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Monsieur Darwin SMITH Le jargon franco-anglais de Maître Pathelin In: Journal des savants. 1989, N° pp. 259-276. Citer ce document / Cite this document : SMITH Darwin. Le jargon franco-anglais de Maître Pathelin. In: Journal des savants. 1989, N° pp. 259-276. doi : 10.3406/jds.1989.1529 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/jds_0021-8103_1989_num_3_1_1529
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Le jargon franco-anglais de Maître Pathelin

Jan 21, 2023

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Page 1: Le jargon franco-anglais de Maître Pathelin

Monsieur Darwin SMITH

Le jargon franco-anglais de Maître PathelinIn: Journal des savants. 1989, N° pp. 259-276.

Citer ce document / Cite this document :

SMITH Darwin. Le jargon franco-anglais de Maître Pathelin. In: Journal des savants. 1989, N° pp. 259-276.

doi : 10.3406/jds.1989.1529

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/jds_0021-8103_1989_num_3_1_1529

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LE JARGON FRANCO-ANGLAIS DE MAÎTRE PATHELIN1

Les plus anciens témoignages de jargon franco-anglais 2 remontent au milieu du xme siècle, quand, dans des pièces de parodie politique telles que La Paix aux Anglais, la Charte de la Paix aux Anglais, et La Nouvelle Charte de la Paix aux Anglais0, il est utilisé pour ridiculiser les travers réels ou supposés de nos voisins : buveurs, paillards, jureurs, etc. D'autres textes de la même époque en contiennent de longs passages où l'équivoque plaisante, comme dans le roman de Jehan et Blonde 4 ou le fabliau De deux Anglois et de l'agnel5, le dispute à la tromperie (Renart Teinturier6). Après une éclipse au siècle suivant, de nombreux textes poétiques et dramatiques du xve siècle attestent la vivacité d'une tradition qui s'enrichit alors d'un nouveau lexique

1 . Version primitive de cet article dans Édition critique du Jeu saint hoys, manuscrit B.N. fr. 24331, Thèse de Doctorat, Université de Paris III, 1987, vol. I, p. 243-260.

2. Principaux travaux sur le jargon franco-anglais au Moyen Age : Charles-Victor Langlois, « Les Anglais du Moyen Age d'après les sources françaises », dans Revue historique, t. 52 (1893), p. 298-315 ; John E. Matzke, « Some Examples of French spoken by Englishmen in old French Literature », dans Modern Philology, 3 (1905- 1906), p. 47-61 ; Hermann Albert, « Mittelalterlicher Englisch-Franzôsischer Jargon », dans Studien zur Englischen Philologie, 63 (1922), 74 p., et Elisabeth Lalou, « Les Textes en jargon franco-anglais du xme au XVe siècle », dans La France anglaise au Moyen Age, Actes du 111e congrès national des Sociétés savantes, Poitiers 1986, p. 543-562; l'ensemble de références le plus complet à ce jour est: Peter Richard, England in Medieval French Literature 1100-1500, Cambridge, 1956, chapitre vu, ainsi que la bibliographie p. 257-271. La question de la définition stricte de ce jargon — « franco-anglais », « franglais », « anglo-français », « anglo-normand » — sera abordée dans l'étude et l'édition de l'ensemble des textes du genre, du xme au xvie siècle (en préparation).

3. Edités par Edmond Faral, dans Mimes français du XIIIe siècle, Paris, Champion, 1910, P- 31-51-

4. Jehan et Blonde de Philippe de Rémi, Roman du XIIIe siècle, édité par Sylvie Lecuyer, Paris, Champion, 1984, v. 2639-2846, 3103-3164.

5. Recueil général et complet des fabliaux, par Anatole de Montaiglon et Gaston Raynaud, t. II, Paris, Librairie des Bibliophiles, 1877, p. 178-182.

6. Le Roman de Renart, première branche, édité d'après le manuscrit Cangé par Mario Roques, Paris, Champion, 1978, v. 2403-2913.

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d'emprunts à l'anglais dans un cadre de déformations syntaxiques et morphologiques quasi identique à ce qu'il était au xnie siècle. L'emploi de ce jargon s'est étendu : il n'est plus seulement utilisé pour parodier les Anglais — et les Écossais qui, entre temps, ont fait leur apparition sur la scène nationale — ou permettre le jeu de la duplicité, mais encore comme l'un des signes de la possession diabolique dans le théâtre des farces et des mystères.

Il est difficile d'apprécier, dans le lexique transmis par ces textes, ce qui tient du jeu de la rhétorique dramatique ou poétique de ce qui appartient aux usages d'une langue courante qu'ils sont censés, parfois, reproduire. Quelques mots, aujourd'hui d'emploi vieilli, en ont subsisté dans la langue contemporaine : milort < my lord, bigot < by God, et falot < fallow. Une des sources les plus intéressantes de ce jargon au XVe siècle, tant pour en connaître le fonctionnement que le vocabulaire, était demeurée toutefois inaperçue en raison de la corruption des textes de base : l'avocat de la Farce de maître Pathelin jargonnait en « franglais » à la barbe de générations d'érudits.

Lorsque le drapier Guillaume vient réclamer son dû à Pathelin pour la pièce de draps emportée du marché, il est berné par l'avocat qui feint la déraison au moyen de langaiges. Cette série de répliques jargonnesques varie assez sensiblement en longueur et en leçons suivant les différentes sources de la farce à notre disposition7. Cependant, tous les spécialistes, sans exception et quelle que soit la source commentée, se sont accordés à reconnaître comme du jargon flamand ou hollandais le troisième de ces langaiges0.

7. Manuscrits Bigot (B.N. fr. 15080), La Vallière (B.N. fr. 25467), et B.N. Nouv. acq. fr. 4723, auquel se rattachent les plus anciens imprimés de Guillaume Le Roy à Lyon (1485/1486) et Pierre Levet à Paris (1489); Richard T. Holbrook considère le B.N. Nouv. acq. fr. 4723 comme « une copie de l'édition Levet » {Romania, 46 (1920), p. 80-103), rnais on peut trouver au moins autant d'exemples pour infirmer ceux qu'il propose à l'appui de sa thèse.

8. En 1560, Etienne Pasquier {Recherches de la France, VIII, livre 59) esquive le problème quand il note à propos de ce passage : car en ses resveries il [Pathelin] parle cinq ou six sortes de langages, Limosin, Picard, Normand, Breton, Lorrain...; l'idée que cette réplique est en jargon flamand ou hollandais remonte à l'édition de François Genin (Paris, 1854, p. 302), suivi par P[aul] L[acroix] Jacob {Recueil de Farces..., Paris, 1859, p. 73) ; L.-E. Chevaldin {Les Jargons de la farce de Pathelin, pour la première fois reconstitués, traduits et commentés..., Paris, 1903, p. 124- 163), l'a consacrée en développant une interprétation souvent reprise par les commentateurs, mais contestée dans son ensemble par Halina Lewicka {Répertoire bibliographique..., 2e édit., n° 1525, « tentative (vaine) d'élucider les jargons »), qui s'est elle-même fondée sur ce qu'en a dit Robert Garapon {La Fantaisie verbale et le comique dans le théâtre français du Moyen Age à la fin du XVIIIe siècle, Paris, 1957, p. 104-106).

