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ANNALES DE LA SOCIÉTÉ J EAN - J ACQUES R OUSSEAU TOME CINQUANTIÈME D R O Z 2012
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«Le sens du travail dans les théories politiques de Locke et de Rousseau», Annales J.-J. Rousseau, vol. 50, Genève, Droz, 2012 p. 101-132

Mar 08, 2023

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ANNALES

DE LA SOCIÉTÉ

JEAN-JACQUES ROUSSEAU

TOME CINQUANTIÈME

D R O Z2012

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Rédacteurs et éditeurs:Jacques Berchtold – Michel Porret

Editions Droz, 11 rue Firmin-Massot, Case postale 389,CH-1211 Genève 12. http://www.droz.org

© Société Jean-Jacques Rousseau, 2012ISBN: 978-2-600-01606-3

ISSN: 0259-6563

Ce fichier électronique est un tiré à part. Il ne peut en aucun cas être modifié.

L’ (Les) auteur(s) de ce document a/ont l’autorisation d’en diffuser vingt-cinq exemplaires dans le cadre d’une utilisation personnelle ou à destination exclusive des membres (étudiants et chercheurs) de leur institution.

Il n’est pas permis de mettre ce PDF à disposition sur Internet, de le vendre ou de le diffuser sans autorisation écrite de l’éditeur.

Merci de contacter [email protected] – http://www.droz.org

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LE SENS DU TRAVAILDANS LES THÉORIES PÉDAGOGIQUES

DE LOCKE ET DE ROUSSEAU

Traiter la question du « sens du travail » chez Locke et chez Rousseau suppose notamment de se demander si pour ces deux auteurs le travail est une activité naturelle à l’homme, si l’homme est porté à travailler en vertu d’un penchant inné, d’une disposition inscrite dans sa sensibilité telle qu’elle est constituée par la nature même ; ou s’il faut au contraire inculquer à l’homme – et donc d’abord à l’en-fant – le sens du travail, qui serait alors une valeur acquise, éventuellement acquise contre des penchants spontanés qui s’y opposeraient. Mais par « sens du travail », j’entends éga-lement la signification que Locke et Rousseau accordent à cette notion : qu’est-ce que travailler et que signifie l’idée que le travail puisse être une valeur ? La réponse à la ques-tion du caractère naturel ou non du travail suppose d’éclai-rer préalablement cette problématique générale de la signifi-cation du travail (quelle activité peut être définie comme un travail et comment inscrire cette activité dans une anthro-pologie générale ?), question qui se diffracte à son tour en une série de questions plus particulières : quel savoir-faire ou quelle profession Locke et Rousseau privilégient-ils dans la formation de l’homme ? De quelle façon théorisent-ils cette double activité de transformation de soi et de la nature que constitue tout travail ? Quelle valeur accordent-ils enfin

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aux notions d’activité, d’occupation, d’affairement, de « business »1, pour reprendre un terme qui revient souvent sous la plume de Locke dans les Pensées sur l’éducation ?

Les questions posées, renvoyant aux conditions dans lesquelles l’homme atteint son état d’accomplissement, imposeront de se pencher principalement sur les théories de l’éducation de ces deux auteurs, mais aussi, en amont de celles-ci, sur leur pensée morale et politique. On sera alors conduit à dépasser l’impression superficielle d’une forte convergence entre les thèses de Locke et de Rousseau sur la notion de travail. Même si Rousseau a lu Locke de très près et reprend à son compte nombre de ses analyses et de ses raisonnements, il s’en démarque également sur des points décisifs : comme c’est souvent le cas pour les auteurs dont il semble le plus proche, il subvertit les thèses dans la conti-nuité desquelles il semble s’inscrire. Pour le dire sommaire-ment, on constate d’un côté que Rousseau valorise moins que Locke l’activisme ou l’affairement (« the busy humour », comme écrit Locke2) et fait une part essentielle à l’oisiveté dans la définition de l’état d’accomplissement de l’homme. Mais d’un autre côté, il accorde au travail dans son expres-sion la plus concrète, à savoir la production de richesses par l’action effective de l’homme sur la nature, une valeur plus éminente que ne le fait Locke. Il s’agira, en éclairant la théo-rie de l’éducation par la pensée politique, de comprendre ce paradoxe.

1 Il convient de donner à ce terme, chez Locke, un sens plus large que celui qu’il possède aujourd’hui dans la langue anglaise (sens restreint pour lequel Locke emploie quant à lui le terme « affair ») : le business est très généralement le fait d’être busy, actif, occupé, employé à quelque chose ; c’est le fait de ne pas rester oisif et improductif.

2 Voir J. Locke, Quelques pensées sur l’éducation (abrégé Education), trad. fr. G. Compayré, rééd. Paris, Vrin, 1992, § 152, p. 207.

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La construction de soi, entre nature et artifice

La valeur reconnue par Locke et par Rousseau à la notion de « nature » comme modèle théorique et pratique n’est pas incompatible avec l’exigence d’éduquer les hommes, et de les éduquer mieux qu’on ne le fait ordinairement. La nature, comprise comme ce qui est donné avant toute modification produite par la volonté humaine et comme ce qui produit ses effets de façon spontanée, ne peut suffire à orienter l’exis-tence de l’homme.

Locke, dans l’Essai sur l’entendement humain, après avoir, dans le chapitre Ier du livre I, affirmé qu’il « n’y a point de principes innés dans l’esprit de l’homme »3, prolonge cette thèse dans le chapitre II en énonçant « qu’il n’y a point de principes de pratique qui soient innés »4. Les choix éducatifs et les choix moraux et existentiels qui les sous-tendent se fondent à l’évidence sur de tels « principes de pratiques » ; et, ces principes n’étant pas « innés », ils demandent à être élaborés par un travail de la raison tirant des leçons de l’expérience. « Le bonheur ou le malheur de l’homme est en grande partie son œuvre, écrit Locke dès les premières lignes des Pensées sur l’éducation. […] Je crois pouvoir dire que les neuf dixièmes des hommes que nous connaissons, sont ce qu’ils sont, bons ou mauvais, utiles ou nuisibles, par l’effet de leur éducation »5. Or, à condition d’être dirigée par la raison et par l’expérience, cette œuvre de transformation de l’homme par l’homme qu’est l’éducation peut être pensée philosophiquement, donc arrachée à la coutume, au rela-tivisme et à l’arbitraire. Dans le chapitre XXIII du livre II

3 J. Locke, Essai concernant l’entendement humain (abrégé Essai), l. I, chap. I, § 1, trad. fr. Coste, rééd. Paris, Vrin, 1994, p. 7.

4 Ibid., p. 24.5 Education, op. cit., § 1, p. 27.

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de l’Essai, Locke écrit que, s’il y a des « liaisons d’idées » qui dépendent uniquement « du hasard et de la coutume », ce n’est pas toujours le cas : « quelques unes de nos idées ont entre elles une correspondance et une liaison naturelle. Le devoir et la plus grande perfection de notre raison consistent à découvrir ces idées, et à les tenir ensemble dans cette union et dans cette correspondance »6. On peut comprendre ainsi la méthode du théoricien de la pédagogie : mettre la raison et l’expérience au service d’une découverte des « principes de pratique » les plus convenables à ce qu’exige la nature de l’homme.

Rousseau, sur ce point, n’est pas très éloigné de Locke : même s’il croit quant à lui à l’existence de principes pra-tiques fondamentaux connus immédiatement par la conscience7, ceux-ci ne peuvent suffire à déterminer les règles détaillées d’une bonne éducation, pas plus que ne le peuvent les seuls penchants naturels. L’éducation domes-tique que propose Rousseau dans l’Emile est certes une édu-cation selon « la nature »8, mais cela suppose de comprendre le mot « nature » dans un sens qui ne se confond pas avec

6 Essai, op. cit., p. 316.7 V. J.-J. Rousseau, Emile ou de l’éducation (abrégé Emile), l. IV, in

Œuvres complètes en cinq volumes, Paris, Gallimard-Pléiade, 1959-1995 (abrégé O.C., suivi du numéro du volume), vol. IV, p. 598-601.

