@ RENCONTRES INTERNATIONALES DE GENÈVE TOME XL (2005) LE FUTUR DE L’AUTORITÉ George STEINER — Henry MOTTU Antoine GARAPON — Philippe MEIRIEU Alain EHRENBERG — Shirin EBADI Krzysztof POMIAN — Myriam REVAULT D’ALLONES
@RENCONTRES INTERNATIONALES DE GENVE
TOME XL(2005)
LE FUTURDE LAUTORIT
George STEINER Henry MOTTUAntoine GARAPON Philippe MEIRIEUAlain EHRENBERG Shirin EBADI
Krzysztof POMIAN Myriam REVAULT DALLONES
Le futur de lautorit
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dition lectronique ralise partir du tome XL (2005) des Textes desconfrences et des dbats organiss par les Rencontres Internationales deGenve. ditions LAge dHomme, Lausanne, 2006, 240 pages.
Promenade du Pin 1, CH-1204 Genve
Le futur de lautorit
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TABLE DES MATIRES
(Les tomes)
INTRODUCTION : LE FUTUR DE LAUTORIT
AUTORIT ?
Confrence de George Steiner
Dbat
LAUTORIT DE DIEU
Introduction par Marc Faessler
Confrence de Henry Mottu
LAUTORIT DU POLITIQUE
Introduction par Robert Roth
Confrence dAntoine Garapon
Dbat
QUELLE AUTORIT POUR QUELLE DUCATION ?
SOCIT INDIVIDUALISTE ET RGLE SOCIALE
Introduction par Franca Madioni
Introduction par Daniel Halprin
Confrence de Philippe Meirieu
Confrence dAlain Ehrenberg
Dbat
ISLAM ET DMOCRATIE
Introduction par Anne Petitpierre
Confrence de Shirin Ebadi
Dbat
MMOIRE : UNE AUTORIT ?
Introduction par Bronislaw Baczko
Confrence de Krzysztof Pomian
Le futur de lautorit
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LAUTORIT DU FUTUR
Introduction par Olivier Mongin
Confrence de Myriam Revault dAllonnes
Dbat
TABLE RONDE : LA DISSIDENCE FACE LAUTORIT.
Introduction par Georges Nivat
*
Index des intervenants
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Le futur de lautorit
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AVERTISSEMENT
@
p.006 Nous tenons remercier ici tous ceux qui ont rendu possibles ces
confrences et ces dbats ainsi que le volume qui en transcrit le texte.
Nous disons notre gratitude aux confrenciers et aux personnes ayant
particip aux dbats ; aux prsidents de sances ; M. Denis Bertholet qui,
partir des enregistrements, a tabli le compte rendu de certaines confrences et
des dbats ; enfin Mme Elise Frchette qui a aid le secrtaire gnral
prparer le manuscrit de ce volume.
Nous remerciements sadressent aussi tous ceux qui assurent la vie des
Rencontres internationales de Genve : le Dpartement de linstruction publique
de la Rpublique et Canton de Genve ; le Dpartement des affaires culturelles
de la Ville de Genve ; lUniversit de Genve, son rectorat et son
administration ; Mme Josiane Theubet, secrtaire des Rencontres.
Nous ritrons enfin ici lexpression de notre reconnaissance pour son appui
matriel la Fondation Hans Wilsdorf qui assume une large part des frais de
cette publication.
Jean-Claude Frachebourg Georges NivatSecrtaire gnral Prsident
*
Une srie de cassettes sonores complte trs utilement cet ouvrage. Elles
ont t enregistres lors de la quarantime session des Rencontres
internationales de Genve et contiennent in extenso les confrences et les
dbats de ladite session. Ces cassettes peuvent tre coutes la mdiathque
dUni Mail, bd du Pont-dArve, 1211 Genve 4, tl. 022 3 79 83 94/95.
@
Le futur de lautorit
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INTRODUCTION 1
LE FUTUR DE LAUTORIT
@
Mesdames, Messieurs,
p.007 Plus le sujet est troit, plus il est facile de faire autorit .
Dans les bibliographies que nous donnons nos lves nous
mentionnons lauteur qui fait autorit en tel ou tel domaine.
Cette autorit peut dailleurs dcrotre jusqu disparatre. Pour
tre autorit , il faut exercer une attraction, un savoir, un
pouvoir aussi. Lattraction peut faiblir, le savoir se dmoder, le
pouvoir ntre plus librement reconnu.
Lauctor cest celui qui soutient et qui dveloppe une chose.
Lauctoritas est la force qui sert accrotre une chose.
La chose juge fait autorit parce quelle est juge prcisment,
et sans doute selon la justice, pas seulement la loi.
Lautorit fait aujourdhui problme. Celle du matre dcole
dans la banlieue parisienne, en sortant du btiment il trouvera ses
pneus crevs. Celle des dirigeants politiques, lus pour cinq ans et
contests bien avant mi-mandat. Celle des juges aussi qui suivent
les modes et organisent de grands procs-spectacles rclams par
lopinion dans le domaine des murs ou des manquements des
hommes politiques.
A la racine de toute autorit il y a une relation, et celle de pre-
fils en est le schme directeur. Le fils aujourdhui souvent ne
1 Le 26 septembre 2005.
Le futur de lautorit
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trouve plus autorit en son pre, et sa rvolte y perd consistance.
De mme le contrat entre citoyens, le contrat dmocratique
semble se disjoindre, faire davantage problme que loi. Or, la
dmocratie est face de terribles assauts dadversaires dcids,
fanatiss...
p.006 Le modle de lautorit nest-il pas pour nous, chrtiens ou
imprgns de christianisme, Jsus de Nazareth qui un jour, devant
quelques pcheurs incultes, se mit parler avec autorit ?
Do vient ton autorit ? lui demandent les Pharisiens. Et lui
rpond par une contre-question : Je vous le dirai si vous me
dites do venait lautorit de Jean le Baptiste. Or les Pharisiens
sont dans lincapacit de rpondre. Sils disent de Dieu, pourquoi
ne lont-ils pas cout ? Sils disent le contraire, le peuple
mcontent leur fera un mauvais sort. Ainsi voit-on que lautorit
ne se dfinit qua contrario.
Les traductions russes du mot grec exousia vont dailleurs
toutes dans un autre sens : force, pouvoir ou pleins pouvoirs. Or
en franais parla avec force serait faible, parla avec
pouvoir serait contradictoire.
Jsus de Nazareth est dailleurs le plus surprenant exemple
dune autorit dont la croissance fut immense et reste aujourdhui
prsente, bien que les abus dautorit des successeurs du Christ
naient pas manqu et que les Grands Inquisiteurs venus dans la
suite du christianisme aient dit au prophte galilen, comme on
voit dans la lgende invente par Dostoevski : Ne viens plus,
nous navons plus besoin de toi.
Car la dissonance entre autorit tablie et autorit naturelle (ou
prophtique) reste la difficult principale de ce concept dautorit.
Le futur de lautorit
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Serait-ce la transmission pre-fils, matre-lve, tradition-
nouveaut qui dysfonctionnerait, ou peut-tre mme aurait court-
circuit ?
Le numro spcial dEsprit (mars-avril 2005) de notre ami
Olivier Mongin annonce un monde adulte en mal de
transmission .
Quon la dplore dans la famille, lcole ou dans les
institutions politiques, la crise de lautorit devient ainsi le miroir de
la socit tout entire et de ses fragilits y crit Michal Faessel.
On peut allonger la liste : crise dautorit en histoire, dans nos
mmoires, nos manuels, voire nos muses dhistoire (la polmique
sur lhritage positif du colonialisme franais le montre, les alas de
lancien muse colonial) lhistorien Krzysztof Pomian nous en
parlera, lui qui est en charge de concevoir Bruxelles un Muse de
lEurope. Crise dautorit dans nos systmes de sant : qui doit
avoir la haute main sur la prescription de soins, le successeur
dHippocrate, la Scurit sociale tatise ou pas, le patient ? Crise
dautorit en art o le Matre et son cole nexistent plus, o le
grand public plbiscite les matres du pass en faisant des heures
de queues aux grandes expositions mais boude souvent les uvres
clates ou alatoires de lexprimentateur qui refuse jusquau nom
dartiste. Crise mme de notre psychisme o p.009 nombreux sont les
moi clats, fatigus dtre soi comme dit Alain Ehrenberg, qui
nous parlera mercredi. Lautorit ducative, tout le monde en parle,
y compris Genve. Philippe Meirieu, un de ceux qui ont voulu la
modifier, viendra en parler. Et cest lexemple mme du paradoxe
de lautorit aujourdhui : une contestation de lautorit dans le
quotidien (souvent par les matres) nempche pas une demande
insistante de plus dautorit .
Le futur de lautorit
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Un hdonisme nouveau, triomphant, nouveau athe comme
au temps du libertin, vient-il parachever ou troubler ce paradoxe ?
Linterdit qui nest plus est souvent regrett, comme on regrette
les modes dantan. Philippe Jeammet, psychiatre, dfinit dans ce
mme numro dEsprit, notre socit comme adulescente . Mais
cet adolescent est sans parents.
La justice bien sr, avec Antoine Garapon, sera voque, la
religion avec Henry Mottu. Avec dans les deux cas limprcision
des limites, des juridictions. Qui dit globalisation dit aussi difficult
dfinir le sige dune autorit.
Cest peut-tre dans le religieux quaujourdhui la difficult est
la plus grande : lautorit en Islam ou en Occident est trs
divergente. Madame Shirin Ebadi, prix Nobel de la Paix, nous
parlera depuis sa position difficile et respecte de dissidente
lgale, si jose dire. La philosophe Myriam Revault dAllonnes
dfinira lautorit du futur ; hier ctait celle si redoutable de
lutopie sociale et rvolutionnaire. Aujourdhui ce sont des
projections sociales, financires, des produits drivs de ces
projections, comme on a des produits drivs en investissements.
Mais le Matre qui va ouvrir nos rflexions, et que beaucoup
connaissent et admirent Genve o son enseignement, ses cours
extraordinaires sur Shakespeare en particulier, ont laiss leur trace
profonde, George Steiner, est par excellence celui qui a parl de
lautorit premire, celle de lauteur, du texte, de la parole. Et
dcouvrant un nouveau livre de lui Matres et disciples je me
dis aussitt quil tait lveilleur, le veilleur, lauctor qui simposait
pour ouvrir cette session.
