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Le pouvoir des sens Sagesse et perception sensorielle en Chine ancienne ROEL STERCKX Université de Cambridge * Le lecteur qui parcourt les textes philosophiques de la Chine des Royaumes Combattants ne manquera pas de rencontrer des descriptions typiques du sage représentant ce dernier comme un individu perspicace qui, tout en soustrayant ses sens à l’influx continu des stimuli immédiats, peut sentir et appréhender les structures profondes de l’univers. Une telle idée emprunte généralement l’allure d’une formule déclinée avec quelques variations, affirmant que le sage « entend sans écouter, voit sans regarder, savoure sans goûter, etc. » 1 . Dans les analyses de l’idéal de sagesse, un thème qui a occupé l’esprit de la plupart des penseurs à l’époque des Royaumes Combattants et des débuts de la Chine impériale, se trouve la question de savoir comment les êtres humains – et le sage souverain en particulier doivent régir et comprendre le monde au moyen des organes des sens. La plupart des maîtres de philosophie s’accordaient à reconnaître que les hommes partagent universellement le désir de satisfaire leurs sens. Comme le résume un traité du III e siècle avant notre ère : « Le désir de l’oreille pour les cinq sons, de l’œil pour les cinq couleurs, et de la bouche pour les cinq saveurs font partie des tendances naturelles (qing) 2 de tout être humain. Eu égard à ces trois choses, les désirs de l’homme noble et de l’homme vil, de l’homme de valeur et de l’homme de peu, sont identiques. » 3 Les désirs de base de l’être humain sont supposés différer peu des instincts animaux. Pourtant, tout en reconnaissant que toute créature, au moins dans certaines occasions, s’efforce de satisfaire son palais, de distraire ses oreilles et de * L’auteur voudrait ici remercier Romain Graziani de ses remarques critiques sur une version antérieure de cet article, ainsi que Sébastien Billioud pour son hospitalité dans sa paisible « Résidence de l’assemblée des dragons » à Pékin, où cet article a été écrit au cours de l’été 2002.
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\"Le pouvoir des sens\"

May 17, 2023

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Le pouvoir des sens

Sagesse et perception sensorielle en Chine ancienne

ROEL STERCKX Université de Cambridge*

Le lecteur qui parcourt les textes philosophiques de la Chine des Royaumes Combattants ne manquera pas de rencontrer des descriptions typiques du sage représentant ce dernier comme un individu perspicace qui, tout en soustrayant ses sens à l’influx continu des stimuli immédiats, peut sentir et appréhender les structures profondes de l’univers. Une telle idée emprunte généralement l’allure d’une formule déclinée avec quelques variations, affirmant que le sage « entend sans écouter, voit sans regarder, savoure sans goûter, etc. »1. Dans les analyses de l’idéal de sagesse, un thème qui a occupé l’esprit de la plupart des penseurs à l’époque des Royaumes Combattants et des débuts de la Chine impériale, se trouve la question de savoir comment les êtres humains – et le sage souverain en particulier − doivent régir et comprendre le monde au moyen des organes des sens. La plupart des maîtres de philosophie s’accordaient à reconnaître que les hommes partagent universellement le désir de satisfaire leurs sens. Comme le résume un traité du IIIe siècle avant notre ère : « Le désir de l’oreille pour les cinq sons, de l’œil pour les cinq couleurs, et de la bouche pour les cinq saveurs font partie des tendances naturelles (qing)2 de tout être humain. Eu égard à ces trois choses, les désirs de l’homme noble et de l’homme vil, de l’homme de valeur et de l’homme de peu, sont identiques. »3 Les désirs de base de l’être humain sont supposés différer peu des instincts animaux. Pourtant, tout en reconnaissant que toute créature, au moins dans certaines occasions, s’efforce de satisfaire son palais, de distraire ses oreilles et de

* L’auteur voudrait ici remercier Romain Graziani de ses remarques critiques sur une version antérieure de cet article, ainsi que Sébastien Billioud pour son hospitalité dans sa paisible « Résidence de l’assemblée des dragons » à Pékin, où cet article a été écrit au cours de l’été 2002.

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se réjouir par le plaisir olfactif des senteurs, arômes et parfums, les philosophes des Royaumes Combattants insistent également sur le fait que notre capacité à absorber la « myriade des choses » qui se présentent à nos organes sensoriels varie en efficacité selon chacun. En même temps, l’ensemble des gestes qui permettent de raffiner le contrôle exercé sur les organes sensoriels − ceux qui distillent les couleurs, les sons, les senteurs et les spectacles visuels du monde − sont considérés comme partie prenante d’une culture globale de soi, à la source de l’autorité politique et spirituelle. Une telle maîtrise des sens permet donc au sage ou au roi d’exercer son commandement sur la société humaine et le monde au-delà.

Le présent article tente de contribuer à la compréhension de la notion de pouvoir dans l’Antiquité chinoise en explorant les relations entre la perception sensorielle et l’autorité politique et spirituelle. Nous explorerons les corrélations historiques et sociales entre la perception de la sagesse en Chine ancienne et la description des organes des sens tels qu’ils sont employés par les rois, les sages et les détenteurs de l’autorité en général. Une étude complète de la perception sensorielle dans la littérature de la Chine ancienne dépasse évidemment la portée de cet article ; aussi retiendrons-nous ici deux thèmes pour introduire à ce questionnement général. En premier lieu, nous examinerons les relations entre la sensation et le pouvoir politique dans le cas de récits anciens sur la cuisine, ainsi que les discussions concomitantes sur la notion de goût. Dans une seconde partie, avec une lecture minutieuse de Xunzi4 (ca. 310-211 avant J.-C.), nous porterons notre attention sur la figure du sage, représenté comme un organe sensoriel ou un corps politique. Nous tenterons de faire valoir que, par contraste avec les aspirations philosophiques de l’Occident qui s’entend à séparer les facultés mentales ou la rationalité en général de l’expérience des sens (ces derniers étant supposés fournir une compréhension au mieux superficielle, au pire illusoire, du monde), l’expérience des sens et la perception sensorielle ont été appréciées en Chine ancienne comme une part authentique du raisonnement moral. C’est ainsi que l’expérience sensorielle du monde a été intimement associée en Chine au concept d’être humain, dans la mesure où elle offrait une source authentique de pouvoir social, intellectuel et spirituel.

GOUTER LE MONDE

Une des façons de comprendre le monde est de le goûter, au sens

propre comme au sens spirituel. Dans le cas de la Chine, les circonstances sociales semblent avoir valorisé le goût plus que tout autre type de sensation. Et de fait, si l’on cherchait à identifier dans la

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civilisation chinoise un des traits les plus distinctifs de son capital culturel − un trait qui perdure aujourd’hui encore dans les communautés chinoises de la République populaire de Chine, de Taiwan ou de la diaspora d’outre-mer − l’attention portée au palais et à la gustation figu-rerait sans doute parmi les réponses les plus vraisemblables. Peu de cultures ont à ce point mis l’accent sur le rôle central de la préparation culinaire et la consommation de nourriture dans un contexte religieux et séculaire5. Dans l’Antiquité chinoise, ce qui fait le lien entre les vaisseaux rituels en bronze remontant aux premières dynasties histo-riques (Shang et Zhou), les hymnes sacrificiels préservés dans le Livre des Odes ou la systématisation des codes rituels développée sous les Royaumes Combattants et les débuts de l’ère impériale (approxima-tivement du VIe au Ier siècle avant notre ère), c’est le témoignage toujours reconduit que l’activité culinaire gouverne non seulement les relations humaines, mais permet également d’établir une communication entre les humains et le monde des Esprits. On pourrait faire valoir qu’en Chine ancienne la communication sociale et la communion avec l’invisible s’accomplissent dans une large mesure grâce à l’estomac. Ce n’est donc nullement un hasard si le lien entre le pouvoir sociopolitique et la perception sensorielle du sage souverain est omniprésente dans les récits sur la cuisine, l’acte de cuisiner étant lui-même, et de façon récurrente, mis en parallèle avec la culture de soi, cette dernière étant faite d’un ensemble d’idées et de techniques visant à entraîner et perfectionner le corps, physiquement et spirituellement.