8 « [Notre] éducation nous vient de la nature, ou des hommes ou des choses. […] Le disciple dans lequel leurs diverses leçons se contrarient est mal élevé, et ne sera jamais d’accord avec lui-même ; celui dans lequel elles tombent toutes sur les mêmes points, et tendent aux mêmes fins, va seul à son but et vit conséquemment. […] Tout ce qu’on peut faire à force de soins est d’approcher plus ou moins du but, mais il faut du bonheur pour l’atteindre. Quel est ce but ? C’est celui même de la nature ; cela vient d’être prouvé. Puisque le concours des trois éducations est nécessaire à leur perfection, c’est sur celle à laquelle nous ne pouvons rien qu’il faut diriger les deux autres. » (Ibid., l. I, p. 249.)

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l’absence de culture : « il ne faut pas confondre ce qui est naturel à l’état sauvage et ce qui est naturel à l’état civil »9. Ce qui s’explique par les analyses sur lesquelles s’ouvre l’ou-vrage : « Dans l’état où sont désormais les choses, un homme abandonné dès sa naissance à lui-même parmi les autres serait le plus défiguré de tous »10. C’est pourquoi Rousseau écrit au livre IV qu’« il faut employer beaucoup d’art pour empêcher l’homme social d’être tout à fait artificiel »11.

L’éducation, pour Rousseau non moins que pour Locke, est un art, un art attentif à la nature mais qui met en œuvre principalement le travail de la raison appuyé sur l’expérience pour s’affranchir de l’arbitraire de la coutume. On a là, il faut le noter, un premier élément essentiel pour penser le rôle du travail dans la définition de l’état d’accomplissement de l’humanité. Si ce rapport est intime, c’est d’abord parce que l’éducation est en elle-même un travail : « the whole business of education », écrit Locke dans les Pensées sur l’édu-cation12. L’éducation est un « business », et Locke ne désigne évidemment pas ainsi une entreprise lucrative, mais l’œuvre difficile, l’occupation exigeante, requérant habileté et pleine disponibilité, que constitue, pour le pédagogue, la forma-tion de son élève. L’éducation est l’œuvre d’une vie, dit quant à lui Rousseau, pour qui on ne saurait en outre être trop exigeant sur les « qualités » requises pour être un bon gouverneur13.

9 Ibid., l. V, p. 764.10 Ibid., l. I, p. 246.11 Ibid., l. IV, p. 640. Cf. Projet de constitution pour la Corse, Fragments

séparés : « Les Corses sont presque encore dans l’état naturel et sain, mais il faut beaucoup d’art pour les y maintenir. » (O.C., III, p. 950).

12 Education, § 90.13 Emile, l. I, op. cit., p. 263-266.

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Ce premier rapport entre éducation et travail est lui-même inséparable d’une autre dimension de l’éducation, qui là encore rapproche Rousseau de Locke, et qui place encore le travail en situation de centralité. Que l’éducation soit en elle-même un travail, cela est vrai non seulement pour le pédagogue, mais pour l’élève lui-même. Le fil directeur de la plupart des préceptes développés par Locke, et dont Rous-seau s’inspire continûment, est que le pédagogue doit faire travailler l’élève à devenir son propre pédagogue. L’éduca-tion, avant de transmettre quelque instruction ou précepte que ce soit, doit viser à exercer dans l’enfant les facultés qui lui permettront de découvrir par lui-même les préceptes et les connaissances qui feront de lui un homme accompli. Or, si la formation est d’abord une transformation de soi par soi, par l’exercice que fait l’individu de ses propres facultés, il en résultera un rôle essentiel accordé au travail au sens le plus concret du terme, à l’activité pratique et à la manipula-tion du monde naturel et technique.

De l’idée selon laquelle l’éducation est doublement une œuvre, l’œuvre difficile du pédagogue et l’œuvre de l’élève qui devient à lui-même son propre ouvrage, découlent la plupart des conseils pédagogiques concrets donnés par Locke et dont s’inspire Rousseau. Pour n’en rappeler que les principaux éléments, on trouve chez Locke, avant Rous-seau, une subordination de l’instruction savante à la forma-tion morale : « Vous vous étonnerez peut-être que je parle de l’instruction en dernier lieu, écrit Locke, surtout si j’ajoute qu’elle est à mes yeux la moindre partie de l’éducation »14. La première et la plus importante partie de l’éducation est morale, mais elle consiste moins à dresser l’enfant, à lui inculquer des principes d’action, qu’à l’exercer à se maîtri-

14 Education, § 147, op. cit., p. 203.

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ser et à entrer en pleine possession de lui-même ; à deve-nir son propre maître en faisant dès son plus jeune âge un constant travail sur lui-même. « Toutes les défenses et toutes les punitions dont on charge les enfants ne serviront à rien, écrit Locke, tant qu’elles n’auront pas pour effet de dominer leurs volontés, de leur apprendre à régler leurs passions, de rendre leurs esprits souples et obéissants devant les ordres que leur transmet la raison de leurs parents, afin de les prépa-rer à suivre plus tard les avis que leur donnera leur propre rai-son. »15 Or cette acquisition d’un rapport maîtrisé de l’enfant à soi-même repose sur un exercice et une appropriation par l’enfant de ses propres facultés, qu’il s’agisse de ses facultés physiques ou de ses facultés intellectuelles.

C’est sur cette nécessité d’exercer l’enfant à un usage maî-trisé de son propre corps et de sa propre pensée que reposent notamment la plupart des prescriptions hygiéniques de Locke, presque littéralement reprises par Rousseau – il faut, selon les deux auteurs, rendre l’enfant endurant au chaud et au froid, le faire dormir à la dure, lui donner le goût de la frugalité16 – et de leurs développements sur ce que l’on nommerait aujourd’hui l’éducation physique – l’enfant doit savoir nager, courir, s’orienter dans la nature, être habile de ses mains, etc.17 Il s’agit toujours pour l’enfant d’exercer ses facultés physiques en vue de faire de son corps un outil

15 Ibid., § 112, p. 147. Je souligne. Et au § 200 : « Que l’enfant apprenne sous votre direction à dominer ses inclinations, et à soumettre ses appé-tits à la raison. Si vous obtenez cela, et si par une pratique constante vous lui en faites une habitude, vous aurez rempli la partie la plus diffi-cile de votre tâche » (p. 264).

16 V. notamment ibid., § 5-10, § 15, § 21 et § 22, op. cit., p. 30-36, p. 41-42, p. 46 et p. 48; Emile, l. I, op. cit., p. 269-272; l. II, p. 300-301 et p. 373-377.

17 V. notamment Education, § 3 et § 8, op. cit., p. 29 et p. 34-35 ; Emile, l. II, op. cit., p. 371, p. 379 et p. 392-396.

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familier et adapté, disponible à toutes fins utiles. Or c’est la même logique qui est à l’œuvre lorsqu’il s’agit de la forma-tion intellectuelle de l’enfant :

[Le] rôle [du pédagogue], écrit Locke, n’est pas tant d’[…]ensei-gner [à l’enfant] toutes les sciences connues, que de lui inspirer le goût et l’amour de la science, et de le mettre en état d’acquérir de nouvelles connaissances, quand il en aura envie. […] Pour lui permettre de mar-cher d’un pas aisé et d’avancer très loin dans n’importe quelle recherche, rien ne vaut une bonne méthode. Son précepteur doit donc s’efforcer de lui en faire comprendre l’utilité, de l’accoutumer à l’ordre de lui ensei-gner la méthode dans tous les emplois de la pensée18.

