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Le passage de lhermneutique de Heidegger celle de Gadamer
[paru dans P. CAPELLE et al. (dir.), Le Souci du passage, Paris,
Cerf, 2004, 41-60; trad. allemande Die Hermeneutik von Heidegger
bis Gadamer , in O. BREIDBACH et G. ORSI (dir.), sthetik
Hermeneutik Neurowissenschaften. Heidelberger Gadamer-Symposium des
Istituto Italiano per gli Studi Filosofici, Mnster, LIT-Verlag,
2004, 7-17]
Jean GRONDIN
Il nest pas trs ais de situer la place de Gadamer dans la
philosophie
du XXe sicle. Jean Greisch est de ceux qui ont souvent avou leur
trs saine perplexit cet gard1. Il ne fait videmment aucun doute que
Gadamer ne peut tre compris qu partir de sa relation lhistoire de
lhermneutique. Cest ainsi quil sest lui-mme prsent dans son
chef-duvre, Vrit et mthode, et cest gnralement de cette manire que
son uvre a t accueillie. Seulement, le rapport de Gadamer lhistoire
de lhermneutique est lui-mme assez difficile dterminer, et dautant
quil est puissamment polmique. Chacun sait, en effet, que Gadamer
cherche se dissocier des projets hermneutiques de Schleiermacher et
de Dilthey parce que ces derniers auraient dfendu une conception
encore trop mthodologique de lhermneutique, dont la fonction serait
de combattre le subjectivisme qui viendrait mettre en pril
lobjectivit de linterprtation. Cette critique bien connue, trop
bien connue, soulve cependant bien des questions. Cest quen
traitant de Schleiermacher et de Dilthey, Gadamer parle volontiers
dune hermneutique romantique , mais il le fait, dans les deux cas,
afin de stigmatiser une orientation trop unilatrale sur lide de
mthode, caractristique de la science moderne. Or la question doit
se poser : peut-on tre la fois romantique et ardent partisan de la
science mthodique, sil est vrai que le romantisme est n en raction
lAufklrung moderne, assise sur lide de mthode? Autrement
1 Cf. J. GREISCH, Paul Ricoeur. LItinrance du sens, Paris, Jrme
Millon, 2001, p. 7
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demand : Gadamer nest-il pas plus proche du romantisme quil na
bien voulu le reconnatre dans Vrit et mthode?
Il est clair, en tout tat de cause, que cest une autre
conception de lhermneutique, moins exclusivement axe sur lide de
mthode (dont les acquis ne sauraient tre mis en cause), que Gadamer
cherche promouvoir lorsquil prend ses distances avec Schleiermacher
et Dilthey. Quand ils ont dvelopp une conception mthodologique de
lhermneutique, Schleiermacher et Dilthey pouvaient tout
naturellement sappuyer sur toute la tradition hermneutique qui les
avait prcds, laquelle avait bel et bien voulu proposer des rgles,
des prceptes et des canons au travail de linterprte. Si toute la
tradition allait bel et bien dans ce sens, peut-on donc vraiment
faire grief Schleiermacher et Dilthey davoir propos une conception
mthodologique de lhermneutique? Cest que, depuis toujours,
lhermneutique et la mthodologie semblaient aller de pair. Cest ceux
qui, comme Gadamer, prconisent une autre ide de lhermneutique quil
appartient de montrer que ce lien ne va pas de soi. Do vient donc
cette nouvelle ide de lhermneutique?
On pensera ici tout naturellement Heidegger. Ici aussi, la
rception a volontiers suivi Gadamer en situant son hermneutique
dans la continuit de celle de Heidegger. Suivant la catena aurea de
lhermneutique, la tradition de lhermneutique serait passe de
Schleiermacher et Dilthey jusqu Heidegger et Gadamer. Or cette
continuit, tout spcialement celle qui mne de Heidegger Gadamer, ne
va pas non plus de soi. Sil est incontestable que Gadamer doit
beaucoup son matre Heidegger, il demeure quil ne sest jamais
vraiment expliqu avec sa conception de lhermneutique en tant que
telle, comme il la fait, par exemple, avec Schleiermacher et
Dilthey, dans la vise polmique que lon vient de rappeler. Doit-on
en conclure que Gadamer a tout simplement repris la conception
heideggrienne de lhermneutique, comme on le prtend parfois? Ce nest
pas sr. Mais pour le savoir, cest la conception heideggrienne de
lhermneutique quil faut dabord tirer au clair.
La conception heideggrienne de lhermneutique est elle-mme une
affaire assez complexe, dautant que la publication des cours du
jeune Heidegger nous en fait connatre de nouvelles articulations,
peu ou prou
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conciliables avec celle que lon trouve dans Sein und Zeit2. Mais
pour les fins de largumentation, je pense que lon peut faire
ressortir trois grandes conceptions de lhermneutique chez
Heidegger, qui ne sont pas sans connexion interne, loin de l, mais
dont on peut bel et bien distinguer les diffrents accents :
1) la premire hermneutique de la facticit (disons celle de
1923); 2) lhermneutique du Dasein dans tre et temps, et 3)
lhermneutique, plus tardive, de lhistoire de la mtaphysique. Cette
distinction naspire aucune originalit. Son seul propos est de
faire ressortir la configuration bien particulire qua prise le
projet hermneutique de Heidegger ses moments les plus dcisifs et
les plus reprsentatifs. Il ne fait, en effet, gure de doute que lon
peut rsumer lessentiel du projet du premier Heidegger sous lemblme
dune hermneutique de la facticit (Heidegger la lui-mme fait,
lpoque, mais aussi plus tard, aussi bien dans Sein und Zeit que
dans des crits plus tardifs), et que tout le projet de Sein und
Zeit se sait suspendu une hermneutique du Dasein (cf. SZ 38 :
ausgehend von einer Hermeneutik des Daseins - en partant dune
hermneutique du Dasein ). Il est beaucoup moins vident, on en
conviendra, de parler dhermneutique pour ce qui est du dernier
Heidegger. Si lon excepte quelques rares textes, dans les Beitrge
et Acheminement vers la parole notamment, le dernier Heidegger na
effectivement presque plus parl dhermneutique. Dans ses cours sur
Nietzsche, il a mme affect une certaine distance par rapport la
pense transcendantale et hermneutique 3. Nanmoins, en faisant la
part de ce qui, dans ces prises de distance, relve de lautocritique
et de 2 Sur la premire hermneutique de Heidegger, voir J. GREISCH,
LArbre de la vie et lArbre du savoir. Les racines phnomnologiques
de lhermneutique heideggrienne (1919-1923), Paris, d. du Cerf,
2000. Sur lhermneutique de 1927, cf. mon tude Lhermneutique dans
Sein und Zeit , in J.-F. COURTINE (Dir.), Heidegger 1919-1929. De
lhermneutique de la facticit la mtaphysique du Dasein, Paris, Vrin,
1996, p. 179-192, reprise dans mon recueil sur Le Tournant
hermneutique de la phnomnologie, PUF, 2003. 3 M. HEIDEGGER,
Nietzsche, t. II, Pfullingen, Neske, 1961, p. 415.
