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Ce numéro est consacré à une exploitation des résultats de
l’enquête SJA sur les conditions de travail et des informations
recueillies par l’observatoire des conditions de travail
Numéro 7 17 octobre 2013
Le petit rapporteur Journal d’information du Syndicat de la
Juridiction Administrative
Lors de son congrès de 2006, le SJA faisait le constat selon
lequel : « La charge de travail reposant sur les magistrats des TA
et CAA s’est tellement accrue en peu d’années ; elle est devenue
excessive et frôle voire dépasse les limites du raisonnable alors
que l’objectif reste celui de rendre une justice de qualité. ». A
la charge de travail et aux conditions de travail des magistrats,
le SJA consacrait une partie de ses efforts. En 2010, un groupe de
travail – dit observatoire des conditions de travail - était mis en
place par le conseil syndical et menait, en collaboration avec les
délégués de section, un travail d’observation permanente de
l’évolution des conditions de travail sous leurs diverses facettes
sous l’angle de la santé et des risques psycho-sociaux et au-delà :
la vie hors travail, la qualité du service rendu, le management, la
notation/évaluation, les primes, l’action syndicale... Le congrès
du 8 octobre 2011 consacrait également une grande partie de ses
travaux à ces mêmes questions, constatant alors que le malaise des
magistrats administratifs, au regard de la responsabilité qui
s’attache à leur fonction sociale, n’avait fait
Un travail sans fin ?
qu’augmenter ces dernières années malgré les initiatives
syndicales répétées en vue de sensibiliser en amont le gestionnaire
et d’éviter que ne soit atteint le point de rupture. La démarche
syndicale a pris un tour nouveau en lançant une enquête sur les
conditions de travail en direction de tous les magistrats des
tribunaux administratifs et des cours administratives d’appel.
L’enquête a été fort bien reçue puisque 345 magistrats ont répondu
sur 1133 en juridiction au mois d’octobre 2012, soit 30 % des
effectifs en juridiction, donnant à voir une photographie du
corps.
La combinaison de ces résultats avec les informations
recueillies au sein de l’observatoire des conditions de travail et
la mise en perspective de toutes ces données dans le temps (ce sont
les 20 dernières années de 1992 à 2012 qui ont été ici
privilégiées) permettent de : - faire un premier constat : celui
qui sera privilégié et retenu comme étant le plus significatif
concerne l’évolution du rapport des magistrats au temps : temps de
travail et temps hors travail ; - rechercher les causes de cette
évolution ;
« Ce n’est plus le temps où l’on s’étendait sous un arbre à
regarder le ciel entre deux orteils, mais le temps où l’on produit.
Quand on veut être actif, on n’a plus le droit d’être affamé ni de
rêvasser : il faut manger des beefsteaks et se remuer. C’est
exactement comme si l’ancienne humanité inactive s’était endormie
sur une fourmilière, et que la nouvelle, en s’éveillant, eût senti
les fourmis dans ses jambes de sorte qu’elle se voit forcée
d’accomplir les mouvements les plus violents sans jamais pouvoir se
défaire de ce sentiment d’une activité purement animale qui la
démange comme vermine ». Robert MUSIL, L’homme sans qualité.
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Le petit rapporteur Page 2 sur 28
- d’en exposer les principaux effets de deux points de vue :
celui de la qualité du travail et celui de la souffrance au travail
; - de s’interroger, enfin, sur les solutions et proposer quelques
pistes.
« En moyenne, les magistrats du TA de (…) travaillent
effectivement de 8 h. 30 à 19 h. moins une heure de temps de
déjeuner chaque jour, ce qui représente 47,5 heures de travail
effectif par semaine. Et ce temps de travail n’est pas un temps de
réunion. C’est un travail de dossier, de recherche, de synthèse, de
rédaction et de confrontation des points de vue, qui exige une
concentration de chaque instant. Ces mêmes magistrats prennent 3 ou
4 semaines l'été, 1 semaine à l’automne ou en février (s’ils ont
pris 3 semaines l’été), 1 semaine à Pâques, et 1 semaine à la Noël,
et encore pas toujours entièrement. Ils ont donc en réalité 6
semaines de congés payés par an, comme tout fonctionnaire. Les
gains de productivité dont la juridiction administrative a
bénéficié sur longue période résident ainsi également dans la
réduction au niveau du droit commun du temps libre de chaque
magistrat » Ce témoignage met à bas l’idée selon laquelle le
magistrat administratif travaillerait encore trop peu mais il donne
à voir l’image d’un rapport entre temps de travail et temps libre
encore bien structuré. Or, la nouveauté est que cette structuration
du temps a tendance à voler en éclats.
Au cours du mois de décembre 2011, des membres du SJA rendaient
visite à leurs collègues des CAA de Versailles, Paris et Nantes :
il ressortait des discussions que la charge de travail est au cœur
des préoccupations de ces derniers ; tous, sans exception,
indiquaient ne plus avoir le temps de se consacrer de manière
satisfaisante à leur vie personnelle en raison de la multiplication
des contraintes de travail. Notamment, ils insistaient très
fortement sur l’extension apparemment sans limites du temps de
travail et de la réduction concomitante non pas seulement des
congés mais des simples temps consacrés à sa vie personnelle. Ils
s’inquiétaient également de ce que les autorités gestionnaires
semblent n’avoir aucunement conscience du volume de travail
toujours plus grand effectué dans les juridictions de première
instance, celles-ci n’étant plus que des variables d’ajustement
d’objectifs toujours revus à la hausse. Et tous s’inquiétaient
encore de la dérive : « plus de jugements, moins de droit (même le
plus élémentaire) ».
Les résultats de l’enquête sur les conditions de travail, lancée
par le SJA en novembre 2012, confirment ces constatations.
LE CONSTAT
En 1992 (l’autre siècle !), les 416 magistrats, répartis sur 30
tribunaux administratifs avaient réglé chacun, en moyenne, 173,33
affaires. Quarante ans plus tard, en 2012, les 768 magistrats,
répartis sur 42 tribunaux administratifs ont réglé 247,65 affaires
(données nettes) soit une augmentation de la productivité par
magistrat qui s’est accrue de 42,87 % en 20 ans (nous en
examinerons plus loin les modalités). Se fondant vraisemblablement
sur les chiffres de 1992, le VCPE, en 2002 lors des discussions
avec les syndicats pour la mise en place de la RTT, leur opposait
que les 35 heures, ils l’avaient déjà. Bien entendu, une telle
affirmation n’avait plus aucun rapport avec une réalité dont on
pourra se faire aujourd’hui une idée un peu plus exacte à la
lecture du témoignage recueilli en 2011 auprès d’un magistrat,
premier conseiller, au sein d’une juridiction administrative de
province de taille plutôt modeste :
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Le petit rapporteur Page 3 sur 28
A la question : « 3.4.Votre charge de travail a-t-elle un impact
négatif sur votre vie privée ? 79 % répondent oui et 21 % répondent
non ». Beaucoup plus éloquentes encore sont les réponses aux
questions plus précises qui suivent : « 3.5. Si oui, comment ?
• pause méridienne raccourcie : 10 % répondent jamais ; 40 %
répondent parfois et 50 % répondent souvent
• travail tard le soir : 8 % répondent jamais ; 44 % répondent
parfois et 48 répondent souvent
• travail le week-end : 9 % répondent jamais ; 39 % répondent
parfois ; 41 % répondent souvent et 11 % répondent en
permanence
• travail durant les congés : 12 % répondent jamais ; 34 %
répondent parfois ; 45 % répondent souvent et 9 % répondent en
permanence
• travail durant les RTT : 31 % répondent jamais ; 21 %
répondent parfois ; 30 % répondent souvent et 18 % répondent en
permanence». On pourra objecter qu’en 1992, un magistrat
administratif pouvait déjà travailler lors de la pause méridienne,
tard le soir, au cours du week-end voire durant ses congés : à
cette différence près que ces temps de travail ne venaient pas,
comme à présent, s’ajouter au temps de travail habituel mais
pouvaient s’y substituer, bénéfices d’une autonomie trouvant alors
librement à s’exercer. Une grande partie des réponses reçues
dévoilent
une réalité nouvelle : le travail, en expansion continue,
investit l’espace intime de l’individu et la frontière qui séparait
temps libre et temps de travail s’efface sans que l’institution
apporte sa protection mais, tout au contraire, incite à aller plus
loin encore jusqu’à ce que, faute de pouvoir s’en sortir, la seule
issue envisageable, pour une fraction significative des magistrats,
soit celle de la sortie : ou bien une sortie partielle puisqu’à la
question d’une prise d’un temps partiel motivé par des difficultés
à accomplir la norme : 13 % répondent oui » ; ou bien, plus
radicalement encore, une sortie totale puisqu’à la question « 5.
Avez-vous envie de changer de métier ? 81 % répondent non et 19 %
répondent oui ». Soit presque 1 sur 5 ayant répondu à l’enquête
avec les écarts de résultats suivants : entre les présidents (dont
seulement 15 % souhaitent changer de métier) et les autres
magistrats (21 % soit 1/5), d'une part, et, d’autre part, entre les
rapporteurs TA et CAA confondus (21,8%) et les rapporteurs publics
de TA qui sont 23,8 % à vouloir changer de métier. Est en effet
requise de
chacun et de chacune une mobilisation de plus en plus poussée,
sans bornes : le corps du magistrat doit devenir et, en certains
cas, comme l’enquête permet de le voir, devient effectivement
entièrement livré au travail, entièrement disponible, une réserve
exploitable, un gisement renouvelable : avec une exigence vis-à-vis
de soi-même encore jamais atteinte, on emporte le travail chez soi
en dehors du travail de telle sorte que le hors-travail se trouve
de plus en plus intégré au travail et la vie s’épuise dans le
travail. Une disponibilité qui peut aller jusqu’à 24 h. sur 24 et 7
jours sur 7 fût-ce au prix de la destruction de tous les cadres
temporels sans lesquels il n’est pas de vie sociale et familiale
normale : étrange situation que celle offerte à des magistrats dont
le métier a notamment pour objet de veiller au respect de la vie
privée et familiale garanti par l’article 8 de la Convention
européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés
fondamentales ! A la question « 1.1 Etes-vous globalement satisfait
des CT : 9 % répondent très satisfaits ; 67 % répondent satisfaits
; 21 % répondent pas satisfaits et 3 % répondent pas du tout
satisfaits» soit un quart d’insatisfaits mais à la question « 2.1.