L’acquisition des méthodes d’acquisition des savoirs peut être décrite comme un continuel exercice que fait l’enfant de ses facultés de connaître ; donc, là encore, comme un travail sur lui-même. Et ce travail, avant d’être un travail intellectuel, est en quelque façon un travail du corps et de la sensibilité, car le corps et la sensibilité sont pour l’enfant ce qui lui est le plus propre et le plus immédiatement connu, ce sont des outils de construction de soi dont il peut faire usage de la façon la plus autonome. L’accès à l’abstraction doit passer par la médiation du faire et du sentir, afin d’être une production propre de l’enfant plutôt que la consomma-tion d’un produit fini. Rousseau conseille ainsi de cultiver et d’utiliser les ressources de ce qu’il nomme la « raison sensi-tive », qui est « la première raison de l’homme » et « qui sert de base à la raison intellectuelle », car « nos premiers maîtres de philoso phie sont nos pieds, nos mains, nos yeux »19. Il s’inspire en cela de Locke qui écrit que « les raisons qui […] touchent [les enfants] sont des raisons familières, au niveau de leurs pensées, des raisons sensibles et palpables, si je puis

18 Education, § 195, op. cit., p. 256-259.19 Emile, l. II, op. cit., p. 370.

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ainsi parler »20 [« the reasons that move them must […] be felt and touch’d »]. La « raison sensitive » inscrit l’acquisition du savoir dans une dynamique d’appropriation des choses par l’usage de soi. De là découlent les choix, souvent semblables, de Locke et de Rousseau en matière d’instruction savante, à savoir ce que Locke nomme les « études de choses »21 [« knowledge of things that fall under the senses »]. Rousseau reprend à son compte en la systématisant cette préférence pour les leçons de choses sur les leçons des livres22.

A quoi bon ?

On ne peut cependant s’en tenir à ces évidentes conver-gences : si Rousseau connaît fort bien « le sage Locke » et s’en inspire souvent, au point de sembler parfois décalquer sa pensée, il s’en éloigne également sur des questions essen-tielles, au point d’emprunter parfois des chemins radicale-ment opposés.

Il faut, pour le comprendre, prendre en compte la ques-tion des finalités de l’éducation. On a vu que Rousseau rejoint Locke dans le souci de faire de l’enfant son propre maître en l’exerçant à disposer de lui-même, à rendre ses facultés efficaces et disponibles à toutes fins utiles. Or, cela posé, toute la question est de savoir à quelles fins, à quels usages, l’enfant, puis l’enfant devenu homme, doit ordon-ner ses facultés et ses activités. A quoi l’homme doit-il deve-nir bon, à quoi doit-il s’employer ? Les théories pédagogiques de Locke et de Rousseau ont en commun de se construire autour d’un souci de l’utile, au détriment de savoirs routi-

20 Education, § 81, op. cit., p. 106.21 Ibid., § 166, p. 218.22 V. notamment Emile, l. II, op. cit., p. 357, p. 370 et p. 419-420 ; l. III,

p. 447-454 ; et passim.

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niers, formels ou purement théoriques. Mais ce paradigme de l’« utile » pose autant de problèmes qu’il n’en résout. L’utile n’a de signification déterminée que si l’on subsume ce concept sous un usage, une finalité identifiable. Sur ce point, on peut considérer que Rousseau adopte un point de vue plus complexe que Locke. C’est un aspect récurrent de sa réflexion, notamment dans l’Emile, que d’inviter à une remise à plat de la définition de l’utile et à une visée de ce qui est véritablement utile.

Un exemple est très éclairant sur ce point. Locke écrit que « lorsque quelque chose de nouveau s’offre à leurs yeux, les enfants posent ordi nairement la question familière aux étrangers : “Qu’est-ce que cela ?”. […] La question qui d’habitude suit celle-là, c’est : “A quoi cela sert-il ?” »23. Les enfants seraient donc spontanément pragmatiques et ce pragmatisme spontané serait un instrument immédiatement efficace dont disposerait l’éducateur. Rousseau peut quant à lui sembler meilleur observateur des enfants, comme en témoigne le passage suivant du livre III de l’Emile :

Il importe qu’un homme sache bien des choses dont un enfant ne saurait com prendre l’utilité ; mais faut-il et se peut-il qu’un enfant apprenne tout ce qu’il importe à un homme de savoir ? Tâchez d’ap-prendre à l’enfant tout ce qui est utile à son âge, et vous verrez que tout son temps sera plus que rempli. […]

Un enfant sait qu’il est fait pour devenir homme, toutes les idées qu’il peut avoir de l’état d’homme sont des occasions d’instruction pour lui ; mais sur les idées de cet état qui ne sont pas à sa portée il doit rester dans une ignorance absolue. Tout mon livre n’est qu’une preuve conti-nuelle de ce principe d’éducation.

Sitôt que nous sommes parvenus à donner à notre élève une idée du mot utile, nous avons une grande prise de plus pour le gouverner. […] Vos enfants ne sont point frappés de ce mot parce que vous n’avez pas eu soin de leur en donner une idée qui soit à leur portée, et que d’autres

23 Education, § 120, op. cit., p. 165.

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se chargeant toujours de pourvoir à ce qui leur est utile, ils n’ont jamais besoin d’y songer eux-mêmes, et ne savent ce que c’est qu’utilité.

A quoi cela est-il bon ? Voilà désormais le mot sacré, le mot détermi-nant entre lui et moi dans toutes les actions de notre vie : voilà la ques-tion qui de ma part suit infail liblement toutes ses questions, et qui sert de frein à ces multitudes d’interroga tions sottes et fastidieuses dont les enfants fatiguent sans relâche et sans fruit tous ceux qui les environnent […]24.

Les questionnements de l’enfant – les fameux « pour-quoi ? » qui engageraient les parents, s’ils y répondaient sans se lasser, dans une régression à l’infini –, n’ont en effet, le plus souvent, pas spontanément pour objet le souci de l’uti-lité des choses. Contrairement à Locke, Rousseau ne pense pas que l’enfant ait spontanément ni le souci de l’utile, ni encore moins, et c’est cela qui est essentiel, une idée précise de ce qui mérite effectivement d’être qualifié d’utile. Il y a là un point de divergence majeur. Le concept d’utile est pour Locke de l’ordre de la représentation naturelle, du moins dérivée d’un rapport spontané de la raison au réel. Il assigne à l’éducation, en général, de faire de l’enfant un être « utile », sans précision supplémentaire sur ce que signifie « être utile ». Il écrit à quatre reprises dans les Pensées sur l’édu-cation que le souci du pédagogue doit être de faire de son élève un « man of business »25. Le contexte montre clairement

24 Emile, livre III, op. cit., p. 445-446.25 « Si notre jeune homme reste toujours à l’ombre, si on ne l’envoie

jamais au soleil et au vent de peur de lui gâter le tempérament, ce sera sans doute la vraie manière de faire de lui un beau garçon [a beau], mais nullement un homme d’action [man of business]. » (Education, § 9, op. cit., p. 35.) « On attache tout le prix de l’éducation aux progrès du jeune homme dans des études dont une grande partie n’a point de rapports avec l’état du gentleman. Ce qu’il lui faut, c’est qu’il possède la connaissance des affaires, que sa conduite soit conforme à son rang, et qu’il prenne dans son pays une place éminente et utile [to have the knowledge of a man of business, a carriage suitable to his

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qu’il n’entend pas par là un « homme d’affaires » (même si Compayré choisit par deux fois cette traduction), mais un homme actif, occupé, ou, pour citer Locke lui-même, un homme « qui dans le monde conduit ses affaires avec habi-leté et prévoyance »26, « un homme capable et utile à la société »27, un homme « [dont la] conduite [est] conforme à son rang, et [qui] pren[d] dans son pays une place éminente et utile »28.

Rousseau, quant à lui, considère que la notion d’« uti-lité » ne peut être qu’acquise par l’intermédiaire du travail éducatif s’opposant au mouvement spontané de l’esprit de l’enfant. Et il en donne la raison : l’utile n’a de sens qu’en référence à une certaine idée de la destination de l’homme lui-même, à une « idée » de « l’état d’homme » vers lequel l’enfant ne fait que se diriger de loin, sur le mode du « deve-nir ». Or cette idée, par définition, est ouverte aussi long-temps que l’homme est en « devenir » (autant dire qu’elle n’a jamais fini de se poser à lui), elle suppose donc un rapport réflexif de l’individu à lui-même. L’idée de la destination humaine se construit de façon problématique, elle est sujette

rank, and to be eminent and useful in his country, according to his station (les quatre derniers mots sont omis dans la traduction)]. » (Ibid., §  94, p.  124.) « Une fois que l’enfant s’est familiarisé avec l’étude des sphères, comme nous venons de le voir, il est en état d’apprendre quelque peu de géométrie ; et ici je crois qu’il suffira de lui enseigner les six premiers livres d’Euclide. Je ne sais en effet si ce n’est pas là tout ce qui est nécessaire ou utile pour un homme d’affaires [a man of business]. » (Ibid., § 181, p. 240.) « L’histoire, qui est la grande école de la sagesse et de la science sociale [civil knowledge], […] doit être l’étude privilégiée d’un gentleman et d’un homme d’affaires [the proper study of a gentleman, or man of business in the world]. » (Ibid., § 182, p. 240).

