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186 HERMÈS 68, 2014
François AnsermetUniversité de Genève
Pierre MagistrettiÉcole polytechnique fédérale de Lausanne
Marie-Hélène BroussePsychanalyste
Le vivant en excès
Marie-Hélène Brousse : Les Énigmes du plaisir fait suite à un
premier ouvrage écrit à deux, À chacun son cerveau. Est-ce la
rencontre de deux hommes, deux disciplines, deux désirs1 ?
François Ansermet : C’est une rencontre autour de ce qu’on
pourrait appeler les points de butée. La psychanalyse et les
neurosciences se rencontrent autour de l’incontour-nable question
de la singularité, qui est devenue un point de butée pour les
neurosciences – d’où un appel inédit à la psychanalyse. La critique
d’un déterminisme linéaire représente un autre point de butée, où
les neurosciences contemporaines peuvent apporter à la
psychanalyse. Nous avons donc travaillé sur des questions à
l’intersection entre la neurobiologie et la biologie, comme la
trace. Nous avons rejeté toute idée d’analogie, de mappage, de
recouvrement ou d’inférence entre les phénomènes neuronaux et les
phé-nomènes psychiques. Nous avons rejeté aussi tout projet
qui passerait par une logique de la preuve, pour rester dans une
logique de l’interrogation, de l’énigme.
M.-H. B : Comment vous êtes-vous rencontrés ? Par vos livres,
dans un entretien ?
Pierre Magistretti : Nous partagions une même approche, aimant
nous aventurer dans des choses que nous ne connaissions pas. On
s’est rencontrés il y a une dizaine d’années, lorsque nous étions
tous deux vice-doyens de la faculté de médecine.
J’ai beaucoup travaillé sur la plasticité du système ner-veux,
les aspects neurobiologiques, les mécanismes par les-quels
l’expérience laisse une trace dans le système nerveux. François m’a
demandé ce qu’était une « expérience » et c’est autour de ça qu’on
est partis. Il y a donc du hasard, une approche commune et une
certaine affinité intellectuelle.
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Le vivant en excès
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F. A. : Cette question, « Qu’est-ce qu’une expérience ? » a été
centrale. Quand Pierre dit que « l’expérience laisse une trace dans
le réseau neuronal », c’est un raisonnement qui peut être pris
comme très expérimental, justement. Il y a un stimulus, d’où
résulte une trace, d’où résulterait le sujet. Alors que comme
psychanalyste, on s’intéresse à un sujet qui inscrit ou qui efface
ses traces – et non un sujet qui en résulte. De plus, la trace en
elle-même devient une expérience. Et les traces s’associent les
unes les autres pour former de nouvelles traces, introduisant une
disconti-nuité. Le fait que la plasticité – phénomène de l’ordre de
la continuité – puisse déboucher sur une discontinuité nous a
beaucoup intrigués.
P. M. : En disant que la plasticité, c’est l’ensemble des
mécanismes qui permettent à l’expérience de laisser une trace dans
le système neuronal, quand je le voyais du côté neurobiologique,
c’était assez direct : il y a une expérience et des traces, ça
permet l’apprentissage de la mémoire. Dans ce travail qu’on a fait
ensemble, j’ai réalisé que c’était terrible-ment déterministe de
voir les choses uniquement comme ça.
On peut aussi affirmer que la plasticité, c’est ce qui nous
permet de changer, ce qui permet au cerveau de se modifier par
l’expérience, mais aussi de changer en per-manence, de dire qu’on
n’utilise jamais deux fois le même cerveau. On est donc tombés sur
une série de paradoxes à propos de la notion de plasticité. En
partant de l’expé-rience et de la plasticité, nous sommes arrivés à
une mise en question du déterminisme, au-delà de l’opposition de
l’inné et de l’acquis : la plasticité, c’est en effet un processus
déterminé mais non déterminant qui, au contraire, permet
potentiellement d’échapper au déterminisme génétique.
M.-H. B. : Vous différenciez la trace du sujet. Je ne suis pas
sûre que l’orientation lacanienne aille en ce sens, mais plutôt
dans celui d’une isomorphie entre signifiant et trace. D’une
certaine façon, la définition lacanienne du sujet, « le sujet est
représenté par un signifiant pour un
autre signifiant », n’est pas tellement éloignée de la notion de
traces. Elle met moins l’accent sur la mémorisation que sur la
chaîne, posant toutefois de même la question du déterminisme.
