georges Perec citée par David Bellos, Georges Perec, Paris, éd. du Seuil, 1994, p. 382.5. Yannick Séité remarque : « Si Les Choses inspirent confiance […], c’est tout simplement parce que la

voix des Choses mime par avance celle de l’historien. Qu’elle a la limpidité de l’énonciation transparente à laquelle l’historien aspire – ou à laquelle, sous les coups de boutoir des Marrou, Veyne, de Certeau, White et autres Rancière, il n’a que récemment renoncé à aspirer. Les Choses sont un roman qui joue à se faire prendre pour un livre d’histoire. PV au contraire vocifère » (loc. cit., p. 166).

6. Bernard Magné, « Emprunts à Queneau (bis) », in Perecollages, Toulouse, Presses universitaires du Mirail, « Les cahiers de Littératures », 1989, p. 135-136.

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manière très plate, sauf à certains moments 1. » Dans les manuscrits de « 53 jours », il envisage également d’écrire dans un « style complètement plat avec des morceaux de bravoure 2 ». Il a encore évoqué une écriture plate à propos de l’écriture infra-or-dinaire 3. Dans Récits d’Ellis Island, il remarque ainsi, à propos de sa tentative de décrire les lieux :

Au début, on ne peut qu’essayerde nommer les choses, uneà une, platement,les énumérer, les dénombrer,de la manière la plusbanale possible,de la manière la plus précisepossible,en essayant de ne rienoublier 4.

C’est évidemment surtout la fin du chapitre viii de W ou le Souvenir d’enfance qui énonce le constat d’une écriture « blanche » et « neutre ». Perec y évoque des remparts, qui rejoignent une difficulté à « dire je 5 » qui a longtemps été la sienne. Il poursuit : « Je sais que ce que je dis est blanc, est neutre, est signe une fois pour toutes d’un anéan-tissement une fois pour toutes 6. » Il évoque enfin « une parole absente à l’écriture ».

Claude Burgelin remarque notamment, à propos de ce passage : « Il importe absolument à Perec de maintenir la distinction entre écrire et dire, entre écrire et parler 7. » L’écriture s’origine dans un silence, est accompagnée de silence : « le scandale de leur silence et de mon silence 8 ». Perec ne se souvient pas des paroles de ses parents. Il ne parle pas la langue que ses parents parlèrent, comme il le formule dans le commentaire de Récits d’Ellis Island 9.

1. « Ce qui stimule ma racontouze », propos recueillis par Claudette Oriol-Boyer le 18 février 1981, rééd. in Entretiens et conférences, op. cit., vol. II, p. 175.

2. Georges Perec, « 53 jours », Paris, P.O.L., 1989, p. 318.3. Présentant le projet des Lieux en préface de « Vues d’Italie », Perec remarque : « Je comptais pendant

douze ans aller une fois par mois, à tour de rôle, dans un de ces lieux et écrire simplement, platement, ce que j’y verrais » (« Vues d’Italie », Nouvelle Revue de psychanalyse, n° 16, Ecrire la psychanalyse, automne 1977, p. 239. Ce même texte a été repris plusieurs fois pour présenter le projet, en particulier en préface de « Stations Mabillon », Action poétique, n° 81, mai 1980).

4. Georges Perec et Robert Bober, Récits d’Ellis Island, histoires d’errance et d’espoir, 1980, Paris, rééd. P.O.L./Ina, 1994, p. 41 (reproduction d’un manuscrit de Perec).

5. « Ce n’est pas, comme je l’ai longtemps avancé, l’effet d’une alternative sans fin entre la sincérité d’une parole à trouver et l’artifice d’une écriture exclusivement préoccupée de dresser ses remparts » (W ou le Souvenir d’enfance, op. cit., p. 62-63). « Il faudrait dire Je. Il voudrait dire Je », ces propos sont tirés de l’avant-texte d’un projet inédit étudié par Philippe Lejeune, L’Age, projet qui voit précisément lentement émerger le « je » (La Mémoire et l’Oblique, op. cit., p. 24).

6. Ibid., p. 63.7. Claude Burgelin, Les Parties de dominos chez Monsieur Lefèvre, Lyon, Circé, 1996, p. 90.8. Georges Perec, W ou le Souvenir d’enfance, op. cit., p. 63.9. Récits d’Ellis Island, op. cit., p. 59.

