Le comparatisme comme herméneutique de la défamiliarisation [1] par Françoise Lavocat Paris 3-Sorbonne nouvelle Université Sorbonne Paris Cité Il n’est peut-être pas de discipline, dans les sciences humaines, où les chercheurs se soient penchés de façon aussi répétée sur leurs méthodes et leur légitimité que la littérature comparée. L’idée d’une crise permanente de la discipline[2] a même pris dans les dix dernières années un tour plus radical, avec l’annonce de sa « mort » (Spivak, 2003), évidemment suivie par celle de sa « renaissance » (Damrosh, 2006)[3]. Les enjeux de cette réflexivité ne sont pas, et n’ont jamais été, purement scientifiques : ils répercutent des conflits idéologiques et déclinent des rapports de forces entre pays, aires culturelles, sphères de pensée, dans une monde récemment devenu, on l’a assez dit, multipolaire. Le caractère hautement agonistique de cette discipline peut être vu de façon aussi bien positive que négative. Sa sensibilité constitutive à l’air du temps contribue puissamment à son intérêt. Mais la littérature comparée ne doit pas non plus se réduire à sa qualité de symptôme : l’articulation exclusive de la réflexion sur la discipline aux conflits idéologiques contemporains a renforcé le « présentisme » ambiant et contribué à marginaliser les études comparatistes portant sur des périodes antérieures au vingtième, pour ne pas dire au vingt-et-unième siècle.
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Le comparatisme comme herméneutique de la défamiliarisation
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Le comparatisme comme herméneutique de la défamiliarisation [1]
par Françoise LavocatParis 3-Sorbonne nouvelle
Université Sorbonne Paris Cité
Il n’est peut-être pas de discipline, dans les sciences humaines, où les chercheurs
se soient penchés de façon aussi répétée sur leurs méthodes et leur légitimité que la
littérature comparée. L’idée d’une crise permanente de la discipline[2] a même pris dans
les dix dernières années un tour plus radical, avec l’annonce de sa « mort » (Spivak,
2003), évidemment suivie par celle de sa « renaissance » (Damrosh, 2006)[3]. Les
enjeux de cette réflexivité ne sont pas, et n’ont jamais été, purement scientifiques : ils
répercutent des conflits idéologiques et déclinent des rapports de forces entre pays, aires
culturelles, sphères de pensée, dans une monde récemment devenu, on l’a assez dit,
multipolaire.
Le caractère hautement agonistique de cette discipline peut être vu de façon
aussi bien positive que négative. Sa sensibilité constitutive à l’air du temps contribue
puissamment à son intérêt. Mais la littérature comparée ne doit pas non plus se réduire à
sa qualité de symptôme : l’articulation exclusive de la réflexion sur la discipline aux
conflits idéologiques contemporains a renforcé le « présentisme » ambiant et contribué à
marginaliser les études comparatistes portant sur des périodes antérieures au vingtième,
pour ne pas dire au vingt-et-unième siècle. En outre, les chercheurs comparatistes
peuvent ressentir une certaine lassitude à devoir justifier périodiquement leur existence.
Il n’est cependant pas inutile de rappeler brièvement, en guise de préliminaires,
les termes des différents conflits, anciens et modernes, qui sont inséparables de son
identité. Cela est également indispensable à l’évaluation de la situation et des
possibilités de renouveau de la littérature comparée aujourd’hui, en particulier en
France.
I- Le champ de bataille de la littérature comparée
Les attaques contre la littérature comparée datent de la naissance de la discipline,
au milieu du dix-neuvième siècle. Elle est d’abord, si l’on peut dire, attaquée sur sa
droite, et depuis les années ultérieures à la seconde guerre mondiale, sur sa gauche et
sur sa droite – si l’on me permet d’employer ces termes simplificateurs : ils permettent
en tout cas à mettre en valeur un remarquable renversement.
À l’origine, en effet, et jusqu’à la deuxième guerre mondiale, la critique a visé,
souvent de façon violente, l’idéologie cosmopolite supposée inhérente à la discipline[4].
Il ne faut en effet pas minimiser le chauvinisme qui inspire, jusqu’à aujourd’hui, le rejet
ou le dédain de nombreuses communautés académiques pour le comparatisme. Dans
bien des pays, ces communautés sont encore et en grande part mobilisées par la
construction ou la préservation d’un canon national. Cela est aussi bien valable pour la
littérature que pour l’histoire et le droit, où le comparatisme subit des attaques très
similaires. Dans les obstacles que rencontre le développement du comparatisme, la
difficulté de surmonter d’importantes barrières linguistiques n’est pas non plus à
négliger : certains collègues japonais, par exemple, qui sont devenus au prix d’un
engagement total d’admirables experts de Pascal ou de Proust, n’ont le plus souvent ni
le temps ni l’envie de s’engager dans un travail de comparaison avec des auteurs de leur
pays, ou d’un autre. En outre, l’élargissement de la littérature comparée à la « littérature
monde » confronte tout un chacun aux limites infranchissables de ses capacités et de son
savoir. Comme le remarque Franco Moretti (2004), le projet de « lire plus » ne peut
tenir lieu de méthode[5].
Mais la résistance au comparatisme fondée sur le refus, ou la difficulté d’aborder
d’autres aires linguistiques et culturelles que la sienne propre, cohabite depuis un demi-
siècle avec un tout autre grief qui lui est, dans une certaine mesure, opposé. Le pivot du
changement est peut-être le volume sur la littérature comparée de la collection « Que
Sais-je », par M.-F. Guyard, paru en 1951, à travers les très vives réactions qu’il a
suscitées Outre-Atlantique. Le chauvinisme change de camp : ce sont désormais les
comparatistes européens, et plus particulièrement français, qui sont accusés de
l’incarner. Sont posés les termes d’une opposition qui ne cesse de s’approfondir au
cours du dernier demi-siècle.