F. A. : Vous soulignez un point problématique. Dans les deux
livres, on a cité Lacan qui a plusieurs fois parlé de ce que Freud
appelle « le signe de la perception », Wahrnehmungszeichen, qui est
pour lui la première trace. Lorsque Freud écrivait ça le 6
décembre 1896, que dési-gnait le terme « signe » ? La notion de
signe a été boule-versée autour de cette période et au début du xxe
siècle par Ferdinand de Saussure, puis a été reprise différemment
par Lacan.
Lacan énonce à plusieurs reprises : « Le signe de la perception,
je lui donne son véritable nom de signifiant ». Dans nos travaux,
on discute une superposition possible entre trace, signe de la
perception et signifiant dans la conception lacanienne – avec la
notion de chaîne signi-fiante ou d’articulation signifiante qu’on
peut reporter sur l’idée d’une chaîne de traces ou d’une
articulation de traces comme façon de penser les réseaux de
neurones. La trace étant toujours à la fois continuité et
discontinuité, c’est là d’ailleurs toute la difficulté de cette
notion. À partir de là, on pourrait dire en effet que la trace
représente le sujet pour une autre trace, comme on dit que le
signifiant représente le sujet pour un autre signifiant,
c’est-à-dire que le sujet émerge de l’intervalle ou de l’écart
plutôt que d’une matérialité isolable
M.-H. B. : On ne peut dire que ce soit la même chose. Ce que je
souligne est une ressemblance de méthode. Métho-do logiquement,
l’utilisation du terme « signifiant » est la même que celle qui est
faite du terme « trace ». C’est ce qui fait réfléchir dans votre
ouvrage : l’importance de la simi-litude, de la similarité de
forme, alors même qu’il ne s’agit pas du même domaine, de la même
matérialité
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François Ansermet, Pierre Magistretti et Marie-Hélène
Brousse
P. M. : Nous essayons d’éviter tout risque de glissement
analogique. Nous partons du principe que neurosciences et
psychanalyse sont deux branches, deux disciplines, deux domaines
différents, et on dit même parfois, incom-mensurables, avec des
références différentes, mais qu’il y a des points autour desquels
il peut y avoir une superposi-tion. Cette question du signifiant et
de la trace en est une.
M.-H. B : Si vous deviez choisir trois signifiants maîtres pour
cet ouvrage, c’est-à-dire des points qui capitonnent votre
réflexion et votre travail, ce seraient lesquels ?
F. A. : Comme premier, je mettrais « discontinuité ». Dans ce
travail, on est tombé sur une série de paradoxes. Le premier, c’est
que les mécanismes universaux de la biologie aboutissent sur de
l’unique, du différent, c’est-à-dire sur l’extrême de la
singularité. Le deuxième, c’est que l’expé-rience laisse une trace
mais que la réassociation des traces entre elles sépare de
l’expérience, c’est-à-dire introduit une discontinuité. Le fait que
l’expérience s’inscrive sépare de l’expérience : c’est déjà quelque
chose de très paradoxal sur la mémoire, si on parle de « trace
mnésique » comme Freud. Le fait qu’il y ait une trace mnésique et
que cette trace ait un destin, une réassociation, on entre dans une
chaîne des traces et on perd l’ombilic. La trace d’origine, devient
inac-cessible, et reste inabordable. Ce deuxième paradoxe, c’est
donc la discontinuité. Le troisième paradoxe, c’est le chan-gement
permanent ; mais on y reviendra peut-être plus tard. C’est
d’ailleurs aussi un facteur de discontinuité.
Le deuxième signifiant maître que je proposerais, c’est «
inachevé ». Je parle surtout de l’inachèvement au commencement. Au
commencement est l’inachèvement. Le petit d’homme est le plus
inachevé des vivants. Il a besoin de l’action de l’autre pour
survivre. Ce qui nous caractérise, c’est d’être tombés dans le
monde sans mode d’emploi. Et tout le destin de l’homme est
d’advenir comme sujet depuis l’autre, depuis l’action de l’autre
pour le sortir de la pression du vivant en excès qui le
constitue.
Le troisième mot, ce serait « imprédictibilité ». Pierre disait
que la plasticité, c’est le mécanisme par lequel l’expérience
s’inscrit : c’est dire qu’à travers la plasticité, tout se
conserve. Mais en même temps, comme les traces inscrites peuvent se
réassocier, tout se modifie. On n’uti-lise jamais deux fois le même
cerveau, comme cela a été rappelé. Il est pris dans le mouvement
d’un changement permanent : c’est le troisième paradoxe de la
plasticité, déjà mentionné. Vous êtes donc dans un paradoxe, où
tout se conserve et tout peut toujours se modifier. Cette idée du
changement permanent propre à la neurobiologie m’a beaucoup
intéressé parce que, comme analyste, on a plutôt l’habitude de ce
qui a de la peine à changer, de ce qui ne cesse pas de se répéter,
de la compulsion de répétition.