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Au chapitre xxxi de W ou le Souvenir d’enfance, Perec évoque sa découverte de la littérature comme la « source d’une mémoire inépuisable, d’un ressassement, d’une certitude : les mots étaient à leur place, les livres racontaient des histoires ». A propos des auteurs qu’il lit et relit, il évoque dans la suite du passage « une parenté enfin retrouvée ». Cette impression s’appuie donc sur les mots, qui figurent « à leur place 1 ».

Faire entendre le silence tout en retrouvant la parenté de la littérature, ce serait donc faire taire la parole au profit de l’intertexte. Cette poétique s’appuie sur des « lieux rhétoriques ». L’écriture croise donc les stéréotypes, tout ce qui se dit sur un thème. C’est pour cela par exemple que l’écriture des Choses s’appuie aussi sur Les Mythologies ou Madame Express. Ce rôle du stéréotype explique le caractère volontiers « sympathique » de l’œuvre perecquienne, en particulier de Je me souviens 2. A propos d’Espèces d’espaces, Dominique Rabaté remarque :

A la façon de Proust, cinquante ans après, c’est [Perec] qui paraît nouer ensemble pour une période durable tout ce qui était séparé ou contradictoire : l’oubli et la mémoire, le sujet et l’anonyme, le sociologique et le particulier, le tragique et la paro-die, l’original et la copie, l’invention et la réécriture, ouvrant des voies que la généra-tion qui le suit explorera aussi bien en littérature que dans les arts plastiques. L’une des clés de voûte de cette construction littéraire nouvelle – et qui ne revendique en rien sa nouveauté ou son originalité, dans une époque pourtant friande en mani-festes et déclarations fracassantes – tient précisément à la capacité de faire parler un sujet à peine individualisé, un sujet volontairement éloigné de tout le pathos roman-tique de la singularité déclarée 3.

Les « lieux rhétoriques » sont associés à une réécriture : il s’agit « de dire tout ce qu’on peut dire » sur un thème, Les Choses correspondant aux lieux rhétoriques de la fascination et Un homme qui dort aux lieux de l’indifférence 4. La spécificité des « lieux » perecquiens, si on les compare aux formes de réécriture chez Queneau, résulte d’un attachement à l’écrit qui semble propre à Perec, du moins à ce degré, attachement qui s’actualise tout particulièrement dans les ouvrages ultérieurs de Perec, jusque dans le péritexte de La Vie mode d’emploi. Cette spécificité éclate si l’on s’intéresse au traitement du savoir. Queneau réénonce, traduit des discours, au sein même de ses romans, quand Perec cite, imite des textes de savoir, quitte à

1. Georges Perec, W ou le Souvenir d’enfance, op. cit., p. 195. Le ressassement associé à l’écriture blanche du souvenir, au chapitre viii se retrouve donc associé dans ce chapitre à un contexte absolument positif.

2. « Ce qui est le plus net pour moi dans le travail sur Je me souviens, c’est que je ne suis pas le seul à me souvenir. C’est un livre que je pourrais appeler “sympathique”, je veux dire qu’il est en sympathie avec les lecteurs, que les lecteurs s’y retrouvent parfaitement. Ça fonctionne comme une sorte d’appel de mémoire parce que c’est une chose qui est partagée. C’est très différent de l’autobiographie, de l’explo-ration de ses propres souvenirs, marquants, occultés. C’est un travail qui part d’une mémoire commune, d’une mémoire collective » (Georges Perec, « Le travail de la mémoire », 1979, rééd. in Entretiens et confé-rences, op. cit., vol. II, p. 48).

3. Dominique Rabaté, « “Comme tout le monde, je suppose” : l’individu collectif dans Espèces d’espaces », Europe, n° 993-994, Georges Perec, janvier 2012, p. 44.

4. Georges Perec, « Pouvoirs et limites du romancier français contemporain », loc. cit., p. 84.

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revendiquer leur décrochage avec le réel, leur potentialité fictionnelle. A une inter-rogation sur la connaissance et le langage il substitue une interrogation sur la valeur des textes, des mots, des dictionnaires et des taxinomies.

