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8 Le retour en Éthiopie des Douze Tribus d’Israël Giulia BonAccI Une des plus grandes organisations rastafari en termes de membres et de présence internationale, les Douze Tribus d’Israël (The Twelve Tribes of Israel), restent tout à fait méconnues. L’organisation n’a jamais fait usage des médias traditionnels ni technologiques pour diffuser des infor- mations sur sa structure et ses activités, et ses membres, réticents à la présence d’observateurs extérieurs, ont presque toujours décliné les occa- sions de se raconter aux chercheurs ou aux journalistes intéressés. Les Douze Tribus d’Israël étaient mentionnées en passant dans l’historiogra- phie des années 1970 et 1980, quelques références étaient égrenées dans le livre de Horace campbell (1994 [1983] : 132, 143, 188-189) et un petit chapitre leur étaient consacrées dans l’ouvrage de référence de Leonard Barrett (1997 [1976] : 225-234). Face au refus des membres des Douze Tribus de lui parler, Barrett s’appuyait essentiellement sur des témoi- gnages extérieurs. En 1988, Frank Jan van Dijk publiait le seul article traitant spécifiquement des Douze Tribus d’Israël. Il présentait les carac- téristiques de leur doctrine, comprise comme relativement chrétienne, leur fonctionnement interne qui suivait un protocole strict, et leur compo- sition sociale qui incluait des membres issus de la classe moyenne jamaï- caine, contrairement aux formations rastafari de l’époque (Ethiopian World Federation , Ethiopia Africa Black International Congress , Theocratic Nyahbinghi Order, etc.). Il notait également que les Douze Tribus d’Israël en Jamaïque formaient le groupe de rastafari le plus large 1 1. Il est évidemment difficile de rassembler des chiffres précis sur le mouvement rastafari en général et sur les Douze Tribus d’Israël en particulier. Alors que les rastafaris se comptent en plusieurs dizaines de milliers en Jamaïque, aux États-Unis et au Royaume- Uni (Hepner 1998b : 204), les Douze Tribus rassemblaient près de 2000 membres rien
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Le retour en Ethiopie des Douze Tribus d'Israël

Feb 22, 2023

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Le retour en Éthiopiedes Douze Tribus d’Israël

Giulia BonAccI

Une des plus grandes organisations rastafari en termes de membres etde présence internationale, les Douze Tribus d’Israël (The Twelve Tribesof Israel), restent tout à fait méconnues. L’organisation n’a jamais faitusage des médias traditionnels ni technologiques pour diffuser des infor-mations sur sa structure et ses activités, et ses membres, réticents à laprésence d’observateurs extérieurs, ont presque toujours décliné les occa-sions de se raconter aux chercheurs ou aux journalistes intéressés. LesDouze Tribus d’Israël étaient mentionnées en passant dans l’historiogra-phie des années 1970 et 1980, quelques références étaient égrenées dansle livre de Horace campbell (1994 [1983] : 132, 143, 188-189) et un petitchapitre leur étaient consacrées dans l’ouvrage de référence de LeonardBarrett (1997 [1976] : 225-234). Face au refus des membres des DouzeTribus de lui parler, Barrett s’appuyait essentiellement sur des témoi-gnages extérieurs. En 1988, Frank Jan van Dijk publiait le seul articletraitant spécifiquement des Douze Tribus d’Israël. Il présentait les carac-téristiques de leur doctrine, comprise comme relativement chrétienne,leur fonctionnement interne qui suivait un protocole strict, et leur compo-sition sociale qui incluait des membres issus de la classe moyenne jamaï-caine, contrairement aux formations rastafari de l’époque (EthiopianWorld Federation, Ethiopia Africa Black International Congress,Theocratic Nyahbinghi Order, etc.). Il notait également que les DouzeTribus d’Israël en Jamaïque formaient le groupe de rastafari le plus large1

1. Il est évidemment difficile de rassembler des chiffres précis sur le mouvementrastafari en général et sur les Douze Tribus d’Israël en particulier. Alors que les rastafarisse comptent en plusieurs dizaines de milliers en Jamaïque, aux États-Unis et au Royaume-Uni (Hepner 1998b : 204), les Douze Tribus rassemblaient près de 2000 membres rien

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et le mieux organisé, mais il restait évasif sur l’histoire de leur formationet de leur relation au retour en Éthiopie.

Réfléchir à cette relation entre les Douze Tribus d’Israël et le retour enÉthiopie nécessite quelques remarques préliminaires. En termes de métho-dologie, le cœur de cette recherche a été conduit en Éthiopie, la « terrepromise » des rastafaris. Mais comme souvent dans les études liées auxmigrations, il a semblé nécessaire de repartir vers les lieux d’où les« retournés » en Éthiopie provenaient, afin de faire avec eux le voyagedepuis le « pays d’origine vers le pays d’adoption » (Green 2002 : 3).Dans la perspective de documenter une histoire simultanément territoria-lisée en Éthiopie et située dans de multiples endroits, trois terrainsd’enquêtes ont été identifiés, qui ne sont pas tant juxtaposés ou ajoutés lesuns aux autres qu’intimement connectés. cet aller-retour méthodologiqueentre les caraïbes, l’Éthiopie et les États-Unis s’est révélé instrumentaldans l’étude de l’histoire sociale du retour des rastafaris en Éthiopie. Lacentralité du « retour » structure le mouvement rastafari, mais a été engrande partie passé sous silence, notamment dans ses aspects tangibles,physiques2. L’étude exhaustive de ce retour a non seulement produit desdonnées nouvelles mais aussi une autre histoire du mouvement rastafari enJamaïque. Un autre retour est ainsi fait, un retour à l’histoire du mouve-ment rastafari qui met en lumière des aspects peu connus de ses dyna-miques internes, dont le rôle structurant des organisations rastafari dans lemouvement lui-même et dans les pratiques du retour, contredisant l’imagerépandue d’un mouvement « acéphale » (chevannes 1998 : 31). Le retourdevient alors un concept central pour étudier l’épaisseur sociale du mouve-ment rastafari et la mobilité des rastafaris vers l’Éthiopie, ainsi qu’un outilméthodologique majeur pour formuler une nouvelle analyse d’un mouve-ment religieux qui, de sa naissance au début des années 1930 parmi lesplus pauvres de la Jamaïque, est devenu dès les années 1980 une référenceculturelle globale, grâce en partie à son intimité avec la musique reggae.cette contribution circule donc entre ces différentes strates du retour –méthodologique et physique –, pour donner forme à un espace intellectuelet social où ces retours enchevêtrés donnent une dimension supplémen-taire aux relations transatlantiques complexes entre Afrique et Amériques.

Les années 1950 et 1960 étaient des décennies mouvementées enJamaïque, durant lesquelles le mouvement rastafari, en pleine croissance,

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qu’à Londres en 1980 (entretien avec G. cohen, Addis-Abeba, 4 octobre 2003), plusieursmilliers également à Manchester, en Jamaïque, aux États-Unis et à Trinidad, avec un totalde membres que l’on peut imaginer dépasser une dizaine de milliers de personnes.

2. Ainsi l’anthropologue Barry chevannes souligne qu’aucun retour n’a eu lieu aprèsles années 1960 (chevannes 1998 : 31), et le Rastafari Reader, somme de la recherche surle mouvement rastafari, n’a pas un chapitre sur le retour en Afrique (Murrell, Spencer etMcFarlane 1998).

