-
1
Renouveler la social-dmocratie par lconomie sociale et
solidaire
par Jean-Louis Laville,
Professeur du Cnam Chercheur (Lise, CNRS-Cnam)
Coordinateur europen du Karl Polanyi Institute of Political
Economy
Introduction
Il y a encore quelques annes, la fin de l'histoire tait clbre et
atteste par la congruence suppose entre dmocratie et capitalisme.
Avec la crise de 2008, les tats ont d venir en aide aux banques
mais, loin de restaurer leur autorit, ces actions de sauvetage ont
accru un endettement qui place dsormais les nations sous
surveillance des marchs et des agences de notation. Alors que les
ingalits sociales et les dsordres cologiques s'amplifient, il
apparat donc que, loin de la congruence annonce, entre capitalisme
et dmocratie il y a un rapport de tension insurmontable [Habermas,
1998, 379]. Le risque de rgressions autoritaires est patent. Comme
l'indique l'exprience des annes 1930 la socit de march produit de
telles inscurits qu'elle peut faire le lit de gouvernements
totalitaires. Mais l'existence d'une telle menace ne doit pas
entretenir limmobilisme ou la peur du lendemain. l'inverse il est
possible de tirer des enseignements du XXe sicle afin d'examiner
les conditions d'une dmocratisation au XXIe sicle. C'est
l'orientation choisie ici. Le XXe sicle nous a appris le danger
reprsent par une rfrence au changement social dans laquelle
l'conomie est considre comme l'infrastructure de la socit. Une
telle vision par ailleurs focalise sur la prise du pouvoir,
ncessaire pour la collectivisation de la proprit des moyens de
production, a engendr le totalitarisme par absence de prise en
compte des mdiations politiques et des mdiations entre ordres
politique et conomique, comme l'a montr Lefort [1986]. Le respect
de ces mdiations est donc un legs important de la social-dmocratie.
En s'appuyant sur cette tradition, il est toutefois ncessaire de la
dpasser parce que la social-dmocratie ne suffit pas pour affronter
les dfis de ce dbut de XXIe sicle. Plus prcisment cette
contribution prsente d'abord les rductionnismes qui caractrisent
les conceptions conomiques et politiques dominantes. Ensuite elle
mentionne les rsistances historiques ces rductionnismes constitues
par la social-dmocratie mais aussi un degr moindre par lconomie
sociale. Les limites rencontres par ces rsistances ont affaibli les
volonts de transformation mais elles n'ont pas dbouch que sur la
rsignation. Depuis la fin des Trente Glorieuses, de nouvelles
actions collectives ont vu le jour. Elles ont en particulier
engendr l'mergence d'une conomie solidaire qui veut renouer avec un
projet de
-
2
changement social en considrant que la dmocratisation de
l'conomie devient une condition pour la dmocratisation de la socit.
Diffrentes oppositions au libralisme conomique se sont donc succdes
ou juxtaposes, les lignes qui suivent argumentant pour leur
articulation : autrement dit, lconomie sociale repense grce lapport
de lconomie solidaire peut contribuer une social-dmocratie
radicalise. Il sagit ici didentifier des voies permettant de
raliser cet objectif travers le couplage entre une action sur le
cadre institutionnel privilgie dans la social-dmocratie et une
action par les pratiques sociales valorise dans lconomie sociale.
L'conomie solidaire uvre dj dans cette perspective puisqu'elle
repose sur une reconnaissance de l'importance des initiatives
citoyennes indissociables dune prise de parole en faveur de la
modification des politiques publiques leur gard. Mais pour
renouveler profondment la social-dmocratie encore faut-il, comme le
dtaille la dernire partie du texte, que les volutions des sphres
conomique et politique soient penses conjointement. I. La dmocratie
l'preuve des rductionnismes
Lhypothse dveloppe ci-dessous consiste affirmer que la dmocratie
a t limite par un rductionnisme conomique qui a lui-mme engendr un
rductionnisme politique. Il sagit dexpliciter la teneur de ces
rductionnismes imbriqus avant dexaminer les ractions quils ont
suscites. Le rductionnisme conomique
Pour Polanyi, le terme conomique que lon utilise couramment pour
dsigner un certain type dactivit humaine oscille entre deux ples de
signification qui nont rien voir lun avec lautre. Le premier sens,
le sens formel, provient du caractre logique de la relation entre
fins et moyens, comme dans les termes conomiser et conome : la
dfinition de lconomique par rfrence la raret provient de ce sens
formel. Le second sens, ou sens substantif, souligne ce fait
lmentaire que les hommes, ne peuvent continuer vivre sans des
relations entre eux et sans un environnement naturel capable de
leur fournir leurs moyens de subsistance : la dfinition substantive
de lconomique en dcoule. Le sens substantif provient de ce que,
pour leur subsistance, les hommes dpendent, de toute vidence, de la
nature et des autres hommes. Dans ce cadre l'anthropologie
conomique dcle plusieurs principes conomiques en uvre dans les
socits humaines : le march qui repose sur des accords contractuels
entre agents mais aussi la redistribution, circulation des biens et
services partir de rgles dictes par un pouvoir central, et la
rciprocit, circulation des biens et services subordonne au
renforcement du lien social. Polanyi suggre que le rductionnisme
conomique propre la modernit
-
3
dmocratique qui s'impose ds le XIX sicle avec la dfinition
formelle de l'conomie peut tre synthtis autour de quelques points.
- Lidentification du march un march auto-rgulateur constitue le
premier point. Les hypothses rationaliste et atomiste sur le
comportement humain autorisent ltude de lconomie partir dune mthode
dductive par agrgation grce au march de comportements individuels,
sans considrations pour le cadre institutionnel dans lequel ils
prennent forme. Considrer le march comme auto-rgulateur, cest--dire
comme mcanisme de mise en rapport de loffre et de la demande par
les prix, conduit passer sous silence les changements
institutionnels qui ont t ncessaires pour quil advienne et oublier
les structures institutionnelles qui le rendent possible. - La
confusion entre march et conomie constitue le deuxime point.
Loccultation du sens substantif de lconomie dbouche sur la
confusion entre lconomie et lconomie marchande au terme dun long
repliement dont les tapes sont retraces par Passet, des
physiocrates aux no-classiques [Passet, 1996 : 31-37]. Le concept
dconomie labor par les physiocrates valorise le march en tant que
mcanisme de mise en rapport de loffre et de la demande par les
prix. Mais chez Quesnay comme chez Smith fondateur de lcole
classique, si les caractristiques du march sont attribues lconomie,
la sphre conomique nest pas spare du reste de la socit. La valeur
dun bien est par exemple chez Smith indexe sur les cots engags pour
la produire, Ricardo formule en continuit une thorie de la
valeur-travail que Marx utilise pour une attaque sans prcdent du
libralisme prn par lcole classique puisquil dfinit le systme
capitaliste par lexploitation du travailleur. Face cette
contestation radicale sont jetes les bases de lcole no-classique
dans laquelle les fondements de la valeur sont lis son
utilit-raret. Une conomie pure peut ainsi tre dfinie comme la
thorie de la dtermination des prix sous un rgime hypothtique de
libre-concurrence absolue selon Walras. Le march est pos comme
principe premier ce qui revient faire de la redistribution un
principe subsidiaire mobilisable dans les seuls cas d'chec du march
et de la rciprocit un principe rsiduel frapp du soupon d'archasme.