26 Ibid., § 140, p. 191.27 Ibid., § 122, p. 166.28 Ibid., § 94, p. 124.

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aux jeux changeants du conformisme, de la fantaisie ou au contraire de la raison ou du sentiment « authentique » ; bref, elle ne trouve certainement pas de réponse « naturelle », au sens d’une réponse qui serait immédiate et indiscutable. En d’autres termes, le souci de l’« utile », qui est déterminant dans la valeur accordée à toutes les formes que peut prendre le travail (depuis ce travail à long terme de transformation de soi qu’est l’éducation, jusqu’aux activités les plus ponc-tuelles et concrètes auxquelles s’adonne l’enfant), se présente non comme une réponse, comme une solution : il ouvre au contraire sur la conscience d’une relative contingence dans la détermination de ce que doit être et de ce que doit faire l’homme et donc sur la nécessité, pour l’homme, de décider de l’usage qu’il doit faire de lui-même.

Pour annoncer à grands traits les décalages que cette dif-férence de vues produit entre les deux auteurs, on pourra montrer que Rousseau s’oppose à Locke sur deux points principaux. 1° Lorsque Locke précise que son but est de faire de l’homme un « man of business », Rousseau quant à lui introduit dans les buts de l’éducation et dans les finalités de l’humanité une place essentielle au désœuvrement et à la jouissance d’être, sans plus, c’est-à-dire de ne pas « être pour » un but extérieur à soi. 2° Lorsque Locke écrit clairement que son élève, né gentleman, doit être éduqué pour remplir convenablement sa fonction native – donc celle de gentle-man –, Rousseau, qui décrit également l’éducation d’un enfant qui « a de la naissance », vise au contraire à l’affran-chir de sa destination prédéfinie socialement, plus générale-ment à l’affranchir de tout statut et de toute fonction prédé-terminée, pour faire de lui un « homme » en général. Dans ces deux aspects de l’éducation se décide un certain rapport à l’ordre social dans lequel s’inscrit l’enfant ; et il en résul-tera, en définitive, deux conceptions fondamentalement dif-férentes du rapport de l’individu au travail, entendu cette

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fois-ci de façon restreinte comme activité de transformation de la nature.

Business ou désœuvrement ?

On a déjà souligné qu’une question qui se pose à pro-pos de la finalité de l’éducation est de savoir si le « business » – l’esprit actif et le goût de l’occupation utile – s’inscrit dans le prolongement d’une inclination spontanée de l’en-fant, actualisant une virtualité essentielle à sa nature, ou s’il doit être cultivé, voire créé de toute pièce par l’éduca-tion. Or il est intéressant de noter, sur ce point, une hési-tation très révélatrice dans le texte de Locke, une sorte de constant balancement entre ces deux thèses. Locke affirme certes que les enfants possèdent naturellement une humeur active, un « busy humour », et il en donne un certain nombre d’exemples : l’enfant est animé naturellement par un esprit de curiosité (« busy inquisitiveness »29) et il est, de façon géné-rale, doté d’une disposition à s’adonner sans lassitude à de multiples activités, fussent-elles exigeantes et difficiles, à condition simplement que celles-ci varient régulièrement. « Les enfants, écrit-il, sont beaucoup moins disposés à la paresse que les hommes, et c’est aux hommes qu’il faut faire le reproche de n’avoir pas su tourner une partie au moins de ce goût d’activité [« that busy humour »] vers des occupations utiles »30. Mais d’un autre côté, il envisage à plusieurs reprises l’hypothèse d’enfants au naturel indolent et paresseux, avec lesquels il faut utiliser des moyens contraignants ; il insiste même à de nombreuses reprises sur la nécessité, pour l’édu-cateur, de lutter par tous les moyens contre le danger, grave

29 Compayré traduit : « humeur inquisitive » (ibid., § 118, p. 163).30 Ibid., § 152, p. 207.

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entre tous, du penchant à la paresse31. Il écrit ainsi que « si dès leur jeunesse les hommes étaient guéris de cette humeur indolente, qui fait que parfois ils laissent s’écouler inutile-ment une bonne partie de leur vie sans occupations et même sans plaisirs, ils trouveraient assez de temps pour devenir habiles et expérimentés en un grand nombre de choses »32. C’est donc, écrit-il encore, « chose […] très importante et digne de nos efforts, d’habituer l’esprit à se dominer, […] à vaincre […] en tout temps sa paresse, pour s’occuper vigou-reusement de ce que lui proposent ou sa propre raison ou les sages conseils d’autrui »33.

On a dans ce dernier passage, avec une référence au rôle de la « raison » agissant contre l’inclination, la clé de l’hési-tation de Locke sur la question de la disposition au travail, et un écho de mes premières remarques sur le statut (natu-rel ou artificiel) de l’éducation. Le penchant pour l’occupa-tion ou l’activité, pour le « business », n’est pas à proprement parler un penchant naturel, au sens d’une tendance univer-selle et spontanée, inscrite dans la sensibilité agissant sans médiation, au même titre que le sont le besoin de respirer ou celui de manger. Il s’agit plutôt, pour Locke, d’un pen-chant convenable à notre nature et à nos besoins, mais que la raison a besoin de reconnaître et de cultiver. Le goût du travail et de l’activité utile et productive est, pour reprendre le vocabulaire de l’Essai sur l’entendement humain, un « prin-cipe de pratique » qui n’est pas à proprement parler inné, mais qui dérive d’une « correspondance et [d’]une liaison naturelle » entre nos idées. On trouve une bonne illustration du statut anthropologique du « busy humour », de l’humeur

31 V. notamment ibid., § 124, p. 171 et § 126-127, p. 171-172.32 Ibid., § 208, p. 270.33 Ibid., § 75, p. 98.

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active ou travailleuse, dans le jugement que Locke porte sur certains peuples auxquels fait précisément défaut ce pen-chant industrieux. Dans le chapitre V du Second Traité du gouvernement civil, Locke écrit que « lorsque Dieu a donné en commun la terre au genre humain, il a commandé en même temps à l’homme de travailler ; et les besoins de sa condition requièrent assez qu’il travaille. Le créateur et la raison lui ordonnent de labourer la terre, de la semer, d’y planter des arbres et d’autres choses, de la cultiver, pour l’avan tage, la conservation et les commodités de la vie »34. Or, comme l’observe Locke, ce commandement divin – et surtout rationnel – n’est pas universellement observé :

Les Américains [il s’agit des Indiens d’Amérique] sont très riches en terres, mais très pauvres en commodités de la vie. La nature leur a fourni, aussi libéralement qu’à aucun autre peuple, la matière d’une grande abondance, c’est-à-dire, qu’elle les a pourvus d’un terroir fertile et capable de produire abondamment tout ce qui peut être nécessaire pour la nourriture, pour le vêtement, et pour le plaisir : cependant, faute de travail et de soin, ils n’en retirent pas la centième partie des com mo dités que nous retirons de nos terres ; et un Roi en Amérique, qui possède de très amples et très fertiles districts, est plus mal nourri, plus mal logé, et plus mal vêtu, que n’est en Angleterre et ailleurs un ouvrier à la journée35.