Le travail oulipien de Perec s’appuie préférentiellement sur les lettres, avec une dominante de contraintes littérales, à commencer par le lipogramme et le palin-drome. Il est donc significatif qu’il se soit présenté comme un « homme de lettres », ajoutant : « Un homme de lettres, c’est un homme dont le métier c’est les lettres de l’alphabet 1. » C’est notamment ce travail sur les lettres qui donne l’idée que la phrase serait un moindre lieu d’investissement pour lui. Pour autant, l’idée que Perec refuserait entièrement l’oralité est caricaturale. Il faudrait plutôt évoquer deux « pentes » : une d’elles tendrait au blanc ; tenterait en tout cas de gommer la voix, le particularisme stylistique pour rechercher une certaine neutralité – y compris en s’appuyant sur la banalité du stéréotype –, d’où la création d’une certaine commu-nauté avec le lecteur ; l’autre serait « causante », ferait tourner à vide le langage et les stéréotypes qu’il charrie, face au silence ou contre lui.

Maryline Heck a fait remarquer avec raison que l’oralité intervient dans les romans fortement contraints 2. Quel petit vélo… ne correspond pas à cette définition, mais c’est bien le cas des Revenentes et de La Disparition. La contrainte complique l’expression et entraîne logiquement le recours à une gamme de registres plus large. Dès lors, l’écrivain assume des formes de polyphonie. Comme l’écrit Marc Parayre :

L’expérience prouve que les personnes à qui on lit pour la première fois certaines pages de La Disparition sont d’abord sensibles aux sonorités quelque peu surpre-nantes, puis à des constructions syntaxiques peu courantes, enfin à un mélange des registres de langue auquel elles ne sont guère accoutumées 3.

Or, j’ai déjà remarqué que l’écriture de La Disparition a été parrainée par Raymond Queneau, comme le montrent la référence à Raymond Quinault dans l’ouvrage et celle à Ramun Quayno dans le « Post-scriptum 4 ». Le livre évoque par ailleurs une maldiction, articulant donc autrement que les premiers livres silence et parole. Il s’agit d’une oralité tronquée.

Le langage des personnages de Quel petit vélo… tourne à vide. Kara, quant à lui, est peu cultivé, muet. Comme l’écrit Yannick Séité : « la question de l’accès à la parole, au savoir, aux mots, à la culture, est […] thématisée, centrale, dans le roman 5 ». Dans

1. Georges Perec, « Georges Perec le bricoleur », 1978, rééd. in Entretiens et conférences, op. cit., vol. I, p. 266. J’ai tenté de déterminer les conséquences de ce goût pour les lettres dans « Les lettres de Perec », in Le Pied de la lettre, créativité et littérature potentielle, Hermes Salceda et Jean-Jacques Thomas (dir.), actes du colloque international de l’université de Vigo (Espagne, 22-24 avril 2009), New Orleans (États-Unis), Presses universitaires du Nouveau Monde, 2010, p. 55-63.

2. « L’écriture blanche de Georges Perec », in Georges Perec, artisan de la langue, op. cit., p. 101.3. Marc Parayre, « Grammaire du lipogramme : La Disparition », in Georges Perec, artisan de la langue,

op. cit., p. 61.4. Georges Perec, La Disparition, 1969, Paris, rééd. in Romans et Récits, Librairie générale française,

2002, « Pochothèque », resp. p. 375 et 557.5. Loc. cit., p. 184.

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ce roman comme dans le film Série noire, dont Perec écrira plus tard les dialogues, pastichant encore Queneau 1, les stéréotypes verbaux s’accumulent, plus ou moins harmonieusement. Le personnage de ce film adapté de Jim Thompson, qui se heurte au silence de Mona, n’a pas de langue personnelle :

Comment voyez-vous le personnage thompsonien ?Je le vois comme Wozzeck. C’est un personnage qui n’a pas de langage en quelque sorte. Il est obligé de prendre son langage et ses réactions chez les autres. Il est entiè-rement conditionné par le monde qui l’entoure 2.