En revenant Genve, cher ami, vous comblez nombre de vos
Le futur de lautorit
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disciples, et vous ouvrez avec autorit cette rflexion, soyez-en
remerci. Votre premier livre fut un cadeau ceux qui se
nourrissent de littrature russe. Car votre Tolstoy or Dostoyevsky,
qui date de 1959, est vraiment un portail sur votre uvre, mais
aussi sur la grandeur du roman russe. Les deux grands Russes,
vous les prenez comme les Virgile de lpoque moderne, les deux
grands rvlateurs du religieux p.010 dans lart. Quand nous lisons
bien Tolsto et Dostoevski, la question de la croyance et de
lincroyance se pose tout instant, non par leur faute , ou la
ntre, mais cause de leur grandeur et de notre humanit.
Grce et damnation nous ctoient, lecteurs. Renverser les
apparences de lautorit, cest ce que fait Tolsto anarchiste et
fataliste avec son Koutousov somnolent au Conseil de guerre, et
aussi Dostoevski quand il refuse la saintet au starets Zossine.
Car lautorit exulte dailleurs.
Au fond, ds ce premier livre tincelant, vous apprenez
recevoir le don du livre avec passion, accepter dtre violemment
malmen par luvre, bref accepter lautorit paradoxale du
texte qui nous enjoint dadhrer deux sortes dadhsion
ardente qui sexcluent mutuellement .
Leurs romans, crivez-vous, sont des fragments de rvlation.
Ils nous disent, comme Larte Hamlet : Dfends-toi,
maintenant ! et ils engagent nos convictions les plus intimes
dans une nouvelle preuve.
Un dfi pathtique que nous auront lanc, au fil de bientt cinq
dcennies, tous vos ouvrages. DHomre Mallarm il y eut une
Europe de la Rvlation, ctait son identit intime : le combat, le
dfi, arracher de lAbsolu lAbsolu. Et aujourdhui que jeux,
tlromans, chat en ligne nous nervent et nous conditionnent
Le futur de lautorit
11
comme des produits, aujourdhui o lacte de lecture, cern par
tant de peintres et surtout par ce lecteur de Chardin que vous
dcrivez si virtuosement dans un beau mouvement dekphrasis,
le philosophe occup sa lecture de 1734 nest plus un acte
religieux, un retrait vers lEssentiel, un acte monastique de silence,
vous lancez un cri dalarme.
Holocauste diffus la tlvision et hach par les messages
publicitaires, voil la perte anesthsiante du sens, de tout le sens.
Et mieux vaudrait une vigoureuse barbarie, un despotisme clatant
que cette innommable moulinette. Passions impunies sachve par
une allusion voile Syracuse, la Syracuse du despote. Lauteur
nous suggrerait-il quune dose dautorit subie favorise lcoute
au silence, et celle du pote, berger de ltre .
Aprs Babel est le livre qui a vritablement rassembl autour
de vous des lecteurs fervents, car cet ouvrage foisonnant, qui
dchiffre le mystre de la multiplicit des langues et donc de la
traduction, nous donne sentir douloureusement mme que tout
nonc est hermtique, que toute langue est rvlation et que la
Seconde Catastrophe (Babel ou la confusion, par la perte de
lUrsprache) nest pas moindre p.011 que la Premire (la Chute). Et
donc annonce les suivantes. On ne touche au mystre que par la
dchirure, le Dsastre.
En se droulant, votre uvre de commentateur au sens
presque lvitique du mot nous renseigne sur vous, sur votre
biographie, une enfance qui a senti lhaleine de la Catastrophe, un
pre issu des Lumires. Le Cahier de lHerne quun de vos
traducteurs et amis, Pierre-Emmanuel Dauzat, a assembl en 2003
nous a fourni un schma de votre vie do jextrairai seulement
quelques repres. Ces repres, cest vous-mme qui les donnez.
Le futur de lautorit
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Enfance bnie en dpit de lombre de Hitler sur chaque jour.
Avec votre pre, vous dchiffrez Homre, vous jouissez dune
maison emplie de livres et gorge de culture et de musique. Visites
hebdomadaires au Louvre. Grce vos parents, qui vous rendez
un hommage extraordinaire Nous fmes amis jusqu leur
mort vous respirez pleinement le bonheur culturel dune
Europe avant la Catastrophe.
En 1940 votre pre est envoy en mission New York, la
famille le rejoint. Cest le miracle. Vous tes naturalis
amricain. Vous recevez une bourse et partez Oxford. Vous
collaborez lEconomist, vous rencontrez Zora Shakow. Une
interview dOppenheimer change tout. Vous voil Princeton et
Tolstoy or Dostoyevsky, La mort de la tragdie sont le fruit de ce
sjour. En 1962, vous revoil dans la misreuse Europe , au
nouvellement cr Churchill College de Cambridge. Vous y
arrivez avec une famille, vos deux enfants.
1972 : Genve fait appel vous. Et commence un long
sminaire de vingt-cinq ans, auquel parfois jai eu le bonheur de
participer, et naissent les grands livres de Aprs Babel Matres et
disciples en passant par Les Antigones et aussi par vos incursions
dans la fiction et vers le thtre.
En 1979 la revue amricaine The Kenyon Review publie dans
son numro de printemps votre roman The Portage to San
Cristobal of A.H., Le transfert San Cristobal de A.H. . Un
texte provocateur au plus haut degr, o la confrontation de
lhomme diabolique, A.H., Adolf Hitler, et de lhomme tout court,
le vieil homme, le porteur de misre humaine que nous sommes
tous est saisissante. Votre ami Alexis Philonenko, un grand matre
Le futur de lautorit
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lui aussi venu enseigner Genve, dans ltude amicale,
admirative et taquine quil a donne Dauzat dit quil naime pas.
Une resuce de La traque, si je me souviens bien. Libre chacun.
Mais tout Steiner est dans cette fable inspire par la capture
dAdolf Eichmann. Et ds le premier mot : You, [..] You. The
one out of bell.
p.012 On sest battu autour de votre A.H. On vous a souponn
de trahison quand vous donniez si extraordinairement la parole
A.H. et que sa dfense se rsumait une thse : jai plagi le
Peuple lu. Dostoevski nest pas loin, lui qui accorde si
violemment la parole lAdversaire, lui qui le procureur du Saint-
Synode, Pobedonoscev, son ami, crivit aprs la lecture du
chapitre Pro et contra, et le rquisitoire dIvan contre Dieu : Mon
ami, comment allez-vous redresser la barre ? .
Dostoevski publiait en feuilletons, chapitre par chapitre, et lui-
mme savait-il comment il allait redresser la barre ?
Relles prsences, Matres et disciples sont des textes traverss
par la foudre et o vous nous guidez vers le Sens mais sans
vraiment savoir si la barre sera redresse.
Je nai aucune prtention rendre compte de votre uvre, je
dis seulement quelle empoigne et ne lche pas. Et que pour cela
je suis parmi les nombreux lecteurs, jallais dire donataires, qui
vous sont pleinement reconnaissants.
Anglais, vous appartenez la ligne continentale de la
philosophie, la philosophie lyrique de Heidegger, pour reprendre
votre expression. Franais, vous guerroyez contre linsidieuse
dconstruction du sens partie de nos penseurs hrtiques. Juif,
vous rdez autour du mystre du destin juif et de lEptre aux
Le futur de lautorit
14
Romains o Paul nonce quen refusant le Messie, le juif retient
lhomme en otage dans lhistoire. Fils dOccident, vous interrogez
sans fin deux morts qui ont fait autorit contre toutes les
autorits tablies, celle de Socrate et celle de Jsus.
En mon nom, au nom des Rencontres internationales de Genve
dont nous ouvrons ce soir la quarantime session, au nom de tous
ceux Genve qui ont reconnu et aim votre autorit ils sont
nombreux et plusieurs nous lont dj crit je vous remercie
dtre venu ici ouvrir ces Rencontres.
Georges NIVAT
Prsident des Rencontres internationales de Genve
@
Le futur de lautorit
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AUTORIT ?
GEORGE STEINER N Paris en 1929. Quitte la Francepour New York en 1940 o il poursuit ses tudes au lyce franais.Diplm en mathmatiques, en sciences physiques et en lettres delUniversit de Chicago en 1949. Enseigne pendant vingt-cinq ans lalittrature anglaise et compare lUniversit de Genve. Professeur auxUniversits dOxford, Harvard et Cambridge (Churchill College). Ne sedfinit pas comme intellectuel ou universitaire mais comme matre lire . Philosophe, essayiste et romancier, il est lauteur de trs nombreuxouvrages, parmi lesquels on citera en traductions franaises : Tolsto ouDostoevski (1963), La mort de la tragdie (1965 / 1993), Langage etsilence (1969 /1999), Aprs Babel (1978/1998), Le transport de A.H.(1981/ 1991), Les Antigones (1986), Le sens du sens (1988), Rellesprsences (1991), Passions impunies (1997), Matres et disciples (2003).
CONFRENCE DE GEORGE STEINER 1
@
Mesdames et Messieurs,
p.013 Vous aurez dans les jours venir le bonheur dentendre de
trs grands experts en thologie, en politologie, en sociologie, en
droit compar. Je nai aucune de ces comptences, vous le savez. Ce
soir, je nen ai quune, cest la comptence dun hommage. Pendant
les vingt-cinq annes o jai eu lhonneur denseigner dans la Facult
des Lettres, une conscience de cette Facult ctait Georges Nivat. Et
cela, p.014 cest trs srieux : lintgrit, la vrit morale, dans une
profession trs byzantine. Georges Nivat a t pour nous tous, je
crois, le refus du compromis, le refus de toute suavit, qui ont fait de
lui, prcisment, le grand guide cette longue douleur quest
lhistoire russe, le guide prminent la littrature russe et au destin
de cette civilisation tragique. Que ces remarques trs informelles ce
soir soient un remerciement Georges Nivat.
1 Le 26 septembre 2005.
Le futur de lautorit
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Comme presque toutes choses srieuses en Occident, le dbat
sur lautorit remonte la Grce antique. Cest dj laube de la
philosophie et de la posie que sannoncent les rapports la fois
intimes et complexes entre autorit et cration (rapports
que proclame ltymologie comme avoisinante des termes latins
auctor et auctoritas).
Lacte de la cration fait autorit . Il implique les droits sur
ltre. Droits qui, dans la cosmogonie et thodice grecques autant
que celles du Moyen-Orient akkadien, babylonien et hbraque,
comprennent labolition du monde cr et de ses cratures.
Lauteur, lautoritaire peut changer davis et dfaire son uvre. Let
chaos come again sexclame Othello dans un moment de
dsespoir. Sont archaques les suppositions en mme temps si
modernes daprs lesquelles notre Univers ne serait que le plus
rcent dans une srie dessais, de brouillons et pourrait tre
aboli en faveur dun modle perfectionn. Parmi les moments les
plus mouvants dans la Torah sont ceux qui tmoignent dune
protestation humaine contre cette contingence. La cration,
lhomme en particulier, avoue son imperfection, ses tares, mais
naccepte pas lannihilation. La cration engage la responsabilit
du crateur envers la survie de ses cratures. Paradoxe qui
poserait la toute-puissance de Dieu ou des dieux une ultime
limite. (Lartiste a-t-il le droit de dtruire son uvre ? Cest une
question qui, je lavoue, me hante.)
