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357 LE MONOLITHE DE TLALTECUHTLI: COSMOVISION ET GUERRE SACRÉE AU GRAND TEMPLE DE MEXICO-TENOCHTITLAN Sylvie PEPERSTRAETE Université Libre de Bruxelles Le 2 octobre 2006, une équipe d’archéologues dirigée par José Álvaro Barrera Rivera faisait une des découvertes les plus importantes de ces dernières années au Grand Temple de Mexico-Tenochtitlan. Alors qu’ils dégageaient la base des escaliers de la phase VI, les chercheurs sont en effet tombés sur un gigantesque monolithe représentant la déesse de la Terre, Tlaltecuhtli (fig. 1) 1 . La sculpture, bien que brisée en quatre fragments, fut retrouvée en excellent état de conservation. Il fut alors décidé d’étendre la zone de fouilles, connue sous le nom de « Casa de las Ajaracas », afin de permettre le dégagement complet de la pierre. Figure n° 1: Monolithe représentant la déesse de la Terre, Tlaltecuhtli (dessin de l’auteur). Peu après cette extraordinaire découverte, Eduardo Matos Moctezuma et Leonardo López Luján ont suggéré que les restes d’Ahuitzotl, le huitième tlatoani mexica, qui régna de 1486 à 1502, pourraient avoir été ensevelis sous 1. J. Á. BARRERA RIVERA, A. ISLAS DOMÍNGUEZ, G. LÓPEZ ARENAS, A. D. BARROSO REPIZO, U. LINA HERNÁNDEZ, «Hallazgo de lápida monumental con la representación de Tlaltecuhtli», Arqueología Mexicana 83 (2007), p. 20.
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"Le monolithe de Tlaltecuhtli : cosmovision et guerre sacrée au Grand Temple de Mexico-Tenochtitlan". In G. Olivier, S. Peperstraete, & N. Ragot (Éds.), La quête du Serpent à Plumes.

Apr 01, 2023

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LE MONOLITHE DE TLALTECUHTLI :COSMOVISION ET GUERRE SACRÉE

AU GRAND TEMPLE DE MEXICO-TENOCHTITLAN

Sylvie PEPERSTRAETE

Université Libre de Bruxelles

Le 2 octobre 2006, une équipe d’archéologues dirigée par José Álvaro Barrera Rivera faisait une des découvertes les plus importantes de ces dernières années au Grand Temple de Mexico-Tenochtitlan. Alors qu’ils dégageaient la base des escaliers de la phase VI, les chercheurs sont en effet tombés sur un gigantesque monolithe représentant la déesse de la Terre, Tlaltecuhtli (fig. 1) 1. La sculpture, bien que brisée en quatre fragments, fut retrouvée en excellent état de conservation. Il fut alors décidé d’étendre la zone de fouilles, connue sous le nom de « Casa de las Ajaracas », afin de permettre le dégagement complet de la pierre.

Figure n° 1 : Monolithe représentant la déesse de la Terre, Tlaltecuhtli (dessin de l’auteur).

Peu après cette extraordinaire découverte, Eduardo Matos Moctezuma et Leonardo López Luján ont suggéré que les restes d’Ahuitzotl, le huitième tlatoani mexica, qui régna de 1486 à 1502, pourraient avoir été ensevelis sous

1. J. Á. BARRERA RIVERA, A. ISLAS DOMÍNGUEZ, G. LÓPEZ ARENAS, A. D. BARROSO REPIZO, U. LINA HERNÁNDEZ, « Hallazgo de lápida monumental con la representación de Tlaltecuhtli », Arqueología Mexicana 83 (2007), p. 20.

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le monolithe 2. Les deux auteurs ont toutefois souligné le fait qu’à l’heure actuelle, la zone n’a pas encore été fouillée complètement et qu’il ne sera donc pas possible de confirmer ni d’écarter l’hypothèse jusqu’à ce que nous sachions exactement ce qui se trouve sous la grande sculpture 3. Leonardo López Luján a d’ailleurs expliqué que les archéologues pouvaient envisager trois scénarios très différents quant à la nature de leurs futures découvertes :

1- les restes d’Ahuitzotl ;2- de riches offrandes – comme ce fut le cas avec deux autres monuments

majeurs du Grand Temple, le Chac Mool de la phase II et le monolithe de Coyolxauhqui de la phase IVb ;

3- rien du tout 4.

Nous attendons donc avec impatience la suite des fouilles archéologiques. Le but de cet article n’est pas de spéculer sur ce que l’on va trouver sous Tlaltecuhtli, mais de proposer une réflexion sur l’iconographie du monolithe et sur son symbolisme, tant par rapport à sa situation au sein du Grand Temple que dans sa relation avec les mythes. La discussion nous permettra ensuite d’émettre des hypothèses sur l’usage rituel de la pierre. Mais je voudrais aussi et surtout rendre hommage à mon cher professeur Michel Graulich, qui s’est beaucoup intéressé au Grand Temple et aux rites qui s’y déroulaient, ainsi qu’à l’iconographie des divinités telluriques 5.

Le contexte archéologique du monolithe

Situation au sein du Grand TempleLe monolithe de Tlaltecuhtli a été découvert à la base des escaliers de la

phase VI – l’une des plus récentes – du Grand Temple. Il fut recouvert, dès l’époque préhispanique, par un sol appartenant à la phase VI alpha ou à la

2. E. MATOS MOCTEZUMA, L. LÓPEZ LUJAN, « La diosa Tlaltecuhtli de la Casa de las Ajaracas y el rey Ahuítzotl », Arqueología Mexicana 83 (2007), p. 27-28.

3. J. Alejo, « El monolito de Tlaltecuhtli podría ser lápida mortuoria », consultable sur internet à l’adresse http ://terraeantiqvae.blogia.com/2006/111701-mexico.-identifican-a-monolito-como-diosa-tlaltecutli.php (dernière consultation : 8 avril 2009) ; A. M. Rodríguez, « Digitalizan fotografía de Tlaltecuhtli mediante 30 millones de puntos », consultable sur internet à l’adresse http ://www.jornada.unam.mx/2007/09/19/index.php ?section=cultura&article=a04n1cul (dernière consultation : 8 avril 2009).