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lautostylisation, je pense que lon peut bel et bien caractriser
lexplication plus tardive, plus systmatique, du dernier Heidegger
avec la tradition occidentale comme une hermneutique de lhistoire
de ltre ou de la mtaphysique. Pour au moins deux raisons : dune
part, cette hermneutique de lhistoire de la mtaphysique dcrit trs
bien sa propre pratique, laquelle se consacre alors trs largement
une interprtation systmatique des grandes figures de lhistoire de
la mtaphysique; dautre part, ce que linterprtation heideggrienne
cherche alors mettre dcouvert, ce sont justement les prsupposs
cachs de cette histoire de la mtaphysique (essentiellement
lintelligence de ltre comme prsence et de la pense comme dun calcul
), mise dcouvert qui correspond tout fait ce que Heidegger a
toujours entendu par Auslegung (interprtation) ou hermneutique. Il
nest peut-tre pas indispensable de parler ici dhermneutique,
Heidegger ne la pas expressment fait, mais le terme nous aide, au
moins, mieux saisir lunit et la cohrence du parcours heideggrien.
Mais lintrt du prsent propos et de la triple distinction propose
nest pas l. Il concerne ici surtout Gadamer et la difficult, sinon
limpossibilit, quil y a lassocier lune ou lautre de ces trois
grandes conceptions de lhermneutique. Afin de le montrer, je
rappellerai brivement quels sont les traits saillants des projets
hermneutiques de Heidegger aux diffrentes tapes de leur
articulation, en me contentant de quelques indications sommaires,
nullement originales pour ce qui est de lintelligence de la pense
de Heidegger, mais qui visent rendre plus visible le problme que
pose la place de Gadamer dans lhistoire de lhermneutique.
1. La premire hermneutique de la facticit Dans Acheminement vers
la parole (1959), mais aussi dans Sein und Zeit,
Heidegger a lui-mme, presque nostalgiquement, fait allusion
cette premire appellation pour caractriser sa premire pense. Dans
les deux cas, il sagissait dune auto-citation , dont on pouvait
alors difficilement mesurer la porte, moins davoir suivi les cours
de Heidegger, puisque rien de cette premire hermneutique navait
encore t publi. Mais certains de ses lves lvoquaient parfois. Cest
le cas de Gadamer, qui semblait dailleurs sen rclamer expressment
dans le titre de sa troisime
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confrence sur le problme de la conscience historique de 19574.
Otto Pggeler en parlait aussi dans son livre, classique, sur Le
chemin de pense de Heidegger paru en 1963. Ces agrapha dogmata de
Heidegger bnficiaient donc dune aura toute particulire. Dieu merci,
le cours de 1923 est publi depuis 1988 (GA 63), ce qui est aussi le
cas de nombreux cours et crits de la premire priode fribourgeoise
et de la priode de Marbourg, dont le Natorp-Bericht de 1922, de
sorte que lon peut se faire aujourdhui une meilleure ide des
intentions hermneutiques de Heidegger lpoque.
Si lhermneutique figure dans le titre dun cours de 1923, le
terme dhermneutique en est un que Heidegger utilisait cependant
depuis quelques annes dj. La premire apparition, connue, du terme
se retrouve, en effet, dans un cours de 1919 (GA 56/57, 117)5.
Cette premire occurrence nous permet aussi de comprendre un peu
comment Heidegger en est venu ce terme. Heidegger y parle dune
intuition hermneutique (hermeneutische Intuition). Le terme
dintuition en tant un que Husserl utilisait beaucoup lpoque, on
peut donc penser que Heidegger sinspire alors largement de sa
phnomnologie et, plus particulirement, de sa conception
intentionnelle de lintuition (les deux termes dintention et
dintuition se ressemblent dailleurs trangement, au point de se
confondre!). En quoi consiste cette fameuse intuition hermneutique?
Elle vient dabord rappeler, chez le jeune Heidegger, que lhomme
fait dabord lexprience du monde sur le mode de la signification ou
de la significabilit. Mais cest une signification qui colle en
quelque sorte la vie elle-mme. Car il sagit dune signification qui
est vcue (erlebt) plus quelle nest vraiment saisie thoriquement.
Or, lide de Heidegger est que cette significabilit premire fait
intrinsquement partie de notre exprience (Erleben), de notre faon
dtre-dans-le-monde6. Le monde nest pas dabord donn de manire
4 Cf. H.-G. GADAMER, Le Problme de la conscience historique,
1963, nouvelle dition, Seuil, 1996, p. 49-58 : Martin Heidegger et
la signification de son hermneutique de la facticit pour les
sciences humaines . 5 Voir T. KISIEL, The Genesis of Heideggers
Being and Time, Berkeley-Los Angeles, University of California
Press, 1993, p. 498. 6Voir GA 56-57, 117 (la page o lon trouve la
formule concernant lintuition hermneutique), o Heidegger veut
pointer une couche fondamentale de la vie (Grunschicht des Lebens)
qui est vcue de manire sense, sur le mode de la signification donc,
comme expression langagire, sans quelle ne soit ncessairement
vise
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brute, sans signification, quil ne recevrait quaprs coup. Cest
au contraire cette vise (!) dun monde dlest de signification qui
apparat drive et secondaire (il sagit, bien entendu, de la
conception nominaliste du monde, rduit un ensemble de masses en
mouvement qui se prtent une rgularit et une saisie mathmatiques,
mais dont Nietzsche disait dj quil ne sagissait aussi que dune
interprtation du monde). Selon Heidegger, la vie, telle quelle est
dabord donne et vcue, est dj et demble motive . Heidegger explicite
dailleurs cette notion, nouvelle, dintuition hermneutique en disant
quil sagit dune intuition qui se tient dans une certaine
comprhension 7.
Si ce lien entre la comprhension et ladjectif hermneutique
rappelle Dilthey, la conception de lintuition quil dfend ici, fait,
bien sr, cho la doctrine husserlienne de lintentionnalit : la
conscience est toujours conscience de quelque chose, qui nest
toujours l que dans telle ou telle vise. Cest cette notion que
Heidegger semble radicaliser lorsquil parle dune intution
hermneutique. Mais cette intuition hermneutique, Heidegger la
dramatise aussi. Si jintuitionne en comprenant (verstehend,
hermeneutisch), cela ne tient pas une structure mentale, cest
toujours parce qu il y va constamment de moi-mme. La motivation
essentielle de la vie facticielle tient donc une inquitude radicale
propos de soi-mme. Lhermneutique de Heidegger ne concerne donc plus
lordre des textes, comme dans toute la tradition, mais celui de
lexistence elle-mme. Ben Vedder a raison dy voir une rupture
radicale de Heidegger avec lhermneutique traditionnelle8.
thoriquement ou comme objet, mais en tant tout simplement vcue,
en anticipant sur le monde ou en tant habit par lui (je paraphrase
le texte : Bedeutungsmiges also, Sprachausdruck, braucht nicht ohne
weiteres theoretisch oder gar objektartig meinend zu sein, sondern
ist ursprnglich erlebend, vorwelthaft bzw. welthaft). 7 GA 56-57,
117 : die verstehende, die hermeneutische Intuition . On trouve,
trs exactement, la mme formule dans une lettre de Heidegger
Heinrich Rickert du 27 janvier 1920 (Martin Heidegger - Heinrich
Rickert Briefe 1912-1933, Frankfurt a. M., V. Klostermann, 2002, p.
48) 8 B. VEDDER, Was ist Hermeneutik ? Ein Weg von der Textdeutung
zur Interpretation der Wirklichkeit, Stuttgart, Verlag W.