Aux Etats-Unis s’élabore en effet une histoire (je dirais volontiers un
narrative[6]) de la littérature comparée comme émancipation par rapport à l’Europe.
L’ouverture sur le « monde » semble conditionnée par cet éloignement souhaité. Dès
1977, par exemple, Robert J. Clements explique que la littérature comparée américaine
a connu trois phases. La première, initiée par les immigrants européens aux Etats-Unis,
restait confinée (à ses yeux) au vieux continent; la seconde était centrée sur les relations
Est-Ouest ; le troisième est tournée vers le monde entier, ce qui se traduit par la création
dans les cursus universitaires des premiers enseignements de « World Literature »[7].
Dans cette période, en France, l’épreuve de littérature comparée était introduite dans le
concours de l’agrégation (1959, ou stricto sensu, 1986)[8], avec pour conséquence la
production d’un certain nombre de manuels pédagogiques[9], qui définissent, mais aussi
figent les contours de la discipline. La production française ne se limite certes pas à
cela, comme le souligne Yves Chevrel, qui, en 1992, dresse un bilan lucide de la
situation. Il n’en reste pas moins que les débats qui agitent la communauté académique
américaine[10] ne pénètrent pas les cercles universitaires comparatistes français, ou
bien de façon marginale. Bien plus, comme le concours de l’agrégation privilégie des
œuvres du canon littéraire, dont la langue originale doit être accessible à la plupart des
préparateurs, les étudiants qui se destinent à la recherche en littérature comparée en
restent volontiers au domaine limité tel que l’a dessiné le concours qu’ils ont passé et
l’enseignement qu’ils ont suivi.
Deux autres phénomènes contribuent à faire prendre à la littérature comparée en
Europe et aux Etats-Unis des voies divergentes. Dans les années 1980-1995, aux Etats-
Unis, l’accroissement et l’affirmation des minorités ethniques nourrit le débat public et
modifie la définition du comparatisme. Gayatri Spivak estime que l’essor des « cultural
and postcolonial studies », aux Etats-Unis, est lié à l’accroissement de 500% des
migrants asiatiques ; en Europe, dans ces années là, l’accroissement de la population
immigrée n’a ni la même ampleur[11], ni, surtout, le même impact sur le monde
académique. Au même moment, la grande affaire de l’Europe est sa propre
construction. À l’époque où les études « Po-Co » (post- coloniales) se développent aux
Etats-Unis, le mur de Berlin tombe en Europe. Alors que l’éloignement du modèle
européen est salué Outre-Atlantique, mais aussi en Amérique du Sud et en Inde, comme
une nécessité ou une conquête, les européens débattent et votent sur les traités
européens. Selon Gayatri Spivak, et d’un point de vue américain, la chute du mur de
Berlin, en mettant fin à l’affrontement Est-Ouest, classe en quelque sorte la question de
l’Europe, qui sort du champ de la discussion académique comme des préoccupations
militaires et stratégiques américaines. Pendant qu’aux Etats-Unis se tient ce débat, la
guerre en ex-Yougoslavie se déroule en Europe (1990-1995).
Il n’est donc pas étonnant que la pensée de la discipline et les intérêts des
comparatistes, en Europe ou aux Etats-Unis, aient été dans ces années-là
fondamentalement différents, pour ne pas dire opposés. Pour les comparatistes
européens, dans leur majorité, le sujet européen n’est pas épuisé – il l’est sans doute
moins que jamais aujourd’hui où la construction européenne est menacée. Cela ne veut
évidemment pas dire que le champ des compétences et des intérêts en Europe, et surtout
en France, ne doive pas s’ouvrir et se diversifier, et même de façon urgente et
impérative. Cela ne signifie pas non plus que les comparatistes français aient
suffisamment pris la mesure des changements induits, dans le paysage culturel
européen, par l’immigration du Sud et des anciennes colonies. D’ailleurs, l’appréciation
historique et idéologique de cette situation a considérablement progressé en France
pendant ces dernières années. Le bilan du jeu d’aller-retour des théories entre 1960 et
2010 (de la France aux Etats-Unis à la France) a été tiré, par A. Tomiche et P.
Zoberman pour les études de genre (2007), par Y. Clavaron pour les études post-
coloniales (2011). Ces auteurs, après d’autres (notamment F. Cusset, 2009), ont bien
montré les distorsions de point de vue et les malentendus qui ont résulté de ce va et
vient.
L’autre explication de cette différence est en effet le rapport à la théorie qu’ont
eu les communautés comparatistes de part et d’autre de l’Atlantique après la seconde
guerre mondiale. Dans ce domaine encore, un renversement a eu lieu. Avant la guerre,
le comparatiste français est attaqué, du point de vue nationaliste allemand, notamment,
pour son abstraction ; si l’abstraction n’est ni la théorie ni la méthode, elle les
présuppose. Pourtant, après-guerre, c’est bien l’absence de méthode et de théorie qui est
relevée, par R. Wellek (dans un article ancien mais toujours fréquemment cité) aux
Etats-Unis (1958), par Etiemble (1963) et A. Marino (1988) en France. Cette absence
est dénoncée comme une défaillance constitutive de la discipline. À partir des années
1960, la prépondérance du structuralisme renforce ce discrédit. Le dogme de la clôture
de l’œuvre, sans doute beaucoup plus impératif dans l’enseignement français
qu’ailleurs, a raison de la notion d’ « influence ». Or, comme l’a très bien analysé
Jonathan Culler (1979, 2003), le remplacement de la notion d’ « influence » par celle d’
« intertextualité » a aussi pour conséquence de priver la littérature comparée de ses
fondements historiques, de sa légitimité scientifique et de sa prétention à l’objectivité.
Ce tournant inaugure le débat interminable de la méthode et de l’objet du comparatisme.