Le grand soin apporté à la nourriture du souverain ou du sage − ou encore « l’art de mélanger les saveurs » − a inspiré le vocabulaire des poètes, philosophes et ritualistes des Zhou. « Délecter le palais du souverain » est une métaphore qui revient de façon récurrente dans le discours politique et philosophique, et le mélange des saveurs sert, lui, de support à une analogie d’ordre artisanal avec le gouvernement efficace et l’autorité morale. Laozi (l’auteur supposé du Daodejing6, « La Voie et la Vertu », le classique du taoïsme, au chap. 60) compare l’acte de gouver-ner un grand État avec le délicat doigté requis pour la cuisson d’un petit poisson ; Zhuang Zhou (dans l’autre grand classique du taoïsme, le Zhuangzi7) met en scène le mémorable boucher Ding pour évoquer la capacité spontanée du sage à déployer une action efficace bien que minimale (wu wei)8. Dans les Entretiens de Confucius, l’attitude du Maître envers tout ce qui relève de la nourriture et du repas sert à de nombreuses reprises à illustrer son sens des bienséances9 ; enfin, Mencius (6A.7), le grand sectateur de Confucius, admet que rien n’est plus savoureux que des paumes d’ours, et invoque dans sa discussion le palais de Yi Ya10, afin de montrer que le goût, tout comme le cœur/esprit humain, apprécie universellement le raisonnable et le juste11.

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Ces analogies dans lesquelles la cuisine et l’attitude appropriée envers la nourriture sont les symboles du bon gouvernement et de la sagesse humaine − ces analogies sont plus qu’une reprise philosophique de la métaphore culinaire. Elles s’enracinent dans des circonstances historiques bien spécifiques, celles de la société Zhou au sein de laquelle les officiers commis à la cuisine sacrificielle et la cuisine séculaire du souverain exerçaient un pouvoir politique très significatif. Dès la fin des Zhou occidentaux (1050-771 av. J.-C .) et le début de la période des Printemps et Automnes (722-481), les serviteurs chargés de nourrir et délecter le palais du souverain exerçaient une activité dotée d’une certaine autorité politique. Les officiers chargés de nourrir le roi et préposés à la préparation de la nourriture sacrificielle pour les Esprits comptaient parmi l’entourage restreint du seigneur féodal ou du roi. L’exemple le plus saillant en est le shanfu12, l’intendant royal ou le chef cuisinier, régulièrement assimilé au ministre en chef. Dans le modèle de bureaucratie idéale préservé dans le Rituel des Zhou (à la datation incer-taine, mais dont les premières mentions remontent au IIe siècle avant notre ère), l’intendant royal occupe le sixième rang parmi les officiers du Ciel. Des documents plus anciens encore corroborent l’importance de cette charge. Les inscriptions sur bronze mentionnent le fait que l’intendant transmet les ordres de son roi13, et plusieurs poèmes du Livre des Odes associent dans leurs énumérations l’intendant avec des officiers de haut rang, tels que des généraux, des chefs d’intendance, des hauts conseillers, etc.14 Sous la dynastie des Han (– 206 à + 220), l’intendant était associé à la position de zaixiang15, ou « Grand Conseiller », expres-sion qui peut se traduire littéralement par « Intendant et Ministre ». Ces ministres en chef tenaient parfois symboliquement le rôle de cuisinier en chef au cours des fêtes et des banquets16. Le caractère politique de la charge de nourrir le roi − ou plus tard l’empereur − rend compte du fait que les officiers en question, tout en pourvoyant au corps du souverain, défendaient également sa conscience morale et, finalement, son aptitude à gouverner. Une telle idée se rencontre par exemple dans les deux versions reçues du chapitre « Bao fu »17. Dans ce chapitre, l’intendant, le shanzai, est chargé de l’éducation morale du jeune prince. À chaque fois que le jeune prince se conduit mal, nous prévient le texte, sa viande devra lui être retirée afin d’instiller en lui un sens de la bonté18. L’étroite dépendance établie entre l’absorption de viande et la conduite morale contribue à faire de l’intendant l’épicentre du pouvoir. Nourrir le corps du souverain devient un acte moral : ce n’est que lorsque les sens du roi sont exposés aux impulsions convenables induites par la nourriture (et il en va de même pour la musique ou les spectacles visuels) que ce dernier est capable de déployer le pouvoir moral requis pour régner19. De même, l’un des devoirs incombant au disciple pour honorer son maître consiste

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à savoir « mélanger les saveurs » : « Lorsque tu offres nourritures et boissons, assure-toi de leur excellence et de leur propreté. Acquiers l’art de mélanger les saveurs et accorde une attention particulière aux sucres et aux graisses. »20

À présent que nous avons rendu compte du statut social des serviteurs chargés de l’alimentation du souverain21, nous pouvons tourner notre regard vers l’acte de cuisinier lui-même. Les descriptions relatives à l’art de cuisiner éclairent la façon dont le sage ou le souverain étaient censés savourer − et donc gouverner − le monde. Étant donné le rôle prééminent des officiers chargés de la nourriture dans la sphère politique, il n’est guère étonnant de constater que la cuisine, ou l’art d’harmoniser les saveurs, était régulièrement associée au talent propre du ministre dans les textes de la fin des Printemps et Automnes et des Royaumes Combattants. Comme nous l’avons fait remarquer plus haut, s’employer à satisfaire le goût du souverain était par essence un acte moral puisque cela permettait de maintenir le corps et entretenir l’esprit situé à la source du pouvoir politique. Qui plus est, la compréhension correcte de la saveur était aussi supposée contribuer à la sagesse et à la puissance morale requise pour gouverner. C’est que les sages se caracté-risaient par un certain nombre d’activités physiques et mentales visant à harmoniser, rassembler et comprendre des éléments individuels dans une globalité. Aussi en va-t-il du cuisinier avec les ingrédients comme du souverain vis-à-vis du peuple : l’un neutralise les saveurs individuelles au profit d’un harmonieux mélange, l’autre manipule et guide les ingrédients individuels qui composent la société. Dans le Zuozhuan, Yanzi, le sage conseiller de l’État de Qi, compare les relations entre le souverain et le vassal au mélange et à l’assaisonnement d’un pot-au-feu22 :

« L’harmonie peut être comparée à un pot-au-feu. Pour cuisiner la viande et le poisson, on dispose d’eau, de feu, de vinaigre, de saumure, de sel et de prunes. Le pot-au-feu est amené à ébullition au moyen d’un feu de bois. Ensuite le cuisinier mélange ( « harmonise » ) les ingrédients, équilibre les différentes saveurs du pot-au-feu ajoutant ce qui, à chaque fois, vient à manquer, et retirant tout ce qui se trouve en excès. Le Seigneur s’en nourrit et par là connaît l’équanimité. »23 Afin d’apaiser l’humeur et tempérer les émotions du souverain,

Yanzi recommande que ce dernier soit nourri au moyen d’un harmonieux mélange d’ingrédients. Le sentiment d’un équilibre moral et mental est tiré d’un régime alimentaire tempéré et équilibré. Le Zuozhuan n’expli-que pas seulement le concept d’harmonie par le mélange des saveurs, mais esquisse par endroits une théorie physiologique associant le manie-ment des saveurs à la domination politique. C’est ainsi que le cuisinier

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du marquis de Jin remarque que « la saveur sert à activer la circulation de l’énergie vitale. L’énergie vitale donne à l’intention de l’esprit sa plénitude, par l’intention de l’esprit on fixe le sens de ses paroles, et par ces paroles on donne les ordres »24. C’est l’absorption des saveurs qui inspire, par l’intermédiaire de l’énergie vitale, les ordres édictés par le souverain. Toujours dans le même passage, l’officier préposé à la musique est responsable de l’ouïe de son seigneur et doit s’assurer que les facultés de ce dernier sont fines et aiguisées (cong)25. Les ministres veillent aux sens du souverain en agissant chacun comme autant d’orga-nes (guan)26 de son corps27. Une telle analogie d’ordre corporel, qui représente les relations entre le souverain et le sujet dans la même dépen-dance qu’entre la tête et les membres, était déjà bien établie à la fin de la période des Royaumes Combattants. Pour ne citer qu’un exemple, « gou-verner le corps et gouverner l’État relèvent de techniques fondées sur un même principe »28.