La question du neurobiologiste est de savoir comment il se fait
qu’après une soirée, des rencontres, et avoir fait je ne sais quoi
pendant la nuit, avec tout ce qui s’est passé, on reste toutefois
le même le lendemain matin. La ques-tion du neurobiologiste, c’est
ce qui fait l’identité diachro-nique ; celle du psychanalyste,
c’est ce qui peut permettre un changement. On est là dans un
contrepoint surprenant
P. M. : Pour moi, un des signifiants maîtres de ce livre,
c’est l’échec de l’homéostasie. La physiologie nous enseigne qu’il
y a des grands mécanismes qui permettent de main-tenir l’intégrité
de l’organisme. Au niveau somatique, sauf en cas de situations
pathologiques, il y a une régulation homéostatique, un maintien de
l’équilibre. Force est de constater que cette homéostasie ne marche
pas vraiment très bien au niveau psychique ou social.
On peut dire que le principe de plaisir que Freud avait formulé
est un principe quand même très physiologique. Sur le plan
psychique, on doit faire face à un échec du prin-cipe de plaisir,
qui est un échec de l’homéostasie, un échec de ce qui est
physiologique. La vie psychique nous enseigne l’échec du principe
de plaisir. Pourquoi ? C’est une énigme que l’on a élaborée dans ce
livre.
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Le vivant en excès
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Le deuxième signifiant maître, c’est le corps, l’impor-tance du
corps, des états somatiques dans la vie psychique. Le cerveau
n’existe pas tout seul, pas sans un corps. Il ne faut pas oublier
quelque chose qui est plus de la physiologie que de la
neurobiologie : on met l’accent sur la perception extéroceptive, le
monde extérieur qui laisse des traces, qui permet éventuellement de
s’adapter. Mais en fait, notre cerveau reçoit autant, si ce n’est
plus, d’information de nos viscères, de notre corps, par ce qu’on
appelle les voies intéroceptives. Si on le dit à la mode
psychanalytique, c’est l’excès du vivant, ces processus vitaux qui
animent notre corps, qui sont perçus et qui nécessitent d’être
tamponnés. Il s’agit de donner sens au non-sens du vivant, aux
excès du vivant. L’intéroception des états somatiques est pour moi
très importante dans la vie psychique, notamment inconsciente.
Le dernier signifiant, c’est la discontinuité. François a évoqué
un mécanisme fondamental, la réassociation de traces, qu’on peut
aussi appeler reconsolidation. Par les mécanismes de plasticité,
une trace s’inscrit. Qu’est-ce qu’une trace ? C’est un ensemble de
neurones, des assem-blées de neurones, de synapses facilitées,
c’est-à-dire de contacts entre les neurones qui fonctionnent selon
un cer-tain patron. La trace une fois inscrite peut être réactivée.
Et c’est ce qu’on fait quand on se remémore quelque chose : c’est
une manière de consolider le souvenir en le réacti-vant. Mais les
études récentes montrent que la réactivation d’une trace la rend
fragile, labile transitoirement. Dès lors, elle peut avoir divers
destins. Soit elle peut se reconsolider, soit elle peut aussi, dans
cet état de labilité, s’associer à d’autres traces. Cette
réassociation de traces peut créer de nouvelles traces qui ne sont
plus en continuité directe, immédiate, avec l’expérience initiale.
En fait, par ce pro-cessus de reconsolidation, se crée cette
discontinuité dont nous pensons qu’elle est probablement centrale
dans la constitution d’une vie inconsciente. Basée sur l’expérience
mais en même temps séparée de l’expérience.
F. A. : On va revenir sur cette question de la trace. La
métaphore freudienne de la trace est celle de l’inscription. Quand
il dit « signe de la perception », « inconscient », « pré-conscient
», « conscient », quand il parle de « retranscrip-tion », de
réécriture (Umschrift), il emplit une métaphore graphique de
l’inscription de la trace. Avec la reconsolida-tion, avec cette
discontinuité, cette labilité généralisée, où les traces se
réassocient sans cesse, on est plutôt dans une métaphore plastique,
au sens propre du terme, qui met en jeu la forme, mais aussi le
temps, une forme qui se modifie avec le temps, qui prend la marque
du temps. On est dans quelque chose qui est le contraire de l’idée
qu’on peut avoir de la biologie dans le champ psychique, avec
l’idée d’une base biologique qui serait comme un socle, solide. On
est plutôt dans une science de l’écart, où tout bouge, prend forme
et se modifie. À côté de la métaphore de l’inscription, la
plasticité introduit une métaphore effectivement plas-tique qui met
en jeu la forme, mais aussi le temps, le temps qui donne la forme,
où la forme se modifie dans le temps…
Tout se conserve et tout change : pour sortir de cette
contradiction, il faut introduire la dimension du temps. En fait,
la plasticité est un concept temporel – un temps qui s’incarne.