La théorie littéraire, sous la forme d’une poétique formelle décontextualisée, n’a jamais
fait bon ménage avec le comparatisme, malgré des tentatives isolées, comme celle, par
exemple, de Michel Riffaterre (1995).
La fragilisation de la discipline comparatiste consécutive à deux décennies de
domination du formalisme et du structuralisme a cependant un avantage, celui de
susciter une réflexion collective sur la nature et « les raisons » (pour paraphraser
Etiemble) de la comparaison. Ces questions, entre 1985 et 1995, à peu près, sont
devenues centrales, pour ne pas dire obsédantes. Or, la réponse à ces difficultés, en
Amérique et en France, a été bien différente.
Aux Etats-Unis, on peut distinguer trois aspects de ce qu’il faut bien qualifier
une stratégie gagnante. Tout d’abord, le débat sur la nature du comparatisme a été
précoce et vif, si l’on en juge les contributions majoritairement fournies à partir des
années 1970 et réunies en 2003 par le journal World Literature Today[12]. En
témoignent également les comptes rendus successifs des congrès de l’American
Comparative Literature Association (ACLA), en 1965, 1976, et surtout 1995 et
2006[13]. Le bilan tiré par Linda Hutcheon, en 1995, de trois décennies de
comparatisme américain, à partir du compte-rendu du congrès de 1993 par Richard
Bernheimer (publié en 1995) est éloquent : les avantages, en termes d’élargissement
d’audience et de plus-value morale et politique versus les risques de dilution de l’objet,
de déperdition de savoir et de compétences que recouvre la transformation de la
littérature comparée en études culturelles[14] ont été au cœur du débat. Toutes les
positions de la littérature comparée à l’égard de la théorie littéraire on été défendues : la
possibilité d’une théorie propre au comparatisme, y compris en ayant recours à la notion
d’invariant (Anna Balakian, 1995) ; l’idée que le comparatisme est en lui-même une
question théorique (Elizabeth Fox-Genovese 1995); la relativisation de l’importance de
la théorie dans les études comparatistes[15] et dans les sciences humaines en général
(Richard Rorty 2006); la nécessité d’envisager la discipline sous un angle idéologique,
en important des questions nées dans d’autres domaines et champs disciplinaires,
comme le féminisme (Margaret Higonnet, 1994, 1995), ou au contraire le risque que
cela représente (Jeremy Appiah 1995). Il serait en effet parfaitement caricatural de juger
la littérature comparée, aux Etats-Unis, comme un champ homogène, et de croire que la
polémique ne concerne que la confrontation intellectuelle avec l’Europe. Les études sur
le genre, culturelles et post-coloniales ne se sont pas imposées dans le champ
comparatiste américain sans débats ni conflits. Mais ce qui est frappant, dans cette
période, c’est la parfaite indifférence à ces questions[16] manifestée par les
comparatistes français (soulignée sans ambiguïté par Yves Chevrel en 1992)[17].
Le deuxième phénomène à signaler est le large accueil fait, par des départements
de littérature comparée dans des universités américaines et canadiennes, à des
théoriciens de premier plan issus d’Europe, de l’Est comme de l’Ouest. Il n’est pas juste
de limiter leur influence, comme le fait Robert J. Clements, à la première étape «
européenne » de la littérature comparée américaine, aux lendemains de la seconde
guerre mondiale, car les œuvres majeures de chercheurs comme Lubomir Doležel et
Thomas Pavel ont été publiées dans les trois dernières décennies. Ceux-ci ne sont peut-
être pas identifiés spontanément comme comparatistes. Ils ont pourtant bien été recrutés
dans des départements de littérature comparée, au sortir, pour le premier, de
Tchécoslovaquie, pour le second de Roumanie, et leur œuvre influente et novatrice, sans
se réclamer d’un label comparatiste, l’est sans conteste[18]. Comme le rappelle Yves
Chevrel, c’est aussi dans un département de littérature comparée, celui de Toronto, que
Paul Ricœur a prononcé les conférences qui ont été à l’origine de Temps et Récit. Les
raisons de ces disparités entre la France et les Etats-Unis ou le Canada sont évidemment
diverses et ne sont pas toutes de la responsabilité des chercheurs français (comme le peu
d’attractivité des conditions matérielles offertes par leurs universités) ! Mais parmi elles,
la faible appétence de la plupart des départements comparatistes français pour les
questions théoriques[19] (sans même parler des théories féministes et post-coloniales),
dans ces années-là et encore aujourd’hui, ne peut être niée[20].
Il serait cependant parfaitement vain d’imaginer combler ce fossé en
convertissant de force, si jamais c’était possible, les comparatistes français à la « théorie
». Elle ne recouvre en effet pas, de part et d’autre de l’Atlantique, le même horizon
intellectuel. Si le mot de « théorie » a été longtemps, aux Etats-Unis, interchangeable
avec celui de Derrida-Foucault, il équivaut aujourd’hui à peu près, dans les
départements de « CompLit », à la triade Butler-Saïd-Spivak[21] (Foucault restant
encore un peu au box-office), si l’on en croit, du moins, David Damrosh dans le rapport
Saussy de 2006. Dans ce même volume, Richard Rorty considère les « théories »
comme des modes fugaces, dont la volatilité sert à ranimer l’intérêt moribond pour les «
humanités » – ce qui fait écho, dans une version plus radicale, au désenchantement
exprimé par Antoine Compagnon en 1998. Significativement, le scepticisme affiché par
Compagnon à l’égard de la théorie littéraire aboutit à une attitude qu’il qualifie lui-
même de « pondérée ». Aux Etats-Unis, au contraire, il semble que la versatilité des
modes théoriques ait été favorisée par le privilège communément donné, par des voix
autorisées, à la « surprise » sur la pertinence : Jonathan Culler – qui est pourtant dans le
débat interne au comparatisme un défenseur de la tradition[22]– n’affirme-t-il pas: «
L’interprétation n’est intéressante qu’à partir du moment où elle est extrême ? ([1992],
1996, p. 102). Le goût pour l’excès induit nécessairement un renouvellement rapide des
objets propres à susciter l’émerveillement[23].
