A table L'inquiétude l'avait anesthésié au point qu'il s'était assoupi. Il sentit qu'on le détachait. Deux hommes cagoulés en tenue de commando le soulevèrent. - Debout! L'immobilité avait tétanisé ses muscles. Il tenait à peine sur ses jambes. Ils durent le soutenir de chaque côté pour qu'il puisse marcher. Ils avancèrent ainsi cahin-caha dans l'étroit couloir jusqu'au monte-charge. Antoine avait la gorge si serrée qu'il ne songeait pas à demander où on le conduisait. Il le saurait bien assez tôt. L'ascenseur descendit de quelques étages – il n'aurait pas su dire combien exactement, l'un des gardes ayant soigneusement dissimulé le panneau de commande à sa vue. La porte s'ouvrit dans un affreux grincement, puis ils longèrent un couloir en béton faiblement éclairé. L'atmosphère des lieux était sinistre. Toujours encadré par les deux gardes, Antoine cherchait désespérément un moyen de
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A table
L'inquiétude l'avait anesthésié au point qu'il s'était assoupi. Il
sentit qu'on le détachait. Deux hommes cagoulés en tenue de
commando le soulevèrent.
- Debout!
L'immobilité avait tétanisé ses muscles. Il tenait à peine sur
ses jambes. Ils durent le soutenir de chaque côté pour qu'il
puisse marcher. Ils avancèrent ainsi cahin-caha dans l'étroit
couloir jusqu'au monte-charge. Antoine avait la gorge si
serrée qu'il ne songeait pas à demander où on le conduisait. Il
le saurait bien assez tôt.
L'ascenseur descendit de quelques étages – il n'aurait pas su
dire combien exactement, l'un des gardes ayant
soigneusement dissimulé le panneau de commande à sa vue.
La porte s'ouvrit dans un affreux grincement, puis ils
longèrent un couloir en béton faiblement éclairé.
L'atmosphère des lieux était sinistre. Toujours encadré par les
deux gardes, Antoine cherchait désespérément un moyen de
s'enfuir. Il sentait ses forces revenir, et avec elles, un
semblant d'espoir.
Au bout du couloir, il y avait une porte en acier entourée de
boulons. L'un des gardes y introduisit un passe. Une lumière
verte indiqua que la serrure était débloquée, et ils entrèrent.
C'était une petite pièce froide et lugubre. Les murs de béton
étaient recouverts de tâches de couleur indéfinie – du sang?
Des panneaux de tôle ondulée étaient posés sur le mur du
fond. La plupart étaient cabossés, comme si on y avait projeté
des objets – des gens? Au milieu de la pièce, une table et
deux chaises. L'un des gardes le conduisit à l'une d'elles et le
força à s'asseoir.
Trois caméras le filmaient sous tous les angles. Il fit un grand
sourire, mit de l'ordre dans ses cheveux et réajusta sa veste
sur ses épaules. Un simple geste de provocation gratuite, qui
lui avait cependant demandé tout ce qui lui restait de
courage.
Puis ce fut le silence et l'attente. Une pure panique se frayait
un chemin en lui.
N'y pouvant plus, il se retourna et voulut s'adresser aux
gardes. Mais au même moment, la porte de la salle s'ouvrit,
livrant le passage à un homme.
Il le reconnut immédiatement, mais il lui fallut quelques
secondes de plus pour mettre un nom sur son visage: Jules
Tarrondo. Il l'avait vu à la télé. Il dirigeait l'enquête sur
l'attentat de Marseille. Il lui fallut une seconde de plus pour
comprendre ce que sa présence impliquait, la raison pour
laquelle on l'avait enlevé. Un immense soulagement l'envahit.
Ce fut comme s'il respirait après s'être cru noyé.
Alors vint la colère. Mais tandis que Tarrondo s'asseyait en
face de lui, Antoine parvint à la dissimuler. A leurs yeux, il
devait être un terroriste. C'était une situation dangereuse.
- Vous vous êtes mis dans de sales draps, vous savez? fit
Tarrondo, comme s'il avait lu dans ses pensées.
