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L’art de la description et la description de l’art dans les Voyages de Théophile Gautier by Evgenia Timoshenkova A thesis submitted in conformity with the requirements for the degree of Doctor of Philosophy Graduate Department of French Studies University of Toronto © Copyright by Evgenia Timoshenkova (2013)
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L’art de la description et la description de l’art dans les Voyages de Théophile Gautier

Apr 07, 2023

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Microsoft Word - Evguénia Timoshenkova.docL’art de la description et la description de l’art dans les Voyages de Théophile Gautier
by
Evgenia Timoshenkova
A thesis submitted in conformity with the requirements for the degree of Doctor of Philosophy
Graduate Department of French Studies University of Toronto
© Copyright by Evgenia Timoshenkova (2013)
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L’art de la description et la description de l’art dans les Voyages de Théophile Gautier
Evgenia Timoshenkova
2013 Résumé
Le XIXe siècle inaugure une transformation radicale de l’économie du récit de
voyage qui grâce à l’intrusion dans son espace de l’homme de lettres devient un genre
littéraire à part entière. À la lumière de cette évolution générique notre thèse explore la
question de la littérarité des textes viatiques de Théophile Gautier en montrant que cet aspect
esthétique s’y manifeste à travers l’image en tant qu’«évènement textuel» que l’on interroge
selon deux perspectives complémentaires : l’art de la description et la description de l’art.
Notre étude se répartit en quatre chapitres. Afin de mieux expliciter la logique de notre
approche binaire de la description, dans le premier chapitre nous nous penchons sur la figure
de Gautier écrivain-voyageur, sa façon d’aborder le voyage en tant que genre et les postures
énonciatives qu’il adopte face à ses «devoirs de voyageur pittoresque», de littérateur aux
ambitions de peintre, mais aussi de critique d’art professionnel. Les chapitres deux et trois
étudient l’art de la description en s’attachant à la question du style de Gautier marqué par
l’idée de modernité : la libération esthétique de la couleur, dans la peinture comme dans la
littérature, et l’avènement dans la littérature de la «nouvelle imagerie». À la lumière d’une
étude globale et d’analyses ponctuelles de l’appareil langagier (métadiscours pictural,
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opérateurs lexicaux et référentiels) qui induit des effets visuels ou picturaux du texte, nous
étudions les stratégies descriptives, empruntées aux arts visuels (peinture de coloriste,
aquarelle, carte, panorama et diorama). Cette approche stylistique est complétée par la
recherche des sources qui alimentent les logiques descriptives correspondantes puisées par
Gautier dans son expérience de rapin et de critique d’art. La description de l’art dans le
voyage gautiériste fait l’objet du quatrième chapitre thématiquement limité à l’ekphrasis
religieuse. Abordée selon une analyse comparative cette dernière étude met en relation la
prise de position de Gautier face au tableau occidental à motif religieux avec celle qu’il
adopte à l’égard de l’icône gréco-russe. Pour mieux configurer cette problématique, nous la
faisons précéder de considérations mettant en lumière les spécificités rhétorique et historique
qui différencient l’ekphrasis moderne, imposée par Diderot et dont Gautier hérite, de son
modèle antique, exercice d’éloquence des rhéteurs et des sophistes.
  iv  
Remerciements
Je tiens à exprimer ma profonde reconnaissance à mon directeur de thèse Roland Le Huenen
pour avoir été un guide intellectuel et très généreux qui m’a dirigée durant la rédaction de ce
travail. C’est un honneur pour moi de pouvoir compter parmi ses disciples.
Je voudrais aussi exprimer ma gratitude aux membres de mon comité, Margot Irvine et
Grégoire Holtz. Leur lecture prompte et minutieuse de mes chapitres, leurs questions et leurs
commentaires ont amplement participé à l’enrichissement de ma reflexion et à
l’approfondissement de mes hypothèses de recherche.
Je remercie également l’examinatrice externe, Marie-Hélène Girard, d’avoir accepté de lire
mon travail.