Kohlhammer, 2000, chap. V : Die Faktizitt der Hermeneutik.
Heideggers Bruch mit der traditionellen Hermeneutik .
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Pour comprendre toute la porte de cette rupture, cest le projet
de lhermneutique de la facticit de 1923 (et les cours de cette
priode) quil nous faut prendre en considration. Que signifie
lhermneutique de la facticit ? La facticit, pour commencer par
elle, dsigne pour Heidegger le caractre dtre propre notre Dasein
(GA 63, 7, les guillements sont de Heidegger), cest--dire toujours
et chaque fois ce Dasein-l (jeweilig dieses Dasein, ibid.).
Terminologie dconcertante tant elle est simple, et nouvelle. Ltre l
veut surtout dire ici que le Dasein ne se saisit pas dabord comme
objet (nicht und nie primr Gegenstand). Objet veut, en effet, dire
qui se tient en face de moi , ce qui est aussi trs en vidence dans
le terme allemand de Gegen-stand : se tenir devant, sop-poser Or,
ce nest jamais ainsi que je suis et que je suis pour moi-mme (on
est dailleurs toujours surpris de se voir soi-mme de cette manire,
lorsque lon entend sa propre voix, par exemple, ou que lon saperoit
sur une photo : cest moi, a ?). Non, dit Heidegger le Dasein nest
pas pour soi-mme un objet de contemplation, il est toujours l la
faveur dun certain accomplissement (sondern Dasein ist ihm selbst
da im Wie seines eigensten Seins). J y suis et dune manire telle
que je ne peux jamais dguerpir (cest le sens du Nichweglaufen, GA
63, 7). Or, dit Heidegger, cest ce l que je suis toujours, au sens
transitif du terme (ibid.). tre l, cest accomplir, exercer cette
facticit. Cest cet accomplissement que veut cerner le terme de
facticit , et ladjectif correspondant faktisch (ibid.).
Dans toutes ces analyses, Heidegger insiste, partout, sur le
fait que cette facticit est toujours vcue sur le mode de
ltre-concern ou du concernement . Cest que, dans cette facticit, il
y va toujours de cette facticit elle-mme, de ce que je fais ou non
de moi : constamment sur sellette, la facticit vit, et se vit, dans
llment du souci de soi9.
Voil pour la facticit, que je suis . Mais pourquoi parler dune
hermneutique de la facticit? Heidegger rpond que lhermneutique
entend ici faire signe vers (anzeigen) ou indiquer la faon unitaire
dattaquer, daborder, daller vers, dinterroger et dexpliciter cette
facticit (soll die einheitliche Weise des Einsatzes, Ansatzes,
Zugehens, Befragens und Explizierens der
9 GA, 63, 7 : Das Wie des Seins ffnet und umgrenzt das jeweils
mgliche da. Sein - transitiv : das faktische Leben sein! Sein
selbst nie mglicher Gegenstand eines Habens, sofern es auf es
selbst, das Sein, ankommt.
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Faktizitt anzeigen, GA 63, 9). Il se confirme ici quil sagit
dune intelligence absolument indite de lhermneutique puisque
celle-ci ne porte plus sur des textes, ou des rgles dinterprtation,
mais sur la facticit de notre existence ,telle quelle saccomplit
chaque fois, et pour chacun. Mais, en parlant dhermneutique,
Heidegger prtend lui-mme retourner au sens originel de lAuslegung,
de linterprter. Selon lui, ce sont les modernes (cf. GA 63, 13) qui
auraient fait de lhermneutique une doctrine des conditions de
linterprtation, ce qui aurait conduit une intelligence purement
mthodologique de lhermneutique (chez Schleiermacher et Dilthey).
Heidegger est donc bel et bien conscient de la distance qui le
spare de lhermneutique la plus rcente. Mais pourquoi avoir alors
choisi le terme dhermneutique?
Sil la fait, explique trs lumineusement Heidegger (GA 63,
14-15), cest parce que le terme dhermneutique permet de mettre en
relief, bien que de manire encore insuffisante, quelques-uns des
moments qui sont essentiels au parcours de la facticit : eu gard
son objet, lhermneutique, comprise comme voie daccs la facticit
veut, en effet, souligner que le Dasein, na son tre quen tant [1]
quil est capable dinterprtation (auslegungsfhig), et mme [2] quil a
besoin dinterprtation (auslegungsbedftig), mais aussi [3] quil vit
toujours lintrieur dune certaine interprtation (ou interprtativit )
10. Autrement dit, linterprtation colle au corps mme de la
facticit, qui nest pas sans sinterprter elle-mme, cest--dire sans
en avoir le pouvoir ou la capacit (1), mais aussi le plus urgent
besoin (2), tant et si bien quelle nexiste toujours quau sein dune
certaine interprtation (3) de son tre.
La premire tche de lhermneutique sera dailleurs de rappeler la
facticit elle-mme ce caractre dtre qui est le sien, cet
tre-vou--linterprtation-de-soi (ce qui prsuppose que la facticit
loublie ou incline le faire). Lhermneutique de la facticit veut
ainsi tirer la facticit de son oubli de soi, de ce que Heidegger
appellera aussi, en termes
10 GA 63, 14 : Das Wort ist in seiner ursprnglichen Bedeutung
deshalb (soulign de jg) gewhlt, weil es - wenngleich grundstzlich
ungengend - doch anzeigenderweise einige Momente betont, die in der
Durchforschung der Faktizitt wirksam sind. Im Hinblick auf ihren
Gegenstand zeigt die Hermeneutik als dessen prtendierte
Zugangsweise an, da dieser sein Sein hat als auslegungsfhiger und
-bedrftiger, da es zu dessen Sein gehrt, irgendwie in Auselegtheit
zu sein.
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qui rappelleront lhgliano-marxisme, son auto-alination , sa
Selbstentfremdung. Cette hermneutique est donc dattaque , si lon
peut dire. Heidegger en rsume la vocation mancipatrice dans un
passage, maintenant clbre, de son cours de 1923 : Lhermneutique a
pour tche de rendre chaque Dasein attentif son tre, dans son
caractre dtre, le lui communiquer, traquer lalination de soi qui
frappe le Dasein 11. Il sagit ni plus ni moins que de rendre le
Dasein nouveau accessible et attentif lui-mme, en traquant
lautoalination qui le guette. Heidegger dira aussi quil sagit
dveiller (Wachsein,15) le Dasein et pour lui-mme, donc de
contribuer lveil dune vigilance radiacle (wurzelhafte Wachheit, 17)
propos de soi, de souvrir les yeux. Et ce qui est vis, cest la
facticit particulire de chacun : Le thme de lhermneutique est donc
le Dasein de chacun, interrog de manire hermneutique quant son
caractre dtre afin dlaborer un veil radical propos de soi-mme 12.
Cest donc la facticit de chacun qui est vise, secoue, branle, par
cette hermneutique de la facticit
Mais parler d veil , cest laisser entendre que la facticit doit
sortir dun certain tat dassoupissement, dont Heidegger sait assez
quil est aussi trs caractristique de la facticit rellement
existante. Cest que ltre qui peut tre l, le Dasein, trs souvent, ny
est pas (le insum est aussi un desum, un Wegsein). Mais ne pas tre
veill son tre, cest aussi une manire dy tre. Cest pourquoi
lhermneutique de la facticit en est une dattaque . Elle cherche
traquer lautoalination qui afflige le Dasein. Cest cet assaut que
Heidegger dcrira aussi en parlant volontiers de destruction
(Destruktion), comme il le faisait trs souvent dans ses cours et
comme il le fera encore dans SZ (mais dans un sens un peu
diffrent).
