Le mythe littéraire de la guerre de Troie chez Giraudoux et Alessandro Baricco Séminaire d’Histoire de la Littérature : 1
Le mythe littéraire de la guerre de Troie chez Giraudoux et Alessandro Baricco
Séminaire d’Histoire de la Littérature :
Mythes Littéraires
Sheila Mancini
Université de Bologne
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Sommaire
Introduction
1-La guerre de Troie est-il un mythe ?
2- La guerre de Troie n’aura pas lieu
3- Omero, Iliade
4-Giraudoux versus Baricco
4.1- Modifier les données de la tradition
4.2- Ajouter des nouvelles significations
4.3- L’horizon métaphysique
Conclusion
Bibliographie
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Introduction
Parmi les définitions et les argumentations qu’on a donnés à propos du mythe littéraire, nous
avons considéré la lecture la plus convenable celle qui dérive de la combinaison entre les
points de vue de Pierre Albouy et celui de Philippe Sellier. Dans Mythes et mythologies dans
la littérature française1, Pierre Albouy définit ainsi le mythe littéraire : « Le mythe littéraire
est constitué par ce récit [le récit qu’implique le mythe], que l’auteur traite et modifie avec
une grande liberté, et par les significations nouvelles qui y sont alors ajoutées. Quand une telle
signification ne s’ajoute pas aux données de la tradition, il n’y a pas de mythe littéraire ».
C’est-à-dire qu’on peut parler de mythe littéraire seulement quand il y a un choix de l’auteur
au regard de la variante du mythe à considérer et du sens qu’on veut lui attribuer. Philippe
Sellier ajoute, dans l’article intitulé Qu’est-ce qu’un mythe littéraire ?2, une autre
caractéristique fondamentale du mythe littéraire : « l’éclairage métaphysique dans lequel
baigne tout le scénario ». Si Albouy souligne donc la nécessité d’une palingénésie du mythe,
Sellier nous rappel de sa part que tant le mythes bibliques tant les mythes grecs ou ceux
nouveaux nées (par exemple Don Juan) ont toujours un horizon métaphysique : « …le dieu
unique est omniprésent dans la Bible, il est comme en procès face à des hommes qui
s’interrogent sur le sens de toute vie. […] À Athènes, les tragédies mythiques ont vu le jour au
moment où l’homme grec a commencé à s’interroger sur la plus métaphysique des questions :
sui-je un être libre, ou suis-je le jouet de forces obscures qu’on peut appeler dieux ? » et dans
le scénario des principaux Don Juan aussi « le face-à-face avec l’au-delà est une des
invariants de ce mythe »3.
Notre intention est celle d’exemplifier cette idée, selon les définitions d’Albouy et de
Sellier, par rapport au mythe littéraire de la guerre de Troie, un des mythes les plus
significatifs et toujours actuels de la culture européenne.
Dans l’histoire de la littérature européenne il y a beaucoup de reprises de ce mythe, nous
avons choisi parmi elles deux textes : La guerre de Troie n’aura pas lieu de Jean Giraudoux
et Omero, Iliade d’Alessandro Baricco. Cela pour trois raisons :
1) ils sont reprises récentes du mythe, pas trop lointaines l’une de l’autre, et ils permettent
donc de montrer l’actualité d’un mythe ainsi ancien.
2) Ils sont nés tous le deux pour le théâtre, ce qui rend plus facile une comparaison.
1 Armand Colin, 19692 P. SELLIER, « Qu’est-ce qu’un mythe littéraire ? », en Littérature 55 Larousse 1984, p. 113-126.3 Ibid. p. 124-125.
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3) Ils sont, en outre, très utile pour comprendre ce que c’est un mythe littéraire : l’un (la
guerre de Troie n’aura pas lieu) parce que incarne parfaitement cette idée, l’autre (Omero,
Iliade) car montre, au contraire, ce qu’un mythe littéraire n’est pas.
Naturellement point de repère pour cette comparaison sera l’Iliade d’Homère, première
apparition littéraire du mythe de la guerre de Troie.
1-La guerre de Troie est-il un mythe ?
Avant de commencer notre parcours, on doit brièvement s’attarder sur un problème
fondamental pour notre travail : la guerre de Troie est-il un mythe ?
Le problème de l’historicité de la guerre de Troie est devenu objet d’investigation de la
critique moderne des sources historiques déjà à partir des fouilles de Schliemann (1870-1890).
Ce dernier était convaincu que l’archéologie pouvait fournir des épreuves claires de
l’historicité des éventements narrés par Homère. Dörpfeld aussi, qui fouilla le site de Troie
entre 1893 et 1894, était de la même opinion que Schliemann : la saga de la guerre de Troie
devait contenir un vaste noyau historique que les fouilles archéologiques pouvaient aider à
découvrir. Pourtant, l’hypothèse que la cité homérique était à identifier avec Troie VI ou
Troie VIIa et que le poète, en décrivant le lieu où la guerre se déroula, avait fait référence à
une des ces phases de la stratigraphie de Troie, a été durement contestée par Rolf Hachmann
en 1964. Les activités de fouille sont recommencées en 1988 sous la direction de Manfred
Korfmann qui s’est prononcé plusieurs fois, mais de façon contradictoire sur la question de
l’historicité de la guerre de Troie. Il a fait appel, dans certains cas, à la formule des ‘plusieurs
guerres de Troie’.