Antoine réfléchissait à toute allure. Comment sortir de là sans
égratignure? D'une façon ou d'une autre, ce type bossait pour
le gouvernement. Il n'avait pas hésité à le faire kidnapper
chez lui, à lui injecter un anesthésiant et à l'interroger dans
des conditions humainement dégradantes. Il pouvait tout
aussi bien l'enfermer dans un sac et le noyer dans la Seine,
comme on fait d'une portée de chatons.
- Nous savons que vous êtes membre d'une organisation
criminelle, reprit Tarrondo. D'une organisation très active par
les temps qui courent. En fait, nous savons presque tout de
vous. C'est que, voyez-vous, nous sommes de la partie, nous
aussi.
Il sourit, sans se rendre compte que son effort pour se faire
passer pour un terroriste était voué à l'échec.
- C'est très simple, Monsieur Férenque. Nous voulons deux
choses. Premièrement, que vous nous disiez quel est votre
rôle exact dans l'organisation. Notez bien qu'on en sait
beaucoup sur vous et que si vous mentez, nous le saurons
inévitablement. Deuxièmement, nous voulons entrer en
contact avec votre chef. Pensez-vous pouvoir nous aider,
Monsieur Férenque?
Tarrondo sortit un bloc notes et un Bic de la poche de sa
veste. Il ouvrit le bloc notes et se mit à écrire quelque chose,
sans doute pour inciter son vis-à-vis à parler.
Quelque chose chiffonnait Antoine, quelque chose
d'important qui lui échappait. Quand il trouva, il faillit
pousser un juron.
Le masque. Tarrondo ne portait pas de cagoule,
contrairement aux deux gardes. Mettre un masque aurait
pourtant été plus simple et plus efficace pour interroger
Antoine. Il ne portait pas de masque parce qu'il n'avait pas le
droit de le faire. Une question de procédure, sans doute, qui
révélait qu'ils avaient atteint certaines limites légales. C'était
très surprenant, mais Antoine s'en fichait. Il entrevoyait la
sortie.
- Oui, je crois pouvoir vous aider, Monsieur Tarrondo.
- Bien, répondit-il avec un grand sourire qui s'effaça presque
aussitôt. Comment m'avez-vous appelé?
- Par votre nom. Tarrondo.
- Ah.
- Je vais vous simplifier la vie. Vous êtes effectivement de la
partie, puisque vous êtes en charge de l'enquête sur
l'attentat de Marseille. Je sais pourquoi vous m'avez arrêté. Je
sais aussi que vous n'avez rien contre moi. Donc vous devez
me libérer immédiatement. Ainsi, je vous épargne une
comédie ridicule.
- Je crains que ce ne soit pas possible.
- C'est ce qu'on va voir.
Antoine se leva, pivota et marcha tranquillement vers la
porte. Evidemment, elle était barrée par les deux malabars.
- Retournez-vous asseoir, dit celui de gauche d'une voix
lugubre.
Le type mesurait une tête de plus que lui et devait peser le
double de son poids. Ses muscles faisaient d'énormes bosses
sous son bomber. Sa cagoule cachait mal une mâchoire
proéminente.
- Laissez-moi passer, fit Antoine d'une voix plus aigüe qu'il
aurait aimé. Je vous préviens, j'ai fait du judo.
L'autre ricana.
- Ne faites pas l'imbécile, Monsieur Férenque, dit Tarrondo
derrière lui.
Antoine fit mine de retourner s'asseoir. Au dernier moment, il
fléchit le genou gauche, attrapa la main du garde et tourna
rapidement en se servant de la jambe droite comme d'une
faux. L'homme bascula par-dessus son dos. Immédiatement,
Antoine se redressa et bondit vers la porte. Il ne fut pas assez
rapide. Le second garde l'attrapa par le cou et le plaqua
contre le mur d'un seul mouvement. Asphyxié, cloué contre la
cloison comme un papillon, il vit le premier garde se relever
en serrant les poings.
- Espèce de petit salaud, tu vas me le payer.