Pour comprendre cette notion de destruction , on peut se
rapporter au Natorp-Bericht de 1922. Heidegger y dit, suivant son
grand programme philosophique de lpoque, que si notre facticit est
ptrie par
11 GA 63, 15 : Die Hermeneutik hat die Aufgabe, das je eigene
Dasein in seinem Seinscharakter diesem Dasein selbst zugnglich zu
machen, mitzuteilen, der Selbstentfremdung, mit der das Dasein
geschlagen ist, nachzugehen. 12 Cf. GA 63, 16 : Thema der
hermeneutischen Untersuchung ist je eigenes Dasein, und zwar
hermeneutisch gefragt auf seinen Seinscharakter im Absehen darauf,
eine wurzelhafte Wachheit seiner selbst auszubilden.
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linquitude et le souci de soi, elle a aussi le souci de sviter
soi-mme 13. La facticit cherche constamment sapaiser elle-mme
(beruhigen, ibid. 23), succombant au Verfallen, la dchance ou au
dclin (nayons pas peur des mots franais), qui est la fatalit la
plus intime que la vie porte en elle-mme14, tendance lvitement qui
se manifeste plus particulirement dans la manire dont le Dasein se
tient face la mort (wie es zum Tode steht, 24).
Mais, constate Heidegger, dans tout vitement de soi, la vie
reste namoins prsente elle-mme (in allem SichausdemWeggehen ist das
Leben faktisch fr es selbst da, 26). Cest ce rapport soi de la vie
que Heidegger entend exprimer par le terme dexistence (Existenz),
emprunt Kierkegaard : Caractrisons comme existence cet tre soi-mme
accessible soi-mme dans la vie facticielle. En tant quinquitude
pour lexistence, la vie facticielle est voue aux dtours. La
possibilit de saisir ltre de la vie en son inquitude constitue en
mme temps la possibilit de manquer lexistence 15. Mais on ne peut
accder lExistenz que par une Destruktion der Faktizitt auf ihre
Bewegtheitsmotive, Richtungen und willentlichen Verfgbarkeiten
(26), que par une destruction, chaque fois concrte, de la facticit,
eu gard ses motivations, ses orientations et ses dispositions
volontaires . La destruction vise donc ici la facticit elle-mme
telle quelle sabme (ou tombe ) dans les interprtations reues,
cest--dire lexistence elle-mme, mais telle quelle se rate le plus
souvent sous lempire de la dchance.
On peut dire quici, destruction et hermneutique signifient
toutes fins utiles la mme chose. Heidegger le reconnatra lui-mme en
disant (28) que lhermneutique phnomnologique de la facticit se voit
assigner comme tche () de dfaire linterprtation reue et dominante
et den dgager les motifs cachs, les tendances et les voies
implicites, et de pntrer, la faveur dun retour dconstructeur, aux
sources qui ont servi
13 M. HEIDEGGER, Interprtations phnomnologiques dAristote (1922,
publies en 1989), trad. par J.-F. COURTINE, Mauvezin, TER, 1992, p.
19 : sich selbst aus dem Wege gehen . 14 Ibid. 23 : Dieser Hang ist
das innerste Verhngnis, an dem das Leben faktisch trgt . 15 Ibid.
26 : Dieses im faktischen Leben fr es selbst zugngliche Sein seiner
Selbst sei bezeichnet als Existenz . Mais : Das faktische Leben ist
als existenzbekmmertes umwegig. Die Mglichkeit, das Sein des Lebens
bekmmert zu ergreifen, ist zugleich die Mglichkeit, Existenz zu
verfehlen.
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de motif linterprtation. Lhermneutique naccomplit donc sa tche
que par le biais de la destruction (32).
Tels sont donc les grands traits, un peu jeunes hgliens, de
cette premire hermneutique de la facticit : ce qui est vis, attaqu
mme, cest la facticit, afin quelle sveille elle-mme. Elle ne sera
veille elle-mme que par le biais dune destruction des
interprtations reues. Cette hermneutique de la facticit est donc
anime par une vise existentielle parce quelle vise, en dernire
instance, lexistence de chacun eu gard sa capacit dveil soi (GA 63,
16). Elle procde ainsi dune radicalisation de linquitude
existentielle de toute existence propos delle-mme16. Venons-en la
seconde hermneutique de Heidegger :
2. Lhermneutique de Sein und Zeit (1927)
Cette hermneutique est gnralement mieux connue, de sorte que
lon peut en rappeler le projet de manire plus brve encore. Elle
se situe elle-mme dans la continuit de lhermneutique de la facticit
(qui ntait pas publiquement connue lpoque), mais cette continuit
nest pas sans reste. Si on la compare cette premire hermneutique,
lhermneutique de Sein und Zeit - et par l on entendra lhermneutique
telle quelle se prsente dans SZ et, plus particulirement, dans
lIntroduction louvrage - se distingue par deux moments essentiels,
qui ntaient pas vraiment prdominants dans le programme dvelopp en
1923 : 1) alors que la premire hermneutique de la facticit
martelait avec toute la clart possible que le thme de lhermneutique
tait le Dasein individuel de chacun (je eigenes Dasein), afin de
contribuer lveil d une vigilance radicale propos de soi-mme (GA 63,
16), lhermneutique de Sein und Zeit sintressera davantage au Dasein
dans une perspective plus gnrale, plus existentiale , comme on le
verra; 2) second dplacement apprciable : dans SZ, lhermneutique
sera beaucoup plus directement mise au service de la question de
ltre que cela ntait le cas dans la premire hermneutique. Certes, il
tait parfois question de ltre dans les premires
16 Cf. GA 61, 35 : Das eigentliche Fundament der Philosophie ist
das radikale existentielle Ergreifen und die Zeitigung der
Fraglichkeit; sich und das Leben und die entscheidenden Vollzge in
die Fraglichkeit zu stellen ist der Grundergriff aller und der
radikalsten Erhellung.
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dfinitions de la tche de lhermneutique en 1923, mais ctait
chaque fois pour souligner que la tche de lhermneutique tait de
rendre accessible le Dasein lui-mme dans son caractre dtre
(Seinscharakter) propre, cest--dire susceptible dun veil radical.
Heidegger y expliquait que ctait manquer le caractre dtre du Dasein
que de le considrer comme un objet (Gegenstand), ce quil nest
jamais pour lui-mme, puisquil est dabord vcu , et sur le mode dune
inquitude radicale quant son tre . Mais il ny tait pas encore dit
que la question de ltre elle-mme, cest--dire la question, dorigine
aristotlicienne, du sens de ltre, dt tre dterminante et
constitutive pour lhermneutique. Or dans Sein und Zeit, ce sera bel
et bien le cas.
