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LE DIALOGUE JUIFS-CHRÉTIENS ET LA QUESTION DE LA TERRE D’ISRAËL David M. Neuhaus Centre Sèvres | « Recherches de Science Religieuse » 2015/3 Tome 103 | pages 397 à 418 ISSN 0034-1258 ISBN 9782913133686 DOI 10.3917/rsr.153.0397 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- https://www.cairn.info/revue-recherches-de-science-religieuse-2015-3-page-397.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Centre Sèvres. © Centre Sèvres. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. Powered by TCPDF (www.tcpdf.org) © Centre Sèvres | Téléchargé le 03/07/2022 sur www.cairn.info (IP: 65.21.229.84) © Centre Sèvres | Téléchargé le 03/07/2022 sur www.cairn.info (IP: 65.21.229.84)
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Le dialogue juifs-chretiens et la question de la Terre d'Israel

Mar 15, 2023

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LE DIALOGUE JUIFS-CHRÉTIENS ET LA QUESTION DE LA TERRED’ISRAËL

David M. Neuhaus

Centre Sèvres | « Recherches de Science Religieuse »

2015/3 Tome 103 | pages 397 à 418 ISSN 0034-1258ISBN 9782913133686DOI 10.3917/rsr.153.0397

Article disponible en ligne à l'adresse :--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------https://www.cairn.info/revue-recherches-de-science-religieuse-2015-3-page-397.htm--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

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Cette année, l’Église catholique célèbre le 50e anniversaire de la publi-cation de Nostra Aetate, le document conciliaire de Vatican II qui

définit l’attitude correcte des croyants catholiques à l’égard des autres religions. Le 4e paragraphe, le plus long du document, concerne les juifs et le judaïsme1. Des documents similaires ont d’ailleurs été publiés sur ce sujet par d’autres Églises dans la période suivant la Shoah2. Tous ces documents témoignent d’une des plus grandes révolutions du XXe siècle, à savoir la transformation des relations entre juifs et chrétiens : le passage d’une attitude de soupçon et de mépris à une attitude de respect et de collaboration. D’après Nostra Aetate, les chrétiens ne doivent jamais oublier le « lien qui relie spirituellement le peuple du Nouveau Testament à la lignée d’Abraham. » De plus, l’Église « ne peut oublier qu’elle a reçu la révélation de l’Ancien Testament par ce peuple avec lequel Dieu, dans sa miséricorde indicible, a daigné conclure l’antique Alliance, et qu’elle se nourrit de la racine de l’olivier franc sur lequel ont été greffés les rameaux de l’olivier sauvage que sont les Gentils.3 »

Souvent, dans l’enseignement chrétien traditionnel, les juifs furent essentiellement identifiés comme le peuple coupable de la mort du Christ (peuple déicide) et rejetés par Dieu pour avoir toujours tourné le dos au messie. De plus, on leur a souvent répété que l’Église a désormais remplacé Israël en tant que peuple élu par Dieu. L’hostilité conséquente envers les pratiques religieuses juives suivie par des sentiments anti-juifs, la margina-

1. Ce document était d’abord adressé aux juifs et au judaïsme mais a ensuite reçu une for-mulation plus universelle en abordant les relations avec l’islam, l’hindouisme, le bouddhisme et les religions traditionnelles au cours des discussions des Pères du Concile.

2. Par exemple world CounCil oF ChurChes (Commission on Faith and Order), The Church and the Jewish People (1967), united methodist ChurCh, Statement on Interreligious Dialogue : Jews and Christians (1972), CounCil oF the evangeliCal ChurCh in germany, Christians and Jews (1975).

3. ConCile œCumÉnique vatiCan ii, Nostra Aetate, n° 4 (1965).

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lisation, la discrimination et, parfois, les persécutions des juifs vivant parmi les chrétiens ont préfiguré l’antisémitisme des XIXe et XXe siècles dont les sommets de l’horreur ont été atteints avec l’avènement du nazisme et la catastrophe que fut la Shoah4.

Un point fondamental de cette révolution est la prise de conscience aujourd’hui de la part des chrétiens des attitudes qu’ils pouvaient tirer de cet « enseignement du mépris » envers les juifs et le judaïsme5. Un point fondamental à l’origine de l’évolution du regard des chrétiens sur la reli-gion juive a porté sur cet « enseignement du mépris » qui avait jusqu’alors empreint la perception des chrétiens envers les juifs et le judaïsme.

Le respect et la compréhension grandissant de la part des catholiques par rapport aux juifs et au judaïsme durant les dernières décennies suivant le Concile ne doit pas cependant occulter les points de divergences entre juifs et chrétiens. Une de ces différences concerne le rôle de Jésus-Christ dans le salut de l’humanité. Je me propose ici de me pencher plus parti-culièrement sur un autre aspect sensible qui touche ces divergences dans le dialogue entre juifs et chrétiens : celui de l’attitude chrétienne envers la revendication de la part des juifs de la terre d’Israël et les relations qui existent entre les juifs et l’État d’Israël.

la terre dans le dialogue judéo-chrétien

En 2000, d’importantes personnalités juives religieuses, mais aussi issues de la société civile et du milieu intellectuel, ont publié un court document expliquant leur position par rapport à l’ouverture croissante des chrétiens vis-à-vis du monde juif et du judaïsme en soulignant l’importance du res-pect au cœur de ce dialogue. Ce document qui s’intitule Dabru Emet (Dire la vérité)6 contient huit paragraphes. Le troisième stipule :

Les chrétiens peuvent respecter le droit des juifs à la terre d’Israël. L’événement le plus important pour les juifs depuis l’Holocauste a été le réta-blissement d’un État juif dans la Terre promise. En tant que membres d’une religion basée sur la Bible, les chrétiens apprécient que la terre d’Israël ait été promise – et donnée – aux juifs comme le centre physique de l’alliance entre eux et Dieu. Beaucoup de chrétiens soutiennent l’État d’Israël pour

4. Voir à ce sujet la formulation propre de l’Église dans jean-Paul ii et la Commission du saint-siège Pour les relations religieuses aveC le judaïsme, Nous nous souvenons : une réflexion sur la Shoah, Centurion/Éd. du Cerf, Paris, 1998.

5. Le terme « enseignement du mépris » a été utilisé par l’historien juif français Jules Isaac, qui rencontra le pape Jean XXIII en 1959 et lui demanda de mettre fin à ce genre d’enseigne-ment dans l’Église.

6. Le document peut être lu ici : http://www.jcrelations.net/Dabru+Emet+-+A+Jewish+Statement+on+Christians+and+Christianity.2395.0.html?L=3.

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des raisons beaucoup plus profondes que purement politiques. En tant que juifs, nous applaudissons à ce soutien. Nous reconnaissons aussi que la tradi-tion juive exige la justice pour tous les non-juifs qui résident dans un État juif.

Deux ans plus tard, un groupe d’universitaires chrétiens américains publie un document intitulé Une obligation sacrée appelant les chrétiens à revoir leurs présomptions traditionnelles sur les juifs et le judaïsme7. Le neuvième des dix paragraphes déclare :

Nous affirmons l’importance du pays d’Israël pour la vie du peuple juif. Le pays d’Israël a toujours été d’une signification capitale pour le peuple juif. Néanmoins, la théologie chrétienne a prétendu rendre le peuple juif respon-sable de son errance à cause du fait qu’il a rejeté le Messie de Dieu. Une telle forme de la théologie du rejet a exclu toute possibilité de compréhension chrétienne de l’attachement des juifs à leur terre ancestrale. Les théologiens chrétiens ne peuvent plus esquiver cette question cruciale, particulièrement à la lumière du conflit complexe et persistant qui affecte le pays d’Israël. Reconnaissant le droit tant des Israéliens que des Palestiniens à vivre en paix et dans la sécurité dans un foyer national qui leur appartient en propre, nous en appelons à tous les efforts possibles qui puissent contribuer à l’établisse-ment d’une paix juste entre les peuples de la région.