4. F. CAMACHO SERVÍN, « El INAH emplea alta tecnología para develar los secretos del Templo Mayor », consultable sur internet à l’adresse http ://www.jornada.unam.mx/2008/03/02/index.

php ?section=cultura&article=a05n1cul (dernière consultation : 8 avril 2009).5. Le présent article a été rédigé en avril 2009. Trois mois plus tard, grâce à la gentillesse et à

la disponibilité de Leonardo López Luján, que je tiens à remercier ici, j’avais l’occasion de voir les fouilles en cours au Grand Temple et de rendre une visite au monolithe de Tlaltecuhtli en cours de restauration. J’ai donc amplifié ma description et mon interprétation initiales de cette magnifique sculpture, en fonction des informations communiquées par Leonardo ainsi que des nouveaux détails que j’ai pu observer suite à la restauration de l’œuvre.

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phase VII 6. La sculpture ne se trouve pas dans l’axe Nord-Sud de la pyramide, mais trois mètres plus au nord 7, donc du côté dédié à Tlaloc.

La tête de Tlaltecuhtli est orientée à l’Ouest et ses jambes à l’Est, contrai-rement à une autre déesse dont la représentation monumentale est sise au pied des escaliers – mais du côté Sud de la pyramide, dédié à Huitzilopochtli : la Coyolxauhqui de la phase IVb 8. La déesse Terre regardait donc en direction des escaliers qui s’élevaient au sommet de la pyramide.

Les offrandes et les chambres

Au total, cent cinquante et une offrandes furent découvertes en trente ans dans le cadre des fouilles du Proyecto Templo Mayor 9. Neuf d’entre elles sont situées aux alentours du monolithe, dans le remplissage de la phase VII 10. Leur contenu précis n’a pas encore été publié ; pour le détail des offrandes découvertes jusqu’en 1991, voir l’excellent ouvrage de Leonardo López Luján 11.

Ensuite et surtout, il y a les chambres localisées sous le monolithe. C’est une cavité située directement sous la sculpture qui a provoqué sa rupture et son effondrement au centre. Lorsqu’on l’a découverte, elle était remplie de pierres de tezontle 12. Mais ce n’est pas tout. Une équipe dirigée par Luis Barba, qui a prospecté toute la zone de fouille dite des « Ajaracas » avec un géoradar et un résistivimètre, a détecté un complexe de cavités à un niveau inférieur, en dessous et à l’ouest du monolithe. López Luján et son équipe ont dégagé, juste à l’ouest du monolithe, ce qu’ils pensent être l’accès à ce complexe : une cavité carrée d’environ 1,5 mètre de côté, qui semble servir d’antichambre. L’archéologue note que l’on a affaire à un « espace vivant » car on y accéda à maintes reprises à l’époque préhispanique, durant plus de deux décennies. Un sceau de stuc indique que les chambres ne furent pas violées par la suite 13.

Description physique

Le monolithe, de forme quadrangulaire, est l’un des plus impressionnants monuments jamais mis au jour au Grand Temple. Il mesure en effet 3,57 mètres dans sa direction Nord-Sud et 4 mètres dans sa direction Est-Ouest 14, tandis

6. E. MATOS MOCTEZUMA, L. LÓPEZ LUJAN, « La diosa Tlaltecuhtli », p. 26.7. Ibid., p. 28.8. Ibid., p. 29.9. Information aimablement communiquée par Leonardo López Luján (juillet 2009).10. J. Á. BARRERA RIVERA et al., « Hallazgo de lápida monumental », p. 20.11. L. LÓPEZ LUJÁN, Las ofrendas del Templo Mayor de Tenochtitlan, México, Instituto

Nacional de Antropología e Historia, 1993.12. J. Á. BARRERA RIVERA et al., « Hallazgo de lápida monumental », p. 20.13. A. M. RODRÍGUEZ, « Digitalizan fotografía de Tlaltecuhtli ».14. E. MATOS MOCTEZUMA, L. LÓPEZ LUJAN, « La diosa Tlaltecuhtli », p. 23.

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que son poids est estimé à 12,3 tonnes. La pierre, de l’andésite rose, vient probablement d’un gisement situé à Tenayuca, non loin de Tenochtitlan 15.

Le sommet de la pierre est orné, en haut-relief, d’une représentation de Tlaltecuhtli. Il est partiellement couvert de stuc et sa polychromie a pu être remarquablement restaurée. On remarque surtout du rouge, mais aussi de l’ocre, du bleu, du blanc et du noir 16. Alors que le noir semble avoir été réservé à la délimitation de contours sur les parties blanches, les autres couleurs ont été posées directement sur la pierre 17.

Tlaltecuhtli est figurée de façon frontale. Elle est géométrisée, presque cruciforme. La déesse est dépeinte sous son apparence humaine et féminine. La plupart de ses attributs se retrouvent habituellement chez les divinités telluriques : une jupe ornée de crânes et d’os croisés, avec des glyphes de Vénus, des yeux stellaires et des rubans terminés par des coquillages 18; des cercles sur les joues ; des cheveux emmêlés ; des griffes en lieu et place de mains et de pieds ; des crânes aux articulations. Son ventre est plissé et ses seins pendent 19. Sa bouche est décharnée et elle porte des bannières de papier dans les cheveux. Un liquide, probablement du sang, part de la cavité centrale et arrive dans la bouche de la déesse. La position de la tête est inversée par rapport aux autres représentations connues de Tlaltecuhtli. Enfin, entre les griffes de son pied droit, on distingue un glyphe figurant une tête de lapin ainsi que deux cercles au-dessus et dix cercles en-dessous. Il peut être lu soit comme 2 Lapin et 10 Lapin, soit comme 12 Lapin.

Symbolisme de la situation au sein de la pyramide

Le monolithe de Tlaltecuhtli, situé en bas de la pyramide et de son côté Nord, dédié à Tlaloc, ne pouvait être placé à un meilleur endroit pour repré-senter la Terre dans sa quintessence.

