Paul Tallio Master 2 Théorie et analyse du droit, Université Paris Ouest Nanterre La Défense Année 2014/2015 Le principe de dignité comme respect de soi La traduction juridique d’un sentiment: de l’estime de soi au respect de soi « La coutume est un lien tenace, et souvent, aussi, para- lysant, un ciment solide. Usage, mœurs, droit restent longtemps une seule et même chose, et n’en maintiennent que plus sûrement les valets en sujétion. » Ernst Bloch Depuis la fin de la seconde guerre mondiale, la notion de dignité a pris un tournant parti- culier dans les systèmes juridiques contemporains. En effet, à la sortie de la guerre, ce principe a été consacré dans de nombreux actes constituants 1 mais il n’a pas emporté pour autant l’unanimité au sein de la doctrine. Nombreuses sont les controverses autour de la fonction de ce principe dans les systèmes juridiques et, plus particulièrement, sur son contenu. Pour certains auteurs, dont R. Alexy, la dignité est un principe fondamental du droit et, du fait de son caractère fondamental, elle fonde à elle seule une hiérarchie axiologique fixe 2 . « Cependant, le fait que cette 1 Voir en ce sens l’exemple de la Loi fondamentale allemande, adoptée le 23 mai 1949, qui pose dès l’article 1 « Di- gnité de l'être humain, caractère obligatoire des droits fondamentaux pour la puissance publique ». Voir également, pour le droit international, la Déclaration Universelle des droit de l’Homme, adoptée le 10 décembre 1948, en son article premier qui pose que « tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits. Ils sont doués de raison et de conscience et doivent agir les uns envers les autres dans un esprit de fraternité ». 2 Une hiérarchie axiologique fixe est un ordre au sein duquel la norme qui en constitue le fondement est fixe, elle ne varie pas en fonction des contextes et trouve à s’appliquer de manière automatique à toutes les cas. Une hiérarchie axiologique fixe s’oppose, en ce sens, à une hiérarchie axiologique mobile qui, au contraire, s’adapte aux contextes rencontrés et ne s’organise pas autour d’un axiome unique. Pour approfondir, cf V. Champeil-Desplats, « Raisonne-
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Paul Tallio
Master 2 Théorie et analyse du droit,
Université Paris Ouest Nanterre La Défense
Année 2014/2015
Le principe de dignité comme respect de soi
La traduction juridique d’un sentiment: de l’estime de soi au respect de soi
« La coutume est un lien tenace, et souvent, aussi, para-
lysant, un ciment solide. Usage, mœurs, droit restent
longtemps une seule et même chose, et n’en maintiennent
que plus sûrement les valets en sujétion. »
Ernst Bloch
Depuis la fin de la seconde guerre mondiale, la notion de dignité a pris un tournant parti-
culier dans les systèmes juridiques contemporains. En effet, à la sortie de la guerre, ce principe a
été consacré dans de nombreux actes constituants1 mais il n’a pas emporté pour autant
l’unanimité au sein de la doctrine. Nombreuses sont les controverses autour de la fonction de ce
principe dans les systèmes juridiques et, plus particulièrement, sur son contenu. Pour certains
auteurs, dont R. Alexy, la dignité est un principe fondamental du droit et, du fait de son caractère
fondamental, elle fonde à elle seule une hiérarchie axiologique fixe2. « Cependant, le fait que cette
1 Voir en ce sens l’exemple de la Loi fondamentale allemande, adoptée le 23 mai 1949, qui pose dès l’article 1 « Di-gnité de l'être humain, caractère obligatoire des droits fondamentaux pour la puissance publique ». Voir également, pour le droit international, la Déclaration Universelle des droit de l’Homme, adoptée le 10 décembre 1948, en son article premier qui pose que « tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits. Ils sont doués de raison et de conscience et doivent agir les uns envers les autres dans un esprit de fraternité ». 2 Une hiérarchie axiologique fixe est un ordre au sein duquel la norme qui en constitue le fondement est fixe, elle ne varie pas en fonction des contextes et trouve à s’appliquer de manière automatique à toutes les cas. Une hiérarchie axiologique fixe s’oppose, en ce sens, à une hiérarchie axiologique mobile qui, au contraire, s’adapte aux contextes rencontrés et ne s’organise pas autour d’un axiome unique. Pour approfondir, cf V. Champeil-Desplats, « Raisonne-
notion ne soit jamais définie ou justifiée de manière précise conduit certains auteurs à soutenir
qu’elle n’est en réalité qu’un simple slogan, c’est-à-dire une simple formule rhétorique sans au-
cune signification pratique »3. Cette opposition conduit à chercher une voie médiane, pour tenter
de comprendre les enjeux liés à ce principe juridique et qui le rendent si controversé dans son
utilisation. Pour développer cette approche, la réflexion s’articulera autour de la différenciation
entre l’éthique et la morale proposée par Paul Ricœur4. Cette distinction permettra d’envisager diffé-
remment le rôle du principe de dignité dans le droit positif actuel et, plus largement, sa mobilisa-
tion en tant que moyen opérant par les juridictions.
La question qui fonde cette réflexion est celle de savoir si les débats se situent au niveau
adapté. En effet, le principe de dignité semble peu consensuel dans la doctrine mais dispose ce-
pendant d’une large audience. Une contradiction apparaît donc entre le fait que ce principe soit
largement usité et le fait qu’il ne fasse pas, pour autant, l’unanimité. Si l’usage de ce principe peine
à être étudié par la doctrine, n’est-ce pas en raison de l’approche adoptée ? Le principe de dignité,
dans l’utilisation qui en fait au sein des systèmes juridiques contemporains, relèverait à notre sens,
d’une particularité qui est de ne pas être un principe technique5. Ainsi, l’analyse théorique de ce
principe nécessiterait de se départir du postulat de la logique comme moyen d’étude du droit.
Cette épistémologie, postulant que la logique comme outil de compréhension du droit lié à une
perception du droit, ne serait pas adaptée pour l’étude de ce principe. Le principe de dignité,
comme nous souhaitons le démontrer, ne peut répondre à cette injonction logique externe
puisqu’elle relève d’un autre niveau. La dignité serait, en effet, de l’ordre du sentiment6 et relève-
rait, ainsi, d’une autre sphère que celle de la logique rationnelle. De ce fait, toute tentative d’en
dresser un contenu fixe serait vaine puisqu’on ne peut donner de contenu fixe et ultime au senti-
ment. La dignité, en tant que concept émotionnel pose problème, en ce sens, à l’ordre juridique
ment juridique et pluralité des valeurs : les conflits axio-téléologiques de normes », Analisi e diritto, dir. P. Comman-ducci et R. Guastini, 2001. 3 Andorno Roberto, « Juste un mot », Journal International de Bioéthique 3/2010 (Vol. 21), p. 11-12. 4 Philosophe français, il développa la phénoménologie et l'herméneutique, en dialogue constant avec les sciences humaines et sociales. Il s'intéressa aussi à l'existentialisme chrétien et à la théologie protestante. Son œuvre est axée autour des concepts de sens, de subjectivité et de fonction heuristique de la fiction, notamment dans la littérature et l'histoire. 5 « Comme nous l’avons dit l’usage conjoint du principe de dignité avec d’autres principes n’est pas propre au droit français ; le juge constitutionnel allemand lui-même préfère toujours privilégier un principe précis et technique et ne se référer à la dignité seule qu’en dernier recours (nous soulignons)», in COSSALTER Philippe, « La dignité humaine en droit public français : l’ultime recours », Conférence-débat du CDPC, consulté le 14/05/2015. URL : http://www.revuegeneraledudroit.eu/blog/2014/11/06/la-dignite-humaine-en-droit-public-francais-lultime-recours/#.VVRuavntmko . 6 Ici, la notion de sentiment est à entendre dans le sens suivant : « Conscience que l'on a de soi et du monde exté-rieur », définition donnée par le Centre National des Ressources Textuelles et Lexicales.
rationalisé mais, dans une perspective moins logistique, la dignité est un formidable critère
d’évolution du droit7.