Dieter Hertel, professeur de archéologie chez l’Université de Cologne, qui a participé à
diverses campagnes de fouille chez Troie à partir du 1994 et qui a publié nombreux études par
rapport à ce problème, croie, au contraire, qu’on a souvent confondu le problème de la
localisation du site de Troie avec celui de la présumé historicité des événements contés par
l’Iliade. Il écrit à ce propos: « On ne peut pas parler de un ‘noyau historique’ de la saga ni
d’un point de vue philologique ni du point de vue de l’enquête historique et archéologique. Le
fondement de la saga ne doit pas être recherché dans événements de la fin de l’age du bronze,
plus ou moins correspondants à ceux que le mythe raconte, mais dans un fait successif, assez
différent de celui du mythe et de portée limitée, qui s’est déroulé en circonstances similaires
en autres localités de l’Asie mineure nord occidentale dans les premiers temps de l’histoire
grecque : l’implantation à Troie de Grecs provenant de la Grèce centrale. […] L’élaboration
de ce mythe, destiné à devenir une pierre milliaire du notre patrimoine culturel, est informé
4
depuis le départ de l’esprit grec. » 4. Hertel souligne, en outre, des autres éléments qui
déclarent la non- historicité de la saga concernant la guerre de Troie comme le fait que
certains héros ou couple de guerriers proviennent d’autres cycles qui n’avaient pas affaire au
mythe de Troie (par exemple, le roi de Crète Idoménée suggère l’intégration d’une saga locale
crétoise entre les matériels du cycle troyen) et que des autres personnages de la saga, comme
Hélène, Ménélas, Agamemnon et Ulysse, ont leur racines dans la religion et le culte : ces
figures pouvaient déjà être donc dans la tradition qui est arrivée jusqu’ à Homère comme
protagonistes importants de la légende. Beaucoup des éléments caractéristiques du mythe
remontent en outre à motifs assez répandus des contes populaires. « Ce qui reste » donc « du
possible noyau historique du mythe de la guerre de Troie est vraiment peu » 5 .
N’est pas seulement la recherche archéologique que nous permette de réfléchir sur la
perspective meilleure dans la quelle regarder les narrations concernant la guerre de Troie.
Dans le dialogue de Platon intitulé Phèdre, ce dernier, en se promenant avec Socrate sur la
rivière du fleuve Ilisse, où le mythe racontait que le vent Borée avait enlevée la Oritia, lui
demande s’il croyait vraiment à cette histoire. Socrate réponde : « Mais, si je n’y croyais pas,
comme le font les sages, je ne serais pas une personne bizarre ; et alors, en faisant le sage, je
dirais qu’un souffle de Borée fit tomber la fille des abrupts voisins pendant qu’elle jouait
avec Farmacée, et, puisqu’elle est morte de cette façon, la nouvelle se répandit que Borée
l’avait enlevée […]. Toutefois, Phèdre, je juge ces explications ingénieuses, mais convenables
à un homme par trop doué et occupé et non tout heureux, car après ça il doit forcement
redresser la forme des Hippocentaures et puis de la Chimère ; ensuite une foule de Gorgones
et Pégases se presse autour de lui et un grand nombre d’autres êtres extraordinaires de nature
bizarre et prodigieuse. Et si on, en n’y croyant pas, voudra réduire au vraisemblable chacun
des ces êtres, il aurait besoin de beaucoup de temps libre, car il se sert d’un savoir brut. »6
Cette réponse, qui s’oppose aux interprétations rationalistes du mythe, s’accord parfaitement à
ce que Fritz Graf écrit à ce propos dans Griechische Mythologie7 : « Avec la théorie de la
fertilité de Mannhardt- Frazer et avec l’explication du mythe de l’histoire, le siècle XIX a
montré deux parcours pour la compréhension des mythes […] Ils sont touts le deux
réductionnistes et ils recherchent la signification du mythe dans un territoire extérieur à lui-
même, auquel on puisse réduire le conte mythique, une fois que les couvertures fantastiques
soient éliminées : c'est-à-dire que le conte même n’est pas pris au sérieux. La réduction à
4 D. HERTEL, Troia, Archäologie, Geschicthe, Mythos, Verlag C.H. Beck’sche Verlagsbuchhandlung, Munchen, 2001, trad. Italiana, Troia, Società editrice il Mulino, Bologna, 2003 p.9.5 Ibid. p. 99-1036 Platon, Phèdre 229c- 330a7 München-Zürich : Artemis Verlag, 1985. Il mito in Grecia, traduzione italiana a cura di Cinzia Romani per “Economica Laterza” 2002.
5
l’histoire, en particulière, est devenue très populaire dans les sciences de l’Antiquité ; […] Les
découvertes de Troie, de Mycènes et Tirynthe aussi, que Schliemann avait faits en se servant
de l’Iliade, consolidèrent la confiance […] en cette méthode historicisante. Il n’y a rien, en
vérité, qui recommande ce réductionnisme : le propre du mythe, et par rapport à ce qui
concerne la structure de l’action et par rapport à ce qui concerne les détails de la narration, est
habituellement jugé un élément de gêne et il est supprimé, et le saut du mythe à la réalité
historique […] est subjectif et arbitraire. […] Même où le mythe réponde à un problème
justement historique […], il peut au maximum être comparé, dans son développement général,
à l’histoire reconstituée du point de vue archéologique et linguistique. »8
Cela nous suffit donc pour répondre à notre question initiale : même si dans la recherche
scientifique on a souvent envisagé que parties essentielles de la saga représentent une tradition
historique croyable, à notre avis, la guerre de Troie doit être considéré surtout une saga
mythique, un des ces ‘mythes de fondation’ qui participent à la constitution de l’identité d’une
communauté. En fait, alors même qu’il y avait un noyau historique, il n’est pas cela que la
narration concernant la guerre de Troie, comme nous la connaissons, nous relate. Il y a
quelque chose de plus, qui fascine et qui report au temps où les hommes et les dieux vivaient
ensemble, qui est justement le temps mythique.
2- La guerre de Troie n’aura pas lieu
La guerre de Troie n’aura pas lieu est une pièce en deux actes qui a été représentée pour la
première fois le 22 novembre 1935 au Théâtre de l’Athénée. « Quand le rideau s’ouvre sur la
terrasse du palais de Priam, Andromaque dit : « La guerre de Troie n’aura pas lieu … : Pâris
ne tient plus à Hélène et Hélène ne tient plus à Pâris ». Mais Troie décide de ne pas rendre la
captive car pour tous les hommes de la ville « il n’y a plus que le pas d’Hélène, la coudée
d’Hélène, la portée du regard ou de la voix d’Hélène ». Les devins eux-mêmes refusent de la
laisser partir. Hector pour Troie, et Ulysse, pour la Grèce, tentent à tout prix de sauver la paix.