- Arrêtez ça tout de suite! cria Tarrondo.
Le garde qui tenait Antoine relâcha un peu son étreinte.
Antoine s'arracha à sa prise et, dans le même mouvement, lui
balança son poing dans la figure.
Il eut l'impression d'avoir frappé très fort sur un mur.
Aussitôt après, le premier garde se jeta littéralement sur lui.
Ils roulèrent tous les trois au sol. Tarrondo hurla "Nooon!",
juste avant que la mêlée se transforme en un furieux corps à
corps. A son tour, Antoine se mit à hurler: "Je veux un avocat!
J'exige un avocat!". Alors la porte de la salle s'ouvrit très
lentement, et tout se figea.
Un homme pénétra dans la pièce. Il tenait un plateau sur
lequel étaient posés trois verres et une bouteille. Il
fredonnait. Il marcha tranquillement vers la table, comme s'il
n'avait rien vu, déposa le plateau, prit une chaise contre le
mur et vint s'asseoir à table. Alors seulement il regarda
autour de lui.
- Ben alors? finit-il par demander, l'air vaguement déçu. Vous
n'avez pas soif?
Tarrondo fut le premier à réagir. Il revint vers la table et
s'assit en face du nouveau venu. Il ne le quittait pas des yeux.
- Relâchez-le, dit l'homme en s'adressant aux gardes. Et puis
laissez-nous, je vous appellerai si nécessaire.
Il y avait assez d'autorité dans sa voix feutrée pour mettre un
groupe de pacifistes au garde-à-vous. Les gardes disparurent
dans le couloir. Antoine resta seul dans son coin, observé par
les deux flics. Il ne bougeait pas.
- C'est l'heure du choix, Férenque, dit l'homme à la voix
feutrée. Moi, j'ai fait le mien. J'aurais pu vous considérer
comme un individu extrêmement dangereux pour la société.
Je vous aurais fait enfermer dans une de nos cellules du sous-
sol, où on vous aurait oublié, comme tous les salauds si
irrécupérables qu'on ne les remet jamais en circulation. On
appelle cet endroit le couloir D. "D" comme "Disparus". De
temps en temps, on en remonte un à la surface, on le tabasse
gentiment le temps qu'il crache tout ce qu'il sait, et tout ce
qu'il ne sait pas. Tenez, vous voyez ces plaques de tôle? On
les jette dessus. Ca ne fait pas très mal, mais ça fait un tel
bruit qu'après avoir passé tout ce temps dans le silence des
profondeurs ils ont l'impression d'avoir un ouragan dans le
crâne. Après ça, on les redescend, et on les oublie encore
quelques années. Mais vous, je crois que vous n'êtes qu'un
pauvre type qui a mis le doigt où il ne fallait pas, dans un
engrenage qui vous a happé la main, puis le bras, et qui
menace maintenant de vous avaler tout entier.
Il mimait une grande roue. Malgré lui, Antoine le trouvait
intéressant: massif mais pas lourd, des yeux délavés dans un
visage tanné, avec quelque chose d'aristocratique, de
faussement nonchalant.
- A vous maintenant de faire votre choix, Férenque. Vous
pouvez continuer de crier au loup et d'appeler votre avocat.
Vous vous retrouverez aussi sec tout en bas, avec les zombies
du couloir D. Ou vous venez boire cet excellent Chianti avec
nous.
Sans attendre la réponse, il déboucha la bouteille. C'était un
argument convaincant. Antoine mourait de soif.
- Et vous êtes qui, vous? demanda-t-il d'une voix sèche.
- Moi, dit l'homme en versant le vin dans les trois verres, je
suis le type qui peut appuyer sur le bouton rouge qui arrête
l'engrenage.
Antoine décida que cela valait la peine d'essayer. Il pourrait
toujours revenir en arrière s'il se sentait manipulé. Il s'assit en
face d'eux, les yeux rivés sur le liquide pétillant.
- Bon. Mais votre nom, c'est quoi? J'ai du mal à me sentir en
confiance avec quelqu'un qui sait qui je suis, alors que je ne
sais même pas comment l'appeler.
