1 Le jeu de la complexité et la théorisation linguistique D. Piotrowski & Y.-M. Visetti IMM-LIAS (CNRS-EHESS) [email protected][email protected]Version française préparatoire pour un chapitre d’ouvrage à paraître (2015) en langue anglaise dans P. Perconti, I. Licata, F. La Mantia (éds) Language and Complexity, Springer. Table Introduction : un débat antique ................................................................................................... 1 L’approche nomothétique : réduction au simple et lois déterminantes ........................................ 3 La complexité, rejouée dans les modèles de systèmes complexes ................................................ 6 L’émergence, entre jugement déterminant et jugement réfléchissant ......................................... 7 La voie moyenne des systèmes complexes : bilan pour la sémiolinguistique .............................. 11 De quelques théories linguistiques ............................................................................................ 15 Conclusion ................................................................................................................................. 19 Introduction : un débat antique S’agissant du langage, et plus largement de questions scientifiques ou même d’affaires communes, et qu’on adopte l’angle de la connaissance ou celui de la réussite pratique, les figures du simple et du complexe, l’effort de les départager et la tension qui s’introduit entre elles, sont une constante de la réflexion. On sait que cela se traduit par un grand nombre de lieux communs, comme des topoï à « tout faire », tout aussi génériques qu’opposés : l’intelligence seratelle plutôt du côté du simple ou bien pensée comme un juste cheminement dans une topographie accidentée ? Doiton y voir des postures exclusives ou plutôt des pièces complémentaires pour toute architecture de savoir, alors nécessairement appelée à les composer ? L’exemple des mathématiques est à cet égard édifiant : longtemps valorisées parce que rapportant des structures simples, éternelles et à caractère idéal, voilà qu’à l’âge classique, avec la géométrie analytique puis le calcul infinitésimal, elles révèlent une puissance générative insoupçonnée, à même de rendre compte d’une variété ouverte de configurations formelles, et cela à partir de principes et d’objets relativement simples et posés au départ. Cette générativité formelle s’est progressivement emparée d’une diversité croissante de complexes naturels pour en produire l’intelligibilité, et aton pu penser parfois, une parfaite détermination objective. S’est ainsi entamée la mathématisation d’une nature jusquelà jugée opaque et foisonnante, échappant à toute intellection vraie. Le mécanisme newtonien (puis laplacien) est devenu pendant deux siècles la figure principale de ce qui vaut à la fois comme conversion ontologique, et comme programmation de l’avancée des sciences. Effectuer au départ de bonnes idéalisations, réduire les phénomènes à ce qu’ils pourraient être dans des espaces
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Le jeu de la complexite et la theorisation linguistique
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Le jeu de la complexité et la théorisation linguistique
Version française préparatoire pour un chapitre d’ouvrage à paraître (2015) en langue anglaise dans P. Perconti, I. Licata, F. La Mantia (éds) Language and Complexity, Springer.
Table
Introduction : un débat antique ................................................................................................... 1 L’approche nomothétique : réduction au simple et lois déterminantes ........................................ 3 La complexité, rejouée dans les modèles de systèmes complexes ................................................ 6 L’émergence, entre jugement déterminant et jugement réfléchissant ......................................... 7 La voie moyenne des systèmes complexes : bilan pour la sémiolinguistique .............................. 11 De quelques théories linguistiques ............................................................................................ 15 Conclusion ................................................................................................................................. 19
Introduction : un débat antique S’agissant du langage, et plus largement de questions scientifiques ou même d’affaires communes,
et qu’on adopte l’angle de la connaissance ou celui de la réussite pratique, les figures du simple et du complexe, l’effort de les départager et la tension qui s’introduit entre elles, sont une constante de la réflexion. On sait que cela se traduit par un grand nombre de lieux communs, comme des topoï à « tout faire », tout aussi génériques qu’opposés : l’intelligence sera-‐t-‐elle plutôt du côté du simple ou bien pensée comme un juste cheminement dans une topographie accidentée ? Doit-‐on y voir des postures exclusives ou plutôt des pièces complémentaires pour toute architecture de savoir, alors nécessairement appelée à les composer ? L’exemple des mathématiques est à cet égard édifiant : longtemps valorisées parce que rapportant des structures simples, éternelles et à caractère idéal, voilà qu’à l’âge classique, avec la géométrie analytique puis le calcul infinitésimal, elles révèlent une puissance générative insoupçonnée, à même de rendre compte d’une variété ouverte de configurations formelles, et cela à partir de principes et d’objets relativement simples et posés au départ. Cette générativité formelle s’est progressivement emparée d’une diversité croissante de complexes naturels pour en produire l’intelligibilité, et a-‐t-‐on pu penser parfois, une parfaite détermination objective. S’est ainsi entamée la mathématisation d’une nature jusque-‐là jugée opaque et foisonnante, échappant à toute intellection vraie. Le mécanisme newtonien (puis laplacien) est devenu pendant deux siècles la figure principale de ce qui vaut à la fois comme conversion ontologique, et comme programmation de l’avancée des sciences. Effectuer au départ de bonnes idéalisations, réduire les phénomènes à ce qu’ils pourraient être dans des espaces
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d’expérience épurés, tel était le nouveau sens de la simplification ouvert par la marche des sciences. Une fois embrayé sur les mathématiques adéquates, on pouvait, sans sortir d’un cadre de lois rigoureuses, atteindre à des complexités croissantes, et progressivement résorber l’écart entre la diversité formelle disponible et une diversité naturelle désormais justiciable d’une synthèse par composition de lois régissant des systèmes matériels.
Toutefois, cette façon d’approcher la complexité des phénomènes naturels, à travers une certaine optique physico-‐mathématique, n’a pas été sans se heurter aux faits du vivant et du psychique, auxquels ce type de stratégie réductionniste ne pouvait s’appliquer pleinement. C’est que l’on rencontrait là l’intuition d’une complexité d’une nature radicalement différente, directement délivrée dans le spectacle du vivant, et se dérobant à ces voies : l’organique s’opposant ici au mécanique, et le mouvement vivant à celui d’un mobile géométrique. L’intuition en cause ne semblait pouvoir se réduire à aucun cadre formel ou physicien de présentation et sollicitait une intelligence particulière, en deçà d’un principe de séparation entre le sensible et l’intelligible1.
Cette tension entre le simple et le complexe, que ce soit au plan d’une appréhension première des phénomènes, de leur « nature » si l’on veut, ou bien à celui de la construction d’un savoir à leur propos, se retrouve évidemment dans le champ de la réflexion linguistique, bien avant le développement des sciences du langage moderne.
On en trouve par exemple un écho dans le débat antique ayant opposé les courants dits anomaliste (de l’école de Pergame) et analogiste (de l’école aristotélicienne d’Alexandrie) à propos des langues et de la portée du fait grammatical (Douay & Pinto 1991). Bien évidemment, point de mécanique ou de géométrie analytique dans ce débat2. Il s’agit pour les protagonistes de trancher la question de savoir si les langues se comprennent et se développent suivant des principes réguliers, à valeur de loi, (illustrés par les paradigmes morphologiques de déclinaison et conjugaison) ou bien si les régularités qu’on peut y rencontrer ne sont qu’un effet d’usages, autant commandés par de simples tendances à une reprise régulière que par des déplacements, imprévisibles dans leur advenue comme dans leur postérité. A l’inverse des analogistes, qui invoquent un régime de stricte légalité commandant à l’ordre des choses et à leur intelligibilité (rejetant donc comme insignifiants les particularismes et les exceptions), les anomalistes se rattachent à « l’idée d’une nature où le faisceau des déterminations multiples, qui n’excluent pas une part d’indétermination, engendre [...] des hapax, des cas uniques qui font figure d’exception » (op. cit. p. 13). Par conséquent, « plutôt que de s’irriter des exceptions, [le savant] doit accepter l’idée qu’elles révèlent – parfois — un réel d’un ordre où des caractérisations spécifiques, voire singulières, sont légitimes ». Ainsi, les anomalistes, en s’opposant à la théorie analogiste d’origine aristotélicienne de la métaphore, ont-‐ils développé une théorie des changements de sens auxquels ils ont donné le nom de Tropes (tropos ; tour et détour, tropè : changement d’état rapide, saute de vent) » [14]. Douay & Pinto soulignent que anomalie ne signifie pas ici la négation de nomos (coutume, loi) mais celle de homaios (uni, égal, régulier, constant) — en d’autres termes les anomalistes récusent le principe d’une loi simple, déterminant et régulant sans reste un univers d’objets homogènes, au profit d’une conception où les régularités et les généricités s’ajustent dans l’usage, et dans la rencontre plus ou moins tensive et assimilatrice
1 Séparation redistribuée par Kant dans la relation entre intuition et entendement. 2 Mais « Varron rappelle excellemment que c’est en empruntant aux mathématiciens leur rapport
proportionnel (analogon, en grec) que les grammairiens alexandrins ont pu, les premiers, établir clairement, sous forme de tableaux, les paradigmes complexes de la morphologie flexionnelle grecque », op. cit. p. 8.
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d’événements singuliers. Et c’est par là que nous rejoignons le débat contemporain sur le simple et le complexe : non pas nécessairement parce que les conceptions analogistes ou anomalistes devraient se comprendre comme des prises de position exclusives en faveur d’une réduction drastique au simple ou, à l’inverse, en faveur d’une défense sans concession du complexe, mais parce que leur débat donne l’exemple d’une dialectique plus ou moins assumée, plus ou moins complexe (!), entre deux pôles ontologiques et gnoséologiques.