Diriez-vous que durant les cinq dernières années les conditions de
travail ont évolué plutôt : 7 % répondent très négativement ; 58 %
répondent négativement ; 9 % répondent positivement ; 1 % répondent
très positivement ; 25 %
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Le petit rapporteur Page 4 sur 28
répondent sans changement ». Ce sont ainsi 65 % des réponses qui
ressentent négativement les évolutions intervenues dans la période
la plus récente. Ces réponses témoignent, à l’examen des causes, de
problèmes d’organisation du travail qui touchent tous les
magistrats : «Ils ne mouraient pas tous mais tous étaient frappés
».
Les chiffres sont bien en ce sens : comme il vient d’être dit,
entre 1992 et 2012, le nombre d’affaires réglées par magistrat au
sein des tribunaux administratifs est passé de 173,33 affaires à
247,65 1. On ajoutera qu’au cours de ces 20 années, les activités
administratives n’ont guère cessé de se développer au fil des ans
sans que les moyens correspondants supplémentaires soient accordés1
: plus de la moitié des collègues ayant répondu à l’enquête
déclarent consacrer plus de 6 jours par an aux activités
extra-contentieuses (commissions, jurys, fonctionnement de la
juridiction…). Le quart des collègues dépassent la barre des 10
jours par an. Entre 2002 et 2009, le nombre d’affaires jugées par
les TA et CAA s’est accru de 30 % tandis que les effectifs ont tout
juste progressé de 12 % sur la même période.
En 2009, au sein des tribunaux administratifs, le nombre de
dossiers traités par an et par magistrat a été de 280 (données
nettes). Ce chiffre a reculé les années suivantes pour atteindre
celui de 247,65 en 2012. Au sein des cours administratives d’appel,
le nombre de dossiers traités par an et par magistrat a été de 115
en 2009 ; il a été de 110,92 en 2012. Ces reculs s’expliquent par
un épurement du stock ; le stock s’étant concurremment durci, on ne
saurait en déduire que la productivité aurait diminué et encore
moins en conclure que la charge de travail aurait tendance à
diminuer dès lors que les juridictions demeurent confrontées à un
dynamisme jamais infirmé des contentieux traditionnels (+ 6 % en
moyenne annuelle depuis près de 40 ans), à la poursuite de la
montée en puissance des contentieux
Au nombre des causes, on pourra retenir : à l’évidence, la
charge de travail vue sous son angle quantitatif ; ensuite,
beaucoup moins visible mais plus déterminante encore, une
complexité toujours croissante ; et, enfin, la cause des causes, le
culte voué à la performance et à la vitesse qui ignore le travail
réel et rejette la norme ancienne régulatrice.
C’est l’aspect le mieux visible et le plus clairement perçu et
ressenti par les magistrats du corps. A la question « 2.2.
Souffrez-vous de la charge de travail ? 7 % répondent jamais ; 57 %
répondent parfois ; 28 % répondent souvent et 8 % répondent
toujours » et à la question « 3.2. Votre charge de travail a-t-elle
un impact négatif sur la qualité de votre travail ? 62 % répondent
oui et 38 % répondent non »
LES CAUSES
La charge de travail analysée sous son angle quantitatif : 1
Pour se faire une idée plus précise, on peut citer les quelques
juridictions suivantes :- TA
de Lille sorties nettes par magistrat en 1992 : 159,84 et en
2012 : 274,41 (ERM passé de 18,75 à 27,86) - TA de Nantes sorties
nettes par magistrat en 1992 : 168,05 et en 2012 : 310,13 (ERM
passé de 16,62 à 33,67) - TA de Pau sorties nettes par magistrat en
1992 : 175,68 et en 2012 : 218,53 (ERM passé de 8,80 à 11,82) - TA
de Rouen sorties nettes par magistrat en 1992 : 184,51 et en 2012 :
251,43 (ERM passé de 9,62 à 15,73) - TA de Versailles sorties
nettes par magistrat en 1992 : 150,81 et en 2012 : 249,14 (ERM
passé de 27,08 à 35,10) 1 en 2002, les organisations syndicales
demandaient que la mise en oeuvre du projet de loi relatif aux
droits des malades et à la qualité du système de santé s’accompagne
de moyens supplémentaires correspondant à la présidence des
juridictions disciplinaires des ordres professionnels et aux
commissions régionales d’indemnisation et de conciliation, bel
exemple d’une demande demeurée sans suite. Plus récemment, saisi de
l’avant-projet de loi consacré à la sécurisation de l’emploi qui
constitue la traduction législative des dispositions de l’accord
national interprofessionnel du 11 janvier 2013 conclu entre les
syndicats et le Medef, le CSTACAA, réuni le 19 février 2013, a
considéré que la mise en place d’un tel système qui crée un nouveau
champ de compétences pour les juridictions administratives ne
pouvait se concevoir sans que soient alloués à ces juridictions des
moyens supplémentaires : l’avenir dira si un tel vœu sera ou non
mieux exaucé.
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Le petit rapporteur Page 5 sur 28
Une élévation considérable de la complexité :
particuliers (droit au logement opposable ou revenu de
solidarité active) ainsi qu’au volume élevé des questions
prioritaires de constitutionnalité (QPC) et à la progression du
contentieux des étrangers. L’augmentation la plus remarquable a
concerné, d’une part, le contentieux des étrangers qui a progressé
globalement de 18,2 % (+ 15 % entre 2007 et 2011) et a représenté
29,2 % du total des affaires enregistrées, soit 53 482 affaires (45
256 en 2010). Cette progression a été liée à la hausse du
contentieux des mesures d’éloignement examinées en urgence (+ 2 500
affaires). Au second semestre de 2011, les juridictions ont été
confrontées aux effets de la loi n° 2011-672 du 16 juin 2011
relative à l’immigration, à l’intégration et à la nationalité, ce
qui a provoqué une augmentation de 50 % de ce contentieux par
rapport à la même période l’année précédente1. Dans le cas du TA de
Montreuil, dans lequel le contentieux des étrangers représente près
de 50 % des affaires traitées, sachant que le nombre moyen
d’affaires traitées par magistrat s’élève à 320, on peut estimer,
précise ce même rapport, qu’il faudrait environ 150 magistrats pour
assurer le traitement de ce contentieux ! (1) On ajoutera enfin
qu’au fil des années, de plus en plus de tâches, qui auparavant
étaient confiées au greffe, relèvent
désormais des magistrats : c’est tout particulièrement le cas de
la dactylographie des jugements sans que le travail des greffes
s’en trouve allégé. Un récent rapport de la Cour des Comptes
déplorait la dégradation du ratio agents du greffe/magistrats, dans
un contexte de multiplication des activités des juridictions
administratives, qui font la part belle aux tâches de gestion
budgétaire et des ressources humaines, ce qui mobilise les agents
de greffe, et les laisse peu disponibles pour assister les
magistrats. Mais une évolution autre que quantitative doit aussi
être prise en considération : l’élévation considérable de la
complexité car l’intensification du travail, ce n’est pas seulement
plus de la même chose, ce sont plus de contraintes à gérer
simultanément.
de l’accroissement du nombre de dossiers difficiles voire très
difficiles : « Cela se comprend bien, compte-tenu de la complexité
croissante du droit, de la place de plus en plus grande des
questions posées par le droit communautaire et le droit de la CEDH
» 1. On ne manquera pas d’y ajouter l’inflation législative
toujours déplorée et jamais résolue : prenez une balance et pesez,
par exemple, le code de l’urbanisme de 1992 pour le comparer avec
celui de 2012. Même en ôtant les annotations et la jurisprudence,
le résultat serait édifiant. Par exemple aussi, le contentieux des
marchés a également gagné en complexité. Pourtant cette complexité
reconnue n’est pas prise en compte : à la question « 1.5 La
complexité est-elle prise en compte pour le calcul de votre norme ?
29 % répondent oui et 71 % répondent non » et, pour la même
question 1.9 posée à celles et ceux qui exercent les fonctions de
juge unique « 16 % répondent oui et 84 % répondent non ». S’il
existe des modulations, ce n’est jamais à la hausse (ou très
exceptionnellement) mais toujours à la baisse : ainsi en va-t-il
pour la comptabilisation des OQTF qui, selon les juridictions,
varie de 1 pour 1 à 1 pour 3 voire 1 pour 4. Sans qu’il soit
possible d’en évaluer la fréquence, il arrive parfois que, par une
pression plus ou moins aimable,
1 Rapport de nov 2012 commission Sénat projet loi de finances
2013. 1 Voir l’article de Laurent Gros « Projet de loi immigration
: touché, coulé ! », paru dans Le Monde du 11 octobre 2010.
Il s’agit de modifications qui, tantôt, ne sont évoquées que
pour la forme (« ah ! c’est bien triste et bien regrettable ! »),
tantôt, sont totalement ignorées y compris par les premiers
concernés. 1/ Il est aisément admis que la charge de travail s’est
accrue non seulement du fait de l’accroissement du nombre de
dossiers mais également du fait
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Le petit rapporteur Page 6 sur 28
rapporteur soit incité à rajouter les dossiers en lien (qui
peuvent se trouver même très éloignés de la requête) en sus de sa
norme, alors qu’à aucun moment un magistrat ne sera autorisé à
mettre un dossier en moins parce qu’il aura passé deux ou trois
jours sur un gros dossier de marché ou de fiscal par exemple. Avec
des injonctions paradoxales qu’on laisse aux magistrats le soin de
gérer comme en rend compte le témoignage suivant : « Sur les quatre
premières audiences de rentrée je dois pour ma part traiter 22 OQTF
en collégiale, plus un référé liberté étranger, et si j'avais eu
une semaine de permanence OQTF/centre de rétention j'aurais eu au
moins 6 dossiers en plus. Ces situations sont forcément pathogènes
puisque les présidents de juridiction savent qu'ils sont jugés sur
l'indicateur d'ancienneté de leur stock. Ils sont donc conduits à
mettre la pression sur le traitement prioritaire des dossiers
anciens, qui s'ajoute à la nécessité de maitriser les contentieux
de masse (étrangers, permis de conduire, APL, DALO, etc.) ».
L’effet sur la charge de travail des contentieux particuliers
précités (droit au logement opposable ou revenu de solidarité
active), les questions prioritaires de constitutionnalité (QPC) et
le contentieux des étrangers ne saurait se résumer aux chiffres :
leur résolution requiert, en outre, de chaque magistrat de nouveaux
savoir-faire au moment même où
l’accès à la formation est ressenti comme difficile voire
impossible lorsqu’à la question « 1.25. Votre charge de travail
vous a-t-elle empêché de suivre une formation ? 59 % répondent oui
et 41 % répondent non ». A la complexité des dossiers, s’ajoute un
durcissement du stock dès lors que les présidents ont pour mission
d’écrémer le stock par ordonnances. Les dossiers sont ainsi devenus
plus lourds : avec 250 dossiers par an et par magistrat, on
travaille plus qu’avec les 280 d’il y a quelques années. 2/ Il
existe aussi une autre complexité moins perceptible mais tout aussi
réelle : Il y a 20 ans, une requête enregistrée au tribunal
administratif était acheminée vers une formation collégiale y
compris en cas de désistement, non-lieu, irrecevabilité ; entre son
entrée et sa sortie, on ne pouvait rêver parcours plus simple.