L’oralité passe chez Perec par le déjà dit, l’expression toute faite. Le langage y dysfonctionne, face au silence. Il fait alors bien sûr l’objet d’un véritable travail litté-raire, dans la lignée de Queneau, où l’à-peu-près et l’altération rejoignent l’accu-mulation virtuose, les ruptures de ton et l’outrance.

Les remarques qui précèdent devraient être replacées dans un contexte plus large, ainsi de l’autonomisation d’une langue littéraire à partir de Flaubert, si l’on suit Gilles Philippe 3. Celui-ci, dans un chapitre de l’ouvrage La Langue littéraire intitulé « Langue littéraire et langue parlée », montre qu’il faut distinguer oralité – ce dont j’ai parlé jusqu’à présent – et vocalité :

[…] dès qu’on y regarde de près, la question du rapport entre la langue littéraire et l’oralité se dédouble : il faudrait au moins séparer, d’une part, la volonté de rendre compte, dans le texte littéraire, de la diversité des parlures et sociolectes attestés et, d’autre part, la revendication d’un idiome écrit qui retrouve l’expressivité et la vigueur de la parole prononcée 4.

Dans l’histoire qui mène à la littérature actuelle, plus préoccupée de vocalité que d’oralité, Perec a un rôle, mentionné en passant par Gilles Philippe pour son expérience de la radio…

A partir de la fin des années 1960, Perec a collaboré régulièrement avec la radio allemande. Dans une note citée par David Bellos, il réfléchit à la place de cette expérience dans son œuvre :

L’art du Hörspiel est pratiquement inconnu en France. Je le découvris au moment où s’imposa pour moi le besoin de nouvelles techniques et de nouveaux cadres d’écri-ture. Très vite je m’aperçus qu’une partie de mes préoccupations formelles, de mes

1. Voir Georges Perec, « Entretien avec Georges Perec », 1979, rééd. in Entretiens et conférences, op. cit., vol. II, p. 73.

2. Ibid., p. 72.3. « On dira simplement alors qu’il n’y a eu langue proprement “littéraire” que tant que le divorce de la

parole et de l’écrit a pu sembler prononcé », Gilles Philippe, « Langue littéraire et langue parlée », in Gilles Philippe et Julien Piat (dir.), La Langue littéraire, une histoire de la prose en France de Gustave Flaubert à Claude Simon, Paris, Fayard, 2009, p. 89.

4. Ibid., p. 57. Gilles Philippe évoque Queneau en particulier dans les pages 78-82.

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interrogations sur la valeur, le pouvoir, les fonctions de l’écriture pouvaient y trouver des réponses, des solutions que je ne parvenais pas encore à trouver dans le cadre de mes recherches purement romanesques. L’espace privilégié du Hörspiel – l’échange des voix, le temps mesuré, le déroulement logique d’une situation élémentaire, la réalité de cette relation fragile et vitale que le langage peut entretenir avec la parole sont ainsi devenus pour moi des axes primordiaux de mon travail d’écrivain 1.

Sa première pièce radiophonique, Die Maschine (1968), est une série de transfor-mations réglées quasi oulipiennes à partir d’un poème de Goethe, dont les thèmes s’articulent autour du silence. C’est une machine qui énonce, à travers cinq voix, le poème modifié. En 1971, Perec collabore avec le musicien Philippe Drogoz pour composer Tagstimmen : des variations sur les modalités du discours – ce qui comprend les réalisations vocales – tout au long d’une journée de la vie d’un homme, qui s’appuient sur de nombreuses expressions toutes faites, comptines, ce que l’Oulipo désigne après Desnos par l’expression de « langage cuit ».

En 1969, il écrit une pièce que Marcel Cuvelier adaptera à la scène dans sa traduction française, L’Augmentation. Perec se persuade alors qu’il peut se saisir de l’écriture théâtrale. Il compose ensuite La Poche parmentier, destinée directement à la scène. L’expérience de la radio ouvre ainsi à l’écriture de dialogues, en l’occur-rence de théâtre, même paradoxaux.