1. La monotonie de l’ordre juridique
L’ordre juridique, tel que développé par Hans Kelsen, est présenté par les normativistes
comme « monotone »8 du fait de l’ontologie hiérarchique qui le fonde. La question de la monoto-
nie de l’ordre juridique est importante puisqu’elle permettrait de comprendre un processus inhé-
rent au droit : le phénomène de l’éternisation9 des normes. Ce phénomène, autrement appelé réifica-
tion, rigidifie le contenu du droit conduisant les systèmes juridiques. Ainsi, de structures dyna-
miques permettant d’amplifier et d’universaliser les évolutions sociétales, ils se muent en struc-
tures rigides portées sur un contenu précis qui entre en décalage avec la réalité sociétale. L’analyse
de cette qualité structurelle du droit permettra de cerner l’importance de l’intégration progressive
du sentiment dans les systèmes juridiques.
Le droit, en tant système formel de la société, a été pensé autour de la mise en harmonie
des rapports externes entre les individus10. Forme sans fond, la philosophie kantienne proposait
ainsi une séparation entre la morale et le droit, « la morale s’identifia alors à un ensemble, avant
tout intérieur, de droits subjectifs, au droit d’obéir au devoir que dicte la conscience, devoir qu’il
est impossible d’imposer, et par conséquent aussi d’interdire, de l’extérieur »11. C’est dans cette
dynamique que H. Kelsen s’est inscrit lorsqu’il a proposé d’établir une science du droit destinée à
n’étudier le droit que sous son angle formel. La morale, trop aléatoire dans son évolution et pri-
vée de caractère empiriquement universel, ne devait donc pas entrer en compte dans l’analyse
scientifique du droit12. En instaurant la catégorie d’ordre juridique, comme caractère universel du
droit, H. Kelsen faisait un pas important dans la dissociation du droit et de la morale. Le droit, en
7 Cf. La controverse Jhering/Kohler sur Shakespeare et, plus précisément, autour du « jugement de Porcia » que l’on trouve dans William Shakespeare (trad. François Laroque, préf. François Laroque), Le Marchand de Venise [« The
Merchant of Venice »], Paris, Librairie Générale Française, coll. « Livre de Poche / Théâtre de poche », 2008. 8 Otto Pfersmann, Gérard Timsit, Raisonnement juridique et interprétation, De republica, 2001, pages 30 et suiv. 9 Ernst BLOCH, Droit naturel et dignité humaine, [1961], Paris, Edition Payot & Rivages, 2002. Traduit du français par Denis AUTHIER et Jean LACOSTE. p-102. 10 On retrouve ici la pensée kantienne du droit : « En soi, la philosophie Kantienne du droit n’avait rien à voir avec une réification des moyens juridiques, encore moins avec une éternisation de propositions juridiques empiriques ; son principe n’était pas l’Etat mais la coexistence d’individus libres », in Ernst BLOCH, Droit naturel et dignité humaine, op. cité, p-102. 11 Ernst BLOCH, Droit naturel et dignité humaine, op. cité. p 68-69. 12 « Le problème de la justice étant, en tant que problème de valeur, extérieur à une théorie du droit, qui se limite à une analyse de ce droit positif qui constitue la réalité juridique, mais étant par ailleurs d'une importance décisive en ce qui concerne la politique juridique », in H. Kelsen, La théorie générale du droit, L.G.D.J, 1997, première préface.
tant que structure formelle se détachait d’un contenu ontologique déterminé et se libérait ainsi de
toute emprise temporelle13. Mais, pour pouvoir observer le fonctionnement des systèmes juri-
diques, H. Kelsen avait besoin d’y insuffler « la normativité suffisante », chose qu’il réalisa par le
moyen de sa norme fondamentale, hypothèse scientifique « logico-transcendantale ». Cette dernière
permettait, en outre, de clôturer l’ordre juridique, condition nécessaire pour pouvoir observer
scientifiquement ce qui se passait en son sein. La norme logico-transcendantale, en tant
qu’hypothèse scientifique, dispose ainsi d’une fonction de postulat permettant l’observation. Sans
cette Grundnorm, l’ordre juridique est un système rigide au sein duquel la fonction récursive14 n’est
pas active. C’est une forme figée qui n’a pas de comportement autonome, elle est « monotone »15.
Cette monotonie se caractérise par une ontologie hiérarchique qui se matérialise par un
lien fonctionnel entre les normes des systèmes juridiques conditionnant leur validité. De ce fait,
au sein des systèmes juridiques, la conformité à la norme supérieure est une exigence de confor-
mité partielle, c’est-à-dire par rapport aux conditions nécessaires et suffisantes en termes de vali-
dité16. Pour H. Kelsen, le droit était donc considéré comme un système dynamique au sens où
« une norme appartient au système si elle a été produite conformément à une norme supé-
rieure »17, c’est-à-dire si les conditions nécessaires et suffisantes en termes de validité ont été res-
pectées. Cette catégorie s’oppose au système statique caractérisé comme un ensemble au sein
duquel une norme lui appartient « si son contenu n’est pas contraire à une norme supérieure »18.
Michel Troper a cependant démontré que les systèmes juridiques n’étaient pas seulement dyna-
miques mais également statiques dans la mesure où les autorités n’étaient pas seulement habilitées
à produire une norme, mais également « à lui donner un tel contenu »19. La conformité partielle
ne serait pas seulement formelle mais également matérielle.
13 Ainsi, pour Otto Pfersmann, l’ontologie hiérarchique « permet d’interpréter certains énoncés comme la formula-tion des normes d’un système qu’il est ainsi possible d’étudier, mais cette normativité étant explicitement postulée, elle ne dit rien sur la valeur intrinsèque de ces normes, sur leur valeur objective ou sur leur conformité à la morale ou sur une quelconque considération susceptible d’entraîner un sentiment d’obligation envers elles. […] Elle exclut en effet toute problématique de justice ou de moralité et amène à qualifier d’idéologie tout argument théorique ou doc-trinal externe à ces prémisses. Tous les raisonnements où transparaît une quête de quelque chose de plus que ce qui est dérivable à partir de ces données sont rejetés en dehors du « droit ». », in Otto Pfersmann, Gérard Timsit, Raison-nement juridique et interprétation, op. cité, p. 17. 14 « Un système hiérarchisé est un ensemble pour lequel les critères d’appartenance de chaque élément sont détermi-nés par un autre élément en termes de procédure de production et de production uniquement. C’est la conséquence de l’application d’une fonction récursive de la normativité : une norme (du système donné) est ce qui est désigné comme telle par une norme du système. Un énoncé normatif E a pour signification une norme Nn
i appartenant au système S si et seulement s’il a été produit conformément à une norme Nn
i-1 (l’indice inférieur indique le numéro d’ordre d’une norme dans une catégorie, l’indice supérieur le degré hiérarchique) », in Otto Pfersmann, Gérard Tim-sit, Raisonnement juridique et interprétation, op. cité, p. 18. 15 Otto Pfersmann, Gérard Timsit, Raisonnement juridique et interprétation, op. cité, p. 30 et suiv. 16Ibid. 17 Michel Troper, La philosophie du droit, P.U.F. « Que sais-je ? », 2011, p. 55 18 Ibid. 19 Ibid.
Cette rigidité formelle, que représente la monotonie du système, se communique donc
aux normes dont il est composé, pour le dire autrement la monotonie ne serait pas seulement
formelle, elle sera également matérielle, ce qui correspondrait à la caractérisation des systèmes
juridiques selon Michel Troper. En appliquant cette vision des systèmes juridiques à la fonction
récursive proposée par Otto Pfersmann, il s’en suit que les possibilités de concrétisation d’une
norme Nn i ne serait possible qu’en respectant les conditions (formelles et matérielles) nécessaires
de validité posées par la norme Nn i-1. Si l’on se situe dans le cadre de l’ontologie hiérarchique, les
possibilités laissées aux juges20 dans le choix de « concrétisations particularisantes » seraient donc
réduites par cette exigence de conformité formelle et matérielle.