Le Grand Temple constitue en effet une synthèse de la vision qu’avaient les Aztèques de leur univers. On sait depuis longtemps que la pyramide et ses deux sanctuaires furent organisés, au niveau symbolique, autour du système typiquement mésoaméricain d’oppositions et complémentarités. Celles-ci ont été traduites horizontalement, par un contraste Sud-Nord, entre les côtés dédiés à Huitzilopochtli (associé au soleil et au ciel bleu) et à Tlaloc (dieu de la terre et de la pluie), mais aussi verticalement, par un contraste entre le haut de la pyramide symbolisant le ciel, le jour, le soleil, et le bas qui représente la terre, la nuit et la lune 20. Dans le cas des offrandes, cette symbolique verticale

15. J. Á. BARRERA RIVERA et al., « Hallazgo de lápida monumental », p. 20-21.16. E. MATOS MOCTEZUMA, L. LÓPEZ LUJAN, « La diosa Tlaltecuhtli », p. 23.17. J. Á. BARRERA RIVERA et al., « Hallazgo de lápida monumental », p. 21.18. Les glyphes de Vénus et les yeux stellaires ne sont visibles que depuis la restauration du

monolithe, c’est pourquoi on ne peut les observer ni sur les premières photos publiées ni sur mon relevé (fig. 1).

19. Ceci ne peut être observé que depuis la restauration du monolithe.20. M. GRAULICH, « Templo Mayor, Coyolxauhqui und Cacaxtla », Mexicon 5-1 (1983), p. 91-

93.

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se marque plus nettement et l’emporte sur la symbolique horizontale : on retrouve donc des objets en rapport avec l’eau et la terre à la base de toute la pyramide, non seulement du côté Tlaloc mais aussi du côté Huitzilopochtli 21. Eduardo Matos Moctezuma a suggéré que c’était particulièrement la grande plate-forme frontale des temples jumeaux qui symbolisait la terre 22. Et il semble en effet logique que la plupart des offrandes déposées dans des caches au sein de la terre, même du côté Sud, soient destinées aux divinités tellu-riques. Plutôt que d’être restreintes à Tlaloc, elles étaient offertes à la terre elle-même. En un sens, Tlaloc était un autre aspect, masculin, de la Terre, comme l’indique son nom qui signifie « plein de terre », « terreux » 23. Donc, en vertu de ce symbolisme vertical, la base de la pyramide est une référence à la terre et à la fertilité, qui dépasse la divinité Tlaloc en tant que telle. Dans ce contexte, une représentation de la déesse Terre, Tlaltecuhtli, ne pouvait recevoir un meilleur emplacement que celui qu’avait le monolithe qui nous occupe dans cet article : à la fois à la base de la pyramide et de son côté dédié à Tlaloc, il jouissait d’une situation dont le symbolisme jouait tant sur le plan vertical que sur le plan horizontal.

Analyse iconographique

Le mythe rapporté par l’Histoyre du Méchique explique comment Tlaltecuhtli, déchirée au début des temps par Quetzalcoatl et Tezcatlipoca,

21. Le matériel aquatique occupe en effet une place prépondérante au sein du Grand Temple, tant par le nombre d’offrandes où il est présent (68 offrandes, toutes situées à la base de la pyramide, sur les 118 étudiées par L. LÓPEZ LUJÁN, Las ofrendas) que par la quantité et la diversité des éléments. Dans la pensée des anciens Mexicains, les montagnes, auxquelles les pyramides étaient assimilées, étaient emplies d’eau, comme si c’étaient de grands vases. L’eau de mer, expliquent les informateurs de Sahagún, s’introduisait dans les terres par des conduits et circulait intérieurement et sous les montagnes : B. de SAHAGÚN, Florentine Codex : General

History of the Things of New Spain, A. J. O. ANDERSON, C. E. DIBBLE (éd. et trad.), Santa Fe, School of American Research, 1950-1982, vol. 11, p. 247-248. La mer était le symbole de la fertilité absolue : elle était appelée huey atl ou « grande eau », eau dans sa forme absolue. Les offrandes marines pourraient alors signifier une volonté d’ancrer la mer et son symbolisme de fertilité dans la pyramide : cf. J. BRODA, « Templo Mayor as Ritual Space », dans J. BRODA, D. CARRASCO, E. MATOS MOCTEZUMA (éd.), The Great Temple of Tenochtitlan. Center and

Periphery in the Aztec World, Berkeley, Los Angeles, Londres, University of California Press, 1987, p. 101.

22. E. MATOS MOCTEZUMA, The Great Temple of the Aztecs. Treasures of Tenochtitlan, Londres, Thames and Hudson, 1988, p. 130.

23. T. D. SULLIVAN, « Tlaloc : A new etymological interpretation of the god’s name and what it reveals of his essence and nature », dans E. CERULLI (éd.), Atti del XL Congresso Internazionale degli Americanisti (Roma-Genova 1972), Gênes, Casa Editrice Tilgher, 1974, vol. 2, p. 213-219 ; C. KLEIN, « Who was Tlaloc ? », Journal of Latin American Lore 6-2 (1980), p. 155-204 ; J. BRODA, « Templo Mayor as Ritual Space », p. 105 ; M. GRAULICH, « Les grandes statues aztèques dites de Coatlicue et de Yollotlicue », dans R. THIERCELIN (éd.), Cultures et sociétés, Andes et Méso-Amérique. Mélanges en hommage à Pierre Duviols, Aix-en-Provence, Université de Provence, 1991, vol. 1, p. 397 ; J. CONTEL, « Tlalloc : l’Incarnation de la Terre. Naissance et métamorphoses », thèse de doctorat, Toulouse, Université de Toulouse-Le Mirail, 1999.