Aujourd’hui, cette même requête pourra, pour sortir de la
juridiction de première instance, connaître pas moins de cinq sorts
différents : - rejet par ordonnance : la sélection des requêtes,
ensuite, ressort surtout, parmi d'autres procédés de « tri », de
l'article R. 222-1 du code de justice administrative qui permet aux
présidents des tribunaux administratifs et des
cours administratives d'appel, ainsi qu'à leurs présidents de
formation de jugement, de statuer par ordonnances dans sept cas. Le
recours aux ordonnances, en un premier temps, réservé aux
désistements, non-lieux, incompétence de la juridiction
administrative ou encore irrecevabilité manifeste des recours,
auquel s’était ajoutée la possibilité de statuer sur les requêtes
relevant d'une série présentant à juger en droit des questions
identiques à celles déjà tranchées par une décision passée en force
de chose jugée, a ensuite été étendu aux « requêtes ne comportant
que des moyens de légalité externe manifestement infondés, des
moyens irrecevables, des moyens inopérants ou des moyens qui ne
sont assortis que de faits manifestement insusceptibles de venir à
leur soutien ou ne sont manifestement pas assortis des précisions
permettant d'en apprécier le bien-fondé » (art. R. 122-12 et R.
222-1 CJA). - Jugement rendu par un juge unique avec dispense de
conclusions du rapporteur public ; - Jugement rendu par un juge
unique avec conclusions du rapporteur public ; - Jugement rendu par
une formation collégiale avec dispense de conclusions du rapporteur
public ; - Jugement rendu par une formation collégiale avec
conclusions du rapporteur
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Le petit rapporteur Page 7 sur 28
public ; - Jugement rendu par une formation collégiale avec
conclusions du rapporteur public.
Soit donc 5 sorts différents au lieu d’un seul auquel il
pourrait être ajouté la distinction des cas dans lesquels il est
fait appel à l’aide à la décision et de ceux dans lesquels il n’y
est pas fait appel : la question ici posée n’est pas celle
d’apprécier les mérites ou les non-mérites de ces nouvelles
procédures mais d’en mesurer les effets sur la charge de travail du
magistrat ainsi que sur celui des agents de greffe. Toute requête
parvient désormais dans un écheveau aux parcours multiples
impliquant, au sein de chaque tribunal administratif, une
organisation plus complexe et un travail qui requiert aussi tant
des agents du greffe que des magistrats, auxquels il incombe de
prendre une foule de décisions sélectives, un savoir-faire et un
travail intellectuel que l’habitude permettra de considérer, mais
bien entendu à tort, comme totalement négligeables alors que ces
processus de travail mobilisent, au sein de chaque juridiction
qu’elle soit petite ou grande, des ressources intellectuelles et
cognitives non négligeables. A tout le moins, chaque nouvel
arrivant dans un tribunal administratif est immédiatement mis à
même de s’en rendre compte. Dans le sens d’une complexité plus
grande et dans la catégorie du travail invisible, on pourra
également ranger l’impact des réformes successives
auxquelles, ces temps-ci et avec frénésie, la juridiction
administrative est soumise. 3/ Des réformes successives multiples
décidées dans l’ignorance du surcroit de travail qu’elles génèrent
: Au cours de la période la plus récente, plusieurs réformes ont
été conduites : DALO, contentieux des étrangers, réforme de la
dispense de conclusions du rapporteur public, pouvoir d'initiative
du juge accru en matière d'expertise, réforme du mode de rédaction
des jugements et arrêts auxquels s’ajoutent désormais les
télérecours et le travail juridictionnel coopératif. On aura sans
doute peu de chances de se tromper en établissant également un lien
entre ces réformes incessantes et le fait que les magistrats
enquêtés à la question « 2.1. Diriez-vous que durant les cinq
dernières années les conditions de travail ont évolué plutôt : 7 %
répondent très négativement ; 58 % répondent négativement ; 9 %
répondent positivement ; 1 % répondent très positivement ; 25 %
répondent sans changement ». Lorsqu’en effet une réforme
intervient, elle requiert, localement dans chaque tribunal, sa
traduction concrète dans l’organisation du travail. Ce sont les
magistrats eux-mêmes – ainsi que les agents du greffe – qui doivent
concevoir cette organisation et les tâches qui lui
correspondent.
Une nouvelle procédure, telle la dispense de conclusions,
bouscule quelque peu les rôles et pèse sur les conditions de
travail et le plan de charge des juridictions, alors que les effets
des précédentes réformes ne peuvent encore être bien appréhendés et
qu’une autre réforme se profile déjà à l’horizon. On assiste ainsi
à une augmentation ininterrompue de la complexité qui mobilisent,
chez chaque magistrat et au sein de chaque juridiction qu’elle soit
petite ou grande, des ressources intellectuelles et cognitives mais
invisibles et largement ignorées au profit d’un culte : celui de la
performance et de la vitesse alors que la grande réforme à venir
est perçue fort négativement puisqu’à la question « 1.26
Pensez-vous que la dématérialisation va améliorer vos conditions de
travail ? 80 % répondent non et 20 % répondent oui ». Les
impressions, recueillies au cours de l’année 2011 auprès des
magistrats de la CAA de Paris, juridiction pilote dans le domaine
de l’informatisation, ne sont pas de nature à infirmer ces craintes
: « Sur la gestion de l'ensemble du circuit dossier entièrement
informatisé et la fixation des normes, c'est vraiment ce point sur
lequel il convient d'insister. En un mot, l'ensemble du dossier est
scanné et mis en ligne par chambre sur des dossiers partagés par
rapporteur. Ensuite la note et le projet finalisé par le rapporteur
sont insérés dans le dossier partagé, qui est ouvert par le
président réviseur et corrigé directement, de même pour le
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RP qui peut annoter la fiche de présentation. Sans pour la
plupart du temps qu'il y ait une intervention orale ou une
recherche physique. / De plus les réflexions et annotations sont
visibles partiellement par tous (voire totalement). Les corrections
sont "brutes de décoffrages et on le sait tous (Cf les mails) une
réflexion ou annotation même anodine pour celui qui l'a écrite peut
se révéler très dure pour le destinataire qui ne sait pas dans quel
état d'esprit se trouve l'auteur. Certains collègues sont plus
fragiles et réceptifs que d'autres aux critiques, et cela ne pourra
que les pousser à se renfermer et à terme pourquoi pas se poser la
question de leur compétence. Et la spirale vicieuse est lancée. Il
convient de ne pas dramatiser mais de rester vigilants. A noter
qu'il faudra une somme importante pour l'équipement global. / Les
séances d'instruction se déroulent avec le portable et il
semblerait que certaines chambres utilisent le portable en
audience. (Zéro papier). Le dossier papier n'étant que support ou
utilisé pour les pièces illisibles ou trop importantes (plans
urba). / Même, s'il ne convient pas de tout rejeter, ce système
isolationniste poussé à l'extrême semble conduire à broyer de
l'individu. »
1/ L’essentiel des réformes affectant les procédures du
contentieux administratif depuis une quinzaine d’années a eu pour
effet sinon pour objet d’accélérer la vitesse : ordonnances au
champ de plus en plus élargi, juge unique, passage des formations
de 5 à 3 en Cour Administrative d’Appel, dispense de conclusions.
La vitesse s’est ensuite puis concurremment clairement conjuguée
avec la performance dont les critères surplombent désormais toute
l’activité des juridictions administratives et l’activité de chaque
magistrat. La Mission Conseil et Contrôle de l’Etat regroupe 3
programmes ; le programme 165 « CONSEIL D’ETAT ET AUTRES
JURIDICTIONS ADMINISTRATIVES » regroupe les moyens affectés au
Conseil d’Etat, aux cours administratives d’appel, aux tribunaux
administratifs et à la Cour Nationale du Droit d’Asile. La loi
organique n° 2001-692 du 1er août 2001 relative aux lois de
finances ayant en effet prévu que la présentation du budget de
l'Etat devant le Parlement serait assortie d'objectifs et
d'indicateurs de performance permettant d'évaluer, pour chaque
programme de politique publique, l'efficience de la dépense
publique(1). « Le Conseil d’Etat a élaboré, en 2008, au-delà de
l’application
INFOCENTRE déjà ancienne, des tableaux d’indicateurs
statistiques mensuels, qui donnent une image complète de l’activité
de la juridiction, de sa productivité, du rapport entre les charges
et les moyens en personnels, avec une comparaison entre
juridictions et sur les années antérieures. » « Les juridictions
ont établi des projets de juridiction triennaux dont les premiers
concernent la période 2009-2011. Ils servent de référence pour les
discussions budgétaires annuelles et sont centrés sur les
principaux objectifs de performance : délais moyens de traitement
des dossiers, résorption des stocks ». « Ces divers éléments
servent de support à un dialogue de gestion bien intégré à la
préparation du budget, qui, par-delà la répartition des moyens,
contribue à la mobilisation sur des objectifs communs. Ce dialogue
s’opère sur la base d’indicateurs chiffrés (sous forme de ratios)
qui permettent des comparaisons dans le temps entre tribunaux
classés par catégories homogènes. Les limites de ce type
d’indicateurs sont prises en compte dans la discussion budgétaire.
A cela s’ajoute la mise en place d’outils pour s’assurer de la
sécurité juridique des décisions rendues (taux de contestation des
décisions, taux d’annulation ou de réformation des jugements ou
arrêts contestés, analyse par sondage des ordonnances 1 Rapport de
la Cour des Comptes février
2012
Le culte de la vitesse et de la performance ignore le réel du
travail et rejette l’idée de norme régulatrice :
-
Le petit rapporteur Page 9 sur 28
rendues) ». Dans un remarquable article publié en 2010, la
présidente du SJA avait longuement et finement analysé comment et
en quoi le service public de la justice administrative était menacé
de devoir céder à la « tyrannie des chiffres »1. Elle y critiquait
notamment la promotion d’une justice compétitive et dénonçait les
limites d’une logique de performance appliquée aux juridictions qui
fragilisait le statut des agents et perdait de vue la finalité des
prestations à savoir rendre le meilleur service possible au
citoyen. C’est la même dynamique qui est toujours à l’oeuvre : nous
pouvons en mesurer encore mieux les effets aujourd’hui. Ce qu’il
s’agit de mesurer et prendre pour fin, c’est donc bien la
performance de l’activité juridictionnelle : on est ainsi passés
d’une logique de moyens à une logique de résultats. Cette logique
de résultats est déclinée à tous les niveaux de la juridiction
administrative : du niveau national jusqu’au niveau de chaque
juridiction puis de chaque magistrat et agent de greffe sous la
forme d’un entretien individuel d’évaluation au cours duquel sera
établi le bilan de l’année écoulée et les objectifs de l’année à
venir.