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1. Le jargon d'après l'imprimé Le Roy (R) et le manuscrit Bigot (B)9.

R[fc8 v°] Dont viens tu caresme prenant wacarme lief godeman etlbelic beq igluhe golan henrien henrien conselapen 4 ych salgneb nede que maignen grile grile scohehonden zilop zilop en mon que bouden disticlien unen desen versen 8 mat groet festal ou truit denhersen en wacte wile comme trie cha a dringuer je vous en prie quoy act semigot yane 12 et quon my mette un peu de aue vuste wille pour le frimas faictes venir sire thomas tantost qui me confessera 16

B [P 15 v°] Dont viens tu karesme prenant wacharme liefve gouedmant tel bel bighod gheueran hemen hemen consolapan [.; ] grifle glifle scoche garden zilop zilop en non que bouden

hau wat wille cometrie 8 cha a boire je vous en prie commare se margod de leaue et quon my mette ung petit deaue hau wat wille pour le frimas 12 faictes venir frère thomas tantost qui me confessera

Sauf à faire subir, comme l'a fait Louis-Emile Chevaldin, des contorsions arbitraires aux graphies de ces deux versions, indépendamment de toute justification paléographique sérieuse ou d'une critique philologique et interne cohérente, on y cherche vainement la trace de moyen flamand 10. Parallèlement, plusieurs éléments d'observation ont peu retenu l'attention, dont certains rattachent sans conteste cette réplique à la tradition du jargon comique franco-anglais, bien attesté aux XIIIe et XVe siècles, à la différence du jargon tudesque connu par de très rares textes n :

9. L'imprimé Le Roy a servi de base à l'édition de Richard T. Holbrook, Paris, Champion, 1924, (2e éd. révisée par Mario Roques, 1937), ainsi qu'à celle de Jean Dufournet, Paris, Flammarion, 1985; dans les deux éditions, référencées infra « Le Roy », la réplique y occupe les vers 862-77.

10. Cela avait déjà été remarqué par plusieurs flamingants sollicités par Chevaldin pour trouver un sens à ce passage {op. cit., p. 125-126); wacarme (v. 1) est entré dans la langue française dès le xme siècle; seul desen versen (R, v. 8) peut être compris comme du moyen flamand (« ces vers »); sur l'aspect « germanique » de la réplique, voir notre hypothèse, infra 3., p. 276.

11. Otto Damm, Der Deutsche-Franzôsische Jargon in der schônen Franzôsische Liter atur, (Romanische Studien 11), Berlin, E. Ebering, 191 1, p. 181-194, ne connaissait que le jargon « franco-allemand » du Tournoi de Chauvenci de Jacques Bretel (1285); un rondo inédit en jargon germanique dans le mystère de saint Rémi (xve siècle), ms 3364 de la bibliothèque de

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a) La mesure très altérée des vers de la réplique, plus particulièrement ceux au faciès jargonnesque (R, v. 2, 3, 7, 8, 9, 12, 13) et aux rimes douteuses : l'homophonie des finales toniques de trois couples successifs dans R, v. 4-9, est surprenante dans la métrique de l'ensemble de la farce, qui n'échappe pas à la forme d'octosyllabes à rime plate.

b) La présence de graphies à jambages multiples et de lettres pouvant être le résultat de confusions, si l'on pose que les imprimés et manuscrits connus ont eu, à travers un ou plusieurs intermédiaires, des modèles en cursives12. La ressemblance de certaines lettres dans différents types de minuscules provoque des confusions, par ex., entre o/e/u/r et g/h/y/z. La seule comparaison de la réplique d'après Le Roy et Bigot en fournit l'illustration : v. 4 henrienj hemen (jambages multiples) 13 et consolapen/conselapen (confusion e/o) ; v. 6 houdenl garden (confusions g/h, u/r, a/o).

c) Plusieurs mots appartenant au vocabulaire jargonnesque franco-anglais : bouden (v. 7/7) < boden (« message », cf. Jeu saint Loys, boudin, v. 2653, 2797, 2846; mat (R, v. 9) < mad (« forcené »), cf. JSL, v, 2654; dringuer (R, v. 11), infinitif forgé sur l'anglais drink (« boire »), cf. Seconde Invencion saint Quentin14, drinquier, v. 23139, et JSL, drinc, v. 2970.

d) Les confusions de lettres et la confrontation avec le lexique jargonnesque permettent de restituer deux leçons importantes : gouden, transformé en houden\ garden (v- 6/6) par les confusions g/h et u/r, cf. JSL, goudin, v. 2705 (terme dépréciatif désignant l'ensemble des « godons », les Anglais, ayant pour origine le juron God dam. Aux vers 6-7 de la réplique de Pathelin, on trouve donc la rime riche gouden : bouden, particulièrement savoureuse, puisque bouden fait équivoque avec boudin qui était un terme d'injure) ; horson, transformé en hersen (R, v, 9 den/hersen) par la confusion e/o, cf. JSL, hourson, v. 2657, 3267, et infra, 2, v. 3, transcription littérale de whore son (« fils de putain »).

é) La possibilité d'interpréter sireffrere thomas (v. 13/15) comme une allusion à l'un des deux saints anglais du nom, soit Thomas de Canterbury, soit Thomas de Cantiloupe. Comme Pathelin signe ses langaiges de noms de lieux ou de surnoms qui sont des repères nationaux 15, c'était là un indice d'autant moins

l'Arsenal, P 55 v°. La seule trace indubitable de jargon tudesque dans Pathelin est frelor e < verloren. « perdu » (Le Roy, 740), cf. le passage en tudesque et italien du Mystère de Saint Christofle de Claude Chevalet, cité par Jacques Chocheyras dans Le Théâtre religieux en Dauphiné du Moyen Age au XVIIIe siècle, Genève, Droz, 1975, p. 273 : Tout frelor e bigot m'en voys, tu bistre tronque en bourquein... (texte composé au cours du règne de Louis XII).

12. Beaucoup de manuscrits dramatiques du XVe siècle en langue vernaculaire sont des copies courantes, rédigées rapidement sans justification ni réglure, qui contiennent de multiples méprises et incohérences {cf. infra, 3., p. 275).

13. Voir également, par ex., le couvenença du ms. La Vallière (v. 1279) devenu commença (hypométrique), dans l'imprimé Le Roy (v. 1329).