On comprend ici pourquoi, dans les textes des Pensées sur l’éducation relatifs au « busy humour », les registres du normatif et du descriptif se brouillent, témoignant des problèmes que pose la tentative de naturalisation de ce qui relève en réalité d’un choix philosophique relatif à la destination propre de l’humanité. On peut bien admettre la thèse de Locke selon laquelle la « raison » enjoindrait à l’homme de travailler la nature pour lui faire produire des richesses plutôt que de la

34 J. Locke, Second Traité du gouvernement civil (abrégé Second Traité), trad. fr. D. Mazel, chap. V, § 32, rééd. Paris, G.F., 1984, p. 198-199.

35 Ibid., § 41, p. 206.

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laisser inexploitée. Cependant cette exigence rationnelle, si elle est recevable, ne l’est qu’hypothétiquement : elle doit s’en-tendre comme une exigence non immédiate ou « naturelle », mais subordonnée à la prise en compte d’autres exigences plus fondamentales (principalement l’augmentation des ressources et une définition sociale de l’« utile », supposant acquis les paradigmes de la spécialisation et de la division du travail). Si le travail de mise en exploitation de la nature est « utile », il ne l’est pas en un sens absolu (et comment penser un « utile » absolu ?), mais en un sens relatif, c’est-à-dire relativement à une certaine destination attribuée à l’humanité. La question qui doit alors être posée, et dont la perspective lockienne ne fait pas une question problématisée comme telle, est celle de la valeur de cette destination. Or c’est à poser à nouveaux frais cette question que s’emploie précisément Rousseau.

Alors qu’il insiste lui aussi sur le goût naturel de l’en-fant pour l’activité et sur sa curiosité spontanée, alors qu’il conseille de valoriser l’esprit ingénieux et entreprenant de l’enfant, Rousseau se garde en effet de donner pour finalité à l’enfant d’apprendre à devenir un homme principalement occupé, actif et socialement « utile », un « man of business ». L’utilité sociale doit être une préoccupation présente dans l’esprit du gouverneur, comme on le verra, mais l’enfant ne doit pas être éduqué en prévision d’une hypothétique fonction sociale sans laquelle il verrait son existence frap-pée d’inutilité et d’insignifiance. En témoigne d’abord le plaidoyer de Rousseau en faveur de ce qu’il nomme, dans le livre II de l’Emile, sa « méthode inactive »36. « Un des meil-leurs préceptes de la bonne culture, écrit-il, est de tout retar-der tant qu’il est possible »37. Non qu’il s’agisse d’abandonner

36 Emile, l. II, op. cit., p. 359.37 Ibid., l. IV, p. 518.

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l’enfant à l’indolence : il s’agit plutôt de ne jamais subordon-ner les activités de l’enfance à une finalité future et hypothé-tique, dont rien n’assure qu’elle correspondra à la destination véritable de l’enfant devenu homme, et dont rien n’assure même que l’enfant vivra assez pour en tirer profit :

Que faut-il […] penser de cette éducation barbare qui sacrifie le présent à un avenir incertain, qui charge un enfant de chaînes de toute espèce, et commence par le rendre misérable, pour lui préparer au loin je ne sais quel prétendu bonheur dont il est à croire qu’il ne jouira jamais ? […] L’âge de la gaieté se passe au milieu des pleurs, des châtiments, des menaces, de l’esclavage. On tourmente le malheureux pour son bien ; et l’on ne voit pas la mort qu’on appelle, et qui va le saisir au milieu de ce triste appareil. […]

Hommes, soyez humains, c’est votre premier devoir ; soyez-le pour tous les états, pour tous les âges, pour tout ce qui n’est pas étranger à l’homme. Quelle sagesse y a-t-il pour vous hors de l’humanité ? Aimez l’enfance ; favorisez ses jeux, ses plaisirs, son aimable instinct. Qui de vous n’a pas regretté quelquefois cet âge où le rire est toujours sur les lèvres, et où l’âme est toujours en paix ? Pourquoi voulez-vous ôter à ces petits innocents la jouissance d’un temps si court qui leur échappe, et d’un bien si précieux dont ils ne sauraient abuser ? Pourquoi voulez-vous remplir d’amertume et de douleurs ces premiers ans si rapides, qui ne reviendront pas plus pour eux qu’ils ne peuvent revenir pour vous ? […]

Que de voix vont s’élever contre moi ! J’entends de loin les clameurs de cette fausse sagesse qui nous jette incessamment hors de nous, qui compte toujours le pré sent pour rien, et, poursuivant sans relâche un avenir qui fuit à mesure qu’on avance, à force de nous transporter où nous ne sommes pas, nous transporte où nous ne serons jamais.

C’est, me répondez-vous, le temps de corriger les mauvaises incli-nations de l’hom me ; c’est dans l’âge de l’enfance, où les peines sont le moins sensibles, qu’il faut les multiplier, pour les épargner dans l’âge de raison. Mais qui vous dit que tout cet arrangement est à votre disposition, et que toutes ces belles instructions dont vous accablez le faible esprit d’un enfant ne lui seront pas un jour plus pernicieuses qu’utiles ? Qui vous assure que vous épargnez quelque chose par les chagrins que vous lui prodiguez ? […] Malheureuse prévoyance, qui rend un être actuellement misérable, sur l’espoir bien ou mal fondé de le rendre heureux un jour ! »38

38 Ibid., l. II, p. 301-303.

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« Vous connaissez, dites-vous, le prix du temps et n’en voulez point perdre. Vous ne voyez pas que c’est bien plus le perdre d’en mal user que de n’en rien faire […]. Vous êtes alarmé de le voir consumer ses premières années à ne rien faire. Comment ! N’est-ce rien que d’être heureux ? N’est-ce rien que de sauter, jouer, courir toute la journée ? De sa vie il ne sera si occupé. Platon, dans sa République, […] n’élève les enfants qu’en fêtes, jeux, chansons, passe-temps ; on dirait qu’il a tout fait quand il leur a bien appris à se réjouir […]. Effrayez-vous donc peu de cette oisiveté préten due39.

Etre présent au présent, prendre le temps de vivre chaque âge de la vie selon ses propres exigences, et non dans la pré-occupation de ce à quoi il prépare : cet idéal, qui s’oppose à la tyrannie inquiète et agitée de l’esprit de prévoyance, n’est pas réservée, pour Rousseau, à la petite enfance. Si elle doit être valorisée dans les choix éducatifs relatifs à la période de l’enfance, c’est parce qu’elle est ce qui manque le plus à l’homme à tous les âges pour être heureux et pour ne pas passer à côté de sa propre vie. « Que nous passons rapi-dement sur cette terre ! » écrit Rousseau au début du livre IV de l’Emile40. Et au livre V : « Dans l’incertitude de la vie humaine, évitons surtout la fausse prudence d’immo ler le présent à l’avenir ; c’est souvent immoler ce qui est à ce qui ne sera point. Rendons l’homme heureux dans tous les âges, de peur qu’après bien des soins il ne meure avant de l’avoir

39 Ibid., p. 343-344. Cf. Locke, Education, § 126 : « Si c’est une faiblesse de tempérament qui lui abat et appesantit d’esprit, s’il est naturellement indolent et rêveur, cette disposition ne promet rien de bon, et de toutes elle est peut-être la plus difficile à guérir : car elle a généralement pour consé quen ce l’indifférence de l’avenir, et par conséquent elle supprime les deux grands ressorts des actions humaines, la prévoyance et le désir. Et la difficulté est précisé ment de faire naître et de développer ces deux qualités, lorsque la nature a formé un caractère froid et qui leur est opposé. » (Op. cit., p. 171)

40 Emile, l. IV, op. cit., p. 489.

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été »41. Emile doit à tout âge savoir être heureux dans le temps, si court, qui lui est donné de vivre. « J’ai promis de le rendre heureux »42, écrit Rousseau. Or le bonheur véritable suppose une sagesse presque entièrement opposée à ce que Locke décrit sous le terme de « wisdom » :

En quoi […] consiste la sagesse humaine ou la route du vrai bon-heur ? Ce n’est pas précisément à diminuer nos désirs ; car, s’ils étaient au-dessous de notre puis sance, une partie de nos facultés resterait oisive, et nous ne jouirions pas de tout notre être. Ce n’est pas non plus à étendre nos facultés, car si nos désirs s’étendaient à la fois en plus grand rapport, nous n’en deviendrions que plus misérables : mais c’est à dimi-nuer l’excès des désirs sur les facultés, et à mettre en égalité parfaite la puissance et la volonté. C’est alors seulement que, toutes les forces étant en action, l’âme cepen dant restera paisible, et que l’homme se trouvera bien ordonné43.