Les projets de jurisdiction:
Les projets de juridiction déclinent au niveau local les mêmes
objectifs et les mêmes indicateurs chiffrés que ceux énoncés au
niveau national avec bien souvent une comparaison des résultats
obtenus au sein d’une juridiction avec ceux obtenus au sein
d’autres juridictions, instaurant une forme de course et de
concurrence entre ces dernières et une nouvelle forme de
compétition entre présidents de juridiction ce dont on n’aurait
même pas eu idée 20 ans auparavant. Avec la mise en place des
contrats d’objectifs, les CAA avaient déjà connu un phénomène
similaire. Qu’on en juge par les extraits des quelques projets de
juridiction suivants : Projet de juridiction TA Montpellier
2009-2011 : « De 1998 à 2008, le nombre des entrées est passé de
3978 à 6053 (données brutes) soit une progression moyenne par an de
5,21 % ; le nombre des affaires jugées est passé de 4128 à 6908
(données nettes) au cours de la même période – de 1998 à 2008, le
nombre de dossiers jugés par magistrat est passé de 199 à 233
(données nettes) soit une progression de 3,22 % de telle sorte que
le stock a
diminué passant de 3974 à 3577 (données nettes), soit une
diminution de 9,98 %. De 1998 à 2008, le délai prévisible moyen de
jugement est passé de 2 ans 2 mois 10 jours à 9 mois 15 jours. Le
projet de juridiction prévoit un taux de sorties par magistrat de
245 dossiers X 29 magistrats en 2009, en 2010 et en 2011 »Projet de
juridiction TA Orléans 2009-2011 : « C / LES OBJECTIFS - La LOLF -
Les objectifs assignés à la juridiction administrative sont à
échéance 2011 : un délai moyen de jugement prévisible des affaires
en stock de 1 an, un délai moyen réel de jugement pour les affaires
audiencées hors procédure d’urgence de 2 ans, une proportion
d’affaires en stock de plus de deux ans de moins de 18 % + un taux
d’annulation en appel de moins de 16 % et d’annulation en cassation
de moins de 15 % + un nombre d’affaires réglées par magistrat de
275 net en 2011 + un nombre d’affaires réglées par agent de greffe
de 198 ( …. ) La productivité par magistrat à Orléans est d’environ
260 affaires par an en net en 2008, alors que l’objectif fixé par
la LOLF comme cible 2011 est de 275 (…) ; « si la moyenne nationale
est en fait surtout déterminée par les résultats des très grosses
juridictions, qui ont un type de contentieux différent du nôtre,
notamment compte tenu d’une très forte proportion des
contentieux
1 Elsa COSTA, « Des chiffres sans les lettres : la dérive
managériale de la juridiction administrative », AJDA, 13 septembre
2010, p. 1623-1628. Voir également un article de Cécile CASTAING :
« Les procédures civile et administrative confrontées aux mêmes
exigences du management de la justice »,
-
Page 10 sur 28 Le petit rapporteur
de masse, et si le chiffre de 275 ne peut donc peut-être pas
constituer un objectif immédiat pour le tribunal, on peut utilement
d’une part relever que la productivité du Tribunal d’Orléans n’est
pas inférieure à celle des juridictions de même importance ayant
une structure de contentieux comparable, d’autre part essayer
d’améliorer notre propre productivité en réfléchissant à nos
méthodes de travail ; tel est, entre autres, l’objet de ce projet.
Encore faut-il corréler cet objectif avec les moyens humains
disponibles, étant d’évidence qu’un magistrat chevronné sera plus
«productif » qu’un débutant » Projet de juridiction TA Paris
2009-2011 : « L’objectif global de jugements fixés à la juridiction
par la lettre de cadrage a été fixé à 26 000 affaires en 2009 et 28
000 en 2010 et 2011 ». Projet de juridiction TA Toulouse 2009-2011
« (…) une progression de l'indice de productivité par magistrat qui
atteignait 230 par magistrat alors qu'il était encore de 200 en
2003. Il restait néanmoins sensiblement inférieur à la moyenne
nationale de 260 par magistrat. Projet de juridiction CAA Paris
2009-2011 et notamment lettre de cadrage du CE du 27/02/2009 qui
fixe l’objectif global de jugement à 6 000 affaires en 2009, 6300
en 2010 et 6500 affaires en
2011 (données nettes) pour un effectif moyen de magistrats se
situant autour de 52 en 2009, de 54 en 2010 et de 55 en 2011. Les
projets de juridiction peuvent également donner lieu à une
définition très précise de l’organisation de l’activité : tel par
exemple le projet de juridiction de la CAA Versailles : « (…) Les
présidents-assesseurs conserveront les dossiers ainsi préparés [par
les assistants de justice] à leur propre rapport et seront
assujettis, en conséquence, à une norme spécifique, soit huit
dossiers de police des étrangers par quinzaine, auxquels
s’ajouteront deux autres dossiers relevant des matières « lourdes »
de leur chambre (….). Les présidents-assesseurs continueront à
assurer, par ailleurs, la présidence de certaines audiences (à
raison, en règle générale, de trois audiences par an)».
Hommage rendu à l’accroissement de la vitesse et de la
performance, le Projet de juridiction de la CAA Nantes (2009-2011)
avait retenu plusieurs actions et notamment les suivantes qui
visaient à toujours mieux optimiser le temps et accroître le volume
d’activité : - poursuivre l’effort de sélection des affaires
nouvelles : en 2008, le nombre d’ordonnances R.222-1 a été de 900
soit le tiers de l’ensemble des affaires jugées ;
- alléger les méthodes de travail juridictionnel : dispense de
séances d’instruction devant devenir un mode ordinaire et non plus
exceptionnel de traitement des affaires « simples » après accord du
réviseur et du rapporteur, notes des rapporteurs plus concises
(éléments jurisprudentiels estimés souvent trop volumineux et trop
longs à consulter), notes de révision préconisées à géométrie
variable pouvant être réduites à la simple mention de l’accord du
réviseur. - Développer l’aide à la décision : du 1er septembre 2008
au 31 mai 2009, les AC ont « pré-rapporté » 78 APRF et 188 OQTF et
les AJ 69 dossiers de nationalité – A compter du 1er septembre
2009, chacune des 4 chambres est dotée d’une équipe homogène d’aide
à la décision constituée de 2 ou 3 AC ou AJ.
Dans d’autres cas encore, des objectifs minima sont assignés aux
chambres, prohibant même le report d’un éventuel dépassement sur
l'audience suivante, ainsi qu’aux rapporteurs et présidents en
tenant compte des dossiers instruits par les assistants lesquels
devront, par priorité, être attribués au président de chambre. La
question des RTT peut également donner lieu à l’indication de leur
mode d’utilisation au sein de la juridiction.
-
Le petit rapporteur Page 11 sur 28
La logique de résultats s’impose ainsi à toutes les juridictions
qui ne sont plus seulement classées, sous forme de tableaux, par
ordre alphabétique mais également et surtout selon un ordre tenant
compte des résultats quantitativement obtenus dans chacune d’entre
elles, résultats rapportés aux scores moyens obtenus par magistrat.
C’est ainsi que le rapport annuel d’activité présenté par le
Conseil d’Etat au titre de l’année 2012, édition du 22 janvier
2013, comporte les tableaux suivants et procède à plusieurs
classements successifs des juridictions selon les critères suivants
: nombre d’affaires enregistrées par magistrat, évolution des
sorties par magistrat, évolution des stocks par magistrat, ratio
affaires traitées/affaires enregistrées par magistrat, délai
prévisible moyen de jugement selon un ordre décroissant. La logique
des résultats peut alors aussi être ensuite déclinée jusqu’à
l’échelon de base, celui du magistrat et celui des agents de
greffe.
L’entretien individuel d’évaluation : Les magistrats n’ont pas
seulement été confrontés à un accroissement quantitatif de sa
charge de travail, ils ont aussi été amenés à des transformations
subjectives de leur rapport au travail. La contractualisation des
relations sociales est une innovation qui participe également de
ces transformations : les juridictions se sont engagées à respecter
des contrats d’objectifs et des projets de juridiction et chaque
magistrat est censé s’être contractuellement engagé à remplir des
objectifs définis individuellement au moment de l’évaluation,
engagement dont il trouve la sanction au moment de l’évaluation et
par la modulation de la part variable. Le nouveau dispositif
d’évaluation fondé exclusivement sur un entretien professionnel a
été organisé, dans les tribunaux administratifs et les cours
administratives d’appel, en application de l’article 55 bis de la
loi 11 janvier 1984 et du décret du 17 septembre 2007, par un
arrêté du 12 mai 2009. Ce texte rompt avec la logique linéaire qui
régissait auparavant la carrière d’un magistrat, garantie
essentielle pour préserver l’indépendance des juges, en
introduisant une logique dite dynamique qui encourage les
évaluateurs à revoir, y compris à la baisse, l’appréciation portée
sur tel ou tel magistrat.