Cela ne signifie nullement qu’il serait superflu de lire Butler, Saïd et Spivak
(d’autant plus que ces deux derniers traitent précisément du comparatisme), ni même
qu’il faille à tout prix chercher à se rendre imperméables aux modes : en France, nous
ne l’avons été que trop. Il n’en reste pas moins que l’adoption de telle ou telle autorité
ne nous permettra pas de développer la réflexivité critique informée qui nous fait encore
défaut, ni de faire l’économie d’une véritable ouverture de notre discipline. Est aussi
venu le temps de définir, peut-être de défendre, notre compréhension de la spécificité de
l’approche comparatiste.
Cette question elle-même ne va pas de soi. C’est aussi une différence importante
de l’approche américaine par rapport à l’approche française que d’avoir saisi très tôt la
possibilité d’une dissolution de la discipline : soit par son remplacement pur et simple
par les études post-coloniales (c’est ce que recommande Emily Apter, 1995), soit par
élargissement aux études culturelles (c’est ce que redoute Jonathan Culler, 1995). En
2006, Haun Saussy ouvre son rapport en constatant que le comparatisme a gagné la
bataille (l’ensemble de la culture, tous les départements universitaires, selon lui, sont
désormais acquis au multiculturalisme) mais n’a toujours pas conquis la reconnaissance
institutionnelle espérée. Si la littérature comparée, en France, n’est pas menacée de
disparaître au sein des études post-coloniales, l’ouverture pluridisciplinaire qu’affichent
certains départements, pourrait lui faire concurrence : à quoi bon comparer – arguent les
éternels opposants au comparatisme – deux objets qui ne diffèrent que par la langue et
la culture qui les a produits, alors qu’il est tout aussi intéressant, si ce n’est davantage,
d’aborder le même objet à travers une approche littéraire, philosophique, historique,
sociologique, anthropologique, psychanalytique… Il en est de même pour
l’intermédialité : la comparaison d’œuvres appartenant à des médias différents s’est
tellement développée, depuis deux décennies, que des voix s’élèvent périodiquement,
non sans argument, il est vrai, pour supprimer le mot de « littérature » de la « littérature
comparée » – tant l’étude de films, de bandes dessinées, voire de jeux vidéos est
devenue courante dans notre discipline. En outre, l’existence de départements «
d’études théâtrales », « d’études cinématographiques », brouille encore les frontières
disciplinaires. On y étudie des objets d’origines diverses, en traduction, et la démarche
ne s’écarte alors du comparatisme qu’en ce que l’appréciation de l’altérité culturelle
n’est pas la visée principale : celle-ci n’est pas non plus obligatoirement exclue du
champs de recherche de ces collègues[24]. Mais la plupart du temps, le caractère
pluriculturel du domaine de recherches est considéré comme allant de soi, ce qui est
sans aucun doute conforme à l’air du temps sous le signe du « global ». En intitulant
leurs deux bilans successifs de 1995 et de 2006 « Comparative Literature in an Age of
Pluriculturalism » et « Comparative Literature in an Age of Globalization », les
comparatistes américains ont bel et bien mis en évidence l’évolution de la situation
paradoxale qui conditionne leur statut : tout d’abord, à la fin du millénaire, tous les
objets se sont pluralisés, à la fois par la diversité des approches par lesquelles on les
aborde et parce qu’ils sont multiples et multiculturels ; dix ans après, l’objet a disparu,
car on est passé de la perception d’une pluralité de cultures (« Pluriculturalism ») à celle
d’une fusion des cultures (« Globalization »).
On peut prendre acte de cette dissolution de notre objet ainsi que de celle des
frontières des disciplines, des pays et des cultures. Mais on peut aussi considérer que cet
effacement est un leurre, et ce à de multiples égards. À propos de la forme culturelle la
plus globalisée, apparemment la plus uniforme au niveau mondial, le jeu vidéo, Olivier
Caïra a su déceler des formes et des conceptions différentes du jeu, selon qu’il a été
conçu en Allemagne, en France, aux Etats-Unis ou au Japon (2010). L’étude collective
que j’ai menée avec Anne Duprat sur la notion de fiction a montré que les conceptions
qu’on pouvait en avoir, au seizième et au dix-septième siècle, dans des aires culturelles
très éloignées, n’étaient pas aussi différentes qu’on aurait pu le croire, et
qu’aujourd’hui, elles étaient loin d’être aussi homogènes que l’on aurait pu s’y attendre
(2010). Il n’est même pas besoin de mentionner les « replis identitaires » que l’on
invoque à tout propos pour décrire la situation du monde actuel pour affirmer que le
discours de la globalisation masque trompeusement les écarts – culturels, sociaux,
linguistiques. Ceux-ci ne s’aperçoivent que par un travail et une éducation du regard. Là
est la tâche et devrait être l’engagement du comparatiste. Elle est d’autant plus
nécessaire que s’impose l’illusion de l’indifférenciation globalisée.
Il n’y a donc aucune raison pour que l’intermédialité et la pluridisciplinarité
fassent disparaître le comparatisme. Les meilleurs travaux dans ce domaine, d’ailleurs,
sont sérieusement informés dans le domaine de la philosophie, du droit, de l’histoire des
sciences, ou même de la médecine[25] et abordent aussi bien des textes que des images
ou des représentations théâtrales, en plusieurs langues. Ces travaux ne se contentent pas
de « connecter »[26] des objets divers, ce qui est d’ailleurs déjà productif en soi. Ils
mettent en œuvre une perspective spécifiquement comparatiste que je vais maintenant
essayer de préciser.
II- Pourquoi comparer ?
II-1 Le comparatisme est-il une éthique ?