Cette monotonie, caractéristique de l’ordre juridique, pose problème dans la mesure où
elle inscrit le droit dans un processus d’éternisation. Dans la philosophie kantienne, le droit est pen-
sé comme l’organisation des rapports externes dans la société, entendus ici comme les rapports
entre individus en opposition avec les rapports internes, entre l’individu et son intimité réfléchis-
sante, caractéristiques de la morale21. Mais cette monotonie intrinsèque conduit le contenu du
droit à s’éterniser et, ainsi, à rentrer en décalage avec la réalité sociétale. Cette tendance n’est pas
propre à l’époque actuelle dans la mesure où Kant lui-même, après avoir développé une vision
formaliste du droit, croyait pouvoir déceler dans « le caractère implacable de ces conditions, dès
qu’elles sont posées, […] cet aspect sacré qui chez lui n’appartient pas à l’Être, mais au Devoir, et
uniquement à lui »22. Ainsi, « la loi positive poussée jusqu’au bout simule en intensité (implacabili-
té) ce qui lui manque en qualité (coexistence d’individus libres) »23, le droit « oublie » la raison
première de son existence : il se réifie. Ce processus n’est pas propre au droit et a été étudié par
différents courants de la philosophie dont celui des théories de la reconnaissance. Nous nous
intéresserons ici tout particulièrement au concept constitutif de reconnaissance développé par
Emmanuel Renault24.
20 « Par « juge » nous n’entendons pas nécessairement ce que tel ou tel système qualifie ainsi mais tout organe appelé à appliquer, sous forme de décisions motivées, des normes générales à des cas particuliers, uniquement soumis, pour cette tâche, à des normes générales et non à des normes individuelles (indépendance), les titulaires de ces fonctions bénéficiant d’un statut d’inamovibilité ». Nous reprenons ici la définition donnée par Otto Pfersmann, dans Raison-nement juridique et interprétation, op. cité, p. 17. 21 « Ainsi, l’on aboutit, […] à la définition (que Kant reprit par la suite de Thomasius et de son école) : le droit est exclusivement l’ordre des rapports externes entre les individus. En second lieu, cependant, la séparation du droit avec la morale fut en même temps celle de la morale d’avec le droit ; ce qui signifia alors, émancipation de la conviction intérieure », in Ernst BLOCH, Droit naturel et dignité humaine, op. cité. p 68-69. 22 Ernst BLOCH, Droit naturel et dignité humaine, op. cité. p 102. 23 Ernst BLOCH, Droit naturel et dignité humaine, op. cité. p 103. 24 Philosophe français, agrégé et docteur en philosophie (sa thèse, soutenue en 1997 sous la direction d'André Doz, porte sur La philosophie de la nature et la théorie des sciences chez Hegel), il est actuellement professeur des univer-sités à l'université Paris-X Nanterre, après avoir enseigné à l'École Normale Supérieure de Lyon.
Pour ce philosophe, « les institutions25 n’expriment pas seulement des rapports de recon-
naissance, elles les produisent ». Autrement dit, un système organisé en vue du vivre ensemble, le
droit peut également être organisé au nom du vivre ensemble. Dans le premier cas, il organise un
être en vue d’un devoir-être ; dans le second cas, il organise un devoir-être en fonction d’un être, et ce
en contredisant la loi de Hume qui veut que l’on ne puisse pas, sans justifications, inférer de ce
qui est, ce qui doit-être. C’est dans ce deuxième cas de figure que la question de la réification du
droit se pose. En effet, évoluant à rebours de la loi de Hume, il suit « dans la mise en œuvre d’une
pratique, un but particulier si intrinsèquement associé à cette pratique (qu’il cesse) d’être attentif à
tout autre motif ou but, bien qu’ils puissent l’un et l’autre se révéler plus originaires »26. La réifica-
tion est ici mobilisée pour comprendre les conséquences pratiques de ce processus au sein du
droit. Dans la mesure où la réification du droit opère une césure entre son contenu et sa source, il
est important de pouvoir en mesurer les conséquences. Pour Axel Honneth27, un des fondateurs
de ce courant philosophique, un processus de réification peut être vu comme « l’autonomisation
d’un but particulier par rapport au contexte qui le fait advenir », cette dynamique
d’autonomisation étant associée à « un risque d’oubli » qui se matérialise par « la non-
reconnaissance de droits ou de l’invisibilisation de problèmes sociaux »28. Le droit s’autonomise
de sa base humaine en ce sens qu’il oublie les rapports sociaux qui l’ont fondé, son contenu ne
s’articule plus avec la réalité sociétale, au sens où il ne reconnaît pas certains problèmes sociaux
émergeants, créant ainsi une tension au sein de cette dernière.
Intégrer cette réflexion sur la réification de l’ordre juridique c’est se donner la possibilité
d’en mesurer les conséquences en termes sociaux et, plus particulièrement, en termes d’identités
véhiculées.
2. L’identité produit d’un dialogue
« Il y a une distance irréductible entre la singularité du monde réel et sa reconstruction
dans le code juridique. Pour s’appliquer, le droit définit sous forme de notions générales et abs-
25 A entendre ici comme « l’ensemble des dispositifs sociaux qui instituent des pratiques, des usages, des règles et qui représentent "les conditions soit de la stabilisation des relations de reconnaissance entre individus, soit la perpétua-tion des obstacles à leur développement" [Renault, 2004, p.196] », in Haud Guéguen et Guillaume Malochet, Les théories de la reconnaissance, Repères, Edition La Découverte, 2012, p.70. 26 Haud Guéguen et Guillaume Malochet, Les théories de la reconnaissance, op. cité, p.74. 27 Philosophe et sociologue, il dirige depuis 2001 l’Institut de recherche sociale de l’université de Francfort où il a succédé à Jürgen Habermas. Il fait partie de la 3ème génération de l’école de Francfort et a développé la question de la reconnaissance dans la théorie critique. 28 Idem. p. 70.
traites les « faits » dont il reconnaît la pertinence pour son application. Les faits réels (singuliers)
sont « qualifiés », c’est-à-dire reconstruits de telle manière à correspondre aux notions composant
le texte normatif ; sous cette forme en quelque sorte transfigurée, ils deviennent accessibles aux
opérations argumentatives qui, dans le langage du code, mèneront à la conclusion du processus.
[…] Les individus sont donc dépouillés d’eux-mêmes. Ils n’apparaissent, dès que le code se saisit
d’eux, qu’en tant que ce code les représente : représentés, ils vont figurer comme les personnages
de l’histoire fictive. Et, dans les procédures instituées par le code juridique, on assiste d’ailleurs,
de manière caractéristique, à la disparition des noms propres: il n’y est plus question de M. Untel
ou de Mme Untel, mais de la « partie demanderesse » ou « défenderesse », du « recourant » […] »29
a. La construction de l’identité et la société
Pour introduire le propos il semble nécessaire de situer, dans la pensée philosophique,
l’importance de l’identité pour la construction de l’individu. La pensée grecque30 a jeté les pre-
mières bases de la réflexion sur l’identité avec la notion de daimôn (signe d’une origine et d’une
destination divine). H. Arendt indique à propos de l’identité qu’ « il est probable que le « qui », qui
apparaît si nettement, si clairement aux autres, demeure caché à la personne elle-même »31. Ainsi,
cette « identité distincte » du sujet lui est-elle largement indisponible et ne lui est révélée qu’à tra-
vers son rapport aux autres sujets. Conscients de l’importance de l’altérité dans la construction
des individus, les grecs s’étaient organisés autour d’une polis, cet « espace du paraître au sens le
plus large : l’espace où j’apparais aux autres comme les autres m’apparaissent, où les hommes
n’existent pas simplement comme d’autres objets vivants ou animés, mais font explicitement leur
apparition »32. Cette apparition est structurante et fondamentale dans l’appréciation de l’identité
d’un individu. En effet pour H. Arendt, « s’il n’y a point d’espace d’apparence, si l’on ne peut se
fier à la parole et à l’action comme mode d’être ensemble, on ne peut fonder avec certitude ni la
réalité du moi, de l’identité personnelle, ni la réalité du monde environnant »33. L’identité est donc
un processus qui permet à l’individu de s’inscrire dans un réseau et, simultanément, de construire
son rapport à soi. Les individus ne peuvent advenir sujets sans la présence d’autrui, autrui comme
mètre étalon de leur humanité. L’importance de l’identité dans la construction du sujet conduit
29 Pierre Moor, « La Loi et les lois », Revue européenne des sciences sociales [En ligne], XLIV-133 | 2006, mis en ligne le 10 novembre 2009, consulté le 14/05/2015. URL : http://ress.revues.org/464 ; DOI : 10.4000/ress.464 30 Pensée très bien expliquée dans l’ouvrage de H. Arendt La condition de l’homme moderne, Agora, Calmann-Levy, 1983. 31 Idem. 32 Idem. 33 Idem.