Cette évaluation, et l’attribution de la part variable qui lui
est directement liée, est devenue une technique de management très
efficace pour classer les magistrats, les mettre en concurrence
entre eux et avec eux-mêmes et les diviser quitte à faire de la
fausse monnaie (par exemple : multiplication injustifiée des
ordonnances pour améliorer sa norme). Avec l’évaluation, il faut
rendre les comptes et on octroie des droits sur la base de chaque
situation individuelle : l’examen porte sur la manière dont chaque
magistrat a su gérer la situation en vue de satisfaire aux
objectifs, sur sa disponibilité et la capacité à se mobiliser et on
passe de la mesure objective à une mesure subjective. Et les
objectifs sont incessamment repoussés condamnant à courir après eux
sans jamais pouvoir les atteindre. Dans ces conditions, la
possibilité de recourir à une règle commune, valable pour tous et
énoncée clairement, se réduit. L’individualisation pratiquée par
l’institution se « moralise » en mobilisant le « soi » de chacun :
on tend ainsi à un meilleur contrôle des comportements et des
conduites à venir. La liberté et l’autonomie anciennement tant
appréciées tendent à se muer en une très forte dépendance. A la
question « 4.1. Avez-vous eu, cette année, un entretien
d’évaluation ? 97 % répondent oui et 3 % répondent non ». Rien
-
Page 12 sur 28 Le petit rapporteur
d’étonnant puisque cet entretien d’évaluation est devenu la
règle. 83 % déclarent être satisfaits de la manière dont cet
entretien a été préparé et mené. 59 % considèrent que la part
variable est attribuée de manière juste mais 82 % considèrent
qu’elle n’est pas attribuée de manière transparente. A la question
relative à l’entretien individuel d’évaluation : « 4.2. La norme
a-t-elle été individualisée à cette occasion ? 35 % répondent oui
et 65 % répondent non » soit donc un tiers des cas dans lesquels la
norme est individualisée ce qui tendrait à démontrer qu’en ce
lieu-là au moins, le système ancien linéaire résiste encore face à
la montée en puissance du nouveau dispositif. Une norme protectrice
qui régresse : - « no limit ? » -
En 2011, saisi par les organisations syndicales d’une demande
tendant à la définition d’une « norme nationale », la réponse du
Conseil a été la suivante : « Il est précisé (…) que le Conseil
d’Etat ne répondra pas à la demande des organisations syndicales
tendant à la définition d’une « norme nationale » ou, du moins, à
l’affichage de règles nationales de définition d’une « norme »
parce qu’une telle démarche n’aurait pas de sens. La seule démarche
qui ait du sens c’est celle d’une
définition commune d’objectifs assumés et appropriés par chacune
des parties prenantes. C’est la démarche menée avec les chefs de
juridiction, dans le cadre des conférences de gestion. Et c’est
cette démarche qui doit être reprise, au sein de chaque
juridiction, entre les chambres, et, au sein de chaque chambre,
avec les magistrats. Dans la logique de cette démarche et, comme il
est fait au niveau national, une différenciation des objectifs,
selon la nature du stock et les flux qu’une juridiction, une
chambre ou un magistrat a à traiter, apparaît pleinement légitime
et il semble tout aussi légitime de tenir également compte des
capacités effectives de chaque magistrat, compte tenu de son
expérience et de ses capacités mais aussi de l’ensemble de sa
charge de travail qui ne se réduit pas exclusivement au travail
contentieux, ni, a fortiori, au travail en formation collégiale. »
( 1 ) L’avenir serait donc à l’absence de norme. Pourtant la bonne
vieille norme Braibant résiste car elle est d’abord le seul cadre
national connu auquel les magistrats peuvent collectivement se
référer. Ensuite, et dans la pratique, même si cette norme est
contournée, elle demeure en réalité sous-jacente aux normes mises
en oeuvre localement, intégrant des 1/2 dossiers (OQTF, J.U.),
voire des 1/3 dossiers (RAF). En outre, elle est
appliquée et en général respectée pour les nouveaux collègues
(mi-norme) qui découvrent en réalité le métier dans son aspect
quantitatif à travers ce concept de norme. Il est vrai que les
changements intervenus depuis la norme Braibant (référés, juge
unique etc ...) en impliquent un réexamen mais pas l’abandon. Or,
c’est ce qui est en train de se passer. On proclame : « plus de
norme mais des objectifs ! ». Des objectifs différenciés et
individualisés par chambres et par rapporteurs présentés comme la
réalisation d’engagements pris antérieurement tel, par exemple,
celui cité dans le rapport d’activité d’une CAA précisant : « sans
l’effort consenti non seulement par les rapporteurs, mais également
par les présidents de chambre qui ont accepté d’inscrire des
affaires à leur rapport, conformément à l’engagement qu’ils avaient
pris dans le projet de juridiction, un tel résultat n’aurait pu
être obtenu. » Les exemples de cette nature fourmillent : à une
présidente de formation jugement, il sera ainsi reproché lors de
l’entretien individuel d’évaluation de ne pas avoir sorti
suffisamment de dossiers par ordonnances ; à tel rapporteur public,
il sera demandé en fin d’année de sortir 17 conclusions
supplémentaires pour remplir son objectif. Auprès de tel autre, on
vérifiera s’il
-
Le petit rapporteur Page 13 sur 28
a bien atteint le chiffre de 600 conclusions au cours de l’année
écoulée.
Ce qui est évalué ce n’est pas le travail réalisé mais
uniquement les résultats du travail on s’intéresse au « combien »
beaucoup plus qu’au « comment ». Ce culte de la performance frise
parfois même l’absurde : dans certaines juridictions où le stock a
sérieusement diminué et où le délai de jugement a été réduit de
façon telle que les magistrats ne trouvent plus de dossiers à
inscrire au rôle qui soient en état, on n’en continue pas moins à
opposer un refus absolu à toute baisse du nombre de décisions
rendues par magistrat et on juge, en ces cas, sans mémoire en
réplique. Concurrence oblige ! En sus de l’activité contentieuse,
il existe, en outre, dans certaines juridictions, des cumuls dont
il est tenu compte pour l’évaluation des magistrats : il faut faire
quelque chose à côté qui valorise mais la conséquence en est que
l’on travaille tout le temps. La participation aux groupes de
travail, l'implication dans le projet de juridiction méritent sans
doute d'être pris en compte, mais il est très mal
compris par l'ensemble des magistrats que les efforts fournis
sur l'activité contentieuse et qui ont conduit aux résultats que
l'on voit partout ne soient manifestement considérés que comme
procédant d'une façon de servir normale. Passer d’une logique de
moyens à une logique de résultats ne pouvait rester sans effets :
c’est ce dont témoignent les résultats de l’enquête et les
informations recueillies par l’observatoire des conditions de
travail.
LES EFFETS : LE PRIX A PAYER
Les réponses à l’enquête témoignent que les magistrats ont de
leur travail une opinion positive en ce qu’ils le considèrent
majoritairement comme utile : « 3.1. Avez-vous le sentiment d’être
utile dans votre travail ? 37 % répondent oui complètement ; 41 %
répondent oui, essentiellement ; 19 % répondent oui, un peu ; 2 %
répondent non, pas vraiment et 1 % répondent non, pas du tout ». Le
sentiment minoritaire d’inutilité pourrait, peut-être, être lié à
certains contentieux tels que le DALO et le droit des étrangers :
dans son rapport de novembre 2012 préparatoire au projet loi de
finances 2013, la
La qualité du travail :
commission du Sénat mentionnait en effet qu’un premier bilan de
la procédure DALO avait été dressé d’après lequel son utilité
réelle « soulève question […] les juges, qui assurent une charge de
travail très importante, peinent à percevoir leur réelle plus-value
et font face à l’incompréhension des requérants, déçus de ne pas
obtenir de logement ou de relogement à l’issue directe de leur
recours. ». La commission précisait également que ce sentiment
d’impuissance du juge administratif était également présent en
droit des étrangers, où le juge administratif intervient comme juge
de la légalité : « Lorsqu’il annule, par exemple, une décision de
refus de titre du préfet, cela n’implique pas que l’étranger doive
recevoir un titre de séjour, mais que son dossier doit être
réexaminé. Le juge rend alors plusieurs décisions successives sur
un même dossier. Par exemple, en matière d’éloignement des
étrangers, le juge peut être saisi de cinq séries de contestations
portant sur le principe même de l’éloignement, le cas échéant,
l’absence de délai de retour volontaire qui lui est laissé, le
choix du pays de destination, le bien-fondé de son placement en
rétention et le prononcé d’une interdiction de retour ».
Si le sentiment d’utilité prédomine, en revanche, la
-
Page 14 sur 28 Le petit rapporteur
charge de travail est majoritairement considérée comme ayant un
impact négatif sur la qualité du travail puisqu’à la question «
3.2. Votre charge de travail a-t-elle un impact négatif sur la
qualité de votre travail ? 62 % répondent oui et 38 % répondent non
». Si on fait ensuite le lien avec, d’une part, les réponses à la
question « 2.2. Souffrez-vous de la charge de travail ? 7 %
répondent jamais ; 57 % répondent parfois ; 28 % répondent souvent
et 8 % répondent toujours » soit 93 % qui sont touchés à des degrés
divers et, d’autre part, les réponses à la question « 2.4.
Avez-vous dû arrêter le travail en raison de cette souffrance ? 6 %
répondent oui et 94 % répondent non », on peut aisément en déduire
qu’en dépit des difficultés de la vie au travail, une toute petite
minorité consent à s’arrêter. Le niveau de conscience
professionnelle et le sens du service public sont donc
particulièrement élevés. Au demeurant, comme il vient d’être
précisé, l’investissement professionnel est parfois quasi-total au
détriment des autres sphères comme la vie extraprofessionnelle,
privée, familiale, syndicale, politique : ceux-là consentent, en
réalité, à travailler toujours davantage pour pouvoir se
reconnaître dans ce qu’ils font et c’est pourquoi c’est précisément
chez ceux-là qu’ont le plus
de chances de se manifester les effets néfastes liés à
l’impossibilité d’un travail de qualité, d’un « travail bien fait
». Dans leur immense majorité, les magistrats administratifs
témoignent d'une intelligence et d'un professionnalisme sans faille
mais c’est précisément pour cette raison qu’ils sont exposés à la
souffrance que peut leur causer une organisation qui les conduit à
réaliser un travail moins bien fait. Il pourra d’abord être fait
mention de l’importance de la formation continue des magistrats.
Cette formation est unanimement reconnue comme indispensable pour
leur permettre de s’adapter aux évolutions législatives et
règlementaires permanentes, ainsi qu’aux développements des
nouvelles technologies et à la dématérialisation des procédures qui
modifient en profondeur les méthodes et les conditions de travail.
Certes, des efforts particuliers ont été fournis en la matière
notamment avec la création en 2008, d’un centre de formation de la
juridiction administrative (CFJA), localisé dans les locaux du
tribunal administratif de Montreuil. Mais la mise en place des
structures ne suffit pas ; encore convient-il que les intéressés
disposent du temps nécessaire pour suivre les formations or tel
n’est plus souvent pas le cas puisqu’à la question « 1.25. Votre
charge de
travail vous a-t-elle empêché de suivre une formation ? 59 %
répondent oui et 41 % répondent non ». Première entrave à la
réalisation d’un travail de qualité (sans parler du temps que
requiert l’auto-formation) puisqu’il faut sans cesse acquérir de
nouvelles compétences, de nouveaux apprentissages (les plus actuels
étant les télérecours et le travail juridictionnel coopératif 1).