Notre façon de penser, de faire de la recherche, d’enseigner, engage notre façon
d’être au monde. Elle nous engage.
Ce constat ne vaut certainement pas pour la seule littérature comparée[27]. Mais
on soutiendra ici l’idée selon laquelle l’exercice, ou la pratique comparatiste, engagent
le chercheur d’une façon particulière, ne serait-ce que parce qu’il traite le plus souvent
de la différence culturelle devant un public pluriculturel. La prise en considération de
cette dimension, y compris dans ses implications morales et politiques, ne va pas de soi
en France, où le style et l’éthos académiques, attachés à un idéal de neutralité, incitent à
écarter ou à minorer ces questions. On peut même penser que la disparité des points de
vues sur le comparatisme aux Etats-Unis et en France tient beaucoup à la focalisation,
plus ou moins précise et exclusive sur la valeur, du point de vue axiologique, de la
discipline.
Il est difficile en effet d’esquiver cette question dans la mesure où elle est
consubstantielle à l’histoire de la discipline. Les arguments politiques et moraux
interviennent dans le débat sur la littérature comparée depuis son origine. Actuellement,
on peut distinguer deux polarités contraires : d’une part, en effet, les considérations
iréniques ne manquent pas. Elles sont omniprésentes pour justifier toutes les
orientations de la littérature comparée depuis une vingtaine d’années, en faveur des
minorités, du genre, des cultures des anciens pays colonisés, du monde, en termes
d’ouverture à autrui, d’humanisme, de rééquilibrage des intérêts et des hiérarchies
culturelles. De l’autre, une version dysphorique de la tentative de comprendre l’altérité,
dans le sillage de W. Benjamin, de C. Lévi-Strauss, d’E. Saïd, s’exprime. Du «
cannibalisme » supposé de la traduction (Rainer Guldin, 2008) au soupçon généralisé de
la comparaison comme outil de domination et de réduction de la différence, reposant sur
la conviction de l’incommensurabilité des cultures (Eugene Eoyang, 1993), la toxicité
intrinsèque du comparatisme est fréquemment dénoncée.
Ces deux modes de rapport à l’altérité s’enracinent dans un débat bien antérieur
à l’invention de la littérature comparée comme discipline.
Zhang Longxi, au début de son intéressant ouvrage sur l’allégorie en Orient et en
Occident (2005) rappelle l’opposition entre les Jésuites qui ne doutaient pas de la
possibilité de traduire les termes du confucianisme dans les mots en latin de la religion
chrétienne (comme Matteo Ricci[28], 1579-1610) et ceux qui ne voyaient dans les
Chinois convertis que des singes incapables de comprendre les principes du
christianisme. Selon Zhang, c’est l’attitude des premiers qui a popularisé l’idée
répandue au siècle des Lumières, d’une religion naturelle chinoise surpassant en sagesse
le christianisme. Même si la curiosité de Ricci est inséparable de son zèle missionnaire,
Zhang estime qu’elle est préférable à un relativisme campant sur son ignorance et la
certitude de l’incommunicabilité des cultures. Il ne s’agit pas, pour le comparatisme
contemporain, d’imiter l’aveuglement intéressé des allégoristes de tous les temps,
avides de traduire dans leurs propres termes et leur propre religion, de « cannibaliser »
les œuvres du passé et d’ailleurs – il ne peut donc se satisfaire d’une « herméneutique de
la révélation », pour reprendre le mot de Paul Ricœur (1965, p. 42, sq). Mais il ne peut
non plus s’en tenir à une « herméneutique du soupçon » qui invalide toute tentative de
jeter des ponts et interdit de voir dans la traduction le moyen par lequel les hommes «
séparés par toute la surface du globe, peuvent entrer en contact » (Schleiermacher,
[1813], 2000, p. 31).
On ne peut donc qu’associer le doute et l’optimisme épistémologique, moins
dans une synthèse illusoire que dans un équilibre instable qui maintiendrait l’inquiétude
et provoquerait la réflexivité critique active indispensable au comparatisme. Paul
Ricœur estime que la tension entre « l’herméneutique du soupçon » et «
l’herméneutique de la révélation » est inhérente à l’interprétation. Il défend un
compromis antagonique qui convient à la position du comparatiste. Il est en effet
nécessaire de tarauder la bonne conscience qui s’exprime parfois sans retenue dans les
écrits comparatistes. Les études de genre et post-coloniales ont donné pour ce faire de
bons arguments, mais pour s’arroger elles-mêmes le privilège de la position juste.
D’autre part, il est intenable de nier la possibilité et de fustiger le désir d’« avoir accès à
toutes les sociétés humaines, sans exception » dont Marcel Détienne fait la visée
essentielle du comparatisme (2002 :68).
La question axiologique est donc inséparable d’enjeux épistémologiques. Il
convient de les détailler, afin de mieux cerner le contenu de ce qu’est, ou pourrait être,
un engagement comparatiste.
II-2 Le comparatisme comme interprétation
Si la réflexion herméneutique, de Schleiermacher à Paul Ricœur, nous concerne
au plus près, c’est bien parce que la littérature comparée est par excellence une
discipline interprétative. On objectera que ce trait est partagé par n’importe quel
discours, ou méthode, ayant pour but la compréhension d’un phénomène. Mais on
admettra aussi que la démarche d’un étudiant qui s’apprête à rédiger une thèse sur La
Fontaine n’est pas tout à fait la même que celle de celui qui projette une étude, par
exemple, sur le rapport entre fiction et scepticisme à partir de la Renaissance[29]. Dans
le premier cas, et quelque soit le raffinement des perspectives adoptées pour aborder
l’œuvre de La Fontaine, l’étudiant ou le chercheur ont affaire à un objet déjà construit.