Au cours des longues années de recherche et de rédaction de ce travail, le soutien moral de
mon mari et de ma mère a été indispensable à ma réussite, cette thèse n’aurait pas existé sans
leur amour, leur patience et leurs encouragements. C’est à eux que je la dédie.
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Table des matières
INTRODUCTION 1 1. Fortune éditoriale et critique 2 2. Le «voyage à l’œil» : faire voyager sans se déplacer 4 3. Corpus à l’étude 8 4. Sur la méthode et l’organisation de la thèse 9 CHAPITRE 1 LE VOYAGE ET LE VOYAGEUR 21 1. «Voyageur pittoresque» à l’œil de peintre 24 1.1. Picturalisable : digne d’être peint 31 1.2. Le métadiscours à thématique picturale 37 2. Le «daguerréotypeur littéraire» et sa «chambre noire du cerveau» 43 3. Un «pauvre critique» 56 CHAPITRE 2 DE LA «PEINTURE ECRITE» 63 1. ÉCRIRE LE VOYAGE EN «COLORISTE LITTERAIRE» 63 1.1. Les couleurs et les mots 63 1.1.1. «Ce n’en est, pour ainsi dire, que la traduction» 67 1.1.2. «Transposer les innomés nommément» 71 1.2. Les couleurs mises en mots : essai de classement 75 1.2.1. Nom de pigment : le vocabulaire technique de l’atelier 76 1.2.2. La palette d’un maître 81 1.2.3. Nom de matière 84 1.3. Pour un «rythme oculaire» de la description chromatique 91 2. LA DESCRIPTION A LA MANIERE DE L’AQUARELLE 100 2.1. «Sans ratures ni retouches» 102
2.2. Le tandem voyage-aquarelle 106 2.3. Sténographie des couleurs 111 2.4. Le critère de la fluidité et de la transparence 119
CHAPITRE 3 L’ENTRE-DEUX : CARTE, PANORAMA ET DIORAMA 124 1. L’APPEL DE LA CARTOGRAPHIE DANS LE VOYAGE DE GAUTIER 124 1.1. La carte et la description 125 1.2. Le pictural et la cartographie 127 1.3. L’œil cartographique de la description 132 1.3.1. La perspective «singulière» des vues «à vol d’oiseau» 135 1.3.2. Le «langage des géographes» : géométrie, modelé et figuration 142
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1.3.3. Des noms sur la carte : toponymes 147 1.3.4. Des noms sur la carte : «un caprice étrange» 150
2. LES SPECTACLES EN –RAMA ET LA DESCRIPTION LITTERAIRE 154 2.1. «Le temps des spectacles purement oculaires» 155 2.2. Principes du dispositif du panorama pictural (circulaire et mobile) 163 2.3. Le dispositif panoramique de la description 169 2.3.1. Le panorama circulaire … 170 2.3.2. … et le panorama mouvant 181 2.4. Les «tableaux fondants» du diorama 186 2.4.1. La poétique dioramique dans le rendu littéraire : les affinités 189 CHAPITRE 4 L’EKPHRASIS CHEZ GAUTIER VOYAGEUR CRITIQUE D’ART 198 1. L’HERITAGE DE L’EKPHRASIS 198 1.1. Qu’est-ce qu’une ekphrasis : définition, délimitation 198 1.2. «Que ne puis-je imiter Hérodote…» : le voyage et l’ekphrasis 201 1.3. «Ce tableau est en Italie ; je l’ai vu, et puis vous en donner une idée…» 207 1.4. «Je suis de la nature subjective» 211 2. EKPHRASIS RELIGIEUSE : L’ICONE BYZANTINE-RUSSE ET LE TABLEAU A MOTIF RELIGIEUX 219 2.1. «Je suis allé […] en Russie, pour la neige, le caviar et l’art byzantin» 221 2.2. L’œil ébloui et la difficulté de voir 224 2.3. L’art primitif et l’art pur 232 2.3.1. «L’art doit exister par lui-même» 234 2.3.2. «Oui, le dessin est sec et la couleur est mauvaise» 240 2.3.3. L’humanisation et le «naturalisme» 244 2.3.4. Comme «une écriture sacrée» 251 2.4. Critique d’art à «l’œil visionnaire» 254 CONCLUSION SOUS LE SIGNE DE L’ART ET DE LA MODERNITE 260 BIBLIOGRAPHIE 269 ANNEXE : TEXTES DE THEOPHILE GAUTIER