- Et alors, quelle importance? Si je vous dis que je suis Pierre
Dupond, qu'est-ce que ça change?
- Ca change que vous n'avez pas une tête à vous appeler
Pierre Dupond.
- Là où je travaille, on s'appelle tous Pierre Dupond.
- Justement. Mais dans ce cas, si je peux choisir, je préfère
vous appeler Monsieur Patate.
- Monsieur quoi?
- Monsieur Patate. L'ami de Buzz l'éclair. Vous savez, le dessin
animé? Dans la version française, il a la même voix que vous.
"Monsieur Patate" jeta un œil noir à Tarrondo qui souriait
sans s'en rendre compte.
- Vous m'emmerdez, Férenque. Oh et puis ça n'a aucune
importance, après tout, concéda-t-il avec un soupir. Je suis le
commissaire divisionnaire Ektar Kallin. Je suis en charge de
l'enquête, en remplacement de Jules Tarrondo.
- Félicitations. C'est de quelle origine?
- Comment?
- Kallin. C'est de quelle origine? Albanaise? Bulgare?
- Ne tirez pas trop sur la corde, Férenque. Allez, santé!
Ce fut un moment spécial. Tout aurait dû pousser les trois
hommes à se détester, pour le moins à s'observer avec
méfiance. Kallin avait pris la place de Tarrondo, dont l'avenir
professionnel était désormais très incertain. Aux yeux
d'Antoine, Tarrondo était le flic qui l'avait fait enlever, et
Kallin ne valait guère mieux. A l'inverse, ceux-ci voyaient dans
leur hôte involontaire un criminel en puissance. Ils étaient
comme chien, chat et loup. Pourtant, dans cette sordide salle
d'interrogatoire, ils sirotèrent le Chianti trop acide comme
trois amis de longue date attablés à la terrasse d'un bistro.
Quelque chose était immédiatement passé entre eux. Deux
hommes qui, dès les premiers instants, se sentent proches,
voilà qui est peu fréquent; trois en même temps,
reconnaissant tacitement un respect, une estime réciproque,
c'est encore plus rare. Antoine se rendit compte que Kallin y
était pour beaucoup. Ce n'était pas seulement la façon
bourrue dont il s'y était pris: il inspirait confiance.
- Bon, fini de rigoler, fit Kallin. Férenque, je propose qu'on
termine tout ça gentiment. Ensuite de quoi, vous rentrez chez
vous et vous reprenez votre petite vie pépère sans faire de
vague. Ok?
- Très bien. Et si vous commenciez par m'expliquer ce que
vous me reprochez?
Kallin consulta brièvement Tarrondo, qui s'était remis à écrire
sur son bloc notes, puis il leva les mains en signe de
conciliation.
- Rappel des faits. Le 12 Juin, Notre Dame de la Garde est
plastiquée à Marseille. Plus de 500 morts, sans compter les
blessés et les disparus. Dix jours plus tard, le 22, le journal
L'Eclair publie une lettre de revendication signée par un
certain Phix – nos services découvriront par la suite que
"Phix" est une ancienne appellation de "Sphinx". La
revendication est authentifiée grâce à certains détails
techniques que le Sphinx dévoile sur le dispositif de mise à
feu des explosifs. La lettre comprend un texte de mise en
garde relativement obscur, et un poème. Très vite, nous
comprenons que le poème est une énigme, ce qui colle avec
le choix du pseudonyme "Sphinx". Le Sphinx est en effet une
créature mythique qui, dans le monde antique, terrorisait les
populations en leur demandant de répondre à des devinettes,
et en dévorant toute personne qui ne trouvait pas la réponse.
- C'est presque ça, ne put s'empêcher de dire Antoine.
- Oui, bon, pour les détails vous nous éclairerez plus tard.