Ruth Langer a analysé la différence notable entre les deux textes8. Dabru Emet stipule que les chrétiens peuvent accepter la revendication juive d’une Terre d’Israël donnée par Dieu aux juifs comme un élément phy-sique central de leur relation à Dieu, et basée sur un héritage biblique commun et incluant un soutien envers l’État d’Israël. Une obligation sacrée affirme l’importance de la Terre d’Israël dans la vie du peuple juif sans pour autant avancer une quelconque justification religieuse. En fait, le document ne mentionne pas Israël en tant qu’État moderne. D’après Une obligation sacrée, « face à un conflit si durable et complexe pour la posses-sion de la terre, les théologiens chrétiens sont obligés aujourd’hui de tenir compte de cet aspect essentiel du judaïsme ». Cet essai se propose d’analy-ser l’évolution de la position catholique sur la question de la terre à la suite des déclarations de Nostra Aetate. L’interprétation catholique des sources bibliques, la tradition et l’histoire de l’Église ainsi que son engagement pour la justice et la paix dans le monde sont autant d’aspects imbriqués les uns aux autres lorsque l’Église exprime sa position sur cette question.

7. Le document peut être lu ici: http://www.ccjr.us/dialogika-resources/documents-and-sta-tements/ ecumenical-christian/568-csg-02sep1.

8. Ruth langer, « Theologies of the Land and State of Israel The Role of the Secular in Christian and Jewish Understandings », Studies in Jewish-Christian Relations, 3 (2008), p. 1-17.

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lire la Bible 9

Après la Shoah, les nouvelles relations avec le peuple juif ont été forte-ment stimulées par un intérêt renouvelé parmi les chrétiens pour l’Ancien Testament et l’histoire d’Israël. Un théologien protestant, Kendall Soulen, a souligné qu’en « oubliant » l’Ancien Testament, les chrétiens risquent de passer à côté d’une partie essentielle de l’histoire entre Dieu et l’huma-nité, celle qui fait référence à Israël10. Au concile Vatican II, l’Église catho-lique l’a rappelé à ses fidèles :

L’économie du salut, annoncée d’avance, racontée et expliquée par les auteurs sacrés, apparaît donc dans les livres de l’Ancien Testament comme la vraie Parole de Dieu ; c’est pourquoi ces livres divinement inspirés conservent une valeur impérissable11.

Une nouvelle méditation sur les longs chapitres de l’histoire du salut contenus dans l’Ancien Testament, remet l’accent sur Israël, le peuple et la terre. L’élection divine d’Israël et le don de la terre qu’il reçoit sont des thèmes centraux dans cette méditation, interprétée par les chrétiens comme une préparation pour la venue de Jésus de Nazareth, fils d’Israël. Traditionnellement, les chrétiens ont souligné que les juifs, dans leur lec-ture de la Bible, ne reconnaissaient pas la figure du Christ annoncée par ces mêmes anciennes écritures12 et cela constitue un élément de tout pre-mier rôle dans l’« enseignement du mépris ».

Cependant, après le Concile, les chrétiens sont encouragés à respecter la lecture juive de l’Écriture, une Écriture qui est aussi la leur. Les chrétiens admettent désormais qu’ils perçoivent le Christ dans l’Ancien Testament, non de par sa présence objective, mais du fait qu’il se rend perceptible aux chrétiens par une lecture de l’Ancien Testament faite à la lumière du Nouveau, comme le document de la Commission biblique de 2001 l’explique :

Lorsque le lecteur chrétien perçoit que le dynamisme interne de l’Ancien Testament trouve son aboutissement en Jésus, il s’agit d’une perception rétrospective, dont le point de départ ne se situe pas dans les textes comme tels, mais dans les événements du Nouveau Testament proclamés par la prédication apostolique. On ne doit donc pas dire que le Juif ne voit pas

9. Pour une théologie chrétienne sur la Terre sainte voir : Walter brueggemann, The Land : Place as gift, promise and challenge in Biblical faith, Augsburg Books, Minneapolis, 2002 ; Alain marChadour et David neuhaus, La Terre, la Bible et l’Histoire, Bayard, Paris, 2006.

10. Kendall soulen, The God of Israel and Christian Theology, Fortress Press, Minneapolis, 1996.11. ConCile œCumÉnique vatiCan ii, Dei Verbum, n° 14 (1965).12. L’accusation d’aveuglement se trouve dans la seconde lettre de Paul aux Corinthiens (3,

14) : « Leur intelligence s’est obscurcie ! Jusqu’à ce jour, lorsqu’on lit l’Ancien Testament, ce même voile demeure. Il n’est pas levé, car c’est en Christ qu’il disparaît. »

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ce qui était annoncé dans les textes, mais que le chrétien, à la lumière du Christ et dans l’Esprit, découvre dans les textes un surplus de sens qui y était caché13.

La lecture juive des Écritures, par rapport à l’enseignement de cette révolution, n’est dès lors plus l’expression d’un aveuglement mais bel et bien celle d’une compréhension authentique de ces mêmes Écritures :

[L]es chrétiens peuvent et doivent admettre que la lecture juive de la Bible est une lecture possible, qui se trouve en continuité avec les Saintes Écritures juives de l’époque du second Temple, une lecture analogue à la lecture chré-tienne, laquelle s’est développée parallèlement. Chacune de ces deux lec-tures est solidaire de la vision de foi respective dont elle est un produit et une expression. Elles sont, par conséquent, irréductibles l’une à l’autre14.

Un aspect essentiel de cette révolution dans les relations judéo-chré-tiennes est la prise de conscience que juifs et chrétiens partagent un même héritage spirituel basé sur des écritures communes – appelées Ancien Testament pour les chrétiens et TaNaKh pour les juifs. Il est implicitement stipulé dans Dabru Emet que, du fait que juifs et chrétiens partagent une même langue basée sur les Écritures d’Israël, ils peuvent aussi partager la même compréhension du statut de la terre d’Israël en tant que promesse et don faits au peuple d’Israël.

Cependant, cette compréhension de la terre dans la Bible fait-elle effec-tivement partie du vocabulaire que les juifs et les chrétiens partagent ? Le document de 2001 souligne :

[L]ire la Bible comme le judaïsme la lit implique nécessairement l’accepta-tion de tous les présupposés de celui-ci, c’est-à-dire l’acceptation intégrale de ce qui fait le judaïsme, notamment l’autorité des écrits et traditions rabbi-niques, qui excluent la foi en Jésus comme Messie et Fils de Dieu15.

La foi en Jésus distingue la lecture chrétienne de la Bible de la lecture juive, et l’une des conséquences de cette foi touche la question de la terre et ses frontières.

La Terre d’Israël est sans aucun doute un élément central de l’Ancien Testament16. La terre est promise à Abraham et ses descendants et est fina-lement conquise en tant que lieu où Israël est appelé à vivre pleinement

13. Commission biblique PontiFiCale, Le peuple juif et ses saintes Écritures dans la Bible chrétienne, Éd. du Cerf/Libreria ed. Vaticana, Paris/Città del Vaticano, 2001, n. 21.

14. Ibid., n. 22.15. Ibid.16. Le document de la Commission biblique pontificale de 2001 développe une lecture de

la terre dans l’Ancien et le Nouveau Testament, cf. op cit, n. 56-57.

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sa relation d’alliance avec Dieu dans l’observance de la Thora. Au centre de la terre se trouve Jérusalem, Saint Sion, et au centre de Jérusalem, le Temple, lieu sacré de la présence continuelle de Dieu. L’on ne doit pour autant pas oublier que la terre, même si elle fut donnée à Israël dans l’Ancien Testament, appartient toujours à Dieu de manière absolue. (cf. Lévitique 25, 23). Le don de la terre est intimement lié à une fidélité à l’égard des paroles divines comme le rappelle le document de 2001 :

[Il ne faut] pas […] oublier qu’une terre concrète a été promise par Dieu à Israël et reçue effectivement en héritage ; ce don de la terre était conditionné par la fidélité à l’alliance (Lévitique 26 ; Deutéronome 28)17.

