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1 Le fantastique obvie de Stephen King et Patrick Senécal : Dire l’indicible et l’envers du réel Clotilde Landais Landais, Clotilde. “Le fantastique obvie de Stephen King et Patrick Senécal : Dire l’indicible et l’envers du réel.” [“Horror Fiction by Stephen King and Patrick Senécal: Expressing the Inexpressible and the Poetics of the Explicit.”] Proceedings of the Research Seminar at the Finnish Institute in Paris, November 25-26, 2005: Le réel et son envers. Ed. Mervi Helkkula and Ulla Tuomarla. Publications du Département des Langues Romanes de l’Université de Helsinki 19 (2007): 65-77. Introduction Depuis son apparition au XIX e siècle, le fantastique, de par la complexification constante de ses formes et de ses enjeux, est une littérature qui n’a cessé de partager les spécialistes. Mais de façon consensuelle, serait fantastique tout récit de fiction ancré dans l’époque de l’auteur et de son lecteur contemporain, mettant en scène des êtres ou phénomènes surnaturels qui provoquent une crise dans le quotidien des personnages. Et que l’objet fantastique soit indéterminé, ambiguë, incertain comme dans le courant obtus du genre, ou montré, révélé comme dans le courant obvie, l’avènement de cette rupture suppose que le monde représenté soit suffisamment réaliste et vraisemblable pour que la contradiction introduite par le fantastique provoque la crise attendue chez le lecteur, c’est -à-dire un sentiment de peur. La réussite du fantastique repose donc sur la vraisemblance, sur la création d’un effet de réel, puisque, pour reprendre Roger Caillois (1965 : 9), plus le monde représenté est rationnel et stable, plus il sera aisément détruit par le fantastique. Ainsi, contrairement à ce que l’on pourrait croire, « le fantastique n’est pas une approche du surnaturel, mais du réel », comme l’a souligné Joël Malrieu (1992 : 38). Il s’agit en effet d’une mise en crise de la réalité. C’est sans doute la raison pour laquelle les grands auteurs fantastiques – côté obtus comme obvie sont avant tout de grands écrivains réalistes : c’était le cas au XIX e siècle pour Balzac et Maupassant en France, Gogol en Russie ; c’est le cas aujourd’hui pour Stephen King aux États-unis. Compte tenu de la notoriété de ce dernier, je ne m’étendrai pas sur sa biographie. Je dirai simplement que King est aujourd’hui l’auteur le plus représentatif de ce courant obvie du fantastique anglophone, bien qu’il soit souvent apparenté à l’horreur en raison de son écriture jugée souvent excessive. Un autre représentant de ce courant est le Québécois Patrick Senécal. Cet auteur nous paraît intéressant à étudier dans la mesure où, si le fantastique se porte bien dans le monde anglo-saxon, il est beaucoup plus rare dans l’univers francophone et ce, tout particulièrement sous sa forme obvie. De plus, Senécal ayant été qualifié de « maître de l’horreur » (La Tribune) dès son troisième roman, il nous semblait difficile de ne pas mettre ses textes en parallèle avec ceux de Stephen King. Nous nous intéressons donc ici uniquement au fantastique obvie, également appelé « fantastique de la présence », puisque ce type de récits met le personnage et donc le lecteur en présence du phénomène surnaturel. En effet, plus encore que pour le fantastique obtus, qui reste volontairement indéterminé, vague, les auteurs de fantastique obvie cherchent à figurer, à mettre en présence, à matérialiser dans l’écriture l’irréalité convoquée dans la fiction. C’est la confrontation avec l’inconcevable qui importe en fantastique obvie. Toutefois, dans la mesure où l’objet fantastique montré ne correspond à aucune réalité existante, on peut se demander comment Stephen King et Patrick Senécal parviennent à
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Le fantastique obvie de Stephen King et Patrick Senécal: Dire l’indicible et l’envers du réel

Apr 06, 2023

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Page 1: Le fantastique obvie de Stephen King et Patrick Senécal: Dire l’indicible et l’envers du réel

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Le fantastique obvie de Stephen King et Patrick Senécal :

Dire l’indicible et l’envers du réel

Clotilde Landais

Landais, Clotilde. “Le fantastique obvie de Stephen King et Patrick Senécal : Dire l’indicible et l’envers du

réel.” [“Horror Fiction by Stephen King and Patrick Senécal: Expressing the Inexpressible and the Poetics of the

Explicit.”] Proceedings of the Research Seminar at the Finnish Institute in Paris, November 25-26, 2005: Le réel

et son envers. Ed. Mervi Helkkula and Ulla Tuomarla. Publications du Département des Langues Romanes de

l’Université de Helsinki 19 (2007): 65-77.