Dans ce cadre, la distinction entre synchronie et diachronie est
très importante. Il y aurait l’inscription diachronique des traces,
dans le temps, dans l’histoire, et leur réassociation synchronique,
dans l’instant, qui abou-tissent à de nouvelles associations de
traces très différentes de ce qui s’était inscrit diachroniquement.
Une recréation, sur la base d’une réassociation synchronique. Dans
la syn-chronie, tout ce qui s’est mis en jeu diachroniquement peut
être remanié.
C’est ainsi qu’on pourrait parler d’un non-détermi-nisme
diachronique dû aux caractéristiques de « l’objet synchronique »
qu’est la trace, ou le signifiant, ou l’ins-tant. La trace, le
signifiant, l’instant impliquent en effet un non-déterminisme
diachronique : ce qui est l’élément de la continuité est en même
temps un élément de discon-tinuité.
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François Ansermet, Pierre Magistretti et Marie-Hélène
Brousse
Quoi qu’il en soit, on est dans un moment où les para-digmes
changent, un de ces moments que Kuhn a discuté dans la Structure
des révolutions scientifiques. Dans les neurosciences avec la
plasticité au-delà du déterminisme génétique, on est dans une
époque de paradoxes : la sin-gularité, la discontinuité, le
changement permanent. C’est ainsi qu’on pourrait dire qu’on serait
biologiquement déterminés pour ne pas être complètement
biologique-ment déterminés. Génétiquement déterminés pour être
libres. Bref, déterminés pour ne pas l’être : tel serait le statut
du sujet. C’est ici un point de rencontre inédit entre les
neurosciences et la psychanalyse.
Pour moi, confronter biologie et psychanalyse, ce n’est pas pour
prouver la psychanalyse par la biologie, c’est au contraire aller
vers une autre idée du détermi-nisme. Et parfois j’ai l’impression
que dans nos raison-nements cliniques, nous utilisons parfois trop
souvent la causalité naturelle propre au xixe siècle, qui suppose
un enchaînement linéaire entre des causes et des effets, selon une
continuité. C’est le risque d’une certaine psychologie
psychanalytique, d’une certaine psychanalyse aussi, pas la
lacanienne pour moi, une psychanalyse qui est passée maître dans la
prédiction du passé. Il n’y a de détermi-nisme qu’après coup. On
reste dans l’illusion rétrospective ou la prospection
rétrospective. Au contraire, la biologie contemporaine nous oblige
à penser un trou dans le déterminisme, une discontinuité, une
détermination d’un défaut de détermination. Et ça, c’est
passionnant parce que ça pose la question du changement. Qu’est-ce
qui change et qu’est-ce qui ne change pas ? Pour moi, il y a un
nouage entre discontinuité et imprédictibilité
M.-H. B : Définir la représentation représente une vraie
difficulté, que vous n’évitez pas.
P. M. : En effet. Il y a souvent beaucoup plus de confu-sions
amenées par les mots semblables que par les mots dif-férents. Mais
pour terminer le raisonnement amorcé, l’excès
du vivant, c’est, dans son expression la plus forte, l’état de
détresse du nourrisson ; mais on le retrouve tout au long de la
vie, avec cette nécessité de donner une représentation, de
tamponner ces états du corps par des représentations.
F. A. : J’aimerais reprendre cette question du vivant en excès
et de la représentation. Je fais une parenthèse pour m’expliquer à
mon tour sur cet excès du vivant. Il y en a deux versants. D’une
part, il y a le fait que pas tout du vivant peut être pris sous le
signifiant. Il y a un reste : c’est cela l’excès du
vivant comme cette part du vivant qui ne peut pas être prise,
traitée, par une représentation. Mais il y a aussi un deuxième
versant qui tient au fait qu’en elle-même l’opération du langage
sur le vivant produit un reste, produit toujours plus loin un réel
insaisissable. C’est juste-ment ce qui est caractéristique de
l’au-delà du principe de plaisir qui est aussi, dans notre
conception, un au-delà du biologique. Il y a un réel au-delà du
biologique qui est aussi produit par le fait du traitement
symbolique
M.-H. B : Comme le disait Pierre Magistretti, même au niveau du
biologique, le flux d’informations peut être tel qu’il fait éclater
la machine.