La terre est perdue (l’exil) du fait des péchés d’Israël puis elle est rega-gnée (le Retour vers Sion) grâce à l’abondance de la grâce divine, expres-sion de la fidélité de Dieu envers Sa promesse et Son alliance.

Dans une lecture juive de ces Écritures, la Terre d’Israël occupe toujours une place centrale. De fait, les écritures juives se terminent avec les paroles de l’épître de Cyrus, roi de Perse, aux exilés de Babylone : « Lequel d’entre vous provient de tout son peuple ? Que le Seigneur son Dieu soit avec lui et qu’il monte...[à Sion] » (2 Chroniques 36, 23). Cependant, la lecture chrétienne de ces écritures diffère de la lecture juive du fait que l’Ancien Testament, lu à la lumière du Nouveau, renvoie sans cesse à la personne du Christ18. Les chrétiens perçoivent l’Ancien Testament comme une préparation du Nouveau et l’unité qui en résulte apporte un nouvel éclairage au contenu de l’Ancien. Ceci est vrai en ce qui concerne la relation à la terre qui acquiert ainsi une autre signification quand Jésus est reconnu comme le Christ.

Comment ce changement se produit-il dans l’articulation du passage de l’Ancien au Nouveau Testament ? De prime abord, la terre semble avoir complètement disparu des écrits du Nouveau Testament19. L’impression qui se dégage est que c’est le ciel que les chrétiens voient comme leur véritable patrie :

[Ils se sont] reconnus pour étrangers et voyageurs sur la terre. Car ceux qui parlent ainsi montrent clairement qu’ils sont à la recherche d’une patrie ; et s’ils avaient eu dans l’esprit celle dont ils étaient sortis, ils auraient eu le temps d’y retourner ; en fait, c’est à une patrie meilleure qu’ils aspirent, à une patrie céleste (Hébreux 11, 13-16).

17. Ibid.18. Les différentes interprétations du texte sont aussi le résultat des différents ordres d’appa-

ritions des livres contenus dans l’Ancien Testament lorsque l’on compare avec le TaNaKh. Au lieu de se terminer avec le second livre des Chroniques, l’Ancien Testament se termine avec la prophétie de Malachie concernant le retour du prophète Élie.

19. Un verset, souvent cité, de l’évangile de Mathieu fait référence au retour d’Égypte de la Sainte famille : « Joseph se leva, prit avec lui l’enfant et sa mère, et il entra dans la terre d’Israël » (Mathieu 2, 2).

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Cependant, cette impression que la notion de la terre est absente du Nouveau Testament est erronée. Ce n’est en effet pas la terre qui a disparu du Nouveau Testament mais plutôt les frontières qui séparent une terre d’une autre, une personne d’une autre. En 1993, la Commission Biblique Pontificale a abordé la question de la terre en précisant que les relectures ont permis de mieux comprendre le texte biblique :

C’est ainsi que l’héritage d’une terre, promise par Dieu à Abraham pour sa descendance (Genèse 15, 7.18), devient l’entrée dans le sanctuaire de Dieu (Exode 15, 7), une participation au repos de Dieu (Psaume 132, 7-8) réser-vée aux vrais croyants (Psaume 95, 8-11, Hébreux 3, 7 – 4, 11) et finalement, l’entrée dans le sanctuaire céleste (Hébreux 6, 12.18-20), héritage éternel (Hébreux 9, 15)20.

Le document de 2001 explique aussi : Une béatitude effectue le même type de passage du sens géographique histo-rique à un sens plus ouvert : « les doux posséderont la terre » (Mt 5, 5) ; « la terre » équivaut là au « Royaume des cieux » (5, 3.10), dans un horizon d’es-chatologie à la fois présente et future. Les auteurs du Nouveau Testament ne font que pousser plus avant un processus d’approfondissement symbolique déjà enclenché dans l’Ancien Testament et le judaïsme intertestamentaire21.

Le pape Benoît XVI, dans son désir d’approfondir une compréhension chrétienne de la terre, commente lui aussi le même passage :

Les conquérants viennent et partent mais ceux qui restent sont les simples, les humbles, qui eux cultivent la terre et continuent de semer et de récolter au milieu des joies et des peines. L’humble, le simple perdure plus long-temps que le violent et ce, même d’un point de vue purement historique. Mais il y a plus. L’universalisation graduelle du concept de la terre sur les bases d’une théologie de l’espoir reflète l’horizon universel… la paix vise au dépassement des frontières de la terre à travers la paix qui vient de Dieu22.

Dans le Nouveau Testament il y a une expansion progressive du concept de la terre en même temps que les Évangiles se propagent sur le terri-toire. Cela est particulièrement bien rapporté par les Actes des Apôtres : la longue narration qui retrace le voyage de Jérusalem à Rome, du centre aux confins de la terre. La Terre n’est plus exclusivement la Terre d’Israël mais de grands cercles qui s’élargissent sans fin vers les territoires où sont

20. Commission biblique PontiFiCale, L’interprétation de la Bible dans l’Église, Libreria Ed. Vaticana, Roma, 1993, III, A. 1, p. 86-87.

21. Commission biblique PontiFiCale, Le peuple juif et ses saintes Écritures dans la Bible chrétienne, Éd. du Cerf/Libreria ed. Vaticana, Paris/Città del Vaticano, 2001, p. 57.

22. benoît xvi, Jésus de Nazareth, Flammarion, Paris, 2007, p. 83-84.

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prêchés et vécus les évangiles. L’auteur de l’épître aux Éphésiens souligne bien le nouvel aspect de la mission du Christ qui consiste à abolir les fron-tières et à élargir la notion même du concept de terre :

C’est lui, en effet, qui est notre paix : de ce qui était divisé, il a fait une unité. Dans sa chair, il a détruit le mur de séparation : la haine. Il a aboli la loi et ses commandements avec leurs observances. Il a voulu ainsi, à partir du Juif et du païen, créer en lui un seul homme nouveau, en établissant la paix, et les réconcilier avec Dieu tous les deux en un seul corps, au moyen de la croix : là, il a tué la haine. Il est venu annoncer la paix à vous qui étiez loin, et la paix à ceux qui étaient proches. Et c’est grâce à lui que les uns et les autres, dans un seul Esprit, nous avons l’accès auprès du Père. Ainsi, vous n’êtes plus des étrangers, ni des émigrés ; vous êtes concitoyens des saints, vous êtes de la famille de Dieu (Éphésiens 2, 14-19).

La « terre » de l’Église est la terre telle qu’elle est conquise par le mes-sage de l’Évangile apporté par les apôtres de Jérusalem jusqu’aux coins du monde les plus reculés.

Cette vision de la terre comme lieu universel pour l’unification de tous les hommes offerte par le Nouveau Testament n’a pas toujours été promue par les chrétiens et de ce fait, la tradition de l’Église a parfois été en décalage avec la tradition biblique. Une réflexion chrétienne sur la terre doit à présent considérer l’évolution de la tradition chrétienne dans l’histoire de l’Église.

Réflexions sur la tradition et l’histoire

Pour les chrétiens, la terre appelée « sainte » (la Terre sainte) par tradi-tion, est chargée de mémoires historiques : ici, Jésus est né, a vécu et ensei-gné ; ici, il a souffert, est mort, a été enseveli et est ressuscité des morts. Avant lui, sur cette même terre, les Patriarches prêtres, rois, sages et pro-phètes de l’Ancien Testament, qui ont tous préparé sa venue, ont guidé Israël pour être la lumière des nations. L’Église est née sur cette terre et de là elle a été envoyée sur la terre entière. La géographie et la topographie de cette terre résonnent à travers les lectures de la Bible, les homélies et le catéchisme. Dès que le christianisme est devenu une religion tolérée, l’Église a construit des tombeaux à travers tout le pays afin de commé-morer les événements de l’histoire du salut. Le flot de pèlerins venant régénérer leur foi en ces lieux saints ne s’est jamais tari. À ces endroits, les pèlerins se ressourcent, méditant sur ce cinquième évangile, la terre où Dieu s’est intimement lié à Israël, au Christ et à l’Église.