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reformulait une critique sociale exprimant la fierté des racines africaines etde l’identité noire – toutes deux historiquement niées et réprimées par lesvaleurs coloniales dominantes. La divinité d’Hailé Sélassié Ier, empereurd’Éthiopie, proclamée par les rastafaris, était un moyen supplémentaire derenverser l’ordre symbolique prévalent qui associait la négritude à l’infamiede l’esclavage et de le remplacer par le corps noir comme site de la divinité.Tout un système culturel était mis en place par les premières générations derastafaris, incluant pratiques rituelles, diète alimentaire, langage spécifique,productions musicales et symboliques, dont l’objectif était d’établir uneidentité simultanément individuelle et sociale, considérée comme éminem-ment subversive par l’opinion publique de l’époque. Rentrer en Afrique, unerevendication auparavant diffuse dans la société jamaïcaine, était interprétépar les rastafaris comme une voie de rédemption et devenait une pierred’angle de leur théologie et de leur vision du monde (Bonacci 2013b). Lesrastafaris n’étaient pas les premiers à demander un droit au retour ; ilsétaient les héritiers d’une longue généalogie intellectuelle et populaire quifaisait du retour en Afrique une étape incontournable vers la souverainetédes peuples noirs tributaires des séquelles de l’esclavage atlantique. Une desfigures les plus connues du « retour en Afrique » était Marcus Garvey(1887-1940). Jamaïcain, imprimeur de métier, fondateur de l’UniversalNegro Improvement Association (UnIA, l’Association pour le progrèsuniversel des nègres) qui avait plusieurs millions de membres à son apogéedans les années 1920, Marcus Garvey sert de référence prophétique et natio-naliste aux rastafaris et, plus largement, d’ancêtre à toutes les formationssuccessives du nationalisme noir (Martin 1986, Bonacci et Guedj 2014).

À la fin des années 1960 le mouvement rastafari était en plein essor : lanouvelle que des terres étaient mises à disposition dans le Sud de l’Éthiopierendait le retour tangible, et la visite officielle d’Hailé Sélassié Ier enJamaïque, en avril 1966, souleva l’enthousiasme des rastafaris, alors quesimultanément leur répression par les gouvernements colonial et postco-lonial jamaïcains battait son plein. c’est dans ce contexte qu’on étéfondées les Douze Tribus d’Israël, une organisation qui allait durablementtransformer le mouvement rastafari : d’une part, par la doctrine spécifiquequ’elle a produite, et d’autre part, par son engagement pour le retour enAfrique. Quoique les questions de doctrine soient essentielles pour notrecompréhension du mouvement rastafari, il n’est pas possible dans cecadre de présenter en détail les spécificités doctrinales des Douze Tribusd’Israël. Étudiées ailleurs (Van Dijk 1988, Bonacci 2010 : 251-254), cesspécificités seront néanmoins mentionnées au fil du texte. cette contribu-tion présente en particulier une lecture de la fondation des Douze Tribusd’Israël à travers le prisme du retour, et dévoile ainsi combien la questiondu retour a structuré la genèse proprement dite de l’organisation commeson développement international.

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Investir l’Ethiopian World Federation pour rentrer en Éthiopie

En 1968, Vernon carrington (1935-2005), aussi connu sous le nom deGad ou prophète Gad, commença à réunir un groupe appelé les DouzeTribus d’Israël. né à Kingston en Jamaïque, de parents de la petite classemoyenne, carrington travaillait dans la musique pour le Coxsone Soundsystem et comme cordonnier dans une usine3. En 1960, il voyagea commetant d’autres Jamaïcains vers l’Angleterre où il ne resta que quelquesmois. Déjà présent auprès d’autres futurs leaders du mouvement rastafaridans le grand rassemblement appelé Groundation, tenu au cœur deKingston en mars 1958 (price 2009 : 73), il raconte sa « conversion »dans une de ses rares interventions publiques :

« J’ai été converti en 1961, et j’ai lu la Bible de la Genèse à l’Apocalypse[Revelation] deux fois. Mais j’ai été envoyé, appelé et envoyé, ressuscitéet envoyé pour faire ce travail, et quand j’ai lu la Bible j’ai vu clairementqu’il y avait un vide à remplir, et je crois que je suis un de ceux envoyéspour faire le travail »4.

Gad aurait lu deux fois la Bible au rythme d’un chapitre par jour – cequi lui aurait pris sept ans – suite à quoi il aurait eu une vision claire de samission : rassembler les tribus d’Israël dispersées et les amener à rentrerchez elles en Éthiopie. pour ce faire, Gad développa tout d’abord unedoctrine particulière basée sur les occurrences bibliques nommant lesdouze tribus d’Israël, issues des douze fils de Jacob (par exemple Genèse49) et inspirée de charles Fillmore (1854-1948, Unity School ofChristianity), ainsi que du mouvement métaphysique américain qui fut àla base du fondamentalisme chrétien néo-libéral5. Fillmore identifiaitdouze sièges de pouvoir situés dans le corps humain, qui correspondaientà douze facultés comme la foi, la force, le jugement, etc. et aux douzedisciples du christ (Fillmore 1995 [1930]). Le coup de génie de Gad futdonc de développer à partir de ces correspondances un calendrier permet-tant sur la base du mois de naissance l’identification de ses membres à

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3. ces informations sont issues du livret édité par les Douze Tribus d’Israël à l’occa-sion des funérailles de Vernon carrington, en mars 2005 (Twelve Tribes of Israel, 2005).

4. carrington (1997), interview radiophonique par Mme Andrea Williams sur IRIEFM en Jamaïque. Toutes les traductions de l’anglais et du patois jamaïcain sont faites parl’auteur.

5. La théologie de Fillmore était fondée sur l’unité et l’universalité de Dieu, la régéné-ration de l’homme par le christ, le pouvoir de la pensée et l’interprétation spirituelle desÉcritures. Il est l’auteur du Metaphysical Bible Dictionary (1994 [1931]), une des lecturesrecommandées par Gad aux membres des Douze Tribus d’Israël.

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une tribu d’Israël, créant ainsi un corps collectif soudé et cohérent6.D’autre part, Gad enregistra ce groupe comme une branche locale àKingston, en Jamaïque, de l’Ethiopian World Federation (EWF, laFédération mondiale éthiopienne) : le Local 15 de l’EWF. L’EWF, fondéeen 1937 à new York par l’Éthiopien Melaku E. Beyen sur ordre del’empereur Hailé Sélassié Ier, trouve ses origines dans le soulèvementpanafricain et populaire causé par la guerre italo-éthiopienne (1935-1941). Son objectif était de centraliser le soutien moral et financier offertpar les communautés noires à la cause éthiopienne. En 1950, des terresétaient données par l’empereur Hailé Sélassié Ier à Shashemene, dans leSud de l’Éthiopie, à l’intention des membres de l’EWF, pour les remer-cier de leur soutien pendant la guerre. Les premiers à s’y installer étaientMonsieur et Madame piper, originaires de Montserrat, Juifs noirs etmembres de l’EWF. Ils furent rejoints au début des années 1960 parquelques Afro-américains, musulmans, baptistes et rastafaris. Le premierrastafari jamaïcain est arrivé à Shashemene en 1965, suivi par lespremiers groupes de rastafaris jamaïcains à partir de 1968 (Bonacci2010 : 330-346). En Jamaïque en particulier, l’EWF apparaissait commel’organisation légitime à travers laquelle une installation en Éthiopiepouvait être réalisée (Ibid. 2013a). Le Local 15 de l’EWF, dirigé par Gad,était connu à Kingston, et Joseph owens, qui menait à l’époque sesenquêtes sur le mouvement rastafari, avait remarqué que :

« le groupe actuellement le plus insistant dans ses efforts pour rapatrier etqui agit le plus activement dans ce but est le Local 15 de l’Ethiopian WorldFederation. Les membres de ce Local ont presque complètement abandonnéla notion d’attente passive de leur délivrance [et] essayent actuellement delever des fonds pour envoyer des petits groupes en Éthiopie. […] Êtremembre de la Fédération est très important pour eux et beaucoup de leursexhortations font du prosélytisme. […] Les chefs du Local 15 sontconvaincus qu’une fois que les gens auront compris le potentiel de l’organi-sation, ils seront nombreux à la rejoindre, économiseront leur argent etrentreront bientôt à la maison en Afrique » (owens 1995 [1976] : 241-242).