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reçut le don de faire naître les plantes indispensables à la vie ; en échange, la déesse demanda à être nourrie de cœurs et de sang humains : « cette déesse pleurait parfois la nuit, car elle voulait manger les cœurs des hommes, et elle ne se taisait qu’après en avoir reçu ; elle ne voulait pas non plus produire de fruits si on ne l’arrosait pas de sang humain » 24. Cette conception de la Terre illustre à merveille le dualisme vie-mort cher aux anciens Mexicains. Être fertile par excellence, productrice des fruits qui permettent la vie, Tlaltecuhtli est en effet aussi le monstre assoiffé de sang qui la détruit. Or, à cet égard, le monolithe de Tlaltecuhtli, tant par son iconographie que par le symbolisme de sa situation au sein du Grand Temple, est une parfaite représentation des idées aztèques sur la question.

Nous commencerons par nous pencher sur l’iconographie de la sculp-ture, étudiant chaque élément individuellement pour ensuite en venir à une interprétation globale. La tâche n’est pas toujours aisée car, si Tlaltecuhtli est souvent mentionnée par les chercheurs, son iconographie a rarement été discutée en profondeur. Celle-ci est extrêmement variée (cf. l’étude d’Eliza-beth Baquedano et Clive Orton, qui identifient cent quarante-cinq éléments iconographiques différents qui peuvent être associés à la divinité !) et donc fort complexe à analyser 25.

Eléments iconographiques communs à d’autres représentations de TlaltecuhtliDe nombreuses représentations de Tlaltecuhtli dépeignent la Terre sous

un aspect monstrueux, qui fait directement référence à la description qu’en donne l’Histoyre du Méchique. Cette source la présente en effet comme une créature semblable au crocodile, « qui à chaque articulation avait plein d’yeux et de dents avec lesquelles elle mordait comme une bête sauvage » 26. Dans

24. « Histoyre du Méchique », dans A. M. GARIBAY (éd.), Teogonía e historia de los mexicanos.

Tres opúsculos del siglo XVI, Mexico, Porrúa, 1965, p. 108.25. Les études suivantes analysent et tentent de classifier les différents éléments

iconographiques que l’on peut trouver associés à Tlaltecuhtli : H. B. NICHOLSON, « The birth of the Smoking Mirror », Archaeology 7-3 (1954), p. 164-170 ; ibid., « A fragment of an Aztec relief carving of the earth monster », Journal de la Société des Américanistes 56 (1967), p. 81-94 ; ibid., « The iconography of Aztec period representations of the earth monster : Tlaltecuhtli », dans J. LITVAK KING, N. CASTILLO TEJERO (éd.), Religión en Mesoamérica. XII, Mesa Redonda

de la Sociedad Mexicana de Antropología, Mexico, Sociedad Mexicana de Antropología, 1972, p. 225-226 ; E. BAQUEDANO, « Aspects of death symbolism in Aztec Tlaltecuhtli », dans J. DE DURAND-FOREST, M. EISINGER (éd.), The symbolism of the plastic and pictorial representations

of ancient Mexico, a symposium of the 46th International Congress of Americanists (Amsterdam

1988) (“Bonner Amerikanistische Studien” 21), Bonn, Holos, 1988, p. 157-184 ; E. BAQUEDANO, C. ORTON, « Similarities between sculptures, using Jaccard’s coefficient in the study of Aztec Tlaltecuhtli », Papers from the Institute of Archaeology 1 (1990), p. 16-23 ; E. MATOS MOCTEZUMA, « Tlaltecuhtli : Señor de la Tierra », Estudios de Cultura Náhuatl 27 (1997), p. 15-40 ; L. HENDERSON, Producer of the Living, Eater of the Dead : Revealing Tlaltecuhtli, the Two-

Faced Aztec Earth (“British Archaeological Reports. International Series” 1649), Oxford, Archaeopress, 2007.

26. « Histoyre du Méchique », p. 108.

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le cas qui nous concerne ici, la déesse a un visage humain, mais les griffes en lieu et place des mains et pieds, tout comme les crânes aux articulations, sont un renvoi évident à ce côté monstrueux. Comme c’est toujours le cas en sculpture, Tlaltecuhtli est figurée de façon frontale 27. Elle est géométrisée, presque cruciforme. Après avoir comparé plusieurs sculptures en relief avec d’autres en ronde-bosse, Michel Graulich a suggéré, à la suite d’Eduard Seler, que la position habituelle de la déesse doit être interprétée comme celle d’une créature couchée sur la terre, membres repliés et prête à bondir, comme les félins dont elle a les griffes 28.

Les atours de Tlaltecuhtli sont, eux aussi, très courants. La divinité porte une jupe décorée de crânes et d’os croisés, avec des glyphes de Vénus, des yeux stellaires et des rubans terminés par des coquillages : il s’agit de la célèbre citlalcueitl, la « jupe d’étoile » des déesses telluriques 29. Allusion au ciel nocturne, la citlalcueitl peut être rapprochée, une fois de plus, du mythe rapporté par l’Histoyre du Méchique. En effet, lorsque Quetzalcoatl et Tezcatlipoca déchirèrent Tlaltecuhtli en deux au début des temps, ils firent la terre d’une moitié tandis qu’ils emportèrent l’autre au ciel 30. Les os illustrent aussi le dualisme mort-vie omniprésent en Mésoamérique. Ils renvoyaient certes à la mort, mais étaient aussi considérés comme les noyaux du corps, donc des semences ou principes de vie. Vie et mort s’engendraient mutuellement et constituaient deux aspects d’une même réalité 31, parfaite-

ment incarnée par Tlaltecuhtli. De même, les bannières en papier qui ornent la chevelure de la déesse, allusion à la mort et au sacrifice, sont habituelles sur les représentations de déesses telluriques décharnées. Quant au ventre plissé et aux seins pendants, ils renvoient à une Terre d’âge mûr, qui a déjà enfanté à de nombreuses reprises. Une autre divinité tellurique présente au Grand Temple est figurée avec ces stigmates de la maternité : il s’agit de la Coyolxauhqui de la phase IVb. Comme nous le verrons, les similitudes entre ces deux déesses sont loin de s’arrêter là.

