1 Le fantastique obvie de Stephen King et Patrick Senécal : Dire l’indicible et l’envers du réel Clotilde Landais Landais, Clotilde. “Le fantastique obvie de Stephen King et Patrick Senécal : Dire l’indicible et l’envers du réel.” [“Horror Fiction by Stephen King and Patrick Senécal: Expressing the Inexpressible and the Poetics of the Explicit.”] Proceedings of the Research Seminar at the Finnish Institute in Paris, November 25-26, 2005: Le réel et son envers. Ed. Mervi Helkkula and Ulla Tuomarla. Publications du Département des Langues Romanes de l’Université de Helsinki 19 (2007): 65-77. Introduction Depuis son apparition au XIX e siècle, le fantastique, de par la complexification constante de ses formes et de ses enjeux, est une littérature qui n’a cessé de partager les spécialistes. Mais de façon consensuelle, serait fantastique tout récit de fiction ancré dans l’époque de l’auteur et de son lecteur contemporain, mettant en scène des êtres ou phénomènes surnaturels qui provoquent une crise dans le quotidien des personnages. Et que l’objet fantastique soit indéterminé, ambiguë, incertain comme dans le courant obtus du genre, ou montré, révélé comme dans le courant obvie, l’avènement de cette rupture suppose que le monde représenté soit suffisamment réaliste et vraisemblable pour que la contradiction introduite par le fantastique provoque la crise attendue chez le lecteur, c’est -à-dire un sentiment de peur. La réussite du fantastique repose donc sur la vraisemblance, sur la création d’un effet de réel, puisque, pour reprendre Roger Caillois (1965 : 9), plus le monde représenté est rationnel et stable, plus il sera aisément détruit par le fantastique. Ainsi, contrairement à ce que l’on pourrait croire, « le fantastique n’est pas une approche du surnaturel, mais du réel », comme l’a souligné Joël Malrieu (1992 : 38). Il s’agit en effet d’une mise en crise de la réalité. C’est sans doute la raison pour laquelle les grands auteurs fantastiques – côté obtus comme obvie – sont avant tout de grands écrivains réalistes : c’était le cas au XIX e siècle pour Balzac et Maupassant en France, Gogol en Russie ; c’est le cas aujourd’hui pour Stephen King aux États-unis. Compte tenu de la notoriété de ce dernier, je ne m’étendrai pas sur sa biographie. Je dirai simplement que King est aujourd’hui l’auteur le plus représentatif de ce courant obvie du fantastique anglophone, bien qu’il soit souvent apparenté à l’horreur en raison de son écriture jugée souvent excessive. Un autre représentant de ce courant est le Québécois Patrick Senécal. Cet auteur nous paraît intéressant à étudier dans la mesure où, si le fantastique se porte bien dans le monde anglo-saxon, il est beaucoup plus rare dans l’univers francophone et ce, tout particulièrement sous sa forme obvie. De plus, Senécal ayant été qualifié de « maître de l’horreur » (La Tribune) dès son troisième roman, il nous semblait difficile de ne pas mettre ses textes en parallèle avec ceux de Stephen King. Nous nous intéressons donc ici uniquement au fantastique obvie, également appelé « fantastique de la présence », puisque ce type de récits met le personnage – et donc le lecteur – en présence du phénomène surnaturel. En effet, plus encore que pour le fantastique obtus, qui reste volontairement indéterminé, vague, les auteurs de fantastique obvie cherchent à figurer, à mettre en présence, à matérialiser dans l’écriture l’irréalité convoquée dans la fiction. C’est la confrontation avec l’inconcevable qui importe en fantastique obvie. Toutefois, dans la mesure où l’objet fantastique montré ne correspond à aucune réalité existante, on peut se demander comment Stephen King et Patrick Senécal parviennent à
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Le fantastique obvie de Stephen King et Patrick Senécal: Dire l’indicible et l’envers du réel
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Le fantastique obvie de Stephen King et Patrick Senécal :
Dire l’indicible et l’envers du réel
Clotilde Landais
Landais, Clotilde. “Le fantastique obvie de Stephen King et Patrick Senécal : Dire l’indicible et l’envers du
réel.” [“Horror Fiction by Stephen King and Patrick Senécal: Expressing the Inexpressible and the Poetics of the
Explicit.”] Proceedings of the Research Seminar at the Finnish Institute in Paris, November 25-26, 2005: Le réel
et son envers. Ed. Mervi Helkkula and Ulla Tuomarla. Publications du Département des Langues Romanes de
l’Université de Helsinki 19 (2007): 65-77.