Le Local 15 était donc, en termes de mobilisation pour le retour enÉthiopie, un des lieux les plus actifs et dynamiques. Il est intéressant denoter que leur prosélytisme était très lié au retour en Afrique, mais aussi à

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6. par exemple, un membre né en avril est de la tribu de Ruben, sa couleur est l’argent,sa faculté la foi, la part du corps qu’il représente les yeux, et le disciple du christ corres-pondant André. ce système d’identification s’est depuis diffusé au sein du mouvementrastafari, et il est courant que des non membres des Douze Tribus s’identifient à une tribu.pour la totalité des concordances, voir Van Dijk (1988 : 4-6) et Bonacci (2010 : 251-254).

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l’adhésion à l’EWF comme l’organisation qui allait le permettre. pourtant,la charte ouvrant le Local 15 de l’EWF n’avait pas été émise par les quar-tiers généraux new-yorkais de l’organisation panafricaine, mais par lerévérend Winston G. Evans qui présidait un Local de l’EWF à chicagodepuis 1947. Evans revendiquait une certaine indépendance des bureauxnew-yorkais7 et, en cela, illustrait la fragilité de l’EWF. Il avait rencontrél’empereur d’Éthiopie lors de la visite officielle éthiopienne aux États-Unis en 1954, et il avait visité l’Éthiopie en 1968. La photo de l’empereuret Evans se serrant la main apparurent dans les pages d’African Opinion,ce qui poussa Gad et son groupe à entrer en contact avec lui8. Lors de savisite en Éthiopie, Evans avait demandé et reçu des terres dans la régiondes montages du Balé, une région belle et reculée à l’est de Shashemene,dans le Sud éthiopien. En 1970, arrivant en Jamaïque avec la promessed’un accès facilité aux terres éthiopiennes, Evans était accueilli avecenthousiasme par les membres du Local 15. pourtant, devant l’absence deprogrès concret, Gad, accompagné par Ivan coore, membre de songroupe, décida de visiter la branche de l’EWF à chicago présidée parEvans. Ils en retournèrent bouleversés. non seulement Evans n’avait quequelques membres âgés dans son Local, mais il les avait évités afin de nepas risquer d’évoquer les questions financières qui auraient mené à uneconfrontation. Les deux Jamaïcains, déçus, revinrent à Kingston en quali-fiant l’EWF de « farce » et de « fraude » et reconnurent que la charteétablissant leur Local était peut-être illégitime9. L’investigation continua.Gad et des officiers de son Local visitèrent l’Éthiopie où ils restèrent unmois. Ils se rendirent dans le Balé et notèrent que les terres données àEvans avaient été négligées. Ils entrèrent alors en contact avec les rési-dents afro-américains et jamaïcains déjà installés à Shashemene et avec legouvernement éthiopien10. À leur retour, ils fournirent un rapport détailléaux membres du Local et une poignée symbolique de terre ramassée enÉthiopie leur fut présentée11. Voir cette terre était comme recevoir unepreuve tangible de sa disponibilité, pas dans le Balé bien trop lointain, maisà Shashemene. Le Local 15 comptait alors cent dix-huit membres très bienorganisés et se préparait à envoyer les premiers d’entre eux en Éthiopie.

Le Local 15 se tourna vers le Local 43 de l’EWF, présidé par SolomonWolfe, dont la charte avait été délivrée en 1958 par les quartiers généraux

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7. Ethiopian orthodox church, Archives, Révérend W. E. Evans, EWF chicago àG. Ascott, Kingston, 14 octobre 1967.

8. African Opinion, 1967, 8 (3-4) : 5 et entretien avec R. Morrison, Kingston, 22 mars 2002. 9. Entretien avec R. Morrison, Kingston, 22 mars 2002 et avec M. nevers,

Shashemene, 28 septembre 2003. 10. Entretiens avec R. Morrison, Kingston, 22 mars 2002 et E. Smith, Shashemene, 3 mai

2003.11. Entretien avec D. Martin, Shashemene, 28 janvier 2003.

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new-yorkais de l’EWF. Il était à l’époque le seul Local jamaïcain ayantdes liens actifs avec Shashemene (Bonacci 2010 : 224-227 et 234-236).Gad proposa que les membres du Local 15 rejoignent ceux du Local 43afin de pouvoir bénéficier de la légalité offerte par l’EWF. En l’absencedu président, alors en Éthiopie, Gad fut reçu avec réticence par les offi-ciers en charge du Local 43. L’aumônier du Local 43 relate sa réaction àla proposition de Gad :

« Quand Gad est venu donner les gens et l’argent à l’EWF, j’ai refusé.[…] Aucune organisation respectant ses dirigeants ne peut subitementdonner tout ça à une autre organisation sans une sorte d’accord sur ce quec’est, la consolidation ou la fusion de deux corps, et sous quelles condi-tions. […] Il ne peut pas donner son argent et ses gens puis nous dire defaire ceci ou cela. “Et qu’est-ce qu’il t’arrive à toi ?”, “comment ça sepasse dans ton administration ?” Ça ne peut pas se passer comme ça ! »12.

cette position défensive illustre l’importance donnée à l’administra-tion du Local 43 de l’EWF par ses propres officiers. Ils avaient surmontébien des difficultés en termes d’organisation : court-circuiter les canauxétablis de l’EWF contrôlés par des non-rastafaris, transformer l’EWFpour faire du rapatriement sa priorité, trouver des passeports et des visas,organiser des départs en avion, établir le Local en Éthiopie et essayer degarder les membres du Local jamaïcain mobilisés. L’impossible coopéra-tion entre ces deux branches allait avoir des répercussions sur la structu-ration du mouvement rastafari. Elle poussa à l’établissement formel desDouze Tribus d’Israël.

Quitter l’Ethiopian World Federation et devenir les Douze Tribusd’Israël

Depuis sa formation en 1968, le Local 15 avait développé une formebien particulière d’organisation interne qui s’appelait les Douze Tribusd’Israël, affiliée à l’EWF, avec la certitude que celle-ci était l’organisa-tion légitime à travers laquelle le rapatriement en Éthiopie pouvait seréaliser. L’impression d’avoir été trompés par le révérend Evans, qui utili-sait de façon frauduleuse le nom de l’EWF, et le refus du Local 43 – leseul à avoir des liens actifs avec Shashemene – d’y intégrer les nombreux

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12. Entretien avec B. J. Moody, officier de l’EWF, Shashemene, 1er avril 2003.