Introduction

Depuis son apparition au XIXe siècle, le fantastique, de par la complexification

constante de ses formes et de ses enjeux, est une littérature qui n’a cessé de partager les

spécialistes. Mais de façon consensuelle, serait fantastique tout récit de fiction ancré dans

l’époque de l’auteur et de son lecteur contemporain, mettant en scène des êtres ou

phénomènes surnaturels qui provoquent une crise dans le quotidien des personnages. Et que

l’objet fantastique soit indéterminé, ambiguë, incertain comme dans le courant obtus du genre,

ou montré, révélé comme dans le courant obvie, l’avènement de cette rupture suppose que le

monde représenté soit suffisamment réaliste et vraisemblable pour que la contradiction

introduite par le fantastique provoque la crise attendue chez le lecteur, c’est-à-dire un

sentiment de peur.

La réussite du fantastique repose donc sur la vraisemblance, sur la création d’un effet

de réel, puisque, pour reprendre Roger Caillois (1965 : 9), plus le monde représenté est

rationnel et stable, plus il sera aisément détruit par le fantastique. Ainsi, contrairement à ce

que l’on pourrait croire, « le fantastique n’est pas une approche du surnaturel, mais du réel »,

comme l’a souligné Joël Malrieu (1992 : 38). Il s’agit en effet d’une mise en crise de la

réalité. C’est sans doute la raison pour laquelle les grands auteurs fantastiques – côté obtus

comme obvie – sont avant tout de grands écrivains réalistes : c’était le cas au XIXe siècle pour

Balzac et Maupassant en France, Gogol en Russie ; c’est le cas aujourd’hui pour Stephen

King aux États-unis.

Compte tenu de la notoriété de ce dernier, je ne m’étendrai pas sur sa biographie. Je

dirai simplement que King est aujourd’hui l’auteur le plus représentatif de ce courant obvie du

fantastique anglophone, bien qu’il soit souvent apparenté à l’horreur en raison de son écriture

jugée souvent excessive.

Un autre représentant de ce courant est le Québécois Patrick Senécal. Cet auteur nous

paraît intéressant à étudier dans la mesure où, si le fantastique se porte bien dans le monde

anglo-saxon, il est beaucoup plus rare dans l’univers francophone et ce, tout particulièrement

sous sa forme obvie. De plus, Senécal ayant été qualifié de « maître de l’horreur » (La

Tribune) dès son troisième roman, il nous semblait difficile de ne pas mettre ses textes en

parallèle avec ceux de Stephen King.

Nous nous intéressons donc ici uniquement au fantastique obvie, également appelé

« fantastique de la présence », puisque ce type de récits met le personnage – et donc le lecteur

– en présence du phénomène surnaturel. En effet, plus encore que pour le fantastique obtus,

qui reste volontairement indéterminé, vague, les auteurs de fantastique obvie cherchent à

figurer, à mettre en présence, à matérialiser dans l’écriture l’irréalité convoquée dans la

fiction. C’est la confrontation avec l’inconcevable qui importe en fantastique obvie.

Toutefois, dans la mesure où l’objet fantastique montré ne correspond à aucune réalité

existante, on peut se demander comment Stephen King et Patrick Senécal parviennent à

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décrire un phénomène surnaturel tout en conservant un effet de réel suffisant pour déclencher

la peur chez leur lecteur.

Pour tenter de répondre à cette question, nous baserons notre étude sur deux romans,

représentatifs à la fois de l’écriture de ces deux auteurs, mais également du fantastique obvie.

Il s’agit d’un côté de The Dark Half, de Stephen King, dans lequel un pseudonyme prend

corps, et de l’autre, de Sur le seuil, de Patrick Senécal, où un écrivain est possédé par le Mal.

Nous nous intéresserons tout d’abord à la façon dont King et Senécal parviennent à figurer

l’indicible. Ensuite, nous verrons comment ces auteurs contournent cette incapacité à montrer

par le biais d’une poétique de l’explicite. Ceci nous mènera enfin à nous pencher sur le

langage créé par les auteurs de fantastique obvie, qui repose sur le jeu de l’envers propre au

fantastique et qui leur permet de dépasser l’indicibilité supposée du fantastique.