14. Henri Châtelain, Le Mister e de Saint Quentin suivi des Invencions du Corps de saint Quentin par Eusebe et Eloi, édition publiée avec introduction, glossaire et notes, Saint-Quentin, Imprimerie générale, 1909.

15. Cf. le mou saint Garbot (Le Roy, v. 894), Baieux (Le Roy, v. 895), Jehan du Quentin (Le

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négligeable qu'il y avait des précédents : Renart contrefaisant un jouglier anglais pour tromper Ysengrin jure, tout en jargonnant, par saint Thomas, ne saint Thomas de Quantorbir 16, de même l'Anglais du fabliau De deux Angloys et de l'agnel11.

Ces observations sont doublées d'un argument interne : le jargon, dans l'expression dramatique au XVe siècle, n'est incompréhensible (au sens strict) que dans les cas de possessions diaboliques et apparentées 18. Nous considérons donc les versions de cette réplique de Pathelin — d'après Le Roy et Bigot — comme très corrompues. La même réplique, d'après le texte du manuscrit La Vallière, réunit clairement les éléments typiques du jargon franco-anglais et laisse entrevoir son intelligibilité comme sa fonction dans le déroulement de la farce 19.

2. Le jargon d'après le manuscrit La Vallière.

abréviations résolues < lectures hypothétiques >

[f° 73 v°] Maistre perre Bymytrot ly gentil fallot ye bigot et brelare hours<t>on que na rego div<o>e <r>

4 comma<in>e de belle sepit ly saint george fut grant despit moytuy Dra<mn>ac grant tas <nm> fety venir miszVe thomas

8 bigot qui me confesserà

2.1. Observations paléographiques.

Il s'agit d'une cursive courante (xv2) dont la lecture, à l'exception des cas signalés < >, ne pose pas de problème particulier. Ces <lectures

Roy, v. 896) et Saint Michel (Le Roy, v. 898) pour le jargon normand, et Dynan (La Vali, v. 897) pour le breton.

16. Renart Teinturier, op. cit. {supra note 6), v. 2865, 2486. 17. De deux Angloys et de l'agnel, op. cit. {supra note 5), v. 25 et 39. 18. Cf. infra, 2.3. et note 22. 19. Le texte de la farce de maître Pathelin du manuscrit La Vallière a été édité par Jean-

Claude Aubailly, La Farce de Maistre Pathelin et ses continuations, le nouveau Pathelin et le Testament de Pathelin, Paris, S.E.D.E.S., 1979; la réplique y occupe les vers 845-52.

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hypothétiques > correspondent aux propres difficultés du copiste devant des mots dont le sens et la segmentation lui échappaient dans son modèle : le <t> éventuel de hour son (v. 3) semble une simple attache du o après une hésitation à la suite du s dans un mot qui, comme les suivants du même vers, lui était inconnu : la graphie peu sûre de <o/r>, ainsi que des lettres immédiatement précédentes, trahit l'embarras du copiste.

La rapidité et/ou l'incompréhension peuvent être la source des jambages multiples de comma<in>e (v. 4) et Dra<mn>ac (v. 6), qui sont étranges. La graphie de qui (v. 8) présente un jambage supplémentaire à la suite du i avec, presque en surcharge, une hampe d'appel pour un m (anticipation du me) que le copiste a lui-même barrée d'un léger trait de plume en oblique.

2.2. Observations critiques20.

v. 1 Bymytrot ly gentil fallût 1 2 3 4

1 < by my truth, « par ma vérité », cf. JSL, bimetrot, v. 3122; PJ, bymytrot, v. 2908, 2946, 2966.

2 Déformation habituelle de l'article défini ou, dans d'autres cas, du pronom pers. 3e personne en régime direct ou indirect, cf. JSL, v. 2652, 2653, etc.

3 Qualifie, en moyen anglais comme en moyen français, l'idée de distinction, de noblesse d'allure, de bonne extraction.

4 < fallow, « compagnon », cf. Farce de la Pipée, jentil j allot, ms. B.N. fr. 25467, P 96 r°, 1. 6; Farce nouvelle à six personnages21, Godin f allot, « compagnon Goudin » (sur godin/goudin, cf. supra, p. 262 d).

v. 2 yé bigot et br elare 1 2

20. Nous ne donnons ici que les références tirées de textes dramatiques ou poétiques de la période 1460-1500; abréviations utilisées : JSL, he Jeu saint Loys (cf. note 1); PJ, La Pacience de Job, éd. Albert Meiller, Paris, Klincksieck, 1971 ; SISQ, Seconde invencion saint Quentin, (op. cit., supra note 14); Bal. Berlin, ballade anonyme du manuscrit 78 B 17 du Cabinet des estampes de la Bibliothèque de Berlin, éditée (avec des fautes et un commentaire linguistique fantaisiste pour l'essentiel) par Martin Lôpelmann, dans Die Liederhandschrift des Cardinals de Rohan (XV. Jahrh.), Gôttingen, Niemeyer, 1923, p. 37-39; MR, Mystère de la Résurrection, manuscrit B.N. fr. 972.

21. Gustave Cohen, Recueil de farces françaises inédites du XVe siècle, The Medieval Academy of America, Cambridge (Mass.), 1949, p. 51-56.

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1 < yea, « oui », cf. JSL, v. 2830, 2850. 2 < by God (et) b'our Laird, « par Dieu (et) par Notre Seigneur », cf.

JSL, bigot, certes, burlare, v. 2715, bigot burlare, v. 2857; Villon, Testament, ms C, brulare bigot, v. 1685; MR, P 95 v°, 1. 11, Bigot/lare; Bail. Berlin, P 37 r°, 1. 1, bigoth, 1. 7, brelare.

Le vers est hypométrique d'une quantité variable (— 1 ou — 2) suivant la place originelle de brelare dans le vers. Le JSL, au vers 2715, donne l'adresse millort en avant de bigot certes burlare, et, dans ses deux emplois, yé est également en cheville avec cette même adresse; sur cette base, nous proposons la restitution : yé [millort] bigot et brelare.

v. 3 hours<t>on que na re go divo<r>e

1 < whore son, « fils de putain », cf. JSL, hourson, v. 2657, 3267, qui confirme que le <t> n'est qu'une hésitation de plume.

2 Sous la graphie que na re, on retrouve quenave < knave, « valet », avec insertion de e svarabhaktique, cf. JSL dont les deux exemples sont précisément couplés, comme dans Pathelin, avec hourson (v. 2657, 3267).

