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55 Le clocher de l’église Saint-Cyr-et-Sainte-Julitte de Beaufort (Jura) : un haut lieu fécondant ? par Nicolas VERNOT La thèse que nous menons depuis plusieurs années sur l’iconographie et la symbolique du cœur nous conduit parfois à nous interroger sur de curieuses sculptures dont l’interprétation n’est pas aisée. Tel est le cas des congés qui ornent la baie permettant l’accès à la nef de l’église de Beaufort dans le Jura, bâti à la charnière du Moyen Âge et de la Renaissance (1) . A peu près orientée, cette église, dont l’accès se fait par un puissant clocher porche, n’attire pas l’attention de prime abord (Fig.1). Mais une surprise attend le visiteur qui promène son regard au sol. La baie à arc en tiers point qui permet d’accéder à la nef est en effet souligné sur ses deux faces par un chanfrein terminé, à la base, par quatre congés remarquables par leur décor en bas-relief, à notre connaissance unique (fig. 2-6). Les deux congés du montant droit sont identiques : ils sont ornés d’une figure prismatique qui représente peut-être un clou encadré par une sorte de drapé. En revanche, 1. Nous remercions M. Michel Marchand qui nous a signalé ces bas-reliefs, le Dr Bonjean qui nous a conduit à l’église de Beaufort, ainsi que Mme Jacquot qui nous y a obligeamment servi de guide. Tous nos remerciements également à Mme Liliane Hamelin et M. Patrick Boisnard, de la DRAC Franche-Comté, pour leur aide afin de décrire ces motifs de manière appropriée. Il est à préciser que pour l’heure, c’est le seul exemple comtois de ce type de décor connu par la DRAC. Sauf mention contraire, tous les clichés sont de l’auteur. Fig 1. Église Saint-Cyr-et-Sainte-Julitte de Beau- fort (Jura). les deux congés du montant gauche possèdent un décor figuratif nettement plus élaboré : celui qui regarde vers la nef est doté de deux clous formant un chevron renversé au creux duquel vient se loger un troisième clou, plus court. Enfin, celui qui regarde vers le clocher reprend ce même décor aux trois clous, en y
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Le clocher de l’église Saint-Cyr-et-Sainte-Julitte de Beaufort (Jura) : un haut lieu fécondant ?

Mar 06, 2023

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Le clocher de l’église Saint-Cyr-et-Sainte-Julitte

de Beaufort (Jura) : un haut lieu fécondant ?

par Nicolas VERNOT

La thèse que nous menons depuis plusieurs années sur l’iconographie et la symbolique du cœur nous conduit parfois à nous interroger sur de curieuses sculptures dont l’interprétation n’est pas aisée. Tel est le cas des congés qui ornent la baie permettant l’accès à la nef de l’église de Beaufort dans le Jura, bâti à la charnière du Moyen Âge et de la Renaissance(1). A peu près orientée, cette église, dont l’accès se fait par un puissant clocher porche, n’attire pas l’attention de prime abord (Fig.1). Mais une surprise attend le visiteur qui promène son regard au sol. La baie à arc en tiers point qui permet d’accéder à la nef est en effet souligné sur ses deux faces par un chanfrein terminé, à la base, par quatre congés remarquables par leur décor en bas-relief, à notre connaissance unique (fig. 2-6).

Les deux congés du montant droit sont identiques : ils sont ornés d’une figure prismatique qui représente peut-être un clou encadré par une sorte de drapé. En revanche,

1. Nous remercions M. Michel Marchand qui nous a signalé ces bas-reliefs, le Dr Bonjean qui nous a conduit à l’église de Beaufort, ainsi que Mme Jacquot qui nous y a obligeamment servi de guide. Tous nos remerciements également à Mme Liliane Hamelin et M. Patrick Boisnard, de la DRAC Franche-Comté, pour leur aide afin de décrire ces motifs de manière appropriée. Il est à préciser que pour l’heure, c’est le seul exemple comtois de ce type de décor connu par la DRAC.

Sauf mention contraire, tous les clichés sont de l’auteur.

Fig 1. Église Saint-Cyr-et-Sainte-Julitte de Beau-fort (Jura).

les deux congés du montant gauche possèdent un décor figuratif nettement plus élaboré : celui qui regarde vers la nef est doté de deux clous formant un chevron renversé au creux duquel vient se loger un troisième clou, plus court. Enfin, celui qui regarde vers le clocher reprend ce même décor aux trois clous, en y

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ajoutant trois cœurs : l’un surmonte le clou central, les deux autres, plus petits et inclinés, semblent servir d’appui aux deux clous posés en chevron renversé, comme des cales placées de part et d’autre.

Le sens de cette composition intrigue d’au-tant plus que les motifs se situent à un empla-cement qui paraît incongru, à ras du sol. S’agit-il d’une fantaisie, d’un effet de mode plus ou moins local ? Le style gothique très tardif qui, en Franche-Comté, se prolonge tout au long du XVIe siècle, semble marqué par un goût pour les congés de chanfreins décorés, et par-fois figuratifs, que ce soit en milieu religieux ou laïc. En outre, l’asymétrie est encore cou-ramment pratiquée à l’époque gothique, et elle n’est pas nécessairement signifiante. Ainsi, les quatre culots qui soutiennent la croisée d’ogive du premier niveau du clocher de Beaufort sont tous différents dans les moulures de leur décor. Toutefois, la différenciation de décor qui affecte les quatre congés de la baie résulte à l’évidence d’une réelle intention sémantique. En effet, ce n’est pas simplement par un jeu de moulures qu’ils diffèrent, mais par la présence – ou l’ab-sence - d’éléments figuratifs distincts : cœurs et clous. La présente étude se propose de défricher ce terrain à notre connaissance vierge, en ex-plorant les sens possibles des congés du clocher de Beaufort. Leur composition est unique en Franche-Comté, et nous n’en connaissons peur l’heure aucun exemple au-delà…

Premier obstacle à une interprétation, le clo-cher-porche est le seul élément qui subsiste de la campagne de travaux qui affecte l’église à la charnière du XVe et du XVIe siècle : le reste du bâtiment fut entièrement reconstruit au XVIIIe siècle, et le sol recouvert alors d’un pavage en terre cuite. Hormis une dalle funéraire médié-vale, rien ne subsiste des différentes chapelles seigneuriales ni des sépultures qu’abritait le lieu de culte. C’est donc en replaçant le motif dans un contexte géographique, culturel et religieux plus large que nous allons explorer différentes pistes d’explication, respectivement seigneu-riale, liturgique et rituelle au sens plus large.

UNE ALLUSION À LA SEIGNEURIE

DE CRÈVECŒUR ? (2)

La clef de voûte du clocher porche montre un écu écartelé d’un chevron et d’une aigle. Ces armoiries ont été identifiées par Michel Marchand comme celles du couple formé par Lancelot II de Luyrieux (d’or au chevron de sable) et Jeanne de Rye (d’azur à l’aigle d’or), ce qui permet de préciser la datation de l’édifice : en 1518, ce couple figure aux côtés d’Aymé, Georges et Jeanne de Luyrieux, ainsi que d’Etiennette de Crèvecœur, veuve de Hugues de Luyrieux, leur mère, en tant que vendeurs du château de Crèvecœur et ses dépendances. Lancelot II de Luyrieux le racheta en 1520 et le revendit dès le début de l’année suivante à Charles de Poupet, quittant ainsi définitivement le domaine des Luyrieux. Lancelot testa en 1529. On peut donc situer la construction du clocher entre la fin du XVe siècle et 1529.

Commandités par Lancelot II, les travaux de reconstruction s’inscrivent dans un contexte de pacification toute récente. En effet, le mariage en 1463 des parents de Lancelot II, Hugues de Luyrieux, seigneur de Beaufort, avec Etiennette de Crèvecœur, dernière du nom et héritière de la seigneurie, mettait un terme à des siècles d’affrontement entre deux lignées rivales.