1. Figuration de l’indicible

Comme nous l’avons vu en introduction, le fantastique n’est donc définissable que par

rapport au réel. Mais, pour reprendre Roger Bozzetto (1992 : 6), « comment donner à voir ce

qui n’a aucun référent, parce qu’il se trouve, par essence, innommable ? Comment donner à

penser de “l’impossible-à-figurer” ? ». En effet, comme le remarque Françoise Dupeyron-

Lafay (1998 : 65), les « entités qui peuplent l’univers diégétique y ont […] un signifié ; mais

celui-ci ne renvoie […] à aucun signifiant existant puisqu’il n’existe aucun signifié semblable

hors du monde du récit ». Pour cette raison, les écrivains ne disposeraient pas a priori d’outils

linguistiques permettant d’exprimer ou de décrire le phénomène fantastique.

Dans ce cas, comment Stephen King et Patrick Senécal parviennent-ils à transformer

une image mentale issue de leur imagination en une représentation textuelle faisant

suffisamment sens pour un lecteur au point de déclencher en lui l’impression de peur

recherchée par ces auteurs de fantastique obvie ?

C’est cette problématique qui conduit généralement à considérer l’incapacité à « dire »

le fantastique comme le paradoxe constitutif du genre ; puisque malgré l’impossibilité de

nommer ce qui n’existe pas, le fantastique – et plus particulièrement le fantastique de la

présence – ne peut se réaliser qu’à travers une figuration de cet indicible. Ainsi, pour tenter de

représenter l’irreprésentable, les auteurs de fantastique obvie sont amenés à recourir à une

rhétorique de l’impuissance ou du non-dit, ainsi qu’à des tropes de figuration.

1.1. Une rhétorique de l’impuissance

Cette rhétorique se traduit tout d’abord par une prolifération de choses sans nom

auxquelles les personnages se réfèrent par l’utilisation du pronom neutre « ça » – on pense

immédiatement au roman It de Stephen King – ou par l’emploi de substantifs insistant sur la

nature indéterminée du phénomène : la « chose », bien sûr, mais aussi la « créature », le

« monstre », etc.

Ainsi, dans The Dark Half de Stephen King, lorsque la femme de l’écrivain tente

d’expliquer au shérif la nature du tueur en série, elle dit : « this man – or whatever he is »

(King 1990 : 198). Elle ne le réifie pas totalement puisqu’elle utilise le pronom masculin

« he » et non le neutre « it », mais elle ne l’humanise pas non plus pour autant à travers le

« whatever », au lieu du « whoever » applicable à un être humain.

Chez Senécal, c’est aussi le neutre qui est employé pour décrire le phénomène

fantastique, comme par exemple : « C’est entré ! C’est entré, docteur ! C’est entré ! » (Senécal

1998 : 416) ou encore : « Je l’ai vu ! » (Senécal 1998 : 423) où l’indéfini joue le même rôle.

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Cette rhétorique de l’impuissance se traduit également dans la phrase suivante :

« Quand Pivot est mort, il est devenu… quelque chose ! » (Senécal 1998 : 381). On retrouve

ici la « chose » évoquée plus haut. Mais renforcée par l’adjectif indéfini « quelque », on

aboutit à la locution désignant en français une réalité indéterminée. « Quelque chose » est

donc par définition l’expression même de l’indicibilité du fantastique en français.

Cette impuissance à qualifier avec précision le phénomène fantastique se traduit par

ailleurs souvent par une tentative de dire ce que l’on ressent, l’horreur qu’inspire ce

phénomène qu’on ne peut décrire, au moyen de verbes à la forme négative ou de périphrases.

Mais là aussi, sans succès : auteurs et personnages en sont réduits à montrer, à suggérer, voire

à proposer.

De telles tournures existent chez Stephen King, avec par exemple cette déclaration du

shérif : « anything supernatural, for want of a better word… » (King 1990 : 385). On sent ici

que le personnage ne sait comment qualifier le phénomène, et ne se résout à employer le

terme de « surnaturel » que faute de mieux.

De même, chez Patrick Senécal, on trouve la reconnaissance par un personnage de son

incapacité à exprimer verbalement son sentiment au contact du phénomène fantastique : « Il

n’y a aucun mot, aucun son qui peut rendre ce que je ressens. » (Senécal 1998 : 421). Le fait

que même un simple « son » ne puisse traduire une émotion souligne la totale futilité de

l’organe vocal face à une manifestation fantastique.

