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Volume 27 - n°108/2014, p. 53-73 DOI: 10.3917/pox.108.0053 Le chemin de l’école Professeurs, élèves et parents face aux parcours scolaires Séverine CHAUVEL Résumé – Cet article vise à analyser la façon dont les dispositifs d’orientation scolaire tentent, concrè- tement, de rendre les élèves autonomes, de telle sorte que leur avenir scolaire après le collège prenne la forme d’un choix éclairé. Autrement dit, comment s’actualise le principe d’autonomie du choix ? L’institution encadre le processus de décision par des dispositifs qui se veulent coopératifs (dialogue avec les familles, traitement au cas par cas dans les conseils de classe). Mais ces dispositifs sont parfois contournés par les élèves et leur famille, qui peuvent aller jusqu’à contester le principe d’égalité des parties. Enfin, ces dispositifs d’orientation créent chez les professionnels des conflits de rôles entre la recherche de sélection des élèves qui se dirigent vers le lycée général et technologique et leur rôle de porte-parole de l’élève. Au final, il apparaît plus important pour les acteurs de l’institution de faire tenir le dispositif plutôt que de garantir l’autonomie de l’élève quant à l’élaboration de son projet.
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Le chemin de l’école Professeurs, élèves et parents face aux parcours scolaires

Mar 12, 2023

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Volume 27 - n°108/2014, p. 53-73 DOI: 10.3917/pox.108.0053

Le chemin de l’école

Professeurs, élèves et parents face aux parcours scolaires

Séverine Chauvel

Résumé – Cet article vise à analyser la façon dont les dispositifs d’orientation scolaire tentent, concrè-tement, de rendre les élèves autonomes, de telle sorte que leur avenir scolaire après le collège prenne la forme d’un choix éclairé. Autrement dit, comment s’actualise le principe d’autonomie du choix ? L’institution encadre le processus de décision par des dispositifs qui se veulent coopératifs (dialogue avec les familles, traitement au cas par cas dans les conseils de classe). Mais ces dispositifs sont parfois contournés par les élèves et leur famille, qui peuvent aller jusqu’à contester le principe d’égalité des parties. Enfin, ces dispositifs d’orientation créent chez les professionnels des conflits de rôles entre la recherche de sélection des élèves qui se dirigent vers le lycée général et technologique et leur rôle de porte-parole de l’élève. Au final, il apparaît plus important pour les acteurs de l’institution de faire tenir le dispositif plutôt que de garantir l’autonomie de l’élève quant à l’élaboration de son projet.

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En France, la quasi-totalité les enfants sont scolarisés jusqu’en classe de troisième, au terme de laquelle ils s’orientent – ou sont orientés – en lycée général et technologique ou en lycée professionnel 1. Cette procédure

d’orientation, définie par l’institution comme le produit d’une décision entre enfants, parents et divers professionnels de l’éducation, repose sur la capacité supposée des élèves à définir eux-mêmes leur propre avenir. Dans la mesure où elle implique différents acteurs (principaux, enseignants et conseillers d’orien-tation, parents et élèves), la procédure engage différentes définitions et diffé-rents usages de la norme d’autonomie 2. À partir de matériaux recueillis lors d’une enquête ethnographique menée dans deux collèges de Seine-Saint-Denis entre septembre 2006 et juin 2008, cet article vise à comprendre comment s’ac-tualise le principe normatif de l’autonomie du choix ainsi que les malentendus autour de cette notion selon les acteurs en présence, dans le cadre de la procé-dure d’orientation scolaire de fin de troisième.

Avant toute chose, il faut rappeler deux évolutions historiques majeures qui sous-tendent les enjeux des processus d’orientation : tout d’abord la massifi-cation de l’enseignement, ensuite, l’introduction de nouvelles normes accom-pagnant l’évolution des définitions sociales de l’enfance 3 qui visent à placer « l’enfant au centre 4 » de l’école. La massification de l’enseignement a connu deux étapes majeures. Tout d’abord, à partir de 1959, avec la réforme Berthoin, la scolarité est rendue obligatoire jusqu’à seize ans 5. La loi du 11 juillet 1975, dite réforme Haby, contribue à la mise en place du collège dit « unique », avec des options et enseignements adaptés, mais sans filières distinctes, qui accueillent des élèves de tous les milieux sociaux. Le collège constitue désormais le premier cycle de l’enseignement secondaire, et le lycée le second cycle, avec des spé-cialisations générales et professionnelles 6. La massification de l’enseignement s’amplifie ensuite avec la création du baccalauréat professionnel en 1985. La même année, le palier d’orientation en fin de 5e est supprimé, et Jean-Pierre Chevènement, alors ministre de l’Éducation nationale, fixe l’objectif de faire accéder 80 % d’une classe d’âge au niveau du baccalauréat d’ici l’an 2000. Par conséquent, à la fin du collège, se décide la part de ceux qui se destinent aux

1. Je remercie les évaluateurs de cet article ainsi que Marianne Blanchard et Séverine Kakpo pour leur lecture attentive.2. Cette notion est aujourd’hui centrale dans les textes officiels concernant l’orientation, ainsi que dans les formations pour les futurs enseignants.3. Chamboredon (J.-C.), Prévôt (J.), « Le “métier d’enfant”. Définition sociale de la prime enfance et fonc-tions différentielles de l’école maternelle », Revue française de sociologie, 14 (3), 1973.4. Rayou (P.), « L’enfant “au centre”, un lieu commun pédagogiquement correct », in Derouet (J.-L), dir., L’école dans plusieurs mondes, Paris-Bruxelles, INRP, De Boeck, 2000.5. La population scolarisée dans les écoles, collèges, lycées et universités, qui était de 7 715 000 en 1954, dépasse les 12 millions en 1968. En outre, la scolarité s’allonge : alors qu’en 1954, 54 % des garçons et 57 % des filles de quatorze ans seulement étaient scolarisés, en 1968, ils sont respectivement 86 % et 93 %, d’après Cacouault-Bitaud (M.), Oeuvrard (F.), Sociologie de l’éducation, Paris, La Découverte, 2009.6. Prost (A.), L’enseignement s’est-il démocratisé ? Paris, Presses universitaires de France, 1986.

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études générales et technologiques (seconde GT) et la part de ceux qui se des-tinent aux formations professionnelles (seconde « pro » ou Brevet d’enseigne-ment professionnel, BEP) 7. Le taux d’accès au niveau du baccalauréat passe de 38 % d’une classe d’âge à 68 % entre 1986 et 1994. Cet accroissement des effectifs est accompagné d’évolutions importantes dans les procédures d’orien-tation qui transforment la classe de troisième en un palier décisif 8. En 1989, la loi d’orientation du 10 juillet instaure le projet personnel d’orientation de l’élève et redéfinit l’école autour d’une « communauté éducative ». Les élèves occupent une plus large place dans la procédure institutionnelle et acquièrent un statut d’acteurs. Leurs carrières scolaires peuvent être ainsi analysées comme le produit des interactions entre agents scolaires, élèves et parents, lesquels ont des conceptions différentes de l’orientation 9. Alors que l’âge obligatoire de sco-larisation a constitué le levier de la première explosion scolaire, la création du bac professionnel a permis, dans un second temps, d’augmenter le nombre de bacheliers.

