Extrait de la publication
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Le Triomphe
DU MME AUTEUR
Chez le mme diteur
RAI-DE-CUR, 1996
TOUT CE QUI BRILLE, 1997
PAUVRES MORTS, 2000
HYMEN, 2003
Emmanuelle Bayamack-Tam
Le Triomphe
P.O.L
33, rue Saint-Andr-des-Arts, Paris 6e
P.O.L diteur, 2005ISBN : 2-84682-116-X
www.pol-editeur.fr
Pour Violaine Llorens
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NANAQUI
Jai la figure dun homme qui a beau-coup souffert et il y a tellement didiots. Ilest effrayant de penser lincalculablenombre didiots chez qui ma figure va venirrenforcer un sentiment dj trs vif de sup-riorit, malheureusement fond sur uneapprciation fort inexacte de la distance quispare ma figure de la leur. ceux qui aime-raient tenir cette distance pour infranchis-sable, ceux qui seraient tents de croirequune telle laideur sobtient exclusivementpar la dbauche ou lintoxication, je ne peuxque conseiller la prudence car aucun visage
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nest labri de ce qui est arriv au mien etqui ne rsulte que de lexercice de mes facul-ts les plus humaines. Cest la dsolation quia emport mes dents et noirci ma bouche,certainement pas lhrone, le laudanum oula morphine et encore moins la luxure.
VATZA
Jaime la morphine, mais je naime pasla mort.
NANAQUI
Allons bon, jai rveill le sodomite. Sijavais su que morphine tait le mot nepas dire, je men serais tenu laudanum et hrone . Avec hrone ou lauda-num je suis assur de nobtenir chez luiaucune raction notable. Jexige du lauda-num, jexige de lopium, jexige de llixirpargorique, jexige de lhydrate de chloral,jexige de lhrone mais je suis bien tran-quille, le corps mdical ne mapportera rienqui approche seulement la merveilleuse dou-
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ceur de lhrone, langlique mansutudede lhydrate de chloral ou la misricordeactive infuse par le laudanum; pas plusquil ne lui viendra lide de me fournir unrevolver, ce qui aurait pourtant pratique-ment la mme action anantissante. Jexigeles moyens convenables de procder macure. Jexige les moyens convenables de mesupprimer, maintenant et plus que jamais,parce que le sodomite est tout fait rveillet que ltat de veille, chez lui, cest le gym-khana, cest lexhibition, cest lonanismequi navoue pas son nom. Je refuse dassisterune fois de plus au spectacle de ces cuissessur le point de bondir. Leur musculatureseule, mme au repos, est dj une atteinte la vue et un outrage aux murs. Oh, parpiti, achevez-moi : il va danser !
VATZA
Je suis trs tonn que vous appeliezdanse ce qui nest quune faon de sortir delimmobilit.
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NANAQUI
Quel que soit le nom que vous donnez vos performances, je vous serais trs recon-naissant si vous prolongiez cette transe quiest votre tat coutumier ; il suffirait que vousacceptiez une petite prolongation pour queje naie besoin ni dhrone ni de revolver.
VATZA
Quest-ce qui est arriv votre visage ?
NANAQUI
Je vois que je dois abandonner toutespoir de conversation suivie, et probable-ment aussi tout espoir de prolongation de la transe. Il est arriv mon visage ce qui guette le vtre : la dsolation a emportmes dents, lhumiliation a excori ma peau,langoisse a ravin mes orbites ; mais de tousles sentiments, cest encore la colre qui male plus endommag puisquelle a t lagraisse qui tendait mes joues, ma bossu lefront et ma donn cette bouche noire, par-
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faite pour la vitupration, notez bien, maisdcourageante sil faut sourire ou embrasser.Jai perdu ma beaut et je ne suis mme passr dy avoir gagn en laideur.
VATZA
Je vous rassure : vous tes laid.
NANAQUI
Imbcile ! Jai la figure dun homme qui abeaucoup souffert ! Vous ne savez pas recon-natre la figure dun homme qui a beaucoupsouffert? Vous ne savez pas reconnatre lafiert de porter au-devant du monde unebeaut ravage, une fiert infiniment plusconsidrable que celle que minspirait monvisage intact, quand je frappais les gensdadmi ration par ma seule apparence et doncpour des raisons qui ntaient pas lesmiennes? Ma mre raconte que nourrissondj, je faisais sarrter les passants, les retour-ner sur mon clat, un souvenir qui me remplit
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de honte pour moi et pour lhumanit. Heu-reusement, ma mre se comportait en mreraisonnable et que naveuglait pas la splen-deur de son fils : elle fuyait, elle drobaitmon landau devant tous ces complimentsqui portent malheur se dverser de tant debouches vaines ; un bel enfant devrait impo-ser le silence : silence devant ma mre et sonlandau ! silence et sidration dans les rues deMarseille ! Jai toujours pris les complimentspour le tombereau sous lequel on cherche ensevelir la beaut, le talent ou la force delautre et je sais reconnatre une tentativedensevelissement quand jen vois une. Maiscessez donc de magiter vos cuisses sous lenez parce quil ny a pas de spectacle plusrpugnant que leur agitation, le matin sur-tout. Non que laprs-midi vous ayez gagnen grce ou en dcence, mais laprs-midi,jai lestomac suffisamment lest pour sup-porter les haut-le-cur. Mme si les repasdici sont une sance prouvante, ils ont aumoins lavantage de comporter des nourri-
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tures riches et solides, de celles qui rsistentaux spasmes et aux hoquets qui me saisis-sent quand vous vous mettez danser dansvotre costume de satyre, ce collant quimoule le moindre nud de muscles, tout ceroulis que vous mettez en branle quand voussortez de votre tat vgtatif, et on a bien vuquil suffisait dun rien : morphine a faitlaffaire tout lheure mais lautre jourctait mariage les mots en m , peut-tre ? On devrait faire davantage attentionaux initiales.