L’auteur de fantastique peut également souligner l’indicibilité du phénomène en

attaquant la faculté de parole même. Ainsi, chez Senécal par exemple, le narrateur balbutie :

« mais… mais pas… pas ça ! » (Senécal 1998 : 382). Le défaut d’élocution qu’est le

balbutiement est ici provoqué par la confrontation du narrateur avec le phénomène surnaturel.

Cette incapacité passagère à s’exprimer correctement reflète l’incapacité du langage à

exprimer une réalité qui ne correspond pas à notre réalité.

L’auteur de fantastique obvie peut, de la même façon, reconnaître son impuissance

totale à dire le phénomène en ôtant toute capacité de parole à son personnage. Stephen King

emploie cette technique avec le personnage de Liz : « Oh, Thad, what is this ? What – » (King

1990 : 131). Le tiret représente l’interruption brutale du personnage : Liz ne peut plus parler

dans la mesure où elle ne trouve aucun mot pour exprimer ce qu’elle voit. Elle n’a plus

d’autre solution que le silence.

Dans ce cas, l’incapacité à dire peut se traduire par un geste, comme dans l’exemple

suivant :

« — […] C’était…

Il grimace d’effroi.

— C’était terrible, docteur. » (Senécal 1998 : 365).

Ici, la rhétorique de l’impuissance se traduit par une hésitation – car on ne sait

comment qualifier le phénomène – doublée d’un geste qui se veut suffisamment éloquent pour

renforcer le « terrible » qui paraît bien faible pour exprimer à lui seul toute l’horreur de la

situation.

Ainsi, par le biais d’une rhétorique de l’impuissance, des auteurs comme Stephen King

et Patrick Senécal soulignent le caractère indicible du phénomène fantastique. Cette

impossibilité de figuration, loin de nuire à l’effet recherché de peur, l’intensifie. Mais si rien

n’effraie plus que l’inconnu, la présence du monstre ne doit pas moins être tangible en

fantastique obvie. Aussi King et Senécal complètent-ils généralement cette rhétorique de

l’impuissance à dire le phénomène fantastique par l’utilisation de certains procédés littéraires

de figuration.

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1.2. Les tropes de l’indicibilité

Afin de décrire envers et contre tout la chose surnaturelle, de tenter de lui donner

corps, les auteurs de fantastique ont recours à des procédés littéraires de figuration, tels que

l’allégorie, la métaphore ou la comparaison. Le trope de l’indicibilité le plus fréquent semble

être la personnification du Mal. C’est Patrick Senécal qui nous en donne l’exemple le plus

significatif dans Sur le Seuil :

« — Que voulait-il dire par “le Mal” ? Il voulait faire apparaître le Diable ?

[…]

— Je ne crois pas. Jamais je n’ai entendu le père Pivot utiliser le terme “Satan” ou

“Diable”… De même qu’il employait rarement le mot “Dieu”. Il parlait de Bien et de Mal…

C’est tout… » (Senécal 1998 : 361).

On voit ici que le narrateur assimile immédiatement le Mal à la figure du Diable.

Ainsi, une abstraction prend corps par le biais du folklore et de la religion : l’imagerie

populaire et religieuse de l’ange déchu rouge, portant des cornes sur la tête et une queue

pointue appartient aujourd’hui à l’inconscient collectif, permettant à une figure qui n’aurait dû

exister qu’à travers les mots d’être objectivée. Et même si certaines représentations modernes

le figurent comme un homme ordinaire, il lui reste souvent une flamme diabolique dans le

regard.

Chez Senécal, si le Diable n’est pas incarné sous sa forme traditionnelle, il n’en

remplit pas moins sa fonction principale, qui est de tenter les hommes pour posséder leur âme

et les damner. Ainsi, bien que l’allégorie satanique traditionnelle soit rejetée au profit d’une

abstraction du Mal, ce dernier se trouve tout de même personnifié dans la mesure où Senécal

lui attribue l’immortalité, comme le souligne la phrase prononcée par le père Pivot : « le Mal

ne meurt jamais » (Senécal 1998 : 370).