Bref, nos cryptologues se penchent sur l'étrange poème pour
tenter d'en percer le mystère. En vain. Pendant plusieurs
semaines, les as de la criminologie, des experts réputés,
toutes sortes de spécialistes en combinatoire, et même des
critiques littéraires et poètes érudits se cassent les dents sur
ces foutus vers. On désespère de trouver une réponse,
quand, il y a quelques jours, un journaliste du Monde reçoit
un appel bizarre. Son interlocuteur, un certain "Jez", prétend
avoir résolu l'énigme de Marseille.
Antoine tiqua.
- Je vois, dit-il avec un effort visible.
- Jez demande une grosse somme d'argent. En contrepartie, il
fournira la solution. Il exige l'anonymat. Mais ses explications
ne sont pas claires. Le journaliste flaire une arnaque, et
prévient la police…
- … qui m'alerte aussitôt, poursuivit Tarrondo. A ce moment-
là, des alertes de ce type, on en a des centaines par jour. Par
acquis de conscience, mes hommes remontent la piste
jusqu'à Jez, qu'ils serrent chez lui. On l'identifie: Jérémie
Noisier, 23 ans, étudiant en psychologie à Nanterre. Une de
vos connaissances, je crois?
Antoine ne répondit pas, mais son silence valait pour
acquiescement.
- Mes hommes cuisinent votre camarade, qui passe très vite à
table. Et là, surprise. Jez déballe une drôle d'histoire. Selon
lui, ce n'est pas lui qui a résolu l'énigme, mais son ami intime,
Antoine Férenque. Lequel lui a glissé la solution au creux de
l'oreille. C'est un mot: "UBAP". Evidemment, ce mot ne
signifie rien. Mais selon Jez, Antoine Férenque paraît
absolument sûr de son fait. D'ailleurs, Jez confie à mes
inspecteurs que son ami est un joueur professionnel habitué
aux devinettes, charades et énigmes. Il a totalement
confiance en vous. C'est qu'il vous admire, le petit Jérémie.
- Le petit salaud, oui… murmure Antoine.
- Pour moi non plus, le mot UBAP ne signifiait rien, à
l'époque, poursuivit Tarrondo. Idem pour mes services. Je
classe donc le dossier, transmets une copie par la voie
régulière à l'ensemble des directions impliquées dans
l'enquête, et garde Jez au frais quelques heures de plus, juste
au cas où. Parce que c'est la procédure, je lance une
demande d'informations à nos services de renseignements,
qui se mettent à discrètement enquêter sur Antoine
Férenque.
- Sur ce, boum! fit Kallin. Mon équipe, qui participe à
l'enquête, reçoit le dossier envoyé par Tarrondo. Or il se
trouve que pour moi, le mot UBAP signifie quelque chose de
très précis, et de très très sensible. Et là-dessus, re-boum! Le
Sphinx publie une deuxième lettre.
- Attendez, pas si vite. Que signifie UBAP? Et quelle deuxième
lettre?
- Ne soyez pas étonné de ne pas être au courant. La deuxième
lettre est parue sur le web hier soir, sur le blog de L'Eclair.
Juste avant que mes hommes vous arrêtent. Evidemment, les
deux faits sont liés.
- Comment ça, liés? Qu'est-ce que ça veut dire?
- C'est pourtant clair, Férenque: le Sphinx a fait exploser sa
deuxième bombe, et elle s'appelle UBAP.
Antoine était partagé entre consternation, fierté, rancune et
tristesse, sans trop savoir ce qui dominait dans ce fatras. Les
deux flics l'observaient. Comme il ne répondait pas, Kallin
reprit:
- Résumons-nous. Vous, Férenque, avez réussi à percer un
mystère qui a fait perdre le sommeil aux meilleurs
spécialistes mondiaux de la cryptologie. Soit vous êtes un
génie, soit vous êtes le Sphinx – ou l'une de ses créatures. La
logique et la prudence m'amènent à considérer la seconde
hypothèse avec sérieux. D'autant que le dossier concocté par
mes équipes dit beaucoup de choses intéressantes sur vous,
mais pas que vous êtes exceptionnellement intelligent, ou
surdoué en maths. C'est pourquoi je vous ai fait
immédiatement arrêter, amener et interroger. Donc vous
voici ici en face de nous, et très franchement j'ai hâte
d'entendre votre version des faits. Pourtant, j'ai une question
à vous poser avant toutes les autres, une question dont la
réponse conditionne largement votre avenir très proche: qui
est Antoine Férenque?