Parmi les nombreux récits établissant un lien entre l’autorité poli tique et le palais du souverain (« palais » au sens gustatif, comme dans toute la suite de cet article), le plus original sans doute est celui qui décrit la carrière de Yi Yin29, le ministre légendaire de la dynastie Xia, employé par le père fondateur de la dynastie suivante, celle des Shang – après qu’il eut fait la preuve, par ses compétences culinaires, de son aptitude à gouverner. Bien qu’aucune inscription divinatoire, pas plus que les rares fragments d’écrits attribuables aux derniers Shang et aux premiers Zhou occidentaux, ne mentionnent un Yi Yin en relation avec la cuisine ou portant sur ses épaules le hachoir et les vaisseaux de bronze, les philosophes des Royaumes Combattants, toujours en quête d’analogies avec l’activité artisanale pour illustrer l’aptitude à gouverner, soulignent le fait que Yi Yin réussit à obtenir une charge à la Cour en réjouissant le palais du roi30. Les références les plus anciennes mentionnant que Yi Yin « apporta les tripodes et les présentoirs sacrificiels » afin de se joindre à l’entourage des Shang se trouvent dans la chronique des Printemps et Automnes de Lü Buwei ainsi que dans le Han Feizi. Ce dernier texte emploie le récit de Yi Yin au sein d’une argumentation discréditant l’emploi du talent oratoire et prônant la persuasion indirecte : après avoir échoué à obtenir une audience au terme de soixante-dix requêtes, Yi Yin parvient à convaincre le roi sans mots ni théorie, par son simple talent de cuisinier31. La représentation de Yi Yin en ministre-cuisinier démontrant son habileté politique en comblant les sens du souverain permet d’amalgamer différents thèmes qui tous illustrent l’autorité politique à l’époque des Royaumes Combattants. On y trouve l’analogie entre l’harmonie sociale et le mélange des saveurs, mais on peut noter aussi le lien établi entre la légitimité politique et le transfert, ou l’échange, de tripodes de bronze et de vaisseaux rituels. De tels éléments paraissent

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renforcés par un autre aspect de l’idéologie des Royaumes Combattants et des Han, qui fait valoir que les gens d’extraction modeste − cuisiniers, domestiques, paysans − peuvent s’élever à de hautes positions et détenir un pouvoir politique certain en vertu de leur simple savoir-faire, de leur talent et leur perspicacité. Enfin, en faisant de la scène de Yi Yin épau-lant le chaudron de bronze un prélude à la conduite astucieuse de l’État, l’histoire révèle le lien entre la légitimité politique et l’aptitude du souve-rain à reconnaître les saveurs, à son art de les harmoniser dans un tripo-de, tout comme il unit les peuples sous l’égide de l’harmonie morale.

L’image archétypale de Yi Yin en conseiller-cuisinier est élaborée avec force détails dans le célèbre chapitre « Ben wei »32 des Printemps et Automnes de Lü Buwei. Ce chapitre nous intéresse ici à plusieurs titres, non seulement pour ses listes rhapsodiques d’ingrédients culinaires, mais aussi pour le programme qu’il offre de « culture de soi par la “savou-ration” du monde ». Yi Yin montre comment la parfaite saveur (zhi wei33) peut être obtenue par l’harmonisation des saveurs individuelles, un processus qui réclame à son tour une culture du corps politique. « La saveur ultime », suggère le texte, ne saurait être obtenue que lorsque le sage souverain possède les conditions matérielles nécessaires pour ré-jouir son palais, à savoir un territoire aux proportions cosmiques, assez vaste pour fournir au roi tous les ingrédients sous le Ciel34 (ce qui implique bien sûr, en termes politiques, que le roi doit puiser autant qu’il se peut dans le vivier des talents humains). L’eau est décrite dans ce passage comme la racine de toute saveur :

« On doit s’assurer que, tandis que les odeurs sont maîtrisées, on ne perd pas le principe inhérent des saveurs. Dans le travail d’harmonisa-tion et de mélange on doit employer le doux, l’aigre, l’amer, l’âcre et le salé. Le juste équilibre entre ce qui doit être ajouté de prime abord ou tout à la fin, en grande ou faible quantité, est extrêmement délicat, chaque saveur ayant son effet propre. Les transformations qui se pro-duisent dans le chaudron sont subtiles, quintessentielles, délicates, mi-raculeuses. La bouche ne saurait exprimer cela en paroles, l’esprit ne saurait le rendre par une analogie… »35 Dans ce passage, le souverain, comme un bon cuisinier, doit

s’efforcer de trouver l’équilibre, viser l’essentiel en veillant à ne pas négliger la nature intrinsèque des choses. L’ingrédient ultime qui donne au Tao sa saveur est l’eau, qui, bien qu’entièrement dépourvue de goût, a pourtant la capacité de modifier toutes les autres saveurs au sein d’un mélange harmonieux36. La saveur efficace est sans saveur, comme le dit le Laozi au chapitre 63. Cuisiner prend ici la forme d’une quête quasi shamanique des substances quintessentielles ; c’est une action physique relevant de la culture de soi. Yi Yin insiste sur le fait que le souverain

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éclairé doit adhérer à l’essentiel et saisir le Tao, au terme de quoi les saveurs exotiques atteindront spontanément son palais. Sentir le monde implique donc le déploiement optimal des conditions physiques qui permettent la sensation, l’appareil sensoriel important plus que toutes les impulsions qui lui sont transmises. Le pouvoir d’apprécier les saveurs ne dérive donc pas des caractéristiques intrinsèques des éléments individuels, mais ressort bien plutôt de leur combinaison. Le recueil des ingrédients et leur transformation subséquente en saveur quintessentielle constitue une forme de communication cosmique avec le Tao. Qui plus est, les « saveurs parfaites » se distinguent des saveurs ordinaires : elles se caractérisent par leur fadeur, leur insipidité, leur manque de déter-mination individuelle37. Le sage roi ne prétend pas sentir et apprécier le monde dans ses aspects particuliers, il fonctionne bien plutôt comme un organe sensoriel dénué de toute individualité.

La description de l’art de cuisinier de Yi Yin va au-delà d’un simple support analogique avec la conduite de l’État. Le langage qu’il emploie présente de fortes similitudes avec la littérature de la culture de soi. Le cuisinier « transforme » les ingrédients en une substance « subtile, quintessentielle, délicate, miraculeuse ». L’image du chaudron sert de support de comparaison générale avec le corps : tout comme le chaudron est le réceptacle à l’intérieur duquel les saveurs peuvent se fondre en un harmonieux pot-au-feu, le corps est ce vaisseau au sein duquel les provisions de nourriture se transforment en énergie vitale38. Le corps et le chaudron sont tous deux des creusets de saveurs raffinées ou d’énergie vitale. Tous deux requièrent le talent d’un cuisinier ou l’esprit d’un sage souverain pour acheminer les ingrédients vers un mélange supérieur. La meilleure combinaison de saveurs est supposée se situer au-delà des mots, au-delà de la compréhension de l’esprit, au-delà de toute compa-raison. La sensation parfaite ne peut plus être appréhendée par un sens dans la mesure où il est impossible d’analyser ce qui la compose. Le cuisinier tente d’atteindre l’essence de la saveur à travers une séquence progressive de transformations qui toutes visent à « dé-goûter » la saveur du monde. C’est ainsi que le vaisseau de Yi Yin, ou son chaudron, agit sur les saveurs de la même façon que le corps agit sur les impressions des sens. Toutefois, la perspicacité du sage s’ancre en définitive dans la capacité à sentir l’essentiel parmi la gamme infinie des impulsions sensorielles transmises par le monde : « Qui fait grand cas de la saveur est de mince vertu. »39 Le sage souverain est ainsi capable, par ses organes sensoriels, de s’appliquer à quelque chose qui pour les autres ne peut constituer un objet de sensation ; il goûte ce qui n’a pas de goût. Néanmoins, comme l’observe François Jullien dans un contexte diffé-rent, la prédilection du sage à appréhender le monde dans sa fadeur peut opérer comme une source passive de pouvoir.

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« La valorisation de la saveur peut être motivée par deux options fondamentales qui paraîtront, au premier abord du moins, parfaitement contradictoires : l’appréciation de la saveur permet de représenter la prise de conscience intime et profonde d’une valeur intrinsèque tandis que la valorisation provocatrice d’une absence de saveur – la “fadeur” – peut aussi servir d’image emblématique à l’évocation d’une richesse qui est d’autant plus inépuisable qu’elle reste contenue – implicite – et ne se laisse définitivement consommer en s’extériorisant »40. Enfin, la description de l’art de cuisiner comme une quête quasi

shamanique de vérités quintessentielles se trouve confirmée dans la suite du chapitre « Ben wei » cité ci-avant. Dans ce chapitre, Yi Yin se lance dans une imposante énumération de tous les ingrédients possibles de l’univers, dans le style des sommations (zhao)41 des Élégies de Chu, où les Esprits sont séduits par d’exquises nourritures42. La recherche de nourritures susceptibles de plaire au palais du roi et leur transformation subséquente en saveur quintessentielle sont à chaque fois évoquées dans le contexte d’un gouvernement sur toute chose.