Mais la guerre est l’affaire de la Fatalité et non de la volonté des hommes. La guerre de Troie
aura ainsi lieu »9.
8 Ibid. p. 24-25.9 Weil C. préface à La guerre de Troie n’aura pas lieu Librairie Générale Française, 1991
6
Giraudoux nous présente donc une sorte de préface ou prélude à l’Iliade : « C’est la guerre
telle qu’elle se prépare…c’est l’heure qui précède une déclaration de guerre10 » dit il dans une
interview. Pour ce qui concerne les personnages, « je les prends, dit-il, avant qu’ils soient
entrés dans la légende, alors qu’ils sont encore « inemployés », que personne n’a parlé d’eux,
même pas Homère ».
Ce choix narratif permet, comme le dit bien Colette Weil, « de franchir les siècles et de
présenter aux spectateurs l’histoire à la fois dans son contexte primitif (vers 1170 avant J. C.),
dans un passé récent (1914-1918), dans l’actualité de 1935 »11, quand tout le monde se posait
des questions sur la politique internationale du Nazisme et du Fascisme. Giraudoux même
souligne comment son œuvre est « une pièce d’actualité12 ».
3- Omero, Iliade.
Omero, Iliade d’Alessandro Baricco naît de la volonté d’adapter le texte du poème homérique
à des lectures publiques. En travaillant sur la traduction de Maria Grazia Ciani, il assemble le
matériel original dans un concentré de 21 voix (la dernière est celle de Demokos, un aède qui,
sur la foi de l’Odyssée et d’autres sources, raconte la fin de Troie) ; Les personnages
homériques sont appellés chacun à narrer sa propre histoire à la première personne, tandis que
tous les dieux sont écartés de la scène. L’écrivain est presque toujours fidèle au texte de
l’Iliade, seulement parfois il insère des adjonctions qui sont reproduites en italique dans
l’impression et qui, selon son intention, doivent « riportare in superfice sfumature che l’Iliade
non poteva pronunciare ad alta voce, ma nascondeva fra le righe »13 (remonter à la surface des
nuances que l’Iliade ne pouvait pas prononcer à voix haute, mais cachait entre les lignes). Des
fois ces adjonctions reprennent des parties du mythe de la guerre de Troie transmis par
d’autres narrations postérieures (Apollodore, Euripide, Philostratos). Le cas le plus évident est
le dernier monologue, celui de Demokos. L’Iliade se termine avec la mort d’Hector et la
restitution du corps à Priam : il n’y a pas de trace du cheval et de la chute de Troie. Baricco
prend par contre une situation qui vient de l’Odyssée (livre VIII : à la cour des Phéaciens un
vieux aède, Demokos, chante la chute de Troie en présence d’Ulysse) dans laquelle il déverse,
pour ainsi dire, la traduction de certains passages de La prise de Troie de Triphiodore (IV). La
première de Omero, Iliade de Baricco a été représentée pendant le Romaeuropa festival
2004 .
10 M. A. DABADIE, « Interviews rapides avec Jean Giraudoux », L’Écho de Paris, 6 novembre 1935, cité par Colette Weil.11 C. WEIL, préface à La guerre de Troie n’aura pas lieu, Librairie Générale Française, 1991, p.35-36.12 Je suis partout, 7 dicembre 1935.13 Ibid. p.9.
7
4- Giraudoux versus Baricco
À partir de la définition de Pierre Albouy et Philippe Sellier, on essaiera de comprendre
comment il
est possible d’appliquer l’idée de mythe littéraire aux ouvrages de Giraudoux et de Baricco.
Comme l’on a précédemment dit, le mythe littéraire est caractérisé non seulement par la
liberté par laquelle l’auteur modifie les données de la tradition, mais encore par la présence de
nouvelles significations, qui réussissent à transformer le mythe tout en gardant sa structure et
sa sacralité originelles. Ainsi, comparera-t-on le chef-d’œuvre d’Homère à la pièce de Jean
Giraudoux et à l’adaptation d’Alessandro Baricco : cela nous permettra de montrer les
différences entre deux réélaborations profondément différentes du premier texte de la culture
européenne.
4.1- Modifier les données de la tradition
La première caractéristique du mythe littéraire est donc la modification des données de la
tradition, cela veut dire que l’auteur doit faire des choix par rapport aux possibilités offertes
par le mythe même en en créant une nouvelle variante. Dans cette perspective, il est évident
que l’Iliade constitue un véritable mythe littéraire : Homère, en fait, choisit à l’intérieur du
très vaste patrimoine mythique concernant la guerre de Troie seulement une partie, et de cette
partie, une variante particulière. L’Iliade ne raconte pas, en effet, toute la guerre de Troie,
mais environ cinquante jours de la dernier année : ce qui doit se réaliser pour ce texte, en fait,
sont l’ire et la vengeance d’Achille, non la prise de la ville. Ce choix est ce qui rend vraiment
l’œuvre d’Homère un mythe littéraire, comme l’avait déjà remarqué Aristote qui, dans la
Poétique [59 a 30 ss], loue les poèmes homériques pour la sélection du matériel par rapport au
Cycle épique qui tendait à conter tout sans se proposer un centre narratif. Si le mythe coïncide
avec toutes les possibilités, le mythe littéraire est le choix d’une possibilité. On peut bien
comprendre cela en lisant l’Iliade, parce que ce texte souligne souvent ses choix à travers des
phrases comme «”„¾ » ( ex. B 155-156 : ”'A…Øpšrmora nÒstoj ™tÚcqh /„¾ 'Aqhna…hn “Hrh prÕj màqon œeipen :) « Et il serait arrivé cela…si on n’eût pas fait cela ». À ce propos, en Philologie
classique (Fenik, de Jong), on parle de « if not situations », tandis qu’en philosophie on se
rapporte à la « théorie de controfactuels ». C’est-à-dire que le texte littéraire fait miroiter
toutes les possibilités que le mythe offre alors qu’il en choisit une seulement.