Cette double mutation de lhermneutique se remarque ds la premire
caractrisation de lhermneutique dans Sein und Zeit : Le lo#go de la
phnomnologie du Dasein a le caractre de lehrmy#hneuein, par lequel
sont annoncs la comprhension dtre qui appartient au Dasein lui-mme
[1.] le sens authentique de ltre et [2.] les structures
fondamentales de son propre tre. (SZ, 37)
Ce passage est tir de la page trs dense o Heidegger distingue,
comme on sait, quatre grandes significations du terme
dhermneutique17. Mais la premire dit dj lessentiel pour notre
propos : lhermneutique dfinit le logos de la phnomnologie dans la
mesure o, par elle, deux choses doivent tre portes la connaissance
(kundgegeben) du Dasein : 1. le sens authentique de ltre et 2. les
structures fondamentales du Dasein. Or la premire hermneutique de
la facticit navait jamais dit que sa tche premire tait de tirer au
clair le sens vritable de ltre . On sera plus prudent pour ce qui
est des structures fondamentales du Dasein . Il en tait certes dj
question dans les premiers cours, mais laccent portait alors
beaucoup plus clairement sur le Dasein individuel de chacun (je
eigenes Dasein, GA 63, 16), ce qui sera beaucoup moins vrai en
1927, quand Heidegger sintressera surtout aux structures gnrales du
Dasein qui sappelleront alors des existentiaux .
Ce double inflchissement de lhermneutique de Sein und Zeit se
trouvera confirm dans les deux autres significations fondamentales
de
17 Sur ces quatre sens, voir le commentaire de J. GREISCH,
Ontologie et temporalit. Esquisse dune interprtation intgrale de
Sein und Zeit, PUF, 1994, p. 109.
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13
lhermneutique que distinguera Heidegger. En un second sens, dans
la mesure o par la mise dcouvert [1.] du sens de ltre et [2.] des
structures fondamentales du Dasein en gnral est ouvert lhorizon de
toute recherche ontologique ultrieure sur ltant qui nest pas la
mesure du Dasein, cette hermneutique devient en mme temps
hermneutique au sens de llaboration des conditions de possibilit de
toute recherche ontologique (SZ 38). Autrement dit, partir de la
dcouverte hermneutique du sens de ltre et des structures du Dasein,
il deviendra possible de faire une hermneutique ontologique de
toutes les autres rgions de ltant. Le troisime sens de
lhermneutique viendra confirmer ce tournant ontologique de
lhermneutique : lhermneutique aura alors le sens philosophiquement
premier dune Analytique de lexistentialit de lexistence (SZ 37).
Assurment, la formule est un peu lourde, mais elle caractrise trs
justement le propos plus existential, plus structurel, dtre et
temps. Le terme dAnalytique en est un que le jeune Heidegger
nutilisait peu prs jamais, et quil cessera mme bientt demployer. Si
Heidegger la retenu dans SZ, cest sans aucun doute parce quil
jouissait dune trs grande faveur aussi bien dans la tradition
aristotlicienne que dans la tradition kantienne18. Chez Heidegger,
le terme ne sert qu dsigner une analyse des structures
fondamentales de lexistentialit (lajout de lexistence est assez
redondant!). Que doit accomplir une telle analyse? Son propos sera
de tirer au clair les structures essentielles de lexistence, mais
afin de prparer une rponse concrte (SZ 19) de la question du sens
de ltre, pose sur les assises dune Analytique du Dasein. On sait ou
on entrevoit comment : cest que la rponse la question du sens de
ltre dpendra des modes daccomplissement de la temporalit du Dasein.
Cest dans la troisime section de la premire partie dtre et temps,
que ce lien entre lhermneutique des structures fondamentales de
lexistence et la question du sens de ltre devait tre tabli. Cest
cette section quil faudrait mieux connatre pour comprendre
laboutissement du projet hermneutique de Heidegger en 1927, mais il
est clair que lhermneutique de 1927 se
18 Dans ses sminaires avec Medard Boss (Zollikoner Seminare,
Frankfurt a. M., Klostermann, 1987, 2e d. 1994, p. 148 s.),
Heidegger reconnatra, en effet, que cest Kant quil avait emprunt ce
terme dAnalytik.
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trouvait alors mise au service de la question de ltre, dont la
position passait par une mise en relief des structures
existentiales du Dasein.
3. Lhermneutique de lhistoire de la mtaphysique
Il sagit de la troisime configuration bien discernable du projet
hermneutique de Heidegger. Sil est vrai que le dernier Heidegger a
cess de parler dhermneutique, il nen demeure pas moins que son
explication avec lhistoire de la mtaphysique se situe trs
clairement dans la continuit de ses premires recherches
hermneutiques. Quest-ce, en effet, que cette explication avec
lhistoire ou le destin de la mtaphysique, sinon une ex-plicitation
(Auseinander-setzung), entendre au au sens dune lAus-legung
interprtante et explicitante, qui se propose de tirer au clair les
prsupposs de la comprhension mtaphysique de ltre qui a fait poque?
En ce sens, prcieux, lexplication de Heidegger avec lhistoire de la
mtaphysique incarne une magistrale radicalisation et continuation
du projet dexplicitation qui stait mis en branle sous le titre dtre
et temps (mme si le dernier Heidegger ne peut pas ne pas reconnatre
que SZ restait aussi, malgr lui, sous lemprise dune pense encore
trop mtaphysique). Ce qui a rendu difficile la prise en compte de
cette continuit du projet hermneutique de Heidegger, cest, bien sr,
linterruption soudaine du projet de SZ, peu aprs la publication de
sa premire partie, mais aussi lutilisation par Heidegger dun tout
nouveau vocabulaire, totalement indit, aprs SZ. Mais on ne saurait
mconnatre la continuit sous-jacente. On peut dailleurs la
reconnatre en partant de la toute premire phrase de SZ. Heidegger y
disait que la question de ltait tait aujourdhui tombe dans loubli ,
quand bien mme notre temps considre comme un progrs de raffirmer la
mtaphysique (SZ 2). La mtaphysique ne nommait encore ici que la
philosophie populaire des annes vingt, qui cherchait proposer des
visions du monde et par rapport laquelle Heidegger voulait prendre
ses distances19. Cest quil se proposait de relancer la question de
ltre de manire autrement plus radicale, cest--dire en partant
19 Voir ce sujet mon tude sur Heidegger et le problme de la
mtaphysique , in Dioti 6 (1999), p. 163-204.
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du Dasein. Dans tout SZ, cest donc cette question quil sagit de
rveiller, mais sur le terrain du Dasein, o se pose, ou se tapit, la
question de ltre. Cest ainsi quest ne lhermneutique de SZ sous la
forme dune Analytique de lexistentialit de lexistence. Son propos
avou tait de montrer que loubli (de ltre) trouvait son fondement
dans une temporalit inauthentique du Dasein, dans un rapport
inauthentique du Dasein son tre. loubli, inauthentique parce que
relevant dune fuite face la question de ltre, Heidegger opposait le
projet ambitieux dune rptition (Wieder-holung), franche et rsolue,
de la question de ltre. Or le second Heidegger dcouvre assez tt que
loubli de ltre, la Seinsvergessenheit, relve dune histoire beaucoup
plus complexe et plus souterraine. Cest que loubli de ltre fait
systme avec la constitution mme de la mtaphysique . Cest donc toute
la mtaphysique et, partant, notre histoire occidentale qui se
caractriserait par un oubli de ltre grand dploiement, oubli qui se
traduit surtout par une intelligence de ltant comme prsence
permanente (bestndige Anwesenheit), qui prpare le terrain une
intelligence de ltre comme pure disponibilit (pure Verfgbarkeit).