Depuis l’école de Jules Ferry jusqu’à aujourd’hui, dans le domaine de l’orien-tation scolaire, on passe ainsi d’une logique autoritaire à une logique libérale : l’élève a le droit d’exprimer sa volonté. Cette logique repose sur les notions de « projet 10 » et d’épanouissement de soi au sein même de l’école, les trajectoires scolaires devant refléter les choix des élèves. En effet, avec la loi d’orientation du 10 juillet 1989, l’orientation de ces derniers repose sur le principe de l’élève « acteur de son orientation 11 ». La définition institutionnelle de l’orientation se modifie ensuite avec « la mise en œuvre de l’expérimentation sur l’éducation à l’orientation » (circulaire du 31 juillet 1996), chargée de permettre aux élèves de « prendre la mesure de [leurs] potentialités 12 » en cernant puis en développant leurs « compétences » et en élaborant « une stratégie appropriée 13 ». L’élève doit accéder à une compréhension de lui-même, vecteur de son émancipation qui dépend alors de sa capacité de choisir et d’agir individuelle. À partir des années

7. Selon les chiffres du ministère de l’Enseignement national (MEN), sur l’ensemble des élèves de troisième générale entrés en sixième en 1995 (Panel 1995), 64,4 % vont en seconde GT contre 65,6 % pour les élèves de troisième générale entrés en sixième en 2007 (Panel 2007). Or, pour les premiers, les demandes des familles sont supérieures de trois points aux seconds. Cette évolution des taux à l’échelle nationale montre une plus grande acceptation des demandes du lycée GT par l’institution, DEPP, Note d’information 13-24, 2013.8. Cacouault-Bitaud (M.), Oeuvrard (F.), Sociologie de l’éducation, op. cit.9. Masson (P.), « Négociations et conflits dans le processus d’orientation des élèves de l’enseignement secon-daire », Sociétés contemporaines, n° 18-19, 1994, p. 165-186.10. Derouet (J.-L.), École et Justice. De l’égalité des chances aux compromis locaux ? Paris, Métailié, 1992.11. Le décret du 14 juin 1990 précise : « L’orientation est le résultat du processus continu d’élaboration et de réalisation du projet personnel de formation et d’insertion professionnelle que l’élève de collège puis de lycée mène en fonction de ses aspirations et de ses capacités […] avec l’aide des parents, des enseignants, des personnels d’orientation et des professionnels compétents. »12. MEN, « Mise en œuvre d’une éducation à l’orientation dans les lycées d’enseignement général et tech-nologique », BOEN, 36, 10 octobre 1996.13. Ibid.

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1990, l’école ne doit plus imposer les décisions d’orientation. Selon ce modèle, l’individu construit son « projet » selon son désir.

Devenue centrale, notamment en raison de la saillance des inégalités d’orien-tation mise au jour par les travaux de recherche depuis les années 1960 14, la procédure d’orientation est par conséquent le lieu où doit s’exprimer le choix personnel de l’élève pour son avenir scolaire. Comment les dispositifs d’orien-tation tentent-ils, concrètement, de rendre les élèves autonomes, de telle sorte que leur avenir scolaire après le collège prenne la forme d’un choix éclairé ? Nous verrons dans un premier temps que l’institution encadre le processus de décision par des dispositifs qui se veulent coopératifs : dialogue avec les élèves et familles à travers fiches et rencontres, prise en compte des désirs de ces derniers par un traitement au cas par cas dans les conseils de classe. Mais ces disposi-tifs, comme on le verra dans un second temps, sont parfois contournés par les élèves et leur famille, qui peuvent aller jusqu’à contester le principe d’égalité des parties. Enfin, ces dispositifs d’orientation créent chez les enseignants des dilemmes entre la recherche de sélection de ceux qui se dirigent vers le lycée général et technologique et leur rôle de porte-parole des élèves. Il s’agit de faire tenir les dispositifs d’orientation plutôt que de garantir l’autonomie de l’élève quant à l’élaboration de son projet. Nous montrerons ainsi que l’idéal d’égalité entre parties conduit à transformer les formes de catégories de l’entendement professoral 15.

Les collèges les plus défavorisés de Seine-Saint-Denis constituent un terrain particulièrement propice à l’analyse des processus d’orientation, tels qu’ils s’ac-tualisent dans des situations concrètes. En effet, les deux évolutions – massifica-tion et individualisation des processus d’orientation – y conduisent à un effort spécifique de la part des professionnels pour orienter les élèves. Les difficultés liées à la massification prennent un relief particulier pour ce département, en raison de la situation sociale des élèves et de leur famille (encadré 1).

Enquêter dans des collèges de Seine-Saint-Denis

L’enquête ethnographique a été menée entre 2006 et 2008, dans deux collèges de Seine-Saint-Denis (que l’on nommera collèges A et B), pour lesquels les enjeux concernant l’orientation en fin de collège sont particulièrement importants. S’orienter après le collège est source de tensions dans ces collèges pour les élèves, les enseignants et les professeurs. Parmi la population étudiée (222 élèves de troi-sième sur les deux collèges), un quart a des parents ouvriers et employés non qua-lifiés, un quart est né à l’étranger, un sur deux a des parents nés à l’étranger. Alors que, depuis le début des années 2000, les filières d’enseignement professionnel

14. Notamment Bourdieu (P.), Passeron (J.-C.), La Reproduction, Paris, Éditions de Minuit, 1970.15. Bourdieu (P.), de Saint-Martin (M.), « Les catégories de l’entendement professoral », Actes de la recherche en sciences sociales, 1 (3), 1975.

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accueillent 37 % d’une cohorte d’élèves selon la moyenne nationale (Note d’infor-mation, DEPP, 2013), la moyenne est toujours supérieure à 40 % au sein des deux collèges de Seine-Saint-Denis où j’ai mené mon enquête. Ces parcours s’inscrivent dans un contexte politique où les questions de liberté de choix et de projet sont mises en avant : les élèves sont alors considérés comme responsables de leur choix et ceux appartenant aux classes populaires, moins nombreux à se diriger vers le lycée général et technologique à résultats scolaires comparables, sont renvoyés à leur « manque d’ambition » (circulaire de l’inspection académique, 1er décembre 2007). L’enquête comprend un important volet d’observations des activités enseignantes ordinaires durant deux années, en particulier dans les conseils de classe (une tren-taine des conseils de classe d’une durée d’une heure trente en moyenne), ce qui a permis d’étudier les catégories de classement des enseignants. Une quarantaine d’entretiens, parfois répétés, ont été menés avec les professionnels et une trentaine d’autres avec des mères et des élèves.

Garantir l’autonomie de l’élève par des dispositifs coopératifs

La procédure d’orientation repose sur différents dispositifs matériels et orga-nisationnels 16 dont l’objectif est de respecter l’autonomie du jeune et les inté-rêts de chaque partie, considérée comme égale : il s’agit de la fiche de dialogue qui vise à favoriser les échanges entre famille et institution, et le principe du traitement individuel en conseil de classe. Ces dispositifs matériels et organisa-tionnels entretiennent une fiction d’égalité et peuvent constituer des ressources ou au contraire des entraves pour l’apprentissage de l’autonomie.

Un « dialogue » avec les familles

La procédure d’orientation vise à respecter le choix personnel de l’élève et de sa famille : elle prend appui sur la fiche de dialogue qui symbolise les deux par-ties en présence. Le processus d’orientation débute à la fin du premier semestre de l’année de troisième, au mois de janvier, par des échanges via une « fiche de dialogue » entre l’équipe pédagogique, l’élève et sa famille. Ces derniers doivent inscrire des vœux sur cette fiche. La discussion sur la pertinence de ces vœux est lancée lors du conseil de classe du deuxième trimestre, en mars, par le profes-seur principal qui est censé être le porte-parole à la fois de l’équipe pédagogique et de l’élève. La décision d’orientation est prise au moment du conseil de classe du troisième trimestre en juin.

16. La notion de dispositif matériel permet de désigner commodément la façon dont se composent des élé-ments hétérogènes tels que « des discours, des institutions, des aménagements architecturaux, des décisions réglementaires, des lois, des mesures administratives, des énoncés scientifiques, des propositions philoso-phiques, morales, philanthropiques […] ». Cf. Foucault (M.), « Le jeu de Michel Foucault », Dits et écrits, tome II, Paris, Gallimard, 1994, p. 299 [1977]. Elle renvoie ici, dans un sens large, aux différents agencements matériels qui précèdent l’action et agissent en retour sur elle.