Séparé du château de Beaufort par un profond val, le château de Crèvecœur eut pour premier seigneur connu Gilles de Beaufort, en 1248. Bien qu’issus de la même souche, les sires de Beaufort et les Crèvecœur leurs cadets furent en conflit permanent aux XIVe et XVe siècles : procès, expéditions militaires,

2. Sur les familles et seigneuries de Beaufort et Crève-cœur : Alphonse Rousset et Frédéric Moreau (coll.) Dictionnaire géographique, historique et statistique des communes de Franche-Comté et des hameaux qui en dé-pendent, classés par département. Le Jura, t. I, Besançon : Bintot, 1855, p. 184-190 ; Jean-Tiburce De Mesmay, Dictionnaire historique, biographique et généalogique des anciennes familles de Franche-Comté, CD-Rom, rééd. corrigée et recomposée de l’éd. de 1957, Versailles : Mémoire et Documents, 2006, p. 157-159 ; François-Alexandre Aubert de la Chesnaye Desbois, Dictionnaire de la noblesse…, 2e éd., Paris : Antoine Boudet, 1775, t. IX, p. 232-237, ici p. 233-234.

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2. Arc séparant le clocher de la nef, et emplacement des congés.

3. Congé gauche, côté clocher : trois cœurs et trois clous.

5. Congé droite, côté clocher : un clou.

4. Congé gauche, côté nef : trois clous.

6. Congé droite, côté nef : un clou.

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destructions réciproques, voies de faits sur les sujets des uns et des autres, émaillent la chronique des relations entre Beaufort et Crèvecœur(3). L’église de Beaufort fut elle aussi un des enjeux de la rivalité entre les deux lignées, qui s’en disputaient la garde. Le lieu de culte abritait plusieurs chapelles seigneuriales, dont celle des seigneurs de Crèvecœur, fondée en 1382(4). Devenu seigneur de Beaufort par mariage, Lancelot I de Luyrieux fut à ce titre en butte aux tracasseries de Jean, sire de Crèvecœur. Par un arbitrage ordonné en 1436 mais qui n’aboutit qu’en 1440, il fut décidé que la garde de l’église de Beaufort et la justice sur le presbytère appartiendraient à Hugues de Luyrieux, le fils de Lancelot. Les affrontements entre les seigneurs de Beaufort et les Crèvecœur ne prirent fin qu’avec le mariage en 1463 de ce même Hugues de Luyrieux, seigneur de Beaufort, avec Etiennette de Crèvecœur, petite-fille de Jean, dernière du nom et héritière de la seigneurie.

Par conséquent, Lancelot II, fils du seigneur de Beaufort et de l’héritière de Crèvecœur, incarne la fin des affrontements destructeurs. Il commandite des travaux dans une église dont son père avait obtenu confirmation de la garde. Mises en clef de voûte, ses armes surplombent les congés ornés de cœurs et de clous : s’agit-il de marquer la fin d’un crève-cœur, au sens propre comme au sens figuré ?

Malheureusement, l’emblématique des Crèvecœur, et notamment leurs armoiries, nous sont inconnues : Suchaux, qui est le seul érudit comtois à décrire des armoiries pour cette fa-mille, leur attribue à tort celles des Crèvecœur de Picardie: de gueules à trois chevrons d’or(5). Il est d’ailleurs à noter que le cimier de cette famille figure depuis au moins les années 1380

3. A. Rousset, op. cit., t. IV, p. 542-545. 4. A. Rousset, op. cit., t. I, p. 190. 5. Louis Suchaux, Galerie héraldo-nobiliaire de la Franche-Comté, t. I, Paris : Honoré Champion, 1878, p. 190. Nos recherches pour retrouver sceaux et armoiries des Beaufort jurassiens sont demeurées vaines. Merci à Philippe Jacquet (http://www.scelart.com/), pour son aide dans cette quête.

deux mains pressant un cœur d’où s’échappent des gouttes de sang(6). La connaissance des sceaux et armoiries utilisés par les Crèvecœur jurassiens permettrait peut-être d’étayer l’hypo-thèse d’une évocation de ce lignage au pied de l’arc de l’église de Beaufort, hypothèse qui tou-tefois se heurte à trois obstacles :

- elle ne rend pas compte du décor diffé-rencié des congés (clous avec cœurs/clous sans cœur) ;

- il est difficile d’imaginer un lignage à l’or-gueil chatouilleux figuré autrement que par des armoiries ; le rébus paraît exclu.

- on conçoit mal que des allusions seigneu-riales puissent se trouver à ras du sol, d’autant qu’Etiennette de Crèvecoeur, la mère de Lance-lot II de Luyrieux, est encore vivante en 1518.

DES ATTRIBUTS DU CHRIST OU DE

SAINT CYR ?

L’association des clous et des cœurs évoque spontanément la Passion du Christ, les trois clous étant ceux de la crucifixion tandis que le cœur est tout à la fois la métaphore du corps du Christ et de son amour pour les hommes, porté jusqu’au sacrifice de sa vie.

Toutefois nous ne connaissons aucune repré-sentation de la Passion du Christ qui associerait trois clous et trois cœurs. Certes, sur le socle d’une statue figurant un Christ assis, datant de la fin du XVe ou du début du XVIe siècle à Vénizy (Yonne) figure un écusson montrant un cœur percé de trois clous, deux en chef et un en pointe, renversé . Louis Charbonneau-Lassay a publié plusieurs gravures sensiblement de la même époque montrant le cœur du Christ per-cé de trois clous(7), avant que ne commence à se diffuser, à partir de la seconde moitié du XVIe siècle, le célèbre motif du cœur surmonté des trois clous en faisceaux qui s’imposera pendant l’époque moderne. Il mentionne également des représentations des XVIe et XVIIe siècles dans

6. Sur ces armoiries, Michel Pastoureau, « Héraldique du cœur (XIIe – XVIe siècles) », Il cuore. The heart. Micrologus XI, Florence, ed. del Galuzzo, 2003, p. 145-157, ici p. 146-147. 7. Ibid., p. 160, 172 et 605.

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lesquelles cinq cœurs, généralement percés, figurent les cinq plaies du Christ(8).

À Beaufort, cette association de clous et de cœurs ne manque pas d’étonner. Tout d’abord, la taille fortement et volontairement réduite du clou central, pour ainsi dire niché entre les deux autres, laisse perplexe. De plus, on s’étonne que les clous ne percent pas le cœur(9) ; au contraire, le plus grand des cœurs surmonte les clous et notamment le plus court qu’il semble dominer, tandis que les deux petits paraissent leur servir d’appui. Tout se passe comme si on avait cherché à éviter que les clous ne menacent les cœurs : aucune de leur pointe n’est tournée vers un des organes. Ils sont inoffensifs. D’autre part, le nombre de trois intrigue. Comme indiqué plus haut, on est habitué à évoquer le Christ par un cœur unique, ou éventuellement cinq, mais pas trois…

Sans aller jusqu’à dire qu’il est impossible que ces cœurs et clous évoquent la Passion du Christ, force est de constater que si tel était le cas, nous serions devant une représentation bien peu conventionnelle.