aux théories de la reconnaissance. En effet, ce courant de philosophie pense la question du lien
entre la reconnaissance et la construction de l’identité.
Selon Axel Honneth34, « l’individu apprend à s’appréhender lui-même à la fois comme
possédant une valeur propre et comme étant un membre particulier de la communauté sociale
dans la mesure où il s’assure progressivement des capacités et des besoins spécifiques qui le cons-
tituent en tant que personne grâce aux réactions positives que ceux-ci rencontrent chez le parte-
naire généralisé de l’interaction »35. Cet « l’autrui généralisé »36, central pour la construction de
l’identité d’un individu, permet de mieux comprendre la place de l’altérité dans le processus iden-
titaire et les enjeux qui y sont attachés. En effet, A. Honneth indique que « chaque sujet humain
est fondamentalement dépendant du contexte de l’échange social organisé selon les principes
normatifs de la reconnaissance réciproque. La disparition de ces relations de reconnaissance dé-
bouche sur des expériences de mépris et d’humiliation qui ne peuvent être sans conséquences
pour la formation de l’identité de l’individu »37.
Ainsi, à travers sa théorie de la reconnaissance, A. Honneth défend une certaine ontologie
de l’humain. En effet, pour A. Honneth, « c’est dans leur forme que ces attentes indiquent des
invariants anthropologiques, mais la direction et l’orientation qu’elles prennent dépendent du type
d’intégration sociale propre à une société ». Il existerait donc une dynamique observable dans tout
type de société et qui conduirait à l’expression d’un désir de reconnaissance de la part des indivi-
dus qui les composent. Ces attentes de reconnaissance seraient consubstantielles à l’individu et en
retour, en tant que processus constitutif de l’identité, l’intégration sociale serait la manière de « gé-
rer » l’appartenance à une communauté. Mais ce processus n’a de sens que présenté de manière
circulaire au sens où « les exigences de l’intégration sociale […] se reflètent dans le contenu des
attentes sociales que développent les sujets socialisés eux-mêmes »38. C’est cette organisation cir-
culaire du processus d’institutionnalisation des principes normatifs qui permet de comprendre les
nombreuses demandes de reconnaissances sociales portées par différents groupes d’individus. On
pense ici notamment à la reconnaissance du mariage pour les couples homosexuels ou encore au
débat lié à l’euthanasie en France, fondé sur la volonté de se voir reconnaître le droit de mourir
dignement, on pourrait multiplier les exemples. Fait important, ces communautés peuvent se
recouper sur différents sujets et s’opposer sur d’autres, ce qui rend plus difficile l’opération con-
34 Philosophe et sociologue, il dirige depuis 2001 l’Institut de recherche sociale de l’université de Francfort où il a succédé à Jürgen Habermas. 35 Honneth Axel, « La théorie de la reconnaissance: une esquisse », Revue du MAUSS, 2004/1 no 23, p. 133-136. 36 Cette notion est reprise à G.H Mead et désigne, selon l’auteur, « l’image typique ou moyenne de l’alter ego qui, ac-quise sur la base de l’expérience sociale concrète, est intériorisée par le sujet en tant que pôle de référence constante de son action et de son rapport à soi ». 37 Idem. 38 Honneth Axel, « La théorie de la reconnaissance: une esquisse », op. cité.
sistant à dégager un système de « principes normatifs ». Pour les tenants de la théorie de la recon-
naissance, le contexte lié à l’individualisation et à la subjectivisation de la condition des individus
pousserait paradoxalement à une plus forte « attente de reconnaissance ». Mais ces attentes entre-
raient en confrontation avec les « principes normatifs qui, à l’intérieur d’une formation sociale,
établissent les structures élémentaires de reconnaissance réciproque ». Confrontation qui relève-
rait du fait que toutes les attentes de reconnaissance ne peuvent pas prétendre individuellement
au rang de principes normatifs dans la mesure où ils constituent la base collective à partir de la-
quelle la société décide « quelles attentes légitimes peuvent constituer l’exigence de reconnais-
sance de soi de la part des autres membres de la société ».
C’est dans ce contexte que peut intervenir la notion de réification expliquée précédem-
ment. En effet, pour pouvoir organiser le contexte de l’échange social, les principes normatifs se
trouvent consacrés en tant qu’institution39 et le risque est que cette institution « oublie » les rap-
ports sociaux qui en constituent son fondement, pouvant conduire à la non reconnaissance d’un
droit ou à l’invisivilisation de problèmes sociaux. L’institution s’autonomise de la réalité sociétale
qui la fonde et ne réactualise pas ses principes normatifs. La reconnaissance étant un principe
dialogique, si elle cesse dans un sens, elle est privée de sa dynamique et s’éteint. Le droit, en tant
qu’institution organisant la coexistence d’individus libres, est au sens des théories de la reconnais-
sance, une institution. On peut, de ce fait, lui appliquer le schéma de réflexion liée à la réification
et tenter d’en comprendre les conséquences sur le plan de l’identité.
b. Le sujet face à la réification du droit
« Dans un système où chacun doit se mettre en scène, la conséquence logique est une
forme d’enrôlement des subjectivités. Si l’aliénation est le prix à payer pour être reconnu, mieux
vaut sans doute considérer que la fin ne justifie aucuns moyens envisagés »40.
Pour E. Renault, le concept d’institution implique une relecture du postulat de la recon-
naissance expressive développée par A. Honneth. Cette dernière méconnaîtrait « ce fait central que
les attentes de reconnaissance exprimées envers les institutions sont en réalité toujours déjà pré-
déterminées et conditionnées par le langage et les grilles de ces institutions. Autrement dit, ce
sont en réalité les institutions, à travers ce qu’elles considèrent comme juste, qui prédéterminent
39 Nous rappelons ici, pour mémoire la définition de l’institution proposé par E. Renault : « l’ensemble des dispositifs sociaux qui instituent des pratiques, des usages, des règles et qui représentent "les conditions soit de la stabilisation des relations de reconnaissance entre individus, soit la perpétuation des obstacles à leur développement" [Renault, 2004, p.196] », in Haud Guéguen et Guillaume Malochet, Les théories de la reconnaissance, op. cité. 40 Haud Guéguen et Guillaume Malochet, Les théories de la reconnaissance, op. cité, p.77.
les critères de justice et d’injustice à partir desquels on s’estime autorisé à émettre une demande
de reconnaissance » 41. C’est dans ce sens qu’il développe un postulat constitutif de la reconnais-
sance, dans la mesure où il n’est pas l’expression d’un sujet libre mais bien une demande qui doit
être resituée dans son cadre de production. Si les principes normatifs qui conditionnent
l’organisation de l’institution sont réactualisés en fonction de l’évolution de la société, à travers un
processus circulaire tel que proposé par A. Honneth, la problématique de la production des cri-
tères de reconnaissance n’est pas centrale dans la mesure où ils seront proches du réel. Mais le
risque est plus important si l’institution se réifie et, ce faisant, les critères de reconnaissance avec
elle. L’institution, en tant que forme d’organisation du contexte d’échange social, est le média
anonyme permettant la reconnaissance des citoyens entre eux. Lorsque l’institution se réifie, le
processus circulaire d’actualisation des principes normatifs ne fonctionne plus et le risque d’une
non-reconnaissance entre les différents citoyens devient important.