8
Dans La guerre de Troie n’aura pas lieu, Giraudoux fait exactement la même chose
qu’Homère. Il choisit parmi les données de la tradition littéraire pour créer « une variante
nouvelle ». Cette fois la tradition coïncide surtout avec l’Iliade. Comme Colette Weil dit dans
sa préface à la pièce, en fait, « bien que l’écrivain, devenu célèbre, reçoive de nombreux
ouvrages dédicacés dont on a pensé qu’ils avaient servi de base à la pièce de 193514, force est
de constater que ces ouvrages, brochés selon l’usage de l’époque, demeurent dans sa
bibliothèque sans même que les pages en soient coupées […] Il est aussi difficile de savoir si
Giraudoux a eu, ou non, connaissance de l’énorme matière du Roman de Troie15 ou du
Pseudo-Dictys16[…] Sans doute, enfin, s’est-il donné la peine- pour écrire « une modeste post-
préface à l’Iliade17 »- de relire ou de feuilleter l’œuvre d’Homère […]Cela même n’est pas
tout à fait sûr : il a peut-être « préféré »- comme plus tard pour composer Électre- « ne [s]e
servir que des souvenirs laissés par les études abandonnées il y a quelque trente-cinq ans. Les
souvenirs de beaucoup d’hommes de [s]on âge18 »19 ». De l’Iliade Giraudoux choisit surtout
« les épisodes-phares […] tels que la promenade d’Hélène aux portes Scées avec les vieillards
caquetant sur les remparts, les adieux d’Hector et Andromaque dans les rires mêlés aux
larmes des parentes du petit Astyanax, la mort d’Hector et son cadavre mutilé traîné par le
char d’Achille au pied du tombeau de Patrocle ; ainsi, bien sûr, qu’Andromaque pleurant sur
le corps d’Hector et prévoyant le meurtre de son jeune fils par les Grecs vainqueurs20 ».
Pourtant, pour Giraudoux, il ne s’agit pas de reproduire fidèlement ces épisodes, mais de les
employer d’une façon nouvelle: ainsi la promenade d’Hélène devient l’occasion pour montrer
comment les hommes de Troie, même les vieillards, complètement ravis par la beauté de cette
femme, vont en aveugle vers la destruction de leur ville ; les adieux d’Hector et
d’Andromaque se transforment en saluts au moment du retour chez lui d’Hector, après une
guerre combattue en Asie; la piété pour la mort d’Hector et l’horreur pour la colère cruelle
d’Achille sont utilisées dans la description de la guerre faite par Andromaque et Hécube.
Mais l’élément peut-être le plus significatif chez Giraudoux, qui témoigne non seulement de
sa compréhension de l’Iliade, mais surtout de sa conscience du choix de contenu et de sens
qui sert de base au mythe littéraire, est la capacité qu’il attribue à Hélène de voir en noir et
blanc les événements qui ne se réalisent pas dans le texte et en couleurs ceux qui au contraire 14 Résurrection d’Homère de Victor Bérard, Ménélas ou l’ambassade amoureuse d’Henri Chabrol, Ajax désespéré de Pierre Frayssinet, Études sur la tragédie grecque dans ses rapports avec la céramique, thèse de Louis Séchan (La Revendication d’Hélène, pièce perdue de Sophocle).15 Le Roman de Troie de Benoit de Sainte Maure (vers 1165)16 Éphémérides de la guerre de Troie du Pseudo- Dictys de Crète, texte apocryphe du Ive siècle après J.-C.17 La Liberté, 21 novembre 1935.18 Le Figaro, 11 mai 1937.19 C. WEIL, préface à La guerre de Troie n’aura pas lieu, Librairie Générale Française, 1991, pp. 12-14.20 Ibid. p.14.
9
s’y réalisent. C’est une sorte de réinterprétation des «if not situations» d’Homère. Encore un
fois, le mythe littéraire est seulement l’actualisation d’une des possibilités offertes par le
mythe.
Le but d’Alessandro Baricco, comme il déclare dans sa préface et comme on peut bien
comprendre dans le titre de l’œuvre (Omero, Iliade), est, par contre, de reproduire autant que
possible fidèlement l’Iliade d’Homère en l’adaptant à la sensibilité moderne. On voit que la
prémisse même du travail de l’écrivain italien est différente de celle d’Homère comme de
celle de Giraudoux. Ici l’auteur limite sa liberté par rapport aux données offerts par le poème
homérique, et il se borne à éliminer les éléments qui lui semblent accessoires et à «asciugare
un po’ il testo» (synthétiser le texte). C’est vrai que dans Omero, Iliade, Baricco fait des
adjonctions au texte homérique, mais il affirme que le but est seulement celui de
« restaurer », dans une perspective post-moderne21, des nuances déjà implicites dans le poème.
Le cas même du dernier monologue, celui de l’aède Demokos, est exemplaire à ce propos:
Baricco ne change pas en fait la fin de l’Iliade, mais il juxtapose à celle-ci la fin de la guerre
de Troie qu’il trouve dans La prise de Troie de Triphiodore (IV), à seule fin de conter au
lecteur comment la guerre de Troie s’est terminée22. Ainsi peut-on dire que, pour ce qui
concerne la modification des données de la tradition, l’ouvrage de Baricco n’est pas vraiment
correspondant à l’idée de mythe littéraire- il n’y a pas un véritable choix à l’intérieur de la
tradition- et que même le mythe littéraire de l’Iliade n’est pas bien transmis par elle, parce que
le centre narratif du poème (l’ire et la vengeance d’Achille) est déséquilibré par l’adjonction
d’une fin qui ne le regarde pas.