On comprend bien, en effet, que les anomalistes ne soient pas à ce point aveugles qu’ils récuseraient toute idée de régularité et d’organisation en matière de langage, comme pour tout phénomène naturel. Mais ils ont de cette régularité une conception radicalement moins univoque et déterminante que les analogistes, pour qui la systématicité et la générativé des règles ne peuvent souffrir aucune exception, si bien que lesdites exceptions échappent à toute intelligibilité. Pour les anomalistes, la perspective se doit d’être englobante : les choses ne procèdent pas tout uniment d’un appareil législatif, complet et souverain, et toute organisation fait autant place à la singularité qu’à la reproduction systématique selon des schémas reconnus. C’est ainsi l’image même de la généricité qui s’en trouve infléchie, au point même où, loin de s’opposer au générique, la singularité en devient la figure génératrice, à titre de commencement aussi bien que de mise en crise récurrente. On passe ainsi d’une conception du générique comme schéma classifiant, ou type à instancier, à une conception de la généricité comme mode de déploiement engageant des formes instables qui en concentreraient le principe. La modalité d’intervention de la généricité en est troublée : elle n’est plus loi inflexible ou type univoque, mais plutôt d’emblée montage hétérogène et harmonisation transitoire, anticipation nourrie d’événements singuliers plus ou moins réduits et assimilés. C’est alors un seul et même cadre qui doit accueillir et comprendre la genèse de toutes formes, régulières comme monstrueuses — l’exemple des chimères et des animaux déjouant les classifications établies est l’un de ceux évoqués par les anomalistes3.
La controverse entre anomalistes et analogistes, bien que centrée sur des questions linguistiques, concerne les formes naturelles tout aussi bien que culturelles, et discute les principes largement communs de leur intelligibilité. Une même polarité pourrait sans doute éclairer l’histoire plus récente des idées sur les langues, du 18e au 20e siècle. Ne peut-‐on ainsi reconnaître, en toutes disciplines sémiolinguistiques, les plus radicaux de nos modernes analogistes dans les partisans d’une réduction du complexe à une composition de lois mécaniques portant sur des ensembles d’entités bien typées ? On demandera alors pourquoi dans l’époque moderne ce sont les courants que l’on pourrait rattacher à l’esprit des écoles grammairiennes analogistes qui ont semblé être les dépositaires de la scientificité, au détriment d’autres, de sensibilité que l’on pourra dire anomaliste, minoritaires sans doute, et alors renvoyés aux études littéraires, à l’érudition, bref aux humanités.
L’approche nomothétique : réduction au simple et lois déterminantes Pour y répondre, il faut prendre en considération la prégnance toujours vive d’une certaine
épistémè largement englobante des activités scientifiques et qui inscrit toutes les disciplines dans un schéma de progression dont l’étape ultime serait une formalisation accomplie, telle qu’imaginée sur un modèle prétendument repris de la mathématisation de la Nature, comme dans les sciences
3 Dans ce débat trop rapidement reconstitué on pourrait croire avoir affaire à une bipolarité
régulier/monstrueux, ou régulier/pathologique, en vérité c’est une variété indéfinie de formes débordant toute typologie qu’il faudrait ici mettre en avant — et parallèlement rendre compatible l’idée de régularité avec celle d’indétermination — mais c’est là une reformulation beaucoup plus contemporaine.
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physiques. C’est à ce type d’épistémè que l’explication de toute régularité, avec la réduction des phénomènes à un noyau de systématicités, aura été confiée. Toutes les recherches de nature idiographique n’en étaient alors considérées que comme des prémisses ou des marges.
Cette répartition de la valeur des savoirs va de pair avec une certaine articulation du simple et du complexe dans une production scientifique où les images mathématiques, et plus tard logico-‐informatiques, ont joué un rôle essentiel4. Dans une telle épistémè, le mouvement d’objectivation propre au savoir scientifique a longtemps a été pensé sous la forme d’une réduction gouvernée par des objectifs essentiels de parcimonie, de clarté, de simplicité — valant pour le dispositif catégoriel et les lois afférentes, en particulier de combinaison. Cette simplicité est gage d’une intelligibilité et porteuse d’une détermination complète de l’objet, homologue de l’objectif de prédictibilité avancé par les sciences de la nature : un noyau explicatif simple mais puissamment génératif se trouve toujours à la base du projet.
On voit qu’on est là à l’opposé de la reconnaissance d’une complexité fondamentale qui obligerait à revenir sur ces schémas réductionnistes, ou en tout cas qui conduirait à en changer le statut épistémologique, en n’y voyant qu’une modalité herméneutique et pragmatique parmi d’autres, dans une démarche de connaissance plus large.
Par voie de conséquence, dès lors que les sciences du langage ont adopté le schéma épistémique d’une « réduction au simple », la complexité ne pouvait se manifester qu’à la façon d’un symptôme : dans les difficultés que les tentatives de théorisation rencontrent en s’inscrivant, donc, dans le cadre d’une épistémologie de type Hypothèse, Déduction, Réfutation, c'est-‐à-‐dire, pour ce qui concerne la linguistique, en adoptant des postulats comme (i) une grammaticalité autonome placée au cœur des langues, (ii) l’horizon nécessaire d’une logicisation, (iii) l’exigence d’un déterminisme de type « laplacien » — tous ces postulats se renforçant mutuellement dans le contexte de l’informatisation, un mécanisme « turingien » prenant alors la place du mécanisme newtonien-‐laplacien.
La conception du savoir linguistique, suivant les modèles dominants développés dans les sciences de la nature, comme ensembles de lois à portée déterminante, a d’une certaine façon dénié la richesse des phénomènes en récusant son essentielle primauté— avec toujours le soupçon qu’à trop prendre cette richesse en considération, on se détournerait de l’idéal scientifique de simplification nomothétique. Pour l’accompagner d’une vignette légendaire, certains ont aimé dire que Galilée avait bien commencé en étudiant la chute de corps lâchés du haut de la tour de Pise et non celle de feuilles à la trajectoire tourbillonnante.
La stratégie obligée était donc de chercher à circonscrire un noyau stable, déterminable et suffisamment génératif pour rendre compte d’un certain « niveau » des productions langagières.
4 Soulignons en passant que les schèmes mathématiques ou logico-‐informatiques en cause n’étaient pas
porteurs en eux-‐mêmes des épistémologies, voire des idéologies, qu’ils ont pu contribuer à fonder. Même si initialement les schèmes logico-‐mathématiques peuvent apparaitre comme des emblèmes épistémologiques univoques, rien n’empêche qu’ils soient ultérieurement requalifiés et mis au service d’une pluralité d’épistémologies. Ainsi l’existence des ordinateurs et des langages de programmation n’oblige en rien à une conception logique et calculatoire de l’esprit et du langage. On peut tout aussi bien considérer qu’il s’agit d’un avatar de l’écriture, sous la forme d’un croisement avec l’idée du mécanisme. Ainsi a contrario l’informatique a donné lieu à une prolifération de diagrammes et d’images sans précédent, qui ont contribué au développement de conceptions topologiques, dynamiques, et génétiques, initialement minorés au profit d’une vision purement calculatoire.
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Mais, ce faisant, on a fermé le périmètre des phénomènes, tout particulièrement en adoptant une perspective formaliste. La centralité de la syntaxe aura fixé l’attention sur des questions d’emboîtement, de « remontée » (en particulier de sous-‐arbres), de position des indicateurs de modalité ou de temporalité dans les arbres syntaxiques, etc. Au plan sémantique, que l’on pensait ainsi pouvoir séparer, on s’en est remis à une version ou à une autre de logique des prédicats. Les questions alors valorisées étaient alors celles de de la portée des quantificateurs, des renvois anaphoriques, de l’ambiguïté… Tandis que la question de la formation et de l’identification des formants lexicaux se trouvait abusivement réduite à celle de l’identité logique d’atomes lexicaux, considérés comme des points de départ nécessaires pour d’éventuels processus de contextualisation, et dont l’étude se trouvait reportée à une étape ultérieure. De façon plus générale, l’activité de langage étant conçue comme une mise en séquence de phrases, elles-‐mêmes ressortissant d’un modèle logique propositionnel strictement dépendant d’un typage syntaxique rigoureux, on comprend que l’attention se soit longtemps trouvée captée par le problème, jugé essentiel, d’une juste discrimination des constructions en termes de recevabilité grammaticale.
Dans ce contexte épistémologique, les faits dits singuliers (ouverture interprétative aussi bien qu’irrégularité des formes rencontrées) auront pu recevoir différents statuts. Soit que, considérés comme des singularités irréductibles, ils se seront vus exclus du champ de l’explication. Soit que, approchés en termes de perturbations contextuelles, en quelque sorte analogues à des frottements en mécanique, on aura pu tenter de les réintégrer par démultiplication externe de niveaux d’analyses en interaction (syntaxe, sémantique, pragmatique)5. Soit, encore, qu’ils aient été intégrés au dispositif central au travers d’une démultiplication interne de sous-‐types catégoriels et fonctionnels — mais avec à terme l’impasse d’une profusion contrevenant au principe d’un noyau systémique génératif simple. Les programmes d’analyse distributionnelle de Harris (1960), et plus tard de construction de lexique-‐grammaire de M. Gross (1975), et les conclusions qui ont pu en être tirées, sont à ce titre exemplaires.