Il n’est en revanche pas de recherche comparatiste qui ne procède à la construction d’un
objet original, qui n’exige un effort définitionnel et terminologique préalable ; il va
falloir en outre tailler ce « pluri-objet » de façon assez large, dans le temps et dans
l’espace. On peut évidemment ciseler des objets d’étude plus modestes: l’art des
parallèles – Proust et Joyce, Proust et Svevo, Svevo et Joyce, etc – est passé de mode,
mais même ces sujets limités requerraient une décision interprétative préalable, dans
laquelle se joue une part d’arbitraire, de risque, ainsi, sans doute et à des degrés divers,
de jeu et de subjectivité. Il est en tout cas essentiel d’assumer l’injonction de Marcel
Détienne, qui est de « construire des comparables » (2000) : l’objet comparatiste est
nécessairement construit. Il faut avoir pleinement conscience de ce qu’implique ce geste
créateur initial, que Détienne souhaitait d’ailleurs audacieux, en recommandant de
sélectionner les objets les plus distants possibles dans le temps et dans l’espace.
Sans doute est-ce là la première raison pour laquelle « l’herméneutique du
soupçon » a merveilleusement prise sur les recherches comparatistes : qu’est-ce qui a
mu le chercheur en faveur de tel choix, de tel découpage, de tel assemblage ?
L’interprétation n’intervient pas seulement dans la construction de l’objet, mais
dans l’élaboration de la comparaison – c’est-à-dire la production d’hypothèses
explicatives permettant de rendre compte de façon plausible des traits récurrents et
singuliers que la connexion fait apparaitre. L’interprétation comparatiste consiste en
effet en trois opérations conceptuelles que l’on peut décrire de façon suivante : elle
procède par la définition d’un objet conceptuel 1° de façon extensionnelle (il consiste en
un ensemble de x artefacts), 2° de façon intensionnelle (il est déterminé par un ensemble
des prédicats, caractères communs et traits différentiels, qui s’appliquent à cette classe
de x), 3° par l’explication de la distribution de ces prédicats.
Si cette décomposition des phases de l’interprétation dans une démarche
comparatiste a quelque plausibilité, cette démarche constitue un cercle herméneutique à
deux niveaux. En effet, la définition de l’objet en extension présuppose celle en
intension, et inversement : c’est déjà parce que je sais, par exemple, ce que c’est qu’une
fiction sceptique, ou un texte intitulé « promenade »[30] (2) que je peux sélectionner un
certain nombre de textes (1) qui relèvent de cette définition, élaborée à partir des traits
récurrents et différentiels que j’ai analysés dans cet ensemble (2). Je produis enfin des
hypothèses (3) pour expliquer un état de choses que j’ai moi-même créé (1).
Sans doute cette circularité inhérente à la discipline (en raison de la construction
préalable de l’ensemble x, autrement dit du « corpus ») contribue-t-elle à la fragiliser.
L’histoire de l’herméneutique du vingtième siècle nous a cependant appris à prendre
appui sur le cercle herméneutique plutôt que de prétendre en sortir. C’est sans aucun
doute par un va-et-vient répété entre les différents niveaux (comme le recommande
d’ailleurs Schleiermacher à propos du cercle herméneutique ([1809-1810], 1987, p. 77-
78 ; [1829], 1987, p. 173-181) que l’on peut finalement élaborer une interprétation
plausible. On peut aussi remarquer que la sélection d’un assez grand nombre d’artefacts
et la réalisation d’assemblages un peu hétéroclites –ce qui revient à « comparer
l’incomparable » pour prendre au mot la boutade de Détienne – a le mérite d’introduire
dans la démarche une forme de sérendipité permettant d’éviter que l’on ne cherche ce
que l’on a déjà trouvé.
La seconde phase de l’interprétation ne requiert absolument pas que l’on dresse
un fastidieux catalogue des ressemblances et des différences entre plusieurs x, mais que
la confrontation, le frottement des artefacts les uns avec les autres mette en évidence des
récurrences (que ce soient des topoï[31], des invariants, des traits communs relatifs à un
genre, à la sphère d’influence d’une tradition artistique, à une culture) et fasse surgir des
singularités intrigantes, des émergences : tel texte anglais, au dix-huitième siècle, par
exemple, est le premier où il est question d’un homme qui se promène sans but, pour le
plaisir (y a-t-il un rapport, et lequel, entre le fait d’être anglais au dix-huitième siècle et
la conception du loisir urbain comme promenade ?). Le troisième niveau de
l’interprétation vise à rendre compte des régularités et des ruptures qui agitent le
microcosme expérimental ainsi réalisé.