Je voudrais m’attarder, pour finir, sur une réalisation où Perec parle directement : la Tentative de description de choses vues au carrefour Mabillon le 19 mai 1978 2. Pendant plus de six heures, au micro, Perec tente de rendre compte de ce lieu, et principa-lement des mouvements des piétons et des véhicules. L’émission, qui dure un peu plus de deux heures, ne restitue pas l’intégralité de cette bande, un « inventaire » lu par Claude Piéplu s’intercalant entre les extraits. Cet inventaire est, comme l’a fait remarquer Bernard Magné, un inventaire de ce qu’a dit Perec – et plus précisément de la « transcription de la bande 3 ».

Jean-Pierre Martin s’est intéressé dans La Bande sonore à cette « tentative » où « Perec ne cesse de parler. Et pourtant on a l’impression qu’il n’a plus de voix, qu’il se confond avec un lieu d’indistinction où voix et bruits se mêlent 4 ». Il y voit une tentative assez désespérée, une expérience limite qui s’aventure « aux confins de l’espace littéraire » et prend « le risque d’en passer les frontières 5 ». Il évoque :

1. David Bellos, Georges Perec, une vie dans les mots, op. cit., p. 407. Sur le contexte de création des hörspiel de Perec, voir Hans Hartje, « Georges Perec et le “neues hörspiel” allemand », in Ecritures radio-phoniques, Clermont-Ferrand, université Blaise Pascal (Centre de recherches sur les Littératures modernes et contemporaines), 1997, p. 73-86. Je me suis essentiellement appuyée sur cet article pour présenter les pièces radiophoniques allemandes de Perec.

2. Georges Perec, Tentative de description de choses vues au carrefour Mabillon le 19 mai 1978, Atelier de création radiophonique, n° 381, 25 février 1979.

3. Bernard Magné, « Carrefour Mabillon : “ce qui passe, passe…” », Georges Perec, livret accompagnant les CD Georges Perec, Marseille, André Dimanche éditeur, 1997, p. 66. Bernard Magné a publié une version un peu plus détaillée (et polémique) de cette présentation dans : « Tentative de description de choses vues », in Ecritures radiophoniques, op. cit., p. 173-182.

4. Jean-Pierre Martin, op. cit., p. 199.5. Ibid., p. 203.

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[…] une sorte de vertige, de plongée dans le vital, dans sa banalité la plus plate […], de fuite en avant vers le vide où l’écrit se meurt, une sorte d’attirance, un peu déses-pérée, vers l’abîme qui sépare Ecrit et Voix 1.

Il faudrait encore s’intéresser aux commentaires de films documentaires, surtout ceux que Perec lit 2. L’essentiel pour mon propos est d’articuler cette expérience de radio au carrefour Mabillon avec l’écriture infra-ordinaire, puisque cette expérience procède du projet des Lieux. Ce projet abandonné, qui prévoyait l’écriture au long de douze années d’une double série de textes à propos de lieux à résonances person-nelles – une série de textes de « souvenirs » et une série de textes descriptifs (ou « réels ») –, a suscité des publications ultérieures pour la seule série des « réels ». Lors de ces publi-cations, présentant le projet et mentionnant son abandon, Perec évoque un relais par « d’autres formes de descriptions », en particulier radiophoniques pour Mabillon 3.

A priori, l’écriture de l’infra-ordinaire, quand elle est descriptive au moins, est une écriture « neutre », « plate », « dénotée 4 », avec un idéal de retranscription directe de ce qui est vu, dont l’expérience radio de Mabillon donne l’impression qu’elle pourrait presque court-circuiter l’écriture. Pourtant, la notation peut-elle évacuer complètement la présence énonciative ? Catherine Kerbrat-Orecchioni remarque, à propos de Tentative d’épuisement d’un lieu parisien 5, autre « prolongement » de Lieux :

Voir tout ce qui se passe, dire tout ce qu’on voit : l’entreprise est doublement utopique, car un double filtre vient nécessairement s’interposer entre le référent extralinguistique et le signifiant verbal : celui du regard, qui sélectionne et inter-prète ; et celui du langage, qui classe, ordonne, analyse, évalue, présuppose, infère, explique – inéluctablement 6.

Perec assume cette impossibilité en intitulant « tentative » plusieurs de ses écrits infra-ordinaires : Tentative de description de choses vues au carrefour Mabillon le

1. Ibid. A propos d’un tel désir de « voix en direct, où se décréterait la fin de la littérature », il évoque plus loin, p. 217, l’influence de la configuration médiatique nouvelle et de la place (décroissante) de la litté-rature en son sein.