En somme, une vision étroitement rationaliste de l’entreprise scientifique, ne s’attachant qu’à d’apparentes régularités, s’est incarnée dans une certaine idée (combinatoire ou calculatoire) de système, contrepoint formel d’une clôture déterminante de l’objet. Si bien des versions se sont affrontées pour établir ces nouvelles ontologies systémiques, on en retiendra surtout l’idée de structure, non pas tant mathématiquement que logiquement inspirée, et en général pensée sur le modèle d’une écriture formelle, gouvernée par des notions de syntaxe logique, de calculabilité (Chomsky), ou plus modestement de combinatoire (traits, sèmes)6. Ainsi se trouvait approché dans la seconde moitié du XX° ce qu’on a pu désigner sous le nom de « système de la langue ». La simplicité et la parcimonie des principes et des éléments posés au départ n’empêchaient pas de penser, ainsi que l’histoire des mathématiques et de la physique l’avait montré, qu’on disposerait d’une générativité suffisante pour affronter toutes complications compatibles avec le type d’objectivation
5 L’ironie de la chose étant que pour asseoir sa propre autonomie chaque composante de l’architecture globale (chaque sous discipline) se recommande de critères propres et d’un plan d’objectivité bien spécifique Mais alors la rencontre entre les différents plans que l’on a cru pouvoir séparer devient problématique. La stratégie des linguistiques énonciatives, par exemple, a été de refuser une telle séparation : sans renoncer à l’idée de noyau de sens, ni à celle d’un étagement de niveaux, elles les conçoivent tout autrement au sein d’un dispositif anticipant dès l’amont de la valeur linguistique l’activité énonciative et pragmatique.
6 Tous ingrédients proposés tantôt en privilégiant les relations sur les éléments, tantôt en conférant à ces derniers une forme première d’individuation, support alors de connexions relationnelles spécifiant leur identité.
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poursuivi et les dispositifs théoriques mis en place à cet effet. Une telle idée de système semblait offrir aux disciplines sémiolinguistiques la garantie d’un certain modèle gnoséologique prêté aux sciences de la nature, associant atomisme, lois déterminantes et recherche d’une formalisation, mais cette fois directement dans quelque langage logique et non plus à travers les idéalités mathématiques de l’infini, du continu, de l’espace, privilégiées dans les sciences physiques.
La complexité, rejouée dans les modèles de systèmes complexes On voit cependant que ce type assumé de complication (procédant d’une puissance générative
appuyée à des éléments simples) se distingue fondamentalement d’autres régimes de complexité, que l’on peut reconnaître à l’œuvre dans la sphère du vivant, du psychique, du social, et, pour ce qui nous concerne plus directement, du symbolique.
Dans le même temps, toutefois, et partageant avec la physique une part de ses schématismes (à commencer par les équations différentielles, et plus généralement en se rattachant à un cadre continuiste et dynamiciste) se cherchait une autre conception des systèmes, attentive avant tout aux formes vivantes, à leur genèse, à leur fonctionnement et à leurs interactions au sein d’une écologie. Privilégiant un abord tantôt « phénoménologique » au niveau d’un vivant singulier et de ses formes significatives (gestalt, autopoièse…), tantôt éco-‐systémique (populations, ressources, territoires…), ou même social (alliances, hiérarchies, rôles, valeurs…), ces approches ambitionnaient, via la notion d’organisation, de comprendre l’inscription du vivant et du social dans l’ordre de la nature, élargissant pour cela l’ordre physique au-‐delà de ce qu’un réductionnisme élémentariste pouvait en saisir. À travers notamment les deux cybernétiques (cf. J.-‐P. Dupuy, 1994), et avec les thèmes de l’auto-‐organisation et de l’émergence, s’est progressivement constituée une problématique transversale des systèmes « du physique au politique », crucialement dépendante d’un cadre dynamiciste, et tendanciellement continuiste. Ainsi un autre rapport à la complexité, immédiatement positif, pouvait-‐il s’esquisser dans différents champs de savoir. Et c’est, pour l’essentiel, à travers la démarche modélisante des systèmes complexes, que s’est trouvé progressivement explicité le fond problématique commun à ces diverses tentatives. Démarche modélisante, c'est-‐à-‐dire non nécessairement cadrée par un dispositif théorique précis, mais sous-‐tendue par des questionnements épistémologiques qu’il convient d’examiner maintenant.
À la source historique des systèmes complexes, rappelons-‐le, on trouve souvent l’idée de monter en réseau une diversité de systèmes dynamiques, notamment ceux issus d’élaborations physiciennes et empruntant à divers formalismes mathématiques : équations différentielles déterministes ou à paramètres aléatoires, équations différentielles stochastiques, équations aux dérivées partielles, processus stochastiques discrets. Mais ces concepts ne sont plus seulement convoqués dans une optique de détermination quantitative des phénomènes, ils servent aussi à en construire des modèles qualitatifs, orientés vers la restitution de morphologies et de structures observables, et fonctionnels, c'est-‐à-‐dire reproduisant, le cas échéant après adaptation, des modes d’interactions réguliers assortis à certains critères de viabilité.
Une série de progrès enregistrés dans les dernières décennies aura ainsi conduit des physiciens, des mathématiciens, des biologistes, des informaticiens, des modélisateurs en sciences cognitives et sociales, à poser les bases de cadres d’objectivation transversaux à leurs diverses disciplines, et ayant pour centre problématique les questions de stabilité et d’instabilité, d’invariant et de variation, de régulation et de viabilité : toutes questions restées dans leur ensemble étrangères aux approches
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élémentaristes et formalistes, et, en revanche, dans l’approche des systèmes complexes, placées au fondement des idées de système et de systématicité.
Parmi les principales rubriques d’une systémique ainsi recomprise, on mentionnera – étant entendu qu’aucun modèle ne peut prétendre à les regrouper toutes : repérage à plusieurs échelles spatiales et temporelles (en général deux : micro-‐ et macroscopiques) ; caractérisations topologiques, dynamiques, et statistiques ; déterminations réciproques du local et du global ; multiples dynamiques de formation des unités (fusions et dissociations ; coalitions et compétitions ; croissances, décroissances ; morts et naissances) ; coexistence de différentes « phases » dynamiques ; adaptation et régulation (préservation active du domaine de viabilité interne et externe) ; dérive structurelle par couplage avec un environnement propre (causalités dites circulaires) ; historicité et irréversibilité ; répertoires de comportements centrés sur des dynamiques instables constituant le noyau fonctionnel des systèmes. À partir de cet ensemble, on conçoit bien qu’il n’y ait pas lieu de tracer de distinction de principe entre fonctionnement et changement. Pareillement, les questions de formes et d’organisations peuvent désormais se poser sans plus se diviser entre leurs aspects individuels et collectifs, internes et externes, synchroniques et diachroniques. Cela quand bien même il apparaît que, dans la plupart des cas, les modèles peinent à restituer la multiplicité et l’enchevêtrement des « niveaux », des « modes », ou des « phases » de l’organisation.
Avec cette nouvelle façon d’organiser et de comprendre les systèmes dynamiques, tels que repris de la tradition physico mathématique, se profile le principe d’une transversalité entre les champs du naturel et du culturel, qu’il convient alors d’interroger. S’agit-‐il de la généralisation d’un concept d’organisation naturelle qui irait jusqu’à englober le sémiotique comme le social (les questions de signes et de sens, de formes symboliques, d’institution) ? Ou bien s’agit-‐il, en sens inverse, de recomprendre notre rapport à la nature sous un abord explicitement herméneutique et pragmatiste livrant le sens véritable de toute réduction physicaliste ? Ou bien encore est-‐ce l’amorce d’une nouvelle ontologie englobant l’acte, les sujets et les objets du connaître, et dont la pratique modélisante serait le miroir et le support ?
L’émergence, entre jugement déterminant et jugement réfléchissant Pour tenter d’y voir plus clair et apporter quelque élément de réponse, tournons-‐nous d’abord
vers la distinction entre jugement déterminant et jugement réfléchissant, introduite par Kant dans la 3eme Critique pour rapporter la différence entre un jugement porteur de connaissance, opérant par détermination d’objet, et un jugement valant comme rattachement à une signification livrée dans l’intuition d’une forme phénoménale. Le jugement réfléchissant, dont il faut comprendre la possibilité et la prétention à l’universalité, a été reconnu et analysé par Kant sous deux espèces, celle d’abord du jugement esthétique, celle ensuite d’une formulation de la finalité des formes organiques dans un système de la nature (une architectonique). En termes brefs, on peut dire que pour Kant, tout ce qui relève d’une assignation de la valeur (dans une esthétique généralisée) entre dans le jeu du réfléchissant. Et il en va de même s’agissant de jugements portant sur les fonctions et les finalités de totalités, en lesquelles les parties s’articulent non pas suivant le mode de l’assemblage mais suivant celui d’une différenciation globale et réciproque.
La reprise ici de cette distinction kantienne n’a pas pour nous valeur doctrinale, mais joue comme une ressource permettant d’accuser un contraste entre deux régimes (au moins) de pensée, à
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l’œuvre dans les disciplines sémiolinguistiques. Tout juste voulons nous souligner que sous les espèces du jugement réfléchissant se trouvent, selon Kant, livrées les modalités d’assertion d’une « connaissance » que l’on pourrait penser convenir à ces disciplines. Premièrement, en effet, ce que Kant dit du jugement esthétique s’étend naturellement à toute opération de reconnaissance de valeur, en tant que rencontre d’un intelligible à travers une série de valences sensibles. On peut ainsi comprendre, par exemple, qu’une linguistique qui se penserait inséparable d’une rhétorique (c'est-‐à-‐dire d’une poétique et d’une stylistique) passerait nécessairement par des jugements que Kant aurait qualifiés de réfléchissants, c'est-‐à-‐dire déliés du modèle de connaissance par le seul entendement qu’expose la première Critique7. Deuxièmement, on conviendra que le modèle kantien de la Nature, combinant analyse téléologique et architectonique, est un précurseur acceptable de ce que les analyses systémiques du siècle dernier auront proposé, en tentant de définir des types (des genres, des espèces) à partir de relations méréologiques et fonctionnelles discriminantes. Ces relations, en effet, renvoient toujours, de proche en proche, à une téléonomie et à des architectures d’ensemble (plus ou moins explicites, il est vrai). Elles rejoignent donc la vision kantienne de la Nature exposée dans la Critique de la faculté de Juger, quand bien même celle-‐ci relève de ce que Kant appelle pensée (i.e. d’un usage bien orienté de la raison) et non à proprement parler de ce qu’il appelle connaissance (dont il réservait le nom à la détermination des phénomènes dans l’intuition par l’entendement). Cette pensée kantienne de la nature réalise donc comme une approche systémique avant l’heure – procédant toutefois, dans son dispositif, de l’unité et de la spontanéité d’un je pense.