En ces premiers temps, le christianisme n’a pas cherché à contrôler cette terre. Au contraire, il concevait son monde comme aboli de toute frontière, au sein duquel les chrétiens étaient le levain, la seule frontière significative étant celle séparant le ciel de la terre. L’élan missionnaire a

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amené les chrétiens à voyager vers de nouvelles contrées prêchant l’Évan-gile, élargissant ainsi les frontières de l’Église sur terre – de Jérusalem au reste de la Terre d’Israël et de là aux extrémités de la terre (cf. Actes des Apôtres 1, 8). Dans une épître du IIe siècle, un auteur chrétien écrit :

Chaque terre nouvelle est pour eux comme leur pays natal, et chaque terre natale comme une terre étrangère […] Ils passent leurs journées sur terre mais sont citoyens du ciel23.

L’adoption progressive du christianisme comme religion officielle d’un empire a donné un autre sens aux notions de terre et de frontière. La montée en puissance du christianisme, dans un premier temps toléré puis devenu dominant, a imposé l’idée de frontières réelles qu’il était néces-saire de défendre et celle de nouveaux territoires qu’il fallait conquérir. Les empereurs chrétiens eurent dès lors des armées chrétiennes à leur service. Au Moyen Âge, la chrétienté est partie faire la guerre pour libérer Jérusalem des mains des musulmans, qui représentaient pour certains la résurgence d’une certaine forme de judaïsme. Pour beaucoup, les croi-sades furent une double guerre : contre les ennemis de l’intérieur (les juifs) et contre ceux de l’extérieur (les musulmans). Les croisés s’inspi-raient des récits de la Bible et se considéraient eux-mêmes comme des conquérants inspirés par Dieu. Bernard de Clairvaux proclama dans un de ses écrits prêchant la croisade :

[L]es chevaliers du Christ mènent avec assurance les combats de leur Seigneur, sans avoir à redouter le moins du monde de commettre un péché en tuant des ennemis, ou d’affronter le risque d’être eux-mêmes tués. En effet, la mort pour le Christ – soit qu’on la subisse soit qu’on l’inflige – n’en-court aucune accusation : elle mérite même la plus grande gloire. Dans un cas, c’est pour le Christ qu’on acquiert cette gloire ; dans l’autre cas, c’est le Christ lui-même qu’on acquiert […] Le chevalier du Christ donne la mort en toute sécurité, et la reçoit avec plus d’assurance encore. S’il meurt, c’est pour son bien, s’il tue, c’est pour le Christ24.

La manière dont les Croisés traitèrent les peuples indigènes résonne tout au long de l’histoire du colonialisme européen. La conquête euro-péenne est souvent allée de pair avec la propagation du christianisme, exploreurs et conquérants préparant la voie pour les missionnaires et les prêcheurs. Conquérir la terre, la déclarer comme chrétienne et construire des empires, était perçu comme un signe du triomphe du christianisme qui avait soi-disant les faveurs de Dieu25.

23. anon, Épître à Diognète.24. bernard de Clairvaux, Éloge de la nouvelle chevalerie, III, 4.25. Voir Michael Prior, The Bible and Colonialism, Bloomsbury/T&T Clark, Sheffield, 1997.

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Les juifs qui vivaient en territoire chrétien faisaient face à une margi-nalisation croissante. Ils étaient perçus comme ceux qui avaient tué le Christ et continuaient à le rejeter. Ils avaient alors perdu la terre de leurs ancêtres et étaient considérés comme étant à jamais condamnés à être un peuple errant et sans terre. La destruction du Temple en 70 ap. J.-C. par les Romains, était déjà perçue par le Nouveau Testament comme une punition pour le péché de ne pas reconnaître le Christ. Luc écrit sur Jésus apercevant Jérusalem :

Quand il approcha de la ville et qu’il l’aperçut, il pleura sur elle. Il disait : « Si toi aussi tu avais su, en ce jour, comment trouver la paix...! Mais hélas ! Cela a été caché à tes yeux ! Oui, pour toi des jours vont venir où tes ennemis établiront contre toi des ouvrages de siège ; ils t’encercleront et te serreront de toutes parts ; ils t’écraseront, toi et tes enfants au milieu de toi ; et ils ne laisseront pas en toi pierre sur pierre, parce que tu n’as pas reconnu le temps où tu as été visitée » (Luc 19, 41-44).

Tertullien, un Père de l’Église du début du IIIe siècle, décrivait les juifs en des termes très durs établissant un lien entre eux et Caïn, l’assassin d’Abel son frère innocent :

Dispersés, vagabonds, bannis de leur terre et de leur climat, ils erraient par toute la terre, n’ayant pour roi ni un homme ni un Dieu, et il ne leur est pas permis de saluer et de fouler le sol de la patrie, même à titre d’étrangers26.

Saint-Augustin, continuant dans cette ligne de pensée, écrivait au Ve siècle : Cette Jérusalem, à la vérité, n’est plus habitée par les juifs. Après la mort du Sauveur sur la Croix, ce crime fut vengé par des grands fléaux ; arrachés de ce lieu, où leur fureur insolente, leur délire impie avaient éclaté contre leur médecin, ils furent dispersés parmi les nations…27

Saint-Augustin développe encore plus cette idée de la dispersion des juifs en l’interprétant comme une forme de mission pour l’Église :

Dispersés enfin par toute la terre (est-il lieu, en effet, où l’on ne les trouve ?) ils témoignent par leurs Écritures que nous n’avons pas inventé les prophé-ties relatives au Christ28.

Saint-Augustin compare les Juifs aux esclaves des écoliers aristocratiques romains qui étaient chargés de porter les livres de leurs jeunes maîtres, les capsarii :

26. tertullien, Apologétique, trad. Walzing, « Bibliothèque de la Faculté philosophie et lettres de Liège », Fascicule 3, Liège, 1919, XXI, p. 4-5.

27. augustin, Discours sur le Psaume 64.28. augustin, La cité de Dieu, DDB, Paris, 1960, livre XVIII, p. 46, 47.

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Béni soit le Dieu d’Israël. Les juifs sont nos porteurs [Judaei tamquam capsa-rii nostri sunt]. Nous recevons les manuscrits de nos ennemis, pour pouvoir confondre d’autres ennemis29.

Les chrétiens considéraient alors « l’exil » du peuple juif comme une punition divine ; mais à partir du XVIIe siècle, certains théologiens avan-cèrent l’idée que cet exil prendra fin un jour et que le retour du peuple juif sur sa terre annoncera la fin des temps. Certains disaient même que ce retour était une condition nécessaire pour que le Christ revienne30 et que s’il revenait, les juifs accepteraient alors de se faire baptiser et de rejoindre l’Église. Cette forme chrétienne du sionisme précéda de loin l’articulation du sionisme juif qui apparut dans la seconde moitié du XIXe siècle. Le sionisme chrétien avance que les promesses faites à l’Église sur la fin des temps – la reconnaissance universelle du Christ comme sauveur Seigneur et Sauveur, sera précédé par l’accomplissement des promesses faites à Israël dans l’Ancien Testament. Ces promesses mentionnent le retour des juifs sur leur terre et de la création d’un État juif, ce qui finirait par déclencher la guerre de la fin des temps précédant le second avène-ment du Christ. Au XIXe siècle, Darby, un prêtre anglican, a proposé qu’à la fin des temps les chrétiens seraient miraculeusement sauvés de l’arène du monde afin d’échapper au cataclysme annoncé31. Dieu se servira alors d’Israël comme instrument divin de punition envers les non-croyants. Dans cette logique de pensée, les juifs sont encore considérés comme les instruments du salut chrétien.