VATZA
Vous auriez d me voir en esclave dordans Schhrazade : vous auriez rvis vosjugements sur la danse et les costumes.
NANAQUI
Je suis persuad que vous tiez sensa-tionnel en esclave dor. Vous tes fait pour lesrles serviles. Tant de plasticit, tant de sou-plesse dchine, voil qui appelle le knout et
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les ordres du matre ; voil qui dit lobis-sance et la rvrence jusqu terre.
VATZA
Si jai d obir un jour, alors sachez quectait en dehors du cercle absolumentenchant que la danse avait trac autour demoi ; apprenez que dans ce cercle, loin desubir la moindre loi, jai t un roi couronn,un trsor national vivant encore que par-faitement apatride.
NANAQUI
Vous navez pas de patrie ?
VATZA
Javais la Russie mais je lai perdue, et jaimme perdu jusqu lide dy revenir. Unjour, je me suis aperu que plus personneautour de moi ne parlait russe, pas mme mafemme, pas mme mes enfants; que plus per-sonne autour de moi ne savait ce que la Rus-sie voulait dire; tout le monde en savait
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davantage sur lAutriche-Hongrie, la France,la Pologne, nimporte quel autre pays. Je mesuis habitu et cest comme a que jai perdulide du retour. Mais o taient passs lesRusses et o ai-je vcu depuis, je nen saisrien.
NANAQUI
Je prends comme hypothse que voustiez dans votre cercle absolument enchantet je vous flicite davoir laiss votre patrie lextrieur parce que a vous aurait encom-br pour danser. Beaucoup de pertes nontpas dautres raisons que lencombrement :on croit quelles arrivent par hasard et mmepar mgarde, on croit quon les subit et quily a lieu de les dplorer alors quon tient avecelles une excellente raison de se rjouir.
VATZA
Ce nest pas moi que vous allez ensei-gner ce quon gagne perdre.
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NANAQUI
Je pourrais vous en apprendre et vousen remontrer sur tous les sujets dont vousvous croyez le spcialiste incontestable ; jepourrais mme vous contester dans toutesvos spcialits, parce que rien nest plus ais-ment dboulonnable quun spcialiste quicroit avoir la matrise de son pr carr. Nejouez pas lascte avec moi, vous vous ridi-culiseriez : rappelez-vous que jai perdutoutes mes dents, que je les ai grenes une une tout au long de ma vie antrieure, cequi fait de moi un expert en dpossession eten amputation.
AMSCHEL
Toute ma vie, jai affreusement souffertdes dents.
NANAQUI
Toute ma vie, jai affreusement souffertde la vie.
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AMSCHEL
Je me suis toujours senti menac parleur jaunissement, par leur pourrissement oupar limminence de leur perte, sans comptercette faon quont les espaces interdentairesde capturer des bribes daliments, invariable-ment les plus rpugnants, invariablementceux quon voudrait voir sjourner le moinslongtemps possible entre nos mchoires.
VATZA
Vous pensez la viande ?
AMSCHEL
Oui, mais il ne faudrait pas que la pen-se de la viande sjourne trop longtempsdans mon esprit, qui est au moins aussi dli-cat que mon palais.
VATZA
On ne peut pas danser avec un animalmort dans lestomac. Jai toujours su recon-natre les danseurs carnivores, parce quils ont
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beau sauter jusquaux cintres, mettre de lasuavit dans leurs gestes et sur leur visage, jesens leur cruaut et je vois leur lourdeurquand ils retombent. Jai mis le monde mespieds le jour o jai cess de manger de laviande, non seulement parce que je possdaismon art mais aussi parce que je navais aucunmassacre sur la conscience et que cest latranquillit dme qui donne de llvation audanseur. La viande gte la danse.
NANAQUI
Et inversement. Pas plus tard quhiervous mavez compltement gch un rti deveau que par exception on nous avait serviavec des champignons de Brme. Je pouvais peine avaler et toute ma digestion a t dis-traite et contrarie par vos bondissements decoureur de steppe.
VATZA
Jai lhabitude de rencontrer partoutdes ennemis du vgtarisme qui sont en
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Achev dimprimer en novembre 2005 dans les ateliers de Normandie Roto Impression s.a.s. Lonrai (Orne)N dditeur : 1926 N dimprimeur : 05XXXX
Dpt lgal : dcembre 2005Imprim en France
Ce livre comprend des citations, parfois lgrement modifies, de : Artaud, Belletto, Corneille, Kafka, Molire, Nijinski, Perec.
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Emmanuelle Bayamack-Tam
Le Triomphe
Cette dition lectronique du livre
Le Triomphe dEMMANUELLE BAYAMACK-TAM a t ralise le 15 avril 2011 par les ditions P.O.L.
Elle repose sur ldition papier du mme ouvrage, achev dimprimer en novembre 2005 par Normandie Roto Impression s.a.s.
(ISBN : 9782846821162)
Code Sodis : N44560 - ISBN : 9782818004999
Numro ddition : 138908
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CouvertureDu mme auteurTitreCopyrightDdicaceTexteJustification