La question du sujet, qui surgit à ce point, doit aussi retenir l’attention. On sait que dans le contexte d’une épistémologie assez largement partagée, la place du sujet du savoir n’est pas, ou guère, thématisée. Au sujet observant et intervenant se trouve substitué un dispositif d’observation (un point de vue augmenté d’une grille de qualification et de mesure) ; ainsi toute la pratique et le gain d’intelligibilité tiennent à la spécification de méthodes ou de protocoles corrélés à la structure de l’objectivité instaurée — par exemple : la méthode de réduction des problèmes à un double mouvement d’analyse puis de synthèse, corrélée à une image atomistique (plus généralement élémentariste) du domaine abordé.
Qu’en est-‐il de ce point de vue pour les systèmes complexes ? Il a beaucoup été affirmé dans les milieux intéressés que le fait systémique en lui-‐même avait pour matrice la relation surtout tacite qu’entretient un collectif de sujets avec le monde où apparaît le fait d’une systématicité qui les interroge. Si par là une certaine influence des courants herméneutiques de la phénoménologie n’est pas niable, elle ne s’est guère répercutée dans les principes de construction et dans la pensée des modèles : ceux-‐ci, pour l’essentiel, ont été positionnés dans une extériorité à caractère physicaliste, dans une objectivité réputée indépendante de tout sujet agissant. Tandis que les sujets eux-‐mêmes étaient tendanciellement pensés comme de simples composantes d’un vaste système complexe englobant sujet/monde.
Pour ce qui concerne ensuite la méthode et le gain d’intelligibilité escompté, le jeu engage pour l’essentiel trois dimensions : (i) une articulation en niveaux micro/macro, (ii) une certaine forme de constructivisme génétique s’assignant pour tâche de faire naître une variété d’organisations à partir
7 Et cela même si, pour nous, dans le contexte contemporain, il conviendrait pour une telle linguistique
d’invoquer un type encore différent de connaissance, laissé à découvert par le système des trois Critiques, et consistant en l’exposition d’une distribution raisonnée de points de vue interprétatifs en confrontation à propos d’une même forme-‐valeur.
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d’un état initial, en progressant le long d’un paramètre (dit temporel) gouvernant l’évolution (ou plus abstraitement les transformations) d’un réseau de systèmes dynamiques8, et (iii) une ébauche de dialectique local/global, affectant autant les structures que les valeurs organisatrices.
Bien évidemment, un usage conséquent de ces modèles devrait écarter toute intention de faire apparaître par voie d’émergence des organisations significatives à partir d’états initiaux mal calibrés, c'est-‐à-‐dire trop ou trop peu organisés pour que se décline à partir d’eux une variété de configurations macroscopiques intéressantes (c'est-‐à-‐dire conjuguant des cas typiques attendus à des variations moins prévisibles). C’est que le gain de connaissance est ici à chercher dans la qualité des possibles déployés, ainsi que dans la délimitation des paramètres conduisant aux évolutions observées dans les champs de référence.
La superposition de deux niveaux d’analyse (micro/déterminant et macro/qualitatif) est certainement un grand atout de la problématique des systèmes complexes. Ainsi la notion de système, qui était pensée dans un cadre formaliste comme combinaison réglée de types représentant un certain idéal nomothétique de la connaissance, s’est trouvée considérablement assouplie par l’idée d’une typologie émergente d’objets renvoyant à une lecture qualitative des identités catégorielles, désormais dépourvues de portée déterminante. Le rôle gnoséologique de la catégorialité se trouve ainsi reconsidéré : ce n’est plus la base cristalline de procédures déterminantes mais plutôt une reprise typifiante d’organisations émergentes.
Toutefois, on est encore loin de concevoir et de réaliser ainsi une authentique problématique génétique en laquelle, donc, même les composants dits élémentaires et leurs schémas d’interactions seraient configurés au sein des systèmes émergents à partir d’un substrat qui se prête à individuations, ou intégrations métaboliques, de tels micro-‐protagonistes9 sous l’emprise de totalités déjà porteuses de sens (rappelant en partie l’idée kantienne d’une architectonique exprimant les lignes de force d’une téléonomie). Or, dans le cas des systèmes complexes, il semble que l’on soit toujours confronté à un dilemme : soit partir d’un état initial amorphe, ou tout au moins aléatoire en regard des finalités globales en jeu ; soit définir par avance les valeurs ou fonctions de certains éléments des couches microscopiques, contrevenant alors à l’objectif de les retrouver par voie d’émergence (en général réalisée dans les modèles par des stratégies d’apprentissage ou d’adaptation).
Ce fut tout particulièrement le cas pour les modèles cognitifs ou sémiolinguistiques : en raison des facilités modélisatrices offertes par un certain mélange de mécanicisme et de finitisme, on s’en est bien souvent remis à une représentation élémentariste d’une partie des niveaux de base, constituée d’unités d’emblée porteuses de valeurs systémiques assimilées à la valeur numérique de leurs paramètres. Dans le domaine linguistique, par exemple, on pensera à ces modélisations connexionnistes où les couches d’entrée et de sortie codaient directement des mots ou des traits préalablement répertoriés. Le jeu consistait ensuite à faire émerger, dans le cadre d’une tâche de prévision ou de catégorisation plus ou moins supervisée, des micro-‐valeurs portées par d’autres
8 Ce paramètre t dit temporel est loin dans les faits de faire référence à un temps clairement identifiable. Il
se conçoit mieux comme un paramètre contrôlant les variations d’état du système, la mise en interaction progressive des facteurs d’organisation retenus dans la modélisation. Il se trouve aussi en général correspondre au temps (au pas élémentaire) du processus algorithmique qui l’accomplit.
9 Par décomposition et synthèse, s’il s’agit d’un cadre biophysique ; par diffusion, transformation, institution, s’il s’agit d’un cadre socio-‐symbolique.
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unités et connexions (dites internes). Une analyse de données (par exemple de type composante principale) permettait alors de mettre au jour une distribution géométrique de représentations émergentes, corrélée au fonctionnement pertinent du système. On retrouvait là de façon sommaire, sous une forme qualitative et émergente, un jeu catégoriel et une organisation en constituants, reproduisant en définitive la catégorialité des grammaires traditionnelles, mais sans lui conférer le pouvoir déterminant qui est le sien dans les approches formelles10.
Certes l’idéal des systèmes complexes tenait tout particulièrement dans le projet de faire surgir des régularités à même le fonctionnement de systèmes dynamiques matériels, qui réaliseraient comme l’esquisse d’une véritable organicité avec ses implications écologiques. L’utopie étant même d’engendrer le fait organique comme tel. Mais il reste que les dialectiques mises en place entre valeurs globales et valeurs locales sont restées tributaires d’une conception par trop arrêtée et sommaire des formants et de leurs fonctions. S’agissant des disciplines sémiolinguistiques, les systèmes complexes, tels qu’une amorce en a été donnée avec les modèles connexionnistes (qu’on peut voir comme des sortes de briques élémentaires) auraient eu besoin de pouvoir se référer à d’autres visions de l’activité de langage. Portés par d’autres théories linguistiques en meilleure phase avec le projet holiste et écologique global, ils auraient pu dépasser l’option d’un neuromimétisme représentationnaliste et mentaliste. Mais pour cela, il aurait fallu situer à sa juste place le gain escompté, et y reconnaitre plus nettement, non une entreprise de détermination d’objet, mais un cadre permettant la recherche de régimes originaux de formations et de prises de valeur, en rupture avec la systématicité logico-‐grammaticale.
En vérité, le premier apport de ces modèles est surtout d’avoir illustré l’intérêt et la fécondité des principes dits émergentistes. Ce n’est que par une illusion d’époque qu’on a pu croire qu’avec eux s’entamait un mouvement de détermination des phénomènes sémiotiques et des faits de signification. L’enjeu ici, en effet, c’est la question des organisations en tant qu’elles ne sont pas simplement formelles et/ou matérielles mais métabolisent et font circuler des valeurs11. Il importe de garder à l’esprit que de telles valeurs, si objectivées qu’elles paraissent dans une modélisation, procèdent d’une autre modalité d’existence, à la fois vitale et sémiotique, faisant écho à la faculté kantienne du jugement réfléchissant : jugement dans lequel se trouve affirmé le sens reconnu dans une forme solidairement perçue (sans pour autant qu’une telle saisie solidaire se ramène à une détermination d’objet).