UNE ÉVOCATION DE SAINT CYR ? Dédiée à saint Cyr et sainte Julitte que l’on

fête le 16 juin, la première église de Beaufort fut bâtie par les religieux de Gigny, qui en avaient le patronage et qui étaient établis au prieuré tout proche de Maynal avant 1260(10). Saint Cyr aurait subi le martyre avec sa mère Julitte à Tarse vers 304, alors qu’il n’avait pas trois ans (à l’âge de deux ans et neuf mois pour être précis(11)). La Légende dorée décrit avec complaisance la longue suite de supplices qu’il dut endurer, et qui se retournent systématiquement contre ses bourreaux. Dans le contexte qui nous intéresse, le cinquième supplice retient tout

8. Ibid., p. 274-278. 9. C’est toutefois possible, comme l’atteste L. Charbon-neau-Lassay, op. cit., p. 78. 10. A. Rousset, op. cit., p. 190. 11. Les lignes qui suivent sont empruntées à Louis Réau, Iconographie de l’art chrétien, t. III, Paris : PUF, vol. 1, 1958, p. 360-363 (saint Cyr) et vol. 3, 1958, p. 774-775 (sainte Julitte).

particulièrement l’attention :

1. D’abord flagellé à l’aide de fouets plom-bés, l’enfant n’éprouve aucune douleur malgré l’acharnement des bourreaux qui s’épuisent à la tâche.

2. Le juge devant lequel il comparaît lui fait couper la langue, ce qui n’empêche pas l’enfant de proclamer : « Je suis Chrétien ».

3. Avec sa mère Julitte, il est plongé dans une chaudière remplie de poix et d’étoupes enflammées ; ayant trempé trois doigts dans l’huile bouillante, il en asperge le bras du gou-verneur, qui se dessèche aussitôt.

4. La scie qu’on apporte pour découper l’en-fant se retourne contre ses tortionnaires. Selon toute vraisemblance, c’est l’homophonie entre Cyr (prononcé « Cy ») et « scie » qui a inspiré ce supplice, et a valu ensuite à Cyr d’être dési-gné comme saint patron des scieurs(12).

5. Les bourreaux lui plantent trois clous, un dans le crâne et deux aux épaules (ou, selon d’autres récits, dans les yeux et la bouche), soit autant de clous qu’il a d’années : c’est ce que les hagiographes nomment la passio clavorum. Mais un ange descendu du ciel retire les clous, qui vont s’enfoncer dans la chair des tortion-naires.

6. Enfin, comme il avait griffé le visage du juge, celui-ci, furieux, le saisit par une jambe, le lance en l’air et lui fracasse le crâne sur les gradins du tribunal.

Plusieurs traits de ce récit semblent suggérer une christianisation de croyances liées à Cernunnos, dieu qui serait l’équivalent celte de Dionysos/Bacchus(13). Outre la paronymie

12. Il est à noter qu’en 1657, le village de Saint-Cyr a pour orthographe « Saint Cyle » ou Saint Cille », ce qui dénote une évolution de la prononciation (La population de la Franche-Comté au lendemain de la guerre de Trente Ans. Recensements nominatifs de 1654, 1657, 1666, t. III, bailliages d’Arbois, Dole, Lons-le-Saunier, Orgelet, Poligny, Saint-Claude (François Lassus, dir.), Institut d’Études comtoises et Jurassiennes, Presses Universitaires de Franche-Comté, Annales littéraires, 583, Cahiers d’Études comtoises, 54, 2005, p. 43). 13.Sur Cernunnos, Daniel Gricourt et Dominique Hollard, Cernunnos, le dioscure sauvage. Recherches comparatives sur la divinité dyonisiaque des Celtes, Paris :

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entre la première syllabe du nom Cernunnos, dieu à cornes de cerfs et Cyr, citons le caractère juvénile du saint, à rapprocher de l’ambivalence de Cernunnos, représenté tantôt en vieillard, tantôt en enfant, ce qui en fait une image de la régénération(14). En outre, des amulettes en bois de cerf, propres au mode celtique, ont été trouvées en grand nombre dans des sépultures gallo-romaines, notamment d’enfants ; plusieurs sculptures de Gaule romaine figurent d’ailleurs des enfants portant ce type d’amulette circulaire autour du cou, ce qui a amené l’archéologue Véronique Dasen à suggérer un lien entre ces amulettes protectrices des enfants et le culte de Cernunnos(15). D’autres éléments de la légende de Cyr, tels que la présence de sa mère à ses côtés, la mise au chaudron et les lacérations, viennent renforcer la présomption d’une christianisation de l’avatar juvénil de Cernunnos. Dernier élément, mais non des moindres, en faveur de cette hypothèse : en Franche-Comté, trois des six paroisses vouées à Cyr et Julitte correspondent à des sites celtiques ou gallo-romains de premier ordre, surreprésentation statistique qu’il est difficile d’attribuer au hasard, d’autant que la dédicace est plutôt rare en général. En Haute-Saône, les communes actuelles de Seveux et de Savoyeux occupent l’emplacement d’une agglomération secondaire antique correspondant très certainement au Segobodium de la table de Peutinger[(16) ; la paroisse de Savoyeux est sous le vocable des saints Cyr et Julitte, tandis que Seveux, de l’autre côté de la Saône, abritait un prieuré Saint-Denis, mentionné

L’Harmattan 2010. Nous tenons à remercier Jean-Paul Savignac qui nous a suggéré le rapprochement entre Cyr et Cernunnos. 14. D. Gricourt et D. Hollard, op. cit., ch. IV : Cernunnos juvénil, une image de la régénération, p. 245-284. 15. Véronique Dasen, « Protéger l’enfant : amulettes et crepundia », Maternité et petite enfance dans l’antiquité romaine (Danielle Gourévitch, Anna Moirin et Nadine Rouquet, dir.), Catalogue d’exposition, Bourges : ville de Bourges, 2003, p. 179-184, ici p. 181-182 et fig. 7. 16. Odile Faure-Bibrac, Carte archéologique de la Gaule. La Haute-Saône, Paris : Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 2002, 406-408 et 410-417. Sur le prieuré Saint-Denis, [Coll.] La Haute-Saône. Nouveau dictionnaire des communes, t. V, Vesoul, Société d’Agriculture, Lettres, Sciences et Arts de la Haute-Saône, 1973, p. 270-271.

au XIe siècle, élément qui appuie la thèse selon laquelle Cernunnos serait l’équivalent celte du Dionysos/Bacchus gréco-romain(17). Le département du Jura abrite cinq paroisses dédiées à Cyr et Julitte : Champagnole s’étend au pied du Mont Rivel, un des sanctuaires les plus importants des Séquanes(18), tandis que Saint-Cyr-Montmalin correspond à un Mediolanum(19). Localités peu ou pas explorées par les archéologues, La Rixouse, Beaufort et Andelot-lès-Saint-Amour n’ont livré pour l’heure aucune trace d’établissement antique.

Tout comme Cernunnos, saint Cyr protège les enfants et les jeunes malades : on l’invo-quait en particulier contre les diarrhées infan-tiles. Il est intéressant de constater que dans la proximité immédiate de l’église de Beaufort se dressent les bâtiments d’un ancien hôpital fondé le 16 septembre 1575 par Denise de Luyrieux, la fille de Lancelot de Luyrieux et de Jeanne de Rye dont les armes figurent pré-cisément à la clef de voûte du clocher. Or cet hôpital avait pour double particularité d’être destiné à cinq enfants pauvres de la seigneurie, et de voir sa direction confiée à une femme ; les enfants devaient y être nourris, vêtus et élevés à partir de cinq ans et jusqu’à quatorze ans pour les garçons, ramenés à douze pour les filles. Bien qu’aucune notion de guérison n’apparaisse dans les documents connus liés à cet hôpital, se pourrait-il que cette fondation charitable ait été stimulée par la présence d’un culte local lié à un saint enfant accompagné de sa mère ? Il faut noter également la présence, à 30 mètres en contrebas du chœur de l’église, d’une fontaine qui pourrait avoir été sacralisée sous l’invocation de Cyr et Julitte, à l’instar du site de Jarzé en Anjou(20). Compte-tenu de tout

17. D. Gricourt et D. Hollard, op. cit.18. [Coll.] Mont Rivel. Promenade historique et bucolique, Lons-le-Saunier : Centre Jurassien du Patrimoine, 2002, p. 16-26. 19. Gérard Taverdet, Les noms de lieux du Jura, Dijon, Centre Régional de Documentation Pédagogique et Fontaine-lès-Dijon, Association Bourguignonne de Dialectologie et d’Onomastique, 1986, p. 52 et 54. À noter toutefois qu’aucune découverte archéologique n’est venue confirmer la présence gauloise ou gallo-romaine à Montmalin. 20. Merci à Raymond Delavigne pour cette indication.