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membres du Local 15, poussèrent ces derniers à abandonner leursvelléités de collaboration avec l’EWF et à se replier sur leurs propresprincipes organisationnels, économiques et doctrinaires. ce sont ces prin-cipes qui étaient perçus comme une menace par les officiers du Local 43.À cause des disfonctionnements de l’EWF, les Douze Tribus décidèrentd’abandonner cette légitimité et de chercher par eux-mêmes les moyensde réaliser le retour. Un de ses membres l’expliqua ainsi :

« Même avec la Fédération, on fonctionnait Douze Tribus d’Israël.Deux organisations : on s’assemblait Douze Tribus, comme une Église.La Fédération était la part étatique. on fonctionnait Douze Tribus etFédération. Il était facile de laisser la Fédération et de garder les DouzeTribus d’Israël libre des attaques et des choses que le gouvernementpouvait faire. […] certains disaient que le Local 15 n’était pas légal, doncGad a dit : “Fonctionnons Douze Tribus”. Il y avait la Fédération, mais onétait prêts à faire quelque chose de positif, et elle avait l’air d’un sque-lette, comme d’un fantôme. Il n’y avait pas de corps exécutif à laFédération. La Fédération n’a ramené personne à la maison. […] Si laFédération dit qu’elle a envoyé des gens en Afrique, c’est Gad qui a faitça à travers les cotisations et en achetant des billets – aucun d’entre euxn’a fait ça. […] Si une enquête devait être faite sur la Fédération, elle iraiten prison. où est parti l’argent ? comme Marcus Garvey. Gad nous avaitprévenus que l’erreur de Garvey était un repère. Quelque chose d’autre,mais pas la Fédération. La Fédération est morte »13.

La distinction entre les deux organisations était faite en termes defonction : d’un côté une fonction statical, étatique, représentée parl’EWF, et de l’autre une fonction churchical, ecclésiastique, remplie parles Douze Tribus d’Israël. Alors que l’EWF était une organisationœcuménique où les rastafaris durent se battre pour être admis, les DouzeTribus formulèrent une doctrine unitaire que tous les membres accep-taient et qui excluait ceux qui ne la partageaient pas. cette doctrineincluait la mise en commun des ressources à travers une cotisation hebdo-madaire des membres. Sous l’égide de l’EWF, les fonds versés toutes lessemaines par les membres étaient adressés au révérend Evans et au Localde chicago. Après le rejet de l’EWF, les membres des Douze Tribuspouvaient disposer des fonds propres qu’ils rassemblaient. c’était le sensde la référence faite à Marcus Garvey, qui avait été accusé de fraude en1923, traduit en justice et emprisonné à Atlanta jusqu’à son expulsion desÉtats-Unis. La fraude financière aux conséquences si funestes pourGarvey était interprétée comme un précédent de celle de l’EWF, et il était

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13. Entretien avec M. nevers, Shashemene, 28 septembre 2003.

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dans l’intérêt des Douze Tribus de profiter des ressources qu’elles géné-raient. Le choix de la primauté du nom Douze Tribus d’Israël se fit en1973 mais s’appliqua rétroactivement depuis la fondation du Local 15 en1968. par conséquent, la date de fondation des Douze Tribus d’Israël est1968. La séparation des deux corps eut des conséquences visibles jusqu’àaujourd’hui à Shashemene, particulièrement en termes de légitimé, depouvoir et de sociabilité, mais aussi plus largement sur la diffusion inter-nationale du mouvement rastafari.

Eric L. Smith, le premier membre à rentrer en Éthiopie

né en 1949, Eric L. Smith grandit dans le quartier de Trench Town àKingston. Ses parents étaient chrétiens et en raison de leur pauvreté, ilquitta l’école vers l’âge de dix ans et apprit à se débrouiller. Versdouze/treize ans déjà, il fréquentait des rastafaris. Grâce eux, il avaitentendu parler des enseignements de Marcus Garvey et des missions de1961 et 1963 pour le retour en Afrique (Bonacci 2013b). À dix-neuf ans,il rencontra Gad dans ce quartier et devint l’un des premiers membres del’organisation qui fonctionnait alors sous le nom de Local 15 de l’EWF. Ilexpliqua quel était son objectif en devenant membre de l’EWF :

« Toute l’affaire, c’était de rentrer en Afrique, rapatrier en Afrique,c’était ça le cri du rastaman. c’était mon but et mon désir de retourner enAfrique. Alors j’ai rejoint la Fédération qui était un moyen d’aller enÉthiopie, parce qu’en ce temps-là, personne, moi inclus, ne pouvait vrai-ment se payer le voyage. Mais la Fédération travaillait collectivement ; unbillet pouvait être acheté pour tout membre choisi pour venir, et c’estcomme ça que j’ai eu la chance d’arriver ici »14.

Eric Smith avait rencontré le révérend Winston G. Evans lors de savisite à Kingston. Le jeune rastafari était devenu un membre exécutif15 de

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14. Entretien avec E. L. Smith, Shashemene, 3 mai 2003. 15. Le corps exécutif de chaque branche des Douze Tribus d’Israël était structuré par

douze « frères » représentant chacune des tribus (first bench) et leur ombre (shadows),douze autres frères siégeant sur le second bench ; par douze « sœurs » représentantchacune des tribus (first bench) et leur ombre, douze sœurs siégeant sur le second bench,ainsi que par Sister Dinah, portant le corps exécutif à quarante-neuf personnes. parailleurs, plusieurs responsabilités collectives étaient distribuées : un overseer, managergénéral de la branche, un trésorier, les responsables des comités de musique, d’art, d’acti-vités sociales, etc.

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l’organisation sous le nom d’Asher Ier, mais il laissa sa place à quelqu’und’autre. Au retour de la visite de Gad en Éthiopie, il fut rapidementappelé : était-il prêt à partir en Afrique ? Il répondit « oui », reçut sonbillet d’avion et eut très peu de temps pour se préparer au départ. Il laissaderrière lui une femme et un bébé de trois mois qui ne vécut pas long-temps. Il partit le 28 septembre 1972 pour l’Éthiopie où il arriva aprèsdeux jours de voyage et un transit à Londres. Après quelques jours àAddis-Abeba où il retrouva un étudiant jamaïcain boursier de l’État éthio-pien à l’Université, il fit la journée de bus pour arriver à Shashemene etfut accueilli par Desmond christie, membre de l’EWF venu d’Angleterrequelques années plus tôt. Les deux cent hectares de terres à la périphériede Shashemene avaient été divisées en juillet 1970 entre douze personnes,quelques petites maisons avaient été bâties, les terres étaient cultivées enpartie, le reste servant de pâturage (Bonacci 2010 : 350-357). Smith étaitle premier d’une série de personnes envoyées par les Douze Tribusd’Israël. Il fut suivi trois mois plus tard par Millward Brown (Dan) puispar Brother Green (Simeon) qui « ne pouvait pas supporter les conditionset [qui] repartit en Jamaïque »16. L’isolement physique et culturel de cettepetite communauté d’une vingtaine de personnes, le peu de ressourcesfinancières, l’accès difficile à l’eau potable et l’absence de structuremédicale formaient en effet des conditions difficiles. En 1973, BrotherLeard (Benjamin) arriva mais tomba rapidement malade et mourut àl’hôpital à Addis-Abeba. Il eut néanmoins le temps de faire passer auxpremiers membres installés en Éthiopie une information importante : ilfallait abandonner le nom et la structure de l’EWF, et ne plus faireconnaître l’organisation que sous le nom des Douze Tribus d’Israël.comme l’explique Smith, cela n’a pas transformé radicalement les rela-tions entre les rastafaris de différentes obédiences vivant à Shahemene :

« pour être honnête, les vieux membres de la Fédération considéraientles Douze Tribus comme quelque chose d’étrange. Ils étaient endoctrinésdans la Fédération, alors que les Douze Tribus parlaient de Jésus christcomme étant le Messie revenu, ce qui créait des différences entre nous etles vieux de la Fédération. Mais ce n’était pas suffisant pour créer unevraie division ; leur croyance est leur croyance et ils n’acceptent pas Jésuschrist et nous disons que Ras Tafari17 est Jésus christ révélé dans lapersonnalité de Sa Majesté Impériale [Hailé Sélassié Ier]. nous sommesorthodoxes, ce sont les enseignements orthodoxes, mais nous comprenons

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16. Entretien avec E. L. Smith, Shashemene, 3 mai 2003.17. Ras Tafari est le titre et le nom de l’empereur d’Éthiopie avant son couronnement

le 2 novembre 1930 à Addis-Abeba, où il devient Hailé Sélassié Ier, littéralement« pouvoir de la Trinité ».