Les approches en termes de systèmes complexes ont somme toute montré qu’il était vain de restreindre le champ opératoire dans l’intention d’y déterminer des objets indépendants, portant en eux-‐mêmes leurs propres schémas de détermination. La double exigence micro/macro et local/global a été leur principe fondamental. Mais outre l’élémentarisme (critiqué plus haut) rémanent dans la base microscopique des modèles, elles ont méconnu la nature foncièrement interprétative des valeurs— qui s’exprime dans une difficulté particulière à analyser le conditionnement réciproque du
10 On peut aussi évoquer la proximité, un moment constatée, entre les linguistiques cognitives
californiennes et la modélisation connexionniste. D’une certaine façon, la modélisation connexionniste dans la ligne ouverte par l’ouvrage Parallel Distributed Processing (1986) aura reproduit les ambiguïtés et les limites des linguistiques cognitives dont elles s’inspiraient. Donnant la primauté à des mécanismes de type perceptif, elles les ont conçus sur un mode mentaliste et représentationnaliste, et s’agissant de langage, n’auront pas réussi à se départir des schémas traditionnels d’une grammaire de la phrase.
11 Notion de valeur prise ici en un sens large embrassant tous les enjeux en cause dans les interactions, internes comme externes, qui font, et que crée, la vie des systèmes.
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local et du global. Il y a là comme une nécessaire opacité, caractéristique de la dimension herméneutique engagée. On y verra la marque d’une profondeur tacite qui ne peut se résoudre dans une explicitation analytique exhaustive et qui renvoie à une communauté de sens distribuée sur diverses instances (institutions, acteurs, techniques…), sources de capacités autant que de normativité. Cette opacité devrait donc se retrouver dans la venue au jour de toute connaissance, comme présence, en chacune de ses étapes, d’un arrière-‐plan nécessaire de précompréhension et de participation recherchée à un certain jeu social.
De cette opacité, de cette profondeur tacite, l’épistémologie typique des systèmes complexes n’aura retenu qu’une image physicaliste, dans laquelle on s’attache ordinairement à analyser les effets globaux d’une multitude de schémas localement déterminants (parfois assouplis par l’introduction d’une dimension probabiliste). Cette complexité, au sens technique (physico-‐mathématique) du terme, est alors un tenant lieu de l’opacité herméneutique, dont on peut avancer qu’elle est inhérente à une juste appréhension scientifique des phénomènes considérés. Ainsi le libre jeu assumé par l’entreprise de modélisation (choix des architectures, des lois dynamiques, des systèmes de traits, des inférences probabilistes) éloigne d’une complète élucidation des phénomènes sur le mode déterminant : ce qui en définitive conforte la dimension tendanciellement réfléchissante, déjà soulignée plus haut, des modèles de systèmes complexes. Ceci explique aussi qu’appliqués aux données sémiolinguistiques de tels modèles n’aient guère contribué à faire entrevoir d’autres catégories que celles issues des traditions grammaticales et lexicologiques, retrouvées alors à nouveaux frais, sur le mode d’une relecture conservatrice.
La voie moyenne des systèmes complexes : bilan pour la sémiolinguistique Ce rabattement physico-‐mathématique d’une opacité herméneutique, dont avons dit qu’elle est
partie prenante de toute approche authentique de la complexité, a toutefois participé d’une modification positive du paysage gnoséologique. On a pu espérer qu’il en découlerait une nouvelle compréhension du rôle de la modélisation dans les domaines où il s’agit de configurer des champs et des formes en regard de valeurs culturelles et sociales. Dans bien des cas, et si on veut bien dépasser un premier niveau promotionnel d’exposition, on voit bien que les modèles proposés n’ont pas de prétention causale et déterminante (leur extrême simplicité vaut à cet égard comme aveu), mais s’identifient plutôt à des pratiques exploratoires, à une recherche d’intelligibilité passant par une sorte de diagrammatisation dynamique, un « comme si » physicaliste, une sorte de « fiction rigoureuse », au moins partiellement contrôlée, ou bien encore un nouveau genre d’expérimentation au travers de dispositifs informatiques (cf. Piotrowski & Visetti, 2014).
Il faut donc reconnaître que les problématiques de la complexité qui ont été travaillées dans ces cadres favorisent un autre regard sur la raison modélisante. Ainsi, il n’est plus tant question de prédire mais plutôt de déployer des figures, typiques comme exceptionnelles. Les images et les niveaux de l’organisation y composent un répertoire toujours ouvert12. Une part essentielle de la catégorialité se recomprend comme émergence, et les résultats s’apparentent à des portraits qualitatifs plutôt qu’à des stipulations quantifiées des phénomènes étudiés. En sorte que la signification de nombreuses structures et paramètres reste suspendue, avec valeur de suggestion plus que de détermination.
12 Comme l’évoquait le titre de l’ouvrage pionnier de H. Atlan Entre le cristal et la fumée (1979).
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Ainsi, et même lorsque les configurations examinées relèvent à l’évidence d’un ordre physique, on observe dans une majorité de cas que la portée des résultats ne peut jamais être complètement assignée au titre d’une objectivité extérieure et anonyme. Elle doit toujours être garantie par des acteurs humains, seuls à même d’en répondre et de les connecter au sein de dispositifs de connaissance : cette situation étant très profondément différente de celles qu’on observe dans d’autres départements des sciences de la nature, où des causalités déterminantes bien caractérisées peuvent entrer efficacement dans des montages englobants, comme des machines. On imagine a fortiori ce qu’il peut en être lorsque les valeurs modélisées prétendent à figurer des valeurs culturelles. Dans ce cas, les lieux, temps et matières ne sont que des indices pour un travail interprétatif ; ils devraient être considérés comme des supports transitoirement investis de valeurs et non comme des composantes qui les définissent en propre.
En définitive, la problématique des systèmes complexes semble bien avoir tracé une sorte de voie moyenne pour la reconnaissance de la complexité et dans l’attitude scientifique et technique à tenir à son égard. Que ce soit par nécessité ou par conviction, une forme d’élémentarisme s’est maintenue, par exemple en pré-‐assignant dans les modèles les valeurs fonctionnelles ou les significations de certaines composantes microscopiques. Alors qu’on dit poursuivre l’organisation à un niveau émergent macroscopique, on a conçu les états initiaux pour l’essentiel à partir de vues purement locales (données et schémas microscopiques), sans tenir compte d’autres caractères organisationnels qui engagent un ordre plus global (macroscopique). Le résultat en a été qu’on a bien souvent poursuivi le projet chimérique de comprendre l’apparition d’une organisation à partir d’une qualification pauvre des états initiaux, rappelant la table rase des empirismes radicaux.
Certes, une nouvelle figure a ainsi été proposée pour la connaissance scientifique, en miroir avec une image enrichie de la nature, inspirée par certains domaines des sciences physiques, promouvant une idée foncièrement dynamique et statistique des organisations13. En s’appliquant à de nouveaux champs, ces modèles d’inspiration physicienne ont ouvert sur des jeux interprétatifs différents en ce qu’ils assument une certaine part d’opacité, au statut gnoséologique mal défini (mais non dénué de raisons herméneutiques, comme discuté plus haut). Mais une certaine perspective scientiste, dominante dans les milieux concernés, a fait écran à une pleine reconnaissance de la portée réfléchissante et non pas déterminante de la plupart des modèles. Leur valeur la plus authentique tient en effet dans l’ouverture de nouveaux régimes d’intelligibilité, qui reposent sur la libre exploitation de schémas dynamiques de compréhension, en étroite liaison avec un registre iconique et diagrammatique de la compréhension.
Une telle conception de la complexité, ouvertement naturalisante et dynamiciste, et qui se serait voulue authentiquement génétique, reprend sur un mode implicite et comme à son insu un certain nombre de thémata issus des courants herméneutiques de la phénoménologie. On aurait pu penser que cela favoriserait le développement de problématiques des faits culturels et sémiotiques reconnaissant la complexité de leur matériau, et désireuses de les comprendre autrement que par « réduction au simple ». Allant dans le sens de cet espoir, et comme nous l’avons déjà souligné, avec le continuisme et le dynamicisme un nouvel horizon d’intelligibilité pouvait s’ouvrir, tout
13 Ce sont ces schémas de compréhension et de figuration (par flots, populations, formes, métamorphoses)
qui occupent alors le centre des reconstructions, en lieu et place des idées d’écriture et de réécriture qui représentent une autre vision de la temporalité, dans la pensée et l’histoire (thème relevé par la philosophe C. Malabou).
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particulièrement pour les faits linguistiques. Faisant surgir le discret, l’élémentaire, comme un effet de discontinu dans un substrat continu, on se mettait en mesure de renverser le principe d’une composition par assemblage de parties préalablement données, pour lui substituer celui d’une différenciation au sein d’un plan global accueillant une double circulation entre touts et parties, entre morphologies d’ensemble et constituants, pour enfin rompre avec l’idée d’une base catégorielle et combinatoire simple. Sous ce nouvel éclairage, la question des structures se trouvait rapportée à celle très générale des formes, elle-‐même pensée dans un cadre émergentiste. Ainsi s’ouvrait la possibilité d’une reconstruction dynamiciste de toutes les problématiques structurales, au plan du signifiant comme du signifié.
De surcroît, s’amorçait une autre image des régularités : multiples et non impératives par soi, constituant plus un horizon émergent qu’une base initiale, on se proposait de les comprendre comme procédant des usages, qui par contraste feraient paraître des hapax. Toute identité, lexicale comme catégorielle, n’étant alors jamais qu’un effet de reprise induit par une série d’occurrences, cela fait en contrepoint du hapax non une occurrence à isoler mais un évènement naturel, un aléa éventuellement prometteur et inducteur de nouvelle lignées. En somme, la régularité apparaîtrait non comme un principe de fonctionnement déterminant, mais comme un horizon motivant et réfléchissant, et les modèles du type systèmes complexes pourraient aider à préciser ce tableau. Nous retrouvons ici le débat (cf. supra, Introduction) entre les écoles analogiste et anomaliste, cette fois dans le sens d’une légitimation du point de vue anomaliste — la position analogiste n’étant plus qu’un cas limite induit par un certain regard systématisant, ou même, par un programme normatif.