Conformément à la tradition herméneutique, l’interprétation en appelle au
contexte, mais il est à remarquer que le fait même de comparer engage à problématiser
cette ressource traditionnelle (de nouveau en faveur depuis le reflux du structuralisme)
de l’analyse littéraire. En effet, pour rendre compte de la répétition, de la variation, de
l’émergence, de l’hapax, l’analyse ne peut s’en tenir à des liens de causalité
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Notas
[1]Je remercie les membres du CERC et du CLAM-Cérilac (Paris 3 et Paris 7, Université Paris Cité Sorbonne) pour leur lecture, leurs réactions et leurs conseils, qui m’ont permis d’enrichir mon texte. [2]Les titres des travaux suivants sont éloquents. René Wellek : « The Crisis of Comparative literature » (1958) ; Etiemble : Comparaison n’est pas raison. La crise de la littérature comparée (1963) ; Ulrich Weissten ; « D’où venons-nous, qui sommes-nous ? Où allons nous ? The Permanent Crisis of Comparative Literature » (1984).[3] L’argument de Damrosh est que l’ambition de la littérature comparée actuelle, qui est d’embrasser les productions culturelles à l’échelle planétaire, ne fait que rejoindre celle de certains fondateurs de la discipline, comme Hugo Meltzl de Lomnitz (1848-1906) et Hutcheson Macaulay Posnett (1882–1901). [4] Voir à ce propos Hugo Dyserinck, 1991.[5] « World Literature ? Many people have read more and better than I have, of course, but still we are talking of hundreds of languages and literatures here. Reading « more » seems hardly to be the solution. » 2004, 149.[6] Au sens couramment associé à celui de « storytelling ». [7] Ce n’est pas mon objet de débattre de l’origine et de l’histoire du mot et du concept, qui ont fait couler beaucoup d’encre comparatiste. Rappelons seulement que si Goethe est l’inventeur (et si, par conséquent, les allemands sont depuis longtemps familiers avec l’idée de « littérature-monde »), les comparatistes américains militent pour une perspective ouverte à la littérature universelle bien avant la seconde guerre mondiale, comme en témoigne le journal World Literature Today, fondé en 1927. En France, c’est Etiemble, dans les années 1960, qui recommande une ouverture maximale de la discipline à toutes les littératures étrangères. Mais est-il entendu ? [8] Dès sa création, en 1959, une épreuve de l’agrégation de lettres modernes a porté sur « un programme d’auteurs français et étrangers propres à l’agrégation de lettres modernes ». L’écrit comportant deux dissertations, celle qui porte sur ce programme est appelée simplement « seconde composition française ». La Société française de littérature générale et comparée a essayé de faire modifier cet intitulé à partir de 1970, mais n’a obtenu gain de cause qu’en 1986. Depuis lors, la seconde dissertation porte sur « un programme de littérature générale et comparée propre à l’agrégation de lettres modernes ». Je dois ces renseignements à Yves Chevrel, que je remercie chaleureusement. [9] Pour ce citer que les manuels publiés dans cette période, on peut mentionner ceux de Claude Pichois et André-Michel Rousseau, Littérature générale et comparée (1967) ; Simon Jeune (Littérature générale et comparée. Essai d’orientation (1968) ; Pierre Brunel; Claude Pichois, André M. Rousseau, Qu’est-ce que la littérature comparée (1983) ; Pierre Brunel et Yves Chevrel éds, Précis de littérature comparée (1989). [10] Un débat sur les aspects institutionnels du comparatisme a également lieu aux Etats-Unis, dans les années 1990. Voir Lionel Gossmann et Mihail I. Spariosu (1994).[11] Selon un rapport de l’OCDE, la proportion de population étrangère (née à l’étranger) aux Etats-Unis, était en 2000 de 11, 1% aux Etats-Unis et de 6,3% en France.[12] Dans la première partie introductive, consacrée à des questions théoriques concernant la littérature comparée, il n’y aucune contribution émanant de comparatistes français. Ce sont plutôt des écrivains (comme Michel Butor) qui font entendre leur point de vue.[13] On peut aussi remarquer que ces bilans de l’ACLA sont organisés autour de questions qui fâchent et sélectionnent des articles polémiques, alors que les publications françaises qui leur ressemblent (comme Le livre blanc de la littérature comparée en France, réalisé en 2007 par Anne Tomiche) choisissent plutôt de présenter un état des lieux neutre et équilibré. Le choix français favorise le consensus et préserve l’harmonie d’une communauté, mais y perd du point de vue de l’intérêt. [14] Cette position est défendue par Jonathan Culler, Peter Brooks, Michel Riffaterre (1995). [15] Voir aussi par exemple, à ce propos, Haskell M. Block, « The Use and Abuse of Literary Theory », 1985. [16] De façon significative, dans le volume 3 des actes du XIe congrès de l’AILC qui s’est tenu à Paris en 1985, intitulé de façon optimiste et volontariste Toward a Theory of Comparative Literature (publié en 1990 sous la direction de Mario Valdès), il n’y a aucune contribution française. Fridrun Rinner, chercheuse autrichienne enseignant en France, signe cependant un article intitulé: « Y a-t-il une théorie propre à la littérature comparée ? » [17]Cette indifférence n’est pas partagée dans toute l’Europe, comme en témoigne, par exemple, l’article du hongrois Lajos Nyirö: « Problèmes de littérature comparée et théorie de la littérature » (1964).
[18] On peut relever que chaque chapitre d’Heterocosmica (1999) de L. Doležel, se termine par la mise en parallèle de trois œuvres différentes, qui permettent d’illustrer les propositions théoriques qui viennent d’être énoncées. [19] Les travaux de J. Bessière, D. Coste, de F. Rinner, notamment, ont cependant une ambition et une portée théorique indéniables. La mythocritique de P. Brunel a eu une grande diffusion, y compris en dehors des frontières françaises. Il faut aussi signaler l’imagologie de D.-H. Pageaux, qui rejoint facilement le champ des études post-coloniales.[20]L’ouvrage récent de S. Hubier, F. Toudoire-Surlapierre et A. Domíngues Leiva (2012) exprime cependant l’appel à un renouvellement théorique et méthodologique du comparatisme français. Les auteurs privilégient dans cette optique les études culturelles sur le modèle anglo-saxon (A. Domíngues Leiva) et une approche anthropologique et évolutionniste de la fiction (A. Domíngues Leiva). F. Toudoire-Surlapierre propose quant à elle dans cet ouvrage une réflexion sur l’analogie. [21] Il y a évidemment plus de cohérence dans cette évolution que ne veulent bien le dire Damrosh et Rorty : G. Spivak a commencé sa carrière par une traduction en anglais de La Grammatologie (1976).