Mais il est encore d’autres entraves multiformes qui privent de
plus en plus de magistrats des ressources dont ils ont besoin pour
faire un travail de qualité. Rançon de la vitesse et de la
performance au culte desquelles chacun est appelé à adhérer : « Une
eau agitée ne réfléchit pas » (Marguerite Yourcenar) ou, plus
justement, empêche de réfléchir. « Penser, c’est aller moins vite »
(Simone Weil). L’impact négatif de la charge de travail sur la
qualité du travail du magistrat affecte à des degrés divers les
différentes étapes d’instruction des dossiers selon les réponses
suivantes : « 3.3. Si oui, cette baisse de qualité affecte-t-elle ?
• les mesures d’instruction : 15 % • les recherches : 40 % • les
séances d’instruction : 8 % • les délibérés : 5 % • la rédaction
des jugements : 12 % • la révision : 9 % • les conclusions (pour
les RP) : 11 % »
-
Le petit rapporteur Page 15 sur 28
Viennent d’être évoqués ci-avant les 5 (voire 7) sorts
différents réservés à une requête et leurs effets sur la charge de
travail du magistrat. Les effets sur le travail du magistrat et sa
qualité en constituent un autre aspect qui apparaît à l’examen des
conditions de mise en œuvres des diverses procédures contentieuses.
En ce qui concerne les ordonnances : Les ordonnances, c’est la
vitesse par excellence. Pour résorber les stocks à tout prix, il en
a bien souvent été fait un usage intempestif. On sait le caractère
contestable de l’extension de leur champ d’application : le 7° de
l’article R.222-1 du CJA habilite un juge unique à statuer par
ordonnance, c'est-à-dire sans audience publique ni audition d'un
rapporteur public, et à procéder à des appréciations jusqu'alors
réservées aux formations collégiales de jugement. Le fait de
statuer par ordonnance est propre à accélérer le traitement des
requêtes mais a donné lieu à de nombreuses dérives. Il n’en existe,
semble-t-il, aucun bilan mais des situations sont connues dans
lesquelles, par exemple, tel président use et abuse des rejets par
ordonnance sur le fondement du 7° de l’article R.222-1 du cja dont
appel est alors interjeté devant la
Cour Administratif d’Appel qui annule en masse. Désolant mais
excellent du point de vue statistique. Un constat similaire a pu, à
certaines occasions, également être fait pour ce qui concerne des
jugements d’annulation des APRF : ces jugements présentent
l’avantage de ne devoir comporter qu’une brève motivation puisqu’un
seul moyen suffit ce qui ne serait pas le cas si un rejet était
prononcé : ce procédé permet de gagner beaucoup de temps. Le préfet
fait appel et gagne le plus souvent devant la Cour ! On croit être
en présence de dérives mais sont-ce bien des dérives ou ne sont-ce
pas plutôt les effets de l’abandon des normes et de la mise au
pinacle de la vitesse et de la performance car elles sont bien
davantage subies que choisies ? Tel ce magistrat qui confie qu’il a
réussi à sortir en une même année un total de 268 dossiers mais il
précise aussi, tout en le regrettant, qu’au nombre de ces décisions
figuraient des ordonnances de rejet à ses yeux mal fondées
notamment en ce qui concernait les APL : la culture du résultat a
conduit ce magistrat à adapter son activité aux objectifs sur
lesquels il sera évalué plutôt qu’à la valeur qu’il accorde à ce
qu’il fait. En ce qui concerne le juge unique : « Les jugements
sont
rendus en formation collégiale», affirme l'article L. 3 du code
de justice administrative, avant d'ajouter « sauf s'il en est
autrement disposé par la loi ». Depuis une vingtaine d'années, ces
exceptions se sont multipliées pour permettre au juge administratif
de faire face à la montée continue du contentieux. Cette évolution
a permis de contenir, voire de raccourcir les délais de jugement.
Elle n'en pose pas moins questions sur les garanties offertes aux
justiciables, particulièrement devant les tribunaux administratifs,
où plus de 60 % des décisions sont désormais rendues par un
magistrat statuant seul. En 2011, deux tiers des affaires jugées
devant les tribunaux administratifs l’ont été par un juge unique ou
par ordonnance, et un tiers l’a été en formation collégiale1 .
1 – Rappelons qu’en 2005-2006, le Gouvernement avait envisagé de
fixer par décret en Conseil d’État la liste des contentieux qui
relèveraient d’un juge unique à savoir : le contentieux des
étrangers, des demandeurs d’emploi, des demandeurs d’aide au
logement, des personnes handicapés, des élèves de l’enseignement
primaire et secondaire… les « contentieux de masse », dénommés «
petits contentieux » de telle sorte que 85 à 90 % des décisions
prises par les tribunaux administratifs l’auraient été par un juge
unique, le recours au juge unique devenant encore davantage la
règle et la collégialité l’exception. Le 7 juin 2006, les
magistrats administratifs décidaient de se mettre en grève pour
protester contre la remise en cause du principe de collégialité qui
résulterait de ce décret s’il était adopté. Cette grève avait été
largement suivie elle avait reçu le soutien des barreaux, des
syndicats d’avocats (en particulier du syndicat des avocats de
France), des syndicats de magistrats judiciaires (depuis le
syndicat de la magistrature jusqu’à l’USM ), des syndicats
représentatifs des agents des greffes, d’associations de handicapés
notamment, et de plusieurs universitaires.
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Page 16 sur 28 Le petit rapporteur
La possibilité de renvoi à une formation collégiale existe bien
mais elle n’est que très rarement utilisée. Dans son rapport remis
en mai 2012, le groupe de travail présidé par M. André Schilte
déplorait la mauvaise application de ce mécanisme et retenait que
des facteurs tant objectifs que psychologiques expliquent que ce
mécanisme ponctuel d’enrôlement en formation collégiale d’un
dossier relevant de la compétence d’un magistrat statuant seul soit
peu pratiqué. Une première raison tient, selon ce même rapport, à
ce que le rythme de travail dans les tribunaux administratifs
impose trop souvent que les dossiers soient enrôlés avant leur
complète étude par le rapporteur, réticent à opérer le renvoi d’un
dossier déjà enrôlé. S’ajoute la crainte du magistrat compétent
qu’il vive ce dessaisissement, fût-il volontaire, comme un aveu
d’échec ou comme la menace d’être mis en minorité par une formation
collégiale sur la solution qu’il envisage. On mentionnera également
une autre raison qui résulte de la différenciation de norme entre
juge unique et collégiale et qui tient au traitement statistique
pénalisant des affaires de juge unique : dans certaines
juridictions, bien souvent, le rapporteur sera d’autant plus
dissuadé d’inscrire un dossier en collégiale que ce dernier sera
alors décompté comme un dossier de juge unique.
Belle illustration d’une subordination du travail bien fait à
une logique comptable ! En ce qui concerne la dispense de
conclusions du rapporteur public : Introduite par le décret n°
2011-1950 du 23 décembre 2011 en application de l'article L. 732-1
nouveau du code de justice administrative issu de la loi n°
2011-525 du 17 mai 2011, la toute récente possibilité de dispense
de conclusions du rapporteur public est conçue, sous certaines
conditions, aux fins de permettre, selon les termes de M. Jean-Marc
Sauvé, VPCE, «dans l'intérêt même de l'institution que le
rapporteur public soit recentré sur son "coeur de métier" et ne
soit plus contraint de se disperser, voire de s'épuiser, sur des
dossiers qui posent des questions récurrentes dans un cadre
juridique parfaitement déterminé ». Ont été visés par cette
réforme, destinée à accélérer les procédures contentieuses, les
contentieux dits de masse incluant le contentieux des étrangers
(entrée, séjour et éloignement, à l'exception des expulsions). Les
organisations syndicales, et notamment les représentants du
syndicat de la juridiction administrative (SJA), ont, avec
constance, fait valoir que les gains apportés par cette réforme
étaient limités. Avant le 1er janvier 2012, date d’entrée de
son
application, si un dossier était simple, les conclusions étaient
très brèves et les rapporteurs publics ont toujours adapté leurs
efforts aux enjeux : des dossiers étrangers instruits par des
magistrats sûrs et expérimentés pouvaient, en pratique, être
traités très rapidement alors que ceux instruits par de jeunes
magistrats ou moins jeunes mais en charge d’une matière nouvelle
donnaient lieu à un examen plus attentif ce qui pouvait être
bénéfique pour tous mais plus particulièrement pour ces derniers :
bel exemple de travail coopératif. Au demeurant, il est erroné de
penser que les dossiers « étrangers » seraient simples : souvent,
leur résolution exige, en réalité, un examen des plus minutieux en
raison, notamment, d'un cadre juridique complexe et évolutif et de
la multitude des circonstances factuelles qu'il faut juridiquement
qualifier. La « mise à l’écart » du rapporteur public, par son
exclusion du délibéré d’abord, puis par la dispense de conclusions
aujourd’hui prive ainsi les formations de jugement d’une véritable
vigie, qui permettait une deuxième lecture du dossier : la qualité
de la justice administrative ne peut pas ne pas s’en ressentir.
L’objectif de cette réforme visant à ce « que le rapporteur public
soit recentré sur son "coeur de métier" peut-il être sérieusement
atteint lorsqu’à la question « 1.18. Si vous êtes rapporteur
public, combien
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Le petit rapporteur Page 17 sur 28
traitez-vous de dossiers par audience collégiale ? 16 %
répondent moins de 16 ; 22 % entre 16 et 20 ; 48 % entre 21 et 30
et 29 % plus de 30 » et donc lorsque plus des trois-quarts des
rapporteurs publics doivent conclure à chaque audience sur plus de
20 dossiers et lorsque 29 % d’entre eux doivent conclure sur plus
de 30 dossiers alors qu’il s’agit de dossiers lourds pour les
diverses raisons qui viennent d’être dites et qu’en outre, les
dossiers dispensés doivent être réputés avoir fait l’objet d’un
examen préalable ? Circonstance aggravante : le rapporteur public
peut se voir transmettre des dossiers instruits par le rapporteur
sous la forme, répondant aux consignes reçues, d’une note trop
succincte assortie d’une jurisprudence trop rare et ratant, par son
élaboration trop rapide, quelques questions de droit pourtant
déterminantes. Mieux encore : 18 % des rapporteurs publics ayant
répondu à l’enquête révèlent qu’ils cumulent des fonctions de
rapporteur et d’assesseur dans d’autres chambres que celle où ils
concluent !