F. A. : Exactement ! Pierre Magistretti a occupé une chaire
internationale au Collège de France pendant une année sur la
question de la neuroénergétique. Au fond, si on prend les images
didactiques de Raichle, il indique que ce qu’on repère dans
l’imagerie cérébrale en rapport à une activité n’est que la pointe
d’un iceberg ; dessous, il y a toutes sortes de phénomènes non
explorés, un bruit de fond, un état basal. Par exemple, l’imagerie
cérébrale s’intéresse beaucoup plus à ce qui s’allume qu’à ce bruit
de fond, à cet état basal permanent, énorme, qui témoigne de
quelque chose qui est concrètement, matériellement en excès.
P. M. : Par peur de glissements analogiques, je résiste en
permanence à faire un lien entre d’une part ce que je
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Le vivant en excès
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fais au laboratoire, c’est-à-dire la neuroénergétique – soit
l’étude du métabolisme énergétique cérébral, ses liens avec le
traitement de l’information, l’imagerie cérébrale, la plas-ticité
cérébrale – et d’autre part l’énergétique freudienne. Le mot «
énergétique » leur est commun et j’ai toujours peur de tomber dans
l’analogie. Le point que François soulève permet d’illustrer cette
idée d’excès du vivant d’une autre manière. Il y a en tout cas une
activité de base du vivant. Quand on voit ces belles images de
cerveau, on montre une image pour voir certaines régions du cerveau
qui s’allu-ment en fonction d’une activité spécifique, avec des
codes couleur. On voit que la région activée par exemple est jaune
ou rouge et on a l’impression que le cerveau explose à cet endroit,
qu’il est hyperactif. En fait ce que l’on voit dans ces techniques
d’imagerie, c’est la consommation d’énergie qui est reliée à
l’activité des neurones. Il faut discuter ce lien. Quand vous voyez
ces codages couleur, vous avez l’impression que l’augmentation de
la consom-mation d’énergie est énorme dans cette région. Or, il
faut savoir que cette augmentation est seulement de l’ordre de 10 à
15 %. Quand on active une région du cerveau, cet en-plus n’est
que de 10 à 15 % du niveau basal. Ça veut dire que le cerveau,
en conditions basales, quand il ne fait rien, consomme 85 à
90 % du maximum. C’est comme si c’était un moteur qui tourne
en permanence à 6 000 tours et de temps en temps, à certains
endroits, il passe à 7 000 tours. La question qui reste
ouverte et qui est fondamentale en neuroénergétique, c’est de
comprendre ce que c’est que ce basal. Tenir compte de ce basal,
c’est une manière de consi-dérer ce corps actif en basal en
permanence et dont on ne sait que faire
F. A. : Pour reprendre l’excès de vivant, il est vrai que la
question de l’état de détresse, de l’inachèvement, est au centre de
notre modèle. C’est aussi ce qui est au centre de la clinique
périnatale : le désemparement, Hilflosigkeit, par rapport au
vivant… Freud a eu cette intuition extraordi-naire, dans l’Esquisse
de « L’expérience de satisfaction »
(« Esquisse d’une psychologie scientifique » (1895), in
Freud, S., Naissance de la psychanalyse, Paris, Presses
uni-versitaires de France, 1956, p. 336-349), de dire que
l’orga-nisme ne peut pas décharger seul l’excitation en excès qui
l’habite. Il lui faut l’action spécifique (spezifische Aktion) de
l’autre, de l’autre humain (Nebenmensch) à un moment spécifique,
dans la simultanéité (Gleichzeitigkeit), ni trop tôt ni trop tard.
Il s’agit ainsi de penser l’émergence du sujet tant par rapport à
l’Autre préalable que par rapport au vivant en excès. Il y a
donc l’Autre préalable mais il y a aussi une jouissance préalable
qu’on a désignée comme l’excès du vivant, Comment faut-il nommer ce
vivant ? Faut-il le rapporter à la jouissance primordiale mythique
introduite par Lacan dans le Séminaire X ? Quel terme utiliser pour
qualifier cette jouissance primordiale, en excès ? Freud a parlé
d’Hilflosigkeit. Il y a la notion de « néoténie », un terme propre
à la théorie de l’évolution…
M.-H. B : Si je me réfère à certaines périodes de
l’ensei-gnement de Lacan, ce serait différent, parce que
l’ensei-gnement de Lacan est en constante évolution. Dans une
période d’enseignement devenue assez classique, celle qui va du
séminaire 1 au séminaire 10, il appelle « la Chose », la « chose
freudienne », cette part de jouissance qui n’est pas encore passée
par les défilés du signifiant, qui est hypo-thétique : on ne peut
rien en dire, sinon rétroactivement ; après que la demande ait fait
passer un certain nombre de besoins par les défilés du signifiant,
on peut supposer, après coup donc, une période de jouissance,
mythique. Et dès qu’on introduit le terme de « jouissance », on
pense que c’est le pied. Pas du tout !