LE SAGE COMME ORGANE SENSORIEL

Comme nous avons pu l’observer plus haut avec la notion de goût,

nourrir les organes sensoriels du souverain était, dans un contexte histori-que déterminé, un geste significatif sur le plan social. La cuisine est devenue le symbole du processus d’ingestion du cosmos tout entier. En tant qu’art culinaire, nous l’avons vu décrite à différents degrés d’ab-straction : à partir d’une simple activité de sustentation physique, la cuisine sert ensuite de comparaison d’ordre artisanal pour représenter l’État, puis devient la métaphore globale de la culture de soi et de la « nourriture cosmique » du sage ou du roi. Dans un univers qui peut être goûté de multiples façons par le palais du souverain, le sage recherche une certitude cosmique en goûtant les substances quintessentielles, c’est-à-dire ces substances qui se cachent derrière le vaste éventail des saveurs du monde commun.

À n’en pas douter, la gustation n’est que l’un des nombreux processus sensoriels dont dispose le sage roi qui exerce sa domination sur le monde. Les sources anciennes traitant de la perception visuelle et auditive nous renseignent également sur un tel processus. Dès le IVe siècle avant notre ère, nous disposons de documents où est affirmée l’idée qu’une gestion astucieuse des sens joue un rôle central dans l’exercice compétent du pouvoir politique. La gestion des sens doit être menée selon deux orientations différentes : d’une part, l’appareil sensoriel du souverain doit être traité de telle manière que s’en trouve

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confirmé son potentiel, physique et mental, à régner. D’autre part, puisque le souverain représente l’organe sensoriel du corps social, les penseurs de l’époque insistent sur l’idée que ce dernier ne doit pas s’adonner aux plaisirs des sens au détriment de ses sujets et, qui plus est, ne pas exposer inconsidérément ces derniers aux désirs des sens. La physiologie morale sous-jacente à ce principe est mise en lumière par un passage du Discours des Royaumes qui décrit le pouvoir de la musique43.

« Les oreilles et les yeux sont l’axe et le pivot du cœur/esprit ;

aussi celles-ci doivent-elles écouter ce qui est harmonieux et ceux-là observer ce qui est correct. L’écoute de qui est harmonieux fait naître une perception intelligente ; l’observation de ce qui est correct fait naître la clairvoyance. L’intelligence de quelqu’un fait que ses paroles sont obéies ; la clairvoyance de quelqu’un fait irradier sa vertu. Lorsque les paroles sont obéies et la vertu irradie, on peut se concentrer sur ce qui est bon et stable. Lorsqu’un homme peut appliquer sa vertu au peuple par le langage, le peuple apprécie cela et lui rend cette vertu, démontrant par là son allégeance à l’esprit de cet homme... Aussi les oreilles recueillent-elles des sons harmonieux et la bouche émet-elle de belles paroles afin de donner des ordres et les diffuser parmi le peuple. Si l’on régule ces ordres selon de justes proportions, alors le peuple emploiera la force de son esprit et suivra aussitôt le souverain. Et lorsque le peuple ne faillit point dans l’accomplissement de ses tâches, on a là l’accomplissement le plus haut de la musique. La bouche s’imprègne de saveurs et l’oreille absorbe des sons ; sons et saveurs génèrent l’énergie vitale (qi). Lorsque l’énergie vitale est dans la bou-che, elle forme des mots ; quand elle se trouve dans les yeux, elle donne à la perception sa clarté. Les mots servent à examiner les noms (= les ordres) ; la perception claire sert à s’ajuster au mouvement des saisons. Les noms servent à former le gouvernement, le mouvement (des yeux) sert à faire fructifier la croissance des choses. Réaliser le gouvernement, faire fructifier les choses, voilà le plus haut accom-plissement de la musique. Si la vue et l’ouïe ne sont pas en harmonie et que l’on est agité de vues confuses, alors les saveurs qui entrent dans le corps ne sauraient être raffinées. Et lorsqu’elles ne sont pas raffinées, se produit une perte d’énergie vitale, et il n’y a pas d’harmonie. De là suit un langage fou et pervers, une vision en proie aux vertiges et à l’illusion. »44 Dans la cosmologie morale qui situe le souverain ou le sage au cœur

du cosmos, le pouvoir d’absorber le monde se répercute dans le microcosme que sont le corps du souverain et son appareil sensoriel. Presque tous les penseurs des Royaumes Combattants discutent la relation sensorielle que le sage souverain établit avec le monde. Parmi eux, Xunzi, vers la fin du IIIe siècle avant notre ère, est particulièrement

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digne d’intérêt. En mettant l’accent sur la nécessité de contrer la tendance innée des hommes à satisfaire leurs désirs (aux moyens du rituel et de l’éducation), Xunzi se voit à plusieurs reprises dans l’obligation de discuter le fonctionnement et la valeur morale de la perception sensorielle ainsi que son lien avec un gouvernement moral. Nous consacrerons la dernière partie de cet article aux passages de Xunzi sur les sens.

Xunzi tient pour acquis que l’on ne peut lâcher avec profit la bride à ses sens que dans certaines conditions d’ordre social. L’extrapolation de la perception sensorielle vers la théorie sociale se retrouve dans diffé-rents passages du Xunzi (l’ouvrage qui nous reste de Maître Xun − Xunzi en chinois − a reçu pour titre le nom de son auteur ; c’est, au reste, le cas pour la plupart des textes philosophiques de l’époque des Royaumes Combattants). Tout en reconnaissant que la satisfaction des sens fait partie de la nature innée de l’homme, Xunzi insiste sur le fait que la satisfaction des sens ne devrait pouvoir pleinement se réaliser que lorsque l’on a atteint une certaine stabilité. Autrement, un souverain lais-sant entière latitude à ses sens ne ferait au fond qu’ « aimer les sons et les couleurs sans avoir d’yeux ni d’oreilles ».

« L’instinct de l’homme fait que son œil veut voir le mieux possible, son oreille veut entendre le mieux possible, sa bouche veut goûter le mieux possible, et son nez sentir le mieux possible, son cœur enfin, son esprit, souhaite le délassement plénier et le repos. Ces cinq plaisirs sont d’inévitables propensions de la nature humaine et leur satisfaction obéit à certaines modalités qui, si elles ne sont pas mises en œuvre, ne per-mettent pas d’obtenir ce que l’on recherchait. »45 Toutefois, certaines conditions sociales doivent être remplies avant

que le sage souverain puisse tirer un plaisir maximal de la satisfaction des sens, puisque ses sens ne peuvent vraiment sentir au mieux qu’une fois l’ordre instauré dans l’État. Autrement dit, le plaisir des sens, l’un des éléments nourriciers des émotions humaines, est lui-même conditionné par un substrat social46. Le sage souverain ne devrait avoir le droit de tirer tout son plaisir de l’appareil des sens que lorsque le corps politique est en bonne santé.

Paradoxalement, l’un des stratagèmes nécessaires pour établir l’ordre parmi ses sujets consiste pour le souverain à prendre soin des sens de ces derniers. Aussi, dans la perspective qui est celle de Xunzi, le sage souverain doit-il renoncer à flatter ses propres sens afin de pourvoir aux plaisirs sensoriels de son peuple. C’est ainsi qu’afin d’ « être vu », le sage souverain doit s’abstenir de donner fête à ses propres yeux ; afin d’ « être entendu », il doit éviter de divertir ses propres oreilles ; afin d’ « être nourri », il doit nourrir les autres. Dans l’une de ses diatribes

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contre les Moïstes qui prêchent la frugalité ( « N’avaler qu’un gruau de pois et ne boire que de l’eau » ), Xunzi avance l’idée que la satisfaction du désir crée les conditions nécessaires sur lesquelles repose la hiérarchie sociale. Il faut recourir « aux viandes, au riz, au millet, aux plantes parfumées des cinq saveurs »47 afin de s’assurer que les hommes remplissent convenablement leurs tâches. Au souverain s’impose le devoir de satisfaire les désirs sensoriels de ses subordonnés, poursuit Xunzi, afin que son peuple le recherche avec zèle. Aussi est-il crucial, pour que le souverain puisse lâcher la bride à ses sens (et, au stade ultime, communiquer avec le Ciel à travers le rituel), que ses subordon-nés jouissent des instruments matériels (nourriture, vêtements, musique, objets de belle apparence) qui rendent possible la perception sensorielle. Ce n’est donc pas l’abstention des désirs mondains, mais bien plutôt la création d’une abondance sensorielle, à un niveau modeste, qui forme la condition première de l’établissement de la hiérarchie et des distinctions sociales48. Non seulement la frugalité rend les gens pauvres, mais elle prive les souverains de leur potentiel à sentir avec acuité ce qui se passe dans la société.