Cette conception constitutive de la reconnaissance n’est pas sans rapport avec l’organisation
du droit et de la place des individus en son sein. En effet, comme le rappelle Pierre Moor, dans le
droit « les individus sont donc dépouillés d’eux-mêmes. Ils n’apparaissent, dès que le code se sai-
sit d’eux, qu’en tant que ce code les représente : représentés, ils vont figurer comme les person-
nages de l’histoire fictive »42. Le droit est porteur d’identité pour les individus et s’il se réifie, il
devient porteur d’identités figées, comme des images à un instant « t » de la société mais qui ne
seront plus pertinentes pour l’instant « t+1 ». Mais du fait de son caractère dialogique, la notion
d’identité est indisponible et mouvante en ce qu’elle « ne constitue pas un donné, ni même un
point de départ »43 mais bien le résultat d’une action. Figer l’identité reviendrait à figer l’individu.
Les conséquences en termes d’identité d’une réification du processus sont donc essentielles dans
la compréhension des tensions identitaires et le droit, en tant que forme institutionnalisée de ce
dialogue, ne peut pas, par conséquent, faire l’économie d’une réflexion sur l’identité qu’il véhicule
ou qu’il contribue à produire44. Penser les rapports d’identité que peut produire le droit, c’est pen-
ser l’évolution sociétale de la construction de l’identité, évolution que critiquent certains penseurs
41 Haud Guéguen et Guillaume Malochet, Les théories de la reconnaissance, op. cité, p.70. 42 Pierre Moor, « La Loi et les lois », Revue européenne des sciences sociales, op. cité. 43 Idem. 44 Nous pensons ici à la conclusion de l’ouvrage de Franz Kafka La Procès : « La seule chose que je puisse faire main-tenant, se dit-il, et le rythme de ses pas réglé sur ceux des trois autres le confirma dans ses pensées, la seul chose que je puisse faire, c’est conserver jusqu’au bout mon sang-froid et mon esprit d’analyse. J’ai toujours voulu avoir une vingtaine de mains pour m’en prendre à l’univers entier, et ce, dans un but contestable. J’avais tort ; dois-je montrer à présent que même un procès d’un an ne m’a pas servi de leçon ? Dois-je m’en aller en homme incapable de com-prendre ? Faut-il qu’on puisse raconter qu’au début du procès, je voulais le terminer, et qu’arrivé maintenant à son terme, je veux le recommencer ? Je ne veux pas qu’on dise cela. Je suis reconnaissant qu’on m’ait donné, pour m’escorter sur ce chemin, des messieurs à demi muets et inintelligents, et qu’on m’ait laissé le soin de m’adresser à
moi-même les paroles qui s’imposent», in Franz Kafka Le Procès, Le Livre de Poche, 2001, traduction nouvelle par
Exel Nesme. (p 254-255).
des théories de la reconnaissance comme Patchen Markell. En effet, selon lui, les agents se pré-
senteraient aujourd’hui sur la scène publique en revendiquant une identité comme moteur de
leurs actions45. Mais, dans la mesure où l’institution produit des rapports de reconnaissance qui
peuvent conditionner les demandes de reconnaissance de la part des individus, alors il n’est pas
incompréhensible que des individus se saisissent de leurs identités à la manière de Joseph K, telles
que l’institution les perçoit, pour être reconnus.
Si la problématique de la réification de l’ordre juridique se situe, dès l’origine, dans l’ordre
juridique46, il convient de s’interroger sur la raison de cette tendance réifiante au sein de ce der-
nier. Comme nous avons pu le voir, Hans Kelsen a recours à la norme fondamentale pour insuf-
fler la « normativité suffisante » à l’ordre juridique et, ainsi, pour observer les rapports de validité
en son sein. Mais, sans cette norme fondamentale, le système reste au repos, il lui manque
l’apport de « normativité suffisante » pour pouvoir entrer dans le mouvement de création norma-
tif. La question de la réification en son sein pourrait donc tenir de cette nécessaire source de
normativité extérieure. Hans Kelsen a adopté la norme fondamentale, comme hypothèse logico-
transcendantale, mais cette fiction juridique n’est valide que dans la théorie pure du droit. La
question est de savoir si, de manière empirique, les systèmes juridiques disposent d’une source de
normativité propre ; si oui, laquelle ? L’idée est donc d’observer quelle est la réponse empirique
des systèmes juridiques face à cette tension réifiante. En effet, dans la mesure où l’ordre juridique
dispose dans la théorie d’une source artificielle de normativité, cette source ne peut répondre aux
fonctionnements concrets des systèmes juridiques. Une réponse pourrait être, il nous semble,
l’intégration progressive du sentiment47 en droit à travers, notamment, la notion de dignité.
La tendance réfiante se situant hors du contenu du droit, donc dans sa forme, l’intégration
formelle du sentiment serait une réponse empirique à ce processus d’éternisation. A travers le déve-
loppement d’une distinction entre morale et éthique, l’analyse cherchera à mettre la forme et le con-
tenu du droit sur deux plans différents pour tenter d’observer la logique réifiante et la réponse
apportée par les systèmes juridiques.
45 Haud Guéguen et Guillaume Malochet, Les théories de la reconnaissance, op. cité. 46 Cf 1. La monotonie de l’ordre juridique. 47 Ici, pour mémoire, la notion de sentiment est à entendre dans le sens suivant : « Conscience que l'on a de soi et du monde extérieur », définition donnée par le Centre National des Ressources Textuelles et Lexicales. Tout au long de ce propos, il n’est question que du sentiment volontairement laissé sous la forme singulière. Ce sentiment s’oppose, ainsi, aux sentiments sorte de particularisation. Pour approfondir, voir la distinction entre « amour de soi » et « amour-propre » chez Rousseau, note de bas de page 45.
3. La distinction entre morale et éthique : pour une vision formelle du
droit
« Tout en rappelant que rien dans l’étymologie ou dans l’histoire de l’emploi des termes
n’impose une distinction, le philosophe français Paul Ricœur propose, avec beaucoup de rigueur,
de différencier l’éthique de la morale. Pour ce faire, il articule la tradition aristotélicienne caracté-
risée par sa perspective téléologique et que le philosophe français qualifie d’éthique, avec l’héritage
kantien, où la « morale » (changement de terme) se trouve définie par le caractère d’obligation de
la norme, d’un point de vue qualifié de déontologique […] Paul Ricœur propose donc, par conven-
tion, de parler d’éthique pour rendre compte de la visée d’une vie accomplie et de morale pour
exprimer l’articulation de cette visée avec des "normes"; ces dernières étant caractérisées par la
prétention à l’"universalité" et par un effet de "contrainte" »48. Pour le dire autrement, l’éthique
serait dirigée vers soi-même là où la morale aurait une visée universelle et contraignante. Cette
distinction permet de mesurer les fonctions respectives de ces deux notions dans la construction
de l’individu. En effet, dans la mesure où l’éthique se tourne vers l’individu, elle est en lien avec
son intimité réfléchissante et se trouve ainsi à la base de l’estime de soi. La morale, dans sa portée
universelle, unificatrice en puissance, porte ainsi sur les rapports entre soi et l’autre. La morale est
donc la base du respect de soi. La distinction entre l’éthique et la morale permet, ainsi, de comprendre
celle entre estime de soi et respect de soi49.