Cette intelligence purement technique de ltant dans son ensemble
constitue lanticipation (hermneutique, forcment) qui est
constitutive de toute la mtaphysique. Cest justement cette
anticipation, ce Vorgriff, que lhermneutique de lhistoire de la
mtaphysique se propose de rendre perceptible, voire de dpasser
(berwinden), ou, comme le dira encore plus tard Heidegger,
dabandonner lui-mme (sich selbst berlassen). Lexplication de
Heidegger avec lhistoire de la mtaphysique nen tait pas moins une
ambitieuse hermneutique de lhistoire de la pense mtaphysique
suivant le fil conducteur de loubli de ltre. 4. Gadamer face au
projet hermneutique de Heidegger
Comment situer lentreprise hermneutique de Gadamer par
rapport
celle de Heidegger? Sil est vrai que Gadamer se rclame
volontiers de Heidegger et de son projet hermneutique, on se rend
compte que la filiation nest peut-tre pas aussi directe quon
pourrait le croire. Il est dabord assez vident que Gadamer nadopte
pas le pathos un peu expressionniste de la premire hermneutique de
la facticit, fonde sur une
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16
Selbstbekmmerung, une inquitude radicale, appele sveiller
elle-mme. Malgr les apparences, il ne reprend pas non plus
lhermneutique plus existentiale dtre et temps, cheville la question
de ltre et aux structures fondamentales du Dasein . Mme sil a t
marqu par les ides du second Heidegger sur le dcentrement de la
subjectivit moderne (mais qui taient aussi, selon la lecture
unitaire que Gadamer propose du parcours heideggrien20, celles du
premier Heidegger), Gadamer ne reprend pas non plus lhermneutique
de lhistoire de la mtaphysique, allant mme jusqu mettre en question
lide quil y aurait quelque chose de tel quune histoire de la
mtaphysique qui limiterait structuralement les possibilits de la
pense.
Assurment, aucun des trois projets hermneutiques de Heidegger ne
semble avoir laiss Gadamer indiffrent. Il sinspire parfois de
lhermneutique de la facticit, donc du tout premier Heidegger, quil
a bien connu puisquil a suivi ses cours partir de 1923. Dans Vrit
et mthode, Gadamer parle aussi du cercle de la comprhension en
suivant, bien entendu, lauteur de SZ; et ses intuitions au sujet de
la condition historique de la comprhension et de la prtention de
vrit de luvre dart ne sont pas sans rappeler le dernier Heidegger.
Mais il nen reste pas moins trs difficile dassocier Gadamer lune ou
lautre des trois conceptions de lhermneutique dfendues par
Heidegger. Je rappellerai brivement pourquoi.
1) Gadamer a certainement pris ses distances avec lhermneutique
heideggrienne de lhistoire de la mtaphysique. Dans son essai de
1968 sur Heidegger et le langage de la mtaphysique 21, il a mis en
doute lide quil y aurait quelque chose de tel quun langage de la
mtaphysique, un discours ferm et impermable qui serait condamn ne
rouler que sur ltant, rduit une pure donne comptable. Par l, il
mettait aussi en question lide quil puisse y avoir un au-del de la
pense mtaphysique. Ngativement donc : si Gadamer sinspire beaucoup
du dernier Heidegger, du penseur de lhistoire, du langage et de
loevure dart, on ne peut lidentifier au projet dune hermneutique de
lhistoire de la mtaphysique, qui se proposerait de prparer un
nouveau commencement de la pense.
20 Cf. maintenant H.-G. GADAMER, Les Chemins de Heidegger,
Paris, Vrin, 2002. 21 Cf. Les Chemins de Heidegger, 89-100: Le
langage de la mtaphysique .
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17
Au fait, rien nest peut-tre plus mtaphysique , que lide dun
nouveau ou dun autre commencement . Pour Gadamer, comme on sait, on
commence toujours quelque part, en sinsrant dans un dialogue, qui
est en principe toujours ouvert puisque les frontires du langage
peuvent toujours slargir.
2) Mme si Gadamer reprend certaines des intuitions
heideggriennes au sujet du cercle hermneutique, on ne peut pas dire
quil ait expressment souscrit la conception de lhermneutique
prsente dans lIntroduction SZ, selon laquelle le logos de la
phnomnologie serait hermneutique en ce quil se proposerait de
porter la connaissance du Dasein le sens vritable de ltre et les
structures fondamentales de son tre. On le voit dans le fait que
Gadamer na pas vraiment repris la question de ltre de Heidegger22.
Mme sil parlera dun tournant ontologique de lhermneutique, ce ne
sera pas du tout au sens o lentendait Heidegger dans lIntroduction
SZ (quel est le sens de ltre?). Pour Gadamer, ce tournant
ontologique viendra tout simplement rsumer la thse de son
hermneutique universelle, savoir que ltre qui peut tre compris est
langage . Il ne sagira pas de tirer au clair le sens de ltre en
passant par une Analytique hermneutique du Dasein. Il ne sera donc
jamais question dans lhermneutique de Gadamer dannoncer au Dasein
le sens vritable de ltre ou les structures fondamentales du Dasein
(SZ 37). Lhermneutique ne se constituera pas non plus en une
Analytique de lexistentialit de lexistence (SZ 38). On sait, depuis
lors, que Gadamer a toujours vu dans ces formules de SZ une
tentative, manque, de rapprochement avec Husserl et le vocabulaire
de la philosophie transcendantale.
3) Gadamer est-il alors plus proche du projet de lhermneutique
de la facticit du premier Heidegger, comme il la fait parfois laiss
entendre? Depuis quelle est connue, cest--dire depuis 1988, cette
rfrence parat elle-mme assez problmatique. Le thme de la recherche
hermneutique , disait le jeune Heidegger, est le Dasein individuel
de
22 VoirJ. GREISCH, Le Cogito hermneutique, Paris, Vrin, 2001, p.
168 : Sans aucunement renier le virage ontologique que Heidegger
avait imprim au concept de comprhension, Gadamer tente lopration
inverse : mettre en vidence la fcondit des intuitions
heideggriennes pour lanalyse des processus de comprhension et
dinterprtation mis en uvre par les sciences de lesprit.
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18
chacun (je eigenes Dasein), interrog de manire hermneutique
quant son caractre dtre afin dlaborer un veil radical propos de
soi-mme (GA 63, 16). Peut-on dire de lhermneutique de Gadamer
quelle a pour thme le Dasein individuel de chacun afin de lveiller
lui-mme et de combattre lalination de soi qui laccable? On
reconnatra difficilement le projet de Gadamer dans ses formules de
Heidegger, qui sont pourtant constitutives de son projet
hermneutique.
5. Il sagit plutt dune phnomnologie de lvnement de la
comprhension Les sources et les intentions de lhermneutique de
Gadamer sont assurment assez diffrentes. la diffrence de Heidegger,
Gadamer reprendra expressment linterrogation de Dilthey sur la
prtention de vrit des sciences humaines, celle-l mme que Heidegger
proclamait drive dans lIntroduction SZ. Certains ont pu ds lors
penser, comme Emilio Betti, que Gadamer voulait lui-mme proposer
une mthodologie pour atteindre la vrit! Dautres, comme Leo Strauss,
ont cru que son interlocuteur principal ntait pas Nietzsche, comme
pour Heidegger, mais bien Dilthey23.