Xunzi conclut son attaque contre la valorisation moïste de la frugalité en citant un hymne sacrificiel appartenant au cycle de pièces de l’État de Zhou, dans le grand classique de la poésie, le Livre des Odes (ode « Zhi jing », Mao 274). L’évocation de cet hymne sacrificiel est riche de sens, puisque le genre auquel il appartient a traditionnellement pour but de faire l’éloge des fastueux étalages de nourritures, boissons et parfums suaves offerts aux Esprits. Le sacrifice consiste avant tout à nourrir, bien que les destinataires de ces offrandes (Esprits et ancêtres) soient des plus éphémères en cette occasion. L’invocation du sacrifice renforce donc l’argument moral de Xunzi en faveur de l’organisation de la société au moyen de régulations sensorielles. Si pendant des généra-tions les gens ont pu séduire le monde des Esprits par l’étalage de sons, de couleurs et de senteurs dans les rites sacrificiels, le souverain lui aussi doit commander aux hommes en reproduisant le même geste envers ses sujets. De fait, Xunzi définit le rituel lui-même comme un acte qui consiste à alimenter, à nourrir, soulignant par là que le plaisir sensoriel est une condition nécessaire à la production de principes rituels :

« Les Rites sont donc une nourriture. De même la viande, le riz, le millet et l’accommodation des mets à l’aide des cinq saveurs sont une nourriture pour la bouche ; les plantes aromatiques et parfumées sont une nourriture pour le nez ; la sculpture, la gravure, l’entaille, la cise-lure, la broderie, le brocart et la recherche de l’élégance sont une nour-riture pour l’œil ; les cloches, les tambours, les flûtes guan, les pierres musicales, le luth qin, la guitare se, le pipeau et la flûte sheng sont une nourriture pour l’oreille ; les maisons vastes et les temples profonds, les

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nattes de jonc, les lits, les tables basses et les nattes de bambou sont une nourriture pour le corps ; de même, les Rites constituent une nour-riture. »49 On remarquera que, dans sa description de la nourriture rituelle,

Xunzi inclut le corps (ti)50 lui-même comme organe sensoriel, de pair avec les yeux, les oreilles, la bouche et le nez. L’inclusion du corps dans la liste des organes des sens est, de façon générale, un phénomène récur-rent dans son œuvre. Le plus souvent, le loisir physique et la détente constituent les impulsions sensorielles auxquelles le corps est censé aspirer :

« Ma réponse… est de demander s’il est ou non naturel pour l’homme d’éprouver les cinq désirs que sont celui de l’œil envers beaucoup de couleurs, celui de l’oreille envers beaucoup de sons, celui de la bouche envers beaucoup de saveurs, celui du nez envers beaucoup de senteurs et celui du corps envers beaucoup de confort. Les tenants de Maître Song affirment que ce sont bien là les désirs naturels de l’homme. Je rétorque que s’il en est ainsi la théorie ne tient pas, qui prétendrait à la fois que ces cinq désirs sont naturels à l’homme et que l’homme éprou-ve naturellement peu de désirs. »51 L’inclusion du corps parmi les organes des sens se retrouve dans un

passage qui fait état du besoin de réguler ses désirs naturels. En outre, Xunzi décrit le cœur/esprit comme un organe dont les intentions sont naturellement dirigées vers le profit (li)52 :

« Il est naturel pour les humains que la bouche apprécie les

saveurs et que rien ne lui soit plus plaisant qu’un goût agréable, de même l’oreille apprécie les sons et rien n’est plus grand pour elle que la musique, l’œil apprécie l’aspect des choses et rien ne le sollicite davantage que l’élégance des parures et la beauté des femmes, le corps apprécie le bien-être et rien ne lui est plus plaisant que le calme et la paix, le cœur humain est sensible à l’intérêt53 et rien ne lui paraît plus précieux en la matière qu’un bon traitement de fonctionnaire. »54 Le corps et le cœur/esprit sont ici représentés comme des organes

des sens autonomes plutôt que comme le siège physique des autres facultés sensorielles55. Il vaut la peine de remarquer ici que la conception du corps comme un organe de perception sensorielle à part entière ne se limite pas à la littérature proto-taoïste ou à la culture de soi. Toutefois, la recette de Xunzi pour raffiner les sens et les restreindre à un équilibre moralement acceptable est différent : tandis que les textes de culture physique et de méditation s’entendent à représenter le corps comme un

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réceptacle fonctionnant à la manière d’un catalyseur physique, raffinant des substances brutes du monde extérieur, Xunzi suggère lui que les sens sont raffinés par la taxinomie naturelle des principes rituels inhérents au cosmos, principes qui doivent être appropriés par le sage souverain afin d’équilibrer ses instincts naturels. Néanmoins, les deux courants de pensée s’accordent à penser que le fait de « centrer le corps »56 permet d’atteindre un équilibre cosmique et rituel. L’extrait suivant, qui pourrait aussi bien figurer dans un texte taoïste, nous montre la toute-puissance du sage souverain parvenu à tranquilliser ses sens :

« Dans ces conditions, le Fils du Ciel n’a pas besoin de regarder pour voir, d’écouter pour entendre, de réfléchir pour savoir ni d’entreprendre pour réussir. Il siège, seul, et tout l’Empire lui obéit comme un seul corps, comme les quatre membres obéissent à une seule même volon-té. C’est là ce qui s’appelle la forme la plus élevée de la Voie. »57 Ainsi, pour le sage souverain tel que le conçoit Xunzi, les principes

de la perception sensorielle ne tirent pas leur source des organes du corps ; plutôt, c’est le sage qui perçoit ou sent, en s’identifiant – par l’intuition – avec les principes rituels inhérents au cosmos. Son corps, immobile et tenu au centre, représente une sorte de caisse de résonance sur laquelle s’inscrivent tous les principes cosmiques, un point matériel d’attraction vers lequel convergent les principes inhérents à l’univers. De même que les traditions méditatives représentent le corps goûtant la tran-quillité comme un médium concentrant toutes les forces du monde extérieur en une seule, de même Xunzi fait du corps du souverain la représentation physique de tous les principes sensoriels (et donc rituels) dans le monde. En liant la perception sensorielle (couleurs, sons, saveurs, parfums, dispositions physiques) à la moralité, et en impliquant par là qu’une conduite sensorielle appropriée constitue la condition nécessaire du maintien de la hiérarchie sociale, Xunzi marque une phase de transition entre les traditions qui rendent compte des sens dans le cadre d’un ordre naturaliste ou physique, et la tendance postérieure −qui pren-dra une ampleur croissante sous les Han antérieurs (– 206 à + 8) − à envisager les sens comme les outils d’une action morale et rituelle.

La définition que Xunzi donne de la perception sensorielle dans le contexte des principes rituels (et donc de la hiérarchie sociale) doit être envisagée en regard de ce qu’il nous dit des émotions humaines. Pour Xunzi, les émotions humaines et les organes du corps qui les logent ne sauraient opérer comme des forces autonomes. Bien plutôt, les émotions sont enchâssées dans le Ciel. Le corps et les organes sensoriels ne font que canaliser ces pouvoirs potentiels dans le Ciel, et les acheminer jusqu’en des individus concrets. Un passage du chapitre « Tian lun »58 soutient que les émotions ordinaires des humains – telles que l’amour et

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la haine, le plaisir et la colère, le chagrin et la joie – sont contenues dans le Ciel ; elles sont « les émotions qui nous sont données par le Ciel » :

« Les oreilles, les yeux, le nez, la bouche ont chacun une forme qui leur permet de recevoir des sensations déterminées. Ils ne sont pas interchangeables et on les appelle les “organes naturels”. Le cœur est au milieu de la cage thoracique et il y dirige les cinq organes. Il est appelé “Souverain naturel”. Ne pas utiliser, pour se nourrir, d’individus de sa propre espèce, voilà ce que l’on appelle “instinct naturel de la nutrition”… Le Sage... purifie en lui le Souverain naturel, il use correctement de ses organes naturels, veille à l’équilibre de la nutrition naturelle, se conforme à l’ordre naturel et nourrit des sentiments naturels afin que puisse pleinement s’accomplir le travail du Ciel. »59 Ce passage est révélateur à bien des égards. Tout d’abord, en situant

la source des émotions humaines au Ciel et en suggérant que les émo-tions doivent être canalisées ou acheminées jusque dans le monde à tra-vers la conduite − au sens propre − du sage, Xunzi rejette l’idée que les émotions humaines sont quelque chose d’individuel et d’autonome. Xunzi dissocie les émotions humaines de l’individu, et les situe au Ciel60. Deuxièmement, le fonctionnement de l’appareil sensoriel est supposé dépendre du cœur/esprit (xin)61. Alors que chacun des cinq sens peut exister séparément dans la taxinomie du Ciel, la perception sensorielle − c’est-à-dire l’interaction entre tous les sens et leurs effets réciproques − développe sa capacité maximale grâce au cœur/esprit, qui fait que les impulsions du monde extérieur sont « ressenties » ou « perçues ». Ailleurs nous lisons :