[22] Voir en particulier « Comparative Literature at last ! » Bernheimer, 1995, p. 122-133, repris dans Saussy, 2006, 237-248. Dans cet article, considéré comme influent, Jonathan Culler s’oppose à la transformation de la littérature comparée en études culturelles, qui risquerait de dissoudre les contours de la discipline. Il conseille de laisser les études culturelles aux départements centrées sur une seule aire linguistique. [23] Umberto Eco parle à juste titre, à ce propos, d’un “excès d’étonnement”, 1996, p. 46 (« excess of wonder ». 1992, p. 50). [24]En témoigne par exemple, un article de Catherine Balaudé (1999). [25] Je pense à des travaux de jeunes chercheurs qui allient comparatisme et interdisciplinarité tels ceux d’Ariane Bayle (littérature et médecine, 2010), de Frédérique Aït-Touati (littérature et histoire des sciences 2011), Adrien Walfard (théâtre, droit, logique et philosophie morale, 2012). [26] J’emprunte cette expression à Reingard Nethersole, 1991.[27] A. Compagnon affirme par exemple que la critique littéraire, à ses yeux, est une épistémologie et une déontologie (www.vox-poetica.org/entretiens/intCompagnon.html)[28] Voir aussi, sur cette figure importante, Michel Masson, 2010.[29] Par Nicolas Corréard, sous le titre « Rire et douter : lucianisme, scepticisme(s) et pré-histoire du roman européen (XVe-XVIIIe siècle) », thèse soutenue le 6 décembre 2008.[30] Je fais ici allusion, respectivement, aux travaux de doctorat de Nicolas Corréard, déjà cité, et d’Elise Revon-Rivière (en cours). [31] L’orientation comparatiste récente de la société d’études de la topique romanesque, en s’ouvrant aux littératures écrites dans une autre langue que le français (depuis 2004 sous l’impulsion de Jean-Pierre Dubost) est très pertinente : le repérage des situations narratives récurrentes dans des œuvres différentes est en effet un exercice comparatiste. [32] Pour un survol pluridisciplinaire de la question, voir le colloque de Cerisy (2005) « Intelligence de la complexité », publié en 2007 (J.-L. Lemoigne et E. Morin). [33] La défamiliarisation a d’abord été théorisée par les formalistes russes, en particulier Victor Chklovski (L’art comme technique, 1917) ; elle est assimilée à la fonction de l’art. Le terme est couramment employé dans ce sens. [34] C’est ce qu’il appelle l’herméneutique technique. [35] Fondé par Meng Hua en 1995. Merci à Muriel Détrie de m’avoir fourni cette information. À propos de l’influence de la pensée d’Etiemble sur le comparatisme en Chine, voir Meng Hua, 2002. [36] Simon Guant, en 2009, ne recense pas moins de 9 ouvrages récents sur le sujet. [37] Voir à ce propos le bilan de la présence du moyen âge parmi les études comparatistes, tiré par Caroline D. Ekhardt, 2006.[38] Je mène actuellement une enquête à ce sujet. J’ignore pour le moment quelle est la situation du comparatisme sur les périodes anciennes (LCPA) dans les autres pays européens; dans le reste du monde (non occidental) il semble, d’après les quelques éléments dont je dispose, quasiment inexistant. [39] À ma connaissance, il n’est représenté en France que par le seul Philippe Postel, qui étudie le roman en Angleterre, en France et en Chine au XVIIIe siècle. [40] Pour la France, voir notamment les travaux d’Anne Duprat et d’Emilie Picherot (2011). [41]Je n’entends pas ici disqualifier l’étude des relations factuelles entre les littératures, pourvu que ce travail soit couplé à une démarche interprétative. [42] 1988, p. 152, sq. Pour une proposition plus récente allant également dans ce sens, voir R. Nethersole, 2004-2007.[43] Après tout, le succès planétaire des films d’Hollywood est largement fondé sur l’application des théories de Joseph Campbell, qui fait très largement appel aux invariants (1949).
[44] A. Marino juge en outre que la littérature comparée, entendu comme étude de la littérature universelle, devrait se débarrasser de la comparaison, comme mot et comme pratique (Ibid., p. 11) : mais comment saisirait-on des invariants si l’on ne confrontait pas un grand nombre de textes entre eux ? [45] Cette perspective rejoint celle d’Ute Heidemann, qui plaide pour un « comparatisme différentiel » dans le cadre d’une analyse des discours (2003). Florence Dupont reprend ce terme et cette idée dans sa définition de l’ethnopoétique (http://ethnopoetique.com/?lbl=200709111205049845000). Elle précise : « On construit d’abord par différence à partir de notre propre culture, une catégorie appartenant au premier texte, strictement définie dans le cadre culturel où il s’énonce, et formulée dans la langue indigène ; puis, à partir de cette catégorie, on abordera une seconde culture autre. La confrontation va faire se dissoudre cette première catégorie et par différence permettre de constituer une autre catégorie propre à ce second texte et au contexte culturel où il s’énonce. Le parcours peut ainsi se prolonger sans limites. Le comparatisme différentiel permet de questionner différemment des textes appartenant à des culturelles étrangères, et de multiplier les points de vue en échappant à l’ethnocentrisme impliqué aussi bien par « l’inventaire des différences » que par « l’inventaire des ressemblances » (2006). On pourrait cependant objecter à F. Dupont que cette « dissolution » magique du cadre de référence initial fait bon marché du cercle herméneutique. [46] Pour une réflexion venant d’un sociologue du travail sur la question du bricolage (le terme, assez galvaudé, vient de Lévi-Strauss, dans La pensée sauvage, Plon, 1960, p. 27), précisément dans ses rapports avec la comparaison et la traduction, voir M. Lallemant, 2005.[47] J’emprunte cette expression à Joseph Margolis, qui distingue radicalement, quant à l’interprétation, objets physiques naturels et objets intentionnels (2002). [48] L’articulation entre les théories et les applications a fait l’objet d’un ouvrage collectif dirigé par Sylvie Patron, 2011. [49] Pour la notion de fiction, Anne Duprat et moi-même avons suscité cette enquête (2010). Nous constaté avec intérêt que cette démarche comparative, dans maintes aires culturelles, n’allait nullement de soi, et que nous avions le plus grand mal à nous accorder sur le sens que nous accordions au concept de fiction avec un grand nombre de nos interlocuteurs.