3 On isole god, premier élément d'une expression composée, < good ou God, cf. Lexique du JSL; la terminaison <r>e, plutôt que <o>e, peut indiquer la rime avec brelare au vers précédent, auquel cas deux mots du lexique jargonnesque de l'époque pourraient servir de restitution : Lare (cf. supra, v. 2, 2) ou Mare, « Marie » (cf. JSL, bi saint Mare, v. 2714, 2761, 2771).

v. 4 comma<in>e de belle sepit 1 2

1 La lecture com maine ( = qu'on mène) ne convient pas, car les verbes de la classe 1 étaient toujours fléchis (en jargon « franglais ») par l'unique terminaison -y (ameny, aprochy, assomy , frapy , logy, meny, etc.) ou, quand la mesure du vers l'exigeait, réduits au radical (frap' , gard' , pas', etc.). Le manuscrit Bigot, à la place correspondante, offre commare, graphie très proche, et quoy act de Le Roy, en dépit des apparences, se superpose si on le rapporte à une écriture en cursive par l'intermédiaire d'une abréviation résolue pour quon retranscrite com ; nous tenons les trois versions pour trois graphies inintelligibles d'un même modèle.

2 de belle sepit apparaît comme une interprétation du copiste pour la locution jargonnesque de dile sepit, < the devil speed [him], « le diable [l']emporte », cf. JSL, de dilspit, v. 281 1, Bail. Berlin, P 37 r°, 1. 2, de dil

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sepit. Nous proposons la restitution de dite sepit, en admettant l'insertion d'un e svarabhaktique comme on le trouve attesté dans la locution godesepit {cf. vers suivant).

v. 5 ly saint george fut grant despit i 2 3

1 < by saint George, « par saint George », cri de guerre et juron préféré des Anglais dans les passages en jargon, cf. JSL, v. 2667, 2674, 2815, etc. ; de ce fait, le e final est toujours élidé {cf. également MR, f° 94 r° où, compte tenu de l'usage, le vers n'est pas hypermétrique : Saint George, vous demourity cy !).

2 L'une des deux formes jargonnesques du verbe être/foutre (l'autre est futy), cf. JSL, v. 2643, 2644, 2645, etc.; Bail. Berlin, v. 1, 12, 21, etc.

3 Malgré le sens apparent, nous voyons là une transformation probable du copiste pour la locution godespit/ 'godesepit < god speed, « bon voyage », cf. JSL, v. 2759, 2783 ; si la leçon du texte était juste, la mesure du vers serait fausse (—1), alors que godesepit donne l'exacte mesure et fournit même une rime sur trois timbres {-esepit).

v. 6 moytuy Dra<mn>ac grant tas 1 2

1 moytuy doit être sectionné : moy/tuy : c'est l'habituelle déformation de la morphologie du verbe accompagné de la confusion des pronoms personnels je/moi, cf. JSL, moy donny, moy allé, moy embly; JSL, tuy, v. 2698, 3475.

2 Se rétablit aisément : D'Armenac, « d'Armagnacs », un anachronisme pour désigner les Français, autre topique du jargon franco-anglais (une vingtaine d'exemples dans JSL, v. 2656, 2677, etc.).

v. 7-8 Ces deux derniers vers sont communs à toutes les versions de cette réplique de Pathelin : fety venir misire thomas (La Vali.) faictes venir frère thomas (Bigot) bigot qui me confessera tantost qui me confessera

faictes venir sire thomas (Le Roy) tantost qui me confessera

fety/faictes : fety (V) est la forme jargonnesque de faire (JSL, faicty, parfois faicté,

v. 2664, 2672, 2688, 2712...), faictes (B, R) apparaît, vu la permanence du procédé, comme une correction et/ou francisation de cette forme.

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misire/frere/sire : La présence de frère (B) en face de sire (R) s'explique par la

ressemblance graphique de l'abréviation en cursive de ces deux mots (quasi- identicité) ; misire est un calque de my sir. Un point important est le e muet de sire, qui correspond à l'apocope jargonnesque {cf. JSL, guer' , gorg', guis', etc.), elle-même une caricature d'un trait anglo-normand {cf. Margaret K. Pope, From Latin to French, § 1 126, iii). L'apocope étant systématique, la leçon de R est donc tronquée, car hypométrique ( 1), et celle de La Vallière originale : fety venir misir(e) thomas.

bigot/tantost : bigot est le juron le plus constamment employé de ce jargon {cf. supra,

v. 2) et un topique dans la figuration scénique des Anglais, car on les faisait jurer continuellement. Comment expliquer que tantost (B, R) ait pu apparaître en face de bigot alors que les versions de ces deux vers sont si proches par ailleurs ? Cette question, justifiée par l'étroite parenté des versions, peut se résoudre par un intermédiaire qui aurait porté bintot forme jargonnesque usuelle; ceci est conforté par le fait que bintot transformé en tantost s'ajusterait parfaitement avec les substitutions de formes courantes aux formes jargonesques relevées dans le vers précédent : fety > faictes, misir(e) > sire.

A ce stade, deux hypothèses peuvent être formulées : 1) Il existait à l'origine deux versions concurrentes de ces vers, l'une

portant bigot, l'autre portant bintot; le copiste de V s'est trouvé devant un modèle de la première {bigot), B et R, par x intermédiaires, en face de modèles issus de l'autre {bintot).

2) Le modèle de V porte la leçon bintot, mais le copiste, ignorant cette forme jargonnesque mais n'en étant pas moins habile dans son travail {cf. hour son quenave, v. 3, moy/tuy D'Armenac, v. 6, qu'il ne comprend pas mais restitue graphiquement au point de rendre son modèle apparent) lit et copie bigot comme il l'a déjà fait six vers plus haut ; cette confusion est possible dans la mesure où les graphies en cursive de bigot et bintot peuvent se confondre facilement {cf. JSL, bintot P 35, 12 1. avant la fin : o*w\ **", et bigot, ibid., 6 1. avant la fin : £wvi ; la longue hampe du n de bin avait pour but de le distinguer de bien abrégé).

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2.3. Commentaire.

La réplique se divise en quatre séquences qui correspondent à différentes étapes de la folie simulée par l'avocat.

à) Pathelin voit le drapier, l'adresse révérencieusement : Bymytrot, ly gentil fallot... Par ma vérité, le noble compagnon... — Yé, [millort], bigot et brelare ! — Oui, [mon prince], par Dieu et

Nostre Seigneur! b) il le couvre d'injures :

Hourson ! quenave ! god [eia] re ! Fils de putain ! valet ! [Seigneur] Dieu ! Commaine, de [di\ le sepit ! (...), le [diable] l'emporte!

c) il se fait soldat vantard : By saint Georg (e), fut g [odese] pit ! Par saint George, foutre [bon voyage]! Moy tuy d'Armenac grant tas! Moi tuer d'Armagnacs grand-quantité!

d) il est à la dernière extrémité : Fety venir misir(e) Thomas Faire venir monseigneur Thomas bintot, qui me confessera. bien vite, qui me confessera.