- Polanyi nous alerte sur ces deux aspects du rductionnisme mais il
est possible dajouter sa vigilance celle de Mauss qui met pour sa
part laccent sur la pluralit des formes de proprit et aide ainsi
dgager un troisime facteur de rductionnisme, articul aux deux
premiers : lidentification de lentreprise moderne lentreprise
capitaliste. Dans une conomie capitaliste fonde sur la proprit
prive des moyens de production, la cration de biens suppose un
profit possible pour les dtenteurs de capitaux. Lentreprise est une
unit conomique
-
4
de profit, oriente en fonction des chances dopration marchande,
et ce dans le but de tirer bnfice de lchange selon Weber qui ajoute
le compte de capital est donc au fondement de la forme rationnelle
de lconomie lucrative puisquil permet de calculer si un surplus est
dgag par rapport la valeur estimable en argent des moyens engags
dans lentreprise [Weber, 1991 : 14-15].
Alors que Polanyi dgage la pluralit des principes conomiques,
Mauss reconnat la pluralit des formes de proprit et insiste sur le
fait que lorganisation conomique est un complexe dconomies souvent
opposes [Mauss, 1997] faonn par des institutions sociales
volutives. Si la proprit individuelle ne peut tre remise en cause
sauf restreindre la libert, peuvent y tre ajoutes une proprit
nationale et des proprits collectives par-dessus, ct et en dessous
des autres formes de proprit et dconomie [ibid : 265]. Finalement,
les deux auteurs saccordent pour reprer le caractre idologique de
lapproche dominante de lconomie. Dans cette dernire, la
reprsentation de lconomie comme combinaison du march auto-rgulateur
et de l'entreprise capitaliste dbouche sur une utopie : le projet
dune socit enracine dans le mcanisme de sa propre conomie. Dans ce
projet de socit de march, le march engloberai et suffirait
organiser la socit ; la recherche de lintrt priv raliserait le bien
public sans passer par la dlibration politique. Lirruption de cette
utopie diffrencie la modernit dmocratique des autres socits
humaines dans lesquelles il a exist des lments de march sans quil
soit vis de les agencer en systme autonome. Le rductionnisme
politique
Par sa vise systmique, le rductionnisme conomique est
indissociable dun rductionnisme politique qui tient galement en
trois points principaux. - La confusion entre socit civile et march
constitue le premier point. La socit civile est aborde comme un
simple systme de besoins . Selon cette conception, l'change
marchand est logiquement abord comme l'archtype des rapports
sociaux en mme temps qu'il est la forme naturalise des rapports
conomiques. Comme le montre Rosanvallon [1995, 221-222], l'harmonie
des intrts suffit alors rgler "la marche du monde" et la mdiation
politique entre les hommes est considre comme inutile, voire
nuisible . - La subsidiarit de la puissance publique constitue le
deuxime point. En dmocratie librale la socit qui sexprime partir
des accords contractuels entre ses membres est premire. Dans cette
socit, la souverainet du peuple s'exerce travers la dsignation de
gouvernants, lesquels ont la responsabilit de concilier la
-
5
stabilit de l'ordre collectif et la protection de la diversit
sociale. Si l'tat doit assurer la reconnaissance et la protection
des droits individuels, il ne saurait endosser des fonctions qui
pourraient tre tenues un niveau plus dcentralis. L'tat dmocratique
est dtenteur du monopole de la violence lgitime, il peut contrler
le respect des lois et rprimer les infractions mais il est dpendant
des reprsentations qu'il suscite auprs des citoyens autant qu'il
doit faire place ses derniers dans tous les cas possibles,
particulirement en matire d'conomie o il est amen respecter le
libre jeu effectif des mcanismes conomiques naturels. En somme
quand la dfinition formelle de l'conomie est adopte le march
devient la procdure pacifique d'arbitrage des conflits puisqu'il
s'appuie sur les intrts particuliers et organise leur compatibilit.
L'tat se cantonne fournir l'encadrement institutionnel appropri
l'expression des mcanismes marchands. - Le rabattement de la
dmocratie sur la seule dmocratie reprsentative constitue le
troisime point. Puisque ltat au sens juridique du terme est centr
sur le maintien des liberts pour chacun par absence d'empitement
sur l'autonomie d'autrui, il maintient les conditions d'une libert
ngative. Ce faisant, il occulte une autre polarit du politique qui
relve d'une libert positive insparable de l'ide d'individus qui
agissent de concert pour traiter et dcider des sujets d'intrts
communs ; de l'ide de discussion publique comme un mdium de
clarification, de transformation et de critiques d'opinions, de
choix et d'interprtation personnels ; et enfin de l'ide d'un droit
gal des individus participer au processus par lequel leur vie
collective reoit forme et dtermination [Welmer, 1989, p.519]. Une
approche centre sur la dmocratie reprsentative laisse dans l'ombre
la dimension dlibrative et participative de la dmocratie qui
s'exprime dans des espaces publics en constante recomposition, sous
l'effet contradictoire de leur fermeture par prises de contrle
manant des mdias soumis aux logiques systmiques et de leur
ouverture par des protestations citoyennes contre les dnis de
reconnaissance. II. Les ractions dmocratiques contre les
rductionnismes
Face ce carcan des rductionnismes, lutopie rvolutionnaire a
marqu le XXe sicle parce quelle promettait une rupture qui serait
susceptible d'engendrer un monde et un homme nouveaux en
s'attaquant aux causes de lalination. Paradoxalement lcroulement
des rgimes qui se disaient communistes et taient inspirs par cette
idologie a confort la croyance en l'inluctabilit du systme
capitaliste. Ce n'est pas pour autant la fin de l'histoire et
l'avnement dfinitif dun rgime fond sur la dmocratie reprsentative
et le capitalisme marchand. Le dbat sur la dmocratisation de la
socit est plus que jamais dactualit et il peut tre aliment par un
rexamen du clivage entre rvolution et rforme. La prise en
-
6
compte du totalitarisme au sicle dernier appelle une
distanciation vis--vis du volontarisme politique excessif qui a
caractris le bolchevisme (Mauss, 1997). Cependant la crdibilit dune
approche renouvele du changement social ne peut tre base uniquement
sur le refus des illusions avant-gardistes, elle doit reposer sur
un bilan approfondi des stratgies rformistes qui ont certes permis
des conqutes dmocratiques mais ont galement rencontr des obstacles
majeurs. De ce point de vue la social-dmocratie et l'conomie
sociale appellent une analyse critique de leurs rsultats mitigs.