4.2- Ajouter des nouvelles significations
Naturellement la modification des données de la tradition, dont Pierre Albouy parle, n’est
pas une fin en soi, mais vise à l’ajout de significations nouvelles. «Point de mythe
21 L’auteur même se rapport à la technique de restauration post moderne en verre et acier : « ho fatto alcune, poche, aggiunte al testo. Qui, nella stampa, le troverete in corsivo, in modo che non ci siano equivoci : sono come restauri dichiarati, in acciaio e vetro, su una facciata gotica”. Alessandro Baricco, Omero, Iliade, Giangiacomo Feltrinelli Editore, Milano, 2004, p.9 22 A. BARICCO, Omero, Iliade, Giangiacomo Feltrinelli Editore, Milano, 2004, p. 9.
10
littéraire écrit il sans palingénésie qui le ressuscite dans une époque dont il se révèle apte à
exprimer au mieux les problèmes propres23».
Dans ce cadre l’Iliade se démontre, encore une fois, correspondante à l’idée de mythe
littéraire. Elle n’est pas en fait une simple illustration d’une partie du patrimoine mythique
concernant la guerre de Troie, elle est, au contraire, un véritable «livre de culture», selon
la définition de Lotman et Uspenskij, c’est-à-dire un livre où une culture entière se reflète
avec ses composants religieux, civiles, guerriers et ses institutions. À ce propos on peut se
souvenir, par exemple, du bouclier d’Achille au XVIII chant, qui se présente comme un
petit bréviaire aux riches descriptions de situations de guerre et de paix.
La guerre de Troie n’aura pas lieu peut être vraiment considéré une sorte de palingénésie
du mythe littéraire de l’Iliade où le mythe-même est, comme le dit Colette Weil,
«suspendu» car «l’auteur […] imagine une sorte de répit de la fatalité, un moment de
liberté ou d’inattention du destin: «le tigre […] dort», alors tout devient possible. Mais par
la suite, le tigre se réveillera et se rattrapera en déchaînant son «festival» de cruauté et de
catastrophes, on retrouvera l’histoire prévue: la guerre «aura lieu»24». Dans ce cadre
l’ajout de significations nouvelles se réalise grâce à différents éléments:
- la présentation du point de vue de leur intimité des personnages mythiques dont
lesquels on conserve seulement «le squelette fixe que leur a donné la tradition»;
- La présence des anachronismes, mots désignant principalement les armes, le
vocabulaire marin, la géographie, ou des objets non encore inventés, expressions
empruntées au langage politique et diplomatique, phrases, citations historiques ou
littéraires, empruntées aux siècles futurs;
- L’utilisation de la farce (on songe au personnage d’Oiax), de la satire (par exemple
contre les dieux).
Une des scènes les plus significatives à ce propos, qui nous permit de bien comprendre la
façon de travailler de Giraudoux, est celle de la promenade d’Hélène aux portes Scées.
Dans le troisième chant de l’Iliade, Pâris défie Ménélas en combat singulier. Une trêve
intervient alors entre les deux armées. En le même temps Iris, la messagère des dieux,
s’envole chez Hélène et l’invite à se rendre aux portes Scées pour assister au duel.
Lorsque qu’elle y arrive, les vieux princes troyens, assis le long des murailles, louent
Hélène pour sa beauté, mais ils expriment aussi le désir qu’elle puisse retourner chez soi
et libérer le peuple de Troie du poids de la guerre.
23 P. ALBOUY, Mythes et mythologies dans la littérature française, Armand Colin, 1969, p.10.24 C. WEIL, préface à La guerre de Troie n’aura pas lieu, Librairie Générale Française, 1991, p.21
11
«Et la messagère Iris s’envola chez Hélène aux bras blancs, s’étant faire semblable à sa belle-soeur
Laodikè, la plus belle des filles de Priamos, et qu’avait épousée l’Anténoride Élikaôn.
Et elle trouva Hélène dans sa demeure, tissant une grande toile double, blanche comme le marbre, et y
retraçant les nombreuses batailles que les Troiens dompteurs de chevaux et les Akhaiens revêtus d’airain
avaient subies pour elle par les mains d’Arès. Et Iris aux pieds légers, s’étant approchée, lui dit:
- Viens, chère Nymphe, voir le spectacle admirable des Troiens dompteurs de cheveux et des Akaiens
revêtus d’airain. Ils combattaient tantôt dans la plaine, pleins de la fureur d’Arès, et les voici maintenant
assis en silence, appuyés sur leurs boucliers, et la guerre a cessé, et les piques sont enfoncées en terre.
Alexandros et Ménélaos cher à Arès combattront pour toi, de leurs longues piques, et tu seras l’épouse
bien-aimée du vainqueur.-
Et la Déesse, ayant ainsi parlé, jeta dans son cœur un doux souvenir de son premier mari, et de son pays, et
de ses parentes. Et Hélène, s’étant couverte aussitôt de voiles blancs, sortit de la chambre nuptiale en
pleurant ; et deux femmes la suivaient, Aithrè, fille de Pittheus, et Klyménè aux yeux de bœuf. Et voici
qu’elles arrivèrent aux portes Skaies. Priaimos, Panthoos, Thymoitès, Lampos, Klytios, Ibkétaôn, nourrisson
d’Arès, Oukalégôn et Antènôr, très sages tous deux,siégeaient, vieillards vénérables, au-dessus des portes
Skaies. Et la vieillesse les écartait de la guerre; mais c’étaient d’excellents Agorètes; et ils étaient pareils à
des cigales qui, dans les bois, assises sur un arbre, élèvent leur voix mélodieuse. Tels étaient les princes des
Troiens, assis sur la tour. Et quand ils virent Hélène qui montait vers eux, ils se dirent les uns aux autres, et à
voix basse, ces paroles ailées:
- Certes, il est juste que les Troiens et les Akhaiens aux belles knèmides subissent tant de maux, et depuis
si longtemps, pour une telle femme, car elle ressemble aux Déesses immortelles par sa beauté. Mais,
malgré cela, qu’elle s’en retourne sur ses nefs, et qu’elle ne nous laisse point, à nous et à nos enfants, un
souvenir misérable- »25.