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la différence et on n’en faisait pas un problème ; alors on a juste continuéavec eux comme avec des rastas »18.

La distinction entre les deux organisations était exprimée par Smith entermes théologiques : au-delà des administrations différentes, elle sefaisait autour de l’interprétation de la nature d’Hailé Sélassié. pour laplupart des rastafaris à l’époque, Jésus christ était encore considérécomme une prérogative des Églises chrétiennes d’origine missionnairedont le prosélytisme était associé simultanément à un « christ blanc » etau pouvoir colonial. Les rastafaris des Douze Tribus s’approprièrent lelangage chrétien et construisirent leur doctrine unitaire autour de lareconnaissance de la deuxième venue du christ dans la « personnalité »de l’empereur, tout en distinguant fermement les deux figures. cetteinterprétation se distinguait de celle de nombreux rastafaris pour lesquelsl’empereur d’Éthiopie était l’ultime incarnation du christ revenu. cebiais clairement « chrétien » des Douze Tribus d’Israël est un deséléments qui assura leur succès en Jamaïque, nation largement chrétienne,d’autant plus que de nombreux discours d’Hailé Sélassié faisaient réfé-rence à la Bible, au christ et à l’Église chrétienne d’Éthiopie. ces distinc-tions sur la nature d’Hailé Sélassié Ier eurent un impact important enJamaïque où les Douze Tribus représentaient une alternative doctrinaireet organisationnelle dans un champ déjà bien dense d’affiliations rasta-fari. En Éthiopie, la petite taille de la communauté n’a pas permisl’exacerbation des différends théologiques. Mais cette petite communautéde Shashemene fut touchée de plein fouet par la révolution éthiopienne deseptembre 1974 qui détrôna l’empereur, bouleversa le paysage social etpolitique de l’Éthiopie et installa un régime militaire au pouvoir, le derg.Associés à l’empereur à cause de leur foi et de leur accès privilégié à laterre, les rastafaris perdirent leurs terres et leurs maisons, perte entérinéepar la nationalisation de toutes les terres urbaines et rurales en mars 1975.Seules quelques bâtisses furent préservées et, craignant pour leur vie, laplupart des personnes vivant sur l’ancien don de terres quittèrentl’Éthiopie dans les années suivantes alors que la guerre civile, le rationne-ment et les nombreuses restrictions s’abattaient sur le pays. Un officier del’EWF, arrivé de Londres en Éthiopie en 1986 le dit clairement :

« ceux qui restèrent sont les vrais pionniers, parce que s’ils n’étaientpas restés, le don de terres aurait été… cela aurait été, pour ainsi dire, lafin du mouvement rasta, il aurait été réduit à un autre culte, comme leshippies. Mais le fait que nous ayons eu des terres offertes, en cadeau, qui

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18. Entretien avec E. L. Smith, Shashemene, 3 mai 2003.

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disaient merci pour l’aide de nos parents donnée à l’Éthiopie à travers laFédération, cela ne pouvait être réduit à un mythe »19.

ceux qui restèrent, rejoints par quelques jeunes membres des DouzeTribus, jouèrent donc un rôle important : au milieu du changement poli-tique et social qui s’emparait de l’Éthiopie, leur présence assurait un futurau mouvement rastafari en faisant prévaloir la réalisation du mythe sur lemythe lui-même. Ils n’étaient pourtant qu’une poignée de personnes, carle désir et l’organisation du retour étaient altérés et ralentis à cause de lasituation en Éthiopie.

Un retour ralenti par la révolution éthiopienne

Les membres des Douze Tribus étaient envoyés en Éthiopie selon leurordre d’enrôlement dans l’organisation. L’appel à tout quitter pour joindrele projet de rassembler les Douze Tribus à Shashemene n’est pas sansrappeler celui du christ demandant à ses disciples d’abandonner leursactivités et leurs familles pour le suivre, et de laisser « les morts enterrerles morts » (Matthieu 8, 22). Au vu de la situation en Éthiopie, certainsmembres n’ont pas eu le courage de laisser leurs femmes et leurs famillesen Jamaïque, mais d’autres l’ont fait. Anthony nevers (Issachar), arrivéen 1976, qui laissa derrière lui une femme enceinte et un enfant, serappelle des difficultés et des enjeux d’une telle décision :

« on sait qu’on est des cœurs de pierre [rires]. certains disaient qu’onavait un cœur de pierre, qu’on s’en fichait, mais ce n’était pas comme ça ;en vérité, nos bien-aimés nous ont beaucoup manqué. c’était un sacrificequ’on savait devoir faire, c’était une telle chance – ou une malchance ? –,mais c’était mon tour parce que j’étais de la tribu d’Issachar. J’avais justevingt ans. Un des plus jeunes arrivé à cette époque. Année après annéej’ai réalisé que c’était un pas courageux »20.

La peine et la détermination entremêlées sont palpables dans cesquelques phrases. L’allégeance à l’organisation, la certitude de participerà un projet plus grand, la possibilité de réaliser le rêve et la responsabilitéde représenter une des tribus à Shashemene prirent le dessus sur les situa-

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19. Entretien avec T. King, Addis-Abeba, 10 août 2003. 20. Entretien avec M. nevers, Shashemene, 28 septembre 2003.

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tions personnelles et familiales. Un sacrifice donc, qui reflétait le biaisprophétique mais aussi patriarcal du mouvement rastafari. Même si lesDouze Tribus s’étaient ouvertes à la participation des femmes aux fonc-tions internes et publiques de l’organisation, les initiatives masculinesprévalaient, exacerbées par la nature pionnière de l’installation àShashemene. ces ruptures personnelles et familiales en forme de départinfluencèrent par la suite les pratiques familiales à Shashemene, avec unesorte de « plus-value » accordée aux femmes jamaïcaines par rapport auxfemmes éthiopiennes qui étaient de langue et de culture différentes(Bonacci 2010 : 394-404). norval Marshall (Dan) est une exceptionparmi les membres des Douze Tribus d’Israël en Éthiopie. Arrivé en1976, il finança lui-même le voyage de son fils :

« comme nous étions membres de l’organisation, nous avons étéappelés pendant une réunion et le prophète nous a demandé si on étaitprêt à partir pour l’Éthiopie. Et nous avons dit : “oui”. “Es-tu prêt àlaisser ta femme et tes enfants ?” – parce que j’avais une femme et unpetit garçon. “Es-tu prêt à laisser tout ce que tu as ?” J’ai dit : “oui”. […]ce n’était pas son tour de venir [il parle de sa femme]. Les gens étaientclassés dans l’ordre de leur adhésion à l’organisation. Alors ils m’ontenvoyé là-bas et après ça ils me promirent que ma femme viendrait. Jevoulais que mon fils voyage avec moi, je ne le laissais pas. Alors je l’aiamené. on est venu ici »21.