Dans la situation de Pathelin, l'intelligibilité interne est nécessaire pour préserver le déroulement de la farce, puisqu'elle est à la fois le reflet de son attitude de trompeur (il n'est pas fou/possédé) comme démonstration de sa ruse et de sa maîtrise du langage, et l'instrument du rire par la connivence avec son public supposé qui le « comprend »22. L'organisation de la réplique est un développement per augment ationem du précédent jargon, en « picard », — qui contient dans ses quatre premiers vers le même mécanisme de simulation :

22. Pour éviter toute équivoque interne, il faut que Pathelin ne parle qu'une langue à la fois, car le jargonnage incompréhensible faisant appel à une multiplicité simultanée de langues est une caractéristique fréquente (mais non nécessaire) du possédé dans la typologie dramatique au xve siècle : c'est l'un des indices du diagnostic de la possession avec la clairvoyance et l'agitation (tous trois attestent la présence d'un pouvoir, d'une force, surnaturels) ; entre autres exemples : le possédé de la Seconde Invencion Saint Quentin, dont le sous-prieur dit : Je cuide que l'anemy a dedens le corps, en sept angles (= en cest anglet, « en ce recoin » : le sous-prieur désigne une certaine partie du corps du possédé, probablement la gorge) car il parle latin, angles, ensamble (: en même temps) flament et lombart (21928-31), et les Chaldéens de la Pacience de Job (2750-3075), qui jargonnent un mélange d'anglais, de latin, de provençal et d'italien (en tant que païens, ils sont « animés » par le diable).

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a) adresse révérencieuse et ambiguë : Venez ça, doulce damoy selle... b) retournement injurieux de l'accueil : Mais que veult ceste crapaudaille ? c) provocation guerrière : Tapez, tapez sur sa merdaille ! d) intrusion de l'image du prêtre : Or ça, je veil devenir prestre !

(La Vali. 830-33, Le Roy 851-54)

— , et chaque séquence renvoie à des conventions linguistiques et dramatiques précises :

le caractère révérencieux (a) en contraste immédiat avec des énoncés violents et grossiers (b) est typique : le connétable d'Angleterre du Jeu saint Loys, traduisant pour son roi le message transmis par un héraut français, fait succéder une avalanche d'injures et d'imprécations à son adresse polie : Millort, bigot, s'bodin tast ly : gost ! art ! toi ! moust ! alst ! mat ! goul ! det ! (v. 2653-54) 23 ; même enchaînement dans la ballade en jargon du recueil de Berlin : Mon prinss, my lord, je dit ly cest cy : godivoy fourt, troussi ton bagach! (f°37r° 1. 14-15) M;

l'homme d'armes vantard venu « tuer de l'Armagnac » (c) est un topique des rôles de chefs de guerre anglais dans le Jeu saint Loys : Et moy donny a V Armenac de mon pee de sy grant clac que moy la fait chacun tout mort ! (duc de Clocestre, v. 2694-2696, cf. également v. 2655-2656) ;

le mourant qui se ridiculise par sa dernière volonté (d) est la cheville du testament parodique pour lequel la figure de l'Anglais est un support idéal : Thoumelin (« petit Thomas ») adjure la prest d'Engleterre, pour Diou et son mer Notre Dam, que ly ne fouty point mon fam moingnet que petit tantinet (JSL, v. 3287-92) 2S ; Pathelin, lui, demande à faire venir à son propre chevet, pour être confessé, misire Thomas, c'est-à-dire monseigneur Thomas, soit l'évêque Thomas, autrement dit saint Thomas ; la raillerie à l'égard de la dévotion des Anglais pour un de leurs saints les plus populaires et l'énormité de la bourde par laquelle l'avocat trompe le drapier culminent ensemble26.

23. « Milort, pardieu, ce message/boudin dit/tâte le », puis une suite de mots anglais utilisés comme onomatopées ; pour le commentaire détaillé de ces deux vers, cf. Darwin Smith, op. cit. {supra, note 1), p. 73.

24. « Mon prince, milort, je dis toi ceci : fous le camp, remballe ton paquetage ! », cf. D. Smith, op. cit., p. 259, note 20.

25. « Que le prêtre d'Angleterre, par Dieu et sa mère Notre Dame, ne foute point ma femme un petit peu moins qu'un tout petit peu. » ; voir également le Testament du gentil Cossois (1499), édité par Baird-Smith, dans Scottish Historical Review (1920), p. 190-199, reproduit par P. Rickard, op. cit. (supra note 2), p. 252-255.

26. Dans ce contexte, il est impossible d'identifier Thomas avec le théologien Thomas de

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27O DARWIN SMITH

A chaque étape de sa simulation, Pathelin-anglais change d'état — (a) Pathelin-anglais-cérémonieux (c) Pathelin-anglais-soudard (b) Pathelin-anglais-grossier (d) Pathelin-anglais-mourant

— , avec les effets de contraste concomitants. Ces effets de contraste sont accompagnés d'un effet de bascule en milieu de réplique entre (b) et (c) quand le drapier Guillaume passe du rôle d'interlocuteur direct à celui de spectateur témoin de l'avocat qui, dans son pseudo-délire, ne s'adresse plus au drapier en particulier. Ce retournement de l'avocat sur lui-même est nécessaire pour introduire l'image d'une progression dans la perte de la raison. A la fin de la réplique, le caractère agité et agressif du langage de Pathelin mimant un soldat anglais — accompagné des gesticulations que l'on imagine — est bien perçu par le drapier qui s'exclame :

Qu'est-ce cy ? Il ne cessera Et comment ? Il ne cessera huy de parler divers langaiges ! huy de parler divers langaiges ! Au moins qu'il me baillast ung gage... Au mains qu'il me baillast mes gaiges... (Le Roy 877-80) (La Vali. 853-55)