Encore plus troublante est la rvolte humaine contre
lexistentiel. De quel droit lauteur de ltre a-t-il inflig aux
mortels les souffrances, les misres, les dceptions qui marquent
ce que nous appelons la vie ? Avant tout : quelle fin le crateur
a-t-il rendu lhomme non seulement mortel mais, destine
Le futur de lautorit
17
singulire entre tous les vivants, conscient de sa mortalit,
conscient du fait qui hantait Montaigne que le nouveau-n est
assez vieux pour mourir ? Do lamer axiome lanc au VIe sicle
avant J.-C. par Thognis, mais certainement plus ancien
encore : Ne pas tre n, cest ce quil y a de meilleur ; mourir
jeune vient en second ; le pire chtiment est une longue vie.
Do aussi, nous en trouvons les indices chez un penseur comme
Schopenhauer, linvocation du grand repos, lquilibre p.015 parfait,
dont jouirait lUnivers aprs lextinction de ltre (resterait, ajoute
Schopenhauer, la musique !).
Ds le dbut, les fondements de la notion dautorit prennent
pour modle, pour justification logique, la thologie. Lautorit
minente, garante de la ralit perue par lentendement humain
(songez Descartes) est, si lon peut sexprimer ainsi,
l honntet , la bonne foi de Dieu. A la question leibnizienne
pourquoi ny a-t-il pas rien ? , seul Dieu peut rpondre, mais
cette rponse constitue notre condition psychique et charnelle.
Toute hirarchie dans les structures humaines couple, famille,
tat reflte, est en analogie avec les rapports de force ou de
bont, de justice ou de pardon, de punition ou de rcompense que
manifeste lordre divin. Lautorit cratrice quexerce Jahv ou
Zeus sur la totalit mondaine ne jamais oublier que ce mot
maintenant pli contient le monde et que le mot mondain est
pour Pascal un mot dune force norme sous-tend, est
exemplaire de toute lgislation sociale et politique, comme elle
sous-tend, notion toujours problmatique, les lois de la pense et
des sciences. Littralement, lautorit est limage de Dieu .
Cette image saffaiblissant et devenant purement dcorative, quen
est-il, quen sera-t-il du concept mme dautorit ?
Le futur de lautorit
18
Serait-ce l le thme essentiel de nos Rencontres ?
Cest la croissance des collectivits tribales, agricoles,
urbaines, nationales, voire impriales qui suscite la thorie et la
pratique de lautoritaire. Autorit et structure sociale deviennent
insparables. Deux hypothses principales, oserais-je dire deux
mtaphores , saffrontent en tant quexplications des origines.
Dune part cest celle du contrat social comme nous la
proposent Rousseau ou Rawles. Lindividu abdique certains droits,
certains espaces daction autonome et libre en faveur dune
autorit lgislative qui, son tour, assure sa scurit, la cohrence
de sa communaut et une dpartition consensuelle entre la vie
publique et la vie prive. Lautre schma, tel que nous le trouvons
par exemple chez Machiavel, chez Hobbes et, avant tout, dans la
dialectique hglienne du matre et de lesclave, est celui dune
relation de force. Cest par la force, ouverte ou masque, que le
gouvernant impose sa volont. La lgitimation de cette force peut
tre dordres divers. Chez Platon elle est la fois biologique et
spirituelle. Llite, gntiquement slectionne, a accs des
formes de pense, danalyse politique, de rhtorique dont est
exclue la masse plbienne. (Le rle de la rhtorique, de la
matrise des moyens de persuasion par llite, a t primordial
dans le monde antique, au moment de la Rvolution franaise,
dans la phnomnologie p.016 dHitler, peut-tre le plus grand
rhtoricien de lhistoire. Il ne sestompe que trs lentement dans la
vie publique anglaise, ce qui offre un contraste saisissant avec
lidal de lanti-loquence amricaine. Cest l une des vraies
divisions entre nos deux mondes.)
Aux sources des dramaturgies de la force se trouverait
Hraclite lenseigne non moins que Sorel la hirarchie militaire.
Le futur de lautorit
19
Cest celui qui mne la bataille, cest le chef et le hros guerrier qui
incarnent lautorit. Lobissance est en premier lieu une ncessit
militaire, un moyen indispensable de survie et de victoire. Dans
nombre de socits, la Sparte antique, la Rpublique romaine, la
Chine protomarxiste, la vie quotidienne, aussi en temps de paix,
revt les contours, les symboles, les normes juridiques du systme
militaire. La socit vit pour ainsi dire sous les armes . Il est
intressant de noter quHraclite, mais Nietzsche aprs lui,
attribuent cette condition lnergie cratrice dune culture
civique, son lan dans les arts et la pense. Etre neutre, cest se
rsigner la mdiocrit.
Quel que soit le schma, restent les contradictions, les conflits
fondamentaux : entre lindividu et lautorit collective et publique
(dguise par Rousseau en volont gnrale ) ; entre les
instincts concurrentiels du particulier et les limites, souvent troites,
imposes par la loi ; entre lidal de la cohsion, du conformisme,
ft-il oriental ou helvtique, et lanarchie cratrice individuelle. Les
paradoxes abondent. Dj les historiens et les politologues grecs
sinquitent des relations, peut-tre causales, entre le gnie
artistique, potique, philosophique de leur civilisation et sa
fragmentation politique, ses luttes internes et bientt fatales. Par
contre, l o il y a discipline civique et scurit aussi devant
lennemi, prvaut une morne, souvent strile sensibilit. Cest le
clbre modle du despotisme oriental tudi par les penseurs
marxistes. Ou bien, en dautres termes, cest le constat dHusserl
selon qui le plus grand danger pour lordre civique est lennui. (Je
pense la phrase ahurissante mais, il me semble, totalement
gniale de Thophile Gautier qui nous annonce tout le XXe sicle :
Messieurs, plutt la barbarie que lennui. )
Le futur de lautorit
20
En Occident, cest partir du XVe sicle que grandit rapidement
la puissance de ltat, le contrle quexerce la bureaucratie
tatique sur lexistence politique, professionnelle, mais aussi prive
de lindividu. Lidal dgalit prn par les mancipateurs et les
libraux favorise lexpansion essentielle du programme
rvolutionnaire, soit classique soit socialiste. Etre libre, cest savoir
quel point les mortels sont et resteront toujours ingaux dans
leurs besoins, dans leurs rves, p.017 dans leurs moyens physiques
et mentaux. Puis-je tre si un autre existe ? demande Goethe
(ou bien Churchill enfant).
Ce ne sont pas la structure lmentaire de lautorit et les
contradictions entre cette structure et les pulsions individuelles qui
pourraient disparatre, ce sont les formes de lautorit, ce sont les
donnes du conflit.
Avec leffondrement, graduel bien sr mais inluctable, des
valeurs et des pratiques religieuses dans la culture en Occident,
avec lrosion de la superstructure thologique et ecclsiastique,
seffondrent aussi les normes de lautorit.
En tout premier lieu, ce sont les pratiques et les acceptations de
lautoritaire lintrieur des familles, ce sont les relations de
contrainte et dexemplarit entre parents et enfants qui seffritent,
souvent de faon brutale. Les guerres civiles actuelles sont celles
entre gnrations. Le drame dmographique en Europe, cest--
dire la chute des natalits et la survie de plus en plus accentue
des vieux, engendre des tensions sociales et psychologiques de
plus en plus fortes. Les jeunes en ont assez de porter le fardeau
conomique, lennui psychique que leur imposent la prsence, les
exigences mdicales des vieux. Ce nest que dans les pays dits
sous-dvelopps et dans certains recoins mditerranens du
Le futur de lautorit
21
monde industriel que se maintiennent les pratiques, les rites
millnaires du respect immdiat envers les ans, de la soumission
leur autorit. Se profilent lhorizon, quoique dans des contours
encore incertains, la relgation des vieux dans certaines zones
prescrites, si ce ne sont maintenant dj des pratiques plus ou
moins ouvertes deuthanasie (telles que nous les trouvons dans les
communauts esquimaudes). tre vieux devient, volontairement
ou non, une espce de vengeance. Dans tout ce complexe, la
musique rock, assourdissante, insupportable aux personnes du
troisime ge, joue un rle emblmatique.
En tandem avec leffacement des structures autoritaires
thologiques, ecclsiastiques et familiales se fait de plus en plus
accentu le collapsus des hirarchies traditionnelles dans la
socit. Cest dj vers la fin du XIXe sicle que se rpand
largement le dicton (quon attribue faussement Dostoevski, il la
dit mais il tait loin dtre le premier, on lavait dit bien avant lui) :
Si Dieu est mort, tout est permis. La sociologie anglo-saxonne
souligne the end of deference, la fin de la dfrence qui,
quasiment depuis lAntiquit, marquait les relations de puissance,
de privilges entre laristocratie et le tiers tat, entre les riches et
les pauvres, entre llite gouvernante et lhomme de la rue, entre
matres et disciples, entre lhomme et la femme. A la base p.018 de
cette kermesse se trouve un renversement comme ontologique : le
pass, le prcdent nexercent plus sur le prsent leur emprise.
Plus de classiques proclamaient les slogans de 68, plus de
matres . Do lesthtique du happening, la drogue de limmdiat
dans nos plaisirs et nos ambitions. Pendant trois mille ans, nous
avons vcu daprs le grand cri du pote Pindare : Mon pome
vivra plus longtemps que la ville que jhonore dans ce pome.
Le futur de lautorit
22
Une ide dune arrogance magnifique, et il avait raison, bien sr.
Et un jour, cest un artiste suisse qui, mon sens, marque la fin de
notre Occident, cest Tinguely. Ne pas durer sexclame
Tinguely en vouant aux flammes lune de ses uvres dites
autodestructrices . Cest la rponse Pindare. Il ny a que
lphmre qui soit honnte de par son refus de la gloire musale.
Rhtorique, stratgies que rend, dans une certaine mesure,
lgitimes la faillite de la haute culture, de lhritage culturel,
juridique, philosophique devant la barbarie telle quelle dferle sur
lEurope de Sarajevo Sarajevo. Rsum concluant que celui
nonc par Toto Rino, capo des capos de la Mafia lors de sa
capture dans les collines de la Sicile : Notre poque manque
totalement de respect.