Les acquis et les limites de la social-dmocratie
Aprs la Seconde guerre mondiale, la social-dmocratie s'loigne
des pays se rclamant du marxisme et s'appuie sur les politiques
conomiques dites keynsiennes qui s'attaquent la confusion entre
march et march autorgulateur. L'objectif de rduction des ingalits
appelle de nouveaux rles pour l'tat : la cration montaire, les
nationalisations, la planification incitative, laugmentation des
prlvements fiscaux lui redonnent un rle de pilotage des choix
conomiques contre les alas du march. Les politiques budgtaires
visent relancer la consommation des mnages. Contre la fiction d'un
march autorgul, le keynsianisme impose la rgulation par les
pouvoirs publics pour viter les drglements emblmatiques des annes
1930. Ltat concentre des moyens pour laction conomique dans un
contexte dinterpntration, beaucoup plus accentue quavant la guerre,
de ladministration et de lconomie marchande. Linvestissement public
dans lamnagement du territoire et les secteurs industriels les plus
sensibles, la politique active en matire de march du travail et de
salaires, permettent de trouver des formules stables daccommodement
entre les intrts propres des entreprises et les intrts gnraux de la
socit. La libre dtermination des salaires par les employeurs est
remplace, sous le contrle de ltat, par la ngociation priodique des
conventions collectives entre partenaires sociaux, oriente vers les
augmentations du salaire nominal en conformit avec les gains de
productivit anticips et linflation. Paralllement limportance prise
par les revenus de transfert travers lesquels ltat social se mue en
ce qui est dsign comme l'tat-providence : l'institution de celui-ci
tente de raliser la promesse de soustraire le citoyen aux risques
lis la maladie, laccident, la vieillesse ou linactivit force.
Sadressant une population en recherche de justification pour ses
sacrifices de guerre, la gnralisation de la protection sociale doit
contribuer la scurit de tous. La synergie entre tat et march se
manifeste en particulier par la diffusion du statut salarial, grce
un flux rgulier de crations demplois et grce des gains de
productivit levs permettant des ngociations salariales priodiques.
Le statut salarial ralise un
-
7
couplage indit entre travail et protections qui en fait un
vecteur privilgi dintgration sociale. Un autre ple est donc tout
aussi constitutif de la modernit dmocratique que lconomie
marchande, celui de lconomie non marchande qui correspond lconomie
dans laquelle la circulation des biens et services est confie la
redistribution. Un autre principe conomique que le march, la
redistribution, est donc mobilis travers laction publique par ltat
social qui confre aux citoyens des droits individuels grce auxquels
ils bnficient dune assurance couvrant les risques sociaux ou dune
assistance constituant un ultime recours pour les plus dfavoriss.
Le service public se dfinit ainsi par une prestation de biens ou
services revtant une dimension de redistribution (des riches vers
les pauvres, des actifs vers les inactifs,) dont les rgles sont
dictes par une autorit publique soumise au contrle dmocratique
[Strobel, 1995]. Sous la ncessit dtayer les consensus nationaux, la
complmentarit entre tat et march prend donc toute son importance
pendant les Trente Glorieuses (1945-1975). Ltat keynsien se donne
pour tche de favoriser le dveloppement conomique travers un
interventionnisme accentu alors que ltat-providence prolonge les
formes prcdentes dtat social avec la scurit sociale et la
gnralisation des systmes de protection sociale. Ltat encadre et
soutient le march autant quil en corrige les ingalits. l'ide du
march auto-rgulateur sest substitue la rfrence un ensemble de
marchs rguls, qui sont en outre complts par des formes dveloppes de
redistribution. cette poque la social-dmocratie apporte la preuve
de sa capacit contrecarrer le rductionnisme conomique : elle rgule
la dynamique marchande tout en mobilisant le principe de
redistribution pour corriger et complter celle-ci. Grce la synergie
Etat-march ainsi obtenue, la social-dmocratie connat un ge d'or .
Deux traits relativisent toutefois cette russite. - La propension
considrer les usagers des services publics comme des assujettis
concentre les arbitrages dans les sphres de la dmocratie
reprsentative (gouvernants, reprsentants patronaux et syndicaux)
dans laquelle la parole des premiers concerns est ignore. Au moment
o le fordisme rgne dans les entreprises cartant les travailleurs
des dcisions avec en contrepartie une augmentation de leurs
revenus, le providentialisme, selon le terme de Blanger et Lvesque
[1990], se dveloppe dans lEtat social : les destinataires des
services sociaux restent loigns de leur conception, cette exclusion
tant compense par un accs quasi gratuit ceux-ci. - La solidarit
redistributive reste dans la dpendance la croissance marchande,
insensible jusque dans les annes 1960 mais de plus en plus prgnante
avec la tertiarisation de l'conomie et le ralentissement du taux de
croissance qu'elle induit. La monte des services relationnels
productivit stagnante prive la social-dmocratie d'une partie de ses
moyens d'action. Cette tendance qui questionne les
-
8
mthodes keynsiennes et favorise la diffusion de l'option
montariste en faveur de la modernisation et du ralisme provoque le
glissement vers le social libralisme des annes 1990. Le primtre
national daction dans lequel stait dploy la social-dmocratie est
profondment perturb par la financiarisation internationale base sur
les drgulations et drglementations.
La persistance de l'conomie sociale
Laisser l'conomie de march aux entreprises capitalistes apparat
bien comme une faiblesse constitutive de la social-dmocratie,
longtemps cache par l'ampleur de l'expansion conomique. La rflexion
sur la social-dmocratie gagne pour cette raison intgrer un retour
sur une tradition plus modeste, celle de l'conomie sociale qui
justement a insist sur les diffrentes formes d'entreprises. Plus
discrte que la social-dmocratie, lapproche du changement social
dfendue par l'conomie sociale parie sur limportance dentreprises
qui ne soient pas capitalistes dont l'exemplarit devrait engendrer
la diffusion. Les diffrents statuts juridiques (associations,
coopratives, mutuelles) qui dissocient activit conomique et
pression des actionnaires partagent des traits communs : les
limites apportes la distribution individuelle des profits et au
pouvoir des apporteurs de capitaux. Ils se traduisent par une forme
particulire de capitalisation qui noffre davantage individuel ni
sur le plan des dcisions ni sur celui de laffectation des surplus.
De plus, en cas darrt de lactivit, aucun membre ne peut sapproprier
individuellement les rserves accumules. l'vidence la rencontre ne
s'est gure opre entre social-dmocratie et conomie sociale. La
social-dmocratie s'est prioritairement attache aux politiques
macro-conomiques et la redistribution tatique sans intgrer
vritablement son projet les entreprises dconomie sociale leur
concdant au mieux un rle suppltif au niveau micro-conomique. Pour
sa part l'conomie sociale s'est symtriquement concentre sur
l'entreprise collective sans envisager combien cette dernire est
tributaire des cadres institutionnels dans lesquels elle sinscrit.