27. E. BAQUEDANO, « Semejanzas entre la iconografía de los códices y de la escultura azteca o mexica », dans J. ALCINA FRANCH, E. MATOS MOCTEZUMA, M. LEÓN PORTILLA (éd.), Azteca mexica, las culturas del México antiguo, Madrid, Lunwerg, Quinto Centenario, p. 44, observe à juste titre que les représentations peintes de Tlaltecuhtli, dans les codex, présentent des attitudes plus variées que ses représentations sculptées. Par exemple, dans le Codex Fejérváry-

Mayer (Le livre astrologique des marchands : Codex Féjerváry-Mayer, M. LEÓN PORTILLA (éd.), Paris, La Différence, 1992) elle mange des cailles ou des êtres humains (pl. 17), ou génère des fruits (pl. 29).

28. M. GRAULICH, « Les grandes statues aztèques », p. 398 ; E. SELER, Gesammelte

Abhandlungen zur Amerikanischen Sprach- und Alterthumskunde, Berlin, A. Asher, 1902-

1923, vol. 2, p. 790.

29. E. SELER, Gesammelte Abhandlungen, vol. 2, p. 790.

30. « Histoyre du Méchique », p. 108.

31. M. GRAULICH, « Les grandes statues aztèques », p. 396.

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Les spécificités du monolithe

Si la déesse Terre, telle qu’elle est figurée sur le monolithe, présente une attitude et des atours caractéristiques qui ont rapidement permis de l’identifier de manière certaine, plusieurs détails intriguent car ils sont tout à fait spéci-fiques à cette sculpture. C’est le cas du glyphe qui accompagne Tlaltecuhtli, « 12 Lapin » ou « 2 Lapin et 10 Lapin », de la position de la tête de la déesse et du flot de liquide qui part de la cavité centrale pour arriver dans sa bouche. Examinons ces éléments un par un.

Le glypheComment faut-il lire le glyphe qui accompagne la déesse ? Rappelons qu’il

représente un lapin bordé de deux cercles au dessus et dix en dessous, et que deux lectures différentes, « 12 Lapin » ou « 2 Lapin et 10 Lapin » ont été proposées. Mais, si le glyphe 2 Lapin, que l’on peut interpréter comme une référence au principal dieu du pulque, Ometochtli, est parfois associé à des divinités telluriques 32, ni 10 Lapin ni 12 Lapin ne sont habituels sur les repré-

sentations de Tlaltecuhtli – le glyphe qui lui est habituellement associé est 1 Lapin, année de sa création dans les mythes. Eduardo Matos Moctezuma et Leonardo López Luján ont suggéré d’associer 10 Lapin à la date de la mort d’Ahuitzotl, 1502, car les restes du tlatoani pourraient avoir été enfouis sous le monolithe 33. Les fouilles n’ont cependant pas encore permis de confirmer ou d’infirmer cette hypothèse.

Si par contre nous envisageons de lire le glyphe comme un tout, « 12 Lapin » donc, les possibilités se réduisent. Dans sa liste de sculptures portant des glyphes de dates, Emily Umberger ne répertorie aucun autre exemplaire pourvu du même glyphe 34. Alfonso Caso, quant à lui, souligne que 12 Lapin est un jour de la 6e Treizaine, représenté dans les Codex Borgia et Vaticanus B 35. Cette treizaine semble liée au vieux dieu de la lune, Tecciztecatl 36, donc nous pouvons éventuellement y voir une allusion à un contexte nocturne et tellurique, mais rien de plus précis. À cet égard, il est intéressant de souligner que le glyphe 12 Roseau, figuré sur la tête de mort au milieu de la ceinture de

32. Cf. par exemple le « monolithe vert » : A. LÓPEZ AUSTIN, « Iconografía mexica. El monolito verde del Templo Mayor », Anales de Antropología 16 (1979), p. 133-153 ; E. PASZTORY, Aztec art, p. 156.

33. E. MATOS MOCTEZUMA, L. LÓPEZ LUJAN, « La diosa Tlaltecuhtli », p. 28.

34. E. UMBERGER, Aztec Sculptures, Hieroglyphs, and History, Ann Arbor, University Microfilms, 1981, p. 262.

35. A. CASO, « Nombres calendaricos de los dioses », El México Antiguo 9 (1961), p. 87 ; Codex Borgia. Biblioteca Apostolica Vaticana (Messicano Riserva 28), vollständige Faksimile-Ausgabe des codex im Originalformat (“Codices Selecti” 58), K. NOWOTNY (éd. et commentaire), Graz, Akademische Druck- u. Verlagsanstalt, 1976, pl. 66 ; Codex Vaticanus 3773, Codex Vaticanus B : Biblioteca apostolica vaticana (“Codices Selecti” 36), F. ANDERS (éd. et commentaire), Graz, Akademische Druck- u. Verlagsanstalt, 1972, pl. 54.

36. E. SELER, Comentarios al Códice Borgia, Mexico, Fondo de Cultura Económica, 1963, vol. 2, p. 186.

Page 9: "Le monolithe de Tlaltecuhtli : cosmovision et guerre sacrée au Grand Temple de Mexico-Tenochtitlan". In G. Olivier, S. Peperstraete, & N. Ragot (Éds.), La quête du Serpent à Plumes.

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deux autres célèbres représentations de déesses telluriques, la Coatlicue et la Yollotlicue 37, n’a à ce jour pas davantage été expliqué.

La cavité centrale, la position de la tête de la déesse et le flot de liquideLa perforation circulaire au centre du monolithe est intrigante. Peu après

la découverte de la sculpture, Eduardo Matos Moctezuma et Leonardo López Luján ont expliqué qu’on ignorait si elle avait été ou non pratiquée par les sculpteurs eux-mêmes et que, dans ce dernier cas, elle pourrait correspondre au chalchihuite que l’on trouve souvent sur le ventre des représentations de la Tlaltecuhtli zoomorphe 38. Cette hypothèse était extrêmement séduisante. Nombreuses sont, en effet, les représentations de Tlaltecuhtli dont le ventre est pourvu d’un grand chalchihuite. Le symbolisme qui s’en dégage aurait été parfaitement logique et approprié puisque, selon les informateurs de Sahagún, le jade était réputé être « la chair, l’âme » (innacaio, intonal) des dieux de la terre et de la pluie 39 et que Henry B. Nicholson a également montré que le jade pouvait symboliser le centre ou le cœur de la terre 40. Cependant, la restaura-

tion du monolithe de Tlaltecuhtli a permis de révéler, aux bords de la cavité centrale, des éléments guillochés – habituellement utilisés pour dépeindre les extrémités de membres sectionnés – ainsi que les restes d’un relief figurant les pieds chaussés de sandales d’un personnage non identifié, ce qui suggère que le motif sculpté n’était pas un chalchihuite. Les fragments de ce relief n’ayant pas été retrouvés au cours de la fouille 41, il est peu probable que nous puissions savoir un jour ce qu’il représentait exactement.