Il est important de rappeler ici que l’acception de la notion de morale est entendue, dans
le sens kantien d’impératif catégorique lié à la bonne volonté, celle dont les intentions sont pures,
comme « un ensemble, avant tout intérieur, de droits subjectifs, au droit d’obéir au devoir que
dicte la conscience, devoir qu’il est impossible d’imposer, et par conséquent aussi d’interdire, de
l’extérieur »50. A travers sa formule célèbre, « Agis uniquement d’après la maxime qui fait que tu
48 Fred Poché, « Contextualité et théorie de l’agir humain. Contribution philosophique a une distinction entre éthique et morale », FRANCISCANUM • VOLUMEN LII • N.o 153 • ENERO-JUNIO DE 2010. 49 Pour bien comprendre cette distinction, il faut rappeler la distinction effectuée par Rousseau entre l’amour de soi et l’amour-propre. En effet, pour le philosophe français « l’amour de soi innocent de l’état de nature se distingue de l’amour-propre né de la propriété et de la division en classes ». Cette distinction lui permet de fonder la justice comme « l’amour des hommes dérivé de l’amour de soi » (Emile, IV). On retrouve ici la distinction entre estime de soi et respect de soi présentée par Paul Ricoeur. La justice est cette formalisation de l’amour de soi à travers le droit, elle est la mise en cohérence d’un sentiment intime en un sentiment de justice, procédant ainsi à une « humanisation » du droit. L’essence de la justice n’est pas rationnelle, c’est son application qui en fait un processus logique. L’amour de soi de Rousseau, que l’on peut rapprocher à l’estime de soi de Ricoeur, trouve ainsi sa traduction en tant qu’amour des hommes dans le droit, que l’on peut rapprocher ici du respect de soi chez Ricoeur. Cet amour des hommes qui est le fondement de la justice humaine, cette justice qui rassemble plus qu’elle ne divise. « L’amour des hommes, dérivé de l’amour de soi, et la justice, avec laquelle il coïncide, n’est plus par conséquent divisée en forts et en faibles, entre ceux qui distribuent et ceux reçoi-vent : cette justice n’est pas hiérarchique, elle n’en est donc plus une ». Pour les citations, cf Ernst BLOCH, Droit naturel et dignité humaine, op. cité, p. 59. 50 Op. cité.
peux vouloir en même temps qu’elle devienne une loi universelle », Kant évoque la question de
l’altérité de la morale et du passage d’une éthique personnelle à une morale collective en puis-
sance. Ce qui est intéressant de noter ici, c’est que, dans les deux cas, le fondement premier se
trouve dans le sujet et non de manière extérieure. Ce qui les différencie, c’est ce vers quoi tend la
projection de la conscience. Dans le cadre de l’éthique, c’est de l’individu vers son intimité réflé-
chissante ; dans le cadre de la morale, c’est vers « l’autre » en tant qu’acteur du dialogue.
Ce recoupement conduit P. Ricœur à développer sa thèse autour de trois mouvements:
« 1. L’«estime de soi» se révèle plus fondamentale que le «respect de soi». 2. Cette dernière expres-
sion exprime l’aspect que revêt l’estime de soi sous le régime de la norme. 3. Enfin, les apories du
devoir créent des situations où l’"estime de soi" n’apparaît pas seulement comme la source, mais
comme le recours du respect, lorsqu’aucune norme certaine n’offre plus de guide sûr pour
l’exercice, ici et maintenant, du respect. Le philosophe défend donc la primauté de l’éthique sur la
morale et de la "visée" sur la "norme"»51. Ce qui est intéressant à travers cette thèse, c’est que loin
de faire une distinction hermétique entre l’estime de soi et le respect de soi, P. Ricœur démontre
les liens entre les différentes notions. Ainsi, le respect de soi est-il le pendant de l’estime de soi
mais passé sous le régime de la norme. Il se trouve une relation entre ces deux notions qui ne
sont séparées que par la différence de normativité. Le respect de soi correspondrait donc à une
« institutionnalisation » normative de l’estime de soi, processus étant ici entendu comme le pas-
sage par le prisme d’une institution (en l’occurrence la morale) qui permet de médiatiser le rap-
port entre différents sujets de cette institution. Pour le dire autrement, le respect de soi en tant
qu’intégration de l’estime de soi dans l’institution collective, permet la reconnaissance de « soi
comme un autre ». Ce sentiment qui est à la base de l’estime de soi trouve ainsi une résonnance
en l’autre, à travers cette institution, fondant ainsi la reconnaissance.
Cette institutionnalisation de l’estime de soi dans le système normatif renvoie à la probléma-
tique de la place du sentiment en droit. Mais les liens formels, au sein d’un système juridique,
entre l’estime de soi, en tant que sentiment, et le respect de soi, en tant qu’impératif, ne sont pas encore
clairement identifiés. La hiérarchisation instituée entre l’éthique et la morale par P. Ricœur semble
apporter une réponse. En effet, selon le premier mouvement de sa réflexion, P. Ricœur pose une
plus grande fondamentalité de l’estime de soi vis-à-vis du respect de soi. Mais c’est le troisième
mouvement de sa réflexion52 qui permet de mieux comprendre la place du sentiment dans les
systèmes juridiques comme réponse à la monotonie de ce dernier. En faisant primer l’estime de
soi sur le respect de soi, P. Ricœur propose de faire primer la visé sur la norme et, ce faisant, can-
51 Ibid. 52 « Les apories du devoir créent des situations où l’"estime de soi" n’apparaît pas seulement comme la source, mais comme le recours du respect », in Fred Poché, « Contextualité et théorie de l’agir humain. Contribution philoso-phique a une distinction entre éthique et morale », op. cité.
tonne cette dernière à son rôle formel de l’organisation de la coexistence d’individus libres. Cette
inversion est importante puisqu’elle vient à contre-pied de « la loi de Hume » qui énonce que l’on
ne peut pas inférer d’un être un devoir-être. En effet, le philosophe nous invite à considérer ce
qui est (c’est-à-dire l’estime de soi) comme source et ultime recours du devoir-être (c’est-à-dire ici le
respect de soi). C’est d’abord et avant tout la sentimentalité intrinsèque de l’Humain qui
s’exprime et c’est à travers l’altérité qu’elle se transforme en norme universellement contrai-
gnante. Cette réorganisation est fondamentale dans la mesure où elle permet d’inverser la logique
posée à l’origine des normes par Kelsen et de réinvestir « l’instinct empirique » des classiques53,
comme source de la normativité de l’ordre juridique et de pouvoir ainsi cerner la place du senti-
ment en droit. Le sentiment, en tant que source et ultime recours de la norme face à la monoto-
nie réifiante du système, se matérialiserait juridiquement à travers le principe de dignité, principe
qui habilite le juge à invoquer son intime conviction dans ses décisions54. En ce qu’elle est souvent
invoquée dans des cas qui matérialisent une « aporie du devoir », la dignité a une fonction
d’évolution du droit matériel55. Elle organise le caractère dynamique et donc évolutif du droit et
pourrait, ainsi, constituer une réponse au caractère monotone de l’ordre juridique. C’est en ce
sens que nous souhaitons analyser la décision « Morsang-sur-Orge » en tant qu’utilisation du
principe de dignité pour fonder une décision.