Les auteurs de fantastique obvie parviennent donc à dire l’indicible en se référant aux

croyances populaires pour donner une meilleure représentation des créatures qu’ils

convoquent, par le biais de procédés de figuration. Certes, la compréhension de certaines de

ces entités surnaturelles sous-entend des référents communs entre auteurs et lecteurs, mais si

l’on exclut les néologismes de Lovecraft, il faut bien admettre que la plupart des êtres

fantastiques sont aujourd’hui relativement bien définis, qu’il s’agisse du diable, des vampires,

zombies, fantômes ou autres revenants. Mais pour dépasser de façon encore plus nette cette

incapacité à dire inhérente au genre, les auteurs de fantastique ont également recours à une

poétique de l’explicite.

2. Poétique de l’explicite

Dans la mesure où le courant obvie du fantastique a pour objectif de décrire la

confrontation avec le monstre, il va principalement créer ses effets de réel à partir du mode

narratif du montrer, en accordant une place importante aux scènes. Mais comme les auteurs se

heurtent à l’impossibilité de décrire un phénomène qui n’offre aucun référent

extralinguistique, ils sont obligés de biaiser. L’un de ces contournements est la description à

outrance : on cumule les détails, les comparaisons et autres analogies jusqu’à ce qu’une image

prenne forme dans l’imagination du lecteur, comme un puzzle. La manifestation du monstre

donne donc lieu à une écriture de l’hyperbole, figure même de la représentation excessive de

ce que les termes ordinaires paraissent trop faibles pour exprimer. Parallèlement à cette

tentative de monstration du phénomène, les auteurs de fantastique obvie, comme Patrick

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Senécal et Stephen King, ont recours à des marqueurs visuels de l’intensité pour expliciter le

phénomène surnaturel.

2.1. L’explicite typographique

D’un point de vue typographique, les auteurs ont recours à des marqueurs visuels de

l’intensité tels que les capitales, l’italique ou le gras, ainsi qu’aux signes de ponctuation

reflétant une émotion, comme le point d’exclamation et les points de suspension.

L’italique est le marqueur privilégié de Stephen King pour signifier au lecteur

l’information importante concernant la créature. Cela ressort notamment dans l’exemple

suivant : « this man – if he was a man » (King 1990 : 414). L’italique souligne ici le fait que

le personnage du shérif commence à douter de la nature humaine du tueur, ce que son esprit

rationnel se refusait jusque-là à envisager.

Chez Patrick Senécal, on remarque une tendance à la capitalisation pour signifier le

phénomène : par exemple, la capitale au mot « Mal » tend, concurremment aux autres

éléments étudiés plus haut, à personnifier le phénomène. De même, l’auteur peut capitaliser

les événements déclenchés par le phénomène pour leur donner plus d’ampleur, comme dans le

passage suivant : « C’est l’Horreur, là-bas ! L’Horreur qui s’est déclenchée de nouveau !

Quarante ans plus tard ! » (Senécal 1998 : 409). En mettant une capitale à un nom commun

qui n’en porte jamais – contrairement au « mal » qui s’en voit souvent attribué une malgré les

codes typographiques recommandant tous la bas de casse –, Senécal insiste sur le caractère

surnaturel et gigantesque du phénomène. Ce n’est pas seulement l’horreur, c’est l’Horreur au-

delà de tout ce que le lecteur peut imaginer. Comme la rhétorique de l’impuissance, la capitale

signale le caractère indicible de la scène, tout en provoquant un sentiment de peur plus fort

chez le lecteur – car tout nom commun portant une majuscule est forcément important.

Nous pouvons également reprendre l’exemple du balbutiement tiré de Sur le seuil :

« mais… mais pas… pas ça ! » (Senécal 1998 : 382) dans lequel trois marqueurs de l’intensité

sont regroupés : les points de suspension tout d’abord, qui renforcent la répétition des mots

pour refléter les difficultés d’élocution du personnage. L’italique ensuite sur le « ça » qui

vient s’ajouter à l’indétermination du pronom pour souligner l’incrédulité et

l’incompréhension du locuteur face à la nature du phénomène. Le point d’exclamation enfin,

qui dénote l’émotion du personnage.

L’impossibilité du personnage à comprendre ce qui se passe peut également

s’exprimer typographiquement par l’absence de toute ponctuation, lors de la reproduction de

pensées par exemple : « … vais me réveiller tout ça ne peut pas être vrai je ne peux pas être

en train de vivre ça ce genre de chose ne peut pas arriver… » (Senécal 1998 : 415). Ici,

l’italique indique simplement qu’il s’agit des pensées du personnage ; il n’a pas de

signification particulière. Par contre, les points de suspension à chaque extrémité du passage

et l’absence de ponctuation au sein de ce passage représentent l’incomplétude de la pensée, sa

vitesse, son chaos, ce qui ajoute au sentiment de panique qui s’est emparé du personnage face

au phénomène.