Qu’en a-‐t-‐il été dans les faits ? On se bornera ici à quelques remarques.
1 — Modèles évolutionnistes. Mentionnons d’abord les modèles qui tentent d’éclairer tel ou tel stade de la phylogenèse du langage : modèles d’émergence d’une syntaxe et d’une combinatoire réglée ; modèles de formation d’un vocabulaire commun au sein d’un collectif d’agents pourvus de capacités perceptives rudimentaires (cf. par ex. J.-‐L. Dessalles 2000, également travaux de L. Steels & coll.). Sans entrer dans les détails, nous relèverons simplement le caractère fortement élémentariste de la modélisation, avec des primitives de son et de sens discrétisées et données dès le départ. Il n’y a rien, dans ces cas particuliers, à ajouter aux considérations, autant positives que négatives, que nous avons formulées ci-‐dessus.
2 —Modélisations connexionnistes dans la ligne de Parallel Distributed Processing (1986). Bien qu’il ne s’agisse pas à proprement parler de systèmes complexes mais plutôt de briques élémentaires qui auraient pu être intégrées au sein d’architectures plus vastes, ces modèles n’en réalisent pas moins une bonne part des caractéristiques générales examinées ci-‐dessus. Les catégories ou structures émergentes se distribuent sur des collectifs d’unités tenant lieu de niveau macroscopique. Des types qualitatifs de régularité ou de systématicité s’y manifestent, en même temps que se mettent en place, via les algorithmes d’apprentissage, une série de micro-‐traits, globalement conditionnés par une tâche de type prédiction/catégorisation sur des couches entrée/sortie.
Au plan linguistique, et en dépit d’une relativisation de l’importance de la syntaxe, le débat est resté dominé par la question de savoir ce que devenaient dans ce cadre, d’une part la constituance, d’autre part la compositionnalité, conçues, de façon plus large que dans le paradigme « classique », comme une synthèse toujours contextuelle de contributions élémentaires pré-‐identifiées (sous la forme, par exemple, d’entrées de dictionnaire). Comme nous l’avons dit, le jeu catégoriel retrouvé
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par ces moyens ne se distingue guère de celui, communément partagé, des « parties du discours ». Faute d’aller vers des linguistiques porteuses d’une théorie globale de l’interprétation et du champ sémiolinguistique, on ne pouvait se départir d’une certaine forme d’élémentarisme. Les « mots », par exemple, ne pouvaient s’individuer – si tant est que ce soit toujours nécessaire – dans le cadre d’une figure globale en cours de construction, puisque les modèles les prenaient comme points de départ. Et s’il y avait des formants non alignés sur les constituants syntaxiques, ou qui ne répondaient pas intuitivement à une combinatoire formelle du type R(A,B,…), il devenait difficile de les évoquer.
Du point de vue des références théoriques, ces modèles ont trouvé les voies d’une connivence avec le mentalisme et le schématisme des linguistiques cognitives. Ils ont aussi donné lieu à des recherches quelque peu différentes qui approchaient le jeu de formation des énoncés à partir de l’optimisation d’une somme pondérée de contraintes (Smolensky & Legendre, 2006). Dans ce dernier cas, on se donne initialement tous les traits syntactico-‐sémantiques nécessaires, et l’effort de modélisation porte sur l’apprentissage d’une pondération de contraintes. Et à la différence d’autres travaux connexionnistes, qui ont entretenu un rapport assez flou avec la théorie linguistique, l’entreprise de modélisation de Smolensky se présente volontiers comme le versant appliqué d’une recherche théorique originale, celle de la Grammaire et de la Phonologie Harmoniques.
Mais quel que soit le statut de tous ces modèles relativement aux disciplines linguistiques, et que les auteurs en assument ou pas une interprétation physicaliste, on reste dans ces travaux attaché à l’idée d’une identification complète de toute grandeur par des individus spatialisés. On fait ainsi de la localisation et de l’évaluation numérique un enjeu principal, faisant passer en arrière-‐plan l’interprétation comme parcours et assignation d’un sens — lequel devrait jamais n’être qu’un point d’appui pour la poursuite de ce même parcours.
3 — Statistique lexicale et textuelle : l’ombre portée de la complexité. Une des ambitions des modèles complexes aura été d’entrer en contact avec de très vastes ensembles de données constituant un tableau écologiquement vraisemblable des champs empiriques. Sans nécessairement se référer à des conceptions linguistiques bien précises, une autre approche scientifique s’est trouvée alors privilégiée, fondée sur la confrontation à des masses conséquentes de données, à travers la médiation des instruments statistiques et informatiques. Participant de ce mouvement, certaines recherches peuvent ici être évoquées, qui, sans se rattacher aux principes et aux objectifs de modélisation propres aux systèmes complexes (thématique de l’émergence, double niveau micro/macro…), ont exploité en profondeur le même prisme statistique (au sens étendu de comptages ou de relevés de co-‐occurrences), et ont à partir de là débouché sur des caractérisations ou des conceptualisations linguistiques et textuelles originales. Outre les analyses classiques visant donc à caractériser des textes et des auteurs (tradition de la statistique textuelle), on peut mentionner de nouvelles conceptions du lexique : notion d’item lexical (J. Sinclair, 2004) ; ou encore reconstruction de la valeur lexicale comme distribution d’un potentiel sur un espace sémantique construit à partir de groupes de synonymie (modèle de S. Ploux & B. Victorri, 1998).
Les entités linguistiques ainsi cernées portent intérieurement une forme d’indétermination, induite par l’instrument statistique. S’appuyant sur un matériau foisonnant, on serait tenté d’y voir une nouvelle sorte de conception idiographique de la connaissance linguistique, où les régularités ne sont pas séparables des données de tel ou tel corpus particulier. On observe cependant quelques réminiscences d’un idéal plus directement nomothétique, où les auteurs sont tentés d’élever ces
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régularités au rang de lois. Ainsi traités, ces corpus se trouvent-‐ils produire l’image considérée comme la plus générique de la manifestation linguistique, et la sémiologie qu’ils induisent se substitue entièrement à toute phénoménologie de l’activité de langage dans la position d’un vis-‐à-‐vis nécessaire de la connaissance linguistique.
De quelques théories linguistiques Avant de conclure, suivons une nouvelle fois le fil de la complexité, mais cette fois pour qualifier
succinctement la façon dont il se noue à quelques théories linguistiques, et tisse des perspectives gnoséologiques, épistémologiques et formelles propres à chacune. Cet examen sera conduit sans références particulières à l’univers de la modélisation et à sa façon d’approcher et de mettre en scène la complexité. Les remarques qui viennent ne seront données qu’à titre de suggestions, sans prétendre à une quelconque valeur démonstrative. Elles portent sur quelques linguistiques marquantes et propices à une confrontation au thème de la complexité. Celles que nous avons retenues ont en commun d’inscrire la question du sens au cœur de leur dispositif.
Hjelmslev. On retrouve dans la Glossématique certains des traits d’un idéal nomothétique doublement marqué par la doctrine relationnelle du langage issue de Saussure, reprise par les différents courants structuralistes, et par tout un style logicien et algébriste, sous l’influence revendiquée de Carnap. Une réduction du complexe au simple y est effectuée, qui ne renvoie pas à un procédé génératif libre et illimité mais qui s’opère sur la base d’une classe limitée de concepts fondamentaux (un répertoire fini de concepts descriptifs). À cette architecture conceptuelle est corrélée une méthode d’application des dits concepts aux données empiriques, qui sont des textes. Ces textes toutefois ne sont pas à proprement parler les objets de l’enquête, mais simplement le milieu matériel où des configurations phrastiques sont rencontrées. Un certain rapport à la phénoménalité linguistique est ainsi établi, d’une part, donc, à travers le choix de l’ensemble textuel de départ, d’autre part, dans l’adoption de catégories fondamentales touchant à la présence effective du fait relationnel dans le matériau, qui acquiert par là même le statut de « substance langagière ». Mais, et il convient d’y insister, le texte n’est là qu’un milieu de prélèvements sémantiques et phoniques, et non pas un objet dont on rechercherait une raison globale (rhétorique, argumentative, stylistique…). Bien que très rigoureux dans ses attendus, ce dispositif théorique ne répond pas exactement à l’idéal nomothétique, puisqu’il s’agit d’abord de constituer un appareil et une méthode capables de rendre compte, c'est-‐à-‐dire de « décrire et expliquer », dans un seul et même mouvement l’extraordinaire diversité des formes linguistiques. Il ne s’agit donc pas d’édicter des lois génératives et déterminantes pour chaque langue, et l’algèbre a ici plus un statut notationnel que calculatoire. Les langues telles que reconstruites sur ce mode sont bien des systèmes, pas au sens d’une mécanique formelle productive, mais plutôt à celui d’un édifice relationnel dont les rapports de dépendance aux plans syntagmatique et paradigmatique constituent la charpente maîtresse.