« Ainsi l’aspect, la configuration, la couleur, la tournure des choses sont différenciés par l’œil ; la clarté et le trouble des sons, les harmonies, les rythmes et les bruits sont différenciés par l’oreille ; le sucré, l’amer, le salé, le piquant, le fade, l’aigre et les autres saveurs sont différenciés par la bouche ; les parfums, les senteurs, les effluves, les odeurs, les exhalaisons provenant de la viande crue de cheval et de bœuf, les émanations de la pourriture et bien d’autres encore sont diffé-renciés par le nez ; les maladies, les démangeaisons, le froid, le chaud, le lisse et le rugueux, le léger et le lourd sont différenciés par le corps ; l’agrément, les événements extérieurs, le plaisir, la colère, la tristesse, la joie, l’amour, la haine et les désirs sont différenciés par le cœur-[esprit]. »62 Xunzi poursuit en disant que chacun de ces organes sensoriels (tian

guan)63 est comme un conduit au travers duquel les humains peuvent acquérir le savoir :

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« Lorsque les cinq organes des sens sont bien en relation avec les objets mais que nulle connaissance ne s’ensuit et si la faculté d’identifier ne fournit aucune explication, force est bien de dire qu’un homme dans cette situation demeure dans l’inconscience. »64 Une fois que les sens ont enregistré le monde extérieur, des noms

peuvent être attribués à ces phénomènes connaissables. La peur et l’anxiété causent le disfonctionnement du cœur/esprit, et, en fin de compte, nuisent à l’appareil sensoriel dans sa globalité :

« Et si l’on a le cœur rempli de craintes et de souci, on ne reconnaît même pas le goût des viandes exquises qu’on mange, ni le son des cloches et des tambours qu’on entend, pas davantage l’aspect des bro-deries et des brocarts qu’on a sous les yeux ou le confort d’un vêtement doux et léger et d’une natte souple. »65 Au contraire, si le cœur/esprit est tranquille et heureux (ping yu)66,

alors : « On saura satisfaire son œil même d’objets dont la beauté est médiocre, on satisfera son oreille même de sons dont l’harmonie est médiocre, on satisfera sa bouche de nourritures humbles et de bouillons de plantes, on satisfera son corps de vêtements simples et de chaussures de chanvre tressé et l’on saura se contenter d’habiter une chaumière garnie d’un rideau de roseaux, d’une paillasse et d’une table basse. »67 Xunzi suggère que par la culture du cœur/esprit, le sage souverain

peut s’engager dans le processus de purification sensorielle qu’il s’est imposé (que l’on pourrait comprendre comme une discipline émotion-nelle). En fin de compte, le pouvoir émerge de l’ « intériorisation » : la gestation des idées n’est supérieure que lorsque l’intellect est canalisé par tout l’appareil sensoriel, lui-même guidé par un cœur/esprit sans perturbations. La pensée et le sentiment sont deux facultés interdépendantes :

« C’est par l’écoute que l’étude entre en l’homme accompli, elle s’accumule en son cœur et s’exprime à travers toute sa personne. Il en témoigne aussi bien par son activité que par son repos… Chez l’homme de peu, à peine l’étude a-t-elle pénétré par l’oreille que déjà elle ressort par la bouche. Or il y a quatre pouces de l’une à l’autre. Comment cela suffirait-il à rendre admirable un homme de sept pieds de haut ? »68

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Ainsi le corps humain offre un substrat physique sur lequel l’apprentissage peut se raffiner à des degrés divers. L’apprentissage est plus efficace si le corps entier l’incorpore, l’incarne, et qu’il est canalisé par tous les sens. La communication orale, par exemple, ou les mots émis par la bouche, ne sont efficaces que lorsque leur contenu est mis en jeu par la personne « comme un tout ». Enfin, le rôle central du sage, du roi ou de l’empereur, en tant que source du pouvoir, tient à sa capacité de devenir l’axe sensoriel de l’univers. Nous avons vu plus haut comment, dans la pratique, cela se traduisait en provisions d’ordre social et rituel qui visent à nourrir l’acuité et l’intelligence du Fils du Ciel. Dans la théorie de Xunzi, c’est le rituel lui-même qui nourrit les sens ; aussi le rituel, tout comme la nourriture, doit-il empêcher que les sens du souverain ne s’étiolent avec l’âge. Un Fils du Ciel, dès lors, ne devrait jamais abdiquer sous le prétexte de l’âge ou de l’infirmité selon Xunzi, puisque son corps a été exposé au monde matériel de la façon la plus privilégiée qui soit, et a reçu des soins continus tout au long de sa vie. Des mesures doivent même être prises afin d’aiguiser et préserver les facultés sensorielles du souverain (facultés qui « sentent » au nom de tous). C’est ainsi que, lorsqu’il conduit le char impérial, son corps est à l’aise, des herbes odorantes sont disposées à son côté afin de nourrir son odorat, les barres attenantes au joug sont ornées afin de nourrir son sens de la vue, et des cloches musicales sur les harnais des chevaux nourrissent son ouïe. « Le Fils du Ciel siège tel un grand Esprit et il se meut comme le Souverain Céleste. »69

REMARQUES DE CONCLUSION

Les différentes conceptions de la sagesse, et, finalement, la réalisa-

tion de l’autorité intellectuelle et du pouvoir politique en Chine ancienne, ne peuvent être réellement comprises que si l’on accepte de situer la sen-sation humaine au cœur du projet intellectuel, religieux et politique de la culture de soi. La perception chinoise du pouvoir et de la sagesse ne se fonde pas seulement sur l’idée initiale que le souverain doit présider à une compréhension rationnelle du monde ; il faut ajouter que la sagesse surgit à la croisée de la pensée et du sentiment, qui convergent comme les deux aspects interdépendants d’un seul et même acte. Lorsqu’un sage chinois « pense » ou « raisonne », il goûte, voit, entend, flaire et ressent afin d’opérer sur le monde et ajuster son corps individuel, et, par là, tout le corps politique de la société, au monde environnant. Vouloir séparer les théories du pouvoir, en Chine ancienne, du règne de la perception sensorielle et du rôle imparti au corps humain, reviendrait à se représenter de façon erronée le sentiment qu’inspirait l’autorité politique. Le rôle central de l’expérience des sens dans les textes de culture de soi,

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mais aussi sa traduction pratique sous forme d’instructions relatives au palais profane du souverain ou à la cuisine sacrée de la religion sacrifi-cielle, nous montrent combien étaient intimement mêlés la sensation du monde et le pouvoir sur le monde. Tout comme les Chinois de l’Anti-quité s’étaient abstenus de concevoir un règne métaphysique de pures idées sans sujets pensants, ils ont également renoncé à dissocier le pou-voir de comprendre et régir le cosmos de l’impératif selon lequel, pour « penser » l’univers, il faut simultanément mettre en jeu tous ses sens.

NOTES

1. Bien qu’on la retrouve aussi ailleurs, l’expression est un lieu commun dans la littérature taoïste et dans les textes de culture de soi. Pour un bon exemple confucéen, cf. Wang Xianqian (1842-1918) (éd.), Xunzi jijie, Beijing, Zhonghua, 1988, 12.239, discuté plus bas.

2. � 3. Chen Qiyou (éd.), Lüshi chunqiu jiaoshi, Shanghai, Xuelin, 1995, 2.84-85

( « Qing yu » ). Le texte suggère plus loin que le souverain ordinaire qui ne trouve aucun plaisir dans les sons, le goût et la beauté ne vaut guère mieux qu’un homme mort.

4. �� 5. Pour citer Chang Kwang-chih : « L’une des seules choses que je saurais

affirmer avec certitude est que les anciens Chinois ont été, entre tous les peuples du monde, particulièrement préoccupés par l’acte de se nourrir et de manger » (cf. Chang Kwang-chih, « Food and Food Vessels in Ancient China », in Early Chinese Civilization: Anthropological Perspectives, Cambridge, Mass., Harvard University Press, 1976, p. 115-148 (cité p. 118).