Cet ajustement des désirs aux facultés exclut de cher-cher les conditions du bonheur dans un perfectionnement indéfini des facultés, perfectionnement asservi à la fuite en avant de désirs qui se donneraient faussement pour des besoins. « Tout homme qui ne voudrait que vivre, écrit encore Rousseau, vivrait heureux »44. On sait qu’il s’y est essayé lui-même : il écrit dans les Confessions que sur l’île de Saint-Pierre, il « comptai[t] exécuter enfin le grand projet de cette vie oiseuse45 auquel [il] avai[t] inutilement consacré jusqu’alors tout le peu d’activité que le Ciel [lui] avait dépar-tie »46. Et il donne de cette tentative un aperçu fameux dans

41 Ibid., l. V, p. 781.42 Ibid., l. IV, p. 512.43 Ibid., l. II, p. 304.44 Ibid., l. II, p. 305-306.45 Je souligne. D’après le Dictionnaire de l’Académie de 1762, « oiseux »

signifie : qui demeure sans rien faire, qui est fainéant ; « oisif » signifie : qui n’a pas d’occupation à un moment donné.

46 J.-J. Rousseau, Les Confessions, l. XII, O.C., I, p. 640. Je souligne.

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les Rêveries : « De quoi jouit-on dans une pareille situation ? De rien d’extérieur à soi, de rien sinon de soi-même et de sa propre existence, tant que cet état dure on se suffit à soi-même comme Dieu. Le sentiment de l’existence dépouillé de toute autre affection est par lui-même un sentiment pré-cieux de contentement et de paix »47.

Cette conception du bien souverain (une vie « oiseuse », au sens d’« inactive ») à laquelle doit s’ordonner l’éducation exclut évidemment d’accorder au travail, tel que le conçoit Locke, c’est-à-dire une activité productive et socialement utile, le statut de valeur fondamentale, encore moins « natu-relle ». « Tous les animaux, écrit Rousseau, ont exactement les facultés nécessaires pour se conserver. L’homme seul en a de superflues. N’est-il pas bien étrange que ce superflu soit l’ins trument de sa misère ? […] C’est à force de nous travail-ler pour augmenter notre bonheur, que nous le changeons en misère. »48 « A force de nous travailler », écrit Rousseau : car travailler, c’est d’abord se travailler, se transformer soi-même pour transformer le monde ; et Rousseau sait que le « travail » est, en son sens premier, une torture. Travailler, en un certain sens, nous torture. Travailler sur soi, exercer ses facultés pour se mettre en état de disposer le plus librement de soi, ne doit pas être confondu avec le fait de se mettre à la torture pour se rendre disponible à des usages asservis-sants de soi. Il ne faut donc pas s’étonner que Rousseau, au rebours du jugement de Locke sur les Indiens d’Amé-rique, affirme que l’époque des « nations sauvages », qui ne connaissaient pas encore l’économie de production et qui se suffisaient de la consommation des biens offerts sponta-nément par la nature, fut « l’époque la plus heureuse et la

47 J.-J. Rousseau, Les Rêveries du promeneur solitaire (abrégé Rêveries), Ve Promenade, O.C., I, p. 1047.

48 Emile, l. II, op. cit., p. 305.

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plus durable » de l’histoire de l’humanité49. On connaît les développements du second Discours et de l’Essai sur l’origine des langues relatifs au caractère contingent et, en quelque façon, catastrophique, de l’invention des arts – agriculture et métallurgie – qui apprirent aux hommes à arracher péni-blement à la terre ce qu’elle n’offre pas spontanément50. Or il faut noter que, sur ce point fondamental, et quoi qu’il dise par ailleurs sur la valeur du travail productif dans l’Emile ou dans le Contrat social, Rousseau ne variera jamais, jusqu’aux textes les plus tardifs, comme en témoigne ce passage des Rêveries :

J’ai souvent pensé, en regardant de près les champs, les vergers, les bois et leurs nombreux habitants que le règne végétal était un magasin d’aliments donnés par la nature à l’homme et aux animaux. […] [Les] richesses enfermées dans le sein de la terre semblent avoir été éloignées des regards des hommes pour tromper leur cupidité. Elles sont là comme en réserve pour servir un jour de supplément aux véritables richesses qui ont à sa portée et dont il perd le goût à mesure qu’il se corrompt. Alors il faut qu’il appelle l’industrie, la peine et le travail au secours de ses misères ; il fouille les entrailles de la terre, il va chercher […] des biens imaginaires à la place des biens réels qu’elle lui offrait d’elle-même quand il savait en jouir51.

Rousseau insiste sur la différence entre un ordre des choses où l’on jouit précisément parce que l’on se contente de ce qui s’offre sans effort à l’appropriation, et un ordre des choses (celui du business lockien) dans lequel on se met sans cesse à la peine pour arracher à la nature des biens toujours insatisfaisants.

49 J.-J. Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes (abrégé Discours sur l’inégalité), IIe partie, O.C., III, p. 171.

50 V. ibid., IIe partie, O.C., III, p. 172-173 et Essai sur l’origine des langues, chap. IX, O.C., V, p. 396-400.

51 Rêveries, VIIe Promenade, O.C., I, p. 1064-1067. Je souligne.

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Le gentleman et l’artisan

Comment comprendre, en tenant compte des analyses précédentes, l’importance accordée par Rousseau à l’appren-tissage d’un métier par Emile ? Comment comprendre le rôle qu’il accorde si souvent au travail comme seul moyen de légitimer la propriété des biens, c’est-à-dire non seu-lement les richesses superflues, mais même les biens les plus nécessaires à la subsistance ? Si le « grand projet » de sa propre existence a toujours été, selon lui, de mener une « vie oiseuse », pourquoi écrit-il dans l’Emile que « travailler est […] un devoir indispensable à l’homme social » et que « riche ou pauvre, puissant ou faible, tout citoyen oisif est un fripon » ?52

Locke, je l’ai dit, donne pour finalité à l’éducation qu’il décrit celle de former un « gentleman »53. Il ne faut pas entendre par cela, du moins pas principalement, un homme raffiné, un homme qui connaît les usages mondains. Un « gentleman », ou, comme le dit Rousseau à propos d’Emile, un homme qui a « de la naissance »54, est d’abord un pos-sédant, un héritier placé dans une position économique dominante. Or, si Locke et Rousseau entreprennent l’un et l’autre de faire l’éducation d’un riche héritier, c’est, pour Locke, dans le but de lui apprendre à conserver sa position et à l’occuper au mieux (il a fait, écrit-il, « un traité régu-lier d’éducation approprié à notre bourgeoisie anglaise »55). Pour Rousseau, le but est au contraire de faire de lui un

52 Emile, l. III, op. cit., p. 470.53 V. notamment Education, Epître introductive à Clarke, op. cit., p. 25 et

passim.54 Emile, l. I, op. cit., p. 267.55 Education, Epître introductive à Clarke, op. cit., p. 25.

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« homme », c’est-à-dire de l’arracher à cette condition56. Et la nécessité de travailler prend un sens entièrement différent selon que l’on se situe dans l’un ou l’autre de ces deux cas de figure : paradoxalement, seul Emile, qui n’est pourtant pas formé à devenir un man of business, connaîtra réellement l’obligation de travailler avec son corps et de transformer la nature, et donnera ainsi tout son sens à la force de légiti-mation de la richesse que possède le travail. Mais pour le comprendre, il faut faire un détour par la complexe analyse politique du statut du travail que propose Rousseau.