Je voulais poser une question à François. Dans l’ou-vrage, il
écrit en parlant de l’oubli de nom : « C’est ainsi qu’on rejoint ce
qu’énonce Lacan, lorsqu’il suggère que “le matériel signifiant
participe toujours quelque peu du caractère évanescent de la trace.
Le sujet vient à la place des traces, il efface les traces, il joue
des traces” ». Il me venait une question, sans doute parce que je
n’aurais pas,
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François Ansermet, Pierre Magistretti et Marie-Hélène
Brousse
moi-même, écrit cela. J’aurais plutôt écrit que c’est l’objet
qui vient à la place des traces dans la théorie analytique. Et s’il
fallait que je m’en explique, je penserais à une phrase formidable
que Lacan utilise dans une conférence qu’il avait donnée à Yale : «
L’inconscient est structuré comme un langage. Avec une réserve : ce
qui crée la structure est la manière dont le langage émerge au
départ chez un être humain. C’est, en dernière analyse, ce qui nous
permet de parler de structure. Les langages ont quelque chose en
commun – peut-être pas tous puisque nous ne pouvons les
connaître tous, il y a peut-être des exceptions – mais c’est
vrai des langages que nous rencontrons en traitant les sujets qui
viennent chez nous. Parfois ils ont gardé la mémoire d’un premier
langage, différent de celui qu’ils ont fini par parler » (Lacan,
Yale University, Kanzer Seminar, Scilicet, n° 6-7, 1975,
p. 7-31). Il souligne que la chaîne signifiante vient marquer
un point du corps lors d’un évé-nement, articulant donc structure
signifiante et tempora-lité par le biais de l’objet pulsionnel
produisant la marque.
Ce qui vient faire la trace en psychanalyse, c’est plutôt
l’objet que le sujet. Le sujet est représenté par un signifiant
pour un autre. Mais la trace, terme que nous utilisons, est liée à
la rencontre entre l’événement de corps et l’ordre signifiant.
Qu’en pensez-vous ?
F. A. : Cette question est tout à fait au centre. J’avais
d’ailleurs écrit un texte dans La Cause freudienne qui s’ap-pelait
« Trace et objet » (juin 2009, n° 71, p. 170-174)
sur le rapport entre la trace, le signifiant et le noyau de
jouis-sance qui lui est associé. Dans le Séminaire XVI, Lacan parle
du sujet comme effaçant les traces (« D’un Autre à l’autre »
(1968-1969), Le Séminaire, Livre XVI, Paris, Seuil, 2006,
p. 313-314). Il en jouerait ainsi, produisant des traces
plutôt que d’en résulter.
Quoi qu’il en soit, il s’agit de penser le sujet comme une
fonction disjointe, terme excellent que je reprends d’Éric Laurent
dans son livre Lost in cognition. Le sujet, divisé, qui surgit
comme une fonction disjointe, c’est tout
autre chose que de le considérer comme fonction émer-gente ? Le
sujet ne résulte pas des traces, mais il est quelque chose qui en
est disjoint. S’il émerge, c’est de l’écart. Notre idée, c’est donc
de considérer que l’inconscient et le sujet sont des fonctions
disjointes, issues de l’écart, plutôt qu’une production directe des
traces selon les conceptions d’un matérialisme émergentiste en
vogue tout en restant non questionné. Le rapport structure-fonction
reste une question ouverte. On ne peut les superposer comme s’il y
avait entre les deux une inférence directe. Lorsqu’on tra-vaille
entre neurosciences et psychanalyse, il y a toujours le risque
réductionniste d’une superposition, directe entre une base
matérielle et l’émergence du sujet.
Le concept d’émergence est très compliqué, comme vous savez.
Parce qu’on pourrait se dire que le sujet est une fonction
disjointe, c’est justement dire que c’est une émergence, une
émergence qui n’est pas une superposition directe. mais au
contraire une émergence depuis une dis-continuité, depuis un
non-rapport.
P. M. : Je ne connais pas assez Lacan, mais ce qui est au centre
de notre construction, c’est que le sujet émerge de la
discontinuité. Et ça passe par les traces mais aussi par le fait de
s’en libérer. On peut parler de traces-objet, mais le sujet procède
de la discontinuité. Sinon, on serait des robots marqués par toute
expérience, sans restes, sans imprévus. Au contraire, la
réassociation de traces et la dis-continuité qui en dérive, créent
quelque chose de nouveau qui libère le sujet de sa détermination
par l’expérience.