Quid de la position de la tête de la déesse ? Eduardo Matos Moctezuma et Leonardo López Luján observent à juste titre qu’elle est inversée par rapport aux autres représentations connues de Tlaltecuhtli 42. Certes, Tlaltecuhtli est souvent représentée au dessous de monuments ou d’objets rituels en pierre, de façon à ce que l’image de la terre repose directement sur la surface de ce qu’elle symbolisait 43, et ce n’est pas le cas avec le monolithe. Mais surtout, la divinité est ici représentée de face – cf. ses seins et son ventre plissé –, alors que les autres sculptures de Tlaltecuhtli à visage humain la montrent de dos, tête décapitée et renversée 44. C’est que, et nous en arrivons ainsi à la dernière particularité de notre sculpture, il fallait bien inverser la position de la tête

37. E. PASZTORY, Aztec art, p. 158.

38. E. MATOS MOCTEZUMA, L. LÓPEZ LUJAN, « La diosa Tlaltecuhtli », p. 25-26.

39. B. de SAHAGÚN, Florentine codex, vol. 11, p. 69.

40. H. B. NICHOLSON, « A fragment », p. 82-83 ; cf. aussi E. PASZTORY, Aztec art, New York, Harry N. Abrams Inc. Publishers, 1983, p. 151.

41. Information aimablement communiquée par Leonardo López Luján (juillet 2009).

42. E. MATOS MOCTEZUMA, L. LÓPEZ LUJAN, « La diosa Tlaltecuhtli », p. 25-26.

43. H. B. NICHOLSON, « A fragment », p. 87.

44. Un simple coup d’œil sur le tableau accompagnant l’étude de L. HENDERSON, Producer of the Living, p. 7, permet de se rendre compte de cette particularité. La classification des différentes représentations connues de Tlaltecuhtli effectuée par l’auteur montre en effet clairement que la version féminine à visage humain de la Terre, appelée « 1B », est normalement toujours figurée de dos, le tête renversée et décapitée.

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afin de permettre que le flot de liquide arrive à destination : dans la bouche de la déesse. Que signifient ces éléments iconographiques inhabituels ? Comme nous allons le voir, ils sont vraisemblablement liés à l’une des fonctions du monolithe.

L’usage rituel du monolithe

D’après l’analyse iconographique qui précède, nous pouvons poser l’hypo-thèse que le monolithe de Tlaltecuhtli a dû fonctionner comme une pierre de dépeçage en l’honneur de la Terre, l’un des deux bénéficiaires de la guerre sacrée 45. La partie centrale était sans doute destinée à recueillir le sang des victimes, qui arrivait ainsi directement à son destinataire comme l’illustre le flot de liquide arrivant dans la bouche de la divinité. Les analyses chimiques en cours actuellement nous révéleront probablement la présence de restes de sang humain à cet endroit. Des traces d’usure, présentes sur la face supérieure du monolithe, semblent en tout cas indiquer qu’on y est monté et descendu à maintes reprises 46. Afin d’étayer l’hypothèse et de montrer qu’elle s’intègre à merveille dans la conception aztèque de la Terre comme bénéficiaire de la guerre sacrée, je voudrais d’une part examiner les mythes et les œuvres d’art qui y font référence et d’autre part mettre en évidence les points communs de notre monolithe avec une autre sculpture monumentale retrouvée au sein du Grand Temple : la Coyolxauhqui de la phase IVb.

Les mythes sur la guerre sacrée et la nécessité de nourrir Soleil et TerreSoleil et Terre étaient à la fois la cause et les bénéficiaires de la guerre

sacrée, puisque lors de son ultime étape – le sacrifice des captifs pris sur le champ de bataille –, c’était à eux deux que les victimes étaient destinées. Or, comme l’a souligné Michel Graulich dans un article consacré à ces mises à mort, peu de spécialistes des religions mexicaines ont évoqué cette double nécessité de nourrir Soleil et Terre, le Soleil retenant habituellement la majeure partie de l’attention 47. À l’instar de l’organisation de la pyramide principale de Mexico-Tenochtitlan et en vertu de la pensée duale chère aux anciens Mexicains, la Terre jouissait cependant d’une importance égale.

45. Je parle à dessein de « pierre de dépeçage » et pas de « pierre de sacrifices », car à mon sens il est plus probable que les victimes étaient mises à mort au sommet de la pyramide, puis qu’elles étaient précipitées dans les escaliers et atterrissaient sur le monolithe pour y être dépecées. L’orientation de la sculpture, qui fait que la déesse regardait en direction des escaliers et pouvait ainsi voir arriver les corps, renforce l’hypothèse.

46. Information aimablement communiquée par Leonardo López Luján (juillet 2009).47. M. GRAULICH, « Les mises à mort doubles dans les rites sacrificiels des anciens

Mexicains », Journal de la Société des Américanistes 68 (1982), p. 50-51. On notera cependant que des publications plus récentes rectifient le tir. Voir notamment E. BAQUEDANO, N. JAMES, « War and sacrifice in Mexica state sculpture », dans J. DE DURAND-FOREST, G. BAUDOT (éd.), Mille ans de civilisations mésoaméricaines : des Mayas aux Aztèques, Paris, L’Harmattan, 1995, vol. 2, p. 357-375 ; L. HENDERSON, Producer of the Living, p. 16-20.