L'conomie sociale s'est peu interroge sur la rgulation des marchs,
faisant des entreprises non capitalistes le principal levier pour
le changement. Elle a survaloris loutil reprsent par la proprit
collective des groupes de production. Corollaire, l'ensemble des
recherches empiriques conduit souligner la tendance progressive la
banalisation des entreprises de lconomie sociale. La dmocratie
reprsentative instaure dans les statuts par le principe d'galit
formelle (une personne gale une voix) ne suffit pas maintenir une
participation effective des membres dans la dure. L'essoufflement
de la social-dmocratie et de l'conomie sociale peut donc tre
expliqu par leurs absences en matire de lutte contre les
rductionnismes
-
9
conomique et politique : un cantonnement du march par la seule
redistribution oubliant la diversit des marchs rels et les
potentialits de la rciprocit sur le registre conomique, une
focalisation sur les outils disponibles dans le cadre de la
dmocratie reprsentative ne permettant pas de mobiliser l'agir
cratif au sein de l'espace public sur le registre politique. ce
propos, il est symptomatique de constater que les accents mis sur
la rciprocit et lespace public sont emblmatiques d'initiatives qui
sont venues critiquer la social-dmocratie et l'conomie sociale tout
en se revendiquant des mmes finalits. Lapport de l'conomie
solidaire
Place des usagers, rle de la consommation, organisation de la
production, respect de la nature, relations de genre : des
questions indites sont abordes par les nouveaux mouvements sociaux.
Lmergence en leur sein de pratiques cherchant viter lenlisement
gestionnaire pour la social-dmocratie autant que la banalisation
rcurrente pour l'conomie sociale a t loccasion dinnovations
conceptuelles. Ainsi, la dimension politique dune autre conomie
[Lvesque, Joyal, Chouinard, 1989] est mise en avant ds les annes
1970 (par des initiatives qui, progressivement, se reconnatront
dans la rfrence lconomie solidaire). Ce sont dabord des entreprises
autogestionnaires ou alternatives qui veulent exprimenter la
dmocratie en organisation et aller vers des fonctionnements
collectifs de travail [Sainsaulieu et al. , 1983]. Beaucoup de ces
expriences se sont puises dans les affrontements idologiques et la
confrontation la pnurie, elles nont pas moins fourni des
inspirations qui vont tre reprises et rinterprtes dans dautres
cadres et par dautres groupes sociaux. En tout cas, elles sont
antrieures la crise conomique et ne sexpliquent pas par la monte du
chmage et de lexclusion. Par contre, cet lment contextuel va
influer fortement ds les annes 1980, ainsi quau moins trois autres
: la tertiarisation des activits productives entranant une monte
des services relationnels comme la sant, laction sociale, les
services personnels et domestiques ; les volutions
socio-dmographiques se manifestant par le vieillissement de la
population, la diversification du profil des mnages, la progression
de lactivit fminine ; laccroissement des ingalits sociales et des
dgts cologiques engendr par la mondialisation actuelle. Depuis les
annes 1980, de multiples initiatives se revendiquant de la
solidarit sont locales et recouvrent comme dynamiques principales
la cration de nouveaux services ou ladaptation de services
existants (services de la vie quotidienne, damlioration du cadre de
vie, culturels et de loisirs, denvironnement), lintgration dans
lconomie de populations et de territoires dfavoriss de. Elles sont
aussi internationales avec des tentatives pour tablir de nouvelles
solidarits
-
10
entre producteurs du Sud et consommateurs du Nord, en
particulier par le commerce quitable. Ces actions collectives
visant instaurer des rgulations internationales et locales,
compltent les rgulations nationales ou supplent leurs manques.
Elles ont t regroupes sous l'appellation dconomie solidaire, dfinie
comme lensemble des activits contribuant la dmocratisation de
lconomie partir dengagements citoyens. Par rapport lconomie sociale
lconomie solidaire se singularise sur trois points. Premirement
elle articule les dimensions rciprocitaire et redistributive de la
solidarit pour renforcer la capacit de rsistance de la socit
latomisation sociale, elle-mme accentue par la montarisation et la
marchandisation de la vie quotidienne. Deuximement elle souligne
limportance dassocier les parties prenantes (usagers, travailleurs,
volontaires, etc.) travers la constitution de lieux dchanges et de
dialogues que lon peut qualifier despaces publics de proximit [Eme,
Laville, 1994]. Troisimement elle plaide pour une hybridation entre
diffrents registres de lconomie qui soit approprie aux projets.
Cependant, pour arriver une combinaison quilibre entre ressources,
lconomie solidaire se heurte fortement au cloisonnement march et
Etat sur lequel est base larchitecture institutionnelle. C'est
pourquoi sa lgitimit et sa prennit est renforce ds que ses membres
se font entendre en structurant des arnes et des forums dans
lesquels ils revendiquent que cessent les discriminations ngatives
son encontre.
III . Social-dmocratie, conomie sociale et conomie solidaire
Au total, les rductionnismes conomique et politique ont t
combattus par la social-dmocratie et l'conomie sociale mais selon
des modalits qui n'ont pas conduit leur disparition. En consquence
une remise en cause plus rsolue des rductionnismes est
indispensable. Elle amne non pas euphmiser la social-dmocratie mais
en enrichir le contenu en mobilisant tous les aspects de la
solidarit dmocratique, elle incite non pas abandonner l'conomie
sociale mais la prolonger. Dans ce contexte l'conomie solidaire
peut aider faire merger une nouvelle problmatisation des rapports
entre sphres politique et conomique.