Linguistiques cognitives. Comme on sait, les linguistiques cognitives — on devrait d’ailleurs ici plutôt parler de grammaires cognitives, ce qui n’est pas sans importance pour le sujet de la complexité — ont montré comment rapprocher, sans nécessairement les confondre, constructions perceptives et constructions du sens. Ces écoles se retrouvent ainsi sur la thèse d’un certain schématisme linguistique de nature grammaticale, organisateur de tout effet de sens. Pour cerner ce noyau grammatical, un auteur comme L. Talmy parle d’imageries (structure de la scène et division en actants, perspectives et parcours, distribution de l’attention, système des forces, cf. son ouvrage
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tardivement paru en 2000). R. Langacker, de son côté, a conçu une diagrammatique remarquable de fidélité et de systématicité vis-‐à-‐vis de son montage théorique (1987), qui lui doit une part de son succès en même temps que son enfermement dans une problématique sommairement spatialiste. Les diagrammes de Langacker font doublement résonner l’imaginaire du linguiste : d’une part, dans le recours à une méréologie simplifiée du champ visuel en tant qu’il serait configuré par l’énoncé, et, d’autre part, dans l’application parallèle de ces mêmes schémas « perceptivistes » à la structure sémiotique de l’énoncé (permettant notamment de réinterpréter l’organisation en constituants). Ces dispositifs permettent une critique décapante de l'autonomie de la syntaxe et de la compositionnalité stricte en sémantique, en même temps qu'un rejet de la formalité et de la générativité logiques qui les fondent ordinairement. En leur lieu et place, on trouve maintenant des grammaires sémantiques dès le départ, qui offrent l’armature configurationnelle de tous les effets de sens.
Ces quelques rappels suggèrent déjà de quelle façon les linguistiques cognitives reconnaissent, et en même temps esquivent, la question de la complexité. Allant ainsi dans le sens d’une prise en charge essentielle du complexe, on relèvera les points suivants : (1) les langues et l’activité de langage ne sont plus renvoyés à un fonctionnement purement immanent, mais se déploient au contraire dans un couplage permanent avec d’autres fonctions cognitives, pour l’essentiel perceptives (surtout visuelles), (2) le schématisme qui forme le cœur explicatif de la linguistique est en relation génétique étroite avec les routines processuelles que l’on pense caractéristiques du fonctionnement mental et cérébral (dont les réseaux connexionnistes offriraient l’image la plus adéquate), (3) au plan des objectifs assignés à la linguistique, on ne recherche plus un noyau génératif par soi, mais simplement une efficacité descriptive qui repose sur le principe d’une sorte de compositionnalité gestaltiste repérable à même les syntagmes analysés, (4) par suite, le contact à l’empirique par le biais duquel la théorie s’ajuste n’est pas tant de l’ordre de la réfutation que d’une certaine forme d’attention herméneutique, soutenue par un imaginaire diagrammatique.
Mais ces ouvertures en direction d’une reconnaissance de la complexité intrinsèque de l’objet de la linguistique sont aussitôt réduites dans leur portée : (i) une séparation nette est introduite entre la dimension structurale configurationnelle du sens (la couche grammaticale qui traverse toutes les unités) et la dimension dite notionnelle ou conceptuelle du sens (tout le reste), (ii) par-‐là se trouve restaurée une certaine forme de simplicité homogénéisante pour un objet ainsi diminué. Cela en corrélation avec la poursuite d’une forme de théorisation à prétention déterminante, qui a pu laisser croire à certains que le schéma de scientificité par « Hypothèse et Réfutation » était ici encore opérant. Et d’autant plus qu’à travers le principe explicatif consistant à comprendre la pluralité des acceptions par dérivation à partir de schèmes fortement unifiants (ou à partir d’une collection réduite de prototypes), on revient quasiment, au plan de la sémantique grammaticale, à une problématique de la générativité, pourtant initialement récusée. L’invitation à ouvrir le jeu sémantique à ses dimensions non seulement perceptives, mais aussi encyclopédiques et pragmatiques, pointe de façon positive vers une poly-‐systématicité venant faire écho au thème de la complexité. Mais cette perspective se trouve déçue par le rabattement de l’enquête sur un noyau postulé homogène et cohérent. À cela s’ajoute la facture éminemment critiquable du modèle schématique retenu pour organiser la couche grammaticale et l’homologuer dans le même temps à une perception visuelle de l’espace (Cadiot & Visetti (2001), Visetti (2004)). L’émergentisme allégué par ailleurs (Langacker, ou Talmy, repris ensuite par des modélisateurs, tels que T. Régier (1996), Petitot & Doursat, (2011)) reste très superficiel, dans la mesure où la structure donnée à voir dans les
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énoncés procède de recollements entre unités (des mots) largement préconstituées, hors toute logique d’émergence à partir de processus microscopiques sous-‐jacents.
Ainsi, trois carences majeures se trouvent bloquer le jeu diagrammatique des linguistiques cognitives. D’une part, en l’absence d’une authentique problématique dynamiciste, toute sémiogenèse, avec ses dynamiques propres de (dé-‐)stabilisation et sa variété ouverte de formants émergents (expressions comme contenus) s’en trouve ignorée. D’autre part, cette action qu’est la parole n’est vue qu’à travers la mise en œuvre de schèmes faisant une part minime aux sujets qui s’y trouvent impliqués. Enfin, les dimensions textuelle comme dialogique se trouvent omises ou réduites à des formations thématiques sur lesquels la diagrammatique n’a de toute façon pas prise : on retrouve là un des défauts majeurs des linguistiques de l’énoncé qui poursuivent l’objectif de caractériser à ce palier un niveau conséquent des formes sans prendre en compte des genres englobants, avec les structures dialogiques, topiques, dialectiques organisant le discours.
Linguistiques énonciatives : brèves remarques. La critique précédente, portée indistinctement à toutes les linguistiques de l’énoncé, mériterait de plus amples développements, et au cas par cas. Par exemple, on reconnaîtra à la Théorie des Opérations Énonciatives de A. Culioli d’avoir directement lié l’analyse linguistique à l’ouverture et à l’organisation d’une scène énonciative procédant d’un ensemble d’actes (1990). Parallèlement, le critère de recevabilité, habituellement travaillé dans le registre grammatical, s’est trouvé enrichi de nouveaux régimes de bonne formation, indexés sur les instances et situations énonciatives. L’idée de système est passée à l’arrière-‐plan, tandis que celle de générativité s’est trouvée entièrement reconvertie dans la perspective d’une sorte de schématisme générique attaché en propre à chaque unité singulière. Dans cette approche, on a donc bien reconnu certaines dimensions de la complexité linguistique, mais en même temps on a pensé pouvoir la confiner : d’une part, en rapportant l’exercice du langage à une série d’actes procédant de types génériques dont l’identité se comprend en vertu d’une isolation au sein de la scène énonciative ; d’autre part en positionnant le niveau des « formes schématiques » comme objet propre du linguiste, par opposition au complexe notionnel foisonnant auquel ouvre le lexique, et qui se trouve alors pensé comme une substance offerte au travail de modelage des formes schématiques.
La Sémantique Interprétative (F. Rastier). À la différence des linguistiques ci-‐dessus évoquées, la Sémantique Interprétative de Rastier (1987) est la traduction théorique d’une épistémologie qui reconnaît le texte comme le véritable objet du savoir à construire en la matière. Ledit texte n’y est pas envisagé uniquement comme la manifestation de structures abstraites, narratives, argumentatives ou autres, qui seules importeraient. Il faut le considérer d’abord comme une composition linguistique, comme un champ de formes expressives (indissociablement expression et contenu), dont il s’agit, dans une démarche à vocation réfléchissante, d’éclairer l’organisation, à partir notamment d’un réseau de genres et d’autres textes. Déjà sous cet angle, la facture complexe de l’objet s’impose. Les faits variationnels y sont premiers, et les typologies auxquelles on les rapporte les encadrent sans les déterminer. Plus encore, le texte est pensé comme le support d’interprétations attenantes à des parcours, eux-‐mêmes dépendants de points de vue, de projets de lecture, de normes conditionnelles.
C’est dire que le texte se trouve situé au croisement de multiples faisceaux systémiques, dont la force modale, éminemment variable, empêche toute séparation nette entre système et norme, et de même toute synthèse de cette multiplicité en un seul système englobant. Par là on se démarque tant
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d’un principe d’immanence que de l’idée d’une connaissance nomothétique. Les jalons et les résultats des parcours interprétatifs sont alors représentés comme des distributions et configurations de sèmes. Le sème, dans une filiation remontant à Saussure et passant par Hjelmslev, étant une entité différentielle portant la caractérisation d’un rapport entre deux formations sémiotiques prélevées sur fond de classe ou d’ensemble. Tous ces éléments participent à l’évidence du complexe comme caractéristique essentielle de l’objet linguistique, et les analyses ainsi menées, loin d’appauvrir la matière du texte, y font paraître une texture originale, sur fond de laquelle se trouvent mises en relief les formations proprement linguistiques qui constituent ce qu’avec raison on peut appeler la « textualité du texte ».
Toutefois, ces procédés ne vont pas sans une certaine forme d’évitement de quelques aspects fondamentaux de la complexité, notamment la dimension dynamiciste, dont on attendrait qu’elle se réalise ici en termes de (dé-‐)stabilisations, de transpositions, de métamorphoses de formes dans des champs. Dans cette perspective, il conviendrait, par exemple, de retravailler la notion de différence, constitutive de celle de sème, dans un cadre explicitement dynamiciste (microgénétique), où elle pourrait alors devenir différenciation et être envisagée dans ses différentes phases, permettant ainsi de relativiser la discrétisation imposée par la grille d’analyse sémique. De même, il conviendrait de resituer la notion de transposabilité. En effet, si l’on se bornait à reprendre les conceptions héritées du structuralisme, on ne comprendrait pas comment un trait, ou un sème, constitutivement tributaire d’une classe déterminée d’interdéfinition, serait fondé à afférer, à se transposer d’une classe à une autre, voire à ne relever d’aucune classe en particulier. Or il paraît essentiel de rendre intelligible cette possibilité, sans perdre la différentialité. C’est enfin la notion de transformation, également héritée des structuralismes, et gage d’une systématicité à l’œuvre dans les approches comparatistes, qui devrait être remise en chantier14.