Et nanmoins nous savons que toute structure sociale, pour
mine quelle soit par leffondrement des hirarchies classiques,
exige certains modes dautorit, que lanarchie (je suis, pour ma
part, anarchiste platonicien !) narrive pas assurer une cohrence
du quotidien. Le futur de lautorit sintitulent nos Rencontres.
Quelles pourraient tre les modalits, les sources ? Il est plus que
probable que tout pronostic savrera erron. Toujours nous
recueillons nos prophties dans le rtroviseur. Sous cette rserve,
certaines conjectures, certaines hypothses mritent peut-tre un
bref examen.
Je devine trois noyaux principaux de lautorit dans les
dcennies venir.
Le premier, le plus puissant et despotique, est celui de largent.
Un vent de folie montaire souffle sur la plante. Jamais la brutale
insolence de la richesse na-t-elle t plus criarde, plus en manque
de toute vergogne que dans le capitalisme dit sauvage de
Le futur de lautorit
23
lOccident. Mais il en va de mme dans les conomies en
expansion de lAsie. Largent achte tout. Il dvalorise
systmatiquement les possibilits non matrielles. Des milliards,
des centaines de milliards circulent dans un systme de ralits
fictives. Largent engendre largent sans quil y ait production
substantielle (cf. les hedge funds). Grce aux gains astronomiques
quelles engendrent, les deux industries les plus rentables sur
notre plante sont celles de la drogue et de la pornographie. Lon
estime presque cent millions le nombre denfants p.019 qui font un
labeur desclaves dans les fabriques, dans les mines de lOrient.
Dans lindustrie du capitalisme anglo-amricain, le travailleur
risque le chmage au moment mme o le patronat et
lactionnaire rcoltent leur profit en fermant la boutique. Avec cela
une corruption sans prcdent et tous les niveaux. Corruption
qui empoisonne non seulement la politique et les finances mais
bien des aspects de la vie artistique, culturelle, universitaire. Mais
si lon y pense srieusement : y a-t-il une plus profonde vulgarit
de lme, un plus grand gchis du potentiel humain que celui de
consacrer son existence et nous nen avons quune ! vouloir
gagner de largent et encore de largent ?
Deuxime foyer de lautorit : celui des mdias, qui maintenant
dj rglementent une bonne part de nos besoins (si souvent
factices), de nos gots, de nos opinions, de nos dsirs. Mme nos
rves sont de plus en plus programms par limage de monde
programm, diffuse par les mdias de masse. (Deux exemples
frappants : la dcouverte du soleil par le touriste anglais habitu
depuis toujours la pluie et au froid ; Maradonna et la cupa
mondiale suivis par deux milliards un quart de tlspectateurs,
alors que dix quinze personnes assistaient probablement la
Le futur de lautorit
24
crucifixion de Jsus, 1600 la premire de Hamlet, 950 la
premire de la Missa solemnis de Beethoven.) Les nouvelles que
lon nous donne, les guerres que lon nous prsente sur lcran, la
propagande commerciale dune avalanche publicitaire honte,
conditionnent non seulement notre quotidien, mais le paysage
intrieur, psychique du gros de lhumanit. Ceux qui sont
propritaires des mdias on dit que Murdoch possde trois-
cinquimes des satellites qui recouvrent la plante de leur kitsch et
de leurs fabulations jouissent dune puissance quaucun
despotisme classique na exerce auparavant.
Avec lirruption de lordinateur, dInternet, du Web, du Google
dans presque chaque branche de la vie sociale, conomique,
politique mais aussi intellectuelle, le statut mme de la
personnalit humaine est en voie de mutation. Ici la technique
devient mtaphysique. Les activits de la mmoire, de lanalyse,
de toute planification (comme en architecture, comme dans la
prparation militaire ou dans le diagnostic mdical) sont en train
de changer une vitesse vertigineuse. Les relations entre le lieu
de travail et la maison prive, entre lenfant et ladulte subissent
des mtamorphoses presque quotidiennes. Commence merger
un tout nouveau proltariat, celui des non-comptents ou que
partiellement comptents dans le monde de linformatique et du
codage. Les sondages sont unanimes : lhomme p.020 le plus
puissant sur la plante est Bill Gates (il est aussi le plus riche et le
plus gnreux, Dieu merci).
Le troisime organe dautorit, assurment li au capital et aux
mdias, est celui des sciences pures et appliques. Dj dans
certaines socits archaques le prtre, le dtenteur des mystres,
jouissait dune lourde puissance. Aprs Galile, les mathmatiques
Le futur de lautorit
25
deviennent le langage des sciences. A mesure que ce langage
devient de plus en plus sotrique, notre soumission lautorit
des sciences se fait plus passive, voire mystique. Comment
pouvoir juger de ce que les sciences nous disent de notre tre
biologique, de nos capacits crbrales, de notre place dans le
cosmos ? Comment participer, srieusement, dans les dbats
quentranent aujourdhui les manipulations biogntiques, lavenir
du nuclaire ? Les nouveaux mages, les shamans des socits
dveloppes sont les scientifiques. Leur autorit va croissante dans
un monde que menacent des crises climatiques, la surpopulation
et une course aux armements spatiaux. Eux seuls, dirait Rimbaud,
ont la cl cette parade . Dj les investissements financiers
dans les sciences au niveau de la vie intellectuelle et acadmique
rendent ridicules les moyens dont disposent les humanits.
L o lautorit devient contraignante, o la servitude devient
trop humiliante, se dclenchent des rvoltes. Celles de 1968, celles
du monde hippie , des communes plus ou moins pastorales
quessaient de vivre les adeptes du New World, en sont comme
des indices, bien sr modestes, enfantins mme. Sur la grande
place Pkin, ce sont les chars qui lont emport sur lespoir. Et
nanmoins, il serait ignoble, absurde de nier les forces du dgot,
de lennui qui saccumulent parmi les jeunes, serait-ce Shanghai,
Thran, Los Angeles. Jai lintuition, bien vague et peut-tre
romantique, que pourrait sourdre une mutinerie grande chelle
contre le culte du travail, contre un mode de vie qui comporte huit
dix heures de travail par jour dans un emploi que lon ddaigne
pour obtenir une retraite incertaine et le pourboire de la mort.
Noublions pas la grande parole de Thoreau la lisire de la
rvolution industrielle : Most human beings lead lives of quiet
Le futur de lautorit
26
desperation. Le mot dsespoir contient, par miraculeuse
obligation, celui d espoir .
Il faudra apprendre respirer sous leau . Cela aussi risque
dtre trs intressant.
*
DBAT
@
GEORGES NIVAT : p.021 Jai le regret de vous faire savoir que Jean
Starobinski, qui devait participer notre dbat, a eu un
empchement et ne pourra pas tre avec nous. Monsieur David
Banon nous a fait le plaisir, il y a trois ou quatre jours, daccepter
de le remplacer. Jean Starobinski ma nanmoins dict un
message, que je vous lis avant de donner la parole aux
intervenants et au public.
Cher George Steiner, vous savez combien je regrette
dtre retenu aujourdhui par un empchement
contraignant. Dans vos annes genevoises, vous avez
prpar votre livre sur Les Antigones. Dans lune de vos
dernires publications vous avez abord la question du
rapport de matres disciples. Vous navez donc jamais
cess de vous interroger sur ce qui fait autorit, sur la
voix de lautorit. Qui parle et qui coute quand sexerce
une autorit, quelle soit lgitime ou abusive ? Une autre
voix, une instance lgitimante ne sont-elles pas requises ?
Suffit-il quun pouvoir soit sincrement reconnu pour quil
soit la bonne autorit ? Le XXe sicle et ses malheurs
Le futur de lautorit
27
politiques ont rendu ncessaire dinsister sur cette
question. Mais jarrte ici mes propos, car il se peut que
vous veniez dy rpondre dans votre expos.
Nos intervenants sont Monsieur David Banon, qui est professeur
lUniversit Marc Bloch de Strasbourg et lUniversit de
Lausanne, et Monsieur Mark Hunyadi, qui est professeur
lUniversit Laval Qubec. Je passe la parole David Banon...
GEORGE STEINER : ... qui a fait un doctorat brillant avec moi.
Cest un grand privilge de le retrouver. Sa thse sur La lecture
infinie a fait poque. Cette rencontre montre que quand on vieillit,
on a aussi de bons moments.
DAVID BANON : Je reste perplexe devant le tableau que vous
avez dress, qui prsente une socit anomique et une culture
antinomienne, mais aussi, vous lavez dit, une personnalit
humaine en mutation, avec ses manipulations biogntiques et ce
moi qui nest que sucre et carbone . Quitte paratre ringard,
je me mettrai du ct de lhumain, tel que je lai appris par mes
matres en philosophie et par la tradition, savoir de cet tre cr
limage de Dieu, cest--dire limage de ce dont il ny a pas
dimage. Peut-tre est-ce cet tre-l qui voudrait p.022 refuser ce
que vous avez appel le triomphe de lphmre, cest--dire le
culte de la nouveaut et du changement tout prix. Cet tre est le
sujet qui dit Je avec sa conscience, en se demandant ce quelle
est, et qui voudrait faire admettre cette fidlit au matre, celui
qui porte lautorit. Vous mavez appris, Monsieur Steiner, que
quand on tait devant un concept, il fallait dabord se demander
quel tait son sens premier, son sens naf ou, comme vous dites,
Le futur de lautorit
28
innocent. Pour ma part, je voudrais remonter cette notion, telle
quelle se prsente dans la langue hbraque, plus prcisment
dans lhbreu antique, rabbinique, cest--dire lhbreu de la
Michna du second sicle.
Autorit se dit marout : celui qui a la matrise dans une
discipline. Cest peu prs la dfinition que le professeur Nivat a
donne en parlant de celui qui fait crotre . A ausculter le terme
marout, on se rend compte quil a deux racines. La premire est
celle qui ouvre le monde de lducation, la horaa, qui ouvre mme
le monde de la fertilit, de la fcondit. On sait que celui qui
matrise une discipline cherche fconder, fertiliser celui qui
lentend ou celui qui travaille avec lui, son disciple ou son lve.
Mais, tout autant, marout a une seconde racine. Celle-ci ouvre un
autre champ lexical, qui a quelque chose voir avec la crainte.
Non la crainte que llve ressent vis--vis de son matre, mais
celle que le matre a vis--vis du disciple et de llve. Il craint
pour autrui, parce que ce quil lui enseigne est un trsor, qui doit
donner des fruits autour de lui et dans la socit. Il doit lui
remettre quelque chose de son tre, avec lespoir que cette chose
soit fconde.