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ce qui vient d’être dit, on peut se demander si l’église de Beaufort n’a pas succédé à un sanc-tuaire gallo-romain lié à une source(21).

Saint Cyr était particulièrement vénéré à Ne-vers, où une légende l’associe à un sanglier qui, avec la scie, constituent au Moyen Âge ses deux principaux attributs. L’église d’Andelot (Jura) conserve un haut relief du XVIe siècle où Cyr, les mains jointes en prière, sort d’un chaudron enflammé. Mais à partir de cette époque, l’ap-plication progressive des réformes du Concile de Trente va entraîner une standardisation des attributs de Cyr et Julitte, désormais sagement munis de la palme du martyre(22).

21. Dans ce cas, saint Cyr aurait pu succéder à un Cernunnos gaulois, peut-être plus ou moins romanisé sous les traits d’un Bacchus romain. À Beaufort, aucune trace d’implantation gauloise ou romaine n’a été, pour l’heure, repérée ; la commune est toutefois traversée par une ancienne voie romaine et monnaies antiques y ont été découvertes (voir Marie-Pierre Rothé, Carte archéologique de la Gaule. Le Jura, Paris, Académie des Inscriptions et Belles Lettres, 2001, p. 232). 22. Savoyeux : groupe du XVIIIe siècle montrant Julitte

Il n’est pas exclu qu’au Moyen Âge, les clous aient pu eux aussi compter parmi les attributs de Cyr. En effet, l’érudit Morellet rapporte qu’ « avant la révolution de 1789, le chœur de la cathédrale de Saint-Cyr à Nevers, était orné de tapisseries de haute lice, qui se développaient entre de magnifiques verrières et les stalles des chanoines. Ces tapisseries représentaient les di-verses circonstances du martyre de sainte Julitte et de saint Cyr, d’après la légende apocryphe, recueillie, rédigée, et ce qui nous paraît fort probable, un peu amplifiée et embellie par Té-térius, doyen de l’église de Nevers au Xe siècle ». Parmi les scènes relevées par Morellet, l’une comportait la légende suivante en caractères gothiques : « Alexandre faici traverser du hault jusques en bas sainct Cire de troys grands cloux esgus, puis cruelement le cier par le corps(23) ». Cette passio clavorum ayant fait l’objet de nom-breuses représentations, on peut donc imaginer que les trois « grands cloux esgus » aient pu servir pour évoquer le saint, notamment dans le cadre d’une prédication mettant en parallèle les maux endurés par Cyr avec ceux du Christ lui-même.

Quant à Julitte, qui avait elle aussi renoncé de sacrifier aux idoles, les récits hagiographiques l’associent aux principaux supplices subis par son fils : on lui enfonça également des clous dans les membres, puis elle fut plongée avec son fils dans une cuve de poix bouillante, avant d’être décapitée. Ses membres épars furent rassemblés par les anges. Certains auteurs ont contesté qu’elle fût la mère de Cyr et son culte n’a pas été reconnu par le Concile de Trente(24).

Il semble toutefois que cette décision ait eu peu d’impact iconographique : à l’époque mo-derne, de nombreuses toiles continuent à asso-cier la mère supposée et l’enfant, dans des scènes

tenant son enfant par la main, lui-même tenant une palme) ; La Rixouse : statue en bois du XVIIIe siècle montrant un enfant levant le doigt ; Saint-Cyr-Mont-malin : groupe sculpté du XVIIIe siècle montrant Julitte tenant Cyr par la main. 23. M. Morellet, « Des tapisseries de haute lice qui étaient ou sont encore dans la cathédrale de Saint-Cyr, à Nevers », Bulletin de la Société nivernaise des sciences, lettres et arts, vol. 1, Nevers, Société nivernaise des sciences, lettres et arts, 1855, p. 193-200, ici p. 193-194. 24. L. Réau, op. cit., p. 774-775.

6. Saint Cyr et Sainte Julitte, toile anonyme, église de Beaufort, v. 1800 (cl. J.-M. Bonjean).

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qui ne sont pas sans rappeler certaines toiles montrant la Vierge et Jésus enfant, comme l’a noté René Planchenault : « sainte Julitte et son fils sont représentés dans une attitude telle que seule une légende nous prouve qu’il ne s’agit pas là d’une Vierge à l’Enfant(25) ». De fait, le groupe sculpté du XVIIIe siècle qu’abrite l’église de Saint-Cyr-Montmalin (Jura) montre une mère tenant son enfant par la main, avec des vêtements drapés identiques à ceux que portent bien des Vierges accompagnées de Jésus. Mal-heureusement, l’église de Beaufort ne conserve aucune figuration des saints contemporaine de la construction du clocher. La seule représenta-tion qui subsiste est une toile sur huile peinte vers 1800, montrant Cyr en train de déambu-ler, le bras tenu par la main de sa mère, tous deux sagement munis de la palme du martyre (fig. 7). Fait significatif : il semble que ce soit cette toile que l’érudit Rousset a identifié, au XIXe siècle, comme une Sainte Famille dont on ne trouve nulle trace par ailleurs(26). En re-vanche, des reliques des deux saints sont attes-tées dans l’église depuis la fin du XVIIe siècle par une « authentique des reliques de l’église saint Sire [sic] et sainte Julitte de Beaufort don-née au sieur Jacques Reynaldy [curé de la pa-roisse] datée à Rome au mois de juin 1682(27) ». Le reliquaire qui les protège date du XIXe siècle.

Faut-il voir dans les clous figurés aux congés des chanfreins une évocation du martyre de Cyr et Julitte ? D’autre part, saint Cyr étant le protecteur des jeunes enfants et Julitte une image de maternité, n’est-il pas possible de voir dans l’iconographie associant clous et cœurs un souvenir de pratiques liées à la fécondité et à la protection des nouveaux nés ou des enfants en

25. René Planchenault, « Vitrail de la collégiale Saint-Cyr, à Issoudun », Bulletin de la Société nationale des antiquaires de France, Paris, C. Klincksieck, 1939-1940, p. 173-189, ici p. 183. Cet article contient une étude des diverses versions de la vie des saints Cyr et Julitte, du culte dont ces saints furent l’objet, en France notamment, et des représentations qui en subsistent. 26. Sur cette toile, Jean-Michel Bonjean, « Le patrimoine mobilier de l’église de Beaufort », Travaux 2010, Lons-le-Saunier, Société d’Émulation du Jura, 2011, p. 41-50, ici p. 45. 27. Archives départementales du Jura, 41 G, 1, cité par J.-M. Bonjean, op. cit, p. 45 et n. 14-15.

bas âge ? Alors que les clous devraient percer les cœurs, ils sont ici en position de les épargner. Mieux : si deux des cœurs sont inclinés, le troi-sième, triomphant, surmonte les clous, comme une victoire de la vie sur la mort…

UNE SYMBOLIQUE LIÉE À L’ENFAN-TEMENT ?

Il n’est guère de rituel sans lieu. Or le fait que les clous et les cœurs soient situés à la base du clocher amène à se demander si cet élément architectural ne constitue pas une des clefs de l’interprétation symbolique des congés.

8. Clocher, paroi interne nord : l’emplacement des ossuaires est marqué par un joint de couleur plus claire, de part et d’autre des ailes de la statue de la Victoire du Monument aux Morts.