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On se souviendra que le mythe rapporté par l’Histoyre du Méchique explique comment la Terre exigea d’être arrosée de sang humain en échange de la production des plantes utiles 48. Après la Terre, c’est le Soleil qui naquit, et lors de son premier lever il fallut que les dieux se sacrifient eux-mêmes pour le mettre en mouvement et lui permettre de suivre sa course dans le ciel 49. Et d’après la Leyenda de los Soles 50, immédiatement après débuta la guerre sacrée destinée à les alimenter tous deux, dans un mythe qui fait une sorte de synthèse des événements précédents 51 : le Soleil créa les quatre cents Mimixcoa et les arma afin qu’ils les alimentent, lui, leur père, et Tlaltecuhtli, la terre, leur mère. Mais au lieu de s’exécuter, les Mimixcoa s’enivrèrent et couchèrent avec des femmes, et le Soleil ordonna alors à Mixcoatl et à ses frères de les détruire. C’est pourquoi les prisonniers de guerre que l’on sacrifiait étaient parés d’atours identiques à ceux des premières victimes de la guerre sacrée, les quatre cents Mimixcoa, qu’ils représentaient 52.

Nombre de discours rapportés par les informateurs de Sahagún étayent ces mythes – ainsi, le nouveau-né de sexe masculin était accueilli par les paroles suivantes : « La guerre est ton métier. Tu dois donner à boire, à manger, au Soleil et à Tlaltecuhtli » et le champ de bataille était appelé le lieu où mangeaient et buvaient Soleil et Tlaltecuhtli 53. Ou encore, dans un discours adressé à Tezcatlipoca, il est dit explicitement que les hommes n’avaient pas été envoyés ici-bas pour une autre fin que celle de « donner à boire, fournir de la nourriture, des offrandes, pour le Soleil, pour Tlaltecuhtli » 54. Et, bien entendu, les rites réactualisant les mythes, les sacrifices de prisonniers de guerre s’adressaient aux deux bénéficiaires de la guerre sacrée. Le Soleil recevait le cœur de la victime, extrait encore palpitant, très logiquement puisque cet organe symbolisait le mouvement nécessaire à l’astre du jour pour poursuivre sa course dans le ciel. Ensuite, en l’honneur de la Terre, le sacrifié était habituellement décapité – soit au sommet de la pyramide, soit au pied des marches où il avait été précipité –, produisant ainsi un flot de sang qui arrosait la bénéficiaire 55. De façon significative, la plate-forme au pied de la pyramide où le corps atterrissait et était vraisemblablement dépecé était appelée la « table à manger » 56, c’est-à-dire, comme l’explique Michel Graulich, l’endroit où se nourrissait Tlaltecuhtli. L’emplacement du monolithe de Tlaltecuhtli

48. « Histoyre du Méchique », p. 108.49. B. de SAHAGÚN, Florentine codex, vol. 7, p. 7-8.50. « Leyenda de los Soles », dans J. BIERHORST (éd. et trad.), History and Mythology of the

Aztecs. The Codex Chimalpopoca, Tucson, University of Arizona Press, 1992, p. 149-150.51. M. GRAULICH, « Reflexiones sobre dos obras maestras del arte azteca : la Piedra del

Calendario y el Teocalli de la Guerra Sagrada », dans X. NOGUEZ, A. LÓPEZ AUSTIN (éd.), De

Hombres y Dioses, Mexico, El Colegio de Michoacán, El Colegio Mexiquense, 1997, p. 178.52. Ibid., p. 180.53. M. GRAULICH, « Les mises à mort doubles », p. 51 ; B. DE SAHAGÚN, Florentine codex,

vol. 6, p. 50, 171.54. B. de SAHAGÚN, Florentine codex, vol. 6, p. 12.55. M. GRAULICH, « Les mises à mort doubles », p. 52-53.56. B. de SAHAGÚN, Florentine codex, vol. 9, p. 65.

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s’en trouve donc doublement justifié, à la fois sur le plan symbolique et sur le plan pratique.

Références à la guerre sacrée et à ses deux bénéficiaires dans les œuvres d’artL’iconographie mexica illustre abondamment les thèmes de la guerre

et du sacrifice, notamment en sculpture, et associe de façon récurrente la guerre au sacrifice pour le soleil et pour la terre. Cependant, comme l’ont observé Elizabeth Baquedano et Nicholas James, alors que nous pouvions nous attendre à ce que la guerre et le sacrifice y soient exprimés comme des obligations vis-à-vis du Soleil et de la Terre – ce que les auteurs proposent de formuler comme une équation (guerre et sacrifice) : (Soleil et, ou Terre) –, le symbolisme cosmique et le sacrifice ne sont la plupart du temps figurés que de façon restreinte, allusive ou implicite sur les pièces dédiées à la guerre 57. Les pièces dédiées au sacrifice sont, elles, nettement plus explicites quant aux destinataires visés et notamment quant à Tlaltecuhtli. Une seule œuvre, expliquent les deux auteurs, combine explicitement les deux thèmes : il s’agit du fameux Teocalli de la Guerre Sacrée 58. Ce célèbre monument représente une pyramide dédiée au Soleil et à la Terre, comme l’était le temple principal de Mexico-Tenochtitlan. Il doit son nom à Alfonso Caso, qui le baptisa ainsi car les reliefs qui l’ornent sont en rapport direct avec la guerre sacrée destinée à fournir des victimes qui alimenteront Soleil et Terre. Tous les personnages et l’aigle parlent en effet de la guerre sacrée, symbolisée par le glyphe de la guerre atl - tlachinolli qu’ils ont en guise de volute de parole. Les deux dates sur les rampes, 1 Lapin à gauche et 2 Roseau à droite, font bien sûr allusion à la réforme de la fête du Feu Nouveau par Montezuma II, mais ce sont aussi celles de la naissance de la Terre et du Soleil. Or, Soleil et Terre, figurés respectivement sur la façade avant du sanctuaire du temple et sur la terrasse qui la précède, sont justement les principaux destinataires de la guerre sacrée. Ce lien est confirmé par le fait qu’au dessus de 1 Lapin est figuré un cuauhxi-

calli décoré de peau de jaguar, symbole de la terre, et au dessus de 2 Roseau,

57. E. BAQUEDANO, N. JAMES, « War and sacrifice in Mexica state sculpture », p. 362-365.58. Ibid., p. 367. Sur le Teocalli de la Guerre Sacrée, voir les études détaillées publiées par