M.-H. B : Oui, je suis très intéressée par votre affirmation «
Le sujet émerge de la discontinuité », car dans une autre
conférence donnée cette fois dans le cadre d’un colloque en octobre
1966 (Baltimore, Johns Hopkins University), Lacan définit le sujet
comme l’apparition/disparition d’une enseigne de néon dans la nuit,
par l’intermittence donc.
Ma dernière question sera la suivante : il me semble que nous
n’avons pas le même réel de référence. Et je pense
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Le vivant en excès
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que nous pouvons être d’accord avec l’idée d’une épisté-mologie
différentielle, autrement dit chaque discipline est corrélée à un
réel qu’elle construit d’une manière qui serait à préciser, mais
qu’elle construit. Le réel dans la psy-chanalyse est corrélé par la
fonction du récit à la chaîne signifiante, puisque c’est à partir
d’un récit que le travail analytique se met en place dans
l’expérience analytique.
Au niveau du sens commun, il n’y a de réel que scien-tifique ;
au point même que la science elle-même remet en cause cette
question. Je voulais vous poser une question sur votre réel dans la
mesure où c’est une des trois dimensions qui vous sert d’outil de
référence pour travailler sur les pro-ductions de l’inconscient, à
savoir le symbolique (la dimen-sion du signifiant), l’imaginaire
(la dimension de l’image globale qui serait plutôt du côté de la
trace) et le réel.
P. M. : Pour nous, on le redit et le répète, neuros-ciences et
psychanalyse ont leurs propres références, elles sont différentes,
voire incommensurables ; mais il y a tout de même quelques aspects
de l’humain sur lesquels elles peuvent porter un regard croisé. Je
partirai de ce que la psychanalyse ou la théorie freudienne, peut
apporter aux neurosciences. Il y a un aspect fondamental de
l’humain que la théorie freudienne a mis en avant et qui est
indé-niable, même pour les neurosciences les plus dures, c’est
qu’il y a des processus inconscients. L’inconscient au sens
freudien introduit une logique illogique, qui fait que le système
nerveux n’est pas que action-réaction. Il y a des mécanismes qui
aménagent ce qui est perçu de la réalité et qui impliquent une
réponse complexe et non pas réflexe. Cette réponse qui passe par
une élaboration complexe peut être de l’ordre du conscient et c’est
ce qu’on fait souvent, ce qu’on pense faire, ou ce que l’on essaie
de faire : on pense donner une réponse plus ou moins cohérente du
point de vue des interactions sociales, on contextualise
l’évé-nement, et on cherche à y répondre de la manière qu’on pense
être adéquate. Bref, il y a dans la vie quelque chose qui est de
l’ordre du conscient, mais la question majeure
qu’introduit la psychanalyse, c’est celle de la prise de
déci-sion inconsciente, qui a à voir avec la pulsion, qui se joue
sur une tout autre scène que celle de la conscience, comme vous le
savez très bien comme psychanalyste !
Or l’inconscient, c’est autre chose que le non-conscient, autre
chose que l’inconscient cognitif au sens des neurosciences. Il
faudrait donc mettre l’inconscient freudien au programme des
neurosciences. Et ce pro-cessing de la réalité que réalise
l’inconscient est fonda-mental dans la vie du sujet. Son aspect
adimensionnel est central, et les neurosciences actuelles n’en
tiennent pas compte : d’où le risque d’un rendez-vous manqué avec
ce qui caractérise l’humain. On y touche déjà un peu avec le rêve
pour autant qu’on le reconnaisse comme étant une forme de
fonctionnement cérébral très particulier pendant le sommeil
paradoxal qui est justement marqué par l’a-dimensionnalité,
l’absence de temporalité, le téléscopage spatio-temporel, des
associations par condensation et par déplacement… Il y a donc
quelque part un mode de fonc-tionnement du cerveau qui se manifeste
dans le rêve et que la théorie freudienne a identifié comme une
fenêtre ouverte sur l’inconscient. Il y a ce fonctionnement du
cer-veau inconscient, qui est différent du fonctionnement non
conscient et qui pose une question très intéressante aux
neurosciences : essayer de comprendre les mécanismes de ce
fonctionnement si spécifique de l’inconscient et de son processus
primaire, qui est, je le pense, très déterminant dans ce que le
sujet est et fait. Et la grande force de Freud a été de dénoncer
l’illusion qu’on a de contrôler les choses par la conscience : il y
a cette part qui échappe et qui pose un défi extraordinaire aux
neurosciences.