Comment ds lors situer lhermneutique de Gadamer? Je ne viendrai
pas bout de cette question en quelques lignes, mais je pense quil
reste utile de la comprendre partir de Heidegger, mais en prenant
bien compte des dplacements qui la caractrisent. la diffrence dtre
et temps, Gadamer noffre pas vraiment une Analytique de lexistence,
centre sur les existentiaux ou la question de ltre. Ce quil
propose, cest plutt une phnomnologie de lvnement de comprhension,
qui part de certains acquis de lhermneutique heideggrienne, mais
qui sont appropris dune manire bien spcifique.
Ce qui a frapp Gadamer dans lhermneutique heideggrienne de la
facticit, ce nest pas lexhortation un claircissement des prsupposs
du comprendre et une lutte contre lalination de soi qui afflige le
comprendre, mais le fait que le comprendre ntait plus concevoir
partir
23STRAUSS, L. et GADAMER, H.G., Correspondence concerning
Wahrheit und Methode , in Independent Journal of Philosophy, 2,
1978, p. 5-12.
-
19
de lidal dobjectivit impos par la science moderne, selon lequel
la vrit serait absolument indpendante de linterprte. Peut-on,
doit-on liminer celui qui comprend de la comprhension? Celui qui
comprend nest-il pas, en un sens essentiel, toujours impliqu dans
ce quil comprend? Sil en est ainsi, lhistoricit ne sera plus tre un
facteur qui viendrait seulement limiter la comprhension, puisquelle
en apparatra, au contraire, comme le moteur24. Cest ce qui conduit
Gadamer sa rhabilitation des prjugs et de lhistoricit comme
principes de la comprhension.
Ce sens positif de lhistoricit nest certainement pas tranger
Heidegger, mais il faut bien voir que cest dans une autre optique
quil insistait lui-mme sur la structure danticipation (Vorstruktur)
de la comprhension : ctait, en effet, pour marquer la ncessit dun
examen critique des prsuppositions de la comprhension, et afin de
rendre possible une appropriation enfin authentique de lexistence.
La question de Heidegger tait ici celle de savoir si les
anticipations du comprendre (suivant la triade Vorhabe, Vorsicht,
Vorgriff - Gadamer parlera, lui, de Vorurteil, de pr-jug, de toute
vidence pour insister sur la dimension langagire de la
comprhension) avaient t labores partir des choses elles-mmes ou si
elles navaient pas t plutt aveuglment reprises dune tradition, quil
sagit de dtruire, ou de dsobstruer .
Lorientation de lenqute de Gadamer apparatra ici dabord beaucoup
moins dramatique , et plus dun titre : il ne sagit pas tant pour
elle de dvelopper une meilleure comprhension de lexistence (la
problmatique de lauthenticit reste dailleurs assez peu apparente
chez Gadamer, sans tre tout fait absente), ou mme de tirer
lexistence de son oubli de soi, que de contribuer une meilleure
intelligence du rle du prjug et de la structure dappartenance (de
linterprte son objet, sa tradition et ses question) et dabord dans
le champ des sciences humaines, quitte tendre, plus tard, ce type
de comprhension lensemble de la comprhension langagire. Laccent
porte donc moins sur lexistence elle-mme et la possibilit qui est
la sienne de se comprendre (et de
24 Sur cette signification de lhermneutique de la facticit pour
Gadamer, cf. La Philosophie hermneutique, PUF, 1996, 100 (GW 2,
103) : Lhistoricit ne dsigne plus une dtermination limite de la
raison et de sa prtention saisir la vrit, elle reprsente plutt une
condition positive de la connaissance de la vrit .
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20
sinterprter) de manire authentique, partir de ltre-pour-la-mort,
que sur la comprhension telle quelle saccomplit de fait, dans lart
et les sciences humaines qui servent encore de modle Gadamer. Cest
en ce sens que Gadamer offre davantage une phnomnologie de lvnement
de comprhension quune analytique de lexistence.
On sait que le titre original de Vrit et mthode devait tre
Verstehen und Geschehen, Comprhension et vnement , titre qui
rappelait peut-tre beaucoup trop un titre bien connu de Bultmann
(Glauben und Verstehen, Foi et comprhension 25). Il est clair que
cette ide dvnement vient ultimement de Heidegger, mais la filiation
nest pas linaire. Cest que Heidegger avait effectivement parl de
Geschehen (vnement, advenir) dans SZ, mais il ne lavait fait que
dans la deuxime partie de luvre, quand il tait question de
lhistoricit (Geschichtlichkeit, comprise partir de Geschichte et de
Geschehen) du Dasein. Il nen parlait donc pas du tout quand il tait
question du comprendre aux clbres 31 et 32. Et le Geschehen dont
Heidegger traitait dans la deuxime partie de SZ et qui caractrise,
par exemple, le dploiement dune gnration dans lhistoire na jamais
particulirement intress Gadamer. En ralit, linspiration
heideggrienne derrire la notion gadamrienne dvnement passe plutt
par le terme dEreignis, qui est assurment un matre-mot de la pense
du second Heidegger, mais que Heidegger entend dune manire trs
particulire parce quil sagit dun vnement appropriant o Heidegger
fait jouer la connotation du propre ( eigen ) et du regard ( ugen
). Ce mot devient donc trs mystrieux dans les traductions
franaises. Or Gadamer le comprend, comme le fait spontanment toute
oreille allemande, partir de son sens premier, celui dvnement. Mais
lvnement qui intresse Gadamer, ce nest pas le jeu complexe de ltre
qui se cache et qui dans son retrait se donne, cest lvnement de la
comprhension ou la part dvnement en toute comprhension : la
comprhension nest pas affaire
25 Voir mon tude sur Gadamer and Bultmann , in J. POKORNY and J.
ROSKOVEC (Dir.), Philosophical Hermeneutics and Biblical Exegesis,
Wissenschaftliche Untersuchungen zum Neuen Testament, Tbingen, Mohr
Siebeck, 2002 (traduction franaise paratre dans un numro spcial de
la revue LArt de comprendre, consacr Gadamer).
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21
de matrise et de contrle, elle est un advenir, un vnement dont
nous faisons partie26.