Courcelles, ainsi que l'a fait Rita Lejeune (Pour quel public la farce de Maître Pierre Pathelin a-t- elle été rédigée?, dans Romania (82), 1961, p. 513-14). Outre les arguments évoqués supra (1. dernier §) relatifs à l'invocation de saint Thomas dans les passages en jargon, la dernière volonté de Pathelin renvoit à l'un des aspects les plus populaires de la sainteté de saint Thomas (de Cantiloupe) : l'évêque d'Herreford, mort en 1282 et canonisé en 1320, était connu pour avoir assuré personnellement la confession auprès de ses fidèles dans de très nombreuses paroisses de son diocèse qu'il régissait avec un zèle exceptionnel ; le fait était suffisamment notable pour qu'il figurât à l'instruction de son procès de canonisation, souligné par de nombreux témoins (cf. Acta Sanctorum, Octobris 1, p. 560, § 1 18, le moine Nicolas : dum esset in ecclesia sua sancii Augustini de Wichio, diœcesis Wigorniensis, et multis ex parochianis suis relient confiteri eidem, audiebat primo confessiones pauperum, quant divitum; p. 561, § 119, Robert de Gloucester; ibid., § 120, Guillaume Chanteloup : et multoties prcedicabat et confessiones audiebat subditorum suorum. Et hoc dixit, se ridisse et audirisse, priusquam dictus dominus Thomas esset episcopus et post, in dirersis locis; et p. 601, § 10; également manuscrit B.N. Latin 5373 A P 58. La notation est reprise dans les dictionnaires biographiques contemporains (par ex., Dictionnary of National Biography, VIII, London, 1886, p. 450, col. 1). Le succès final de cette canonisation, dont la cause était pourtant douteuse puisque, fait exceptionnel pour l'époque, plusieurs témoins mirent en cause de façon très nette la sainteté de l'évêque, tient selon André Vauchez, à la popularité du culte en Angleterre et à des pressions d'ordre politique (La Sainteté en Occident aux derniers siècles du Moyen Age, B.E.F.A.R., 1985, p. 91). Cet aspect politique, est un élément doublé, au niveau populaire, par la rivalité des communautés à travers leurs saints respectifs et explique la raillerie de Pathelin qui vise plus loin que la situation de la farce. A propos de la diffusion et de la popularité du culte au Moyen Age, A. Vauchez mentionne le cas de deux Anglais qui se rencontrent en France et, échangeant des nouvelles du pays, évoquent avant tout la multiplication des miracles obtenus par l'intercession du saint (op. cit., p. 258, note 226).

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Divers est ici employé dans le sens de « hostile » (sens fort) ou « contraire » (sens faible) marquant l'image d'un danger, d'un risque, suivant la nuance envisagée27. La réaction de Guillaume est exprimée selon les conventions de la situation d'un homme face à un délire qui dépasse l'entendement. Ainsi Cayphas, étourdi par les vitupérations du fol, dans la Vengance Nostre- Seigneur :

Qu'esse cy ? Voycy encor pis / que devant ! c'est fantosmerie... / Vela ungfol nattre qui crie / ainsi que s'il deust afoller. / Qu'esse qu'il dit?28.

Le s de langaiges (La Vali. 854) n'est pas une rime « pour l'œil », mais un pluriel qui réfère aux jargons qui ont précédé, dans lesquels le drapier a perçu la même attitude contraire à ses intérêts. Cette référence généralisante explique que Guillemette ne justifie pas le talent de son mari à parler cette langue, à l'inverse de ce qu'elle fait dans les autres cas29. Dans la version Le Roy, cette absence d'identification est suppléée par une subtile reprise intensive de divers par Guillemette à l'adresse du drapier, où l'adjectif prend son plein sens de « cruel » :

Par les angoisses Dieu, moy lasse ! Vous estes ung bien divers homme. (Le Roy 882-84).

L'idée de la mort, qui transparaît dans la volonté de Pathelin de se confesser à misire Thomas (La Vali. 851, Le Roy 876), a été préparée depuis la première visite du drapier, quand Guillemette l'utilise comme appui de son argumentation pour habiliter le mensonge de la longue maladie qui est censée avoir cloué l'avocat au lit depuis unze sepmaines (Le Roy 567, La Vali. 55i) :

27. Bien que divers, dans cette réplique, ait très tôt été compris dans le sens de « varié » ou « différent » {cf. le Veterator, adaptation latine de Pathelin imprimée 1512, P c 8 : Quid hic sibi vult sermo ? Nunquamne hodie variis loqui cessabit hic sermonibus ?), il n'en demeure pas moins que ce sens est exceptionnel dans la langue dramatique au xve siècle, où ce mot est employé pour signifier « cruel » (parlant d'une personne, des sentiments, d'une action, d'un animal), « contraire » (la Fortune) ou « périlleux, risqué » (un chemin, un accouchement).

28. Imprimée par Antoine Vérard en 1491, B.N. [Rés. Yf 72, B iiiii v°; le parallélisme rappelle, s'il en était besoin, qu'il faut bien lire dans Pathelin qu'est-ce cy et non qu'est cecy ; dans la réplique de Cayphas, nattre joue un rôle qualificatif similaire à divers.

29. // eust ung oncle lymosin... ce qui le fait... gergonner en limosinois. (Le Roy 842-45, La Vali. 824-27), Sa mere fust de Picardie, pour ce le parle il maintenant. (Le Roy 860-61, La Vali. 842-43), Celluy qui l'aprint a l' escole estoit normant ; ainsi advient qu'en la fin il luy en souvient. (Le Roy 902-04, La Vali. 877-79), Ce fut la mere de son pere, qui fut attraicte de Bretaigne... (Le Roy 939-40, La Vali. 907-08).

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272 DARWIN SMITH

— ...Helas, il ne hobe ; il n'a nul mestier d'avoir robe : jamais robe ne vestirà que de blanc, ne ne partira dont il est fors les piez devant. (La Vali. 575- 79, Le Roy 591-95) î

— Pathelin renchérit : Hé mon orine vous dit elle point que je meure ? Helas, pour Dieu, quoi qu'i demeure, que je ne passe point le pas. (La Vali 641- 43, Le Roy 656-59).

Au cours de cette première confrontation entre le drapier et Pathelin à son domicile, l'action s'est reportée sur Guillemette, car l'avocat, feignant le malade, assume sa tromperie par l'intermédiaire de sa femme. Guillaume n'est cependant pas dupe de ce qu'il croit toujours une machination, même si l'idée d'une mort possible de l'avocat s'est induite chez lui (J'ai veu la Mort qui le vient poindre, au mains, ou il le contrefait. Le Roy 714-15, La Vali. 700- 01) ; il revient donc à la charge, d'autant qu'il a entendu parler les compères et même rire Guillemette (Le Roy 782, La Vali. 769).

L'avocat trompe alors le drapier sans user du truchement de sa femme et assume à lui seul tous les termes de la mystification en jouant son propre double au moyen des langaiges, ce qui tient de « l'ultime recours », puisqu'il confine, par son extension, à l'idée de possession diabolique et de mort30. La répétition du procédé porte l'emphase sur cette extension et permet de convaincre le drapier que Pathelin vit ses derniers instants, ce qui le conduit à débarrasser le plancher non sans avoir évoqué la présence du diable :

II fust bon que je m'en alasse avant qu'il eust passé le pas. (Le Roy 975-76, La Vali. 931-32).

Le dyable, en lieu de ly, a prins mon drap pour moy tenter. (Le Roy 989- 90, La Vali. 945-46).