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Le clocher de l’église Saint-Cyr-et-Sainte-Julitte de Beaufort (Jura)

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Puissance du clocher-Porche Lors de travaux de décrépissage à l’intérieur

de l’église en 1975, Madame Jacquot se rendit compte que certaines pierres, situées à environ 4 mètres du sol, sonnaient creux. En dégarnissant les joints, elle se rendit compte que ces pierres obturaient chacune un conduit assez profond (le mur du clocher mesure environ 1 mètre d’épaisseur) contenant les restes osseux et dentaires d’au moins trois individus adultes. Le contenu de ces ossuaires fut déposé en vrac dans des cartons conservés depuis lors au grenier de la sacristie. Une visite le 19 juillet 2013 nous a permis, le Dr Bonjean et moi, de faire un relevé plus précis du contenu de ces ossuaires : outre les ossements, ont été recueillis un morceau de cuir, un fragment d’écuelle en bois sur pied, 41 perles de même matière provenant probablement d’un chapelet, de petits objets métalliques (fragment de fer à cheval et deux clous de taille différente) sans oublier de petits fragments de verre ; tous éléments compatibles, semble-t-il, avec une datation comprise entre le XVe et le XVIIe siècle. Mme Jacquot se souvient nettement avoir également relevé la présence de ficelle, et peut-être aussi de rubans, qui n’ont en revanche pas été retrouvés. En revanche, cinq noyaux de cerise et une coquille de noix ont été vus également, mais compte-tenu des circonstances dans lesquelles furent prélevés puis conservés ces restes, il est possible que ces derniers éléments aient été mêlés par inadvertance, ou apportés par des animaux. Aujourd’hui, on ne peut que regretter que cette découverte n’ait fait à l’époque l’objet d’aucun relevé archéologique ni même photographique : ne demeurent à notre disposition que les cartons d’ossements et les souvenirs de Mme Jacquot(28). Quoi qu’il en soit, la présence de ces ossuaires insérés dans la maçonnerie vient souligner le caractère hautement sacralisé du clocher. Pour l’heure, c’est l’unique cas d’un tel emplacement d’ossuaires connu dans le département du Jura(29).

28. J.-M. Bonjean, op. cit., p. 42, n. 3. 29. D’après Jean-Luc Mordefroid, archéologue et direc-teur du musée d’archéologie du Jura, lors d’un échange à

À Beaufort, le clocher tenant également lieu de porche, les clous et les cœurs sont-ils à mettre en relation avec des rites ou des pra-tiques en liaison également avec le lieu d’accès au sanctuaire ? L’abbé Decorde rappelle en ef-fet, au sujet du porche, que « c’était là que se tenaient autrefois les excommuniés et les caté-chumènes, en attendant qu’ils eussent été rele-vés de leurs peines ou qu’ils eussent reçu le bap-tême. Au Moyen Âge, on y rendait la justice. C’était aussi un lieu de refuge qu’on ne pouvait violer sans encourir l’excommunication. Enfin, c’était là qu’on vendait, malgré les défenses du clergé, des reliques, des bagues bénites, etc(30).». Le fait de toucher tel ou tel élément du porche de l’église, dans un espace sacralisé par les restes des défunts, avait-il une valeur particulière ? Dès lors, les bas-reliefs de Beaufort ont-ils été rendus nécessaires par un rituel religieux, juri-dique ou social spécifique rendant nécessaire une différenciation des bases du portail ?

De fait, les témoignages concordent pour faire du porche et du clocher de l’église un lieu particulièrement propice aux rites ayant trait à la fécondité et aux jeunes enfants. En France moderne, selon la conception analogique du monde qui prévalait à l’époque, le battant de cloche était regardé comme un substitut phallique et constituait à ce titre le support symbolique de pratiques de fécondité rapportées par de nombreux folkloristes et ethnographes des XIXe et XXe siècles, mais dont on trouve des attestations dès l’époque moderne. C’est ainsi que lorsqu’en 1579, un capitaine protestant voulut couler des canons avec la grosse cloche de Mende, il dut renoncer à fondre le battant en raison de ses dimensions trop importantes. Il demeura planté à proximité du portail gauche (est-ce un hasard ?) de la cathédrale, où il devint l’objet d’un curieux pèlerinage attesté au cours du XIXe siècle, et remontant probablement bien plus avant : les femmes en

ce sujet le 18 juillet 2013. 30. J.-E. Decorde (Abbé), Dictionnaire du culte catholique, ou recherches sur l’institution des fêtes, l’origine des ornements sacerdotaux, leur forme primitive, l’ameublement des églises, les usages ecclésiastiques, etc., Paris, Derache et Didron, Rouen, Lebrument, 1859, p. 263-264.

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mal d’enfant venaient se frotter le ventre contre ce bronze en implorant la Vierge(31). Ce rituel montre qu’un battant de cloche posé à terre est à même de devenir, entre la fin du XVIe siècle et le cours du XIXe, un substitut phallique objet d’un rite de fécondité. Cela signifie donc que la pensée analogique fonctionne encore à plein à l’époque moderne : pour les femmes du lieu, il ne fait aucun doute que ce battant est doté d’un pouvoir fécondant ; aucune autorité religieuse ou civile n’est à l’origine de la pratique, qui résulte de croyances issues d’un univers mental qui s’adapte sans cesse à son environnement.

Henri Estienne (1528-1598) rapporte « ce qu’on raconte de Nostre Dame de Liesse : c’est que les femmes qui ne peuvent avoir enfans, tirent à belles dens (au moins souloint tirer) les cordes des cloches de son temple(32) ». D’après Sébillot, cette pratique se trouve également attestée à Aubervilliers et en Bretagne au XIXe siècle(33). A la même époque à Fossé (Ardennes), les jeunes filles en quête d’un mari étaient sûres de se marier dans l’année si elles parvenaient à attraper la corde haut placée de la cloche de la chapelle(34).

Dans le même ordre d’idée, la littérature médiévale évoque ces femmes qui se font « carillonner les fesses » par les moines(35), tandis que l’expression « sonner les grosses cloches » avait au XVIe siècle un sens non équivoque, comme en témoigne le poème suivant :

« Deux ou trois jours après les nopces S’on parle d’aller en besongne.

31. Paul Sébillot, Le folklore de France, t. IV, Le peuple et l’Histoire, Paris, Maisonneuve et Larose, 1968, p. 145, citant notamment Ernest Cord, Gustave Cord et Armand Viré, La Lozère, Causses, Gorges du Tarn, Paris, Masson, 1900, p. 218-220. 32. Henri Estienne, L’introduction au traité de la conformité des merveilles anciennes avec les modernes, ou traité préparatif à l’apologie pour Hérodote, Paris, sur les Halles, 1607, p. 477. La première édition est de Genève, 1566 ; P. Sébillot, op. cit., t. IV, p. 145, cite l’édition de 1580, t. II, c. 29. 33. P. Sébillot, op. cit., t. IV, p. 145. 34. Albert Meyrac, Villes et villages des Ardennes. Histoire, légende des lieux-dits et souvenirs de l’année terrible, Charleville, Édouard Jolly, 1898, p. 213, cité par P. Sébillot, op. cit., t. IV, p. 145. 35. Jean-Pierre Leguay, Farceurs, polissons et paillards au Moyen Age, Paris, Jean-Paul Gisserot, 2010, p. 85.

Elle sonne les grosses cloches Tant qu’elle y fait venir les bosses Grosses comme ung veau de Boulongne(36) ».