On pourrait, à première vue, être tenté de rapprocher le conseil que Rousseau donne aux parents de faire apprendre aux enfants un métier57 avec ce que dit sur ce point Locke dans les Pensées sur l’éducation ; de fait, non seulement Locke, contre les préjugés de ses lecteurs aristocrates, recommande la maîtrise d’un travail manuel, mais il privilégie parmi les savoir-faire, comme le fera Rousseau, l’agriculture et la menuiserie58. Cependant la signification de cette exigence n’est pas la même dans les deux cas. L’occupation manuelle est pour l’élève de Locke un loisir, un délassement ; pour Emile, il s’agit véritablement d’un métier, appris auprès de ceux qui le pratiquent pour gagner leur vie dans les ateliers59, et dont la finalité est de lui assurer un moyen de subsistance honorable dans l’ordre social60.

Alors même que, dans le Second Traité du gouvernement civil, Locke fait du « travail de son corps et [de] l’ouvrage de

56 « Je ne serai pas fâché qu’Emile ait de la naissance. Ce sera toujours une victime arrachée au préjugé. (Emile, l. I, op. cit., p. 267.)

57 V. ibid., l. III, p. 470.58 V. Education, §  204, p.  266-267 ; Emile, l. III, op. cit., p.  470 et

477-478.59 V. Emile, l. III, op. cit., p. 456.60 V. ibid., p. 468-470.

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ses mains »61 le fondement du droit que possède un indi-vidu sur ses biens, le travail du corps est en réalité, pour le gentleman des Pensées sur l’éducation, donc pour le pro-priétaire, un simple luxe. Pour le gentleman, le rapport entre l’usage concret du corps permettant la création de richesses et la possession des richesses est tellement médiatisé par les rapports sociaux de production, que le travail concret de transformation de la nature se voit relégué dans le temps de l’otium. La preuve en est que le véritable métier que l’enfant doit apprendre, selon Locke, « métier » au sens non d’un savoir-faire destiné à se délasser et à ne pas laisser pas-ser le temps de façon inemployée, mais d’une activité éco-nomique, est celui de comptable ou de gestionnaire. Locke conseille au père d’initier progressivement son fils à ses « affaires »62 (« affairs », en anglais : là, il s’agit bien de l’occu-pation de l’« homme d’affaires ») ; et à la fin de l’ouvrage, il recommande d’apprendre à l’enfant l’art de tenir des livres de comptes63. Un gentleman accompli est celui qui saura conserver et faire fructifier un patrimoine économique déjà acquis64.

61 Second Traité, chap. V, § 27, op. cit., p. 195.62 V. Education, § 96-97, op. cit., p. 130-132.63 V. ibid., § 210-211, p. 273-274.64 On peut rappeler sur ce point, comme particulièrement significatif de

ce que Locke considère comme une « affaire sérieuse », ce qu’il écrit du malheur d’un père dont le fils aurait l’ambition – ou, pire encore, le talent – de se faire poète : « il s’est vu bien rarement qu’on découvrît des mines d’or et d’argent sur le mont Parnasse. L’air y est agréable, mais le sol en est infertile ; et il y a très peu d’exemples de gens qui aient accru leur patrimoine avec ce qu’ils ont pu y moissonner. […] Si vous ne voulez pas qu’il emploie son temps et sa fortune à divertir les autres et à dédaigner le patrimoine rustique que lui ont légué ses ancêtres, je ne pense pas que vous deviez tenir beaucoup à ce qu’il soit un poète ou à ce que son professeur l’exerce à rimer. » (Ibid., § 172, p. 230).

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C’est dans un tout autre esprit qu’est conçue l’éduca-tion économique d’Emile. On sait, à la lecture de la suite d’Emile, intitulée Les Solitaires, qu’Emile finit par se défaire du patrimoine dont il a hérité65. Mais s’il a fait ce choix, ce n’est pas seulement par dépit, en raison des circonstances contingentes liées à la trahison de Sophie. Ce choix a un sens beaucoup plus profond : dès son enfance, Emile a été mis en situation de s’interroger sur le véritable fondement de la propriété (donc de son propre patrimoine), et sur le véritable lien entre travail et propriété. Ce à quoi Emile a été initié, ce n’est pas, comme l’élève de Locke, à une simple technicité ou habileté économique, dans une perspective de conservation et de confirmation de son statut social, et plus globalement de l’ordre social existant. Emile a décou-vert, à travers quelques moments-clés de son éducation, à la fois la véritable logique de l’ordre économique comme ordre de l’aliénation, et les problèmes éthiques soulevés par la participation à cet ordre des choses. Son rapport au travail est alors à comprendre à la lumière de cette double prise de conscience. Deux développements de l’Emile doivent être ici évoqués et mis en relation, comme Rousseau nous y invite lui-même. Dans le livre III, lorsque l’élève a environ quinze ans, l’apprentissage du métier de menuisier est l’oc-casion de faire comprendre à Emile les grands principes de l’économie, principalement ceux qui concernent la division du travail, les échanges, les valeurs d’échange et d’usage, la monnaie66. Mais Rousseau précise que « les notions élémen-taires » relatives à ces objets d’étude « sont déjà prises ; nous avons jeté les fondements de tout cela dès le premier âge à

65 V. Emile et Sophie ou les Solitaires, Lettre I, O.C., IV, p. 911.66 V. Emile, l. III, op. cit., p. 456-470.

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l’aide du jardinier Robert. Il ne nous reste maintenant qu’à généraliser ces idées »67.

Le jardinier Robert a en effet, dans le livre II, joué un rôle dans une saynète initiatrice portant sur le plus fon-damental de tous les principes économiques, celui de la propriété. A cette occasion, Emile a été mis en situation de comprendre quelque chose d’essentiel, dont les décou-vertes qu’il fera plus tard sur la division du travail et sur les échanges ne constitueront que le prolongement et la confir-mation. A l’aide du jardinier Robert, le gouverneur a initié Emile à une conception de la propriété à la fois très loc-kienne dans son inspiration et qui en même temps, dans ses ultimes conséquences, subvertit le projet lockien d’un enra-cinement dans le droit naturel de la propriété établie. Afin qu’Emile comprenne ce que signifie le droit de propriété, il est conduit par le gouverneur à cultiver lui-même un plant de fèves, dans lequel il verra le prolongement concret de son travail, et sur lequel il estimera posséder un droit com-parable au droit qu’il possède sur son propre corps68. C’est l’application littérale de la thèse du chapitre V du Second Traité du gouvernement civil, selon laquelle la propriété est pour l’individu un droit naturel dès lors qu’elle dérive du « travail de son corps et [de] l’ouvrage de ses mains ». Mais la leçon reçue par Emile est en réalité plus complexe (« nous voici bien loin du compte », écrit Rousseau69). Le jardinier Robert, propriétaire de la terre cultivée par Emile, détruit la plantation et fait ainsi comprendre à Emile le décalage, et même la contradiction, entre ce fondement théorique de la propriété (le travail réel effectué par un individu) et son

67 Ibid.,p. 461.68 V. ibid., l. II, p. 330-331.69 Ibid., p. 331.

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fondement réel : Robert possède la terre qu’Emile a travail-lée ; or tout rapport entre travail et propriété s’avère dans la réalité subordonné au rapport entre ceux qui sont pro-priétaires des fonds et ceux qui ne sont propriétaires que de leur force de travail70. On voit en quoi les idées découvertes dans le livre III s’inscrivent dans le prolongement de cette première expérience du livre II : dans le livre III, Rousseau écrit qu’Emile découvre, avec l’idée d’une division sociale du travail qui serait également profitable à tous les membres de la collectivité, « le principe apparent de toutes nos institu-tions »71. Le « principe apparent » : c’est-à-dire, au même titre que l’est le travail fondateur de la propriété, un principe qui, s’il était effectivement en vigueur, pourrait avoir la valeur d’un fondement rationnel et légitime des relations écono-miques, mais qui n’est au fond qu’un idéal ou un mythe ayant pour fonction de créer une « apparence », c’est-à-dire de masquer la réalité des rapports entre les agents écono-miques. La réalité de la division du travail est comparable à la réalité de la propriété, et elle est en outre la conséquence directe de cette réalité : dans ce qui se donne pour une « col-laboration » sociale où tout le monde serait gagnant, cer-

70 V. ibid., p. 331-332. On peut notamment rappeler, dans ce passage, le dialogue entre le jardinier Robert, Emile et le gouverneur : « Robert : « Il n’y a plus guère de terre en friche. Moi, je travaille celle que mon père a bonifiée ; chacun en fait autant de son côté, et toutes les terres que vous voyez sont occupées depuis longtemps. […] Emile : Mais moi, je n’ai pas de jardin. Robert : Que m’importe ? […] Jean-Jacques : Ne pourrait-on pas proposer un arrangement au bon Robert ? Qu’il nous accorde, à mon petit ami et à moi un coin de son jardin pour le cultiver, à condition qu’il aura la moitié du produit. » Pour une analyse plus approfondie de cette séquence éducative et de ses implications politiques, v. B. Bachofen, La Condition de la liberté. Rousseau, critique des raisons politiques, Paris, Payot, 2002, chap. II, p. 131-148.