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Cette fiche est créée en 1989 lors de la loi d’orientation qui vise à placer l’élève « au cœur du système ». Il s’agit d’un formulaire de quatre pages qui s’adresse aux père et mère de l’élève (« votre fils ou votre fille »). La « fiche de dialogue 17 », appelée aussi « fiche-navette » ou « fiche de vœux », indique le calendrier et « le déroulement de la procédure » dans une partie intitulée « de l’orientation à l’affectation ». L’« affectation » de l’élève à la rentrée suivante est l’objectif ins-titutionnel de l’orientation comme l’indique l’analyse de la fiche de dialogue 18. Celle-ci est construite sur la base d’une circulation en plusieurs allers et retours entre l’institution scolaire et les parents. La demande de la « famille » inau-gure la procédure, puis intervient l’avis provisoire du conseil de classe, ensuite la réponse de la « famille » : une signature, afin de prouver qu’elle a « bien pris connaissance » de cet avis. À nouveau, quelques mois plus tard, l’institution sol-licite la demande de la « famille », puis le conseil de classe au trimestre suivant formule une proposition qui appelle une dernière réponse de la « famille ». En cas de désaccord, la case intitulée « dialogue avec le chef d’établissement » doit être remplie par la « famille ». Des arguments doivent justifier sa divergence avec le conseil de classe. À la suite de quoi, c’est le chef d’établissement, avant-dernière instance décisionnaire, qui notifie une acceptation ou un refus de la décision. En cas de désaccord persistant s’organise une nouvelle procédure (« l’appel »). Une dernière case est consacrée à la décision de cette commission d’appel à laquelle les parents ne peuvent plus s’opposer. Se dessine à travers cette fiche l’ordre de la hiérarchie décisionnaire à laquelle doivent faire face les parents : le conseil de classe, le cas échéant le chef d’établissement, et enfin la commission d’appel 19. Mais la décision est dédramatisée tout au long de la procédure : les décisions d’orientation sont présentées par les professionnels comme « des pronostics ». C’est ainsi que le formule le principal adjoint d’un des collèges enquêtés (col-lège A), Pierre Olivier, à l’ouverture d’un conseil de classe :

« On s’interrogera sur ce que vous allez faire l’année prochaine. Ce soir, ce ne sont que des pronostics, ce n’est pas des décisions. On est dans le dialogue. Au troisième trimestre, ce sera différent, on prendra une décision. » (Pierre Olivier, conseil de classe du 26 mars 2007)

Il évoque le geste du « pronostic », comme s’il s’agissait d’un pari, évoquant l’incertitude qui concerne la scolarité après le collège. Si la fiche de dialogue constitue un dispositif qui se veut coopératif, un autre dispositif essentiel sur lequel repose le processus d’orientation est le conseil de classe où est discuté, à partir de la fiche de dialogue, le cas de chaque élève.

17. À distinguer de la « fiche-élève » pour la préparation de la saisie des vœux d’affectation post-troisième.18. Entre dix et dix-sept élèves en 2008 selon les établissements, soit entre 7 % et 14 % ne sont pas affectés en septembre dans un établissement.19. La commission d’appel est composée selon les textes officiels de l’inspecteur d’académie, de deux chefs d’établissement du type d’établissement scolaire concerné, d’un conseiller principal d’éducation, d’un direc-teur de centre d’information et d’orientation et de trois représentants des parents.

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Orienter au cas par cas

Le principe d’individualisation des élèves organise les conseils de classe, durant lesquels les situations de chaque élève sont examinées au cas par cas. La proximité des enseignants par rapport aux élèves permet d’analyser les situa-tions de façon approfondie. En particulier, la question de la sincérité du vœu d’orientation est vérifiée. Les décisions sur l’avenir de l’ensemble des élèves sco-larisés en classe de troisième sont ainsi le produit d’un traitement au cas par cas, comme nous pouvons l’observer dans le déroulement des conseils de classe, réunion qui rassemble un certain nombre d’acteurs d’une classe donnée, à trois reprises durant l’année scolaire. Le professeur principal se fait alors le porte-parole du choix de l’élève, et par là le garant de son autonomie.

Lundi 9 mars 2007, 20 h 15, au conseil de classe de la 3e B. Le premier conseil auquel j’assiste est présidé par le professeur principal, Jérôme La feuille, qui enseigne l’histoire-géographie, et le principal du collège A, Pierre Olivier. Dans une salle de classe réaménagée pour l’occasion, dix-sept personnes sont assises autour d’une table rectangulaire. Le professeur principal, qui seul détient le dos-sier complet de l’élève, est placé à une extrémité. Le principal, à l’opposé, avec le conseiller d’orientation psychologue et sept professeurs assis sur les longueurs, et aux extrémités, deux mères et deux élèves. Tous découvrent alors l’ensemble des résultats scolaires de l’élève quand le professeur principal prend la parole pour exposer le cas de Siham, née en 1991, et en troisième avec deux années de retard. Sur sa fiche de dialogue est notifié un vœu en BEP carrières sanitaires et sociales, ce qui fait réagir le principal :

Pierre Olivier : Elle n’envisage pas une seconde générale ? Parce que quand j’en vois certains envisager une seconde générale…Jérôme La feuille : Elle n’en a jamais parlé et puis… La connaissant et discu-tant un peu avec elle, elle est affolée à l’idée d’avoir quelque chose à affronter. (Conseil de classe du 9 mars 2007, collège A)

Alors que cette élève manque d’ambition pour le principal, qui raisonne par comparaison avec d’autres élèves à partir de sa moyenne chiffrée, le professeur principal répond par une connaissance de l’élève assez fine pour lui attribuer un trait de caractère singulier. La méritocratie scolaire implique une neutralité des jugements, une forme d’objectivation avec des critères de sélection et la possi-bilité de comparer les élèves entre eux. On observe ici le caractère double de la méritocratie scolaire, qui s’appuie à la fois sur une égalité de traitement entre les élèves et sur l’inégalité des chances selon les « capacités » de chacun 20. Les ensei-gnants refusent ainsi une logique d’orientation qui reposerait exclusivement sur les notes, même s’ils se réfèrent systématiquement à ces dernières dans la

20. Tenret (E.), L’école et la méritocratie. Représentations sociales et socialisation scolaire, Paris, Presses universitaires de France, 2011.

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présentation du dossier. La prise en compte d’une multiplicité de dimensions a ainsi pour effet d’individualiser les jugements.

Durant ces réunions, les situations sont examinées les unes après les autres, ordinairement dans l’ordre alphabétique, pour garantir l’autonomie du choix. Le principal adjoint du collège A annonce ainsi la règle générale du conseil de classe : « Quelques cas vont être l’objet de discussions, les autres on va pas-ser vite. » En effet, certains « cas » occupent davantage les protagonistes que d’autres, et le temps passé pour chacun varie de cinq à quinze minutes. Ces conseils durent entre une heure trente et deux heures et ont lieu le soir, voire après un autre conseil. Dans les entretiens informels menés avec les enseignants, l’incertitude domine pour certains cas : « Je ne sais pas ce que le conseil de classe va dire, je ne sais pas si la majorité va s’opposer à la voie générale » (Sylvie Garnier, 2 juin 2007). Il s’agit d’un véritable travail de « prédiction sociale et scolaire », pour reprendre l’expression de Muriel Darmon à propos du recrute-ment d’élèves de classe préparatoire 21. Les enseignants observés sont particuliè-rement attentifs à un traitement personnalisé de l’élève :

« Pour une seconde générale, elle a tendance à stresser. Mais pourquoi ce serait mieux en BEP ? Elle m’a dit qu’elle avait discuté avec sa sœur, en terminale ES, et sa réaction, c’était : “La seconde, ça me plairait plus, parce que j’aurai un meilleur métier”. » (Louise Dubois, 23 mars 2007)

La proximité des enseignants avec les élèves explique leur recherche d’une solution individualisée pour chacun : ils les connaissent, ils les ont observés en classe toute l’année et ils ont eu de nombreuses discussions avec eux sur l’orien-tation. Ainsi, ils rapportent les propos, les émotions, les détails sur la famille ou la scolarité. La formule consacrée « il/elle demande » amorce les échanges autour des cas dans tous les conseils de classe, avec des variantes, comme « il/elle envisage ». L’« envie » de l’élève est alors discutée. Un professeur répond à la question du principal (« On lui conseillerait pas la seconde générale ? ») ainsi :

« Ah non, il n’a pas envie, il est pas motivé pour ça et je pense qu’il préfère faire un BEP. (hésitant) Il va se retrouver peut-être perdu » (Jérôme La feuille, le 17 mars 2007).