Au siècle suivant, l’abbé Thiers dénonce comme superstitieuse la pratique consistant à lier la ceinture des femmes en couches à la corde de la cloche, que l’on faisait sonner trois fois, sans doute pour faciliter la délivrance. D’autres rites concernaient les jeunes enfants souffrants : ainsi, une sorcière brûlée à Saint-Dié en 1572 recommandait, pour guérir un en-fant qui ne marchait ni ne parlait, de tirer bien fort les cordes des cloches(37). Dans le Borde-lais, à Saint-Michel-de-Fronsac au XIXe siècle, « on faisait faire aux enfants atteints du « mal bleu(38) » sept fois le tour des piliers du clocher : deux femmes appelées matrones passaient sept fois le petit malade dans un grand nœud fait à la corde de la cloche, et prenaient ensuite me-sure avec de la bougie filée de l’épaisseur de la tête, de la grosseur et de la longueur de l’enfant. La bougie devait brûler devant l’autel de Saint-Michel(39) ».

des clous ! D’une manière générale, de nombreux rites

liés à la fécondité utilisent les parties métalliques du portail d’une église : parmi les coutumes en usage au XIXe siècle citées à Provins, en Périgord ou en Rouergue, actionner ou embrasser un loquet ou un verrou permet aux jeunes femmes de trouver un mari ou d’avoir des enfants. Du côté des hommes, l’abbé Thiers condamne au XVIIe siècle comme superstitieuse la pratique qui, pour dénouer l’aiguillette, consiste à « pisser dans le trou de la serrure de l’église où l’on a épousé. Quelques-uns disent qu’afin que ce moyen ait tout le succès qu’on en peut espérer, il faut pisser par trois ou quatre matins dans ce trou(40) .

36. Edmond Huguet, Dictionnaire de la langue française du XVIe siècle, t. II, Paris, H. Champion, 1932, « cloche »37. P. Sébillot, op. cit., t. IV, p. 145. 38. Le « mal bleu » est le nom donné à diverses maladies, dont la cyanose. 39. P. Sébillot, op. cit., t. IV, p. 146. 40. Jean-Baptiste Thiers, Traité des superstitions. Croyances

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Le clocher de l’église Saint-Cyr-et-Sainte-Julitte de Beaufort (Jura)

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Si, dans les croyances populaires, clous et épingles sont fréquemment utilisés pour fixer le mal dont on souhaite se débarrasser (par exemple en le fichant dans un mégalithe, un arbre, un mur de chapelle, la statue d’un saint(41)…), le clou planté à l’église est égale-ment fortement lié à la fécondité car investi d’une valeur phallique, comme l’attestent plu-sieurs pratiques rapportées au XIXe siècle : à la chapelle Saint-Roch de Fumay, près de Rocroy, « les jeunes filles vont baiser un des clous qui maintiennent la gâche de la serrure, dès qu’elles ont la taille nécessaire pour y atteindre ; elles croient que c’est un moyen infaillible pour se procurer un mari(42) ». En 1883, les vieillards du pays de Montbéliard se rappelaient avoir en-core vu « se forger des mariages » : on plantait un clou sur la tribune de l’église au moment de la célébration du mariage pour le «clouer» ; dans d’autres villages, on l’enfonçait du pied dans le plancher(43). Il s’agit, certes, de fixer le mariage aux yeux de tous. Toutefois, le rite est investi d’une valeur sexuelle explicite : ainsi à Auppegard en pays cauchois, subsistent dans les poutres du portail de l’église élevé en 1608 des centaines de clous dont le nombre témoigne de l’ancienneté de l’usage. Jusque dans les années 1960, ils étaient fichés dans le bois par les jeunes mariés afin de s’assurer une union heureuse et une descendance(44). En Franche-Comté même,

populaires et rationalité à l’Âge classique, Paris, Le Syco-more, coll. « La Boîte de Pandore », 1984, p. 268. 41. P. Sébillot, op. cit., t. IV, p. 138 et 168 et t. III, La faune et le flore, p. 425. Cet usage est attesté dans la Rome antique : Henri Gaidoz, « Deux parallèles : Rome et Congo », Revue de l’histoire des religions, 4e année, t. VII, Paris, Ernest Leroux, 1883, p. 5- 16, ici p. 6-8. 42. P. Sébillot, op. cit., t. IV, p. 151. 43. H. Gaidoz, op. cit., p. 10, qui fait remarquer : «voilà une pratique symbolique qui ne vient certainement ni de Luther, ni de Calvin. Les protestants du pays de Montbéliard ont dû la recevoir de leurs ancêtres catholiques, comme ceux-ci l’avaient reçue déjà de leurs ancêtres payens. » 44. Anne Marchand, Légendes, Croyances, Traditions et curiosités de Seine-Maritime, Fontaine-le-Bourg, Le Pucheux, nouv. éd., 2012. Merci à Anne Marchand qui nous a communiqué les informations collectées par ses soins auprès des habitants du village qui avaient eux même “enfoncé leur clou” à l’issue du mariage, le marié commençant et la mariée finissant. Si la date d’apparition du rite est inconnue, elle est néanmoins très ancienne, à

aucun rite de ce type n’a été explicitement iden-tifié ; toutefois, sur la porte latérale de l’église de Leugney (Doubs) est clouée une multitude d’objets métalliques (fers à cheval, fragments de faux, faucilles, étrilles, scies, fers à chevaux…), qui attestent d’un rite lié aux clous. Le sens ne nous en est pas parvenu, mais il est tentant de le mettre en relation avec le titre de l’église, dé-diée à la Nativité de la Vierge(45).

Ce qui est certain, c’est que l’expression populaire « tombée sur un clou rouillé », ou une « pointe rouillée », qui se dit d’une femme tombée enceinte sans mari, est connue ancien-nement dans toute la France. Les Romains, déjà, avaient fait du mot clavus un synonyme de « phallus(46) ». De grands folkloristes tels que Van Gennep et Saintyves accordent toute sa valeur à une médecine dite analogique dans laquelle le semblable agit comme le semblable et l’image comme le modèle. À leur suite, l’his-torien Jean Gélis rappelle que « l’image des or-ganes de la génération est investie d’une vertu fécondante que l’on s’attribue par un rituel magique(47) », ce que confirme le rite dont fit l’objet le battant de la grosse cloche de Mende, évoqué plus haut.

D’autre part, Jacques Gélis note que la sym-bolique du sang que l’on fait sourdre de la tête agressée se retrouve très présente dans les vies des saints, dont le martyre aboutit souvent à une effusion de sang qui correspond à une vic-toire spirituelle (les tourments n’ont pu venir à bout de la foi), volontiers prolongé par une fécondité mise en scène (par exemple le jaillis-sement d’une source miraculeuse à l’endroit de

en juger par le nombre des clous (sans parler de ceux qui ont disparu mais dont un trou marque le souvenir) et l’aspect forgé de nombre d’entre eux. La tradition a pris fin dans les années 1960 ; par la suite, le porche a été classé et il fut interdit de continuer la pratique, au regret des habitants. 45. Alfred Bouveresse, De Cicon à la Grâce-Dieu. Histoire des villages du canton de Vercel (Doubs), Vesoul, Impr. Marcel Bon, 1987, p. 115, 117. 46. Jean-Louis et Gérard Gréverand, Les portugaises ensablées : dictionnaire de l’argot du corps et des expressions s’y rapportant, Paris, Duculot, 1987, p. 118. La rouille a empêché le clou de se retirer à temps… 47. Jacques Gélis, L’arbre et le fruit. La naissance dans l’Occident moderne (XVIe-XIXe siècles), Paris, Fayard, 1984, p. 64.

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l’effusion(48)). Le martyre subi par saint Cyr et sa mère correspond bien à ce schéma, puisque trois clous viennent percer le corps, ou la tête seule, de l’enfant. En outre, rappelons que le chœur de l’église de Beaufort surplombe une fontaine. Pour Jacques Gélis, le sang que l’ont fait couler de la tête « était symbole de vie, de fertilité, de prospérité ». A l’appui de cette affir-mation, il cite des souhaits de bonheur formu-lés en Alsace à l’occasion du Nouvel An, par exemple, à Ribeauvillé (traduction) :

« Je te souhaite une bonne année Une baguette sur l’oreille Un bâton à la tête Jusqu’à ce que le sang coule ! »

Cette effusion annuelle n’est-elle pas à mettre en relation avec les trois clous correspondant aux trois ans de l’enfant Cyr ?