Cest un peu ce que vous dites dans vos livres, George Steiner,
propos des relations du matre et du disciple et de la notion
dautorit. Jai toujours t frapp par le fait que vous retrouvez,
dans votre analyse, les intuitions des rabbins talmudistes du IIe
sicle. Preuve, certainement, que la raison est universelle, et
preuve aussi de la prennit de votre mtier de commentateur, ce
mtier que vous adulez et critiquez la fois. Pour ma part, je
comprends bien lexpression de matre lire , de matre qui
conduit ses disciples vers la lecture des grands auteurs et des
Le futur de lautorit
29
textes fondateurs de lOccident. Mais vous tes aussi un matre
lire en ce sens quil faut vous lire.
En vous coutant, je me suis souvenu dun texte talmudique
(Menahat 2q b) qui parle sa manire de lautorit. Il prsente
Mose allant au Ciel pour recevoir la Torah. Arrivant aux Cieux, il
trouve Dieu en train de tresser des couronnes sur certaines lettres
de la Torah. Il lui demande : A quoi vont servir ces couronnes,
puisquelles ne servent pas lire le texte ? Et Dieu lui rpond :
p.023 Dans quelques gnrations viendra un homme qui
sappellera Akiva, fils de Joseph ; celui-l tressera des montagnes
et des montagnes de lois et de commandements sur ces
couronnes. Mose demande alors : Est-ce que je peux le
voir ? Dieu lui rpond : Qu cela ne tienne , et le transporte
dans la maison dtude ou, diriez-vous, la maison de lecture
dAkiva ben Joseph. Mose prend place tout au fond. Il assiste
une discussion quil ne comprend absolument pas entre le matre
Rabbi Akiva et ses disciples. Et parce quil ne comprend pas cette
discussion, Mose sassoupit et sendort. Jusquau moment o il est
rveill par une question dun disciple qui demande au matre :
Mais do tirez-vous votre enseignement ? Et Akiva rpond :
Cest une loi qui a t donne Mose au Sina.
On le voit, ce texte met laccent sur lautorit, mais ne nie pas
la crativit du commentateur. Car il est certain que cette loi, qui a
t nonce par Akiva, a t labore, cre par lui partir de son
imagination, mme si cest une imagination norme et rgle, et
de sa lecture des textes. Mais pour lui donner de la force, il renvoie
Mose la recevant directement au Sina. Peut-tre est-ce l ce
quon appelle lautorit.
Le futur de lautorit
30
MARK HUNYADI : Jaimerais vous proposer quelques rflexions
propos de la notion dautorit, rflexions qui me sont venues la
lecture de votre livre Matres et disciples, dj voqu ce soir. Ces
rflexions me sont venues propos de votre livre, mais aussi en
contraste avec lui. Vous avez dress un tableau gnral de
lautorit, ou de labsence, ou encore de la dliquescence de
lautorit aujourdhui. Pour vous, il y a me semble-t-il une autorit
qui est vraiment matricielle : cest lautorit qui lie le matre
son disciple. Le modle que vous mobilisez pour parler de cette
autorit-l, cest celui de la matrise, du savoir, de laura
charismatique, cest--dire de quelque chose qui est de lordre de
la transmission verticale du savoir. Vous avez de lacte
pdagogique une notion tout fait emphatique. Autrement dit,
votre grammaire de lautorit est une grammaire de la matrise
charismatique, proche, vous lavez dit plusieurs reprises, de la
grammaire de lrotisme. Vous parlez propos de la pdagogie de
leffraction en lautre . Vous parlez aussi d enflammer lme
naissante . Ce sont des mtaphores rotiques, que vous
poursuivez par vos rflexions sur le couple mimsis-rivalit dans la
relation de matres disciples : confiance, rivalit, trahison, etc.
Ce sont des relations proches de lrotisme, p.024 mais proches aussi
de la religion. Vous allez jusqu dire quun mauvais enseignement
est un pch contre lEsprit Saint.
Vous avez donc une vision la fois rotique et religieuse, une
vision emphatique de la transmission du savoir et de la relation
entre le matre et le disciple, vision enracine dans la relation
thologique du prtre ses ouailles dans une sorte de
rvrence thologique, pourrait-on dire, qui est pour vous le
modle de lautorit. Il y a l une certaine mystique du matre.
Le futur de lautorit
31
Vous dites dans votre livre, propos de vous-mme et dans une
allusion peine voile Heidegger, que le matre est le courrier
de lessentiel . Ce nest pas rien. Face cette rvrence
thologique, jai cru percevoir, au fond, que lirrvrence
daujourdhui vous insupporte. Lirrvrence gnralise telle que
vous la diagnostiquez, et dont ltat actuel de la relation
pdagogique est en quelque sorte le symptme, rend impossible la
condition du disciple, et donc la condition du matre.
Votre diagnostic sur lautorit aujourdhui, sur sa dliquescence,
son dlitement, est teint de pessimisme. Or votre diagnostic
dpend bien videmment de la grammaire que vous adoptez pour
dcrire la relation dautorit en tant que telle. Il se trouve quau
moment o nous dcidions du sujet de ces Rencontres, il y a
presque deux ans, est paru un livre posthume dAlexandre Kojve,
qui sintitule La notion de lautorit. Je signale en passant que vous
ne citez pas Kojve dans votre livre, alors quil a t un matre
essentiel on sait qu son sminaire assistaient Aron, Bataille,
Klossovski, Jean Wahl, Lacan, Merleau-Ponty, Sartre et dautres. Il
a t un authentique accoucheur. Vous pourriez et vous devriez
lapprcier, puisquon sait aujourdhui quen mai 1968, six jours
exactement avant sa mort, il a tlphon Raymond Aron pour
parler des vnements qui se droulaient sous leurs yeux, et a
parl leur propos de sordide connerie . Kojve recourait une
grammaire de lautorit toute diffrente de la vtre. Pour lui, la
catgorie centrale est celle de laction. Non pas lintrusion rotique,
ft-elle intellectuelle, mais laction. Voici comment Kojve dfinit le
concept dautorit : Lautorit, cest la possibilit qua un agent
dagir sur les autres sans que ces autres ragissent sur lui, tout en
tant capables de le faire. Cela veut dire tout simplement que si
Le futur de lautorit
32
je donne quelquun lordre daller ouvrir la fentre, et quil le fait,
jai autorit sur lui. Sil ne le fait pas, sil commence contester
mon ordre tu na pas le droit de me dire a , ne me prends
pas pour ton domestique , etc. il ny a dj plus dautorit. Sil
a la capacit de dire non, mais obit sans rien dire, cela signifie
que jai autorit sur lui.
p.025 On peut discuter de cette notion de lautorit, qui me
semble assez bien vue et profonde. David Banon parlait tout
lheure de la ncessit de dfinir les concepts : Kojve, partant en
qute dune dfinition du concept dautorit, distingue dans son
livre quatre types purs dautorit : celle du pre, celle du matre
sur lesclave, celle du chef sur la bande et celle du juge. Il
caractrise ces diffrents types dautorit. Je ne vais pas entrer l-
dedans. Mais un moment donn, il parle de lautorit du matre
sur llve. Dans quelle catgorie cette relation entre-t-elle ? Pour
Kojve, elle entre dans la catgorie du chef et de la bande. Je ne
suis pas sr, Monsieur Steiner, que vous lauriez classe dans la
mme catgorie. Je ne suis pas sr, si vous voulez, que vous vous
preniez pour un chef de bande. Voil ce que Kojve dit propos de
la relation du matre et de llve. Cest dailleurs la seule chose
quil dit. Llve renonce aux ractions contre les actes du matre,
parce quil pense que ce dernier se trouve dj l o lui-mme ne
va arriver que plus tard. Le matre est en avance sur llve.
Ce que je veux faire, en voquant rapidement ce livre, ce nest
pas opposer les grammaires en disant que lune est plus vraie ou
plus fausse que lautre, mais mettre en vidence le fait que
plusieurs grammaires de lautorit sont possibles. En loccurrence,
la grammaire quutilise Kojve est celle de la prcdence du matre
sur son lve. Arm de ce concept-l, il me semble quil ne porterait
Le futur de lautorit
33
pas le mme diagnostic quelque peu teint de dploration, si je
puis dire que vous sur la situation daujourdhui. Car cette
relation de prcdence, au fond, existe toujours. Elle est une
donne quasi naturelle de la relation de matre disciple et il me
semble quelle survit aux contingences historiques. Mais peu
importe. Ce que je veux dire, cest que le diagnostic que lon porte
sur une poque dpend videmment de la grammaire dans laquelle
on formule la description de cette poque.
Il y a en revanche une chose au moins sur laquelle votre point
de vue rejoint de manire implicite celui de Kojve. Quand vous
parlez dautorit, vous parlez dautorit des personnes. Pre, chef,
etc. : il sagit toujours des personnes. Or il me semble et cest le
point sur lequel jaimerais avoir votre avis quon assiste
aujourdhui au passage de lautorit des personnes celle des
rgles. Une des pathologies que vous diagnostiquez dans
lenseignement et dans le monde universitaire daujourdhui
corrode cest votre terme la relation du matre son disciple.
Cette pathologie est linvasion du politiquement correct . Il se
trouve justement que si lautorit du matre comme figure
charismatique, comme personne, est conteste, elle nest pas
remplace par rien, par labsence dautorit. Elle est remplace par
p.026 lautorit du politiquement correct . Autrement dit, on
passe dun mode charismatique de lautorit, que de toute
vidence vous appelez de vos vux, un modle dautorit
normative, beaucoup plus diffus : une sorte d anonymisation
de lautorit. La dploration que lon peut faire de la perte des
matres ne laisse pas place rien. Labsence de lautorit des
matres nest pas labsence de toute autorit. Elle cde la place, en
loccurrence, lautorit du politiquement correct , qui va
Le futur de lautorit
34
certainement de pair avec un certain dogmatisme dmocratique,
cest--dire avec lautorit de rgles sociales que nous partageons
plus ou moins. Ce nest pas rien. On pourrait dire avec Heidegger,
qui bien sr mprisait cela, que cette autorit anonyme des rgles,
cest lautorit du on . Heidegger dtestait ce on . Il me
semble que dans le changement actuel, on assiste un
phnomne haute teneur normative et dun grand intrt
philosophique.