4. Morsang-sur-Orge et la dignité : Une réponse à l’aporie du devoir ?
Lors de cette affaire56, un conflit axio-téléologique57 s’était cristallisé de manière inédite
autour du principe de dignité. Cette dernière a été utilisée par le juge du Conseil d’Etat pour ré-
53 On retrouve ici les réflexions des Antiques telle que rapportée par Ersnt Bloch : « Jusqu’alors, tous les maîtres du droit naturel avaient mis à la base de leurs déduction – si rationnelle que fût ensuite leur manière de procéder – un élément non rationnel, ramassé empiriquement, un instinct empirique; seul le raisonnement qui s’en suivait procédait de manière purement rationnelle », in Ernst BLOCH, Droit naturel et dignité humaine, op. cité. p. 86. 54 « "Les infractions peuvent être établies par tout mode de preuve, et le juge décide d'après son intime conviction". C'est sur ce principe affirmé par l'article 427 du Code de procédure pénale, que repose tout l'édifice juridique de la preuve en matière pénale », in Henri LECLERC, « L’intime conviction du juge : Norme démocratique de la preuve », consulté le 14/05/2015. URL : https://www.u-picardie.fr/labo/curapp/revues/root/35/henri_leclerc.pdf_4a081ebec92b4/henri_leclerc.pdf 55 « Il existe aujourd’hui plus de cinquante textes législatifs en vigueur faisant référence à la dignité ou à la dignité humaine (très souvent il est vrai pour modifier un texte existant) ». « Le principe de dignité, diffusé dans les textes législatifs et réglementaires, a principalement pour objet de renforcer ou de remplacer, par un progressif glissement terminologique, des droits existants », in COSSALTER Philippe, « La dignité humaine en droit public français : l’ultime recours », op. cité. 56 Conseil d'Etat, Assemblée, 27 octobre 1995, Commune de Morsang-sur-Orge. On rappelle ici, pour mémoire, le consi-dérant de principe : « Considérant que l'attraction de "lancer de nain" consistant à faire lancer un nain par des specta-teurs conduit à utiliser comme un projectile une personne affectée d'un handicap physique et présentée comme telle ; que, par son objet même, une telle attraction porte atteinte à la dignité de la personne humaine »
soudre le problème qui lui était donné de connaître et l’a conduit à créer une « hiérarchie axiolo-
gique fixe »58 tout aussi inédite dans le droit public français. Mais cette notion ne recouvrait pas,
en l’état, un contenu particulier et elle fut présentée sous l’angle d’un argument d’autorité condui-
sant à une position de principe de la part du Conseil d’Etat. C’est à partir de cette position tran-
chée sur le fondement d’un principe au contenu très flou que les commentateurs ont discuté le
raisonnement du juge administratif.
Les débats qui ont suivis la décision du Conseil d’Etat n’ont pas trouvé de conclusion et
ce en raison de l’approche théorique qui fût adoptée. Mais cette approche théorique ne pouvait
pas rendre entièrement compte de la complexité de l’espèce dans la mesure où ce qui s’est joué
dans cette affaire n’est pas de l’ordre de la logique juridique mais, bien plus, du sentiment. Ce sen-
timent qui, comme on vient de le voir dans les précédents développements, peut constituer une
explication de l’évolution du droit59. Le droit face à des situations inédites, ne peut fournir une
réponse appropriée et doit faire appel à des sources extérieures dont le sentiment fait partie pre-
nante. On retrouve ici, le troisième mouvement de la réflexion de P. Ricœur, évoquée précédem-
ment, autour de « l’aporie du devoir »60. Dans la situation présentée au juge lors de l’affaire dite du
« lancé de nain », le droit était arrivé, en effet, à une limite où la logique pure n’aurait pu conduire
à la décision à laquelle le Conseil d’Etat est parvenu. Les principes en conflits disposaient de la
même force normative mais, selon la jurisprudence de l’époque, la notion de liberté aurait dû
primer. Mais la situation que le juge avait à connaître ne relevait pas seulement d’un rapport
simple entre liberté et ordre public, et c’est pour cette raison que le juge a dû faire appel au prin-
cipe de dignité. La question qui se posait au juge était de savoir si l’on pouvait consentir à
l’indignité et surtout, de savoir si le consentement à l’indignité peut être éclairé. En effet, en droit
le consentement doit être éclairé et non vicié. La question du libre consentement à cette situation
se posait donc.
Du côté du requérant, le libre choix ne faisait aucun doute : bien payé et reconnu au sein
de cette entreprise, il réfutait toute assimilation de son travail à un asservissement. Mais prendre
la situation telle quelle sans la mettre en perspective contribue à brouiller l’analyse. En effet, si, au
lieu de partir du consentement du requérant, l’analyse part de la situation dans laquelle ce dernier
57 « Les conflits axio-téléologiques présentent au moins quatre particularités par rapport à d’autres situations de con-tradiction normative: ils sont de type “partiel-partiel”; ils émergent in concreto; les méta-normes habituelles de résolu-tion des antinomies s’avèrent inadaptées pour les résoudre; ils n’ont en général pas pour issue l’invalidation de l’une des normes conflictuelles », in V. Champeil-Desplats, « Raisonnement juridique et pluralité des valeurs : les conflits axio-téléologiques de normes », op. cité. 58 « L’acteur prédétermine un critère de sélection qui lui permet de résoudre de façon inconditionnée tous les cas qui se présentent à lui. » Ibid. 59 Cf Le jugement de Porcia précité. 60 Cf supra, 3. La distinction entre morale et éthique : pour une vision formelle du droit.
se trouvait antérieurement à l’obtention de ce travail, alors on trouve un état de grande nécessité
économique et relationnelle. Des dires même du principal intéressé, ce travail lui avait permis de
stabiliser une situation économique difficile du fait de la discrimination à l’embauche et, simulta-
nément, de stabiliser des rapports de reconnaissance61. Peut-on, une fois ce constat dressé, parler
du libre consentement du requérant ? Il semble difficile de maintenir l’affirmation et ce, d’autant
plus, que ce dernier contestait cette interdiction de spectacle pour des motifs économiques et
relationnels qui ne lui seraient plus fournis. Autrement dit, ce n’était pas en vertu d’un mode de
vie revendiqué qu’il contestait l’arrêté, mais contre le retour à une situation d’exclusion sociale62.
La requête est donc tout autre que la défense d’un droit reconnu par l’ordre juridique, elle est une
demande de reconnaissance, elle concerne ce sentiment qui fait défaut au droit appliqué de ma-
nière logique, ce sentiment de « soi comme un autre » pour reprendre les mots de P. Ricœur. La
reconnaissance intime, sociale et civique n’est pas un droit reconnu par l’ordre juridique et c’est
en ce sens que l’inscription de la dignité peut permettre de comprendre cette dynamique hu-
maine. La dignité représentant cette résonance de la part d’humanité de l’autre, cette reconnais-
sance de la part irréductible de mêmeté présente dans l’autre.
Ce qui se présentait au juge concernait « les problèmes de l’homme qui marche la tête
haute »63, cette problématique qui occupait déjà la réflexion athénienne du droit naturel classique :
« Marcher debout – et aussi marcher contre les dépendances bien rembourrées, rebaptisées, mais
rétrogrades »64. Car dans cette décision, il ne s’agissait pas d’autre chose. Ce que le juge a tranché
tenait à cette question de la dépendance de l’homme à l’homme et, en recourant à la notion de
dignité, il a démontré que la résolution de ce problème tenait moins au droit qu’au sentiment. En
effet, comment invalider un rapport de sujétion nouveau pour l’ordre juridique si ce n’est par le
61 « Il est vrai que l'argumentation que développe, de son côté, M. Wackenheim, telle qu'elle s'est notamment expri-mée au travers de divers articles de presse contemporains des arrêtés d'interdiction, n'en donne pas moins à réfléchir. L'intéressé fait en effet valoir qu'alors qu'il vivait précédemment dans la solitude et se trouvait au chômage, son enga-gement par la société Fun Production lui avait permis de s'intégrer à une troupe de spectacle, de s'assurer un revenu mensuel de 20 000 F, et ainsi de nourrir pour la première fois de sa vie de véritables ambitions, tant personnelles que professionnelles, avant que le rêve ne se brise, par l'effet précisément de la multiplication des mesures d'interdiction du spectacle, et qu'il ne soit alors rendu à son état initial. Aussi l'intéressé a-t-il beau jeu de faire valoir que le souci de protéger la dignité humaine qui lui est ainsi opposé a, en ce qui le concerne, plutôt pour effet d'y porter atteinte, et que le ministre de l'Intérieur, indirectement responsable de la perte de son emploi par l'effet de sa circulaire de 1991, serait maintenant bien en mal de lui en procurer un autre - alors surtout que l'accès à certains des corps administratifs placés sous son autorité, tels que la police, est précisément subordonné à une condition de taille minimale... » Patrick Frydman, Maître des requêtes au Conseil d'Etat ; Commissaire du gouvernement, Conclusions sur Conseil d'Etat, Assemblée, 27 octobre 1995 Commune de Morsang-sur-Orge. 62 Nous retrouvons ici la question de la production de l’identité de la part des institutions et, plus précisément, du concept constitutif de la reconnaissance développé par E. Renault. L’institution produit des rapports de reconnaissance ou de non-reconnaissance et c’est en fonction de ces deniers que les individus expriment leurs demandes de recon-naissance. 63 Ernst BLOCH, Droit naturel et dignité humaine, [1961], Paris, Edition Payot & Rivages, 2002. Traduit du français par Denis AUTHIER et Jean LACOSTE - p11. 64 Ibid pages 8-9.
sentiment premier que ce n’est pas acceptable ? En l’espèce, le juge a tranché dans ce sens pour
un motif bien plus humain, celui qui est à la base de toute société humaine : la reconnaissance.