Ces formes typographiques d’insistance sont donc un moyen pour les auteurs de

fantastique obvie de montrer le phénomène surnaturel. Mais de par sa nature même,

l’hyperbole reste leur figure privilégiée dans la mesure où ce trope de l’excès augmente la

vérité des choses pour produire une plus grande impression.

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2.2. L’explicite hyperbolique

Par le jeu de l’hyperbole, le fantastique dit l’incroyable ou l’impossible à figurer : ce

qui ne peut se dire simplement sera explicité par la répétition, l’accumulation et les adverbes

marquant l’excès. L’hyperbole, en portant à la fois sur les attributs du monstre et sur

l’énonciation, devient donc le signe du discours, s’identifiant pleinement à la mise en crise

que la représentation fantastique entend opérer sur le réel et le sens.

L’hyperbole se traduit le plus souvent par l’utilisation d’un marqueur linguistique de

l’excès, comme par exemple chez Senécal : « Les morceaux du puzzle se placent. L’image se

forme. Mais le résultat est si dément, si dingue… […] Trop dément…Trop dingue… »

(Senécal 1998 : 369-370). La répétition renforce ici l’idée d’impuissance du personnage à

exprimer précisément ce qu’il ressent, et les marqueurs de l’excès sont eux-mêmes renforcés

par les points de suspension. Tout ceci concourt à faire sentir au lecteur l’indicibilité du

phénomène tout en lui faisant prendre conscience du caractère terrifiant de la scène.

King utilise également ces marqueurs de l’excès pour qualifier le phénomène ou la

terreur – peur excessive par excellence – qu’il engendre, comme c’est le cas dans les deux

exemples suivants : « Something very odd is going on here. No – it’s more than odd. It’s

terrible and it’s inexplicable, but it is happening. » (King 1990 : 199) tout d’abord, où l’effet

hyperbolique de l’étrange et de l’horrible est renforcé ici par l’italique sur le verbe « être »,

qui souligne la réalité de la chose.

« The real price had been the coming of the sparrows; the terror of realizing that the

forces at work here were much greater and even more incomprehensible than George Stark

himself. » (King 1990 : 296-297) ensuite, où le lecteur découvre qu’il y a pire qu’un tueur

impitoyable et invincible : des moineaux. Le caractère inoffensif de ces oiseaux est ici balayé

par l’accumulation de comparatifs de supériorité associée au mot « terreur », qui font naître

l’inquiétude chez le lecteur – sentiment qui est renforcé par l’allusion explicite un peu plus

loin dans le texte au roman de Daphné du Maurier.

L’hyperbole peut aussi se traduire par une accumulation d’adjectifs ou d’adverbes

insistant sur le caractère insoutenable du phénomène : « L’horrible idée qui m’a traversé

l’esprit sur la route était donc vraie… atrocement vraie. » (Senécal 1998 : 417), où l’adverbe

est mis en relief par les points de suspension ; ou encore : « Des cris de souffrance, des rires

fous, des mots incompréhensibles, des clameurs d’une violence inouïe… C’était inhumain, je

n’avais jamais entendu sons plus effroyables, à tel point que je me suis arrêté, pétrifié de

peur. » (Senécal 1998 : 365). Dans ce passage, c’est l’accumulation de qualificatifs qui

participe de la construction de l’image mentale de la scène.

Chez King, ce procédé se retrouve également, comme dans l’exemple suivant : « […]

there was nothing up there right now but terror overlaid with loud, roaring confusion. » (King

1990 : 267) où les adjectifs donnent à un nom des qualificatifs inhabituels, ce qui a pour effet

de renforcer la déstabilisation du lecteur ; ou encore : « Thad realized with mounting horror

that he was reading an account of Miriam Cowley’s murder… and this time it was not a

broken, confused stew of words, but the coherent, brutal narration of a man who was, in his

own horrid way, an extremely effective writer […]. » (King 1990 : 268) où l’accumulation

d’adjectifs et d’adverbes soulignent l’efficacité surnaturelle du tueur.

Ainsi, par la figuration de l’indicible et une poétique de l’explicite, Patrick Senécal et

Stephen King parviennent à évoquer le monstre. Mais ces auteurs, comme leurs

prédécesseurs, vont plus loin dans la représentation de l’innommable en créant un langage

auto-référent, propre au fantastique. Au-delà des figures ou néologismes de Lovecraft déjà

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évoqués, les auteurs de fantastique reprennent linguistiquement le jeu de l’envers (Mellier

1999 : 110) sur lequel repose le genre pour dépasser l’indicibilité supposée du fantastique.