Les pratiques d’individualisation qui entretiennent la fiction de l’égalité des parties, et la visée coopérative des dispositifs mis en place – la fiche de dialogue, le conseil de classe – dans lesquels le professeur principal se fait le porte-parole du désir de l’élève, rencontrent certains obstacles. Ces dispositifs coopératifs sont appropriés de façon différenciée par les élèves et leurs parents dans la

21. Darmon (M.), Classes préparatoires. La fabrique d’une jeunesse dominante, Paris, La Découverte, 2013, p. 32. Il faut noter qu’à la différence des professeurs de classes préparatoires, les professeurs du collège ne recrutent pas les élèves, mais contribuent à sélectionner à l’entrée du lycée ceux et celles qui seront dirigés vers la voie générale et technologique.

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mesure où la norme scolaire d’autonomie interagit avec les normes familiales et peut entrer en opposition avec ces dernières.

Contournements et critiques des dispositifs d’orientation

Le cadrage opéré par les dispositifs décrits précédemment qui vise à une autonomie du projet de l’élève n’est pas toujours respecté, et il est intéressant de le confronter au déroulement concret des pratiques d’orientation. En effet, la participation des élèves et de leur famille n’est pas systématique, ce qui peut mettre en péril les principes de coopération. Quels usages font les élèves et leur famille de cet accompagnement à l’autonomie ? L’ambiguïté de la notion, entre encadrement volontaire et liberté contrainte, peut favoriser un refus de formu-ler des vœux de la part des élèves, en raison pour partie du fait que l’élève se trouve placé au centre d’injonctions contradictoires. Nous verrons comment, enfin, s’exprime la critique des parents envers le dispositif, qui porte principale-ment sur le manque d’assistance à l’autonomie.

Absence de participation des élèves

Une part importante d’élèves (59 sur 222) ne remet pas la fiche de dialogue à leur professeur principal. Les enseignants, lors d’un conseil de classe, sont tous rassemblés autour d’une table dans une salle de classe, avec une déléguée de parents d’élève, et échangent sur l’ensemble des élèves de la classe avant d’examiner les cas individuels. Le professeur principal, qui préside le conseil de classe, est le seul à détenir les fiches de dialogue, posées en pile devant lui. Dans la scène suivante, il souligne l’embarras causé par le nombre important d’absences de fiches :

Yann Roussel (EPS) : On verra au cas par cas, mais certains d’entre eux [les élèves) ne sont pas conscients de ce qui se passe, et y’a la moitié de la classe qui demande une seconde GT.Cécile Levasseur : Moi, ce qui m’interpelle également, c’est le nombre de points d’interrogations dans les vœux d’orientation… Sans projet, perdus… Une fois qu’on leur propose, y’a rien en face, y a eu des choses quand même, y a eu des propositions de faites et rien n’accroche !Yann Roussel (EPS) : Je pense notamment à Julien. On a passé beaucoup de temps avec lui et il était vraiment blasé.Cécile Levasseur, qui se tourne vers l’ensemble des professeurs : Des éléments à ajouter à ce triste constat ?Antoine Lemaire (Mathématiques) : Moi je dirais pareil. Beaucoup de mal à les faire participer. C’est très, très difficile. La grande majorité, c’est de pire en pire.Abdia Azouz (mère d’élève) : Mais quand vous dites qu’il y a beaucoup de points d’interrogation…Cécile Levasseur : Ce sont des élèves qui n’ont jamais rendu leur fiche, j’imagine non ?

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Yann Roussel : Oui, les cinq ou six points d’interrogation, ce sont des élèves absentéistes qu’il m’est très difficile de voir, donc de récolter leur feuille, ou à défaut de parler avec eux de ce qu’ils veulent faire. Parmi ces élèves, il y a trois élèves voire quatre que je n’ai pas vus ce trimestre.Conseil de classe du 20 mars 2007 de la 3e 7, collège B.

La part des demandes de BEP est jugée importante par le professeur principal. L’exemple d’un élève permet d’avancer un raisonnement qui relève du registre psychologique : ils sont « blasés », qui renvoie à l’expression « rien n’accroche ». La question est celle de la participation et de la coopération des élèves à la pro-cédure. L’absence de fiche d’un élève tend à le disqualifier. Dans le cas d’absence de traces écrites concernant le projet de l’élève, le professeur principal, qui a déjà discuté avec l’élève de son projet d’étude, est garant de son « choix », mais délègue au logiciel ad hoc la décision finale. Ainsi, un professeur principal du collège A, Thierry Godard, annonce la moyenne de Yacine (« 7,2 »), et ajoute :

« Pas de fiche. Pour la seconde pro électrotechnique, on peut l’accompagner dans ce choix-là, mais ça ne dépend pas de nous, c’est ses notes qui décideront s’il a une place là-bas. » (Thierry Godard, le 26 mars 2007)

Or, si le logiciel attribue des places selon les disponibilités, les résultats sco-laires et l’âge de l’élève, on note une pénurie de place en BEP électrotechnique cette année-là. Les résultats d’orientation dépendent directement des flux et de l’offre de formation locale 22. Cet élève sera finalement affecté en BEP « mainte-nance équipements industriels ». Ces contournements peuvent s’expliquer en partie par le fait que l’élève se trouve placé au centre d’injonctions contradic-toires.

L’élève au centre d’injonctions contradictoires

Les observations des interactions entre élèves, enseignants, et personnel de direction permettent de rendre compte de certains contournements, comme dans la scène suivante dans le bureau du principal adjoint. Tous les élèves ne rendent pas la fiche au même moment ni ne disposent du même interlocuteur. Ainsi Fatimata Koussou vient-elle en personne la remettre au principal adjoint de A :

Une élève entre dans le bureau du principal adjoint, sa fiche à la main. Elle précise qu’elle a changé son premier vœu pour une seconde générale : « C’est Madame Garnier [professeure principale] qui m’a dit de le faire. » Le principal adjoint m’adresse un regard appuyé. Il lui dit que la manière dont ses vœux sont faits ne va pas et hausse le ton. Elle pleure. Après le départ de l’élève, il com-mente : « Ça me dégoûte de faire ça [crier après une élève]. Ce n’est pas 100 %

22. Cf. Masson (P.), « Élèves, parents et agents scolaires dans le processus d’orientation », Revue française de sociologie, 38 (1), 1997.

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leur faute. Je n’ai rien dit, à cause de la réserve professionnelle. » Il ne souhaite pas renouveler l’enseignante dans la fonction de professeure principale à la ren-trée prochaine, car poursuit-il, « elle a dit aux élèves qu’ils pouvaient faire une liste de vœux d’orientation à la fois en seconde professionnelle et en seconde générale et technologique », ce qui n’est, semble-t-il, pas une stratégie cohé-rente. Le professeur de mathématiques, présent, lui explique comment faisait le précédent adjoint : deux fiches différentes, une pour les vœux en général et l’autre pour les vœux en professionnel. Le principal adjoint dit ne rien y com-prendre, puis il sort fumer une cigarette. (Fatimata Koussou, le 23 mai 2008)

Deux pôles opposés de la pratique d’orientation se donnent à voir dans cette séquence : une pratique codifiée, formalisée, d’un côté et une pratique plus floue de l’autre. Ces pôles renvoient à d’autres oppositions, comme celle de l’écrit contre l’oral, d’une vision claire des offres d’enseignement contre celle d’une avancée à vue. Il est attendu des élèves et de leurs parents un rapport froid et raisonné à la procédure, là où ils font montre d’un rapport « chaud » et pas-sionné (pleurs, cris, etc.), sur le modèle de la différence entre « cold knowledge » et « hot knowledge 23 ». Les acteurs de l’institution scolaire doivent alors œuvrer à la requalification, à la traduction de la demande des parents en termes scolaire-ment acceptables. La fiche de dialogue en est le support. Ces pratiques s’écartent des dimensions officielles de l’activité professionnelle. La professeure principale a accepté, sur la même fiche, différents types de vœux (en voie générale et pro-fessionnelle), ce qui ne correspond pas à la procédure qui exige un seul type de voie, et au sein de celle-ci un ou plusieurs établissements.