Au-del de la social-dmocratie, la solidarit dmocratique
Soutenir quil existe un ple autre que le march et ltat, celui de
la rciprocit et de lespace public, suppose de mieux dfinir le
concept de solidarit et de dterminer en quoi il a partie lie avec
la dmocratie. Depuis lavnement de la modernit, deux acceptions de
la solidarit sont co-prsentes : lacception philanthropique se
confronte lacception dmocratique. Il est donc essentiel de
-
11
situer les termes de cette opposition pour sortir de la
confusion propos de ce qu'est la solidarit. La solidarit
philanthropique est la premire forme de solidarit qui renvoie la
vision dune socit thique dans laquelle des citoyens motivs par
laltruisme remplissent leurs devoirs les uns envers les autres sur
une base volontaire. A lvidence, cette conception philanthropique
de la solidarit est encore aujourdhui fortement marque au coin de
proccupations librales. Focalise sur la question de lurgence et la
prservation de la paix sociale, elle se donne pour objet le
soulagement des pauvres et leur moralisation par la mise en uvre
dactions palliatives. Les liens de dpendance personnelle quelle
favorise risquent denfermer les donataires dans leur situation
dinfriorit. Autrement dit, elle est porteuse dun dispositif de
hirarchisation sociale et de maintien des ingalits adoss sur les
rseaux sociaux de proximit. A cette version bienveillante soppose
une version de la solidarit comme principe de dmocratisation de la
socit rsultant dactions collectives. Cette seconde version suppose
une galit de droit entre les personnes qui sy engagent. Si lon
retrace sa gense, la solidarit dmocratique rvle son paisseur tant
historique que thorique. Cette solidarit dmocratique apparat sous
deux faces, une face rciprocitaire dsignant le lien social
volontaire entre citoyens libres et gaux, une face redistributive
dsignant les normes et les prestations tablies par ltat pour
renforcer la cohsion sociale et corriger les ingalits. Les tudes
historiques montrent qu partir du dix-huitime sicle, il a exist des
espaces publics populaires se manifestant en particulier par un
associationnisme solidaire dans la premire moiti du dix-neuvime
sicle dont lune des principales revendications a t celle de
lorganisation du travail [Chanial, 2001 ; Laville 1999 ; Revue du
Mauss, 2000]. Dans celui-ci, la solidarit dmocratique est aborde
comme une rciprocit volontaire unissant des citoyens libres et gaux
en droit, contrastant avec la charit et la philanthropie qui
reposent sur lingalit des conditions. Face lchec de la prophtie
librale selon laquelle la suppression des entraves au march
quilibrerait forcment loffre et la demande du travail, de trs
nombreuses ractions ont li rsolution de la question sociale et
auto-organisation populaire. Dans les associations ouvrires et
paysannes sinterpntrent production en commun, secours mutuel et
revendication collective. Elles esquissent le projet dune conomie
qui pourrait tre fonde sur la fraternit et la solidarit tout en
invalidant la thse de la discontinuit entre espace public et
conomie [Laville, 2010]. Au fur et mesure que progressent
productivisme et capitalisme, cet lan rciprocitaire, touch par la
rpression, sessouffle toutefois. La solidarit dmocratique prend
progressivement une autre signification, celle dune dette sociale
entre groupes sociaux et lgard des gnrations passes que ltat a
pour
-
12
mission de faire respecter en canalisant les flux de la
redistribution. Ltat labore un mode spcifique dorganisation, le
social, qui rend praticable lextension de lconomie marchande en la
conciliant avec la citoyennet des travailleurs. La scurit obtenue
se paie toutefois dun abandon de linterrogation politique sur
lconomie. La solidarit dmocratique est horizontale quand elle est
base sur une rciprocit volontaire et verticale quand elle est base
sur une redistribution publique. Il ne s'agit pas aujourd'hui de
remplacer l'une par l'autre mais de les arrimer lune lautre. Contre
les idologies de la moralisation du capitalisme qui proposent de
revenir la philanthropie pour corriger le march, il importe de
maintenir l'ancrage de la solidarit dans le domaine public mais de
combiner ses deux versants pour une action publique qui englobe au
XXIe sicle l'action des pouvoirs publics et l'action citoyenne, par
une co-construction des politiques publiques avec la socit civile
[Vaillancourt, 2008]. Au-del de l'conomie sociale, la dmocratie
conomique
Lappartenance un mme groupe dont les membres ont conscience de
participer un destin commun [Defourny, Favreau, Laville, 1998 : 31]
constituait le ciment expliquant en partie la cration dentreprises
dconomie sociale manant dun groupe reprsentant une catgorie
homogne. Or, les associations et coopratives apparues dans le
dernier quart du XXe sicle ne se forment pas toutes partir dune
telle identit collective. Des recherches rcentes ont montr la
moindre homognit des groupes fondateurs. La dynamique observe relve
plutt du rassemblement de parties prenantes multiples (usagers,
bnvoles, salaris,) autour dun enjeu commun, ce qui a dailleurs
entran des adaptations lgislatives dans divers pays pour reconnatre
cette pluralit par la cration de nouveaux statuts de cooprative
sociale ou d'entreprise sociale (par exemple pour lEurope en
Italie, Belgique, Espagne, Portugal et France). Cest alors moins la
satisfaction des besoins attribus une catgorie dacteurs qui fdre
autour de lactivit que lintgration dune finalit de service la
collectivit, cest--dire la recherche deffets positifs qui
concernent la collectivit au-del des destinataires directs de la
production. Lenjeu commun aux parties prenantes runies autour du
projet est la recherche explicite de ces bnfices collectifs par la
volont de justice sociale ou par la construction sociale de ce que
lon dnomme externalits positives dans lapproche conomique
orthodoxe. Ces bnfices ne sont plus un phnomne induit par lactivit
conomique mais une dimension revendique par les promoteurs de
celle-ci qui ont une volont explicite de dmocratisation des
activits conomiques. Diffrentes parties prenantes tant du ct de la
demande que du ct de loffre dveloppent une organisation qui
propose
-
13
des biens quasi-collectifs au sens o ils ne concernent pas
seulement les personnes qui les acquirent mais o ils engendrent
aussi des bnfices portant sur dautres agents ou sur la collectivit
dans son ensemble. Les initiatives ne peuvent tre dtenues par des
apporteurs de capitaux puisque la recherche de bnfices collectifs
ne peut gure attirer les investisseurs privs, il est donc logique
que les promoteurs et les rseaux sociaux sur lesquels ils sappuient
se recrutent parmi les personnes concernes par lactivit et des
partenaires qui croient en son bien-fond. La production de bnfices
collectifs est construite travers des relations rciprocitaires
entre ces parties prenantes dans des espaces publics autonomes que
lon peut dsigner comme espaces publics de proximit parce quils
sinscrivent dans lespace concret de lintersubjectivit [Godbout,
Caill, 2000] tout en faisant sortir les questions traites de la
sphre prive. Autrement dit, ils introduisent dans le domaine
discursif des aspects de la conduite sociale qui taient auparavant
intangibles ou rgls par des pratiques traditionnelles [Giddens,
1994 : 120]. De tels espaces sollicitent les personnes en tant que
citoyens et leur permettent de promouvoir des activits quils jugent
pertinentes au regard des problmes auxquels elles sont confrontes.
Plus encore que les organisations traditionnelles dconomie sociale
qui bnficiaient du socle identitaire dune catgorie homogne, les
dmarches d'conomie solidaire voient leur devenir li leur capacit de
prserver la dimension despace public qui caractrise leur mergence,
tant pour assurer une participation galitaire de parties prenantes
diverses que pour conserver une originalit dans lactivit conomique.
Si lon considre que la dmocratie interne constitue la condition
dune prservation des forces de lconomie sociale et solidaire
[Lvesque, 2001 : 7], il savre logiquement indispensable de ne pas
se contenter des statuts de lconomie sociale et de rechercher les
moyens effectifs dune participation active des personnes associes
aux projets. La dmocratie interne ne peut se rsumer une dmocratie
reprsentative dont la proprit collective serait garante, sauf
voluer vers une dmocratie uniquement formelle. C'est au contraire
de la qualit de la dmocratie dlibrative que la dmocratie
reprsentative peut tirer une lgitimit durable.