L’organisation paya son billet d’avion, mais il lui restait deux choses àfaire. D’abord, obtenir un passeport valide. Le sien venant d’expirer, unmembre exécutif avec des relations au gouvernement le lui prit et lui entendit un neuf dès le lendemain, ce qui était l’un des avantages de parti-ciper à une organisation qui avait des contacts dans la classe moyenne,voire l’élite politique et sociale jamaïcaine. Ensuite, il organisa unesoirée, une dance où le reggae était à l’ordre du jour. c’était une pratiquecourante des membres qui partaient afin de lever les fonds qui facilite-raient leur installation en Éthiopie :

« ce fut la première et seule soirée de ma vie. À ce jour, je n’ai jamaisorganisé une autre soirée. c’était une soirée de départ et je suis venu avecbeaucoup d’argent, je ne me rappelle pas bien, mais je suis sûr d’êtrearrivé avec à peu près 5000 dollars jamaïcains à l’époque, ou plus, ce quipouvait me payer une jolie maison en torchis, comme ça, ou peut-êtreplus grand »22.

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21. Entretien avec n. Marshall, Shashemene, 27 septembre 2003.22. Entretien ibid.

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Les soirées des membres en partance avaient aussi un autre rôle :démontrer publiquement que les Douze Tribus envoyaient bien des gensen Éthiopie malgré le changement de régime. Les Douze Tribus se firentla réputation d’être « la maison du reggae ». plus que tous les autresgroupes rastafari, elles contribuèrent à l’explosion du reggae auquel ellesfaisaient référence comme « la musique du roi » (Hepner 1998a : 144).Les soirées des Douze Tribus évoquent encore de vifs souvenirs àKingston et assurèrent pour une bonne part leur succès23.

En décembre 1976, treize personnes de l’organisation firent ensemblele voyage pour l’Éthiopie. pour le premier départ de cette ampleur, leDaily Gleaner publia une photographie de ceux qui accompagnaient lesvoyageurs à l’aéroport, des « centaines d’heureux et joyeux “frères” et“sœurs” qui portent la bannière [chapeaux tricotés] de rouge, or et vert, lescouleurs du drapeau éthiopien »24. Six membres exécutifs et Sister Dinah(représentant la seule fille de Jacob, cf. Genèse 30, 21) étaient du voyageafin de pouvoir faire un rapport au quartier général, et six membrespartaient s’installer effectivement en Éthiopie. Seulement trois d’entre euxrestèrent : patrick campbell (zebulon), Vincent Wisdom (nephtali) etAnthony nevers (Issachar). L’un ne voulait pas abandonner sa femme enJamaïque, et les autres furent probablement découragés par l’atmosphèremilitaire qui régnait à Addis-Abeba et par la situation sociale tendue àShashemene. À mesure que les nouvelles du nouveau régime militaire enÉthiopie parvenaient en Jamaïque, les lettres écrites par les migrants trans-atlantiques étaient lues et commentées à Kingston. Elles disaient qu’au vude la situation de plus en plus difficile financièrement et socialement àShashemene, il fallait ralentir l’envoi des membres, leur sécurité nepouvant être assurée et aucune terre n’étant disponible pour faciliter leurinstallation. par conséquent, certains membres des Douze Tribus refusè-rent de partir quand leur tour arrivait, ce qui créait des tensions au sein dugroupe. Winston Simons, né en 1945, était de la tribu de Benjamin. Troispersonnes de la même tribu refusèrent de partir lorsque vint leur tour.Simons n’était que le quatrième sur la liste, mais en 1981 c’est lui quiarriva en Éthiopie. Sa femme le rejoignit rapidement à Shashemene où ilretrouva son frère aîné qui l’avait précédé en 1977. Les jeunes membresdes Douze Tribus arrivés à Shashemene durent survivre dans un environ-nement nouveau et politiquement instable. Ils apprirent la langue amha-

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23. plusieurs membres des Douze Tribus sont devenus des artistes de reggae mondia-lement connus, comme Bob Marley, Dennis Brown, Judy Mowatt, Fred Locks, FreddyMcGregor, Israel Vibrations ou Morgan Heritage. En 2001, l’organisation a lancé sonpropre label de reggae, Orthodox Muzik, basé à Kingston et à new York, qui produisit denombreux artistes issus des Douze Tribus.

24. Daily Gleaner, December 10, 1976.

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rique, et l’agriculture de subsistance ne suffisant pas à les nourrir, ilss’appuyèrent sur leur créativité en fabriquant des tables à café, despeignes, des lits et des armoires et tricotant des culottes, jusqu’à ce que lescontraintes sur l’accès aux matières premières limite leur économie dedébrouille. Tant que les conditions du pays permirent des relations avecl’extérieur, le contact et l’aide obtenus des branches internationales desDouze Tribus – en particulier des « grosses » branches dans les métropoles –jouèrent un rôle important dans la survie de la petite communauté, soumise,comme les Éthiopiens, au couvre-feu et au rationnement alimentaire.

Le développement international des Douze Tribus d’Israël

Une des conséquences indirectes de la révolution éthiopienne a été ledéploiement international des Douze Tribus d’Israël (Bonacci 2010 : 286-292). Avec des retours ralentis, l’organisation s’est développée et dix-huitbranches ont été établies : en 1976 à new York et Manchester (Royaume-Uni), en 1977 à Trinidad, en 1979 à Londres, en 1981 à Grenade, en 1985 àla Barbade, au canada (Toronto), à Los Angeles et Tobago, en 1986 auGuyana, au Kenya, au Ghana (Accra), et plus tard, dans les années 1990-2000, en Allemagne, en Australie, au Surinam, en nouvelle-zélande, enSuède et aux Îles cayman. L’ouverture de ces branches suivait un protocolesimilaire : une personne locale, avec l’autorisation du prophète Gad, sevoyait attribuer la responsabilité d’ouvrir la branche ; un Américain auxÉtats-Unis, un Trinidadien à Trinidad, un Kényan au Kenya, etc. L’amorced’organisation prenait le nom de Brotherhood of Rastafari, le temps que lesquarante-neuf membres exécutifs soient rassemblés. ce processus d’homo-logation permettait de protéger l’organisation des difficultés pouvant naîtrede branches incomplètes ou peu solides. Un membre de la branche deLondres explique les activités tenues par ces nouvelles branches :

« Gadman nous a dit : “L’objectif est de publier la parole et de rassem-bler les personnes. […] c’est très simple, tu fais les choses et quand tu asfini une étape tu auras des instructions supplémentaires”. Donc on avaitdes réunions de membres exécutifs, des réunions de membres, des soirées(dances) de membres exécutifs, des soirées de membres, des soirées decouleur [chaque couleur étant associée à une tribu], toutes les étapes desoirées et de célébrations, et on avait un programme avec des rencontresinternationales, [avec les thèmes vestimentaires] kaki, cuir, et costume »25.

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25. Entretien avec G. cohen, Addis-Abeba, 4 octobre 2003.

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Les soirées reggae des Douze Tribus contribuaient – avec des thèmesprécis de couleurs et de vêtements – à donner corps à l’existence socialede ces « tribus » d’Israël et à illustrer les étapes du développement dechacune des branches internationales. L’inclusion de personnes issues dela classe moyenne était déjà une des innovations importantes des DouzeTribus en Jamaïque (Van Dijk 1998 : 13-14) ; elle avait contribué à faireévoluer la composition sociologique du mouvement rastafari. Grâce àcette politique inclusive, souvent objet de critiques de la part d’autresrastafaris, les membres internationaux des Douze Tribus étaient issus enpartie de la classe moyenne ou salariée, et parfois de cultures et d’ethni-cités variées (Hepner 1998a : 142-143). À new York, l’organisation étaitinstallée dans des quartiers à majorité caribéenne et la plupart desmembres étaient des Jamaïcains. Mais à Los Angeles, par exemple, lesJamaïcains étaient beaucoup moins nombreux. La multiethnicité caracté-ristique de cette métropole se reflétait parmi les membres des DouzeTribus : Jamaïcains, caribéens, mais aussi Afro-américains, chicanos ouEuro-américains. Des Blancs pouvaient devenir membres et affluaient,notamment au Royaume-Uni, attirés par la culture, la musique et lasymbolique rastafari, ce qui contribuait à fortement distinguer les DouzeTribus d’Israël des autres affiliations rastafaris.