2. Voir notamment mes articles : « Une mémoire fabuleuse ? De l’Histoire à l’histoire », Etudes romanes, n° 46, Georges Perec et l’Histoire, 2000, p. 9-20 ; et « Récits d’Ellis Island (Georges Perec). Des récits contestés », Cahiers de narratologie, n° 16, Images et récits, les limites du récit, dir. Jean-Paul Aubert, 25 mai 2009, http://revel.unice.fr/cnarra/sommaire.html?id=853. Il y a une évolution entre les deux commentaires, l’un où l’énonciation personnelle du commentateur surgit par surprise, l’autre, coréalisé avec Bober, qui fait une place à une énonciation double. Les deux sont originaux par cette implication personnelle du commen-tateur, qui n’est pas pour autant dans le même temps le metteur en scène.

3. Voir notamment « Vues d’Italie », loc. cit. A propos des Lieux, voir Philippe Lejeune, La Mémoire et l’Oblique, op. cit., p. 139-209, et mon article « Le réel contraint », Poétique, n° 144, novembre 2005, p. 481-489.

4. Dans « Lieux, un projet », entretien avec Gérard Macé qui figure dans le CD 3 publié par André Dimanche (Georges Perec, op. cit.), Perec parle à propos de la série réelle des Lieux de description « dénotée », en référence à Barthes.

5. Georges Perec, Tentative d’ épuisement d’un lieu parisien, 1975, Paris, rééd. Bourgois, 1982.6. Catherine Kerbrat-Orecchioni, L’Enonciation, de la subjectivité dans le langage, Paris, Armand Colin,

1980, p. 145.

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19 mai 1978, Tentative d’épuisement d’un lieu parisien, Tentative d’inventaire des aliments solides et liquides que j’ai ingurgités au cours de l’année mil neuf cent soixante-quatorze 1…

La liste, aboutissement de cette volonté de désignation, est confrontée à la même impossibilité, avec « deux tentations contradictoires : la première est de TOUT recenser, la seconde d’oublier tout de même quelque chose 2. » Plus encore, à force d’être détaillée, la liste finit par donner une impression d’improbable, voire d’irréel. On quitte donc, du côté du lecteur, l’effet de réel. Ce décrochage à l’égard du référent fait percevoir la liste pour ce qu’elle est : une pure liste de mots 3. Ce mouvement est caractéristique de l’importance du mot dans l’écriture perecquienne. Perec ne voulait-il pas utiliser tous les mots du dictionnaire 4 ?

L’idée que l’écriture perecquienne travaille la lettre ne doit pas faire oublier ce rôle du mot, qui apparaît dans les passages de W ou le Souvenir d’enfance consacrés à l’écriture et à la littérature. J’ai déjà évoqué cette importance accordée au mot par le passage sur les lectures d’enfance, au chapitre xxxi. Je rappelle un passage du chapitre viii, où le mot apparaît de manière significative :

C’est cela que je dis, c’est cela que j’écris et c’est cela seulement qui se trouve dans les mots que je trace, et dans les lignes que ces mots dessinent, et dans les blancs que laisse apparaître l’intervalle entre ces lignes 5.

Cette importance se marque très souvent dans l’écriture perecquienne. J’ai évoqué déjà le rôle des jeux de mots. Dans le chapitre ii de W ou le Souvenir d’enfance, Perec énonce ainsi qu’il a le projet de « mettre un terme » au « lent déchiffrement » qui a mené au livre, précisant : « je veux tout autant dire par là “tracer les limites” que “donner un nom” 6 ». Le mot, dans ses différentes acceptions, guide le mouvement argumentatif, voire la pensée. Dans un autre ordre d’idées, Bernard Magné remarque que les « inventaires » qui ponctuent la « Tentative » radio effectuée au métro Mabillon sont des inventaires de mots, non de choses 7. Dans l’écriture infra-ordinaire, ce type de geste n’est pas isolé, puisque la Tentative d’inventaire des aliments solides et liquides que j’ai ingurgités au cours de l’année mil neuf cent soixante-quatorze est un inventaire réalisé à partir de notes prises sur un agenda, tout au long de l’année 1974. C’est là aussi un décompte qui s’appuie sur des traces écrites antérieures. Il est encore significatif que les avant-textes perecquiens présentent souvent des listes,

1. Georges Perec, « Tentative d’inventaire des aliments solides et liquides que j’ai ingurgités au cours de l’année mil neuf cent soixante-quatorze », 1975, rééd. in L’Infra-ordinaire, Paris, éd. du Seuil, 1989, p. 97-106.