Or, en dépit d’une amorce de réécriture de la Sémantique Interprétative dans des termes à résonance continuiste et dynamiciste, il semble bien que ces tensions ne soient pas résolues. Le concept de sème s’étire à présent entre plusieurs définitions : extrémité d’une relation binaire entre sémèmes (1987), plus petite unité de signification définie par l’analyse (2001), plus récemment, moment interprétatif, voire simple trait entrant dans la description de formes sémantiques15. Les concepts d’inhérence, d’afférence, d’inhibition, de virtualisation ou d’actualisation de sèmes, centraux dans la Sémantique Interprétative, n’ont guère été révisés dans l’esprit des évolutions récentes. La notion de transformation (d’une forme en une autre) aura conduit à individuer les états sémantiques en termes exclusifs de structures figure-‐fond (rendues par des agencements sémiques), pour les imputer comme tels à des formes attestées, prises comme seuls étalons de la détermination et de la reprise. L’arrière-‐plan structuraliste reste ainsi présent dans ces mouvements de comparaison/transformation, qui semblent parfois se donner comme la transcription d’une
14 Cf. a contrario les propositions développées dans (Cadiot & Visetti, 2001, 2006) où il s’est agi, en
discussion avec diverses théories linguistiques dont la Sémantique Interprétative, de repenser en termes dynamicistes le champ sémiolinguistique comme un déploiement de formes participant de plusieurs régimes, ou phases de sens, renvoyant chacune à un certain mode de la généricité linguistique. On appelle alors motifs les formations sémantiques porteuses d’une généricité, dite figurale, caractéristique des phases instables, et possiblement présente sous différents formants textuels (p. ex. morphèmes, lexèmes, expressions idiomatiques, isotopies, etc.).
15 Ainsi, le terme de sème n’apparait pas dans la préface à la 3° édition de l’ouvrage fondateur de la théorie.
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génétique en bonne et due forme (laquelle finit dans le cas d’études diachroniques de vocabulaire par s’assimiler quasiment au genre du dictionnaire historique, comme dans Rastier & Valette, 2009).
On peut ainsi voir le concept de sème comme le point nodal d’une sorte de conflit entre deux orientations épistémologiques. L’une, dans laquelle on ne renonce pas à un point de vue élémentariste et à l’impression de méthode qui s’en dégage, et où l’analyse sémique paraît renvoyer à un ensemble d’éléments arrêtés sous une notation cohérente et englobante, permettant même de reconstruire des types dont les occurrences seraient censées hériter par défaut. Une deuxième, foncièrement plus libre, et dans laquelle le sème n’est plus qu’un moment que l’on pense fugitivement stabilisé dans un parcours interprétatif – mais alors, comment comprendre sa transposabilité à d’autres classes et à d’autres parcours ? Comment même comprendre la possibilité d’une identité maintenue dans le temps16 ? Plutôt donc que la consignation d’un moment « stabilisé », il nous paraît plus juste d’y voir le marquage d’un point d’articulation et de rebond interprétatif, l’explicitation notationnelle et diagrammatique d’un agencement différentiel, dont le destin sémantique est celui d’une reprise à chaque fois réouverte. Or, même dans la seconde orientation épistémologique tout juste évoquée, il y a comme une croyance maintenue en l’existence d’un plan linguistique bien délimité, sans épaisseur génétique, où résideraient des ensembles de traits de nature purement diacritique, et pourtant réputés signer une certaine objectivité. En quelque sorte la théorie n’a pas entièrement renoncé, sinon aux prétentions objectivistes, du moins à une sorte de maitrise opérationnelle du sens, caractéristiques d’une époque antérieure de la recherche. Il y a donc comme une espèce de recul devant les effets de la complexité du phénomène langagier, affectant la juste vision de l’entreprise théorique, dès lors que celle-‐ci relèverait d’un art d’intervention et d’explicitation, plutôt que d’un acte de détermination.
Conclusion Pour conclure ces quelques considérations, que l’on permette aux auteurs de faire part de ce qui
pour eux a représenté la toile de fond de leurs travaux, et qui a nourri leur réflexion à la croisée de la pensée du complexe ici discutée et de la problématique linguistique. Pour le dire vite, il s’est agi d’abord de cette conception dynamiciste générale qui constitue de nos jours le meilleur lieu scientifique pour une pensée du devenir, telle qu’évoquée par les quelques mots-‐clés suivants : flux, spatialité, temporalité, instabilité, stabilisation, phase, émergence, gradualité, différenciation, couplage, dialectique continu/discontinu… Cet imaginaire scientifique, nourri de mathématiques, a pu prendre la forme de modélisations aux rationalités diverses ; parfois en vue d’une confrontation à l’empirique, parfois comme simple diagramme à vocation réfléchissante, forme explicite d’un principe d’intelligibilité.
16 Ainsi, dans la première de ces orientations épistémologiques, on semble admettre que les désignations
ou gloses des sèmes n’ont qu’un statut conventionnel (cependant motivé puisqu’on parle de lexicalisation), tandis que les sèmes sont conçus comme des « invariants de méthode », que leur nom rapporte, sans doute, mais ne constitue pas. Dans la seconde orientation, en revanche, il n’est plus aussi directement question de « méthode », et l’on s’attendrait à ce que le caractère plus opportuniste du sème, qui se comprend alors comme un événement dans un parcours (un « moment interprétatif »), se traduise dans un souci particulier pour sa désignation. Mais ce n’est guère le cas. Et quand cela semble l’être, c’est tout simplement qu’on a substitué, à la notion analytique de relation sémique, celle plus simplement empirique de co-‐occurrence.
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Au plan des schématisations mathématiques et des modèles, l’événement capital a été, comme on sait, l’ouverture, avec la Théorie des Catastrophes (TC) de R. Thom, d’une ligne de travaux qui a permis de reconstruire le structuralisme dans un cadre dynamiciste, et de dépasser certaines apories liées à son enfermement dans un univers de représentations discrètes. Un des apports essentiels de la théorie aura été de substituer, à la vision logico-‐algébrique de la généricité, celle, topologico-‐dynamique, d’un germe instable, qui anticipe sur les chemins de stabilisation à la faveur desquels se nouent les phénomènes centraux de la détermination des valeurs (glissement, fusion, différenciation réciproque, identification dialectique des contraires). Ainsi l’écart qui s’était artificiellement creusé entre les problématiques de la structure et celles de la forme a-‐t-‐il pu se résorber : la « formalité » structurale relevant désormais d’une théorie générale des formes, où elle pouvait trouver à se diversifier, à travers un concept renouvelé de morphologie. Formes, genèses et même systèmes, s’offraient désormais comme trois angles d’appréhension d’un même phénomène. Du même coup, une voie nouvelle s’ouvrait pour nouer l’intelligible au sensible en rapprochant plus explicitement la saisie du sens et des structures de celle des formes perçues. Ainsi retrouvait-‐on le principe phénoménologique d’un primat de la perception — entendue comme modalité générique d’accès à tout ce qui se présente et fait sens pour nous.
Tel a été le prisme suivant lequel nous avons rencontré les problématiques de la complexité, et notamment celles qui ont accompagné le développement des systèmes complexes, qui nous ont paru tantôt un développement tout à fait enrichissant du premier univers ouvert par la Théorie des Catastrophes (explicitation du double niveau micro-‐macro, architecture des systèmes, adaptation et apprentissage, grands ensembles de données), tantôt aussi une régression (discrétisation précoce, élémentarisme, perte du caractère différentiel des valeurs, que la TC, en revanche, avait si bien traduit par une articulation entre dynamiques internes et espaces externes).
Par cette seule réouverture de la problématique structurale – par son génie singulier – se sont joués pour nous la possibilité, et le désir, d’un rattachement à toute une ligne de travaux du 20° siècle, au premier rang desquels ceux de grands auteurs de la phénoménologie, dans sa version philosophique (Husserl, Gurwitsch, Merleau-‐Ponty…) comme scientifique (Gestalt berlinoise, écoles de la microgenèse). Revenant à partir de là vers des questions de langage, nous avons entrepris, avec quelques autres, et dans un rapport plus ou moins distancié aux travaux de référence cités ci-‐dessus17 de faire droit dans les montages théoriques à une communauté de nature entre perception, pratique et langage, dont la reconnaissance nous semble à même de préserver celle de la complexité propre aux phénomènes langagiers. Complexité sur laquelle nous nous sommes efforcés de projeter le triple éclairage (i) des théories linguistiques et textuelles concernées (dont certaines évoquées plus haut), (ii) de certains auteurs de la phénoménologie de filiation husserlienne, et enfin, (iii) de l’approche dynamiciste et continuiste. L’ambition étant alors de saisir le phénomène langagier depuis sa racine, en le concevant, suivant une formule de E. Coseriu (1958, ch II, 2.2), « non comme une activité qui emploie des signes déjà établis, mais comme une activité créatrice de signes », comme une sémiogenèse opérant dans le champ de la parole18.
17 Distanciation y compris de la TC, qui reste cependant un moment fondateur, pour chacun de nous, dans
des parcours ouverts sur des horizons différents. 18 Cf. les travaux des deux auteurs cités dans la bibliographie.
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