6. ��� 7. �� 8. ��. Guo Qingfan (1844-1897) (éd.), Zhuangzi jishi, Taipei, Guanya, 1991,

3.117-119 ( « Yang sheng » ). Voir aussi Lüshi chunqiu jiaoshi, 9.507 ( « Jing tong » ). Pour une analogie avec l’art de découper la viande, cf. Liu Wendian (éd.), Huainanzi honglie jijie, Taipei, Wenshizhe, 1992, 9.300 ( « Zhu shu » ).

9. Les passages des Entretiens relatifs à cette question sont en X.8, X.9, X.11, X.18, X.23. Les disciples de Confucius apparaissent également comme très méticuleux concernant les détails concrets de la préparation de nourriture. Zengzi par exemple se méprise de ne pas savoir comment conserver les restes de poissons servis à table. Cf. Xunzi jijie, 27.516.

10. � 11. Sur Yi Ya comme patron du bon goût voir Xunzi jijie, 27.518, où le mélange

harmonieux qu’il opère transcende toutes les saveurs individuelles. Sur Yi Ya comme « goûteur suprême » voir Lüshi chunqiu jiaoshi, 18.1168 ( « Jing yu » ). Sur les paumes d’ours comme mets fin, cf. Yang Bojun, Chunqiu Zuozhuan zhu, Beijing, Zhonghua, 1995, p. 515 (duc Wen, 1re année), et p. 655 (duc Xuan, 2e année), où un

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cuisinier est exécuté pour avoir mal préparé des paumes d’ours. Voir aussi Lüshi chunqiu jiaoshi 23.1559 ( « Guo li » ).

12. � 13. Cf. par exemple le « Da Ke ding » � �, dans Qin Yonglong, Xi Zhou

jinwen xuan zhu, Beijing, Shifan daxue, 1992, p. 136-146. Cf. aussi Zuo Yandong�Xian Qin zhiguan biao, Beijing, Shangwu, 1994, p. 71, no 21, p. 123, no 6.

14. L’ode 193 (Mao 193) décrit une éclipse solaire et les désastres naturels qui en résultent sous le règne du roi You. Dans la 4e strophe, le shanfu figure sur la même liste que le Premier ministre, le Maître des Terres, le Chef des Fonctionnaires, le Scribe royal, le Maître des écuries et le Capitaine des Gardes. L’ode 258 décrit une sécheresse ; « Tourmentés étaient le Premier ministre, le Maître des Terres, le Chef des Fonctionnaires, le Scribe royal, le Maître des écuries, le Capitaine des Gardes, l’Intendant de la Table, ainsi que les Conseillers ». Cette charge est souvent mentionnée dans Les Discours des Royaumes et le Zuozhuan par l’expression shanzai �/��. Cf. Zuozhuan zhu, p. 1311 (duc Zhao, an 9) ; Guoyu (Shanghai, Guji, 1978), 1.18 ( « Zhou yu shang » ), 2.67 ( « Zhou yu zhong » ), 2.71 ( « Zhou yu zhong » ).

15. �� 16. Le Taixuanjing (éd. Sibu beiyao), 4.3 a (à l’hexagramme zao�« fourneau »),

reconnaît que le mélange des saveurs relève du zai, terme qui ne se réfère pas seulement à un « Ministre » (zaixiang) mais aussi à un cuisinier ou un boucher.

17. �� 18. Cf. Da Dai Liji jiegu, 3.52 ( « Bao fu » ). Ce chapitre est également préservé

dans le Xinshu. 19. La signification morale des transactions de nourriture en Chine ancienne se

révèle également avec l’émergence des concepts éthiques du confucianisme, qui tirent leur origine du contexte de la culture sacrificielle, en particulier la vertu xiao, la « piété filiale ». Alors que xiao signifiait vraisemblablement l’offrande de nourriture en sacrifice aux ancêtres durant la période des Zhou occidentaux, avec l’avènement du système des unités familiales et de l’état bureaucratique, ce terme finit par revêtir le sens éthique de « filialité ». Cf. Keith Knapp, « The Ru Interprétation of Xiao », Early China 20, 1995, p. 195-222.

20. Lüshi chunqiu jiaoshi, 4.205 ( « Zun shi » ); traduction adaptée de John Knoblock and Jeffrey Riegel, The Annals of Lü Buwei, Stanford, Stanford University Press, 2000, p. 124.

21. Bien qu’il s’agisse là d’une fonction primordiale, il faut remarquer que l’ « Intendant royal » n’est pas le seul parmi les nombreux autres officiers à nourrir le souverain. Le Zhouli contient des titres et des descriptions détaillées des tâches de ces serviteurs.

22. Il s’agit en fait d’un geng �, sorte de potage ou de bouillon, assaisonné de divers ingrédients. La collusion de la notion d’harmonie avec celle de potage ou de potée nous ayant paru rédhibitoire, nous préférons parler de pot-au-feu là où l’anglais lui parle de stew.

23. Zuozhuan zhu, p. 1419-1420 (duc Zhao, 20e année). 24. Zuozhuan zhu, p. 1311-1312 (lord Zhao, 9e année). 25. � 26. �

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27. Notons à cet égard que le terme guan, à partir du sens général d’organe de

transmission, signifie aussi bien « fonctionnaire, officier », que « sens, organe des sens ».

28. Cf. Lüshi chunqiu jiaoshi, 17.1029. Pour un autre exemple, voir Lüshi chunqiu jiaoshi, 20.1373 ( « Da yu » ). Yuri Pines fait remarquer que l’analogie avec le corps apparaissait déjà à la période des Zhou occidentaux et est restée populaire tout au long de l’époque des Printemps et Automnes. Cf. Foundations of Confucian Thought: Intellectual Life in the Chunqiu Period, 722-453 B.C.E., Honolulu, University of Hawai’i Press, 2002, p. 159 et p. 161. Toutefois, Pines cite peu de sources en dehors du Zuozhuan (duc Ai 6e année et duc Xiang 30e année).

29. �� 30. Pour un essai de recension des références à Yi Yin dans les inscriptions

divinatoires (malheureusement fondé en grande partie sur des sources secondaires), cf. Mayvis L. Marubbio, Yi Yin, Pious Rebel. A Study of the Founding Minister of the Shang in Early Chinese Texts, Ph.D., University of Minnesota, 2000, p. 45-55.

31. Chen Qiyou (éd.), Han Feizi jishi, Gaoxiong, Fuwen, 1991, 1.49 ( « Nan yu » ), trad. Jean Levi, Han-Fei-tse ou Le Tao du Prince, Paris, Le Seuil, 1999, p. 84. Sur Yi Yin transportant les tripodes cf. aussi Shiji, Beijing, Zhonghua, 1959, 3.94. Sur Yi Yin voir encore Zuozhuan zhu, p. 1060 (duc Xiang, an 21) ; Guoyu, 7.255 ( « Jin yu xia » ) ; Guanzi jiaoshi (Changsha: Yuelu shushe, 1996), 23.576 ( « Di shu » ), 23.591 ( « Qing zhong jia » ) ; Lüshi chunqiu jiaoshi, 18.1225 ( « Ju bei » ), 19.1234 ( « Li su » ), 24.1592 ( « Zan neng » ) ; Huainanzi, 9.278 ( « Zhu shu » ) ; et Qianfu lun, Shanghai, Guji, 1978, 30.416 ( « Jiao ji » ).

32. �� 33. �� 34. Pour une discussion plus détaillée de la collection cosmographique comme

moyen d’affirmer le pouvoir politique et spirituel, cf. Roel Sterckx, The Animal and the Daemon in Early China, Albany, State University of New York Press, 2002, p. 110-122.

35. Traduction adaptée de Donald Harper, cf. « Gastronomy in Ancient China – Cooking for the Sage King », Parabola 9.4, 1984, p. 38-47.

36. L’eau sacrificielle, également connue sous le nom de « vin sombre », se retrouve dans les inscriptions en bronze, des siècles avant que les Taoïstes ne s’approprient la conception de l’eau comme source primordiale et mystérieuse de toute chose et n’en fassent la métaphore du Tao. Le fait que la terminologie sacrificielle se référant à l’eau se retrouve également dans les textes de culture phy-sique suggère des parallèles entre l’accès sacrificiel au pouvoir de l’Esprit et l’autodi-vinisation. Par exemple, xuanzun, le « sombre pot à vin » est une expression qui désigne la salive dans le texte médical de Mawangdui intitulé « Shi wen » ( « Dix questions » ), où elle se réfère à une forme purifiée de la vapeur inhalée et produite dans la bouche. Donald Harper fait le commentaire suivant : « Il y a un parallèle intéressant entre la technique [l’inhalation du souffle vital et la formation de salive] et le culte religieux, puisque le résultat final du culte est de communiquer avec l’illumination spirituelle. L’interaction religieuse entre les mondes humains et spirituels est devenue, dans l’hygiène macrobiotique, transformation individuelle et interne » (cf. Early Chinese Medical Literature, London, Kegan Paul International, 1998, p. 386-387, n. 4.