Introduction
Depuis son apparition au XIXe siècle, le fantastique, de par la complexification
constante de ses formes et de ses enjeux, est une littérature qui n’a cessé de partager les
spécialistes. Mais de façon consensuelle, serait fantastique tout récit de fiction ancré dans
l’époque de l’auteur et de son lecteur contemporain, mettant en scène des êtres ou
phénomènes surnaturels qui provoquent une crise dans le quotidien des personnages. Et que
l’objet fantastique soit indéterminé, ambiguë, incertain comme dans le courant obtus du genre,
ou montré, révélé comme dans le courant obvie, l’avènement de cette rupture suppose que le
monde représenté soit suffisamment réaliste et vraisemblable pour que la contradiction
introduite par le fantastique provoque la crise attendue chez le lecteur, c’est-à-dire un
sentiment de peur.
La réussite du fantastique repose donc sur la vraisemblance, sur la création d’un effet
de réel, puisque, pour reprendre Roger Caillois (1965 : 9), plus le monde représenté est
rationnel et stable, plus il sera aisément détruit par le fantastique. Ainsi, contrairement à ce
que l’on pourrait croire, « le fantastique n’est pas une approche du surnaturel, mais du réel »,
comme l’a souligné Joël Malrieu (1992 : 38). Il s’agit en effet d’une mise en crise de la
réalité. C’est sans doute la raison pour laquelle les grands auteurs fantastiques – côté obtus
comme obvie – sont avant tout de grands écrivains réalistes : c’était le cas au XIXe siècle pour
Balzac et Maupassant en France, Gogol en Russie ; c’est le cas aujourd’hui pour Stephen
King aux États-unis.
Compte tenu de la notoriété de ce dernier, je ne m’étendrai pas sur sa biographie. Je
dirai simplement que King est aujourd’hui l’auteur le plus représentatif de ce courant obvie du
fantastique anglophone, bien qu’il soit souvent apparenté à l’horreur en raison de son écriture
jugée souvent excessive.
Un autre représentant de ce courant est le Québécois Patrick Senécal. Cet auteur nous
paraît intéressant à étudier dans la mesure où, si le fantastique se porte bien dans le monde
anglo-saxon, il est beaucoup plus rare dans l’univers francophone et ce, tout particulièrement
sous sa forme obvie. De plus, Senécal ayant été qualifié de « maître de l’horreur » (La
Tribune) dès son troisième roman, il nous semblait difficile de ne pas mettre ses textes en
parallèle avec ceux de Stephen King.
Nous nous intéressons donc ici uniquement au fantastique obvie, également appelé
« fantastique de la présence », puisque ce type de récits met le personnage – et donc le lecteur
– en présence du phénomène surnaturel. En effet, plus encore que pour le fantastique obtus,
qui reste volontairement indéterminé, vague, les auteurs de fantastique obvie cherchent à
figurer, à mettre en présence, à matérialiser dans l’écriture l’irréalité convoquée dans la
fiction. C’est la confrontation avec l’inconcevable qui importe en fantastique obvie.
Toutefois, dans la mesure où l’objet fantastique montré ne correspond à aucune réalité
existante, on peut se demander comment Stephen King et Patrick Senécal parviennent à
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décrire un phénomène surnaturel tout en conservant un effet de réel suffisant pour déclencher
la peur chez leur lecteur.
Pour tenter de répondre à cette question, nous baserons notre étude sur deux romans,
représentatifs à la fois de l’écriture de ces deux auteurs, mais également du fantastique obvie.
Il s’agit d’un côté de The Dark Half, de Stephen King, dans lequel un pseudonyme prend
corps, et de l’autre, de Sur le seuil, de Patrick Senécal, où un écrivain est possédé par le Mal.
Nous nous intéresserons tout d’abord à la façon dont King et Senécal parviennent à figurer
l’indicible. Ensuite, nous verrons comment ces auteurs contournent cette incapacité à montrer
par le biais d’une poétique de l’explicite. Ceci nous mènera enfin à nous pencher sur le
langage créé par les auteurs de fantastique obvie, qui repose sur le jeu de l’envers propre au
fantastique et qui leur permet de dépasser l’indicibilité supposée du fantastique.
1. Figuration de l’indicible
Comme nous l’avons vu en introduction, le fantastique n’est donc définissable que par
rapport au réel. Mais, pour reprendre Roger Bozzetto (1992 : 6), « comment donner à voir ce
qui n’a aucun référent, parce qu’il se trouve, par essence, innommable ? Comment donner à
penser de “l’impossible-à-figurer” ? ». En effet, comme le remarque Françoise Dupeyron-
Lafay (1998 : 65), les « entités qui peuplent l’univers diégétique y ont […] un signifié ; mais
celui-ci ne renvoie […] à aucun signifiant existant puisqu’il n’existe aucun signifié semblable
hors du monde du récit ». Pour cette raison, les écrivains ne disposeraient pas a priori d’outils
linguistiques permettant d’exprimer ou de décrire le phénomène fantastique.