Il me semble que votre focalisation exclusive sur lautorit
charismatique des personnes interdit danalyser le phnomne de
lautorit, tel quil se dveloppe sous nos yeux et tel que vous en
donnez le diagnostic. Cette autorit anonyme des rgles, du
on , nous envahit. Vous en avez donn tout lheure un
exemple humoristique, en parlant de ce qui se passe dans les
aroports. Peut-tre cette nouvelle forme dautorit est-elle
lavenir de lautorit le futur de lautorit , comme dit
lintitul de ces Rencontres. Il me semble que le diagnostic trs
gnral que vous avez fait ce soir porte, en creux, sur les
structures de lautorit pdagogique. En une telle matire, on ne
peut pas raisonner par mtonymies. On ne peut pas prendre la
partie pour le tout. Autrement dit, la perte de lautorit des
matres nest pas la perte de lautorit tout court. Je pense quil
nest simplement pas vrai que si Dieu est mort, tout est permis.
Cest une assertion trs emphatique, mais empiriquement fausse.
Il nest pas vrai que la seule autorit qui donne la cohsion sociale,
qui cimente la socit, soit divine je ne pense pas
ncessairement au Dieu de la thologie, mais quelque chose de
transcendant, quelque chose qui vient de lau-del. Cest faux.
On assiste lmergence dune autorit du on , mergence
Le futur de lautorit
35
quon peut certes dplorer, mais qui doit tout le moins tre
analyse. Le sens de mon intervention est de vous demander ce
que vous pensez de cette autorit des rgles, du on , qui
reprsente peut-tre le futur de lautorit.
GEORGE STEINER : Je suis la fois mu et tonn. Vos deux
interventions portent trs gnreusement sur un livre qui remonte
plusieurs annes, beaucoup p.027 plus que sur ce que jai dit ce
soir. Vous semblez vivre dans un monde fictif. Vous ne savez
mme pas que les sciences dominent nos vies. Lune des choses
les plus tristes, ici, est la sparation entre la facult dArt et le
monde scientifique. Je vis dans un monde o ce qui compte, cest
la science. Cest--dire o il ny a pas de bluff. La haute moralit,
cest de dire si on peut rsoudre une quation, ou si on ne peut
pas. Il ny a pas de tertium datur. Lautorit du scientifique dans
son laboratoire me passionne, puisque jen suis entour. Cest une
chose trs complique, qui ne permet pas lacte dautorit : il y
rgne une sorte de collgialit de lespoir. Ces gens ont une
chance folle. Ils peuvent tre tout fait mdiocres : sils sont dans
une bonne quipe, a marche. Lundi prochain, on saura quelque
chose quon ne sait pas aujourdhui. Je crois quon vient de publier
quelque chose comme 882 livres sur Shakespeare : je sais quil est
un trs bon dramaturge. Cest trs diffrent. Lautorit dans les
sciences est une autorit dont la morale, lintgrit, reposent sur le
fait quon ne peut pas bluffer. Si on triche, on est fini. Dun jour
lautre. Quest-ce que a serait parmi nous, si on tait fini pour les
btises quon publie en littrature et en philosophie.
Il y a deux ans, un collgue vient me trouver. Il a un prix Nobel
comme il se doit ce sont des gens merveilleusement modestes,
Le futur de lautorit
36
ils peuvent se le permettre. Il a un livre entre les mains et me dit :
Aide-moi. Jai lu quelques pages, jessaie de comprendre, mais je
ny arrive pas. Je ne comprends pas un mot. a doit tre ma
faute. Ctait de Monsieur Lacan. Il ny avait effectivement pas
un mot comprendre. Ctait du bluff depuis la premire phrase,
et du bluff byzantin, ce qui est trs laid. Jai eu honte devant la
gnrosit desprit de cet homme qui croyait que ctait de sa
faute sil narrivait pas comprendre. Jai beaucoup rflchi cet
pisode. Le monde des savants moccupe normment.
Il ny a pas la moindre perception de lavenir chez Kojve, rien
qui ait la moindre valeur. Il sest tromp sur tout, quant lavenir.
Cela ne veut pas dire quil ntait pas un homme dun trs grand
esprit et le cousin dun grand peintre. Dans son Hegel, les pages
sur le matre et lesclave sont admirables. Pour le reste, les bons
hgliens ont des doutes trs profonds. Mais passons. Et ne
parlons pas de la mtaphore dun Staline rig en fin de lhistoire.
Il na rien prvu, ni dans ses crits ni dans sa carrire politique.
Notre manque de modestie devant linconnu est effarant. George
Orwell, qui au contraire dun Kojve tait un personnage de
stature mondiale, crit juste avant sa mort : Il y aura encore
deux sicles avant que la botte du stalinisme p.028 se lve des
visages en Europe orientale . Deux sicles ! Mme Orwell na rien
compris, rien prvu. Les scientifiques, par contraste, nous donnent
une leon de bonheur de linconnu, si jose mexprimer ainsi. Ne
pas bluffer devant linconnu. Je voudrais que nous rflchissions
un peu plus cela, de notre ct.
Ceci dit, je vous suis trs reconnaissant, tous deux, davoir
fait allusion ce mystre damour qui est au cur dun bon
enseignement. Eros et amour, ce nest pas la mme chose, mais il
Le futur de lautorit
37
y a bien sr des relations intimes. A la fin de ce petit livre, qui
probablement se trompe sur bien des points, je pose la question :
avec le triomphe des femmes, qui a certes des rapports avec le
politiquement correct , mais qui nest pas du tout la mme
chose, verra-t-on apparatre des grands matres qui soient des
femmes ? a va tre immensment compliqu. Quels seront les
rapports de ces femmes avec leurs lves ? Cela va tout
embrouiller. Mais ce sera passionnant.
Jusqu maintenant, la mdaille Fields, qui est le Nobel de
mathmatiques il y en a eu quarante-neuf jusqu maintenant
na jamais t attribue une femme. Cela reste un mystre :
nous ne savons pas pourquoi. a va venir, je crois. Quelles vont
tre les relations dautorit, quelle va tre la place dros dans cet
enchevtrement ? Jesprais quune grande romancire ou une
potesse nous aiderait, nous dirait quelle est sa relation avec
llve. a va venir. Ce sera un grand problme pour les jeunes (il
ny en a pas beaucoup dans la salle : autre grand problme, pour
ces Rencontres et pour Genve : o sont les jeunes ?). Ils vont
vivre cela dune faon qui sera trs intressante. Peut-tre le mot
mme dautorit devra-t-il tre chang en quelque chose dautre.
Mimsis, peut-tre. Imitatio : imitatio Christi, imitatio de la
femme.
Deux mots pour quon puisse rire un peu ce soir. Hannah
Arendt tait une grande dame. Mais elle tait, inconsciemment
peut-tre, dune arrogance inoue, dune arrogance dont vous
navez pas ide le mot mme nest pas assez fort. A Chicago,
elle donnait un sminaire intitul Lavenir du roman amricain .
Personne ne savait pourquoi. Mais elle tait University professor,
et cela donne droit enseigner dans tous les domaines. Curieuse,
Le futur de lautorit
38
mais trs belle ide. Elle parle. Un monsieur assez jeune et trs
timide, au fond de la salle, lve la main. Elle se fche et lui dit :
Non, jai encore beaucoup dire, ne men voulez pas, mais pas
de questions dans ce sminaire . Il se lve et quitte la salle. Il se
nommait Saul Bellow et il tait lavenir du roman amricain. Jaime
beaucoup cette histoire. Elle est un exemple pour nous tous. Il faut
toujours faire attention qui est dans la salle...
GEORGES NIVAT : p.029 Jaimerais mon tour vous poser une
question. On a souvent limpression, dans votre uvre, que vous
rdez autour de lautorit de Dieu sujet dont on parlera demain.
Dans la traduction que jai lue, vous parlez de lautorit
authorship de Dieu en tant quauteur qui a crit un texte, la
Cration, qui se fait travers la personne humaine. Or cet
authorship comporte le mal. Et sur le mal, vous avez crit des
textes courts et tonnants, comme par exemple ce Comment
taire qui est repris dans le dossier de LHerne et qui nous indique
peut-tre ce que doit tre, prcisment, un vrai commentaire. Ce
texte porte sur un sujet dj trait par nombre de vos
prdcesseurs qui ont rflchi sur le mal. Cest le sacrifice dIsaac,
sur lequel il y a aussi ce trs beau pome de Joseph Brodski, que
vous citez. Lautorit de lauteur du texte sur la Cration, dans
lequel nous vivons et co-crons peut-tre, comporte le mal.
Autrement dit, le fait de lavoir cr jette une ombre terrible sur le
Crateur. Ici interviennent vos pages sur la Shoah, sur le dfaut
dautorit du Crateur. Vous dites que la prire Dieu devient une
prire pour Dieu, puisquil faut prier pour celui qui a si mal utilis
son autorit dauteur d authorship .
Ayant cout votre intervention daujourdhui, qui est mi-
Le futur de lautorit
39
chemin entre le pessimisme et lironie, comme le sont souvent vos
textes, jaimerais savoir comment vous pensez pouvoir rparer le
dsastre de la Cration ? Y a-t-il une faon de prier pour Dieu
aujourdhui ? Est-ce que ce serait, par exemple, un retour de la
posie, de lacte religieux ? On se demande souvent o est lacte
religieux dans votre faon daborder ce dficit de l authorship
du Crateur.
GEORGE STEINER : Je suis trs conscient du poids de votre
question. Cest peut-tre le seul ct anglo-saxon dans la machine
hybride que je suis. Il mest trs difficile de traiter ce thme
publiquement. Cest une tradition anglo-saxonne : on ne touche
pas a publiquement. Cette tradition reste trs forte dans le
monde que jhabite. Mais ce nest pas une rponse.
Je vais vous dire ce que vous devriez faire dans ces Rencontres
internationales, pourquoi vous devriez tout laisser tomber de vos
programmes. Vous devriez simplement poser la question suivante.
A Beslan, dans lcole o se trouvaient des centaines denfants pris
en otages, mourant de faim, de soif et dhorreur, les deux
premiers jours, ils ont pri Dieu Gospodin. Ils ont mme chant
certains hymnes traditionnels russes. Mais le troisime jour, quand
la soif et la faim p.030 taient devenues inimaginables, que ces tout
jeunes enfants approchaient de la mort, ils ont pri Harry Potter.
Cest dune importance norme. Je ne sais rien de plus important
aujourdhui. Rien dautre ne devrait occuper nos esprits. Harry
Potter et son partenaire, dont ces enfants lisent les aventures en
russe et en tchtchne, pourraient venir les aider. Que peut-on
faire pour essayer de penser cette histoire ? En allemand, au
contraire du franais, on peut penser une chose comme objet
Le futur de lautorit
40
direct : Ich denke diese Geschichte . Que pouvons-nous faire
avec cette histoire ? Madame Rowling, qui est dune modestie
extrme bien quelle ait chang lhistoire du livre dans le monde
(avec elle, tout a chang : ses romans sont traduits en 180
langues), et qui on a bien sr rapport cet pisode, a refus tout
commentaire en dehors de celui-ci : Je ne comprends pas, je ne
comprends pas . Ce qui est honnte et dune grande dignit.