Le choix d'un avocat comme protagoniste de la farce constitue le fondement de la détermination de l'intrigue, car le trépas simulé de Pathelin dans un relent de souffre représente Vexemplum de la mort du trompeur voué à la damnation, mais développé dans le miroir de la farce. Pour les plus grands prédicateurs de l'époque, la profession d'avocat était la plus

30. Cf. supra note 22. Le rapport entre la confusion du langage et l'approche de la mort est une cheville dramatique : dans la Farce de Thevot qui vient de Naples (G. Cohen, Recueil de farces françaises, V, p. 39) Thevot le Maire, qui se fait abuser par son fils Colin accompagné d'un compère qui jargonne, demande : Veult-il faire son testament? (v. 252).

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dangereuse des occupations pour le salut de l'âme31. Olivier Maillard était obsédé par ce thème au point de s'y référer d'une manière constante32, et Michel Menot racontait la mort d'un avocat avec un luxe de détails qui n'est pas sans signification pour comprendre le développement (en tant que referents métalinguistiques) du diable et de la mort entre Pathelin et le drapier33 :

Habeo memoriam de uno advocato qui a paucis diebus mortuus est, qui, dutn viveret, in verbis et sermonibus erat tant eloquens et elegans quod videbatur et apparebat sapientia Salomonis et eloquentia Ciceronis esse in eo. Hic infirmus fuit. Non fuit mentio querendi medicos spirituales, sed corporales. Pauper dominus Joannes, qui erat suus curatus, non ausus fuisset venire ad eum, quia erat vir magnanimus et habebat confessorem ad libertatem et voluntatem suam. Nec erat mentio de remonstratione et monitione salutis ut quereret misericordiam a Deo ; nec clamare juxta, quia hoc pertinet pauperibus et simplicibus habitantibus in villagiis. Videns domina quod quotidie infirmitas augebatur , nec medici dabant ei bonum responsum misit ad conventum nostrum ut mitterentur duo fratres ad vigilandum eum de nocte. Cum venissent sero domi, invenerunt dominam flentem et quesierunt quomodo se habet dominus ? Dixit domina ancille : vade ad videndum. Et ipsa ivit et invenit lumen extinctum, et iste miser erat in singultibus et ultimo suspirio mortis. Et tune illa ancilla stulta récessif et dixit : Dominus dormit et ronflât. At domina gaudens dixit patribus : quiescite quousque dormierit. Transacto autem tempore, ipsa domina cum patribus ivit ad videndum an adhuc dormirei, et cum iverunt ad lectum, invenerunt eum mortuum et frigidum omnino, habentem linguam extra os, nigram et longam sicut pes, oculos horribiles et hispidos. Et faciès eius erat horrida sicut diabolus, sic quod domina, ad visionem sue faciei, cecidit palmata inter brachia assistentium...

3. Rapports entre les versions La V allier e , he Roy et Bigot.

La Vallière (V), Le Roy (R) et Bigot (B) présentent trois versions qui se distinguent par leurs longueurs respectives (8, 12, 14 vers), un exemple

31. Olivier Maillard, Carême de Nantes, sermon XLVI, P 87 v° : Inter omnia periculosa periculosior et advocatura, cf. A. de La Borderie, Œuvres françaises d'Olivier Maillard, avec intr., notes et notices, Nantes, 1877, p. 122; Michel Menot, Carême de Tours, F. VI post III DM quadragesime : Dicit ibidem Gregorius in c. Negocium, qu'il y a aulcuns mestiers grandement préjudiciables et dommageables a la povre ame, inter que ponitur l'estat de la gendarmerie, advocasserie , practicque, notaires, marchons de chevalx, courratiers, menteurs, paillardes..., ibid. Sabbato post III DM... : Dicere volo status mercantie et d'avocasserie periculosos esse, quia dona, munera et lucra excecant multos, cf. Joseph Neve, Sermons choisis de Michel Menot ( 1 508-1518) , nouvelle édition précédée d'une introduction, Paris, Honoré Champion, 1924, p. 93, 97.

32. A. de Laborderie, op. cit., p. 122 : Notons seulement l'antipathie singulière de Maillard contre les avocats; on la retrouve dans tous ses recueils de sermons....

33- Cf. Joseph Neve, op. cit., p. 460-461.

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274 DARWIN SMITH

typique de remaniement par interpolation, procédé courant dans les œuvres dramatiques de la deuxième moitié du XVe siècle. La charnière d'une réplique était modifiée de façon à disposer d'une nouvelle articulation qui permettait d'ajouter ce que bon semblait. Ainsi la réplique en amont de celle de Pathelin :

Sa mere fut de Picardye, / pour ce le parle il maintenant, / elle avoit nom Ysabelot. (La Vali. 842-44)

Une fois supprimés les deux vers de suture : Elle avoit nom Ysabelot / Bymytrot, ly gentil f allot (La Vali. 844-45), l'interpolation s'ajuste sur la rime avec maintenant par l'insertion d'un premier vers dont viens tu Karesme prenant (Bigot et Le Roy), auquel suivent des ajouts de longueurs variables (douze vers dans Bigot, quatorze dans Le Roy) qui remplacent les six vers supprimés dans La Vallière. D'autres jargons ont été interpolés de la même manière, car ces répliques constituaient des morceaux de bravoure que l'on pouvait remanier ad libitum sans avoir à toucher au déroulement interne de l'intrigue34. La répétition du procédé était une invitation à son développement, si elle n'est déjà la trace d'un caractère libre, proche d'interventions improvisées comme celles des fous sur la scène des mystères. La Farce des Vigilles Triboullet rappelle la virtuosité dont faisait preuve en ce domaine celui dont elle narre les obsèques, enveloppé dans une copie de la farce de Maître Pathelin : Alors l'eussiez veu de courage / parler un tresdivers langaige / — Latin, picquart, flament, françoys, / il parloit tout a une voix. / — Oncques maistre Françoys Villon / ne composa si bon jargon35.

Le caractère « franglais » de la réplique ayant été gommé dans Le Roy et Bigot par la francisation des termes clés de ce jargon {cf. supra 2.2., v. 7-8), on peut en déduire que La Vallière présente un état antérieur, sans pour autant qu'il soit possible de parler d'état « original » s'agissant de La Vallière ou de son modèle : plusieurs copies remaniées différemment d'un même texte dramatique peuvent constituer autant d' « originaux »36. L'antériorité

34. En particulier le collage d'une réplique en lorrain à celle en latin : suppression de deux vers de la réplique de Guillemette (La Val. 911-12) : et faut avoir les vestemens pour chanter ora pro nobis, et interpolation de 14 vers (Le Roy 943-46). Le succès du procédé explique que, sur l'ensemble de la farce, ce passage soit celui qui connaisse les interpolations les plus importantes.