71 Emile, l. III, op. cit., p. 467.

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tains, en réalité, travaillent sans tirer profit de leur travail, d’autres en tirent profit sans travailler.

Une différence très révélatrice apparaît sur ce point entre les textes sur l’éducation de Locke et de Rousseau. Alors que c’est à Locke que Rousseau emprunte les principes de sa théorie du droit naturel de propriété (la propriété serait un droit naturel si elle était réellement et directement déri-vée du travail effectué par l’individu), il est remarquable que Locke ne songe pas à employer cette médiation pratique pour faire comprendre et respecter par l’enfant le principe du droit individuel de propriété. Lorsque, dans les Pensées sur l’éducation, il aborde cette problématique, il donne  les deux conseils suivants :

Le moyen le plus sûr de garantir l’honnêteté des enfants, c’est de lui donner de bonne heure pour fondement la libéralité, l’empressement à partager avec les autres ce qu’ils possèdent ou ce qu’ils aiment. […] Comme les enfants ne possèdent guère que les choses qui leur ont été données, et données le plus souvent par leurs parents, on peut les habi-tuer d’abord à n’accepter et à ne conserver que les choses qui leur sont offertes par ceux à qui ils supposent qu’elles appartiennent72.

Ce qui donne à l’enfant l’idée de la propriété n’est ici pas le processus de création de la richesse possédée – ce devrait être le travail, si l’on en croit le Second Traité du gouverne-ment civil – : le moyen d’acquisition de cette idée est la trans-mission de la propriété d’individu à individu. La propriété n’est alors pas essentiellement conçue comme le fruit d’un travail, mais comme un statut attachant un bien déterminé à une personne déterminée. L’enfant prend conscience que tout n’est pas à tout le monde en donnant et en recevant et en découvrant que, dans ces deux actes, le statut du bien est modifié. En donnant, je cesse d’être propriétaire et de dispo-ser librement d’un bien ; en recevant, je deviens propriétaire

72 Education, § 110, op. cit., p. 146.

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et le donateur cesse de l’être. C’est pourquoi, lorsqu’il reçoit un bien, l’enfant ne doit l’accepter que s’il a conscience que celui qui le lui donne a le droit de le lui donner, c’est-à-dire qu’il en est le propriétaire. La propriété est alors, au fond, essentiellement conçue comme soustraction d’un bien à la propriété commune, absorption de ce bien dans la sphère privée de la disposition individuelle, sans considération de ce qui pourrait légitimer effectivement, et originellement, cette appropriation.

Rousseau connaît fort bien ce passage des Pensées sur l’éducation. Il le critique avec pénétration dans l’Emile73, et il lui substitue, comme on l’a vu, l’expérience du travail concret du corps transformant la nature. J’ai dit que Rous-seau était plus lockien que Locke, et que ce faisant il subver-tissait la théorie lockienne de la propriété. Il est plus lockien que Locke lorsqu’il prend au pied de la lettre sa conception du droit naturel de propriété : il fait effectivement travail-ler Emile, non seulement à cinq ans, avec le plant de fèves, mais surtout plus tard, en lui apprenant le métier de menui-sier. Or cet apprentissage est l’occasion d’une initiation relative aux questions de la justice et de l’injustice écono-miques, qui s’inscrit contre les conclusions de Locke relatives au fondement de la propriété établie. Emile comprend en effet à cette occasion que « nul père ne peut transmettre à

73 Pour qu’un enfant traite avec soin ses propres affaires, dit Rousseau, « la première idée qu’il faut lui donner est […] celle […] de la propriété. […] Lui citer ses hardes, ses meubles, ses jouets, c’est ne rien lui dire, puisque bien qu’il dispose de ces choses, il ne sait ni pourquoi ni comment il les a. Lui dire qu’il les a parce qu’on les lui a données, c’est ne faire guère mieux, car pour donner il faut avoir : voilà donc une propriété antérieure à la sienne et c’est le principe de la propriété qu’on lui veut expliquer ; sans compter que le don est une convention, et que l’enfant ne peut savoir ce que c’est que convention. […] Il s’agit donc de remonter à l’origine de la propriété. » (Emile, l. II, op. cit., p. 330).

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son fils le droit d’être inutile à ses semblables » et que « celui qui mange dans l’oisiveté ce qu’il n’a pas gagné lui-même le vole »74. Loin de servir à couvrir tout droit de propriété éta-bli de l’apparence d’un droit naturel et donc sacré, l’articu-lation réelle de la propriété au travail sert à introduire dans la réflexion sur le droit un principe de critique radicale de l’ordre établi. Emile devenant artisan symbolise, à l’échelle individuelle, l’idéal d’un ordre social où « nul Citoyen ne [serait] assez opulent pour en pouvoir acheter un autre, et nul assez pauvre pour être contraint de se vendre »75 ; autre-ment dit, un ordre social qui maintiendrait « [l’]abondance [des particuliers] tellement à leur portée, que pour l’acquérir le travail soit toujours nécessaire et ne soit jamais inutile »76.

** *

En toute rigueur, dit Rousseau contre Locke, la « nature » de l’homme ne requiert pas qu’il travaille, en tout cas pas qu’il se torture à travailler. Mais dans l’ordre social dans lequel il est donné à Emile de vivre77, dans un monde irré-versiblement modifié par les techniques complexes de pro-

74 Ibid., l. III, p. 470.75 J.-J. Rousseau, Du Contrat social, l. II, chap. XI, O.C., III, p. 391-392.76 J.-J. Rousseau, Discours sur l’économie politique, O.C., III, p. 262.77 V. Emile, l. III : « Un homme qui voudrait se regarder comme un être

isolé, ne tenant du tout à rien et se suffisant à lui-même, ne pourrait être que misérable. Il lui serait même impossible de subsister ; car trouvant la terre entière couverte du tien et du mien, et n’ayant rien à lui que son corps, d’où tirerait-il son nécessaire ? En sortant de l’état de nature, nous forçons nos semblables d’en sortir aussi ; nul n’y peut demeurer malgré les autres, et ce serait réellement en sortir, que d’y vouloir rester dans l’impossibilité d’y vivre. Car la première loi de la nature est le soin de se conserver. » (Op. cit., p. 466-467).

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duction, par les échanges économiques et surtout universel-lement gagné par les principes de la propriété foncière et de la division sociale du travail, il existe à la fois une nécessité et un devoir de travailler. Cette nécessité et ce devoir s’or-donnent à des contingences politiques et sociales complexes et à un travail réflexif et critique sur ces contingences : elles ne peuvent donc se présenter comme des exigences à pro-prement parler « naturelles ». Il y a là, il faut le noter, une claire illustration de la distinction, énoncée par Rousseau au début de l’Emile, entre « ce qui est naturel à l’état sauvage et ce qui est naturel à l’état civil ». La problématique du sens du travail explicite le sens de cette distinction, en faisant apparaître l’horizon vers lequel est orientée toute la réflexion de Rousseau relative à l’éducation de l’homme civil : l’ap-prentissage difficile de la liberté intègre deux dimensions qui deviennent indissociables dans l’état civil, le souci de l’indé-pendance de l’individu et la conscience de sa position dans un tout complexe, impliquant l’assomption de ses responsa-bilités politiques.

Blaise BachofenUniversité de Cergy-Pontoise

Centre de philosophie juridique et politique (EA 2530)

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