Vous avez cit la prire pour Dieu de Paul Celan : Wir beten
Dich an, wir beten fr Dich , nous prions pour Toi. Je crois que
nous sommes dans une priode de transition. Non pas vers un
athisme intgral, qui est trs difficile vivre et impose une
discipline norme. Quand le tlphone sonne deux heures du
matin, annonant laccident dautomobile qui est notre cauchemar
tous quand nous avons des enfants, il faut une force norme
pour arriver dire que cest une horreur statistique, un hasard qui
na aucun sens. Je connais quelques personnes qui ont cette force,
pour qui demander Dieu pourquoi il leur a fait cela serait une
obscnit. Cest trs rare. Quatre-vingt-dix-neuf pour cent des
gens hurlent encore vers Dieu. Mais cela ne veut pas dire quon y
croit. Beckett est peut-tre la voie de la transition vers ce nouveau
monde. Il avait la puissance de mettre dans une virgule une
rponse mtaphysique. Il y a dans Fin de partie une ligne : He
doesnt exist, bastard . Selon la place de la virgule, on peut la lire
de deux faons : Dieu, qui est un bastard, un salaud, nexiste pas ;
ou : il est un salaud parce quil nexiste pas. Il ny a que Beckett
qui puisse faire a. La virgule bouge un tout petit peu.
On est peut-tre dans une priode de transition. Cest ce que
jai essay de dire dans tous mes livres. Ds le premier, ds Tolsto
et Dostoevski, jai eu la conviction que quand la question de
Le futur de lautorit
41
lexistence de Dieu ne sera plus une question adulte, srieuse,
obsessionnelle si vous voulez, certaines dimensions dans lart en
Occident, dans la musique, dans la littrature, ne seront plus
notre porte. Cela ne veut pas dire quil ny en aura pas dautres.
Le thorme de Fermat a t rsolu Cambridge, aprs trois
cent cinquante ans de travail intellectuel. Wiles y a travaill sept
ans, avec p.031 un crayon et un morceau de papier. Pas
dordinateur. Pense pure, totale, absolue. Le petit dpartement
de mathmatiques pures, o le thorme a t rsolu, ne peut
pas contenir plus de cent personnes. Il y en avait plus de mille
dans la rue. Cest exactement la scne des Mmoires de Cellini,
o lon voit tout Florence attendre dans la rue que le Perse sorte
de sa gangue de bronze. Il y avait des milliers de gens. Mes
collgues reviennent au Collge pour dner, ivres de bonheur. Je
nexagre pas. Ivres dune sorte dextase. Ils mont dit : Il y
avait quatre solutions possibles, et cest la plus belle qui est la
vraie. La plus belle. Je leur ai demand de mclairer : le mot
beaut tait-il une analogie, une mtaphore ? Ils mont
rpondu que non, pas du tout : Le mot beaut, pour nous, a un
sens tout fait prcis et concret. Prcis et mathmatique. Je
leur ai demand de maider comprendre. Ces gens sont
vraiment trs gnreux devant les pauvres idiots que nous
sommes. Ils mont rpondu : Il faudrait vingt ans de
prparation avant que tu comprennes ce que cest quune telle
fonction. Nous ne pouvons pas taider. Je leur ai rappel que
quand on tudie la Kabbale, il faut vingt-cinq ans avant davoir le
droit den ouvrir une page. Ils ont rigol. Cette soire a t lune
des plus tristes de ma vie. Cette beaut-l va peut-tre devenir la
grande beaut. Lhumour des mathmatiques pures : Platon dj
Le futur de lautorit
42
savait quil y a des rires dans la musique, dans lart, dans
larchitecture. Il y aura des formes trs nouvelles si le
bastard doesnt exist . Cest toute mon intuition.
YOLANDE MUKAGASANA : Je me pose beaucoup de questions
par rapport lautorit de Dieu durant les tragdies humaines.
Durant le gnocide au Rwanda, les victimes runies ont beaucoup
pri, appelant Dieu pour arrter les massacres et, dsespres, lui
demandant o tait son grand amour et son autorit sur les
bourreaux. Aprs, les survivants reviennent cette autorit et
lexistence de Dieu. Que pensez-vous de cette contradiction ?
GEORGE STEINER : Il ny a aucune solution possible. La question
remonte au dbut de lhumanit. Les hommes ont hurl au Dieu
avant les massacres, avant dtre brls vifs. Mais la question de
la thodice reste ouverte. Il ny a rien de nouveau. Cest pour
cela que lhistoire de Beslan est si importante : les enfants ont
trouv une manuvre, ou plutt une procdure, une horreur toute
nouvelle. Mourant avec Harry Potter sur p.032 les lvres, ils ont
peut-tre eu une seconde despoir et de pardon que Gospodin ne
leur avait pas donne. Il y aura des mouvements mdiatiques trs
dangereux, reposant sur un fondamentalisme techno-mdiatique.
On commence voir se profiler cela et je suis trs content
dtre trs vieux.
QUESTION : Un mythe perse trs ancien qui parle de la cration
du monde, dit quau dbut rgnait le temps. Le temps voulait avoir
un fils. Pensez-vous quil a eu raison de vouloir avoir un fils ?
GEORGE STEINER : Karl Krauss, le plus grand des satiriques, a
Le futur de lautorit
43
pris le vers biblique au dbut tait le Logos et la remplac par
au dbut tait le journalisme . Cest merveilleusement vrai.
Toutes sortes de gens disent ce qui tait au dbut. L-dessus, je
prfre vraiment Hawking, qui rejoint saint Augustin et dit que la
notion du temps est insparable du big-bang. Le big-bang, cest le
temps. Il y a de trs belles quations qui nous disent ce quune
phrase comme celle-ci signifie et pour une fois elles sont
abordables. Pour le reste, faites attention : cest du verbiage.
QUESTION : Dans cette relation dautorit, vous navez pas parl
une seule fois de la libert, en particulier de la libert de celui qui
subit lautorit sans la subir. Jai galement trouv quil y avait
dans votre confrence beaucoup de nostalgie de lautorit, et un
pessimisme foncier. Est-ce quil faut vraiment tre pessimiste ce
point ? Dautre part, je ne vois pas comment lautorit des grands
savants pour lesquels vous avez de ladmiration peut sexercer, si
personne ne les connat, sils ne se transmettent pas dans le public
et ne produisent que des choses qui restent entre eux.
GEORGE STEINER : Je ne suis pas en dsaccord avec vous.
ALAIN JACOB : Dans votre dveloppement raliste sur lautorit
militaire, je me suis demand si lautre ple, qui nest pas
forcment idaliste, il ny aurait pas, indpendamment du message
de Gandhi, une autorit p.033 venir de la non-violence. La non-
violence na-t-elle pas une affinit avec lautorit ?
Je voulais galement faire remarquer que lintervention de Mark
Hunyadi a soulev un problme lintrieur mme de lautorit. Je
crois que lautorit du politiquement correct est un exemple de
factualit qui nous entrane et contre quoi, malgr votre
Le futur de lautorit
44
pessimisme, nous pouvons peut-tre lutter. A lencontre de cette
autorit du politiquement correct , il reste, comme vous le
souhaitez et comme tout le monde le souhaite, une autorit de la
personnalisation, qui veut que tout le monde devienne davantage
lauteur de ses actes. Il y a une polarit entre le on et le
personnel.
GEORGE STEINER : Je crois quon devient de moins en moins le
crateur de sa personnalit. Ce sont les clichs de la publicit et
des mdias qui dominent jusquaux conduites sexuelles. Des
tudes ont constat que dans lintimit des adolescents amricains
abordant leurs premires expriences rotiques, les phrases, les
gestes, les rythmes sont ceux prescrits par le film et la publicit,
jusque dans les dtails. Dcouvrir la libert dans lintimit devient
trs difficile.
Quant au politiquement correct , il faut hurler. O est le
courage, le courage civil, qui nous permet de dire non ? Dans
notre beau mtier de professeur, nous pouvons refuser
denseigner dans les universits o le politiquement correct est
impos. Nous pouvons montrer aux jeunes que nous navons pas
peur deux. Mais tout autour de nous, vous le savez mieux que
moi, cest nouveau la Trahison des clercs grand, grand livre de
Monsieur Benda : il avait vraiment compris. Nous ne luttons pas.
Mais a passera. Les jeunes vont sennuyer. Jai voqu lennui
plusieurs reprises. La force de lennui est une trs grande chose. A
la longue, ils commencent se poser des questions. Il faut tout
simplement dire non. Quand on a un doyen qui essaie dexpliquer
que la fonction dune universit est de crer des fonctionnaires, il
faut ragir : non, je ne joue pas ce jeu. Il est terrible de scrouler
Le futur de lautorit
45
devant la menace du politiquement correct . Je suis peut-tre
optimiste, mais je ne crois pas que cela va durer.
Il y a dautres dangers. Quand je suis venu lenseignement,
par exemple, il y avait quatre-vingt-dix pour cent de jeunes gens
et dix pour cent de jeunes femmes en littrature. Cela
mhorripilait. Maintenant, les proportions sont exactement
inverses. Dans mon sminaire de littrature et de littrature
compare, tout rcemment Harvard, il y avait quatre-vingt-dix
pour cent de jeunes femmes. p.034 Cest tout aussi faux, tout aussi
problmatique, et rend tout aussi difficile de bien lire, ensemble, la
grande littrature. Je vous le disais : il faut apprendre respirer
sous leau.
GEORGES NIVAT : Aux premires Rencontres internationales de
Genve, Julien Benda, prcisment, tait prsent. Nous venons de
revenir au thme de ces premires Rencontres. Nous avons pu
constater une fois de plus que la personnalit de George Steiner
est quelquefois en opposition avec ses thses, parce que le matre
quil est nous inspire un grand optimisme. Je le remercie.