D’autre part, la disposition des trois clous de Beaufort fait clairement penser à un pubis. Le signe cunéiforme qui désigne, à Sumer, la femme, n’est-il pas un triangle renversé et fendu ? Plus proche de nous, un ex-voto en tôle trouvé au sanctuaire gallo-romain des sources de la Seine montre un pubis figuré d’une manière analogue(49). Dès lors, n’est-on pas également en présence, à Beaufort, d’un sexe féminin fécondé par des clous, à la fois symbole phallique et cause de l’effusion de sang survenue lors du martyre de saint Cyr, effusion qui n’est pas sans évoquer les menstrues ? Par conséquent, n’est-il pas possible de voir dans le décor de ce congé une mise en image de la fécondité ?

Trois PeTiTs cœurs… Plusieurs éléments amènent à penser

que les cœurs qui encadrent les trois clous peuvent représenter des enfants, surtout si l’on retient l’hypothèse d’une mise en image de la fécondité. D’une manière générale, le cœur étant considéré, par son battement, comme le

48. J. Gélis, op. cit., p. 95-97. 49. Maternité et petite enfance…, op. cit., p. 78, n° 11.

siège de la vie, il ne serait pas incohérent que le fait de donner la vie en accouchant ait pu inspirer la mise en image des nouveaux nés sous la forme de cœurs.

Une variante de la légende grecque de la naissance de Bacchos, rapporte que le dieu est assassiné puis démembré par les Titans qui le font cuire dans un chaudron. Informée du crime, une déesse, Athéna, Rhéa ou Déméter selon les versions, sauve le cœur, qu’elle place dans un coffret. L’enfançon serait né à nouveau après que Zeus eût fait ingérer le cœur à son amante Sémélé, qui tombe enceinte de Bac-chos(50). Les nombreux traits mythologiques communs entre Cernunnos et Bacchos/Diony-sos, ont amené Daniel Gricourt et Dominique Hollard à conclure que ces dieux dérivaient d’une seule et même divinité du domaine indo-européen dont une des particularités était d’être deux fois née, la seconde après une fécondation par l’orifice buccal, l’objet ingéré, cœur pour les Grecs, étant toutefois remplacé chez les Celtes par une pomme, un grain de blé ou un sau-mon(51). Ainsi, dans la culture gréco-romaine en général, la mythologie fait du cœur, entre autres, l’organe qui contient l’enfant en entier et permet sa régénération. Autrement dit, le cœur incarne l’enfant, et peut-être plus encore si cet enfant est saint Cyr.

Si pour l’heure nous n’avons trouvé aucun témoignage local associant explicitement les enfants et le cœur à l’époque de la construc-tion du clocher de Beaufort, deux témoignages comtois du XVIIIe siècle vont dans le sens de cette interprétation.

À Chargey-lès-Port (Haute-Saône), une che-minée de 1707 montre un écusson chargé dans la partie supérieure, sur deux rangées, des ini-tiales de l’époux et de l’épouse, et, en dessous, d’un cœur chargé de trois petits cœurs posés deux et un, avec au milieu une lettre V sem-blant les relier. L’écusson est surmonté d’une petite croix gravée. Grâce aux recherches gé-néalogiques effectuées par Guy Lallemand, on peut associer les lettres J F V et A C R gravées dans l’écusson au couple formé par Jean-Fran-

50. D. Gricourt et D. Hollard, op. cit. p. 381-382, et n. 1405, et p. 303. 51. Ibid., p. 454-456.

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çois Varin et Anne-Claude Rousselet, mariés à Chargey-lès-Port le 19 janvier 1699(52). Les époux ont, en 1707, trois enfants nés au village, que l’on peut donc sans problème associer aux trois petits cœurs, reliés par le V, initiale de leur patronyme(53).

D’autre part, l’auteur anonyme d’un ma-nuscrit comtois du XVIIIe siècle, dissertant sur les armoiries de la famille de Saint Mauris, qui intègrent trois cœurs, s’interroge quant à leur sens : « Je ne sçais si ces trois cœurs d’or du chef ne voudroient pas exprimer l’annoblis-sement de trois branches d’une seule et même famille, sçavoir St Mauris Montbarré, St Mau-ris d’Augerans et St Mauris Falletans(54) ». Si l’on en croit Pidoux de La Maduère, Perrin de Saint-Mauris eut bien trois fils auteurs de trois branches dites de Montbarrey, d’Augerans et de Faletans(55). Même si on ignore si Perrin de Saint-Mauris a effectivement souhaité évoquer ses trois fils par ces trois cœurs, on peut mal-gré tout retenir qu’un auteur du XVIIIe siècle considère comme possible une telle évocation.

Bien que tardifs, ces deux exemples montrent qu’il est possible de voir dans le cœur un sym-bole de l’enfant.

des ToPonymes qui sonnenT bien On sait d’une part que la toponymie a sus-

cité des récits étymologiques depuis fort long-temps, et que d’autre part bien des cultes ont été inspirés par des rapprochements phonétiques tirés du nom de certains saints. Il est parfois possible de dater le moment où se mettent en place ces cultes motivés par une paronymie : ainsi, dans le pays messin, ce n’est pas avant

52. Cheminée et généalogie signalées par Jacques Mourant. 53. Pour mémoire, un autre enfant, Claude, est né et décédé en 1704, et d’autres enfants sont nés à partir de 1709. Les recherches généalogiques sur le couple Varin-Rousselet et leurs enfants ont été effectuées par Guy Lallemand. 54. Bibliothèque d’Étude et de Conservation de Besançon : Ms Baverel 116, f° 269 r°. 55. Sylvain Pidoux de la Maduère, Les officiers au parlement de Dole et leur famille, 2e éd. , Besançon, Étude Saint-Simon, 2009, p. 160-165.

la toute fin du XVe siècle que sainte Sérène est invoquée pour ramener la sérénité du temps lorsque celui-ci est particulièrement pluvieux ou sec(56). Jusqu’alors, aucun élément de la Vie de la sainte ni des miracles attribués à ses re-liques, ramenées à Metz vers 970, n’avaient de lien avec l’apaisement des excès climatiques : elle était alors uniquement invoquée pour sa capacité à guérir les fièvres. Il aura fallu une dé-gradation marquée du climat au cours du XVe siècle pour que les autorités civiles et religieuses messines se tournent vers sainte Sérène pour apaiser l’ire climatique : c’est lors de la proces-sion extraordinaire organisée en janvier 1497 pour prier Dieu de mettre fin aux pluies tor-rentielles qui affligeaient le pays messin qu’elle apparaît pour la première fois dans la liste des reliques exhibées lors de tels événements. Ce regain de dévotion, dont l’origine n’a du reste rien de populaire, perdurera jusqu’au XVIIe siècle au moins.

Or il nous semble que le couple de topo-nymes formé par Beaufort et Crèvecoeur, se prête bien à ce genre de remotivation. Comme l’a souligné Jacques Merceron, « la pensée po-pulaire [médiévale et moderne], refusant l’opa-cité des toponymes et jugeant a priori que tout nom de lieu était potentiellement significatif, réinterprète et remotive selon son désir et bon plaisir les toponymes qu’elle juge obscurs(57) ». Dans le cas présent, il ne serait donc pas surpre-nant que Crèvecœur et Beaufort, dont l’église est sous le patronage d’un enfant et de sa mère, aient suscité un rite lié à la fécondité et la ma-ternité.

En effet, s’il existe de nombreux motifs de ressentir des crève-cœurs, l’absence d’enfant ou, pire, sa perte en constitue un particuliè-rement douloureux. Les théologiens en ont conscience, et associent dans leur prédication la perte d’un enfant à l’idée de crève-cœur. C’est, par exemple, le cas du père Segneri (1624-

56. Laurent Litzenburger, La vulnérabilité urbaine : Metz et son climat à la fin du Moyen Age, thèse de doctorat d’histoire, Univ. Nancy 2, 9 déc. 2011, p. 667-670. 57. Sur ces questions, la référence est bien sûr Jacques Merceron, La vieille Carcas de Carcassonne. Florilège de l’humour et de l’imaginaire des noms de lieux en France, Paris, Seuil, 2006, ici p. 50.