Voilà la version que Giraudoux offre de cette scène:
«CASSANDRE: Méfie-toi, Hector ! Priam est fou d’Hélène. Il livrerait plutôt ses filles.
HECTOR: Que racontes-tu là?
PÂRIS: Pour une fois qu’elle dit le présent au lieu de l’avenir, c’est la verité.
CASSANDRE: Et tous nos frères, et tous nos oncles, et tous nos arrière-grands-oncles! Hélène a une garde
d’honneur, qui assemble tous nos vieillards. Regarde. C’est l’heure de sa promenade…Vois aux créneaux
toutes ces têtes à barbe blanche…On dirait les cigognes caquetant sur les remparts.
HECTOR : Beaux spectacle. Les barbes sont blanches et les visages rouges.
CASSANDRE : Oui. C’est la congestion. Ils devraient être à la porte du Scamandre, par où entrent nos troupes
et la victoire. Non, ils sont aux portes Scées, par où sort Hélène.
HECTOR : Les voilà qui se penchent tout d’un coup, comme les cigognes quand passe un rat.
CASSANDRE : C’est Hélène qui passe…
PÂRIS : Ah ! oui ?
25 L’Iliade d’Homère, Chant III, 121-160 (traduction de Leconte de Lisle, 1818-1894).
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CASSANDRE : Elle est sur la seconde terrasse. Elle rajuste sa sandale, debout, prenant bien soin de croiser
haut la jambe.
HECTOR : Incroyable. Tous les vieillards de Troie sont là à la regarder d’en haut.
CASSANDRE : Non. Les plus malins regardent d’en bas.
CRIS AU-DEHORS : Vive la Beauté !
HECTOR : que crient-ils ?
PÂRIS : Ils crient : « Vive la Beauté ! »
CASSANDRE : Je suis de leur avis. Qu’ils meurent vite.
CRIS AU-DEHORS : Vive Vénus !
HECTOR : Et maintenant ?
CASSANDRE : Vive Venus…Ils ne crient que des phrases sans r, à cause de leur manque de dents…Vive la
Beauté…Vive Vénus… Vive Hélène…Ils croient proférer des cris. Ils poussent simplement le
mâchonnement à sa plus haute puissance.
HECTOR : Que vient faire Vénus là-dedans ?
CASSANDRE : Ils ont imaginé que c’était Vénus qui nous donnait Hélène…Pour récompenser Pâris de lui
avoir décerné la pomme à première vue.
HECTOR : Tu as fait aussi un beau coup ce jour-là !
PÂRIS : Ce que tu es frère aîné ! »26.
Dans cette scène, l’épisode homérique est reprise, mais elle est aussi complètement
changée.
Naturellement, puisque la guerre n’est pas encore commencée, il n’y a pas mention du
combat entre Pâris et Ménélas, par contre il y a la présence de Cassandre, qui explique à
son frère Hector, à peine retourné d’une guerre en Asie, comment les hommes de Troie,
après son arrive, ne parlent que d’Hélène. Cassandre invite Hector à regarder ce qui se
passe pendant la promenade de cette dernière aux portes Scées. Toute la scène est décrite
à travers les yeux d’Hector et de Cassandre et, donc, selon leur point de vue. Hélène sorte
de sa chambre pour se promener, bien consciente d’être regardée, comme une vedette
devant son public. Cassandre souligne : « C’est l’heure de la promenade d’Hélène », elle
la fait donc habituellement. Elle ne se voile pas, elle s’attarde, au contraire, à fermer sa
sandale en découvrant sa jambe.
Les vieux du Conseil sont figures grotesques et libidineuses, ils ont perdu la sagesse et la
dignité qu’Homère leur attribuées, ils sont fous d’Hélène et pour cela ils sont entrés dans
le clan de la guerre. Ils ne sont plus de chefs valeureux, « ¢gorhtaˆ ™sqlo… », ils sont
seulement de vieillards. Cassandre les compare à des « cigognes caquetant sur le
remparts » : c’est la citation de la similitude homérique entre les vieux princes troyens et
le cigales, « tett…gessin ™oikÒtej, o† te kaq/Ûlhn / dendršJ ™fezÒmenoi 26 J. GIRAUDOUX, La guerre de Troie n’aura pas lieu, Le Livre de Poche, Paris, 1991, Acte I, scène quatrième, pp. 70- 72
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Ôpa leiriÒessan ƒe‹si : »27 (et ils étaient pareils à des cigales qui, dans les bois,
assises sur un arbre, élèvent leur voix mélodieuse). Chez Homère, elle sert pour exalter la
valeur de ces hommes, privés de force physique, mais encore doués de l’autre grande
qualité d’un homme noble, l’éloquence. Chez Giraudoux, par contre, cette similitude
remarque uniquement le vide babillage des vieillards et, aussitôt après, elle se transforme
dans l’image d’oiseaux avides qui poursuivent un rat, c’est- à dire Hélène, « Les voilà
qui se penchent tout d’un coup, comme les cigognes quand passe un rat ».
En se servant de cette reconstitution de la scène homérique, Giraudoux ajoute des
nouvelles significations aux personnages mythiques. Hélène, par exemple, incarne encore
ici, comme dans l’Iliade, la Beauté, mais cette beauté est dangereuse et illusoire, elle
cache, en fait, une réalité décevant (le rat). Hélène fascine les hommes et les rende
aveugles, de la même façon que certains illusions à l’aube du deuxième conflit mondial.
Les vieillards, de leur part, représentent justement cette humanité aveuglée et destinée à
l’autodestruction dont Cassandre ( ou, peut-être, Giraudoux même) se moque.
La pièce de Giraudoux devient ainsi « une pièce d’actualité », capable d’utiliser le mythe de la
guerre de Troie pour « exprimer dans son époque les problèmes propres » (la préoccupation
par exemple pour l’affirmation du nazisme et du fascisme, ou pour la guerre d’Ethiopie
promue par l’Italie).