Dans le prosélytisme de chacune des branches des Douze Tribusd’Israël, le thème du retour en Afrique et précisément à Shashemene étaitun moteur essentiel. « L’Éthiopie est la clé des Douze Tribus », soulignele fondateur de la branche new-yorkaise ; c’était l’objectif vers lequel setendaient les efforts collectifs et financiers, même si pendant plusieursannées les arrivées en Éthiopie se firent rares26. Après Brother Karl(zebulon) envoyé par la branche new-yorkaise en Éthiopie en 1979, lesdeux suivants, envoyés en 1981, furent Handell paris (Ruben) de newYork et Brother David (Issachar) d’Angleterre. ne pouvant obtenir destatut en Éthiopie, ils furent déportés en Tanzanie par le régime militaireéthiopien où Handell paris décéda. Les nouvelles installations étantremises en question, les branches internationales, dès qu’elles lepouvaient, cherchèrent à envoyer leurs membres exécutifs à Shashemenepour une visite et un rapport détaillé aux membres. Rapide dans le cas denew York, cette mobilité pouvait prendre plusieurs années de préparationquand elle venait d’ailleurs. Dans les années 1980, six branches purentainsi envoyer leurs membres exécutifs ; une preuve de leur bon fonction-nement et une étape dans leur développement. À Shashemene, les photo-graphies personnelles de certains résidents témoignent de l’importance deces visites. nouvelle-zélande, Trinidad, Angleterre, États-Unis, Allemagne,canada, le monde entier passait à Shashemene avec les visages de toutes

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26. Entretien avec L. curtis, new York, 16 avril 2006.

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les tribus et de toutes les couleurs. chez certains résidents, les photogra-phies d’enfance ou de parents sont rares et la plupart des images qu’ilspossèdent illustrent ce brassage des Douze Tribus, vécu comme unegrande famille internationale.

Le soutien moral et financier ponctuel offert par ces visiteurs étaitimportant pour les branches qui les avaient envoyés, car leur prosélytismepour Shashemene s’en voyait renforcé. Mais il l’était plus encore pour lesrésidents en Éthiopie. Le fondateur de la branche new-yorkaise parlaitfranchement du rôle joué par l’organisation auprès des membres résidentsà Shashemene : « on les a maintenus en vie »27. Avec la chute du gouver-nement militaire et le changement de régime en 1991, les frontières del’Éthiopie se sont rouvertes et, en 1992, une coalition internationale derastafaris organisaient trois semaines de célébrations en Éthiopie pourfêter le centenaire de l’empereur Hailé Sélassié Ier. cet événement signa-lait une reprise des retours vers l’Éthiopie pour les rastafaris. Desmembres des branches internationales des Douze Tribus visitèrent cepays en finançant eux-mêmes leur voyage si leur branche mettait trop detemps à faire les choses dans « l’ordre » et à y envoyer les membresexécutifs. La tendance s’accentua surtout vers la fin des années 1990, cequi montrait que les membres des Douze Tribus avaient une mobilitésociale plus aisée que lorsque l’organisation fonctionnait seulement enJamaïque. De plus, quand les membres jamaïcains migraient dans lesmétropoles anglophones – où ils pouvaient généralement améliorer leurniveau de vie –, ils s’inséraient dans les branches locales et donnaientforme au réseau international formé par les Douze Tribus d’Israël. AlbertAllen (Issachar) en est un bon exemple.

Enseignant de mathématiques né en 1956 en Jamaïque, Albert Allennourrissait l’espoir de s’installer à Shashemene. Face au ralentissementinduit par la révolution éthiopienne, il migra pour l’Angleterre en 1987,saisit l’opportunité de se spécialiser comme ingénieur civil et partit pourles États-Unis en 1991. Il s’installa à new York mais voyagea beaucoup.craignant de rester bloqué aux États-Unis, et grâce aux encouragementsd’autres membres, il partit pour l’Éthiopie en 1997. Il finança son proprevoyage car :

« une des choses que nous avons appris au début, c’est que quiconquepeut payer son voyage doit le faire pour lever la pression sur l’organisa-tion ; alors nous avons payé notre voyage et nous sommes allés enAllemagne parce qu’il y a une maison [branche locale des Douze Tribus]en Allemagne ; nous sommes restés six semaines, et depuis l’Allemagne

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27. Entretien ibid.

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nous sommes arrivés en Éthiopie. nous sommes arrivés avec deux centcinquante dollars et l’intention d’ouvrir une école »28.

Allen arriva avec plus d’argent que ses prédécesseurs vingt-cinq ansplus tôt. Il était aussi plus âgé qu’eux, avec plus d’expérience profession-nelle et des compétences reconnues d’enseignant. Mais comme eux, illaissa derrière lui une femme et six enfants. Les branches internationalesservaient de repères et de relais pour les membres jamaïcains sur la routedu retour. D’autres furent dans son cas, tel Winston Laurence (Gad),Jamaïcain lui aussi et membre depuis 1975. Il partit d’abord pourl’Allemagne où il resta un mois, puis vers le Ghana en 1993 où il restacinq ans alors que la branche locale se développait. En raison de la malariaet de problèmes sanitaires, Laurence décida de quitter les côtes africaineset d’aller vers l’Éthiopie en 199829. Avec un nombre accru autour du mille-nium (2000) et du millenium éthiopien (en 2007), les rastafaris ontcontinué leur retour en Éthiopie. Depuis 2007, les Trinidadiens en particu-lier, membres des Douze Tribus d’Israël, ont fait une entrée en force sur lascène éthiopienne. À Shashemene, les dix-huit parcelles octroyées auxrésidents par le gouvernement en 1986 (Bonacci 2010 : 389-391) nepouvaient suffire à accueillir l’afflux renouvelé de rastafaris ; ceci avecune conséquence importante : la monétarisation des terres existantes :

« Très rapidement, la terre devint très monétarisée parce que despersonnes venaient de l’ouest et voulaient acheter de la terre. pour lapremière fois, les Éthiopiens avaient une raison de vouloir contrôler cetteterre, parce qu’elle valait de l’argent »30.

Dans un environnement très différent au début des années 2000, surdes terres non plus rurales mais faisant partie des terres urbaines deShashemene et contrôlées par la municipalité, les rastafaris se sontinstallés par centaines ; certains d’entre eux devenant des intermédiairesentre les nouveaux arrivants et les autorités locales, ce qui pouvait ainsifaciliter l’accès à la terre. Membres des Douze Tribus d’Israël, membresd’autres organisations rastafari (Ethiopian World Federation, EthiopiaAfrica Black International Congress, Theocratic Nyahbinghi Order), maisaussi rastafaris non-affiliés à ces organisations, ils sont près de huit cent àvivre aujourd’hui à la périphérie de Shashemene31 dans ce qui est connucomme le jamaica sefer, ou « quartier jamaïcain » (MacLeod 2012).