En novembre 1917, une alliance entre chrétiens et juifs sionistes donna naissance à la Déclaration Balfour publiée par le gouvernement britan-nique qui fut la première formulation officielle de la revendication juive de la terre préconisant « la création, en Palestine, d’un foyer national pour le peuple juif ». Arthur Balfour, alors ministre des affaires étrangères dans le cabinet du premier ministre chrétien sioniste David Lloyd George, expliquait quelques années plus tard :

Pour la Palestine, nous ne prendrons en compte ni ne consulterons les aspi-rations des actuels habitants du pays… Le Sionisme, qu’il soit juste ou injuste, bon ou mauvais, prend sa source à la fois dans une tradition ancienne, dans un besoin présent et dans des espoirs futurs, combien plus importants que les désirs et les préjugés des 700.000 arabes qui aujourd’hui peuplent cette terre…32

29. augustin, Discours sur le Psaume 56, 9.13.30. Steven sizer, Christian Zionism : Roadmap to Armageddon ?, InterVarsity, Downer’s Grove, 2004.31. Cela s’intitulait « the Rapture » et était basé sur une lecture de 1Thessaloniens 4, 16-18.32. Cité par Doreen ingrams, Palestine Papers 1917-1922, Seeds of Conflict, J. Murray Ed.,

London, 1972, p. 73.

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Une semaine après la publication de la Déclaration Balfour, la Grande Bretagne occupa la Palestine et dans les décennies qui suivirent l’immigra-tion juive s’en trouva grandement facilitée33.

Depuis la fin de la Seconde guerre mondiale et suite aux révélations d’horreur sur le sort réservé aux juifs dans l’Europe nazie, certains chré-tiens ont cherché à donner un nouveau sens aux relations juives-chré-tiennes, en adoptant les différentes formes de revendications juives envers la terre d’Israël et en considérant avec bienveillance la création d’un État juif. Tandis que « les habitants du pays » (les Palestiniens) furent totale-ment ignorés des procédés politiques, certains au sein du dialogue entre juifs et chrétiens, continuent à dire que le soutien chrétien pour la créa-tion de l’État d’Israël est une manière concrète de manifester un repentir sincère pour les siècles d’attitudes anti-juives et antisémites. D’autre part, une théologie positive envers une possession juive de la terre et la création d’un État, permet d’actualiser la compréhension théologique de l’irrévo-cabilité de la promesse faite par Dieu au peuple élu, les juifs, allant ainsi à l’encontre de la théologie traditionnelle qui proposait qu’Israël soit rem-placé dans le plan salvifique de Dieu34.

Cependant, ce soutien théologique chrétien envers les revendications juives de la terre et de la création de l’État d’Israël ne transforme pas la lecture traditionnelle de la Bible, lecture utilisant cette dernière pour légitimer les réalités politiques. Mark Braverman a fait remarquer que le soutien chrétien à l’État d’Israël prend racine dans le même triompha-lisme chrétien que la révolution opérée au sein du dialogue entre juifs et chrétiens, essaye précisément de changer35. Tandis que la tradition chré-tienne a souvent vu l’instauration d’un État chrétien comme une concrète réalisation de ce triomphalisme, les chrétiens soutenant Israël s’identi-fient à ce nouveau judaïsme et affirment la nature exclusive de l’alliance entre Dieu et les juifs manifestée à travers la création d’un État juif. Ici comme ailleurs, les textes bibliques sont utilisés afin de légitimer une réa-lité politique.

La révolution du dialogue entre juifs et chrétiens après le Concile s’est construite à partir de la prise de conscience de la souffrance du peuple juif au cours de l’histoire d’un christianisme tout puissant et sur la théologie qui justifiait cela. Ces mécanismes de toute puissance et de marginalisation

33. Lorsque la Déclaration Balfour a été signée, il y avait environ 60.000 Juifs en Palestine contre 600.000 à la fin du mandat britannique.

34. Par exemple John Pawlikowski, « Land as an Issue in Christian Jewish Dialogue », CrossCurrents 2/59 (2009), p. 197-209.

35. Mark braverman, « Beyond Interfaith Reconciliation : A New Paradigm for a Theology of Land », dans Nur masalha, Lisa isherwood (Éds.), Theologies of Liberation in Palestine-Israel, Pickwick Publications, Eugene, 2014, p. 155-178.

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envers les juifs ont été ainsi révélés. Cependant, le soutien chrétien de la revendication juive de la terre devient un fait troublant lorsque l’on consi-dère la dépossession et la marginalisation dont souffrent les Palestiniens, faits par ailleurs très souvent ignorés ou même justifiés.

De nouvelles formes d’entente et de dialogue entre chrétiens et juifs ont vu le jour à partir du discours de repentance fortement promu par le pape Jean-Paul II. Dans sa lettre apostolique préparant l’Église à son entrée dans le troisième millénaire, le pape Jean-Paul écrit :

Il est donc juste que, le deuxième millénaire du christianisme arrivant à son terme, l’Église prenne en charge, avec une conscience plus vive, le péché de ses enfants, dans le souvenir de toutes les circonstances dans lesquelles, au cours de son histoire, ils se sont éloignés de l’esprit du Christ et de son Évangile, présentant au monde, non point le témoignage d’une vie inspirée par les valeurs de la foi, mais le spectacle de façons de penser et d’agir qui étaient de véritables formes de contre-témoignage et de scandale. […] Elle ne peut passer le seuil du nouveau millénaire sans inciter ses fils à se purifier, dans la repentance, des erreurs, des infidélités, des incohérences, des lenteurs36.

Sans aucun doute, une des erreurs les plus sérieuses concernant la conscience de l’Église a été son discours et ses actes envers les juifs et le judaïsme. Vis-à-vis de la Shoah, l’Église catholique, toujours dans sa prépa-ration au troisième millénaire déclare :

Le fait que la Shoah ait eu lieu en Europe, c’est-à-dire dans des pays d’an-tique civilisation chrétienne, soulève la question de la relation entre la persé-cution de la part des nazis et l’attitude, au fil des siècles, des chrétiens envers les juifs37.

Au cours de son pèlerinage en Terre Sainte en 2000, le pape Jean-Paul II a glissé une prière entre les pierres du Mur occidental de Jérusalem, prière faisant écho à cet engagement de repentance et de désir de construire de nouvelles relations avec les juifs :

Dieu de nos pères, tu as choisi Abraham et sa descendance pour que ton Nom soit apporté aux peuples : nous sommes profondément attristés par le comportement de ceux qui, au cours de l’histoire, les ont fait souffrir, eux qui sont tes fils, et, en te demandant pardon, nous voulons nous engager à vivre une fraternité authentique avec le peuple de l’alliance.

36. jean-Paul ii, Tertio Millennio Adveniente, Téqui, Paris, 1994, n. 33. Les fondements théo-logiques de cette attitude de pénitence ont été exposés dans un document de la Commission thÉologique internationale, Mémoire et réconciliation : l’Église et les fautes du passé, Éd. du Cerf, Paris, 2000.

37. jean-Paul ii et la Commission du saint-siège Pour les relations religieuses aveC le judaïsme, Nous nous souvenons : une réflexion sur la Shoah, Centurion/Éd. du Cerf, Paris, 1998, II.

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Tandis que les chrétiens se sont investis dans un processus de réflexion afin de reformuler, à la lumière de la Shoah, leurs rapports envers les juifs, un autre défi désormais apparaît pour cette théologie chrétienne purifiée d’antijudaïsme, celui de faire en sorte que ce nouveau langage de dialogue et de collaboration entre juifs et chrétiens ne devienne pas un langage de toute puissance et d’exclusion, non plus tourné cette fois envers les Juifs mais envers les Palestiniens.