@
Le futur de lautorit
46
LAUTORIT DE DIEU 1
INTRODUCTION
par Marc FaesslerThologien et pasteur
@
p.035 Il pourrait tre embarrassant davoir prsenter un ami
auquel qui plus est vous lient des liens familiaux. Mais avec
Henry Mottu tout embarras disparat. Car sa personnalit directe,
ses larges connaissances et son exprience internationale nont
cess, au cours des ans, de faire crotre et grandir
intellectuellement ses amis. Il a toujours eu lart de nous
prcder, en avance annonciatrice des penses de demain. Dj
au collge il skiait plus vite que nous tous ! A dix-huit ans il avait
lu toute la Dogmatique de Karl Barth ! Demble son
discernement spirituel et son engagement personnel lieront
lautorit de Dieu lactive non-violence du geste prophtique
auquel il consacrera ultrieurement un ouvrage remarqu. Il
rdigera sa thse sur un moine calabrais du XIIe sicle, Joachim
de Fiore, en vue de tracer le sillon dune thologie de lesprance,
une thologie capable de rinterprter la dimension apocalyptique
du donn biblique dans la perspective dun rgne venir, celui
dune vivante autorit intrieure de lesprit. Il sera le premier
lors de ses annes denseignement lUnion Theological Seminary
de New York nous faire saisir les enjeux de la thologie noire
amricaine mettant mal la souverainet dominatrice des
catgories de pense ayant fait autorit durant des sicles dans le
1 Le 27 septembre 2005.
Le futur de lautorit
47
christianisme occidental. Les amitis quil nouera avec des
thologiens de la libration sud-amricains et sa connaissance sur
le terrain des recherches de transposition culturelle de la
thologie africaine, lui feront discerner que lautorit du Conseil
cumnique des Eglises devra ncessairement, lavenir,
sadosser une p.036 confession de foi totalement renouvele dans
ses formulations tche laquelle il consacrera de nombreux
travaux. Devenu professeur de thologie pratique dans notre
Facult, Henry Mottu affronta avec lucidit la difficile question de
lautorit que peut garder un sens , une foi , une parole
rvlante , devant le deuil, la souffrance, les dsastres de la
violence. Ses publications sur les deux figures paradigmatiques
que sont le prophte Jrmie ou le thologien rsistant Dietrich
Bonhoeffer suggrent lexistence, en nous, dune possibilit
desprance active qui puise au creuset fragile dune autorit
divine sans pouvoir la force aimante dune protestation contre
le mal, dune dissidence politique, dune consolation sans
mensonge.
Ainsi, au fil de sa rflexion toujours en prise sur le prsent et
lavenir, Henry Mottu naura cess de nous aider distinguer
autorit et pouvoir. Cest pourquoi nous lui avons demand
daborder ce sujet plus que brlant : lautorit de Dieu . Dans la
confusion actuelle o notre monde est plong sur le plan religieux,
dissocier lautorit de Dieu de la puissance devient un enjeu
majeur. Cest une voix autorise qui va tracer ce soir un chemin
thologique possible, mditer et discuter.
@
Le futur de lautorit
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HENRY MOTTU Professeur honoraire de la Facult autonomede thologie protestante de lUniversit de Genve, o il a enseign de1988 2004. A exerc le ministre pastoral lEglise franaise de Ble et Cartigny (Genve), o il a galement dirig le Centre de rencontres.Avait enseign auparavant la philosophie de la religion lUnionTheological Seminary de New York (1970-1972, 1976-1977). Engagdans le mouvement cumnique, a t le directeur protestant de lAteliercumnique de thologie (1982-1987). Ses livres rcents sont : Le gesteprophtique. Pour une pratique protestante des sacrements (1998),Dietrich Bonhoeffer (2002), Actualit de Dietrich Bonhoeffer en Europelatine (2004), Dieu au risque de lengagement. Douze figures de lathologie et de la philosophie religieuse au XXe sicle (2005).
CONFRENCE DE HENRY MOTTU
@
p.037 Lautorit de Dieu ? Peut-tre... Mais de quel Dieu
sagit-il ? En vue de quel futur ? Et pour faire autorit sur qui et en
vue de quoi ? Les questions se pressent dans notre esprit.
Comment montrer et ce sera ma tche la pertinence du
recours lautorit divine, mme auprs de ceux et celles qui ne
peuvent plus croire en Dieu ? Lautorit de Dieu fait-elle partie du
pass de lautorit ou appartient-elle son futur ? Y aurait-il donc
quelque chose de ncessaire, pour tous, dans ce recours au
transcendant, y compris dans notre Occident scularis ? On sait la
nature finalement nigmatique de lautorit ; mais celle-ci, pour
tre exerce et reconnue, a-t-elle besoin, oui ou non, de la
transcendance de Dieu ? Telle est la question redoutable qui ma
t pose et laquelle je vais essayer, avec crainte et
tremblement..., de rpondre.
Car, comme lcrivait Martin Buber, mme si le MOT Dieu
est un mot souill, dchir, manipul, embrigad dans les causes
les plus absurdes et les plus meurtrires, ce mot demeure
incontournable, non comme mot, mais comme le NOM du dernier
Le futur de lautorit
49
recours contre linacceptable de lhistoire. Voici ce quil crivait
dans Lclipse de Dieu :
Certes, les hommes dessinent des figures grotesques quils
signent du nom de Dieu , ils sentre-tuent et prtendent que
cest en son nom ; mais lorsque scroulent la folie et
limposture, lorsque dans la pnombre la plus solitaire ils se
retrouvent face Lui et ne parlent plus de Lui, Lui mais
soupirent Toi, Toi ! et quils ajoutent ensuite Dieu , nest-ce
pas le vrai Dieu quils appellent tous, lUnique Vivant, le Dieu des
enfants des hommes ? Nest-ce pas Celui qui les entend ? Celui qui
les exauce ? Et le mot Dieu , le mot de lappel, le cri devenu
Nom, nest-il pas ainsi devenu sacr dans toutes les langues
humaines et pour tous les temps ? 1
Mais commenons par carter deux sortes dcueils qui se
prsentent immdiatement lesprit :
soit on rve dun monde enchant et fantasmatique, qui
nexiste plus, o toute autorit humaine tait rapporte lautorit
divine qui la lgitimait ;
p.038 soit on postule au contraire un monde qui se serait
totalement mancip de toute autorit transcendante, un monde
prtendument libr de Dieu.
Pour le dire autrement, le dilemme serait celui-ci : ou bien le
retour lancien thologico-politique de type autoritaire dont
Paul Ricur nous appelle faire notre deuil 2 ; ou bien la
complaisance lgard dune position de vide absolu, et pour tout
1 Martin BUBER, Lclipse de Dieu. Considrations sur les relations entre la religion et laphilosophie, Paris, Nouvelle Cit, 1987, p. 13.2 Paul RICUR, La critique et la conviction, Paris, Calmann-Lvy, 1995, p. 162-164.
Le futur de lautorit
50
dire, de nihilisme (ou en tout cas danomie).
Mais il faut se mfier des ou bien, ou bien. Entre la nostalgie de
la thocratie, dune part, et, dautre part, une socit sans arch,
sans fondation, faudrait-il choisir ? Je ne le pense pas et je vais
donc mefforcer de me frayer un passage troit entre ces deux
extrmes, vers une position tierce que je nommerais, pour faire
court, une autorit qui ne serait pas... autoritaire , mais qui
serait une autorit de proposition et, parfois, une autorit de
protestation. Non pas une autorit qui se pose, mais qui se propose
la discussion. Non pas une autorit qui disposerait encore dun
pouvoir, mais qui aurait renonc et cela sa racine tout
pouvoir. Une auctoritas, en somme, purifie de toute potestas...
Quelques remarques pralables
Premire remarque.
Sil est vrai, selon lEncyclopdie philosophique universelle, que
lautorit est un pouvoir dont la force ne provient pas de la
violence , et si la destination de lautorit est laugmentation de
ltre qui elle sapplique , si donc lautorit est dans son essence
un service, elle se trouve alors oppose, juste titre, la
puissance nue, arbitraire, absolue 1. Une premire prcision
simpose donc dans lide que nous nous faisons de Dieu : Dieu ne
fait pas nimporte quoi et nimporte o (potentia absoluta) ; mais
sa puissance ou son autorit sexercent de manire ordonne,
selon les lois de lhumanisation (potentia ordinata). En langage
1 Encyclopdie philosophique universelle (sous la dir. de Andr JACOB). Les notionsphilosophiques, tome I (philosophie occidentale), Paris, PUF, 1990, p. 204-207 Autorit par F. CHAZEL.
Le futur de lautorit
51
thologique, cest le Dieu rvl dans un corpus dEcritures et,
pour les chrtiens, en Jsus, le Christ, qui seul prvaut sur le Dieu
naturel ou immdiat. Pour nous par consquent, ce quon appelle
Dieu nest pas assimilable sans recul critique lAbsolu, lEn
Soi, au Premier Moteur ou au Dieu Tout-Puissant. p.039
Deuxime remarque.
Le problme de fond qui se pose celui ou celle qui rflchit
sur lautorit, cest sa source. Car si le caractre fondamental de
lautorit est dtre tout simplement reconnue, il faut, pour quelle
le soit rellement, quelle provienne manifestement dune Source
pure. Or, le thologien se heurte ici aux dngations du sens
commun : comment voulez-vous que lautorit de Dieu continue de
faire sens ou ait encore un avenir, alors quelle a t le prtexte
tant de crimes commis en son nom ? On se heurte ici lhistoire.
Alors que lon a tout fait dans le pass pour renforcer lautorit de
Dieu, cest en voulant la renforcer quon la anantie. Hannah
Arendt crit sobrement : Lautorit exclut lusage de moyens
extrieurs de coercition ; l o la force est employe, lautorit
proprement dite a chou 1. Hannah Arendt comme Alexandre
Kojve 2 ont beaucoup insist, en effet, sur le fait que lautorit est
distincte du pouvoir et quelle na rien voir ni avec la violence ou
la force, ni mme avec la persuasion, mais avec la hirarchie en
tant quelle est reconnue dans sa lgitimit.
Je vais donc devoir, comme thologien, purifier la Source de
lautorit divine purifier au sens philosophique du terme. Car
1 Hannah ARENDT, Quest-ce que lautorit ? in La crise de la culture, Paris,Gallimard, coll. Ides, 1972, p. 123.2 Alexandre KOJEVE, La notion de lautorit, Paris, Gallimard, 2004 nouv. d., p. 58, p.60 et passim.
Le futur de lautorit
52
cest parce que lon a dans lhistoire mlang, entrecrois, ml
Dieu et Csar que Csar a vaincu et que lide de Dieu a perdu sa
crdibilit. Comment faire ds lors pour tablir les critres qui vont
identifier convenablement et authentifier la source de lautorit,
sans plus confondre Dieu avec une idole ?
Troisime remarque.
Mais, me direz-vous, lautorit de Dieu a-t-elle jamais t
pure ? Il y a l, au-del de la terminologie, un vrai
problme. Cette autorit ne fut-elle pas et ne demeure-t-elle pas
mdiatise en effet par des textes, des inter-textes, des tres
humains et des institutions qui prtendent parler en son
Nom . Mais la mdiation humaine de lautorit nobscurcit-elle
pas sa source ? Comment rguler son usage et prvenir les
abus ? Cette mdiation tex