Les entretiens menés avec les élèves ont permis de compléter l’analyse des scènes observées. L’élève concernée dans cette séquence, Fatimata Koussou, née en 1993, vit avec ses frères et sa mère, mère au foyer, dans la cité HLM voisine. Son père est agent de propreté. Son frère aîné, 18 ans, est scolarisé en Bac pro « carrosserie mécanique », et elle a trois autres frères plus jeunes qu’elle. Sa moyenne générale en troisième est de 12/20. Elle conclut qu’elle a été « mal orientée » par son professeur (entretien du 28 mai 2008). Ce revirement est visible dans son attitude physique : la voix tremble, les larmes montent parfois aux yeux et son attente de conseils vis-à-vis de cet entretien est forte, c’est pour-quoi elle répond de manière brève aux questions au début de l’entretien, puis finit par « lâcher » :

Fatimata Koussou : Tout le monde voulait que je fasse général, mais moi j’y croyais pas… Je voulais faire une professionnelle. On m’a dit que pour une STG [sciences et technologie de la gestion], fallait être forte en maths… Ils m’ont dit : « Si tu te sens mieux en professionnel, va en professionnel. »Enquêtrice : Qui vous a dit ça ?

23. Ball (S.), Vincent (C.), « “I Hear it on the Grapevine”: “Hot” Knowledge and School Choice », British Journal of Sociology of Education, 19 (3), 1998.

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Fatimata Koussou : Mon frère, il m’a dit que je pouvais faire STG, après, ma voi-sine, elle m’a dit que c’était dur [une jeune fille scolarisée au lycée profession-nel]… De toute façon, je ne l’écoute plus depuis que Monsieur Pierre [principal adjoint], il m’a dit que je fais ce que je pense, ce que j’ai envie de faire. Madame Garnier [professeure principale], elle m’a dit qu’il fallait que je vise toujours haut. Ma mère, elle m’a dit de faire ce que je voulais faire, elle m’a laissé le choix, elle n’a pas envie d’intervenir dans des choix comme ça. Mon père, il m’aide en me disant les métiers que je préfère.Enquêtrice : Et quels métiers vous aimeriez faire ?Fatimata Koussou : J’aimerais bien être interprète, comptable, ou secrétaire… […] Ma mère elle m’a dit de faire une générale, c’est mieux, déjà c’est des longues études, c’est toujours mieux de faire de longues études que de petites études […]. Ma prof aussi elle me mettait la pression, elle me disait que c’était moi qui devais choisir, elle voulait pas décider à ma place. (Fatimata Koussou, le 28 mai 2008).

Cet extrait d’entretien indique ce que produisent chez Fatimata Koussou les normes contradictoires de l’institution, de ses parents et des pairs. On voit bien ici que le décodage par les élèves des évaluations enseignantes des risques est complexe, d’autant plus quand celles-ci varient. La phrase de sa mère (« C’est toujours mieux de faire de longues études que de petites études ») entre en résonance avec le « toujours viser haut » de la professeure principale, alors que les pairs (amis, voisine) paraissent décourageants. Mais ces normes ne s’expri-ment pas selon la même modalité : la première paraît suggestive tandis que la seconde plus directive. L’élève est au centre non pas du système, mais de diffé-rentes injonctions, parfois contradictoires car plusieurs principes s’affrontent (« pousser » les élèves vs principe de réalisme). Les professionnels et les pairs encadrent la procédure d’orientation essentiellement par des mises en garde. Ceci s’explique par le fait que l’orientation soit définie comme une anticipation des risques d’échec ultérieurs, en particulier dans ce contexte scolaire ségré-gué, ainsi que par la forte hiérarchie entre filières. Ainsi, le principe d’efficacité prime sur celui d’autonomie et du mérite.

Une autonomie en demande d’assistance

Lors du conseil de classe du 22 mars 2008, le professeur principal commence par déplorer le nombre important de fiches de vœux non rendues. Il distribue en début de réunion un tableau manuscrit comportant la liste des élèves avec leur souhait d’orientation. Devant sept noms sur vingt-six, il y a sept points d’interrogation. La déléguée des parents, Zineb Ramad, intervient :

Zineb Ramad : Excusez-moi […]. Par exemple, moi, mon enfant, il n’a pas rendu la fiche parce que c’est pas clair et je ne suis pas bien placée pour influencer son choix, donc c’est pour ça que j’ai appelé Mme Roger [professeure principale de français] et que j’ai même été voir tout à l’heure le conseiller d’orientation psy-chologue, parce que je pense qu’il y a besoin pour certains élèves d’être mieux, j’sais pas, conseillés…

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Cécile Levasseur : Ils ont été conseillés, mais encore faut-il qu’ils soient présents !Conseil de classe du collège B, le 22 mars 2008.

Si l’absence de la fiche associée à celles des élèves en classe et des parents à la remise des bulletins est perçue comme un manquement de la part de la famille, elle entrave surtout les obligations professionnelles du professeur principal. Les jugements prononcés au conseil de classe tendent ainsi à redoubler l’évaluation des performances en produisant de nouveaux critères de sélection. Cependant, l’intervention de Zineb Ramad manifeste l’absence de lien de causalité entre « démission parentale » supposée et absence de fiche : « Je ne suis pas bien pla-cée pour influencer son choix », dit-elle, en raison également de l’opacité de la procédure. Légalement, ce sont aux parents de décider de la voie d’étude. Zineb Ramad adresse un message électronique au principal le 7 avril 2008, après les conseils de classe du deuxième trimestre. Le manque d’information est dénoncé et rejoint la plainte des parents du collège B rencontrés lors des rencontres parents-professeurs :

« Monsieur,Les points que les parents souhaiteraient aborder avec vous et votre équipe lors du conseil consultatif sont les suivants :Il ressort des échanges des parents avec leurs enfants que l’orientation n’est pas toujours claire pour ces derniers. Nous apprenons qu’au collège Rimbaud 24, chaque élève de troisième a déjà eu trois rendez-vous pour bien comprendre !Il faudrait réfléchir à comment mieux expliquer aux parents et aider les élèves à s’y retrouver et désamorcer l’angoisse qui s’installe autour de l’orientation. »

Apparaissent alors certaines caractéristiques des relations entre les parents et l’école et les pratiques d’orientation post-troisième : son opacité pour les élèves (« pas toujours clair ») et les parents, la négociation intrafamiliale (« échanges »), et les différences de pratiques entre établissements. La demande de Zineb Ramad vise à réduire le hiatus entre les textes officiels, qui définissent la procédure d’orientation comme un « dialogue entre les familles et l’institu-tion », et les pratiques locales. Issue de milieux populaires, Zineb Ramad née au Maroc en 1958 arrive en France en 1985 pour poursuivre ses études de géo-graphie à l’université de Bordeaux (DEA). Ayant suivi une trajectoire sociale ascendante sur le plan intergénérationnel, elle est inclinée de par son activité à prendre la défense des groupes sociaux les plus dominés. Investir la vie scolaire locale est un moyen privilégié pour accéder à des espaces de socialisation poli-tique, dans la mesure où ceux qui y participent sont aussi membres d’autres associations, syndicats et partis politiques. La multipositionnalité des parents d’élèves délégués rencontrés explique le constat, maintes fois observé, du recou-pement des sociabilités professionnelles et militantes, ainsi que de voisinage, familiales et amicales. La densité de ces relations sociales mobilise les individus

24. Le collège de la ville voisine.

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et inscrit leurs dévouements sur la durée, puisque cette enquêtée est déléguée de parents d’élève depuis que son fils est scolarisé.