Dans ce cas, comment Stephen King et Patrick Senécal parviennent-ils à transformer
une image mentale issue de leur imagination en une représentation textuelle faisant
suffisamment sens pour un lecteur au point de déclencher en lui l’impression de peur
recherchée par ces auteurs de fantastique obvie ?
C’est cette problématique qui conduit généralement à considérer l’incapacité à « dire »
le fantastique comme le paradoxe constitutif du genre ; puisque malgré l’impossibilité de
nommer ce qui n’existe pas, le fantastique – et plus particulièrement le fantastique de la
présence – ne peut se réaliser qu’à travers une figuration de cet indicible. Ainsi, pour tenter de
représenter l’irreprésentable, les auteurs de fantastique obvie sont amenés à recourir à une
rhétorique de l’impuissance ou du non-dit, ainsi qu’à des tropes de figuration.
1.1. Une rhétorique de l’impuissance
Cette rhétorique se traduit tout d’abord par une prolifération de choses sans nom
auxquelles les personnages se réfèrent par l’utilisation du pronom neutre « ça » – on pense
immédiatement au roman It de Stephen King – ou par l’emploi de substantifs insistant sur la
nature indéterminée du phénomène : la « chose », bien sûr, mais aussi la « créature », le
« monstre », etc.
Ainsi, dans The Dark Half de Stephen King, lorsque la femme de l’écrivain tente
d’expliquer au shérif la nature du tueur en série, elle dit : « this man – or whatever he is »
(King 1990 : 198). Elle ne le réifie pas totalement puisqu’elle utilise le pronom masculin
« he » et non le neutre « it », mais elle ne l’humanise pas non plus pour autant à travers le
« whatever », au lieu du « whoever » applicable à un être humain.
Chez Senécal, c’est aussi le neutre qui est employé pour décrire le phénomène
fantastique, comme par exemple : « C’est entré ! C’est entré, docteur ! C’est entré ! » (Senécal
1998 : 416) ou encore : « Je l’ai vu ! » (Senécal 1998 : 423) où l’indéfini joue le même rôle.
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Cette rhétorique de l’impuissance se traduit également dans la phrase suivante :
« Quand Pivot est mort, il est devenu… quelque chose ! » (Senécal 1998 : 381). On retrouve
ici la « chose » évoquée plus haut. Mais renforcée par l’adjectif indéfini « quelque », on
aboutit à la locution désignant en français une réalité indéterminée. « Quelque chose » est
donc par définition l’expression même de l’indicibilité du fantastique en français.
Cette impuissance à qualifier avec précision le phénomène fantastique se traduit par
ailleurs souvent par une tentative de dire ce que l’on ressent, l’horreur qu’inspire ce
phénomène qu’on ne peut décrire, au moyen de verbes à la forme négative ou de périphrases.
Mais là aussi, sans succès : auteurs et personnages en sont réduits à montrer, à suggérer, voire
à proposer.
De telles tournures existent chez Stephen King, avec par exemple cette déclaration du
shérif : « anything supernatural, for want of a better word… » (King 1990 : 385). On sent ici
que le personnage ne sait comment qualifier le phénomène, et ne se résout à employer le
terme de « surnaturel » que faute de mieux.
De même, chez Patrick Senécal, on trouve la reconnaissance par un personnage de son
incapacité à exprimer verbalement son sentiment au contact du phénomène fantastique : « Il
n’y a aucun mot, aucun son qui peut rendre ce que je ressens. » (Senécal 1998 : 421). Le fait
que même un simple « son » ne puisse traduire une émotion souligne la totale futilité de
l’organe vocal face à une manifestation fantastique.
L’auteur de fantastique peut également souligner l’indicibilité du phénomène en
attaquant la faculté de parole même. Ainsi, chez Senécal par exemple, le narrateur balbutie :
« mais… mais pas… pas ça ! » (Senécal 1998 : 382). Le défaut d’élocution qu’est le
balbutiement est ici provoqué par la confrontation du narrateur avec le phénomène surnaturel.
Cette incapacité passagère à s’exprimer correctement reflète l’incapacité du langage à
exprimer une réalité qui ne correspond pas à notre réalité.
L’auteur de fantastique obvie peut, de la même façon, reconnaître son impuissance
totale à dire le phénomène en ôtant toute capacité de parole à son personnage. Stephen King
emploie cette technique avec le personnage de Liz : « Oh, Thad, what is this ? What – » (King
1990 : 131). Le tiret représente l’interruption brutale du personnage : Liz ne peut plus parler
dans la mesure où elle ne trouve aucun mot pour exprimer ce qu’elle voit. Elle n’a plus
d’autre solution que le silence.
Dans ce cas, l’incapacité à dire peut se traduire par un geste, comme dans l’exemple