Projet dmocratique et socio-conomie plurielle
En mme temps quelle suscite une redistribution contrle par la
reprsentation publique, loriginalit de la dmocratie moderne est de
fixer un horizon dgalit et de fraternit qui donne la possibilit dun
espace rciprocitaire ouvrant lespace public. Il existe une
invention rciprocitaire moderne puisque la rciprocit nest pas
lapanage de relations primaires reposant sur les liens hrits et
quelle
-
14
sexprime aussi par lauto-organisation collective. Les promoteurs
dassociations qui se constituent ainsi entament une action parce
quils ressentent une absence de prise en compte dans la socit des
problmes quils estiment importants ou parce quils subissent un vcu
disqualifiant. Leur prise de parole atteste dune politisation de la
vie quotidienne porte par un enjeu identitaire de reconnaissance
dans une conjoncture de fragilisation des liens primaires. Les
espaces publics autonomes dans lesquels cette rciprocit sexerce ne
sont pas uniquement des lieux de discussion rationnelle, ils sont
sous-tendus par une exigence de justice. Les apports de chacun ny
sont pas lobjet dun calcul doptimisation initial mais relvent dun
pari de confiance entre personnes. Pour autant laccent mis sur la
dimension symbolique de la rciprocit nimplique pas de lui refuser
toute dimension conomique. Ces deux dimensions coexistent quand le
lien prcde le bien, quand les services deviennent les tmoins et les
garants de valeur de respect mutuel. Lendiguement du rapport
contractuel suppose quexistent dautres rfrentiels qui mettent en
jeu des formes de production et dchange. En effet, nier la
dimension conomique de toute prestation qui est dabord le vecteur
dune reconnaissance sociale serait concder la figure de lhomo
oeconomicus la possibilit de rendre compte des comportements de
lhomme dans sa totalit dans lordre conomique comme lcrit Dzimira
[2001 : 220]. Une rgulation publique du march, aussi ncessaire
soit-elle, n'est pas suffisante. Elle ne rsout pas le problme de la
dpendance la croissance marchande qui est pourtant devenue bien des
gards cologiquement intenable. La capacit dployer des formes de
rciprocit au sein des activits conomiques apparat comme dcisive
pour dconstruire les reprsentations dominantes de l'conomie, ceci
d'autant plus que la priode correspond un loge du march total
[Supiot, 2010] qui reconduit le projet de socit de march avec une
ampleur indite. Si lon saccorde considrer que la reconnaissance
interindividuelle consiste non pas faire la charit mais assurer la
justice [Henaff, 2002, 155], autant la lgitimit de lconomie de
march est respecter, autant lvolution vers la marchandisation
universelle comporte plusieurs menaces. Lune est la corruption qui
peut dailleurs se nourrir dun mlange avec des relations de don
traditionnelles mais la plus grave concerne le march comme espace
devenu universel des interactions Tout peut sacheter, mais le march
tend noffrir et promouvoir que ce qui se vend. La marchandisation
universelle qui revendique une ouverture illimite est en train
daccoucher dun monde de plus en plus restreint et triqu,
culturellement homogne et intellectuellement plat [ibid. :
156-157]. La dimension culturelle et cognitive du projet de
marchandisation gnralise rside dans les effets sociaux du
dploiement de la vision conomique du monde. Il existe dans la
marchandisation gnralise un dni de lordre du politique qui ne peut
tre
-
15
combattu que par la raffirmation de la fonction souveraine du
politique pour assurer les conditions de la reconnaissance dans la
socit de la diffrenciation des tches et obtenir que les changements
sociaux soient toujours un gain de dignit [ibid : 153-154]. Au
total, le politique mis au service de la croissance marchande ne
peut que perdre sa consistance. Lopposition ce que la socit de
march recle de dshumanisation passe par le soutien tout effort
pratique fond sur le partage et la solidarit. Un avenir de justice
implique une politique de redistribution publique en vue de
compenser lexcs dingalit [ibid. : 141-145] comme des modalits de
gestion de biens communs bass sur l'auto organisation [Ostrom,
2010], donc l'association et la rciprocit. IV. Dmocratie et conomie
: une articulation repenser
Ce que proposent Polanyi ou Mauss, cest une dmonstration
thorique appuye sur une connaissance historique des conomies de
diverses socits qui met en exergue la pluralit des principes
conomiques et des formes d'entreprises. Cette ralit historique
devient un rservoir de sens pour arguer de la persistance de biens
non marchands. Il ne saurait y avoir un mode de rciprocit et un
espace politique de la reconnaissance si lon ne renoue pas avec un
questionnement politique sur lconomie susceptible de substituer la
reprsentation dominante de lconomie de march comme conomie moderne
celle dune conomie plurielle [Passet, 1996 ; Roustang et al., 1996
; Aznar et al., 1997]. Ce questionnement bouleverse galement les
rapports entre conomique et social jusqu' questionner la dfinition
qui en a t donne, c'est pourquoi il peut substituer au dualisme
conomie marchande Etat social la rfrence une socio-conomie
plurielle intgrant la contribution de la socit civile.
Une conception biaise de lconomie
Le compromis qui a tent de rendre compatible dmocratie et
conomie grce lagencement ralis entre march et Etat, a largement
entretenu une conception dominante de lconomie dans laquelle seule
lconomie marchande est productive. Cette conception est intriorise
par les sociaux-dmocrates qui voient dans lconomie marchande
lconomie gnratrice de richesses sur laquelle ltat prlve pour
redistribuer. Or, ce cadre de rfrence que les thorisations de
lconomie sociale ont galement avalis pose au moins trois problmes
majeurs : il entretient une mythification de lconomie marchande en
mme temps qu'une sous-estimation du rle de la redistribution
publique ainsi quun oubli des dimensions rciprocitaires de
lconomie.