SUR LE PANORAMA ET LE DIORAMA 290
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Introduction
«Il y bien un Gautier universellement accepté qui est celui des voyages, affirme
Sainte-Beuve en 1863, celui-là, on le vérifie à chaque pas, dès qu’on met le pied dans les
pays qu’il nous a rendus et exprimés en traits si saillants et si fidèles1». À cette remarque
élogieuse s’ajoute celle de Cuvillier-Fleury pour qui «comme voyageur il est sans
précédents, […] sans rivaux, du moins dans son genre2». À Maxime Du Camp les voyages de
Gautier «semblent supérieurs à ceux de Victor Hugo3». Quant à Baudelaire, il est convaincu
que c’est «grâce à ses feuilletons innombrables et à ses excellents récits de voyages, que tous
les jeunes gens (ceux qui avaient le goût inné du beau) ont acquis l’éducation
complémentaire qui leur manquait4». Sans doute, à côté de ces auteurs, qui vouaient à
Gautier voyageur une admiration sincère, il y avait des contemporains, comme par exemple
Eugène de Mirecourt et Émile Zola, qui, tout en acceptant en Gautier «un admirable
grammairien et un admirable peintre», doté d’un «don de style correct et imagé», lui
reprochaient toutefois dans ses livres de voyages «de ne voir que les arbres et les pierres des
pays qu’il traversait, sans jamais pénétrer jusqu’à l’homme5». Quoiqu’en dise la réception
critique de l’époque, qu’elle fût hostile ou favorable, elle atteste à coup sûr l’attention
éveillée et l’intérêt incontestable que l’on portait au dix-neuvième siècle à Théophile Gautier
écrivain-voyageur. Comparativement, la mémoire ordinaire de nos jours au contraire le
1 Charles-Augustin SAINTE-BEUVE, «Théophile Gautier», in Nouveaux lundis, op. cit., pp. 265-266. 2 Alfred-Auguste CUVILLIER-FLEURY, Voyage et voyageurs, Paris, Michel Lévy, 1856, p. 300. 3 Maxime DU CAMP, Théophile Gautier, Paris, Hachette, 1890, p. 106. 4 Charles BAUDELAIRE, «Théophile Gautier I», in Œuvres complètes, éd. Claude Pichois, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, Paris, 1976, t. II, p. 123. 5 Émile ZOLA, «Théophile Gautier», in Document littéraires: études et portraits, Paris, Charpentier, 1882, p. 135 et p. 142. On trouve des remarques analogues chez Eugène de Mirecourt pour qui le récit de voyage de Gautier «pèche d’un bout à l’autre par l’absence d’observations de mœurs et de jugements sur les hommes», Eugène de MIRECOURT, Théophile Gautier, Paris, Roret, 1855, p. 78.
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réduit le plus souvent à l’image arbitrairement restreinte du poète «impeccable6» d’Émaux et
Camées et de l’auteur du Capitaine Fracasse et de Mademoiselle de Maupin dont la célèbre
préface dresse un manifeste en faveur de l’art pour l’art.