35. Eugènie Droz, Le Recueil Trepperel, Paris, E. Droz, 1935, p. 232, v. 219-24. 36. Au XVe siècle, dans le domaine dramatique, un « original » est un manuscrit de référence

pour une représentation donnée (en lieu et temps donnés) qui, à l'occasion d'une autre représentation (autres temps et lieu), peut donner naissance à un nouvel « original ». Ainsi, lors de la représentation de la Passion à Mons en 1501, les Montois utilisent le terme d'originaux

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de La Vallière est confirmée par le lien organique entre les répliques en « picard » et en « franco-anglais » {cf. supra 2.3.), lien qui disparaît dans les versions Le Roy et Bigot. Par ailleurs, la coïncidence des lexiques du Jeu saint Loys et de la Ballade du recueil de Berlin sur plusieurs termes rares du jargon37 recoupe les datations généralement acceptées pour la composition de Pathelin (1464- 1470), et représente un élément fiable en faveur de l'origine parisienne de la farce38 dont le manuscrit La Vallière offre bien la plus ancienne version39.

Que le texte soit aussi incompréhensible en l'état du manuscrit Bigot et des versions imprimées de Le Roy et Levet ne témoigne pas d'une volonté délibérée de remanieurs qui auraient substitué à l'image de Pathelin jouant simultanément sur plusieurs registres de mystification et de raillerie celle d'un Pathelin proférant des énoncés incohérents, un jargon au sens moderne du terme. Ces incohérences sont avant tout à mettre au compte des transformations que les copistes faisaient subir aux textes qui ne leur étaient pas clairs, mais dont ils essayaient de donner une transcription en rapport avec ce que leur familiarité intellectuelle la plus immédiate suggérait. Le passage du manuscrit à l'imprimé n'atténuait pas les préjudices de transcriptions hasardeuses. Pasquier Bonhomme, un des quatre grands libraires jurés de l'université de Paris, imprimeur du premier livre en langue vernaculaire dans la capitale {Les Grandes Chroniques de France, en 1477 n.s.) reproduisait scrupuleusement, avec toutes leurs fautes et sans corrections aucunes, les

pour désigner les manuscrits de la Passion qu'ils sont allés chercher à Amiens ; une fois les copies de ces originaux réalisées — avec un texte remanié en même temps que copié — , on s'y réfère également comme à des originaux (ce qui a rendu perplexe Gustave Cohen qui trouvait « obscure » cette dernière référence dans les livres de comptes, cf. G. Cohen, Le Livre de conduite du régisseur et le compte des dépenses pour le mystère de la Passion jouée à Mons en 1501, p. 473-75, et p. 499, note 8; cf. D. Smith, op. cit., p. 22, note 1).

37. En particulier hourson, quenave, de dilspit, auxquels on peut ajouter bigot burlare que l'on trouve également dans le Testament de Villon, autre texte « parisien » (pour les références, cf. supra 2.2., vers 2, 3 et 4).

38. L'analyse interne du Jeu saint Loys permet de le situer comme un texte « parisien » (une certitude) et de le dater des années 1465- 1468 (cf. D. Smith, op. cit., p. 98-103). Le recueil de poésies dit « du cardinal de Rohan », composé pour/par Louis Malet de Graville, nommé amiral de France par Louis XI en 1475, est également un manuscrit parisien par son contenu, et, d'après son éditeur, aurait été composé autour des années 1470, peut-être sur une période de douze ans entre 1463 et 1475 (M. Lôpelmann, op. cit. supra note 20, p. ix).

39. Voir les remarques déjà formulées dans ce sens par Michel Rousse, Pathelin est notre première comédie, dans Mélanges Pierre le Gentil, S.E.D.E.S., 1973, p. 756-757, et Jean-Claude Aubailly, op. cit. (supra note 19), p. 5-9, qui avait également observé que ce n'était pas le manuscrit La Vallière qui était lacunaire, mais les imprimés qui étaient interpolés.

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manuscrits qui passaient par son officine40. On ne pouvait attendre de ces imprimeurs d'in-folio et de livrets à succès le même soin que celui apporté par les humanistes à leurs éditions ou à leurs commentaires : une farce ne méritait pas les honneurs érudits réservés à la rhétorique savante voire aux textes édifiants de « seconde rhétorique »41.

L'apparition d'un faciès « germanique » sur la réplique semble consécutive à l'afflux d'une main-d'œuvre et d'imprimeurs allemands, parfois flamands, qui constituèrent une grande part du personnel des imprimeries parisiennes et lyonnaises 42 à leurs débuts — conjointement à la disparition, en 1475, du contentieux politique franco-anglais qui favorisait l'émergence d'un « franglais »43. La compréhension des jargons de Pathelin comme « langages incompréhensibles », au sens intrinsèque, s'est développée à l'époque moderne en raison du passage à la culture du livre qui donnait statut de référence au non-sens surimposé par la corruption du texte.

La finesse dramatique et rhétorique de l'exploitation des jargons dans la Farce de maître Pathelin, selon des traditions en usage lors de sa composition, et sa corruption dans les plus anciens manuscrits et imprimés, met en lumière le fossé qui sépare le fait théâtral de l'écrit dans la seconde moitié du XVe siècle ; plus encore, elle identifie la richesse du personnage de l'avocat, que la fonction et la pratique du langage plaçaient au centre de la question du salut de l'âme dans le miroir du monde.

Darwin Smith.

40. Cf. Jeanne Veyrin-Forrer, Les Premiers Ateliers typographiques parisiens, quelques aspects techniques, dans Villes d'imprimerie et moulins à papier du XIVe siècle au XVIe siècle, Actes Handelingen, C.C.B., Série in-8°, n° 43, Bruxelles, 1976, p. 330-331.

41. Voir, par ex., le soin et les corrections d'Antoine Vérard à son édition de la Passion de Jehan Michel de 1499 (cf. Orner Jodogne, Le Mystère de la Passion (Angers i486), Gembloux, Duculot, 1959, p. xxvi).

42. Guillaume Le Roy, auteur de la plus ancienne impression connue de Pathelin en 1485/1486, était flamand, originaire de Liège (sur Guillaume Le Roy, cf. Alfred Claudin, Histoire de l'imprimerie en France aux XVe et XVIe siècles, Paris, Imprimerie nationale, t. III, p. 29). Ainsi serait justifiée l'obstination intuitive de L.-E. Chevaldin à voir du flamand dans ce passage, alors même que des spécialistes de la langue l'en décourageaient... Cf. supra 1., et notes 8 et 10.

43. La relation étroite des événements politiques avec l'apparition de textes en jargon franco-anglais a été soulignée par E. Lalou, op. cit. (supra note 2). Sur les relations entre la France et l'Angleterre à cette époque et les conséquences du traité de Picquigny, le 29 août 1475, on se référera à Joseph Calmette et Georges Perinelle, Louis XI et V Angleterre ( 1461- 148 j), Paris, A. Picard, 1938, p. 199 et suiv.