Il sortit de la poche de sa veste la chemise contenant son CV.
Il la posa d'un coup sec sur la table. Antoine sursauta. D'un
coup, l'ambiance avait changé.
- Ce n'est pas une putain de question philosophique,
Férenque! Quelque chose ici m'amène à sérieusement douter
de votre identité.
Silence. Antoine le fixait des yeux sans donner le moindre
signe qu'il comptait parler. Kallin martela le CV d'un index
rageur.
- Savez-vous à quoi on reconnaît un homme banal ? Non, bien
sûr. On le reconnait à la taille de son dossier. Un Ministre a
chez nous un dossier épais de plusieurs décimètres. Un artiste
célèbre, plusieurs centimètres. Mais la vie d’un homme banal
tient en quelques lignes. Le problème avec vous, c’est que
précisément votre dossier est très mince. Trop mince.
Anormalement mince.
- Un peu comme s’il avait suivi un régime minceur, vous
voulez dire ? fit Antoine en fronçant les sourcils.
Kallin poussa un soupir rageur.
- C’est précisément là qu’est le problème avec vous,
Férenque. Quand on a un dossier mince comme le vôtre, on
est un bon citoyen. Les bons citoyens ne se comportent pas
comme vous le faites.
- Et comment suis-je censé me comporter ?
- Comme quelqu’un qui crève de trouille.
- Mais je peux vous assurer que je crève de trouille. Je vous
garantis qu’il ne faudrait pas grand-chose pour que je fasse
pipi sous moi.
- Il fait de l'humour, en plus, dit Kallin d'un ton dégoûté.
Voyez-vous, Férenque, reprit-il après un moment de silence,
l’écrasante majorité des bons citoyens que nous invitons ici
sont très vite sujets à toutes sortes de crises d’angoisse
incontrôlables, qui se traduisent immanquablement par des
symptômes très visibles tels que syncope, sueurs,
bégaiement, vomissements et très fréquemment, puisque
vous en parlez, épanchements involontaires. Nous ne voyons
aucun de ces symptômes chez vous, et c’est ce qui nous met
la puce à l'oreille.
Il ouvrit le dossier.
- Ensuite, nous avons le contenu de ce dossier. De votre
Curriculum Vitae. Ce qu'il dit et ce qu'il cache. Antoine
Férenque. Né le 29 Août 1979 à Fons, dans le Lot. Arrêtez-moi
si je fais erreur, d'accord?
Antoine ne répondit pas. Ce n'était pas une question mais
une provocation. Kallin avait senti quelque chose, mais il
n'avait probablement rien de concret. Il attendait seulement
qu'Antoine craque. C'était une situation extrêmement
dangereuse, bien plus que la perspective de quelques jours
en cellule pour avoir "mis le doigt là où il ne fallait pas". Il
envisagea de demander la présence d'un avocat, mais
désormais c'était trop tard. Si son identité était remise en
cause, ne pouvaient-ils pas lui refuser la protection légale
habituelle? Il fallait faire le dos rond et espérer que ça passe.
Ca pouvait passer.
- Père: Paul Férenque, instituteur à Figeac. Mère: sans
profession. Tous deux décédés. Fils unique. Ecole Primaire
Clémenceau du bled paumé d'à côté au nom imprononçable.
Ecole qui a été supprimée de la carte scolaire en 1995, par
manque d'effectifs. Le Rectorat du Lot a confirmé que vous
étiez enregistré dans le fichier informatique comme élève
entre 1984 et 1988, mais bizarrement ne retrouve pas votre
nom sur les registres. Puis Collège Sainte Anne de Figeac,
détruit par un incendie en 2001, avec toutes ses archives,
comme c'est surprenant. A 16 ans, vous montez à Paris. Vous
vivez chez un oncle également décédé depuis – une véritable