Ces questions de toute puissance, de justification d’empire politique et d’intérêt partisan doivent être abordées avec beaucoup de discernement sans oublier tous ceux qui en ont été les victimes dans l’histoire, particu-lièrement lorsque l’on considère la situation politique actuelle en Terre Sainte. En effet, il y a un risque que l’intimité croissante du dialogue entre catholiques et juifs laisse dans l’ombre ceux qui sont marginalisés et lais-sés pour compte dans l’Israël/Palestine aujourd’hui, non pas Juifs mais Palestiniens chassés de leur terre. L’on ne peut tout simplement pas les priver de leurs droits au nom de catégories bibliques et théologiques telles que « peuple élu » et « terre promise » sans risquer de retomber dans les mêmes abus de pouvoir dont les chrétiens cherchent précisément à se repentir à travers leur dialogue avec les juifs.

travailler pour la paix et la justice

Le concile Vatican II encourage une vision de l’engagement de l’Église dans la société en étant présent auprès des faibles et des rejetés sans pour autant ignorer ce débat mondial : prendre le parti des pauvres. L’Église a réalisé que rester muette face aux affaires du monde renforçait les puis-sances à l’œuvre au désavantage des faibles et des rejetés. L’Église, dans l’exercice de son ministère prophétique, doit promouvoir sans relâche la justice et la paix :

[L’Église] ne peut ni ne doit non plus rester à l’écart dans la lutte pour la justice. Elle doit s’insérer en elle par la voie de l’argumentation rationnelle et elle doit réveiller les forces spirituelles, sans lesquelles la justice, qui requiert aussi des renoncements, ne peut s’affirmer ni se développer. La société juste ne peut être l’œuvre de l’Église, mais elle doit être réalisée par le politique. Toutefois, l’engagement pour la justice, travaillant à l’ouverture de l’intel-ligence et de la volonté aux exigences du bien, intéresse profondément l’Église38.

La considération de la paix et de la justice n’est pas seulement une réa-lité politique mais plutôt une partie intégrale de la manière dont l’Église se perçoit elle-même. C’est cette même ligne de conduite que l’Église suit et

38. benoît xvi, Deus Caritas est, Libreria vaticana, Cité du Vatican, 2006, n. 28.

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à travers laquelle elle se situe dans le conflit israélo-palestinien : dans l’ana-lyse des contextes politique, socio-économique et culturel sans restreindre son discours à une tradition et une lecture biblique de la situation.

Le Saint Siège n’a pas immédiatement reconnu l’État d’Israël après sa création en 1948. Il était en effet profondément concerné par le statut des Lieux saints d’une part et d’autre part par la destinée des chrétiens pales-tiniens, dont beaucoup ont perdu leur terre et leur maison tout comme leurs compatriotes musulmans au cours de la guerre arabo-israélienne de 1948. Lorsque le pape Paul VI visita la Terre sainte en 1964, rencontrant à la fois les instances gouvernementales israéliennes et jordaniennes, il ne mentionna pas officiellement l’État d’Israël.

Nostra Aetate non plus ne fait pas mention de la terre alors qu’il traite abondamment des relations avec les juifs et le judaïsme. Une grande par-tie de l’opposition faite par certains Pères du Concile au paragraphe 4 du document reposait sur la crainte d’une implication politique dans la guerre qui opposait alors les pays arabes et l’État d’Israël au Moyen-Orient. En effet ils craignaient qu’une attitude positive envers les juifs puisse être utilisée comme soutien explicite envers l’État d’Israël. De ce fait et sans aucune équivoque le document stipule :

L’Église, qui réprouve toutes les persécutions contre tous les hommes, quels qu’ils soient, ne pouvant oublier le patrimoine qu’elle a en commun avec les Juifs, et poussée, non pas par des motifs politiques, mais par la charité religieuse de l’Évangile, déplore les haines, les persécutions et les manifestations d’anti-sémitisme, qui, quels que soient leur époque et leurs auteurs, ont été dirigées contre les juifs39.

Lorsque la Commission du Saint-Siège pour les relations religieuses avec le Judaïsme a été établie en 1974, cette dernière, dans son premier docu-ment « Orientations et suggestions pour l’application de la déclaration conciliaire Nostra Aetate (n° 4) », n’a pas non plus mentionné de manière explicite ni la Terre ni l’État d’Israël. Cependant le document insiste sur les points suivants :

[Q]ue les chrétiens cherchent à mieux connaître les composantes fonda-mentales de la tradition religieuse du judaïsme et qu’ils apprennent par quels traits essentiels les juifs se définissent eux-mêmes dans leur réalité reli-gieuse vécue40.

39. ConCile œuCumÉnique vatiCan ii, Nostra Aetate n° 4, (1965) [ souligné par l’auteur].40. Commission Pour les relations religieuses aveC le judaïsme, Orientations et suggestions pour

l’application de la déclaration conciliaire Nostra Aetate (n° 4), (1974), préambule.

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Bon nombre de juifs avec lesquels les catholiques dialoguaient, insis-taient alors sur le fait que les juifs se percevaient, aux temps modernes, comme intimement liés à la terre d’Israël et demandaient ainsi que cela soit pris en considération. Lors de la rencontre du Comité de Liaison International catholique-juif de 1974, le secrétaire général du Congrès juif mondial, Gerhart Riegner, s’exprima d’ailleurs à ce sujet au pape Paul VI :

Nous sommes heureux de l’invitation faite aux chrétiens d’apprendre par quels traits essentiels les juifs se définissaient eux-mêmes dans leur réalité religieuse vécue. Nous espérons que cet effort les conduira à une meilleure appréciation de la place essentielle que le peuple et la terre tiennent dans la foi juive41.

Dans un document de 1985, la Commission du Saint-Siège pour les rela-tions religieuses avec le judaïsme parle pour la première fois de l’État d’Is-raël. Dans un chapitre intitulé « Judaïsme et Chrétienté dans l’Histoire » le document rapporte :

L’histoire d’Israël ne finit pas en 70 (cf. Orientations, II). Elle se poursui-vra, […] tout en conservant le souvenir de la terre des ancêtres au cœur de ses espérances (Seder pascal). Les chrétiens sont invités à comprendre cet attachement religieux, qui plonge ses racines dans la tradition biblique, sans pour autant faire leur une interprétation religieuse particulière de cette relation (cf. Déclaration de la Conférence des évêques catholiques des États-Unis, 20 novembre 1975). Pour ce qui regarde l’existence de l’État d’Israël et ses options politiques, celles-ci doivent être envisagées dans une optique qui n’est pas en elle-même religieuse, mais se réfère aux principes communs de droit international42.

Le document est sans équivoque par rapport à la considération de la question de la terre en mettant l’accent sur le fait que les chrétiens sont en mesure de comprendre l’attachement religieux juif sans pour autant igno-rer les principes communs de droit international. La question de la terre n’est pas seulement une question d’exégèse biblique mais aussi d’histoire contemporaine, de justice et de maintien de la paix. Le document met en garde contre le fait d’adopter une quelconque « interprétation reli-gieuse » chrétienne au sujet de « l’attachement religieux » juif à la terre.

En 1993, lorsque fut signé l’Accord fondamental entre le Saint-Siège et l’État d’Israël, le document soulignait la nouvelle relation entre l’Église et le peuple juif tout en stipulant clairement que l’Église ne proposait aucune interprétation religieuse de la revendication du territoire :

41. Documentation catholique, « Adresse à Paul VI (10.1.1975) », n° 1669 (1975), p. 111.42. Commission Pour les relations religieuses aveC le judaïsme, Notes pour une correcte présen-

tation des juifs et du judaïsme dans la prédication et la catéchèse de l’Église catholique (1985), VI, 1. [Souligné par l’auteur].

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Le Saint-Siège, tout en maintenant à chaque cas son droit d’exercer son enseignement moral et spirituel, rappelle, en accord avec son caractère propre, son engagement à demeurer étranger face aux conflits temporels, et cela s’applique spécifiquement aux questions de disputes de territoires et à celle de contestation des frontières43.