La dispense de conclusions, appliquée aux contentieux de masse,
a, en effet, comme il était aisément prévisible, pour conséquence
perverse de
priver certains dossiers d’une étude attentive par un magistrat
par les conditions dans lesquelles ils peuvent être instruits, leur
préparation étant, à des doses variables selon les lieux et les
temps, confiée à des assistants de justice, puis revus par le
président-réviseur, qui est lui-même souvent surchargé. Dans les
tribunaux les plus en tension, le rythme des dispenses s'établirait
aux alentours de 50 % des dossiers «étrangers». Certes, mais dans
les autres, qu’en est-il ? Cette proportion serait-elle moindre ?
Serait-elle plus forte ? Ce dont on est sûr c’est qu’elle est
variable d’une juridiction à l’autre, d’une formation de jugement à
l’autre, d’une matière à une autre, voire selon la saison : dans
telle juridiction, ce seront les trois-quarts des dossiers
étrangers, permis de conduire et naturalisations qui seront
dispensés ; dans telle autre, des dossiers passent en juge unique
rapportés par le chef de juridiction avec dispense de conclusions
et sans examen préalable ; dans, telle autre encore, ce sont les
dossiers de permis de conduire qui sont dispensés le plus souvent
sans examen préalable (la pile de dossiers laissés par le
rapporteur à disposition du rapporteur public n’ayant pas bougé !).
Dans telle autre enfin, le taux de dispense s’élève de 30 à 50 % en
période d’été et si le rapporteur public est malade ce taux atteint
les 100 % ! Plus encore qu’une erreur, la réforme qui instaure la
possibilité de dispense de conclusions du rapporteur public est une
faute. Contraint et forcé, le système fonctionne comme variable
d’ajustement.
En ce qui concerne le rôle des présidents : « 1.22. Si vous êtes
président, combien de magistrats encadrez-vous ? 15 % répondent 2 /
38 % répondent 3 / 41 % répondent 4 et 6 % répondent 5 » « 1.23. Si
vous êtes président, combien d’assistants de justice et/ou de
stagiaires encadrez-vous à la fois par an ? 4 % répondent 0 / 36 %
répondent 1 / 40 % répondent 2 et 20 % répondent plus de 2 » «1.24.
Si vous êtes président, combien de dossiers traitez-vous par rôle ?
44 % répondent 4 dossiers / 43 % répondent entre 5 et 8 et 13 %
répondent plus de 8 » La fonction de président n’a pas échappé à
l’augmentation de la charge de travail. Elle a ainsi été impactée
directement par l’augmentation de la norme exigée localement, la
demi-norme présidentielle progressant dans la même proportion, mais
aussi indirectement, dans l’exercice de la mission de révision des
dossiers des rapporteurs. Sans parler de l’allongement des
audiences et des séances d’instruction également causé par
l’accroissement du nombre d’affaires traitées.
Pour augmenter la productivité générale, l’une des tendances
observées est, notamment dans les CAA, de faire systématiquement
rapporter à plein temps les présidents assesseurs et de s’orienter
vers des chambres à 4 rapporteurs : il ressort de l’enquête que 47
%, soit près de la moitié des présidents
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Page 18 sur 28 Le petit rapporteur
qui ont répondu à cette enquête, encadrent 4 magistrats et plus
ce qui se vérifie même là où les stocks de dossiers sont au plus
bas. Le problème des chambres à plus de 3 rapporteurs est que la
charge de travail des présidents est trop importante pour qu’ils
puissent jouer pleinement leur rôle de réviseur, pourtant
essentiel, que la charge de travail est également trop importante
pour le rapporteur public, que le temps consacré aux audiences et
aux délibérés sont soit plus longs, soit en partie sacrifiés pour
les rapporteurs de la chambre. En ce qui concerne l’aide à la
décision : Les nouvelles méthodes de travail tiennent aussi à ce
que la juridiction administrative sollicite désormais largement les
services d'aide à la décision, constitués pour l'essentiel
d'assistants de justice et d'assistants du contentieux et employés
surtout à la sortie des ordonnances et à la résolution des
contentieux de masse. Ainsi, et de plus en plus, ces services
participent directement à l'élaboration des projets dans les
affaires intéressant notamment les étrangers et les permis de
conduire.
La préparation des « petits dossiers » par les services d’aide à
la décision, dossiers qui comptent ensuite pour un demi-dossier
voire pour "rien" dans certains cas, quand le président de chambre
tente de les rajouter en sus de la norme du rapporteur alors que
les dossiers qui lui sont ainsi attribués requièrent de sa part un
vrai travail de vérification : c’est quelquefois tout le travail du
service d’aide à la décision qui doit être repris ou mériterait de
l’être mais ne l’est pas car tout cela conduit à un net
durcissement des stocks : la charge de travail augmente, de manière
visible (augmentation du nombre de dossiers traités par magistrat)
et invisible (durcissement du stock). Il est des dossiers pour
lesquels sont cumulés : être rapportés par un assistant de justice,
être dispensés à 100 % des conclusions sans examen préalable et
passage en juge unique. C’est le cas par exemple des dossiers de
permis de conduire au sein de certaines juridictions ou formations.
Mise en œuvre quelquefois outrancière de réformes qui se sont
succédées et que les organisations syndicales ont combattues en
leur temps mais sans succès : qui niera que ces réformes
successives n’ont pas modifié de fond en comble le métier de
magistrat ? En ce qui concerne les Cours Administratives d’Appel :
Phénomène similaire à celui qui concerne la possibilité de
renvoi des dossiers de juge unique en collégiale, les magistrats
ont toujours la possibilité de juger en formation à cinq et non à
trois ce qui ne se produit pourtant jamais. Il a pu être récemment
observé, notamment à la CAA de Lyon, que la troïka ne se
préoccupait plus tant des problèmes de droit que des questions
statistiques : le travail bien fait ne devenait plus le souci
premier ; s’y substituait le souci d’une gestion maîtrisée et la
conformité aux objectifs préalablement définis selon la procédure
qui vient d’être décrite ci-avant. Les objectifs fixés aux
rapporteurs atteignent les 150 dossiers et, plus surprenant encore,
des objectifs sont assignés aux rapporteurs publics qui peuvent
être de l’ordre de 600 dossiers dans l’année avec quelquefois, on
l’a vu, obligation pour ces derniers de publier dans des revues.
L’esprit de compétition pousse dans cette direction : quelle CAA
sera la meilleure et arrivera dans le peloton de tête ? Mais le
véritable problème, de certaines cours au moins, ce n'est pas la
célérité mais la crédibilité : les justiciables peuvent s’étonner
d’avoir attendu deux ans l’intervention du jugement du tribunal
administratif alors qu’en huit mois seulement l’arrêt de la Cour
est rendu. Tout cela a un prix comme le montre le témoignage
suivant : « Avec des situations étonnantes pour ne pas dire
aberrantes. Par exemple, les OQTF comptent pour un vrai
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Le petit rapporteur Page 19 sur 28
dossier au TA de (…) et 1/2 à la Cour même si le magistrat le
fait seul. D'où moindre investissement des collègues pour ces
dossiers qui ne passent plus en séance d'instruction et sur
lesquels le rapporteur public conclut sans note de révision. Et,
par décence, je ne parlerai pas de nos taux de cassation dans
certaines matières.... On marche sur la tête. Nous sommes devenus
des TA bis. Ce qui pose plus généralement le problème du sens de
notre travail. Les collègues sont en général prêts à s'investir
beaucoup mais ils supportent de moins en moins cette logique dont
le seul but est de faire mieux en termes statistiques que le voisin
au détriment de la qualité du travail. »
On observera d’ailleurs, selon les résultats de l’enquête, qu’en
ce qui concerne la baisse de qualité imputable à la charge de
travail excessive, ce sont les recherches qui sont le plus
affectées : 40 % (en ce sens, le projet de juridiction précité de
la CAA Nantes aura au moins atteint l’un de ses objectifs !). Sont
aussi affectées mais dans une mesure moindre à hauteur de 15 % :
les mesures d’instruction. On mentionnera, sur ce point, le
fréquent non-respect du principe du contradictoire qui se
manifeste, par exemple, à propos des OQTF sans délai, de la manière
suivante : le mémoire en défense du préfet est produit tardivement
et n’est enregistré qu’après la clôture d’instruction ; en un tel
cas, la règle qui s’impose
serait le renvoi mais on se borne à rouvrir sans renvoi. C’est
certes irrégulier mais, dans le contexte qui vient d’être décrit,
on ne renvoie pas. La culture de l’évaluation performative ne
doit-elle pas l’emporter sur la culture juridique du contrôle de
régularité ? D’où la difficulté de réaliser un travail bien fait :
répondant aux magistrats d’une CAA, le président Stirn révélait que
le Conseil d'Etat avait constaté en 2012 une hausse de plus de 10 %
des pourvois en cassation, phénomène qui n'avait jamais été observé
auparavant… et la raison invoquée de cette hausse était la suivante
: la réduction des délais de jugement !!!, les effets pervers de la
réduction des délais étant que les dossiers "étaient encore chauds"
au moment où ils parvenaient au Conseil d'Etat.Le taux d'annulation
des décisions juridictionnelles est le seul indicateur qualitatif
du PAP (programme annuel de performance) 165. Cet indicateur est
bien imparfait mais, en 2012, il a été en augmentation sensible,
alors que le Conseil d’Etat affiche toujours des objectifs de
réduction de ce taux, sans avoir d'idée précise sur les moyens d'y
parvenir. « Plus de jugements, moins de droit (même le plus
élémentaire) ». Le dilemme de la qualité empêchée,
psychologiquement coûteuse, affecte à des degrés divers les
juridictions mais il faut se garder de penser qu’en
quelque sorte, par nature, les petites juridictions seraient
épargnées. Les magistrats de ces dernières sont souvent excédés par
l’idée parfois véhiculée dans d’autres juridictions que le travail
dans une petite juridiction serait « plus facile », parce que moins
de dossiers y sont traités par magistrat. En charge de «gros »
dossiers dans des contentieux complexes mais aussi plus
intéressants que de traiter rapidement des kyrielles de requêtes
relevant des contentieux de masse, ils aimeraient que la lourdeur
de leur tâche fût reconnue et, en conséquence, que le Conseil
d’État cessât, pour exiger, notamment, toujours plus d’affaires
sorties par an, de se référer à une moyenne nationale, complètement
déformée par la concentration de certains contentieux massifs dans
quelques grandes juridictions. Ce qui démontre combien l’évaluation
quantitative de l’activité des TA et CAA parée d’une prétendue
objectivité des chiffres est une fausse objectivité, incapable de
rendre compte du travail réel.