On observe malgré les dispositifs mis en place pour favoriser l’autonomie du choix, que le principe d’incertitude sur la valeur des études et des établis-sements empêche l’égalité des parties. Les enseignants se trouvent alors dans une position asymétrique vis-à-vis des élèves et de leur famille – bien que dotés culturellement – qui les conduisent à des dilemmes moraux.

Les conflits de rôles des professionnels

En mettant l’élève au centre du système éducatif, la loi d’orientation de 1989 l’a investi de nouvelles responsabilités, celle de définir lui-même le sens de sa présence dans l’école. Autrement dit, l’élève doit être acteur de son parcours scolaire. Mais le rôle des professionnels n’est pas pour autant réduit à une part marginale. La description des dispositifs met en lumière l’asymétrie en faveur des évaluateurs. En effet, le travail de sélection des élèves qui se dirigent vers la Seconde générale et technologique à partir du principe d’anticipation des risques d’échec scolaire ultérieurs 25 entre parfois en contradiction avec leur rôle de porte-parole de l’élève. Cette tension entraîne des dilemmes moraux qui s’expriment pendant les conseils de classe et en entretiens. Il s’agit en effet par-fois de « faire tenir » le dispositif plutôt que de favoriser l’autonomie de l’élève quant à l’élaboration de son projet. Les enseignants opèrent ainsi un déplace-ment par rapport au sens initial accordé à la notion d’autonomie : d’un objec-tif pédagogique, elle devient un critère de sélection. Le sens même du travail d’orientation, qui consiste à conseiller autrui dans un contexte d’incertitude, explique ce déplacement. Dès lors, à quels contenus cette notion d’autonomie au centre des critères d’évaluation renvoie-t-elle en pratique ?

Comment prendre en compte le désir de l’élève

Un extrait d’observation de conseil de classe du deuxième trimestre au col-lège B, le 13 mars 2008, met au jour les hésitations et désaccords entre les profes-sionnels. La principale adjointe s’arrête plus longuement que pour les autres sur le cas de Mehdi Boumediane et explicite les difficultés de la décision que doit prendre le conseil de classe, de manière très appuyée, en le soulignant (« J’hésite et ça se voit », commente-t-elle). Il s’agit de la classe à option musique, considé-rée comme la meilleure classe du collège.

Cécile Levasseur : Très bizarre… C’est assez irrégulier.Professeure principale (français) : Y’a rien qui le tire, on ne voit pas de tendance se dessiner, et on note en plus agitation et bavardages, toujours. Une amélio-ration…

25. Chauvel (S.), « Des politiques aux pratiques d’orientation. Enquête dans deux collèges de banlieue pari-sienne », thèse de doctorat, Centre Maurice Halbwachs, ENS-EHESS, 2012.

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Professeur de mathématiques : Oui, il a prouvé qu’il pouvait se mettre au travail.Professeur d’histoire-géographie : J’ai l’impression qu’il a un manque d’organi-sation générale, c’est-à-dire sur la semaine, il a du mal à organiser le travail à la maison, c’est-à-dire qu’il va se focaliser sur quelques moyennes parce qu’il veut se focaliser sur ce contrôle-là, c’est au coup par coup.Professeure principale : Mais arriver en troisième et encore avoir des problèmes de méthodologie, c’est inquiétant. Alors j’ai noté qu’il faudrait qu’il généralise un petit peu les efforts dont il a fait preuve dans quelques matières.Cécile Levasseur : Et il envisage de faire…Professeure principale : Alors… Il ne sait pas, c’est un des rares élèves qui a vrai-ment… Il voulait faire une seconde pro, finalement il me dit : « Non, notez une seconde GT »… C’est ce qu’il a mis au dernier moment, je crois, sur sa fiche.Professeur qui s’occupe de remplir les fiches (Sciences et Vie de la Terre) : Ah non, moi j’ai toujours seconde professionnelle.Professeure principale : Écoutez, je ne sais pas… Parce qu’il voudrait faire un cycle court, mais sans savoir vers quel métier s’orienter, alors je lui ai dit en seconde professionnelle, il fallait choisir un secteur, donc ça voilà, on en est encore avec un gros point d’interrogation.Professeur de musique : Lui, je l’ai vu… Il m’en a parlé. […]Cécile Levasseur : Il est jeune, il a 14 ans, c’est difficile, enfin je trouve ça difficile l’orientation à 14 ans.Professeure principale : Oui, c’est pour ça que je ne le vois pas partir en seconde professionnelle, une seconde générale et puis…Principale adjointe : Une seconde technologique… S’il n’est pas très bien orga-nisé, s’il travaille par à-coups.Professeure principale : Oui, un bac techno ! De toute façon avec une seconde générale, il aura toujours une année pour voir.Cécile Levasseur : C’est pour ça que je voyais plutôt un profil seconde techno-logique.Professeur d’histoire-géographie : Est-ce que Prévert a toujours cette politique d’encadrement des élèves ?Cécile Levasseur : (sèchement) Je ne sais pas.Professeur de musique : Il est très influençable, s’il tombe sur les mauvaises per-sonnes, il ne fera rien de l’année.Professeure principale : Il fait partie de ceux pour lesquels il faut vraiment que je rencontre la famille et qu’on en discute. (silence)Cécile Levasseur : J’hésite, ça se voit. Y’a pas de… de difficultés, y a pas de… Moi, je mettrai quand même un passage en seconde GT si amélioration du niveau.Conseil de classe du 13 mars 2008 au collège B.

On peut, durant la discussion de ce cas, distinguer trois séquences. Tout d’abord interviennent des considérations générales sur l’élève au niveau du comportement, du travail, de l’organisation, qui ne paraissent pas satisfaisants, et qui se résument par l’expression de travail au « coup par coup ». Deux profes-seurs de la classe interviennent, qui enseignent le français et l’histoire-géogra-phie, deux disciplines enseignées au lycée général qui apparaissent comme les

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plus légitimes. Une deuxième séquence est introduite par la principale adjointe, qui intervient sur la question de la demande d’orientation de l’élève. Durant cette séquence sont échangés les arguments concernant la décision du conseil de classe face à cette demande. Y participent la principale adjointe, la professeure principale, le professeur de musique (il s’agit d’une « bonne » classe, à option musique : les élèves y sont sélectionnés), et la professeure qui remplit la fiche de dialogue. Il s’agit tout d’abord d’identifier la demande de l’élève, qui paraît peu claire aux acteurs. En effet, un décalage se fait jour entre le dit et l’écrit, dû à des changements (« il voulait », « finalement », « dernier moment ») qui semblent refléter la diversité des positions des enseignants. À la suggestion pressante de la professeure principale pour une seconde générale (« je lui ai dit », « j’avais insisté ») s’oppose l’initiative de l’élève (« il m’en a parlé ») aussitôt discréditée (« il est très influençable »). La principale adjointe ouvre la dernière séquence, et tranche, pour une seconde générale, avec comme argument le niveau scolaire et l’ambition dont l’élève devrait faire preuve.

L’enjeu, pour les enseignants, est celui d’identifier le désir de l’élève. Les entretiens avec ces derniers ont mis au jour l’importance des indices d’ordre psychologique dans leurs jugements. Ils reposent sur la norme d’épanouisse-ment personnel :

« Faut pas vouloir à tout prix l’envoyer en seconde générale, parce qu’il a des résultats, alors que le gamin a envie de… Je pense qu’un choix d’orientation ou une projection, ça se fait autant sur des résultats que sur une envie, quoi. À mon avis l’orientation, elle se fait là-dessus, sur l’envie qu’un gamin a… » (Jérôme La feuille, le 11 décembre 2006).