37. J’ai récemment suggéré qu’une taxinomie similaire de la saveur, selon laquelle des entités spirituelles supérieures, ou encore des ancêtres lointains sont

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l’objet d’adresses au moyen d’offrandes de plus en plus insipides, se retrouve dans la littérature technique sur les sacrifices. Cf. R. Sterckx, « Sages and Flavors in Warring States China », conférence prononcée pour le panel « The Cuisine of Sacrifice in Ancient China » lors de la rencontre annuelle de l’Association of Asian Studies (AAS), 4-7 avril 2002, Washington DC.

38. En fait, le texte « Shi wen » de Mawangdui établit le parallèle : le corps est d’abord préparé, ensuite, une fois « ferme, robuste et immortel », boissons et nourritures entrent dans le corps comme des hôtes. Cela s’appelle la « double recette merveilleuse pour pénétrer l’illumination spirituelle ». Cette technique est décrite comme « l’art du Maître Céleste de manger les vapeurs spirituelles » (cf. Harper, Early Chinese Medical Literature, p. 387-388). Ainsi, tandis que le chaudron sacrificiel fournit un moyen externe de communiquer avec les Esprits, le corps fait la même chose de façon interne.

39. Lüshi chunqiu jiaoshi, 20.1374 ( « Da yu » ). On retrouve sous une forme similaire cette idée dans le Guanzi jiaoshi, 8.181 ( « Zhong kuang » ) où xing � « actions, conduite » se substitue à de � « vertu ».

40. François Jullien, La Valeur Allusive. Des Catégories Originales de l’Interpré-tation Poétique dans la Tradition Chinoise, Paris, ÉFEO, vol. 144, 1985, p. 127. Cf. aussi Jullien, Éloge de la Fadeur, Paris, Picquier, 1991, p. 35-39.

41. � 42. Les odes « Zhao hun » et « Da zhao » contiennent toutes deux des parties qui,

comme l’a montré David Knechtges, pourraient bien constituer les premiers exemples de rhapsodies (fu) sur la nourriture. Cf. Knechtges « A Literary Feast : Food in Early Chinese Literature », repris dans Knechtges, Court Culture and Literature in Early China, Burlington, Ashgate-Variorum, 2002, p. 54-57.

43. J’ai discuté ailleurs du rôle de la musique, plus particulièrement de son influence sur le gouvernement du monde naturel. Cf. R. Sterckx, « Transforming the Beasts: Animals and Music in Early China », T’oung Pao 86, 1-3, 2000, p. 1-46.

44. Guoyu, 3.125 ( « Zhou yu xia » ). 45. Xunzi jijie, 11.211 ( « Wang ba » ). Traduction (modifiée) de Ivan Kamena-

rović, Xunzi, Paris, Le Cerf, 1987, chap. 11 « Du Roi et de l’Hégémon », p. 144. 46. La même idée est réitérée dans le chapitre « La voie du Prince », Xunzi jijie,

12. 246 ( « Jun dao » ), qui affirme qu’un souverain doit être en mesure d’identifier les ministres de talent, sans quoi il « barre la route au plaisir de l’oreille et de l’œil ».

47. Xunzi jijie, 10.186 ( « Fu guo » ), trad. Kamenarović : « De la prospérité de l’État », p. 132.

48. La même idée se retrouve dans le chapitre « La Voie du Prince », cf. Xunzi jijie, 12.238 ( « Jun dao » ) : « Et si l’on voit une profusion d’ornements de toutes sortes et de mets rares et précieux, cela est signe d’abondance », trad. Kamenarović : « La Voie du Prince », p. 161.

49. Xunzi jijie, 19.346-47 ( « Li lun » ), trad. Kamenarović : « Des Rites », p. 225. 50. 51. Xunzi jijie, 18.344 ( « Zheng lun » ), trad. Kamenarović, « De la rectitude »,

p. 223. 52. ! 53. Li, l’intérêt, le profit, a ici une légère connotation péjorative puisque, dans

une perspective confucéenne, le profit n’est justifié que lorsqu’il est acquis mora-lement (notion de yi, sens de ce qui est juste). L’idée que le juste est à la racine du profit se retrouve dès le IVe siècle avant notre ère. Cf. Le Zuozhuan zhu, p. 1317 (duc

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Zhao, 10e année) ; le Guoyu 2.45 ( « Zhou yu zhong » ), 7.264 ( « Jin yu yi » ). Le locus classicus de la relation entre le profit et la conscience morale est le texte d’ou-verture du Mencius (IA.1) où Mencius persuade le roi Hui de Liang de l’idée que le profit ne devrait jamais être considéré avant la justice et la bonté envers autrui. Xunzi souscrit généralement à cette idée de profit acquis moralement. Cf. par exemple Xunzi jijie, 4.58 ( « Rong ru » ), 27.502, 27.513 ( « Da lüe » ), 30.535 ( « Fa xing » ).

54. Xunzi jijie, 11.217 ( « Wang ba » ), trad. Kamenarović : « Du Roi et de l’hé-gémon », p.147.

55. Pour d’autres exemples de passages où le corps est juxtaposé aux autres organes des sens cf. Xunzi jijie, 4.63 ( « Rong ru » ), 21.389 ( « Jie bi » ), 23.437-38 ( « Xing e » ).

56. Sur la notion de centre dans la culture de soi, je renvoie le lecteur aux travaux que Romain Graziani lui a consacrée, dans « De la régence du monde à la souveraineté intérieure. Une étude des quatre chapitres de “L’art de l’esprit” du Guanzi » (thèse de doctorat de l’Université de Paris VII – Denis-Diderot, 2001), en particulier le chapitre 3. Graziani fait notamment valoir que la notion de centre sert sur différents registres (physiologique, cosmologique, politique, stratégique) à carac-tériser 1 / la progression ascendante de l’esprit, le terme zhong signifiant frapper en plein centre ce qu’on se propose d’atteindre, à savoir un régime de fonctionnement supérieur de l’esprit défini par des aspirations régulées. 2 / La figure du retour sur soi qui caractérise le parcours du sage et répond, elle, au recueillement de l’attention, à la concentration intérieure. 3 / Enfin, le caractère expansif de la sagesse peut également être compris à partir de la notion de zhong au sens de centralisation de l’espace, politique ou corporel. Il s’agit également d’un recentrement des données sensorielles, par opposition aux débordements à la périphérie du corps.

57. Xunzi jijie, 12.239 ( « Jun dao » ), trad. Kamenarović : « La Voie du Prince », p. 162.

58. "# 59. Xunzi jijie, 17.309-10 ( « Tian lun » ), trad. (modifiée) Kamenarović : « Du

Ciel » p. 204. 60. On peut se demander ici si la pensée de Xunzi ne fournit pas un prélude idéal

à ses disciples légistes comme aux idéologues impériaux des Han qui enjoignent à la vénération du Ciel. En abstrayant de l’individu la source du pouvoir sensoriel et de l’émotion humaine, en situant celle-ci dans un pouvoir prééminent, représenté sur Terre par une autorité singulière, le souverain, Xunzi n’avance-t-il pas un argument pour rejeter les émotions non-orthodoxes, comme les caprices individuels, les emportements ou les sautes d’humeur du souverain ?

61. $ 62. Xunzi jijie, 22.416-17 ( « Zheng ming » ), trad. Kamenarović : « De la

rectification des noms », p. 261. 63. "� 64. Xunzi jijie, 22.418 ( « Zheng ming » ), trad. Kamenarović, p. 261. 65. Xunzi jijie, 22.431 ( « Zheng ming » ), trad. Kamenarović, p. 268. 66. %& 67. Xunzi jijie, 22.432 ( « Zheng ming » ), trad. Kamenarović, p. 269. 68. Xunzi jijie, 1.12 ( « Quan xue » ), trad. Kamenarović, « Exhortation à

l’étude », p. 40. 69. Xunzi jijie, 18.335-36 ( « Zheng lun » ), trad. Kamenarović, p. 218.