Comme il vient d’être précisé, devant les tribunaux
administratifs, ce sont désormais plus de 60 % des décisions qui
sont désormais rendues par un magistrat statuant seul. La
collégialité est donc gravement affectée par les évolutions
survenues
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Page 20 sur 28 Le petit rapporteur
au cours des 20 dernières années : non seulement sur le plan
quantitatif mais également sur la plan qualitatif. Les formations
collégiales sont atteintes dans leur fonctionnement même : comment
assurer l’effectivité du délibéré impliquant que la décision soit
discutée par l’ensemble des membres de la formation de jugement non
seulement dans son dispositif mais également dans ses motifs
lorsque le temps presse, lorsque le rapporteur ne peut s’attarder
sur ses propres dossiers et, le cas échéant, sur ceux préparés par
les assistants de justice et lorsque le président doit cursivement
exercer son travail de révision ? La qualité des jugements est
intrinsèquement liée aux méthodes de travail et au temps que les
collègues peuvent y consacrer : les présidents ont un rôle
important dans la relecture des jugements, dans la formation des
jeunes collègues. La collégialité, à la condition d’être
sauvegardée comme un espace d’échange et de discussion collective,
est le bien le plus précieux du métier de magistrat et ce qui en
fait la beauté : la collégialité est la meilleure garantie d’une
justice de qualité. Elle ne saurait être sacrifiée sur l’autel du
culte de la vitesse et de la performance comme l’illustre la
situation suivante : Membre d’une formation collégiale au sein d’un
tribunal administratif, un rapporteur instruit un lourd dossier
de
de permis de construire mais il hésite sur la question de savoir
si la requête est ou non recevable. Le dossier instruit est
communiqué au président de la formation de jugement. Ce dernier
considère que la requête est irrecevable. Au lieu de la maintenir
au rôle de l’audience, il la rejette par ordonnance. C’est du plus
bel effet sur la statistique mais la collégialité passe au
détergent : le rapporteur aura consacré une partie de son temps en
vain. Son travail sérieux et consciencieux est nié. A quoi bon
alors bien faire son travail si ces efforts sont si mal connus ?
Est également condamné le droit au doute, le droit à l’hésitation,
et sacrifié le précieux espace de la délibération collective.
Le caractère répétitif de certaines catégories de dossiers est
souvent mis en avant mais n’est-ce pas surtout l’obligation de
faire vite et l’impossibilité de s’attarder quelque peu sur les
problèmes qu’ils posent qui les rendent fastidieux et
inintéressants ? L’intérêt, le plaisir au travail est directement
lié à la possibilité de construire une familiarité avec l’objet
étudié, familiarité sans laquelle l’activité trébuche : « Si on est
indifférent, ou forcé de l’être,
on n’a pas le flair » : il y a une relation entre le flair et
l’intérêt pour le travail. Le travail doit être un plaisir pour que
puisse se développer ce flair ce que traduisent des expressions
couramment usitées par les magistrats : « sentir le dossier », «
entrer dans le dossier », « être dans le dossier ». Le Conseil
d’Etat établissant le bilan de l’activité contentieuse 2012
retenait : « En ce qui concerne les chiffres mêmes, le gestionnaire
se félicite de la situation qui demeure saine au regard des délais
de jugement et du rajeunissement du stock, que ce soit en TA ou en
CAA. Dans ces conditions, les progrès accomplis depuis plusieurs
années permettent de tracer un bilan remarquable sur la durée »
Mais prendre pour unique critère d’une appréciation étroitement
quantitative les délais de jugement et le rajeunissement du stock,
c’est oublier que, ce qui compte pour les justiciables, ce n’est
pas seulement qu’un jugement soit rendu, c’est surtout, ayant été
informés de la durée prévisible de la procédure engagée, que le
jugement ait été bien rendu. Affirmer tout de go que la situation
demeure saine, c’est aussi ignorer une autre réalité : la
souffrance au travail.
La souffrance au travail :
En 20 ans, le travail, qui semblait pourtant être toujours le
même, s’est intensifié et il s’est intensifié
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Le petit rapporteur Page 21 sur 28
d’autant plus fort qu’ « on n’a rien vu venir ». Pas à pas,
petit à petit, par touches successives, la juridiction
administrative s’est profondément transformée. Chaque réforme ne
semble enlever qu’une petite pierre à l’édifice : le combat
syndical a, avec constance, été mené contre chacune des réformes
qui se sont succédées ; sans beaucoup de succès, il faut en
convenir, mais la justesse de ces batailles peut aujourd’hui
apparaître au grand jour. Beaucoup de choses se sont dégradées par
touches successives. Le repérage de ces multiples changements n’est
pas chose aisée : ils provoquent comme des micro-fissures mais
c’est dans le détail, le singulier que se joue souvent
l’intensification du travail sollicitant un investissement
professionnel grandissant, un hyperfonctionnement de soi. Cette
évolution pèse sur la qualité du travail puisque, comme on l’a vu,
à la question « 3.2. Votre charge de travail a-t-elle un impact
négatif sur la qualité de votre travail ? 62 % répondent oui et 38
% répondent non ». L’accélération du travail induit une tendance à
privilégier le court terme sur le long terme contraignant les
magistrats à devoir délaisser ce qui exigerait d’eux une dépense
plus considérable de temps et d’énergie alors même que ce choix du
long terme, dans des conditions stables, leur apporterait une
satisfaction beaucoup plus élevée. Ils sont alors amenés à vouloir
ce qu’ils ne veulent pas c’est-à-dire à suivre de leur propre
chef des choix d’action qui, vus de perspectives stables, ne
sont pas ceux qu’ils favoriseraient ; les difficultés et le
sentiment de devoir faire un mauvais travail sont, en outre, très
vite vécus en termes de défaillance personnelle par un enchaînement
dont l’exemple suivant montre l’un des mécanismes : Jeune magistrat
rapporteur d’une formation collégiale au sein d’un tribunal
administratif de taille moyenne, le stock de dossiers est important
mais les dossiers les plus simples ont quasiment tous disparu,
conséquence d’un écrémage par les ordonnances. Mais le temps manque
à ce jeune magistrat pour rechercher et creuser les problèmes de
droit et venir à bout de gros dossiers : inscrire 7 dossiers
marchés ou même 6 pour une audience, c’est mission impossible à
tout le moins pour ceux ne disposant pas d’une expérience
suffisante en la matière voire même pour les plus expérimentés. Ne
reste plus à ce magistrat, pour peu qu’il soit au sein d’un
tribunal dans le ressort duquel existe un centre de rétention
administrative, qu’à inscrire au rôle les OQTF ce qui lui offre
l’avantage d’être sécurisé du point de vue de la norme. Mais, à
trop inscrire cette catégorie de dossiers et à ne plus pouvoir
s’emparer de dossiers plus lourds posant d’autres problèmes de
droit, le magistrat concerné s’auto-persuade qu’il n’est peut-être
pas suffisamment à la hauteur, peut-être même est-il incompétent
comparé à d’autres collègues, et ne sait
pas s’organiser ; il peut finir par se sentir fautif de ne pas
avoir assez d’endurance et en déduit qu’il doit travailler encore
davantage pour surmonter ce handicap. S’éloigne d’autant le plaisir
d’affronter des questions de droit plus ardues et
intellectuellement attrayantes (adieu la libido judicandi !)1. Un
sentiment d’isolement peut également se faire jour à moins qu’un
collègue ne lui vienne en aide mais au risque, pour ce dernier, de
se voir reprocher de ne pas atteindre ses propres objectifs : agir
pour aider un collègue peut se révéler contre-productif pour
l’atteinte des objectifs individualisés, rendant d’autant plus
difficile le travail collectif. Et, au bout du compte, le jeune
magistrat-rapporteur risque de ne pas voir reconnus, ni récompensés
ses investissements pourtant bien réels et de s’entendre opposer,
au moment de l’entretien individuel d’évaluation, ce même reproche
qu’il se sera fait à lui-même de ne pas avoir su s’organiser,
ignorant que c’est d’abord l’organisation du travail qui permet ou
non d’atteindre ses objectifs. La relation de confiance s’abolit :
elle a, du reste, déjà quasiment disparu lorsque le chef de
juridiction a pris le pli de solliciter, par courriels, du
magistrat qu’il en fasse encore un peu plus pour sa prochaine
audience. Lorsque les activités sont
1 Cette notion est présentée et développée par Bruno LATOUR dans
son ouvrage La Fabrique du droit. Une ethnographie du Conseil
d'État, Paris, La Découverte, 2002.
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Page 22 sur 28 Le petit rapporteur
métamorphosées en quantités mesurables, il n’est plus question
de se parler mais de compter. La quantification substitue le calcul
à la parole : n’est-ce pas ce qui se passe au cours des assemblées
générales de magistrats dominées par la présentation des évolutions
statistiques, présentation dont on doit conclure : « oui, nous
n’avons pas été mauvais mais nous allons devenir meilleurs encore»
? Toutes ces évolutions et transformations et, comme le soulignent
à l’envi les divers rapports d’activité, qu’ils soient
parlementaires ou émanent du Conseil d’Etat, les résultats obtenus
seraient excellents mais ils ignorent les coûts humains qui ont été
nécessaires pour atteindre les objectifs. A la question « 2.2.
Souffrez-vous de la charge de travail ? 7 % répondent jamais ; 57 %
répondent parfois ; 28 % répondent souvent et 8 % répondent
toujours ». Ce sont donc 93 % des magistrats ayant répondu à
l’enquête qui disent souffrir, à des degrés divers, de la charge de
travail. 36% déclarent souffrir souvent ou toujours de la charge de
travail ; 57% parfois. Ce que révèle l’enquête excède de beaucoup
les difficultés qui peuvent surgir dans l’exercice du métier de
magistrat et qui peuvent être assez aisément perçues et donc
visibles.
Phénomène tout à fait rarissime il y a vingt ans, le magistrat
peut être désormais confronté à certaines formes de violence et
d’agressivité (2% des magistrats ayant répondu à l’enquête ont le
sentiment d’être exposés à un risque d’agression) : depuis les
propos injurieux à l’encontre de magistrats ou agents de greffe
jusqu’à l’agression physique comme celle survenue en septembre 2012
au TA de Besançon. Ces incidents ont conduit le Conseil d’Etat à
prendre, après consultation du CHSCT, un certain nombre de mesures
relatives au travail isolé. Comme il vient d’être dit, à la
question « 2.4. Avez-vous dû arrêter le travail en raison de cette
souffrance ? 6 % répondent oui et 94 % répondent non ». Cette
réponse contraste avec les 93 % déclarant souffrir de la charge de
travail. L’observatoire des conditions de travail avait n