2. Georges Perec, « Penser/Classer », 1982, rééd. in Penser/Classer, op. cit., p. 167.3. Voir Jacques Roubaud, « Notes sur la poétique des listes chez Georges Perec », Penser, Classer, Ecrire,

Saint-Denis, Presses universitaires de Vincennes, 1990, p. 201-208, et mon article « Les listes oulipiennes », Poétique, n° 168, novembre 2011, p. 415-429.

4. D’après un entretien avec Jacques Chancel, Radioscopie, 22 septembre 1978, rééd. Georges Perec, coffret de l’INA, op. cit.

5. Georges Perec, W ou le Souvenir d’enfance, op. cit., p. 63.6. Ibid., p. 18.7. Bernard Magné, « Carrefour Mabillon : “ce qui passe, passe…” », loc. cit., p. 66.

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par exemple dans le cas de La Disparition, des stocks de vocabulaire répondant à la contrainte.

Véronique Montémont a insisté sur l’étendue du vocabulaire perecquien 1. J’ai montré parallèlement que le mot, volontiers répété, a encore une valeur d’appui lors de l’écriture de la phrase, quel que soit le programme d’écriture. La contrainte peut porter sur la lettre, la phrase a une force d’expansion qui lui est propre, thématisée par le début d’Espèces d’espaces. Elle s’appuie sur le déploiement de séries lexicales, et sur des parallélismes favorisés par la répétition 2. La phrase perecquienne a donc une tendance expansive, par accumulation, dont la liste constitue l’un des horizons. A ce propos, Paulette Perec remarque :

Ce qui me semble notable, c’est que ces passages que l’on peut considérer comme des listes, des inventaires, l’épuisement d’un sujet ou d’un domaine, sont chargés (comment ? pourquoi ?) d’un élan, d’une dynamique qui tient à la langue et qui les signale à notre attention 3.

Plus étonnamment, peut-être, les textes perecquiens comportent des phrases très structurées, de manière remarquable, sans guère de subordination. On en trouve nombre d’exemples, en particulier dans des passages lyriques, plus fréquents qu’il ne pourrait paraître au premier abord, ainsi que dans des passages clés (dans La Vie mode d’emploi, le Préambule, le début du premier chapitre et « Le chapitre li », par exemple) 4.

De fait, le goût pour le mot est plus particulièrement un goût pour la dénomi-nation 5, pour la taxinomie, le « penser/classer », les encyclopédies. Le vocabulaire est une grille qui permet de voir le monde. La phrase perecquienne a moins recours à l’hypotaxe qu’à la parataxe, mais les répétitions, les reprises, les mises en séries favorisent la production d’un rythme. Le texte perecquien peut donc souvent se reconnaître à un tempo qui lui est propre. Il a été remarqué notamment par Claude Burgelin :

La voix de Perec se refuse à la couleur et au chant. Sa spécificité s’entend non dans une originalité ou une expressivité stylistique (peu de marques d’hystérie dans son rapport à la langue, sauf peut-être dans les romans lipogrammatiques, qui en ont

1. Véronique Montémont évoque une « richesse lexicographique », « Du lexique perecquien », in Georges Perec, artisan de la langue, op. cit., p. 20.

2. Voir mon article « L’æncrage dans la phrase perecquienne », in De Perec, etc., derechef, textes, lettres, règles & sens, mélanges offerts à Bernard Magné, Nantes, Joseph K, « Essais », 2005, p. 188-203.

3. Paulette Perec, « Prologue : Remarques », in Georges Perec, artisan de la langue, loc. cit., p. 15.4. Voir mon article « L’æncrage dans la phrase perecquienne », loc. cit. Par ailleurs, Paulette Perec

distingue un « emportement “lyrique” » dans un passage de La Vie mode d’emploi qu’elle qualifie d’oni-rique (« Machineries de l’ascenseur, 2 »), ainsi que dans le chapitre des « Monstres » d’Un homme qui dort, l’un comportant d’ailleurs de nombreuses reprises intertextuelles de l’autre (ibid., p. 14).