Il en rsulte une autre intelligence de la tradition . Heidegger
en parlait dabord dans le cadre dune destruction de la tradition de
lontologie . Cest que la tradition - en raison des recouvrements
dont elle se serait rendue coupable et qui feraient cran aux
expriences originelles de ltre - fait lobjet chez Heidegger dune
saine mfiance, do son programme dune hermneutique ou dune
destruction de la mtaphysique. Or, se demande Gadamer, la tradition
se tient-elle toujours notre libre disposition, en face de nous en
quelque sorte? Cest ce qui amne Gadamer insister infiniment plus
que Heidegger sur le fait que nous ne sommes pas entirement matres
de nos prjugs, puisquils proviennent dun fonds, dune tradition qui
ne peuvent tre intgralement ports la conscience. Gadamer parle ici
dun travail de lhistoire (Wirkungsgeschichte). Cest que la
comprhension reste toujours porte par des prjugs dont elle ne
savise pas toujours elle-mme27. Ici, il sagit moins
26 Le modle privilgi de cet vnement de mise en uvre de la vrit
sera pour Gadamer, comme pour Heidegger, celui de luvre dart, mais
cet vnement de vrit sera, lui aussi, interprt de manire un peu
diffrente : alors que Heidegger sintressait surtout la
co-appartenance ou au jeu rciproque du monde et de la terre, ou du
dvoilement et du voillement qui abrite, cest lvnement de la
co-appartenance de luvre dart et de lexprience de lart
(Kunsterfahrung) que Gadamer cherchera mettre en vidence, et pour
rappeler quil ny a de sens, et dtre, que dans une effectuation qui
met en jeu notre comprhension et tout notre tre. 27 Il est rvlateur
de constater que dans ses propres interprtations de lhermneutique
de la facticit du jeune Heidegger, Gadamer insiste toujours sur
cette ide que la facticit ne peut jamais tre transparente elle-mme,
en sorte que la formule dune hermneutique de la facticit dsigne un
peu un cercle carr, une provocation, mais qui permet de mettre en
valeur lhistoricit du Dasein. Cf. Les Chemins de Heidegger, p. 75 :
De fait, le mot dordre que le jeune Heidegger proclamait tait assez
paradoxal (). Ctait le mot dordre dune hermneutique de la facticit.
Il faut se rendre compte du cercle carr que cela reprsente. Cest
que la facticit dsigne justement la rsistance intraitable que le
factuel oppose tout concept et toute comprhension. Et dans la
tournure particulire que Heidegger donnait son concept, la facticit
dsignait une dtermination fondamentale du Dasein humain. Cest que
ce dernier nest justement pas seulement une conscience et une
conscience de soi. () Pour lui-mme, le Dasein nest pas seulement
lhorizon ouvert des possibilits dans lesquelles il se projette,
il
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22
de devenir conscient des recouvrements de la traditon que des
limites de la rflexion elle-mme.
Il y a ici deux diffrences importantes faire ressortir. 1) La
premire est banale et tombe sous le sens : alors que Heidegger
insiste surtout sur la ncessit dune destruction de la tradition,
Gadamer parle surtout de la fcondit (Fruchtbarkeit!) de la
tradition et de la distance temporelle. 2) La seconde est plus
subtile et moins souvent aperue. Elle concerne le lien entre la
comprhension (Verstehen) et linterprtation (Auslegung). Selon
Heidegger (SZ 32), linterprtation-Auslegung dsigne la comprhension
qui se comprend elle-mme, qui tire au clair ses propres prsupposs.
La vise dAufklrung est ici vidente. Or cest trs prcisment la limite
de cette Aufklrung que Gadamer veut mettre en vidence quand il
parle de la comprhension (et de linterprtation) comme dun vnement.
loccasion dune discussion publique tenue Heidelberg en juillet
199928, a dit : comprendre veut dire ne pas pouvoir interprter ou
expliquer (ce qui nous arrive) , Verstehen heit Nichtauslegenknnen!
Nous
rencontre tout autant en lui-mme llment dune facticit
insurmontable. Le Dasein a beau choisir son tre, cest ainsi que
Kierkegaard avait salu dans lide dun choix ou bien - ou bien le
caractre vritablement thique du Dasein, il ne fait, en vrit, que
reprendre sa propre existence dans laquelle il se trouve jet . Cest
ensemble que la jectit (Geworfenheit) et le projet (Entwurf)
forment la constitution fondamentale et unitaire du Dasein humain.
Cf. aussi p. 208 : Le paradoxe heideggrien dune hermneutique de la
facticit ne dsignait assurment pas une interprtation qui prtendrait
comprendre la facticit - car cela serait un rel contresens que de
vouloir comprendre ce qui nest que factuel, ce qui se ferme tout
sens . Ce que Gadamer a retenu de lhermneutique de la facticit,
cest donc lide dune limite intrinsque qui serait impose toute
comprhension de la facticit (opacit que Gadamer rattache au travail
immmorial de lhistoire). Or lhermneutique de la facticit de
Heidegger se prsentait expressment comme une voie daccs (Zugehen)
et une explication (Explizieren) de la facticit, afin de lveiller
elle-mme (GA 63, 9 ss.). Il ne sagit donc pas seulement chez
Heidegger de mettre en valeur lhistoricit, mais de dnoncer les
recouvrements (Verdeckungen) quelle a produits. Alors que Heidegger
veut bel et bien promouvoir une Aufklrung de la facticit, cest donc
bel et bien une Aufklrung au sujet des limites de cette Aufklrung
que Gadamer a voulu retenir de lhermneutique de son matre. 28 voque
dans la traduction allemande de mon introduction Gadamer (Einfhrung
zu Gadamer, Tbingen, Mohr Siebeck (UTB), 2000, p. 23.
-
23
sommes tellement pris par ce que nous comprenons que nous
narrivons pas expliciter ce qui nous arrive. Ce que Gadamer met ici
en vidence, cest le fait que la comprhension, vnement du travail de
lhistoire, ne dispose pas entirement delle-mme. En un mot : alors
que Heidegger met laccent sur la Durchsichtigkeit, la transparence
de linterprtation qui doit tirer au clair les sous-entendus du
comprendre, Gadamer voit plutt son opacit, son
Undurchsichtigkeit.
Et en insistant sur ce travail de lhistoire, Gadamer vise une
cible, qui tait aussi sans doute, en partie, dj celle de Heidegger,
mais qui ntait pas au premier plan de son hermneutique de la
facticit, du Dasein et de la mtaphysique. Gadamer sen prend, en
effet, surtout la conception instrumentale, et mthodique, de la
comprhension, qui caractrise selon lui lhermneutique et la
philosophie modernes : a-t-on vraiment cern ce quest la
comprhension quand on fait du comprendre une opration dont la vrit
dpend du fait quelle peut tre soumise des normes et des mthodes
techniques? Nampute-t-on pas alors la comprhension de la part
dvnement (Geschehen), de surprise aussi, et, pour tout dire, de
transport qui la caractrise? Gadamer veut ici rappeler que la
mthode, malgr tous ses mrites, ne suffit pas si lon veut dcrire
lexprience de vrit qui est celle des sciences humaines et, en un
sens plus large encore, celle de notre comprhension du monde et de
nous-mmes. Comprendre, ce nest pas seulement, dominer, matriser et
produire des rsultats vrifiables qui soient indpendants de
lobservateur (comme le commande lethos de la science moderne), cest
plutt tre pris par une interrogation et entrer dans un dialogue.
Linterprte, tout comme lindividu qui agit moralement, ne se trouve
pas en face de donnes quil se contenterait dobserver ou de mesurer,
comme sil se tenait une souveraine distance des contenus quil
comprend. Interpell, il est, au contraire, toujours concern,
transform et form par le sens qui lentrane, un peu comme le fait un
roman ou une oeuvre musicale. Ses donnes sont toujours parlantes et
sollicitent une rponse, que lon appelle une interprtation. Cest de
cet vnement de comprhension que Gadamer veut faire lhermneutique.
La question laquelle il cherche rpondre est un peu : non, mais
quest-ce qui nous arrive et quest-ce qui nous prend quand nous
comprenons? Et sa rponse consiste dire que nous rpondons un appel,
une interpellation, et quil nest donc pas de comprhension sans
langage. Mme si sa
-
24
constitution est trs diffrente, cette hermneutique nest pas
moins universelle que celle de Heidegger.