Ruth Langer remarque:Les théologiens chrétiens contemporains ont essayé de développer une com-préhension de la relation des juifs avec la terre sans en aborder les aspects politiques. D’une perspective juive, cela résulte en une reconsidération du judaïsme à travers le prisme des valeurs occidentales, dévaluant ainsi le sens théologique potentiel et inhérent de la souveraineté du judaïsme contempo-rain dans son foyer historique44.

De fait, la réflexion théologique chrétienne a trop souvent ignoré les conditions concrètes et matérielles de la vie humaine, corps et terre, pré-férant se concentrer uniquement sur le spirituel. L’un des fruits du dia-logue avec les juifs est de réaliser l’importance du corps et de la terre pour toute théologie qui prend pleinement en compte la condition humaine. Cependant, une fois la réalité de ce débat reconnu, l’Église est-elle encore en mesure de soutenir la position de son partenaire juif dans sa revendica-tion de la terre d’Israël dans le contexte Israël/Palestine d’aujourd’hui ?

La notion de peuple et la terre d’Israël sont au centre du mouvement idéologique appelé Sionisme et dont le programme politique a transformé le monde juif au XXe siècle. Même si la liturgie, la spiritualité et la piété juives commémorent un passé vécu à Jérusalem (Sion dans les Écritures) avec une forte attente eschatologique d’un retour futur dans cette même ville, les juifs restaient dispersés à travers le monde chrétien, le Dar el Islam et au-delà, s’établissant comme ils pouvaient là où ils se trouvaient. Traditionnellement, cet exil loin de leur terre est perçu à la fois comme une punition (conséquence du péché) et une mission (apporter la Parole de Dieu aux nations). Les rabbins qui formulèrent l’enseignement d’un judaïsme ayant perdu et la terre et le Temple, désignèrent alors la cel-lule familiale et la synagogue comme les deux centres de la vie juive de la Diaspora.

À la fin du XIXe siècle, ce qui motiva Theodore Herzl et ses contempo-rains à prononcer une forme juive de nationalisme connue sous le nom de Sionisme à l’image et la ressemblance des autres mouvements nationa-listes européens alors populaires à cette époque, n’était pas en premier

43. Accord fondamental entre le Saint-Siège et l’État d’Israël (1993), n. 11.44. Ruth langer, « Theologies of the Land and State of Israel The Role of the Secular in

Christian and Jewish Understandings », Studies in Jewish-Christian Relations, 3 (2008), p. 1.

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lieu inspiré de l’héritage spirituel juif ; c’était plutôt la réaction face à la montée d’un nationalisme européen antisémite qui définissait les juifs comme des aliénés, souvent mal acceptés et rejetés. Le sionisme proposa une solution au « problème juif » en Europe : une émigration de masse (appelée alors « retour d’exil ») des juifs à la terre de Palestine, proposée comme leur propre « patrie ancestrale », cherchant ainsi à créer un foyer national pour les juifs. Shlomo Avineri, l’un des philosophes politiques parmi les plus importants de l’État d’Israël, a souligné que le Sionisme constitue une révolution pour l’identité juive :

Le Sionisme a été la révolution la plus fondamentale dans la vie juive. Il a substitué une identité séculaire des juifs en tant que nation à une identité orthodoxe et traditionnelle décrite elle en termes religieux. Cela changea un espoir pieux à la fois discret et passif d’un retour à Sion en une force sociale active capable de déplacer des millions de personnes en Israël. Cela transforma une langue reléguée à un simple usage religieux en un média de communication moderne d’une nation-État45.

À son stade initial, ce mouvement se trouva confronté à un judaïsme plus traditionnel qui y percevait une action à peine voilée de rébellion contre les autorités juives religieuses traditionnelles en place, introduisant ainsi le modernisme et reformulant l’identité juive. Beaucoup d’autres juifs qui eux, percevaient le pays dans lequel ils vivaient depuis de très nombreuses générations comme étant leur vraie patrie, s’opposèrent eux aussi au Sionisme. Au lieu d’émigrer, ces derniers étaient engagés dans un combat social afin d’obtenir des droits égaux et pouvoir s’intégrer pleine-ment. Le sionisme deviendra prédominant seulement après la Shoah, la tentative catastrophique d’exterminer les juifs d’Europe. Beaucoup de ces juifs qui survécurent ne pouvaient plus croire en la possibilité d’être chez eux en Europe. Plus encore, la communauté internationale, en reconnais-sant la catastrophe dont les juifs ont souffert en Europe durant la guerre, a apporté son soutien au Sionisme : en 1947, le Nations Unies approuvèrent la partition de la Palestine, décision qui donne une pleine légitimité à la création de l’État d’Israël en 1948. La guerre arabo-israélienne qui s’en-suivit et les hostilités qui en découlèrent incitèrent beaucoup de juifs du monde arabe à émigrer en Israël eux aussi.

Au lendemain de la Shoah, beaucoup de juifs voyaient la création d’un État juif en Israël comme une résurrection issue d’une longue passion, d’une mort et d’un enterrement dans les ghettos et les camps de la mort en Europe. De nombreux chrétiens, conscients de l’horreur de cette des-tinée juive en Europe, se montrèrent sympathiques envers cette compré-

45. shlomo avineri, The Making of Modern Zionism, Basic Books, New York, 1981, p. 13.

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hension. Cependant, la tragédie qui frappa par la suite les Palestiniens, déplacés de leur terre ancestrale et réduits au statut de réfugiés, suite à la proclamation de l’État d’Israël, appela à un nouveau questionnement. L’établissement d’un État d’Israël est-il la réalisation d’un rêve biblique d’un retour des juifs sur la terre de leurs ancêtres ou bien un mouvement de colonisation de la Palestine et l’exil de sa population indigène ?

Parallèlement à l’engagement de l’Église dans un dialogue avec le peuple juif afin d’approfondir la réconciliation s’est développée la prise de conscience que les Palestiniens demandaient justice. Le pape Paul VI est le premier pape à avoir explicitement affirmé l’existence des Palestiniens en tant que peuple à part entière et non pas seulement comme un groupe de réfugiés. Dans son message de Noël de 1975, il dit :

Bien que nous soyons conscients de la tragédie encore récente qui a conduit le peuple juif à chercher une protection sûre dans un État à lui, souverain et indépendant, nous voudrions demander aux fils de ce peuple de reconnaître les droits et les aspirations légitimes d’un autre peuple, qui a aussi souffert pendant une longue période, le peuple palestinien46.

En 1987, Jean-Paul II a nommé pour la première fois un arabe pales-tinien en tant que Patriarche latin de Jérusalem, la plus haute autorité catholique de Terre sainte. Le Patriarche Michel Sabbah est devenu une voix importante au sein de l’Église, dénonçant les injustices dont son peuple avait souffert des suites de l’établissement de l’État d’Israël et de l’occupation continuelle des terres palestiniennes. En 1993, dans une lettre pastorale, il écrit :

Serions-nous victimes de notre propre histoire de salut, qui semble privilégier le peuple juif et nous condamner ? Est-ce là vraiment la volonté de Dieu à laquelle nous devons inexorablement nous plier, sans appel et sans discussion et qui nous demanderait de nous dépouiller en faveur d’un autre peuple ?47

L’enclenchement du processus de paix entre Israéliens et Palestiniens au début des années 90 marquera le début des relations diplomatiques avec l’État d’Israël (en 1993) et l’Organisation de Libération de la Palestine en vue d’un futur État (en 2000). Des développements ultérieurs de l’ensei-gnement concernant la terre apparurent lors des visites des trois Pontifes en Terre sainte en 2000, 2009 et 2014. En examinant de plus près les gestes et les discours au cours de leurs visites, quatre éléments liés les uns aux autres dans cet enseignement émergent : une référence constante aux Écritures, un intérêt pour les Lieux saints et le sort des chrétiens locaux,

46. Documentation catholique, n. 1690 (18.1.1976), p. 55-56.47. michel sabbah, Lire et vivre la Bible au pays de la Bible aujourd’hui, 1993, n. 7.