C’est de cet « invariant anthropologique »65 que les humains tissent la toile de leur société.
La reconnaissance de la part d’humanité en l’autre, cette part présente chez chacun d’entre nous.
Si, comme le dit Fred Poché66, « il y a de l’autre en "je" », si l’on reconnaît dans l’autre un part de
soi, pourra-t-on continuer à supporter que l’autre soi réduit à l’état de nécessité ? La dignité est ce
qui détruit la structure domination dans le droit, domination paternaliste de classe.
5. La dignité comme traduction juridique de l’estime de soi
Si la réflexion autour de la notion de dignité conduit à mobiliser les théories de la recon-
naissance, c’est dans la mesure où ces dernières permettent de mieux identifier la dynamique sen-
timentale attachée à la dignité. En effet, la construction dialogique du sujet implique le sentiment
lié à la reconnaissance de l’autre ; ce processus ontologiquement humain qui est à la base de toute
communauté de vie67. A travers cette notion, c’est la projection du « moi » en « soi » qui
s’organise, c’est la reconnaissance de l’autre comme un semblable. Ainsi pour P. Ricœur, « la ré-
flexivité d’où procède l’estime de soi reste-t-elle abstraite, en ce sens qu’elle ignore la différence
entre "moi" et "toi" »68. La dignité, comme principe juridique, pourrait donc être reliée à la « solli-
citude » comme éthique.
Cette notion de sollicitude est développée par P. Ricœur et il la définit par l’expression
«avec et pour les autres». Ce concept permet de « déplier la dimension dialogale jusqu’ici passée
sous silence »69 de l’estime de soi. « La notion de sollicitude exprime ce mouvement du soi vers
l’autre, qui répond par l’interpellation du soi par l’autre. Selon P. Ricœur, la requête la plus pro-
fonde est celle de la réciprocité qui institue l’autre comme mon semblable et moi-même comme
le semblable de l’autre »70. C’est de cette réciprocité première que peut naître le concept de digni-
65 Honneth Axel, « La théorie de la reconnaissance: une esquisse », Revue du MAUSS, 2004/1 no 23, p. 133-136. 66 Philosophe français né le 21 mai 1960. Il est le lauréat du prix Jean Finot 2009, de l'Académie des Sciences Morales et Politiques, pour son livre : Blessures intimes, blessures sociales. De la plainte à la solidarité. D'origine ouvrière, ancien responsable national d’un mouvement d’éducation populaire, il est titulaire d’un Diplôme d’Études Appro-fondies de l'Université Sorbonne Nouvelle - Paris 3, en sciences du langage, docteur en philosophie de l’Université Paris Ouest-Nanterre La Défense et titulaire d'une Habilitation à diriger des recherches de l'Université de Strasbourg 67 Pour les développements sur l’identité et sa construction du sujet, cf 2. L’identité produit d’un dialogue. 68 Fred Poché, « Contextualité et théorie de l’agir humain. Contribution philosophique a une distinction entre éthique et morale », op. cité. 69 Ibid. 70 Ibid.
té. En effet, à travers la notion de sollicitude, P. Ricœur « souhaite donner à la sollicitude un sta-
tut plus fondamental que l’obéissance au devoir. Ce statut est celui d’une spontanéité bienveil-
lante qui se trouve liée à l’estime de soi au cœur de la visée de la vie bonne »71. Cette « spontanéité
bienveillante » pourrait représenter le sentiment qu’intègre la dignité dans l’ordre juridique, ce
sentiment qui n’a pas de logique inhérente puisqu’il s’exprime spontanément. « Le philosophe
français parle également de la similitude qui ne caractérise pas seulement l’amitié, mais toutes les
formes initialement inégales du lien entre soi-même et l’autre. Cette similitude est le fruit de
l’échange entre estime de soi et sollicitude pour autrui. Cet échange permet de dire que je ne puis
m’estimer moi-même sans estimer autrui comme moi-même »72.
Toute la force de la réflexion de P. Ricœur se trouve dans la transcription de cette sollici-
tude dans « l’institution ». En effet, après avoir développé sa pensée sur la division entre l’éthique
et la morale, montré les liens entre estime de soi et sollicitude, il démontre le rôle de l’institution
dans les rapports sociaux. Les rapports humains sont constitutifs de l’estime de soi mais ils
n’impliquent que des visages connus et reconnus. Le philosophe pose donc, à raison, la question
de l’autre en tant que personne inconnue mais vivant dans la même institution. Comment fonder
les rapports au sein de la collectivité sociale ? Pour fonder cette coexistence, P. Ricœur utilise la
notion de « chacun dans l’institution », ce chacun qui est « l’autre comme tiers en tant qu’il n’est
pas réductible à l’autrui de la relation amoureuse ou amicale »73. Ici, se joue une relation à « une
personne distincte que l’on rencontre par la médiation de l’institution »74. Ce qui est donc en jeu,
à travers la médiation de l’institution, c’est le respect de soi. Cet impératif qui s’impose à tous en
ce sens qu’il formalise la reconnaissance mutuelle. C’est parce qu’il y a reconnaissance d’une simili-
tude en l’autre, qu’il y a respect de soi, entendu comme respect universel. La dignité permet
d’intégrer la question du respect de soi dans le droit dans la mesure où elle fait appel à cette re-
connaissance préalable de la part de similitude dans l’autre.
La dignité intégrerait, ainsi, une sorte de méta-sentiment dans l’ordre juridique. Sentiment
qui ne serait pas attaché à une intimité réfléchissante particulière mais qui trouverait à s’exprimer
dans l’ensemble des rapports sociaux. Le principe de dignité permettrait de maintenir la dyna-
mique du sentiment de la reconnaissance au sein de l’institution du droit. Cette dynamique atta-
chée au sentiment, incarnée par le principe de dignité, serait une réponse aux conséquences de la
réification de l’ordre juridique, notamment sur le plan des identités produites.
71 Ibid. 72 Ibid. 73 Ibid. 74 Ibid.
Le droit, en tant qu’institution sociétale, produit un discours de reconnaissance, « un récit
(qui) est construit, (et) qui, de manière irréfragable, est présumé réel »75. La réification de ce récit
pose la question de la place du sujet dans un droit tendant à l’éternisation. L’intégration progres-
sive du sentiment dans l’ordre juridique, à travers le principe de dignité, peut conduire à cette
relecture, par le droit, des identités qu’il produit et, ainsi, à la place du sujet en son sein. « Comme
le souligne le philosophe André Groz, la question du sujet est au fondement de l’éthique et de la
politique "car elle met nécessairement en cause toutes les formes et tous les moyens de domina-
tions, c’est-à-dire tout ce qui empêche les hommes de se conduire comme des sujets et de pour-
suivre le libre épanouissement de leur individualité comme leur fin commune". A. Gorz, Écologica
(Paris: Galilée, 2008) »76.
75 Pierre Moor, « La Loi et les lois », Revue européenne des sciences sociales, op. cité. 76 Fred Poché, « Contextualité et théorie de l’agir humain. Contribution philosophique a une distinction entre éthique et morale », op. cité.