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1694), Jésuite italien et prédicateur : « repré-sentez-vous une grande reine, qui a porté un enfant dans son sein durant neuf mois et qui en a enfin accouché avec de grandes douleurs. Si après cet accouchement et dans le temps qu’elle commence à respirer et à se réjouir d’avoir mis au monde son enfant, l’héritier du royaume ; pendant que le roi son époux s’en réjouit avec elle […] si dans ce temps-là même l’imprudente nourrice laissoit tomber à terre cet enfant aux yeux de sa mère, quel seroit l’étonnement du peuple, quelle seroit l’affliction du père ? Mais surtout quel seroit le crève-cœur de la pauvre mère à la vue d’un accident si funeste ? […] Le prophète Jérémie nous représente Jésus-Christ sur la croix comme une mère qui enfante avec mille douleurs(58) ».

Parmi les oraisons recommandées pour la femme enceinte, citons celle-ci, anonyme, du début du XIXe siècle : « Miséricordieux Jésus ! En mémoire du pauvre lien avec lequel Joseph d’Arimathie et Nicodème ont enveloppé votre sacré corps mort dans un linceuil, et enseveli avec le douloureux crève-cœur et larmes de votre sainte mère et de vos parens, [je vous prie] de me délivrer moi et mon enfant du danger de la mort, et de délier miséricordieusement le lien de la nature avec lequel vous nous aviez unis(59) ».

Dans un contexte profane de la même époque, l’écrivain Petrus Borel, dans une nouvelle publiée en 1833, fait dire à un de ses personnages : « ma femme en ce moment est en gésine, voilà trois fois, qu’à son grand crève-cœur, cette brave mère ne fait que des morts-nés (60)».

Ces textes montrent, si besoin en était, com-bien la perte d’un enfant a été perçue comme un crève-cœur. Notons également que les souf-frances de l’enfantement et les dangers encou-rus alors ne sont pas sans évoquer ceux subis

58. Paulus Segneri, Le chrétien instruit des devoirs de sa religion, t. III, Lyon, Société de Jésus, 1713, p. 199-200.59. Anonyme, Exercice spirituel d’une femme enceinte, pour obtenir de Dieu une heureuse délivrance. Augmenté des litanies de Ste Colete, Gand, Charles de Goesin-Disbecq, 1822, p. 11-12. 60. Petrus Borel, Champavert. Contes immoraux, Paris, Eugène Renduel, 1833, p. 31.

lors de la passion du Christ, et dont les clous ne sont évidemment pas absents, comme l’évoque un autre passage de l’oraison du XIXe siècle ci-tée plus haut : « Patient Jésus ! Souvenez-vous de ces cruels liens, avec lesquels vous avez non seulement été lié, mais aussi avec des clouds at-taché à la croix ; je vous supplie en mémoire de ces douloureux liens, et par la profondeur des plaies faites à vos sacrés pieds et mains, de me secourir dans cette nécessité-ci ; et de m’accor-der une délivrance sans dommage, ni à l’âme ni au corps(61) ».

Or une gravure réalisée à Lyon vers 1600 montre un arbre produisant des hommes, image de la fécondité, croissant sur une île dé-nommée Crèvepanse(62)…. A n’en pas douter, par ses douleurs et les risques encourus pour la mère comme pour l’enfant, l’accouchement est un crève-cœur.

Face à ce crève-cœur, que peut espérer une femme, si ce n’est un enfant beau et fort ? Or l’église de Beaufort est précisément consacrée à un enfant qui assure son Salut en endurant, tout comme sa mère, d’atroces souffrances avec effusion de sang.

Divers témoignages français, malheureu-sement toujours plus rares quand on remonte dans le temps, et parfois insuffisamment loca-lisés, assurent qu’au sein de l’église, le porche et plus encore le clocher ont fait l’objet de pra-tiques rituelles liées à la fécondité, aux couches et la survie des enfants en bas-âge à l’époque moderne. Ces textes manquent pour Beaufort, mais la présence d’inhumations dans la maçon-nerie du clocher montre que cette construction était, ici aussi, investie d’une force symbolique particulière ; les congés aux cœurs et clous achèvent de conférer à l’ensemble un statut symbolique renforcé. Faut-il franchir le pas et considérer que ces cœurs associés à des clous, en raison des symboles qu’on peut leur associer dans ce contexte, témoignent de ces pratiques rituelles liées à la fécondité et aux jeunes en-fants, incarnés par un Cyr qui peine à masquer ses origines païennes ?

61. Anonyme, Exercice spirituel…, op. cit., p. 11. 62. Jurgis Baltrušaitis, Le Moyen Age fantastique. Anti-quités et exotisme dans l’art gothique, Paris Flammarion, 1981, p. 126-127.

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Le clocher de l’église Saint-Cyr-et-Sainte-Julitte de Beaufort (Jura)

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La prudence s’impose. En effet, pour l’heure, aucun document écrit ne vient confirmer l’existence de telles pratiques à Beaufort(63) : nous demeurons donc au stade de l’hypothèse. Toutefois, ce silence ne signifie pas que de telles pratiques rituelles n’aient pas existé. Paul Sébillot avait noté, au sujet des pratiques païennes dans les églises, que « nombre de celles-ci, et ce ne sont pas les moins curieuses et les moins typiques, se font à l’insu des prêtres ou même malgré eux ; ceux qui les accomplissent pensent parfois que le secret est une des conditions de leur réussite, et lorsqu’elles se traduisent par des actes facilement visibles, ils ont soin de choisir pour les pratiquer le moment où les églises sont désertes(64) ». Ce caractère secret, peu propice aux descriptions, est encore accru dans le cas des « secrets de femmes », qui, comme l’a souligné récemment encore Pierre Glaizal, étaient tout particulièrement frappés par

63. Cela nous a été confirmé par le Dr Bonjean, fin connaisseur de l’histoire et du patrimoine religieux juras-sien. L’auteur (anonyme) de Les sanctuaires du diocèse de Saint-Claude. Leur histoire et leurs pèlerinages en 1873, Grenoble, Imp. Prud’homme, 1874, n’en men-tionne aucun. 64. P. Sébillot, op. cit., t. IV, p. 147-148.

diverses formes de censure(65). Condamnés par l’Église post-tridentine puis par le rationalisme, ces rites de fécondité ont souvent été tus par les femmes qui les ont pratiqués, par crainte de la condamnation ou du ridicule, sachant qu’il a été en outre longtemps honteux pour une femme de se trouver stérile.

Il est donc probable que nous ne trouvions jamais de preuve de ces rites à Beaufort. Tout au plus peut-on affirmer que dans les menta-lités de ce Moyen Âge finissant, toponymie, hagiographie, mythologie, pratiques funéraires, architecture et iconographie s’accordent pour envisager un contexte favorable à la mise en place, au pied du clocher de Beaufort, de rites favorables à la fécondité et à la protection des jeunes enfants, rites dont les cœurs et clous se-raient les discrets témoins(66)…

65. Pierre Glaizal « Stérilité et rites populaires (2e partie) », Mythologie française 243, juin 2011, p. 14-22, ici p. 20. Cf. notamment le témoignage de Mme Julie Nevet : « la stérilité était une honte, disait-elle, et le rituel était interdit ». 66. Nous accueillerons avec reconnaissance tout élément qui nous permettrait de compléter cette étude, à l’adresse suivante : Nicolas Vernot, 44 Rue Chantepuis, 95220 Herblay, [email protected].

Vue aérienne - L’église.