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un processus de dialogue avec les juifs et avec les musulmans et l’engage-ment de l’Église pour la justice et la paix dans le monde.

La visite de Jean-Paul II en Terre sainte en 2000 est en cela fondatrice car elle inaugura des gestes qui seront ensuite répétés par les papes qui marcheront dans ses pas. Plus qu’une marche sur un fil diplomatique, Jean-Paul II avait pour intention de pouvoir exprimer pleinement ce qui avait été accompli dans le cadre du dialogue avec les juifs, les fruits de Nostra Aetate, sans pour autant oublier ni laisser de côté l’attention portée par l’Église envers les chrétiens de la Terre sainte majoritairement pales-tiniens et son implication envers la justice et la paix. Le Pape ne visita pas seulement des leaders israéliens et palestiniens ni des lieux saints juifs et d’autres musulmans ; il s’est aussi rendu à Yad Vashem, le monument érigé en commémoration des victimes de la Shoah ainsi que le camp de réfugiés de Aida où les Palestiniens croupissent depuis 1948. Sa visite se fit pendant une période d’optimisme, Israéliens et Palestiniens étant alors engagés dans un processus de dialogue.

Lors de sa visite en 2009, Benoît XVI développa encore davantage l’en-seignement de l’Église au sujet de la terre. Il évoqua sans sourciller et avec insistance la vocation de l’Église à construire des ponts plutôt que des murs. Dit plus clairement, il adressa la pénible réalité de la Terre sainte où la construction des murs prévaut sur celle des ponts :

L’une des visions les plus tristes de ma visite dans ces terres a été celle du mur. Tandis que je le longeais, je priais pour un avenir où les peuples de la Terre Sainte pourront vivre ensemble dans la paix et l’harmonie sans éprouver le besoin de tels instruments de sécurité et de séparation, mais plutôt en se res-pectant et en ayant confiance les uns envers les autres, en renonçant à toutes formes de violence et d’agression48.

Cet appel sans équivoque pour la justice allait de pair avec celui pour la réconciliation :

De part et d’autre du mur, un grand courage est nécessaire pour dépasser la peur et la défiance, pour résister au désir de se venger des pertes ou des torts subis. Il faut de la magnanimité pour rechercher la réconciliation après des années d’affrontement. Pourtant l’histoire a montré que la paix ne peut advenir que lorsque les parties en conflit sont désireuses d’aller au-delà de leurs griefs et de travailler ensemble pour des buts communs, prenant cha-cune au sérieux les inquiétudes et les peurs de l’autre et s’efforçant de créer une atmosphère de confiance. Il faut de la bonne volonté pour prendre des initiatives imaginatives et audacieuses en vue de la réconciliation : si chaque partie insiste en priorité sur les concessions que doit faire l’autre, le résultat ne peut être qu’une impasse49.

48. benoît xvi, Discours à l’aéroport Ben Gurion, (15.5.2009). 49. benoît xvi, Discours au camp de refugiés de Aida, Bethléem (13.5.2009).

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Il formula la vision claire d’une solution politique au conflit :Puisse être reconnu universellement que l’État d’Israël a le droit d’exister, de jouir de la paix et de la sécurité à l’intérieur de frontières reconnues internationalement ! De même puisse être reconnu le droit du Peuple Palestinien à une patrie souveraine et indépendante pour y vivre dans la dignité et se déplacer librement ! Puisse la solution des deux États devenir une réalité, et ne pas demeurer seulement un rêve ! Et puisse la paix se répandre au-delà de ces terres, qu’elles deviennent « lumière des Nations » (Isaïe 42, 6), portant l’espérance aux autres régions, si nombreuses, affec-tées par des conflits !50

Le pape François, marchant sur les pas de ses prédécesseurs, est venu en Terre sainte en 2014. Il fit la Une des médias lorsqu’il fit référence à « l’État palestinien » et non pas au peuple palestinien lors de son pas-sage à Bethléem. En s’arrêtant un moment pour prier le long du mur de séparation construit par Israël au nom de la sécurité, il devint une icône de solidarité aux yeux des Palestiniens. Le jour suivant, à Yad Vashem, il exprima la souffrance d’un Dieu qui a vu ses enfants se faire égorger pen-dant la Shoah. Cependant, ce qui relie tous ces éléments de sa visite éclair aux uns et aux autres est le fait que partout où il se soit rendu, le Pape s’adressa à ses interlocuteurs en les appelant tous « frères », Israéliens, Palestiniens, juifs et musulmans. Peu après son retour à Rome, le pape François a convié le Président Peres et le Président Abbas dans les jardins du Vatican pour « invoquer la paix ». Il a alors expliqué l’importance à ses yeux à se considérer comme frères :

[N]ous savons et nous croyons que nous avons besoin de l’aide de Dieu. Nous ne renonçons pas à nos responsabilités, mais nous invoquons Dieu comme un acte de suprême responsabilité, face à nos consciences et face à nos peuples. Nous avons entendu un appel, et nous devons répondre : l’ap-pel à rompre la spirale de la haine et de la violence, à la rompre avec une seule parole : « frère ». Mais pour prononcer cette parole, nous devons tous lever le regard vers le ciel, et nous reconnaître enfants d’un seul Père51.

C’est précisément cette importance de la fraternité qui ne peut être sacrifiée au nom de revendications frontalières. Inéluctablement l’Église est appelée à prêcher le pardon et la réconciliation au lieu d’adhérer à une théologie d’une terre de frontières.

50. benoît xvi, Discours à l’aéroport Ben Gurion, (15.5.2009).51. François, Discours pour l’invocation de la paix, (8.6.2014).

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la terre dans le dialogue avec les juifs

Dabru Emet considère que « les chrétiens peuvent respecter la reven-dication du peuple juif envers la terre d’Israël ». Il précise aussi que ce respect est basé sur un héritage biblique commun et sur le langage com-mun qui en résulte. Cependant, toute revendication de la part des juifs envers la terre ne peut pas aller sans prendre en considération le droit des Palestiniens envers leur terre natale. Trop longtemps, la Bible a été utilisée pour justifier la force de droit et marginaliser les opprimés. Alors que sans aucun doute, la terre et le peuple sont intimement liés à travers l’Ancien Testament, la mission de Jésus a été de faire disparaître les frontières au lieu de les sanctifier. Plus encore, la voix des Palestiniens ne peut désor-mais rester ignorée et cela même au sein de la révolution qui rapproche et réconcilie les juifs et les chrétiens. En tant que peuple indigène devenu réfugié, sujet à une occupation militaire et à un État discriminatoire, les Palestiniens appellent à la justice et leur appel est un défi pour toute tenta-tive visant à définir une théologie commune juive et chrétienne touchant à la terre et au pouvoir.

Les chrétiens sont sans aucun doute « membres d’une religion biblique » et comme tels partagent un vaste héritage avec les juifs. Si beaucoup de chrétiens « soutiennent l’État d’Israël pour des raisons beaucoup plus vastes que des raisons politiques », comme Dabru Emet le revendique, il est peut-être alors plus important qu’ils rappellent à leurs frères et sœurs juifs que l’exploitation des textes bibliques comme fondement d’une revendi-cation politique a été un élément aux conséquences catastrophiques dans l’histoire chrétienne. Le rôle des chrétiens au sein du dialogue avec les juifs consiste peut-être à avertir ces derniers de ne pas tomber dans un piège bien trop connu par les chrétiens eux-mêmes de par leur histoire – le piège d’un pouvoir religieux justifié, qui ignore le cri de ceux qui ont été marginalisés. Cet élément doit être pris en compte dans le dialogue avec les juifs, en humilité, tout en continuant sur le chemin de repentance afin que juifs et chrétiens puissent effectivement travailler ensemble dans la vraie réparation d’un monde brisé (tikkun olam), une réparation qui prend en compte et soigne les blessures des Palestiniens.

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