F. A. : Je reprends la question du réel de la psycha-nalyse par
rapport à celui de la science. C’est une opposi-tion classique et
importante mais qui doit à mon avis être sans cesse réexplorée. La
science procède du symbolique et du même coup bute comme la
psychanalyse sur un réel qui résiste, qui ne peut être pris sous le
symbolique. Sans
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François Ansermet, Pierre Magistretti et Marie-Hélène
Brousse
compter aussi sur le défaut de structure du symbolique qui fait
qu’il ne peut saisir tout le réel. Sans compter encore le réel
produit par l’opération même du symbolique. Sur ces points, ces
réels ne seraient pas aussi opposés qu’on veut bien le dire. Bien
sûr, il faut admettre qu’il y aurait une pente de la science à
vouloir mathématiser ou rendre lisible tout le réel, toujours plus
loin, alors qu’on pourrait dire que la psychanalyse admet le réel
comme un impos-sible. Peut-être faut-il distinguer dans les
sciences celles qui admettent la butée du réel et celles qui ne
l’admettent pas, ce qui nuancerait l’opposition entre sciences et
psy-chanalyse. Les sciences physiques se sont confrontées à cette
limite depuis longtemps ; peut-être la neurobiologie et la
génétique, qui sont des sciences plus jeunes, n’ont pas encore fait
ce chemin.
La psychanalyse s’est toujours développée en rapport à des
champs connexes, a toujours progressé en altérité et en affinité
avec d’autres champs. Il y a d’une part l’impor-tance de la
clinique et de l’autre celle de la littérature, l’art, les sciences
des religions, la mythologie, et aussi la science, pour ce qui
concerne Freud. Les mathématiques, la topo-logie, la linguistique,
entre autres, pour ce qui concerne Lacan. Il y a donc les champs
connexes de Freud et ceux de Lacan.
La question à laquelle nous devons réfléchir, c’est de
savoir s’il y a un rapport-non rapport à un champ connexe qui
serait la biologie ? La science à l’époque de Lacan, c’était la
physique. Et le point d’angoisse lié à la science au temps de Lacan
se situait par rapport à la physique. C’est toujours le cas
aujourd’hui, avec ce qui se passe par exemple avec le nucléaire.
Mais on peut dire qu’aujourd’hui, le point de
l’angoisse face à la science s’est déplacé aussi vers la
bio-logie, et en particulier du côté de la génétique et des
neu-rosciences. Une réflexion doit être ouverte, par rapport à une
science qui a bougé depuis Lacan, vers les sciences d’aujourd’hui,
qui nous posent des questions nouvelles, qui nous enseignent aussi
des choses particulières.
On ne peut fonctionner et penser sans entrer en dis-cussion avec
l’actualité des champs connexes propres aux sciences, on doit
essayer de s’en débrouiller, d’inventer, de faire face au nouveau
comme on le fait en psychanalyse, sans passéisme, sans tentation
conservatrice. La psycha-nalyse n’est pas un système fermé, c’est
une œuvre ouverte, toujours en mouvement, qui se transforme à la
mesure de la clinique, à la mesure de l’analyse de l’analyste, mais
aussi à la mesure de ce qui bouge dans ses champs connexes, le
champ des neurosciences pour ce qui nous intéresse ici.
Si on reprend l’interrogation de Lacan sur ce que ce serait une
science qui inclurait la psychanalyse, on pour-rait se dire qu’un
point de convergence est en jeu entre science et psychanalyse dès
lors qu’une science respecte ce point d’impossible. La mise en jeu
de ce point d’impos-sible amènerait peut-être à penser différemment
l’oppo-sition entre réel de la science et réel de la psychanalyse.
Ceci d’autant plus qu’on doit faire face à beaucoup de ques-tions
nouvelles qui se posent dans les sciences du vivant, comme par
exemple en génétique autour du génome labile ou de l’ADN non
codant. Des questions complexes nous amènent à poser différemment
l’opposition entre science et psychanalyse, en tout cas nous
conduisent à réexplorer complètement nos oppositions
classiques.
N O T E
1. Table ronde réalisée à l’initiative de Nouria
Gründler pour la sortie du livre de François Ansermet et
Pierre Magistretti, Les Énigmes du plaisir (Odile Jacob, 2010),
dans le cadre du
séminaire « Les enfants de la science », sous les auspices de
l’association psychanalytique l’Envers de Paris et du centre
Dominique Mahieu Caputo, Paris, mairie du 6e, 17 mars
2011.
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