Dans Omero, Iliade, Alessandro Baricco ne se pose pas la question d’ajouter nouvelles
significations aux données du texte épique. L’intention déclarée de l’auteur est en fait de
reproduire le poème homérique d’une façon que le public moderne peut comprendre. Il essaie
au maximum d’éclairer des nuances déjà cachées entre les lignes du texte iliaque. Dans sa
préface Baricco souligne que même le choix de remplacer la narration objective de l’Iliade
par une narration subjective, faite directement par la voix des personnages, est simplement
technique, due à la destination théâtrale du travail. Le mythe de la guerre de Troie n’est pas
utilisé ici pour exprimer «dans son époque les problèmes propres », mais on se sert du
message universel, déjà contenu dans le poème homérique, pour évoquer des préoccupations
concernant la guerre qu’on peut retrouver à n’importe quelle époque. Pour mieux
comprendre la perspective employée par Baricco dans son œuvre, on peut prendre en
considération le même épisode qu’on a vue par rapport à Homère et Giraudoux, la
promenade d’Hélène aux portes Scées.
« Come una schiava, io quel giorno stavo in silenzio, nelle mie stanze, costretta a tessere su una tela color sangue
le imprese dei Troiani e degli Achei in quella dolorosa guerra combattuta per me. D’un tratto vidi Laodice, la più
bella delle figlie di Priamo, entrare e gridarmi “Corri, Elena, vieni a vedere laggiù, Troiani e Achei…erano tutti 27 Homère, Iliade, D. B Monro- Th. W. Allen, OCT, 1920, Chant III, vv. 151-152
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nella pianura, e stavano per scontrarsi, avidi di sangue, e adesso stanno in silenzio, gli uni davanti agli altri, con
gli scudi appoggiati al suolo e le lance piantate a terra…Si dice che abbiano cessato la guerra, e che Paride e
Menelao combatteranno per te. Tu sarai il premio del vincitore”.
Io la ascoltai, e d’improvviso mi venne da piangere, perché grande in me, era la nostalgia per l’uomo che avevo
sposato, e per la mia famiglia, e la mia patria. Mi coprii con il velo bianco splendente e corsi verso le mura,
ancora con le lacrime agli occhi. Quando arrivai sul torrione delle porte Scee vidi gli anziani di Troia, radunati lì
a guardare ciò che accadeva nella pianura. Erano troppo vecchi per battersi, ma gli piaceva parlare e in quello
erano dei maestri. Come cicale su un albero, non la smettevano mai di far sentire la loro voce. Li sentii che
borbottavano, quando mi videro, “Non c’è da stupirsi che Troiani e Achei si ammazzino per quella donna, non
sembra una dea? Che le navi se la portino via, lei e la sua bellezza, o non finirà mai la rovina nostra e dei nostri
figli”.”28
(Ce jour là j’étais en silence dans mes chambres, forcée à tisser sur une toile couleur de sang les exploits des
Troyens et Achées dans celle malheureuse guerre combattue pour moi. Soudain je vis entrer Laodice, la fille la
plus belle de Priam, et elle me dit : « Courre, Hélène, viens voir là-bas, Troyens et Achées étaient tous dans la
plaine, ils étaient sur le point de se battre, avides de sang, et maintenant ils sont en silence, l’uns devant les
autres, avec les boucliers déposés sur le sol et le lances plantées dans la terre…On dit qu’ils ont cessé la guerre,
et que Pâris et Ménélas se battront pour toi : tu serais le prix du vainqueur ». Je l’écoutais et soudain j’en aurais
pleuré, car en moi la nostalgie pour l’homme que j’avais épousé, pour ma famille et ma patrie était grande. Je me
couvris d’un voile blanc et resplendissant et je courus vers les murs en ayant encore les larmes aux yeux. Quand
j’arriva sur le donjon de les portes Scées, je vis les vieux de Troie rassemblés la bas pour voir ce qui se passait
dans la plaine. Ils étaient trop vieux pour se battre, mais ils aimaient bien parler et en cette activité ils étaient des
maîtres. Comme des cigales sur un arbre, ils n’arrêtaient jamais de faire sentir leur voix. Quand ils me vient, je
l’entendus murmurer : « Il n’y a rien de s’étonner si Troyens et Achées se tuent pour cette femme, non semble- t-
elle une déesse ? Que les navires se l’emmènent avec soi, elle et sa beauté, ou la notre destruction et celle des
nos enfants ne se terminerait jamais » ).
En comparant le passage de Baricco avec celui homérique, on voit tout de suite qu’il s’agite
d’une sorte de paraphrase du texte iliaque. En effet les seules changement concernent
l’élimination des interventions divines, dont la quelle nous parlerons dans le paragraphe
suivant, et de petits éléments considérés superficiels, comme la présence des deux servants
qui accompagnent Hélène aux portes Scées ou les noms des vieillards, compagnons de Priam.
Baricco n’ajoute rien à l’Iliade, il n’y a aucune modification significative qui vise à donner
des nouvelles significations à cette épisode. Les personnages ont exactement le même rôle et
ils disent exactement le même choses que chez Homère. Cela nous permet de dire que, encore
une fois, Omero, Iliade de Baricco ne correspond pas à l’idée de mythe littéraire.
4.3 - L’horizon métaphysique
28 A. BARICCO, Omero, Iliade. Milano: Giangiacomo Feltrinelli Editore, 2004, p. 29
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Comme le dit bien Philippe Sellier dans son article, l’éclairage métaphysique est
fondamental pour un mythe littéraire: il rappelle, en fait, que « sur l’horizontalité de toute
existence tombe -ou tombe peut-être- un Regard vertical » et il fait baigner tout le scénario
dans le sacré. Bref, l’horizon métaphysique fait retrouver la notion de transcendance qui
permet au mythe littéraire d’approcher du mythe ethno-religieux.
Dans l’Iliade on peut cerner deux niveaux des événements :
1-le niveau horizontal des relations entre les hommes ;
2- le niveau vertical des relations entre les hommes et les dieux et ces derniers et le Fatum,
puissance suprême.