3. L’envers du réel

Comme le relève Denis Mellier (2000 : 37), dans la mesure où le phénomène

fantastique est absent de notre réel tel que nous le connaissons, « la détermination du monstre

ne peut s’écrire qu’à l’envers même des catégories, des formes, des couleurs et des volumes

qu’il altère ou contrarie ». Le fantastique faisant référence à un aspect caché de notre réalité,

« envers » se comprend comme le côté opposé à celui qui s’offre à la vue. C’est en cela que

l’on peut dire que le fantastique correspond par nature à l’envers du réel. Mais le fantastique

est également un jeu de l’envers puisqu’il se décrit par la négation « des termes positifs qu’[il]

est supposé subvertir » (Mellier 1999 : 110).

Ce jeu sur l’envers du réel se traduit de façon générale à travers les diverses

affixations négatives qui servent autant à qualifier le genre que le phénomène surnaturel. Mais

il ressort également à travers ce qui est considéré comme le trope fondamental du fantastique,

la figure même de la contradiction, à savoir l’oxymore.

3.1. Le jeu de l’envers

Dans la mesure où le phénomène fantastique n’a pas de qualification propre autre que

le contraire de ce qui existe, autre que la négation de ce qu’il est supposé subvertir, il se

définit par la négative. Comme le souligne Denis Mellier (1999 : 111), « [le fantastique] ne

peut qu’être ce qu’il n’est pas », et c’est pour cela qu’il est un jeu de l’envers, comme le

montrent les affixes négatifs utilisés pour caractériser le genre ou ses phénomènes – qu’il

s’agisse en français des préfixes in- comme dans « innommable », « inhumain »,

« impossible », ou ir- comme « irréel », ou en anglais des préfixes un- comme dans « un-

dead » ou « unnamable », in- comme dans « incredible » ou du suffixe -less comme dans

« nameless ».

Ce jeu de l’envers a donné lieu à la création d’un langage propre au fantastique, né de

cette nécessité pour les auteurs de décrire le phénomène. L’exemple le plus significatif de ce

vocabulaire désignant un signifiant imaginaire est le « un-dead » qualifiant la créature « non-

morte » de Bram Stoker, le vampire Dracula. L’utilisation d’une affixation négative permet

ainsi de rendre compte d’un état qui ne correspond pas à notre réalité et, plus précisément, qui

renvoie à l’envers de cette réalité en même temps qu’à l’envers d’un mot. « Non-mort » ne

peut donc avoir de sens qu’en littérature fantastique. Mais le fait d’être repris par nombre

d’auteurs pour décrire une créature donnée a permis au « un-dead » d’acquérir une légitimité

linguistique certaine, dépassant ainsi son absence de signifiant réel pour devenir signifiant par

rapport au genre.

Ce procédé de création lexicale par affixation négative est toujours utilisé en

fantastique obvie contemporain, comme le montre l’exemple suivant tiré de The Dark Half,

où Stephen King qualifie sa créature de « un-man » (King 1990 : 165). La créature en

question est donc un « non-homme » (King 1990 : 169) pour reprendre la traduction française.

Cela signifie qu’elle est à la fois humaine et non-humaine, mais sans être animale, végétale ou

minérale pour autant. Elle correspond donc à une catégorie impossible, que le jeu de l’envers

rend pourtant possible à envisager.

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Parallèlement à l’emploi d’affixes négatifs, les auteurs de fantastique ont également à

leur disposition un procédé littéraire – non spécifique au genre, donc – basé sur la

contradiction pour servir ce jeu de l’envers : l’oxymore.

3.2. L’oxymore

Le fantastique étant un jeu de l’envers et l’oxymore la figure même de la

contradiction, ce procédé littéraire est souvent considéré comme le trope fondamental du

fantastique. L’oxymore réalise en effet lexicalement les différents paradoxes sur lesquels

repose le fantastique, permettant ainsi de donner forme à toute manifestation surnaturelle

(Mellier 2000 : 38).