-
16
- La reprsentation de lconomie de march, seule source de
prosprit pour lensemble de la socit qui vit ses dpens, ne peut tre
srieusement dfendue ds lors que lon procde une analyse empirique
des flux conomiques. Considrer lconomie de march comme le lieu
unique de cration de richesses, cest confondre les faits conomiques
avec une lecture qui naturalise lconomie de march, synonyme de
modernit et defficacit. En ralit, les formes de production et de
circulation de richesses sont beaucoup plus complexes. Lentreprise
utilise une main-duvre quelle na ni duque, ni forme ; elle bnficie
dun patrimoine naturel quelle ne cre pas et quelle peut dilapider ;
elle hrite dun capital social et moral, de ressources symboliques
et culturelles qui sont totalement ignors. De plus lconomie
marchande prlve largement sur la redistribution. Par exemple, il a
t amplement dmontr que lagriculture productiviste est la plus
subventionne tel point que, selon la Commission europenne le quart
des proprits agricoles - les plus performantes, les plus modernes
et les plus riches - draine les trois quarts des subventions. Les
entreprises forte valeur ajoute psent aussi sur la collectivit
travers les investissements et les commandes publics, les prts
prfrentiels Quant aux grandes industries (aronautique, automobile,
sidrurgie), elles sont largement dpendantes de choix politiques des
tats. - Lconomie non marchande base sur la redistribution a pris de
son ct une telle ampleur quelle ne saurait tre analyse seulement en
termes de ponction sur lconomie marchande. Elle constitue aussi un
soutien la consommation non ngligeable : en France, plus de 10
millions de personnes reoivent des prestations sociales, prs de la
moiti des rsidents adultes chappent la pauvret grce aux ressources
qui proviennent de la protection sociale. De plus, travers ses
diffrentes administrations, lEtat-providence planifie et met en
uvre un fort dveloppement des quipements collectifs et des formes
multiples de travail social tentant de prvenir la marginalisation
et de stabiliser les familles. Limportance de lconomie non
marchande dans les modes de vie est donc indniable, elle est
toutefois ambivalente, la fois facteur de scurit et outil de
contrle. - Par ailleurs, la dimension rciprocitaire de lconomie ne
peut tre occulte. Elle est en particulier prsente dans l'conomie
populaire : celle des faubourgs, de la zone , o les regroupements
sorganisent par rues et par quartiers sur la base dune appartenance
familiale ou dune origine gographique commune [Corragio, 1999];
celle sur laquelle Braudel [1980 : 8 ] s'est pench, des pays o les
changes, trs denses et rgis par les possibilits de dplacements
ordinaires qui se font dans la journe, restent pour une grande part
de lordre du troc des produits
-
17
et des services dans un rayon trs court . Cette conomie na pas
disparu, elle persiste dans des activits telles que les commerces
ou artisanats de proximit, ou comme dans ce qui a t appel le
secteur informel (Hart, 2010). La solidarit dont il est porteur
est, elle aussi, ambivalente. Elle peut engendrer un enfermement
dans les relations de proximit allant jusqu' des violences
physiques comme elle peut favoriser la socialisation dmocratique
par l'exprience de l'entraide.
Moyens conomiques et finalits dmocratiques : vers un nouveau
contrat
social
Il ne s'agit pas de remplacer compltement le march par d'autres
principes conomiques comme la redistribution et la rciprocit. Aucun
principe conomique ne saurait tre nglig, par contre un rquilibrage
entre principes conomiques est urgent pour rechercher un agencement
entre eux qui procure un bien vivre , objectif vers lequel doit
tendre le modle socio-conomique selon les constitutions rcentes de
la Bolivie et de l'quateur. La dfinition d'un nouveau paradigme de
changement social suppose la prise en compte de l'conomie dans sa
ralit plurielle. La pense de la social-dmocratie et de lconomie
sociale ne peut qutre rduite limpuissance si elle entretient
lillusion librale selon laquelle lconomie de march est le seul
foyer de cration de richesses. La ralit conomique est beaucoup plus
complexe et le problme est dagencer les ressources marchandes,
redistributives et rciprocitaires, afin de promouvoir la justice
sociale et la soutenabilit cologique. Lhybridation des diffrentes
formes et logiques conomiques devient ncessaire pour ne pas placer
la solidarit en dpendance par rapport la croissance marchande mais
au contraire pour remettre lconomie sa place, celle dun moyen pour
atteindre des finalits humaines. Ce changement de paradigme suppose
une nouvelle conception de la rgulation et laction publiques. Il
convient de se prserver de toute tentation liberticide dlimination
des marchs. Toutefois, la prservation des marchs et de leurs
arbitrages dcentraliss doit saccompagner dune protection contre
leur hgmonie. Une rgulation des marchs est ncessaire par exemple
travers l'introduction de clauses ou de conditionnalits sociales et
cologiques. Mais en sus dautres options sont pertinentes pour
sattaquer aux drives du nouveau capitalisme (Plihon, 2009). Les
entreprises collectives qui composent lconomie sociale peuvent
aussi permettre dapporter la preuve que perdurent dans la priode
contemporaine des entreprises non capitalistes. Toutefois leur
existence reste sans grande porte si en leur sein des possibilits
de dmocratie dlibrative ne sont pas offertes et si elles ne sont
pas couples avec une action politique mene auprs des pouvoirs
publics pour faire voluer les cadres institutionnels lintrieur
desquels prennent forme les faits conomiques. En cela la
problmatique de lconomie solidaire prolonge
-
18
utilement lconomie sociale en rintroduisant fortement la
dimension publique des actions collectives manant de la socit
civile et visant dmocratiser lconomie. Enfin la dmesure du nouveau
capitalisme global peut tre combattue partir dalliances dans
lesquelles lconomie sociale et solidaire privilgie les relations
avec une conomie marchande territorialise (ensemble de petites et
moyennes entreprises ayant gard un ancrage territorial) et des
co-constructions avec les pouvoirs publics (depuis le niveau local
jusqu'au niveau international). Conclusion
La social-dmocratie sest affaiblie en concdant au capitalisme
marchand le monopole de la cration de richesses. Sur la dfensive
depuis quelques dcennies, elle a cru sauver lessentiel en attnuant
sa rfrence la solidarit. Adoptant le raisonnement qui en fait plus
un cot quun investissement collectif, elle sest dilue dans
plusieurs contextes nationaux en un social-libralisme qui a laiss
exploser les revenus les plus levs, mais a procd une diminution et
une conditionnalit des prestations sociales qui accentuent la
prcarit et linscurit des mnages modestes. Loin de combattre la
culture de lassistance, ltat social, devenu ainsi plus restrictif,
renvoie cette volont de moralisation des pauvres que lon esprait
dpasse. Elle est autant une rgression quune impasse. Aprs une
social-dmocratie qui a pari sur la seule redistribution publique
pour protger la socit, il importe au contraire de raffirmer la
force du principe de solidarit et de retrouver la complmentarit des
deux formes de solidarit dmocratique, lune fonde sur les droits et
la redistribution publique, lautre sur le lien civil, lgalit et la
rciprocit. Comme le remarque Habermas [1990 : 158], la crise de
ltat-providence ne peut tre rsolue que par un rapport transform
entre, dune part, les espaces publics autonomes et, de lautre, les
sphres daction rgules travers largent et le pouvoir administratif ,
ce qui signifie une interdpendance assume de part et dautre entre
associations et pouvoirs publics, tenant compte que, dans lhistoire
comme dans lactualit, ces deux entits ne sont ni sparables ni
substituables. Les acquis de ltat social, comme les politiques
keynsiennes, sont complter par un souci de participation des
populations. La dmocratie dlibrative peut tre dsormais conforte par
des formes de dmocratie directe qui ne soient pas seulement
octroyes, mais aussi conquises par le biais dactions collectives.