Les hommes sacrifient aux divinités et les prient pour obtenir ce qu’ils veulent, mais les
dieux ne sont pas omnipuissantes, il sont, à leur tour, soumis au Fatum. On se rappellera à
ce propos l’épisode du chant XVI de l’ Iliade où Zeus essaie en vain de soustraire son fils
Sarpédon à la mort, et certainement on se rappellera aussi de celui beaucoup plus
significatif du chant XXII où Zeus, qui voudrait sauver l’héros troyen, pèse sur la balance
de la Fatalité les destins d’Achille et d’Hector, en décrétant la mort de ce dernier .
Il y a donc un jeu continu entre les deux niveaux, horizontal et vertical, qui révèle la
notion de transcendance indispensable à tous les mythes littéraires.
Dans La guerre de Troie n’aura pas lieu on retrouve les deux niveaux de l’Iliade, celui
des hommes et celui des dieux, mais l’horizon métaphysique est donné surtout par la
Fatalité, puissance suprême qui gouverne tout l’univers, leitmotiv de toute la pièce qui
rend inutiles les efforts des personnages au moment même où ils les jugent efficaces.
C’est le personnage d’Hélène qui, dans la pièce, évoque un peu l’image du Destin
dérisoire : sa beauté est, en fait, « présente partout et absent à la fois », « elle va et vient à
travers le drame, encombrante et discrète, aimable et terrifiante, ne refusant jamais rien et
ne consentant pas davantage »29. Hector, par contre, représente l’homme victime du
destin : il fait tous ses efforts, mais victorieux de ses adversaires successifs, supérieur à
Andromaque, à Paris, à Hélène, il ne peut pas l’être au destin : « Je gagne chaque combat.
Mais de chaque victoire, l’enjeu s’envole.30 » . La Scène la plus représentative de ce « lien
horrible entre l’humanité et un destin plus grand que le destin humain 31», comme le dit
Giraudoux, est celle de la pesée, l’entretien des deux chefs d’Etat isolés au-dessus de la
mêlée. Elle reprend directement l’épisode du chant XXII de l’Iliade : c’est le moment où
le destin prenne le dessus et où l’histoire prévue s’accompli.
29 C. WEIL, préface à La guerre de Troie n’aura pas lieu, Librairie Générale Française, 1991, p.2030 Acte II, scène XI, p.142.31 “Bellac et la tragédie”. Littérature, p. 232.
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Dans Omero, Iliade, il n’y a pas, au contraire, un véritable horizon métaphysique: les
dieux sont en fait écartes de la scène. Selon Baricco, ils représentent « le parti più
estranee alla sensibilità moderna e sovente spezzano la narrazione32 » ( Les parties le plus
étrangères à la sensibilité moderne et souvent elles coupent la narration), « dietro al gesto
del dio, dit-il, il testo omerico cita quasi sempre un gesto umano che raddoppia il gesto
divino e lo riporta, per così dire, in terra”.(derrière le geste du dieu, dit-il, le texte
homérique cite presque toujours un geste humain qui le redouble et le ramène, pour ainsi
dire, sur la terre). Ce choix ,qui efface la distinction entre le niveau horizontal des relation
humaines et celle vertical des relation entre les hommes et les dieux, ne reflète pas, en
outre, le tentative de la part de Baricco de se poser une véritable question métaphysique. Il
n’est pas intéressé à ça, effacer les dieux, qu’il définit « inutili » (inutiles) , est pour lui
seulement un autre escamotage pour rendre le texte homérique plus compréhensible au
public d’aujourd’hui. Ce qui reste est donc une perspective uniquement humaine des
événements où le mot « fatalité » ou « destin » n’est qu’un synonyme de « sort33 ». Ce
n’est pas par hasard que dans l’œuvre de Baricco il n’y a pas la scène de la balance, où on
pouvait vraiment s’apercevoir du « Regard vertical » dont Philippe Sellier parle, cette
absence correspond, en fait, à l’absence de la transcendance.
Conclusion
On a vu donc que l’œuvre de Giraudoux a, comme l’Iliade, toutes les caractéristiques d’un
mythe littéraire, (liberté dans l’élaboration des données de la tradition, présence des nouvelles
significations et éclairage métaphysique) tandis que l’ouvrage de Baricco ne correspond pas à
cette idée. On peut se demander alors comment on doit définir cette dernière. Peut-être peut-
on utiliser des autres notions, comme celle, par exemple, de relecture ou réécriture d’un texte.
De toutes façons, c’est qui reste vraiment évident est qu’on peut distinguer un mythe littéraire,
qui illustre toujours une histoire absolument fondamentale, significative et exemplaire de
l’humanité, d’autres typologies de textes littéraires, qui, même en reprenant un histoire
mythique, n’arrivent pas à garder le propre du mythe .
32 A. BARICCO. op. cit. p. 8.33 “Un umanissima storia in cui gli uomini vivono il proprio destino”, ibid. p. 8.
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Bibliographie
ALBOUY P., Mythes et mythologies dans la littérature française, Armand Colin, 1969
ALBERÈS R.M., Esthétique et morale chez Jean Giradoux. Paris : Nietz 1967
BARICCO A., Omero, Iliade, Milano: Giangiacomo Feltrinelli Editore, 2004
GIRAUDOUX J., La guerre de Troie n’aura pas lieu. Paris : Le Livre de Poche, 1991
GRAF F., Griechische Mythologie. München-Zürich : Artemis Verlag, 1985
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HERTEL D., Troia, Archäologie, Geschicthe, Mythos, Munchen : Verlag C.H. Beck’sche
Verlagsbuchhandlung, 2001
SELLIER P., « Qu’est-ce qu’un mythe littéraire ? », en Littérature 55 Larousse 1984, p. 113-
126
WEIL C., préface à La guerre de Troie n’aura pas lieu, Librairie Générale Française, 1991
www.oceanomare.com
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