5. Véronique Montémont remarque : « L’écriture de Perec mobilise beaucoup de substantifs : en moyenne 52 % des mots signifiants de son lexique, contre par exemple 44,8 % chez Claude Simon (La Route des Flandres), 47 % chez Sartre (Les Mots), 48,7 % chez Violette Leduc », in « Du lexique perecquien », loc. cit., p. 23.

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comme un éclat particulier), mais dans une certaine manière de rythmer. Une phrase de Perec se reconnaît à son phrasé – et à sa netteté 1.

Y a-t-il une voix perecquienne ? des voix peut-être, pour un auteur qui parlait par la voix des autres, à la manière un peu de Queneau, écrivain qui l’inspirait quand il écrivait l’oralité. D’autres textes marquent un certain refus de l’oralité, mais ce refus, et plus généralement cette absence d’une voix propre, ne doit pas faire penser que l’écriture perecquienne est neutralisée. Au contraire, la dynamique de l’inscription elle-même donne aux textes leur mouvement, grâce à l’appui du mot. Et les textes de Perec qui sont le plus dits, le plus lus – au théâtre, à la radio, dans des films documen-taires –, sont précisément le plus souvent ces textes rythmés, qui laissent une place à la voix, au souffle du comédien. Or, Perec le remarque, la lecture, même à voix basse, implique une mise en voix inconsciente : « Les muscles crico-aryténoïdiens et crico- thyroïdiens, tenseurs et constricteurs des cordes vocales et de la glotte, sont actifs lorsque nous lisons. » Il s’agit d’un extrait d’un passage de « Lire : esquisse socio- physiologique » intitulé : « La voix, les lèvres 2 ». Le texte perecquien accueille la voix du lecteur.

Ce projet esthétique, qui met en porte à faux l’idée d’une vocalité originaire, n’empêche donc pas, pour le lecteur, le plaisir de la phrase et le plaisir de la mettre en voix, plus ou moins consciemment. Reste que ce projet peut rendre complexe la réflexion sur la dimension subjective de l’écriture. Pourtant, la contrainte, programme d’écriture explicitable, concerté, n’empêche pas une ouverture aux significations personnelles, rendue explicite en particulier par le livre autobiographique W ou le Souvenir d’enfance, notamment dédié à « E », la lettre qui manque dans La Dispa-rition. W ou le Souvenir d’enfance désigne encore ce que peut avoir de personnel cette neutralisation de la voix, quand elle n’est pas empruntée. Perec parle peu de son style, si ce n’est à travers des catégories comme « platitude » ou « blancheur », et il évoque encore moins la composition de la phrase. Pour autant, celle-ci fait l’objet d’un investissement, à partir de données qui sont propres à cet auteur, essentiellement le goût pour les mots. Un tel geste d’écriture est-il moins personnel que la quête imaginaire d’un chant unique ? L’exemple de Perec nous montre donc comment, en pratique, la conception romantique de l’écriture peut être dépassée. A nous de ne pas subir encore cette conception, pour comprendre l’articulation spécifique que produit cette œuvre entre ses différentes dimensions.

Université Paris-Diderot

1. Claude Burgelin, Les Parties de dominos chez Monsieur Lefèvre, loc. cit., p. 219. De cette attention à la structuration de la phrase procède l’attention de Perec à la ponctuation, qui la souligne : voir Jacques Dürrenmatt, « Que dit la ponctuation de Perec ? », in Georges Perec, artisan de la langue, loc. cit., p. 31-41.

2. « Lire : esquisse socio-physiologique », 1976, rééd. Penser/Classer, op. cit., p. 116. Ce travail sur le rythme est symptomatique d’une ouverture à la voix du lecteur, qu’on observe également à propos du stéréotype. Jean-Pierre Martin remarque dans un autre contexte : « Perec annonce peut-être le temps des romanciers de l’ouïe », op. cit., p. 208. Il rejoint ainsi ma réflexion par un autre biais.

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