C’est donc l’oxymore que Patrick Senécal emploie pour décrire la manifestation du

Mal dans Sur le Seuil. Lorsque le narrateur commence à comprendre ce qu’il affronte tout

d’abord : « Le casse-tête s’assemble de plus en plus, et une sorte de logique insensée s’y

inscrit avec une sinistre évidencei » (Senécal 1998 : 380). L’explication surnaturelle paraît ne

pas avoir de sens pour le narrateur dans la mesure où elle ne correspond pas à son

rationalisme. Mais en même temps, il reconnaît qu’elle fonctionne selon une certaine logique,

d’où l’oxymore « logique insensée » pour rendre compte de cette contradiction.

De même, lorsque le narrateur assiste à la manifestation du Mal dans le regard d’un

autre personnage : « Ses yeux me regardent avec une intensité effrayante, et au-delà de la

souffrance, je perçois autre chose. Cette lueur sombre, familière… que j’ai failli voir

parfaitement, l’autre nuit, dans mon rêve…ii » (Senécal 1998 : 423). D’une certaine manière,

l’oxymore « lueur sombre » décrit donc « physiquement » le phénomène surnaturel auquel est

confronté le narrateur.

Cette description peut être plus « matérielle » et, comme dans le cas des affixations

négatives, peut également se rattacher à un signifiant propre au genre. C’est le cas chez

Stephen King, comme le souligne l’exemple du « mort-vivant » (King 1990 : 354) par lequel

le traducteur français de Stephen King rend le « living dead » (King 1990 : 355) original. En

effet, un être ni mort, ni vivant, défiant toutes les lois de la nature, ne peut prendre forme que

dans la langue qui l’énonce, grâce à cette figure de style qu’est l’oxymore.

Ce trope de la contradiction peut également être repris sous forme de périphrase, ce

qui a pour effet de montrer, d’expliciter la contradiction, comme le fait Stephen King dans le

passage suivant : « foxy old George was alive again, but foxy old George was also dead. »

(King 1990 : 355). Le « also » renforce cette idée que la créature est à la fois morte et vivante,

tout en étant ni l’un, ni l’autre. C’est également le cas lorsque le personnage principal déclare

à la créature : « You’re dead, and dead you will stay. » (King 1990 : 310). Ici, le fait même de

s’adresser à un mort qui doit le rester constitue une impossibilité matérielle selon nos critères

de la réalité, et renforce donc le jeu sur l’envers du réel propre au fantastique.

Conclusion

Nous avons vu que le fantastique est traditionnellement qualifié d’indicible. Pourtant,

le courant obvie du genre ne cesse de décrire, de figurer et de mettre en présence le monstre,

bien que celui-ci n’ait aucun signifiant correspondant dans notre monde réel. Les écrivains ont

donc recours à de nombreuses manœuvres de contournement de cette impossibilité à dire –

que ce soit par une figuration de l’indicible, une poétique de l’explicite ou un jeu sur l’envers.

Ce faisant, les auteurs du genre, dont Stephen King et Patrick Senécal, questionnent les

limites de l’expression écrite – et de leurs langues respectives.

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En effet, comme le souligne Joël Malrieu (1992 : 92), le fantastique participe de la

remise en question de la souveraineté du langage. Il est la preuve que l’on peut donner une

image du réel autrement que par le biais de métaphores ou d’allégories, comme le montre

cette création d’un vocabulaire spécifique qu’est celui de l’envers du réel. Ainsi, loin

d’atteindre les limites du langage, le fantastique les repousse. En se positionnant sur l’envers

de signifiants réels, il compense son absence de référent et crée de nouveaux signifiants. En

contre-représentant le réel par un jeu sur le langage, le phénomène fantastique acquiert donc

une dicibilité certaine, donnant par là même une forme d’identité au monstre.

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BIBLIOGRAPHIE

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deux littératures de l’imaginaire, Aix-en-Provence, Université de Provence.

Bozzetto, Roger (1998). Territoires des fantastiques, Aix-en-Provence, Université de

Provence.

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Paris, Ellipses.

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King, Stephen (1990). La part des ténèbres, Paris, Albin Michel.

Malrieu, Joël (1992). Le fantastique, Paris, Hachette Supérieur, coll. Contours

littéraires.

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Senécal, Patrick (1998). Sur le seuil, Québec, Alire.

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l’affabulation dans l’œuvre de Michel Tournier, Amsterdam-Atlanta, Rodopi.

Todorov, Tzvetan (1970). Introduction à la littérature fantastique, Paris, Seuil, coll.

Points Essais.

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i C’est nous qui soulignons. ii C’est nous qui soulignons.