L’argument du désir de l’élève est souvent mobilisé par les professeurs. Or on sait que ce désir est modulé par les appréciations et les évaluations scolaires. Affirmer le principe de « suivre l’envie de l’élève » repose sur un certain type de ressources de l’enseignant, dans la mesure où il peut entraîner une opposition au chef d’établissement. Mais tous ne reconnaissant pas aux autres la compé-tence de mettre au jour « l’envie » de l’élève, ce qui conduit à de nombreux désaccords. La décision en cas de désaccord est déléguée à un autre acteur, pré-sent aux conseils de classe : le conseilleur d’orientation psychologue, dont l’acti-vité concerne exclusivement l’orientation scolaire, au contraire du CPE et des enseignants 26. Le COP observé au collège A, Rachid Rahman, regrette : « Ils (les élèves) savent que je suis présent au collège, mais ils ne viennent pas me voir. Pour qu’ils aillent te voir, il faut que je les convoque ! ». Rachid Rahman, arrivé à la rentrée 2006, présent deux demi-journées par semaine, partage son temps de travail entre deux établissements et le Centre d’information et d’orienta-tion. Appartenant au corps de fonctionnaire de catégorie A, il a pour tâche de

26. Reste que ses activités sont très variées : élaborations de statistiques, entretiens au CIO ou dans l’établis-sement avec des parents, conseils de classe.

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recevoir les élèves et les parents, d’intervenir dans les classes et d’assister aux conseils de classe. Durant l’entretien qu’il m’a accordé le 1er septembre 2007, il m’explique être en désaccord avec les pratiques des enseignants :

« Les profs oublient le sujet de l’élève, son désir, je trouve que l’enfant n’a aucun crédit à A. » (Rachid Rahman, 1er septembre 2008)

À propos d’un élève dont l’orientation pose problème, Juliette Fontaine s’adresse à Rachid Rahman : « Je vais te l’envoyer. » Celui-ci répond alors, avec ironie : « C’est pour faire passer la pilule ? » Une telle adresse revient, dans la division morale du travail, selon la définition de Everett C. Hugues, à lui délé-guer le « sale boulot 27 ». De même, au collège B, Marie Clément « envoie » les élèves au conseiller d’orientation psychologue quand elle ne sait pas répondre à leurs questions sur leur orientation. Ainsi propose-t-elle, durant la remise de bulletin du second trimestre, à un élève dont le père et/ou la mère s’opposent à la proposition du conseil de classe, de prendre rendez-vous avec le conseil-ler d’orientation psychologue. La division du travail et le secret professionnel auquel est lié au COP, qui insiste auprès de moi sur sa formation de psycho-logue, ont ainsi pour conséquence une absence de travail collectif 28. On voit alors comment les enseignants s’efforcent d’anticiper les risques en évoquant le faible degré d’autonomie de l’élève.

Décider pour autrui en anticipant l’échec

Les désaccords entre professionnels que nous avons pu observer pendant les conseils de classe donnent à voir les dilemmes de l’accompagnement à l’orien-tation. Ainsi, lors d’un conseil de classe, Simon Saada, professeur principal de mathématiques, s’oppose de manière ferme au vœu de Mamadou Camara qui souhaite aller au lycée GT :

Simon Saada : Il demande une seconde générale, ça ne va pas être possible.Rachid Rahman : S’il progresse en mathématique, ça peut passer en appel.Simon Saada : Il ne progressera pas… Il ne se passera rien. Je sais bien qu’en appel il pourrait passer, mais on n’est pas là pour lui dire qu’en appel il pourrait passer. Si c’est pour qu’il aille se casser la gueule en seconde, excusez-moi du terme, mais c’est ça, il va arriver en seconde, il va se planter.Rachid Rahman : Sauf que l’appel c’est un droit, et l’élève a droit à l’information.Simon Saada : Mais il l’aura l’information, y’a pas de souci, ils les connaissent les procédures.Rachid Rahman : Je l’ai fait aussi en séance d’information, si mes souvenirs sont bons.

27. Le « sale boulot » est défini par Hughes comme une activité pouvant être simplement physiquement répugnante, ou bien un symbole de dégradation morale. Cf. Hughes (E. C.), Le regard sociologique. Essais choisis, Paris, Éditions de l’EHESS, 1997.28. La situation dans le collège est telle que je vais jouer durant l’enquête un rôle de transmission d’infor-mation entre les enseignants et le COP, mis de côté par les enseignants.

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Simon Saada : Le problème, c’est… Si c’est pour se planter l’année prochaine en seconde, ça sert à rien. C’est perdre une année de plus, parce qu’il réagira pas, ça fait trois ans qu’on lui court après pour qu’il se mette au boulot. Il est capable de bosser un trimestre sur deux. Il ne le fait pas, c’est ce qui s’est passé l’année dernière, au dernier trimestre, c’était très bien. Ça fait deux trimestres qu’il ne fait rien, tant qu’il n’y aura pas de réaction, ce n’est même pas la peine. Ça me désole, ce n’est pas un élève qui n’a pas la capacité… Il a quand même 10 de moyenne générale, donc… mais le but c’est pas de le faire passer pour qu’il aille en seconde générale, donc… Mamadou en seconde générale, il explose au bout d’un trimestre. On sait les exigences de la filière générale, en l’occurrence, là, il ne les remplit pas. Pour l’instant, là, comme on vous dit, il n’a pas les gages et les bagages pour aller « faire boutique » en général, ça sert à rien.(Conseil de classe du 31 mars 2008, collège A)

L’argument principal du COP repose ici sur le recours au droit : la procédure officielle, qui s’intitule « commission d’appel » est évoquée dans l’anticipation de sa décision. L’idée est de respecter le droit de la famille à « choisir » dans le sens du « droit à l’information » et de garantie des libertés individuelles. À cela, le professeur oppose le risque que l’élève concerné « se casse la gueule ». Quelques semaines après, Mamadou Camara a été exclu de l’établissement suite à un conseil de discipline.

Cette anticipation des risques d’échec dans les décisions d’orientation est maintenant bien connue. Ce processus a pour conséquence de nuancer – voire de remettre en question – le poids de l’orientation sur les trajectoires scolaires, notamment de la « sur-sélection à notes égales » des enfants de milieu popu-laire 29. Dans cet extrait, les logiques institutionnelles et les logiques d’autono-mie entrent en opposition. Comme on peut le voir dans ce cas et dans bien d’autres, la décision d’orientation dépend en grande partie des professionnels qui encouragent ou découragent les élèves au quotidien. Dès lors, quels sont les critères utilisés pour décider de l’avenir scolaire d’un élève ? On voit que la moyenne des évaluations scolaires de l’élève ne constitue pas le critère sine qua non d’un passage au lycée GT, comme les données statistiques le confir-ment. Dans les établissements enquêtés, le seuil en dessous duquel les élèves ne s’orientent par au lycée GT se situe autour du seuil 7 de moyenne générale sur l’année de troisième. Mais celles-ci constituent tout de même le seul argument tangible pour les élèves et leurs parents 30. Un professeur principal collège A,

29. Cf. Broccolichi (S.), Sinthon (R.), « Comment s’articulent les inégalités d’acquisition scolaire et d’orien-tation ? Relations ignorées et rectifications tardives », Revue française de pédagogie, 175, 2011.30. Marie Duru-Bellat et Alain Mingat soulignent le caractère méritocratique de l’orientation, à savoir « le fait que les décisions se prennent sur la base de la valeur scolaire de l’élève » (p. 87) tout en précisant que la valeur des notes est relative et les sélections sont différenciées selon les établissements. Cf. Duru-Bellat (M.), Mingat (A.), « De l’orientation en fin de cinquième au fonctionnement du collège. Progression, notation, orientation : l’impact du contexte de scolarisation », Cahiers de l’IREDU, 45, 1988.