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28. Entretien avec A. Allen, Shashemene, 9 septembre 2003.29. Entretien avec W. Laurence, Shashemene, 24 septembre 2003. 30. Entretien avec G. cohen, Addis-Abeba, 4 octobre 2003.31. Au début 2010, la population de la ville de Shashemene était estimée à 120.000 habitants.

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Les nouveaux enjeux des Douze Tribus d’Israël

Les Douze Tribus d’Israël ont perdu leur fondateur, Vernoncarrington, dit prophète Gad, le 22 mars 2005. Des funérailles ont étécélébrées à Kingston en Jamaïque et deux résidents en Éthiopie ont étéinvités à faire le voyage. Le livret publié à cette occasion témoigne enimages de l’humble début des Douze Tribus dans les ghettos de Kingstonet démontre – avec des textes envoyés par la plupart des branches interna-tionales – l’ampleur acquise par l’organisation. pourtant, comme danstant d’Églises et de congrégations, la disparition du leader charismatiqueet autoritaire laisse la porte ouverte à des luttes de pouvoir. plusieurspersonnes se réclament de l’autorité et de la légitimé du fondateur, ce quise reflète d’une double manière : d’une part par l’ouverture dans le nordde l’Éthiopie, à Bahar Dar, d’une communauté de membres des DouzeTribus, en grande partie venus d’Europe du nord et des États-Unis et quin’ont qu’un contact distendu avec les membres vivant à Shashemene ; etd’autre part, à Addis-Abeba, par le fait que des membres s’attèlent àl’ouverture formelle d’une branche éthiopienne de l’organisation pourlaquelle ils essayent de réunir un corps exécutif de quarante-neufpersonnes. par ailleurs, à Shashemene, l’organisation a débuté unprogramme de maisons communes piloté par les branches internationales,pouvant accueillir les nouveaux arrivés et multipliant les espaces desociabilité.

En novembre 2012, les Douze Tribus tenaient une fête définie commel’étape du développement de l’organisation signalant l’heure du retourpour tous les membres : l’Ethiopian Ball ou Shama Ball. Tous lesprésents devant porter le tissu traditionnel éthiopien, le shama. L’afficheannonçant l’événement (cf. illustration ci-après) porte tous les symbolescaractéristiques des soirées des Douze Tribus : le nom inscrit entrel’étoile de David et la croix chrétienne, représentant le double héritagehébreu et chrétien dont se réclame la couronne éthiopienne ; les douzeétoiles représentant les douze tribus ; les indications vestimentaires, soitl’habit éthiopien pour quatre soirs (Shema dance) et en rouge pour lecinquième soir (la couleur associée au mois de novembre, qui est celui dela tribu de Gad) ; la mention soirée ouverte aux seuls membres ou aupublic plus large ; la photographie de la famille royale éthiopienne ; descitations de l’empereur Hailé Sélassié Ier et de la Bible ; et le programmeprécis : dévotion, musique, spectacle. La liste des artistes est composéede membres résidents, de visiteurs internationaux et de quelques invitéséthiopiens.

Les luttes internes pour le pouvoir sur l’instrument organisationnel nepouvant être totalement tues pour l’occasion, cet événement signala un

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Le poster de l’Ethiopian Ball tenu à Addis-Abeba et à Shashemene,

novembre 2012

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tournant : le futur des Douze Tribus d’Israël se dessinera autour dusoutien ou non à l’héritier de la couronne éthiopienne, le petit-fils del’empereur Hailé Sélassié Ier, zere Yacob Asfa Wossen. Accueilli pendantles années d’exil par les membres des Douze Tribus à Manchester, leprince héritier est proche de l’organisation depuis longtemps et en estvenu à incarner, pour certains des membres, la figure du christ représentéauparavant uniquement par Hailé Sélassié. La restauration de la monar-chie éthiopienne était annoncée comme une certitude par le prophèteGad32, préfigurée, pour les membres, dans une telle soirée officiellementprésidé par zere Yacob Asfa Wossen. Mais alors que la couronne éthio-pienne n’existait plus sur l’échiquier politique éthiopien, les membres desDouze Tribus se divisèrent sur l’interprétation de la nature du prince héri-tier, royale et/ou divine, et sur le rôle qui lui était accordé : remettre lamonarchie au pouvoir en Éthiopie, donner un nouveau souffle à l’organi-sation, perpétuer la vision des rastafaris à l’aube du XXIe siècle. commesi un nouveau roi en Éthiopie pouvait permettre que le retour et toutes sespromesses se réalisent.

Conclusion

L’engagement dans l’Ethiopian World Federation puis la séparationd’avec l’organisation panafricaine historique signale la naissance d’uneautre organisation au sein du mouvement rastafari : les Douze Tribusd’Israël. cette séparation était due à la fragilité structurelle de l’EWF etétait facilitée par la doctrine particulière des Douze Tribus qui donnaitforme à un corps collectif soudé et cohérent. cette doctrine étaitinfluencée par la théologie de charles Fillmore et adaptée au contextejamaïcain pour permettre l’identification des membres aux tribus disper-sées d’Israël, tout en investissant la sphère culturelle et la musique reggae.Version moderniste du mouvement rastafari et acteur majeur des transfor-mations du mouvement rastafari depuis la fin des années 1960, les DouzeTribus tirent aussi leur succès de l’accent mis sur une des continuitésstructurantes du mouvement rastafari : le retour en Afrique. Ainsi, lesDouze Tribus sont elles-mêmes à la fois structurantes du désir de retour etstructurées par la pratique du retour. La seule organisation rastafari à avoirfinancé le départ de ses membres pour l’Éthiopie, le retour physique enAfrique, en particulier à Shashemene, en Éthiopie, était l’objectif principal

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32. carrington (1997), interview radiophonique par Mme Andrea Williams sur IRIEFM en Jamaïque.

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de ses branches jamaïcaines et internationales. L’envoi des membresexécutifs pour effectuer des rapports sur Shashemene autant que l’envoi demembres pour leur installation selon l’ordre de leur enrôlement dansl’organisation étaient planifiés, même si cela ne s’est pas toujours passédans l’ordre établi. La réticence de certains membres à partir pourl’Éthiopie était vive, particulièrement après la révolution de 1974, à causedes difficultés de la vie quotidienne sous un régime militaire. Après lechangement de régime en Éthiopie en 1991, le nombre croissant demembres prêts à partir sans attendre leur tour a mis à mal le plan originel.

Durant les années 2000, des membres des Douze Tribus venant d’hori-zons très différents se sont retrouvés à Shashemene. L’expansion interna-tionale de l’organisation s’y reflétait, mettant à mal la primauté desJamaïcains dans le mouvement. Aujourd’hui, les membres des DouzeTribus forment une majorité des résidents à Shashemene et l’organisationest à un tournant. La diversité ethnique et économique de ses membres,l’adaptation aux réalités éthiopiennes et une doctrine se reconfigurantautour de la personnalité du petit-fils de l’empereur d’Éthiopie sontautant d’éléments illustrant les profonds changements que les DouzeTribus d’Israël continuent d’imprimer au mouvement rastafari interna-tional. Le retour des Douze Tribus d’Israël en Éthiopie démontre la capa-cité des rastafaris à créer les outils organisationnels et à constituer lesressources dont ils ont besoin pour accomplir leurs objectifs et atteindrela terre imaginée, leur terre promise. cet espace social du retour se voitbalisé par les mécanismes d’une affiliation religieuse peu connue, etl’espace intellectuel du retour s’est enrichi des histoires de vies enchevê-trées autour de l’Atlantique, histoires qui donnent de l’épaisseur aux rela-tions entre l’Afrique et les Amériques.

Bibliographie

Sources

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