Cet arrimage entre dmocraties reprsentative nest toutefois
concevable que si les craintes notabiliaires dune dstabilisation
des pouvoirs tablis seffacent derrire la conviction de lurgence
dune citoyennet plus active. Revisitant lanalyse des rfrentiels de
politique publique, Jobert [2009 : 417-422] note quun tel modle se
cherche, qui renforcerait la socit civile dans la dfinition de
lintrt public et
-
19
attnuerait les effets pervers de laction tatique . Ce modle en
devenir soppose au no-conservatisme, mais se distingue aussi du
social-tatisme ou de la troisime voie . Il est porteur dun projet
de renouvellement du dbat public et de cadres dlibratifs plus
englobants qui peut tre dsign comme dmocratie plurielle. Son espace
futur dpend de la capacit des autorits publiques promouvoir une
sphre publique ouverte par linclusion des porteurs dintrts faibles
ou diffus dans un dialogue civil qui inclut le dialogue social
entre partenaires sociaux sans sy limiter. Dans cette logique,
conomie sociale et conomie solidaire ne peuvent plus tre ngliges.
La constitution dun regroupement autour de lconomie sociale et
solidaire manifeste une volont de la part de ses membres, celle de
retrouver une capacit de mobilisation. Si cette tendance se
confirme et samplifie lconomie sociale et solidaire peut devenir
comme lcrit Gadrey [2010 : p.169-179] une force de transformation ,
un acteur majeur sinon lacteur pivot dune bifurcation . Selon lui
le relais des initiatives citoyennes par de grandes institutions
existantes hrites pour beaucoup de la social-dmocratie peut fournir
des voies de sortie de la crise systmique dans laquelle nous nous
trouvons.
-
20
Bibliographie
AZNAR G., CAILLE A., LAVILLE J.L., ROBIN J., SUE R., Vers une
conomie plurielle, Paris, Syros, Alternatives conomiques, 1997.
BELANGER P., LEVESQUE B., La thorie de la rgulation. Du rapport
salarial au rapport de consommation, Montral, UQAM, 1990. BRAUDEL
F., Civilisation matrielle, conomie et capitalisme, Paris, Armand
Colin, 3 tomes, 1980. DEFOURNY J., FAVREAU L., LAVILLE J.L.,
Insertion et nouvelle conomie sociale, Paris, Descle de Brouwer,
1998 DZIMIRA S., Les Cahiers du GERFA, n 1 (2), 1er semestre 2001.
EME B., LAVILLE J.L. (dir.) Cohsion sociale et emploi, Paris,
Descle de Brouwer, 1994. EME B., LAVILLE J.L., Cration demplois et
processus dinsertion dans les services de proximit, Paris,
CRIDA-LSCI, CNRS, 1994. GADREY J., Adieu la croissance. Bien vivre
dans un monde solidaire, Les petits matins Alternatives conomiques,
Paris, 2010. GIDDENS A., Les consquences de la modernit, Paris,
LHarmattan, (traduction franaise) 1994. GODBOUT J.-T. (avec
A.Caill), Lesprit du don, La Dcouverte Poche, Paris, 1992. HABERMAS
J., Ecrits politiques, Paris, Le Cerf, 1990. HABERMAS J., Thorie de
lagir communicationnel, Paris, Fayard, t.II, 1998. HART K.,
Informal Sector, in HART K., LAVILLE J.L., CATTANI A.D., The Human
Economy, Polity Press, 2010. HENAFF M., De la philosophie
lanthropologie. Comment interprter le don ? entretien in Esprit 2,
dossier : Y a-t-il encore des biens non marchands ? , fvrier 2002.
JOBERT B., postface Des rfrentiels civils , in O.Giraud, P.Warin,
Politiques publiques et dmocratie, Paris, La Dcouverte, 2009.
LAVILLE J.L., Le travail une nouvelle question politique, Paris,
Descle de Brouwer, 2008. LAVILLE J.L., Lconomie solidaire. Une
perspective internationale, Paris Descle de Brouwer, rdition 2000.
LAVILLE J.L., Le tiers secteur, un objet dtude pour la sociologie
conomique , in Sociologie du Travail, n 4, 2000. LAVILLE J.L.,
NYSSENS M., The Social Enterprise : Towards a Theoretical Approach,
in Borzaga C., Defourny J., Social Enterprises in Europe,
Routledge, 2001. LAVILLE J.L., Politique de lassociation, Paris, Le
Seuil, 2010.
-
21
LEFORT C., Essais sur le politique, XIX-XX sicles, Paris, Seuil,
1986. LEVESQUE B., Economie sociale et solidaire dans un contexte
de mondialisation : pour une dmocratie plurielle, Communication
prsente la 2me rencontre internationale tenue Qubec du 9 au 2
octobre sur le thme Globalisation de la solidarit , Montral, Centre
de recherche sur les innovations sociales, 2001. LEVESQUE B., JOYAL
A., CHOUINARD O., L'autre conomie : une conomie alternative ?
Qubec, Presses Universitaires du Qubec, 1989. MAUSS M., Apprciation
sociologique du bolchvisme in Ecrits politiques, textes runis et
prsents par M. Fournier, Fayard, Paris, 1997, 537-566. OSTROM E.,
Gouvernance des biens communs.Pour une nouvelle approche des
ressources naturelles, De Boeck, Bruxelles, 2010, traduction
franaise. PASSET R., Lconomique et le vivant, Paris, conomica,
1996. PERRET B., Les nouvelles frontires de largent, Paris, Le
Seuil, 1999. Revue du Mauss, Lautre socialisme. Entre utilitarisme
et totalitarisme, n 16, second semestre, Paris, La Dcouverte, 2000.
PLIHON D., Le nouveau capitalisme, Paris, La Dcouverte, troisime
dition, 2009 ROSANVALLON P., Le libralisme conomique, Paris, Le
Seuil, 2me dition, 1989. ROSANVALLON P., La nouvelle question
sociale. Repenser lEtat-providence, Paris, Le Seuil, 1995. ROUSTANG
G., LAVILLE J.L., EME B., MOTH D., PERRET B., Vers un nouveau
contrat social. Paris, Descle de Brouwer, nouvelle dition 2000.
SAINSAULIEU R., TIXIER P.E., MARTY M.O., La dmocratie en
organisation, Paris, Librairie des Mridiens, 1983. SUPIOT A.,
Lesprit de Philadelphie, Paris, Le Seuil, 2010. STROBEL P., Service
public, fin de sicle in C. Grmion (dir.), Modernisation des
services publics, Commissariat gnral du plan, Ministre de la
recherche, Paris, La Documentation Franaise, 1995. VAILLANCOURT Y.,
en collaboration avec LECLERC P., Note de recherche su lapport de
lconomie sociale dans la coproduction et la coconstruction des
politiques publiques, LAREPPS-UQAM, Montral, janvier 2008. WALRAS
L., lments dconomie pure, 1874. WEBER M., Histoire conomique.
Esquisse dune histoire universelle de lconomie et de la socit,
Paris, Gallimard, 1991 (traduction franaise). WELLMER A., Modles de
la libert dans le monde moderne , Critique, n505-506, juin-juillet
1989.