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explique que les véritables critères à prendre en compte restent « implicites » et à la discrétion de l’enseignant :

« Par rapport aux critères que, nous, on se donne implicitement, sur la capa-cité à suivre en seconde… Y’a pas simplement que les notes ! […] Est-ce que le gamin suivra ? Est-ce qu’il est parfaitement [insiste] autonome ? Est-ce qu’il a un projet qui s’est construit vraiment sur des études longues ? » (Jérôme La feuille, le 11 décembre 2006).

À la différence des membres de la commission d’appel, qui ne connaissent pas les élèves et, par conséquent, « se figent sur les notes », l’enseignant utilise différents indices qui renvoient à la capacité et au rapport au travail de l’élève. L’autonomie morale – par opposition à l’autonomie cognitive 31 – constitue ainsi une véritable « qualité scolaire » (socialement située) et l’absence d’auto-nomie un « facteur de disqualification 32 ». Au-delà des capacités cognitives, il s’agit des capacités liées au travail, de régularité (« progression ») et de com-portement que le futur élève de lycée doit remplir. Les attentes des enseignants concernant le passage des élèves en seconde ne se réduisent pas seulement au travail scolaire ou au niveau, mais portent également sur l’attitude de l’élève vis-à-vis du travail, son comportement et aussi son entourage familial.

Si l’anticipation des risques d’échec est évaluée à partir des critères de per-formances scolaires et de rapport au travail, ceux-ci entrent parfois en opposi-tion ou s’accumulent. C’est l’indépendance vis-à-vis des pairs et la capacité à se mettre seul au travail scolaire qui constitue un critère déterminant dans l’extrait de journal de terrain suivant :

Jérôme La feuille (professeur principal) : Mohammed. Ensemble satisfaisant, montrez du sérieux dans toutes les disciplines, ça reste convenable on est passé de 11,52 à 10,90 (silence) des choses à ajouter ?Professeur de mathématiques : C’est un des rares à avoir la moyenne, alors qu’il n’a pas un niveau… Je suis content de lui.Jérôme La feuille : Moi, je suis plus nuancé. Je suis moins content de lui. Il est extrêmement influençable, suivant le voisinage, il change du tout au tout. Comme il demande une seconde générale et que les notes sont un peu faibles, j’ai envie de dire « c’est fragile ». Je le sens en difficulté dans une classe de seconde avec 35 élèves. Sur le plan de l’autonomie, il n’est pas du tout du tout prêt. Si on ne le booste pas, il se laisse aller gentiment.Conseil de classe du 9 mars 2007.

La notion d’autonomie, mentionnée à de nombreuses reprises durant les conseils de classe, est polysémique. Mais on observe des régularités selon

31. Lahire (B.), « La construction de l’“autonomie” à l’école primaire : entre savoirs et pouvoirs », Revue française de pédagogie, 134, 2001.32. Garcia (S.), Mères sous influence ? De la cause des femmes à la cause des enfants, Paris, La Découverte, 2011, p. 370.

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les sexes. Alors que le manque d’autonomie au travail ou vis-à-vis du choix d’orientation est reproché aux garçons comme Mohammed, l’autonomie du choix est le plus souvent évoquée pour les filles de façon positive. Elle consiste principalement à mener des démarches d’orientation de façon isolée – ou du moins perçues comme telles – pour se rendre physiquement dans les établis-sements visés. Ainsi, à Kamel est reproché de ne pas avoir su s’orienter au sens spatial du terme : « il n’a pas trouvé le lycée » (le 3 juin 2008). Son vœu au lycée GT est refusé et l’élève disqualifié. Au contraire, pour Alexandra Vinick (née en 1991, père ouvrier qualifié, mère employée de commerce, moyenne de fran-çais 11 et mathématiques 13,5), qui fait des vœux en BEP carrières sanitaires et sociales, son professeur principal souligne en conseil de classe son autonomie morale, qui justifie des récompenses :

« Elle a passé les entretiens à Coubertin en hôtellerie. Elle a fait toute la démarche de manière autonome ! Moi, j’ai demandé les compliments. » (Yann Roussel, le 25 mars 2007)

Définir sincèrement son propre avenir, travailler spontanément, faire les démarches pour trouver l’information, ne pas être influençable vis-à-vis des pairs, constituent les qualités à l’aune desquelles sont jugés les risques d’échec ultérieurs au lycée GT, au-delà du niveau scolaire proprement dit. Au final, ces qualités renvoient à une forme d’autodiscipline morale, qui passe par l’intério-risation des verdicts scolaires. Se superposent ici deux définitions de l’autono-mie : celle qui suppose la possibilité d’être en désaccord avec les enseignants et celle qui renvoie à l’intériorisation des verdicts scolaires, soit la capacité de l’élève à émettre des jugements sur son avenir en conformité avec ceux émis par les professionnels 33. Cette disqualification de la dépendance aux autres, d’une certaine liberté vis-à-vis des règles scolaires ou des savoirs a des effets, non seu-lement sur le quotidien scolaire, mais aussi sur la projection dans l’avenir des destins individuels, et par conséquent sur les parcours scolaires.

Conclusion

La polysémie de la notion d’autonomie, telle qu’elle est en usage dans le monde scolaire, conduit à des glissements qu’il s’agit d’identifier. D’un côté, on note une forte asymétrie en faveur des évaluateurs au cours d’un processus décisionnel censément coopératif. De l’autre, un objectif pédagogique devient critère de sélection. Les contraintes matérielles et hiérarchiques, ainsi qu’une forte division du travail d’orientation, entravent la pédagogie à l’autonomie, ce qui conduit les élèves et leurs familles à dénoncer la fiction d’égalité. La

33. « Ce qui est mal vu par l’École, c’est la dépendance interpersonnelle, de même que les libertés prises à l’égard des règles de vie collective (élève indiscipliné) ou des savoirs enseignés (élève indifférent aux savoirs enseignés) », in Lahire (B.), « Fabriquer un type d’homme “autonome” : analyse des dispositifs scolaires », L’esprit sociologique, Paris, La Découverte, 2005.

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première division officielle des parcours scolaires opérée par l’école en France aujourd’hui en fin de troisième condense ainsi deux actions contradictoires, à savoir normaliser et émanciper les individus. Elles rejoignent deux défini-tions opposées de l’autonomie, à savoir la capacité à accepter la loi imposée par l’école (autodiscipline) et la capacité à se donner sa propre loi (autodétermina-tion), tout en évacuant la question de l’égalité effective des parcours. Les iné-galités d’éducation liées à l’origine sociale, au genre, à l’origine ethno-raciale, ou encore les traitements inégaux liés aux disparités territoriales d’éducation sont occultés lorsque les pratiques d’orientation se focalisent uniquement sur la question de la liberté de choix. On observe dans les familles différents cas de figure : soit une liberté vis-à-vis des règles de l’orientation qui se traduit par un refus de formuler les vœux, soit une conformité aux règles qui peut paradoxa-lement produire une désorientation de l’élève. La norme scolaire d’autonomie de l’enfant est ainsi le produit d’un processus dont il convient de retracer à la fois les logiques institutionnelles de production et les logiques sociales d’appro-priation.

Séverine Chauvel est maître de confé-rences à l’UPEC, membre du LIRTES. Ses travaux portent sur les transformations des aspirations scolaires des élèves et des familles, ainsi que sur la genèse des vécus de discrimination à l’école. Elle a notamment publié : « Autosélections et orientation en fin de 3e », Revue française de pédagogie, 175, 85-89, 2011 ; De l’(in)égalité de traitement selon « l’origine » dans l’orientation et les parcours scolaires, La Documentation française, 2011 (avec Dhume F., Dukic S., Perrot P.) ; « Comment

le travail journalistique amplifie la hiérarchie de genre. Une rédaction pendant la cam-pagne présidentielle de 2012 », Genre, sexu­alité et société, 2013 (avec Le Renard A.). À paraître en 2015 : « Orientation scolaire et délibérations professionnelles », dans l’ouvrage Vulnérabilité au travail dirigé par F. Champy et M.-O. Deplaude (Éditions de l’EHESS).

Maître de conférencesUniversité Paris-Est-Créteil

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