A. CASO, El Teocalli de la Guerra Sagrada, Mexico, Talleres Gráficos de la Nación, 1927 ; E. J. PALACIOS, La Piedra del Escudo Nacional de México, Mexico, Secretaría de Educación Pública, 1929 ; M. GRAULICH, « Reflexiones sobre dos obras maestras del arte azteca : la Piedra del Calendario y el Teocalli de la Guerra Sagrada » ; M. GRAULICH, « Nuevas consideraciones en torno al Teocalli de la Guerra Sagrada », dans G. OLIVIER (coord.), Símbolos de poder en

Mesoamérica (“Serie Culturas mesoamericanas” 5), Mexico, Universidad Nacional Autónoma de México, Instituto de Investigaciones Históricas, Instituto de Investigaciones Antropológicas, 2008, p. 163-174. Lire également les pages que lui ont consacré R. F. TOWNSEND, State and

Cosmos in the Art of Tenochtitlan, Washington D.C., Dumbarton Oaks, 1979, p. 49-63 ; C. KLEIN, « Who was Tlaloc ? », p. 184-196 ; E. UMBERGER, Aztec Sculptures, Hieroglyphs, and

History, p. 173-193 ; E. UMBERGER, « El trono de Moctezuma », Estudios de Cultura Náhuatl 17 (1984), p. 63-87 ; E. PASZTORY, Aztec art, p. 165-169.

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un autre mais avec des plumes d’aigle, symbole du soleil 59. Le dispositif et le symbolisme de cette sculpture représentant une pyramide en miniature ne peuvent donc manquer de rappeler ceux de la pyramide principale de Mexico-

Tenochtitlan, dans laquelle s’intègre parfaitement le monolithe de Tlaltecuhtli. Notons aussi que dans les deux cas, la déesse de la Terre regarde vers l’escalier de la pyramide – une attitude qui, pour Michel Graulich, suggère clairement qu’elle s’alimente de l’immolation des captifs 60.

Le rapprochement entre le monolithe de Tlaltecuhtli et une autre sculp-

ture mexica monumentale, la Pierre de Tizoc, s’impose également. Ce grand cuauhxicalli, orné sur son pourtour des conquêtes des Mexicas jusqu’à celles de Tizoc (r. 1481-1486), présente également une image des deux bénéfi-

ciaires de la guerre sacrée : le sommet de la pierre montre le Soleil, creusé en son centre d’une cavité dont part une rigole qui permettait au sang des victimes sacrificielles de s’écouler et d’arriver jusque dans les mâchoires de Tlaltecuhtli, représentée sous sa forme monstrueuse à la base de la sculpture. Outre le lien évident entre la guerre et le sacrifice des captifs destiné au Soleil et à la Terre, le parallélisme avec le monolithe de Tlaltecuhtli est frappant : on retrouve la cavité creusée, et le sang qui s’écoule jusque dans la gueule de la déesse Terre. L’hypothèse d’une pierre sur laquelle on dépeçait les victimes sacrificielles, dont le sang allait nourrir et fertiliser Tlaltecuhtli, s’en trouve donc renforcée.

La Coyolxauhqui de la phase IVbCette étude serait incomplète en l’absence d’une comparaison entre le

monolithe de Tlaltecuhtli et une autre œuvre monumentale retrouvée au pied de la pyramide principale de Tenochtitlan : la Coyolxauhqui de la phase IVb. Bien entendu, ce n’est pas la même déesse qui est représentée, et c’est tout à fait logique puisque l’on se trouve cette fois du côté de la pyramide dédié à Huitzilopochtli. La moitié Sud de la pyramide était en effet assimilée par les Mexicas au Coatepec, lieu qui vit la naissance de leur dieu tutélaire et sa victoire sur sa demi-sœur qu’il décapita et précipita au bas de la montagne. Mais hormis cela, les points communs sautent aux yeux. Tlaltecuhtli et Coyolxauhqui sont toutes deux des divinités telluriques, nocturnes et lunaires. Elles sont liées au sacrifice, Tlaltecuhtli en tant que bénéficiaire et Coyolxauhqui en tant que prototype de victime. Leur iconographie comporte d’ailleurs, comme l’a noté Lucia Henderson, nombre d’éléments en commun 61. Les sculptures les représentant, toutes deux de dimensions imposantes, étaient situées au pied de la pyramide et recevaient sans doute les corps des victimes sacrificielles précipitées depuis les sanctuaires au sommet. Dans les deux cas, des caches ont été retrouvées par les archéologues sous et aux alentours des monuments, certaines renfermant de riches offrandes.

59. M. GRAULICH, « Nuevas consideraciones en torno al Teocalli de la Guerra Sagrada », p. 163-164.

60. M. GRAULICH, « Reflexiones sobre dos obras maestras del arte azteca », p. 180.61. L. HENDERSON, Producer of the Living, p. 20.

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Ces offrandes sont, dans leur immense majorité, en rapport avec le sacrifice et la fertilité. Les fouilles, toujours en cours aux alentours de Tlaltecuhtli, permettront vraisemblablement d’en savoir plus sur le contenu précis de ces offrandes et il sera alors très intéressant de faire une comparaison détaillée avec celles retrouvées sous et aux alentours de Coyolxauhqui. Nous pouvons en tout cas d’ores et déjà affirmer que, si les fouilles du Grand Temple de Mexico-Tenochtitlan sont une source régulière de surprises et de nouvelles découvertes, la pyramide principale fut pensée et construite de manière admirablement cohérente avec la vision du monde des anciens Mexicains. Chaque nouvelle invention vient parfaitement s’insérer dans ce microcosme, comme pour en éclairer et préciser l’une des nombreuses facettes.