1. Fortune éditoriale et critique7 Ce n’est que depuis une trentaine d’années que les récits de voyage de Gautier ont
bénéficié d’un regain d’intérêt. Cette redécouverte méritée est notamment marquée par une
véritable euphorie éditoriale. Sans prétendre englober toutes les publications de cette période,
il faut mentionner l’édition par Madeleine Cottin en 1973 chez Droz du Voyage pittoresque
en Algérie, ouvrage non publié du vivant de Gautier et resté inachevé. En 1981 le Voyage en
Espagne était diffusé auprès du grand public par le biais d’une édition établie et présentée
par Jean-Claude Berchet pour la collection Garnier-Flammarion, et, la même année, par
Patrick Berthier pour la collection Folio où la relation du voyage est accompagnée du recueil
de poèmes España. En 1990, Constantinople a fait l’objet d’une édition érudite de la part de
Sarga Moussa chez La Boîte à Documents. Le volume contient une riche annexe composée
de dix-sept articles supplémentaires où Gautier parle de la Turquie. Toujours chez La Boîte à
Documents on trouve l’édition critique du Voyage en Russie (1990) par Francine-Dominique
Liechtenhan enrichie de neufs autres textes de Gautier ayant trait à la Russie. En à peine plus
d’un an, la même maison d’édition s’est occupée de la publication du Voyage en Égypte
annotée par Paolo Tortonese et qui donne en appendice d’autres feuilletons de l’écrivain sur
ce pays. Un Tour en Belgique et en Hollande avec une postface de Stéphane Guégan a paru
6 Charles BAUDELAIRE, Dédicace à Théophile Gautier des Fleurs du mal, in Œuvres complètes, op. cit., t. I, p. 3. 7 Pour les références bibliographiques complètes des éditions, des articles et ouvrages critiques cités dans cette introduction voir la bibliographie jointe à la fin de la thèse.
3
 
en 1997 dans la collection «L’école des lettres» des éditions du Seuil. Enfin, dans le cadre
des Œuvres complètes de Gautier, actuellement en cours de publication, les éditions
Champion ont déjà fait paraître le Voyage en Russie (2007) avec des notes établies par Serge
Zenkine. C’est aussi pour ce grand projet des œuvres complètes où les récits de voyage
représenteront un volet notable, que Marie-Hélène Girard prépare en ce moment une édition
critique, revue et augmentée, d’Italia. Voyage en Italie, relation qu’elle avait déjà annotée en
1997 pour la maison d’édition La Boîte à Documents.
L’essor éditorial des textes viatiques de Gautier, annotés et scientifiquement
présentés, montre que la recherche universitaire, qui a eu tendance jusqu’à une date récente à
privilégier davantage son œuvre poétique et romanesque, rend finalement justice à Gautier
écrivain-voyageur. Ce regain de faveur n’est pas étranger, en partie au moins, à l’éveil et à la
recrudescence considérable dans ces dernières décennies de l’intérêt pour la littérature
viatique en général.
Mais si certains des voyages gautiéristes, comme notamment Constantinople, Voyage
en Espagne et Voyage en Italie, ont fait l’objet de recherches approfondies, il est loin d’en
être de même quant aux autres textes, dont par exemple le Voyage en Russie qui, à notre
connaissance, n’a suscité que peu d’intérêt. Sans prétendre dresser dans les limites restreintes
de cette brève introduction une présentation exhaustive de la critique ayant trait à
l’abondante production de Gautier en matière viatique, nous tenons plutôt à évoquer
quelques pistes et sujets de recherche. On s’est beaucoup intéressé à la poétique et à
l’écriture du voyage gautiériste (Alain Guyot, Philippe Antoine, François Court-Perez), à la
manière dont l’écrivain y a abordé l’altérité (Sarga Moussa, Serge Zenkine, Anne Geisler-
Szmulewicz), aux rôles respectifs du rêve et de la réalité dans son voyage à Venise (Michael
4
 
Riffaterre), à la médiation et l’intertextualité picturales (Sarga Moussa), aux rapports entre
l’art et le réel (Michel Crouzet) et à la place considérable de l’art dans le Voyage en Italie
(Marie-Hélène Girard). En outre, il faut tout spécialement citer le numéro du Bulletin de la
Société Théophile Gautier paru en 2007 et placé sous le signe de «l’art de voyager» et de
l’«art d’écrire». Mais en dehors des articles de valeur incontestable et d’intérêt substantiel
aucune monographie n’a jusqu’alors fait son objet spécifique de la production viatique de
Gautier prise dans son ensemble. La présente étude se propose de contribuer à l’exploration
de ce vaste terrain.
2. Le «voyage de l’œil » : faire voyager sans se déplacer
Le «voyage de l’œil qui ne coûte rien et ne fatigue pas8» c’est ainsi que Gautier
présente dans son Abécédaire du Salon de 1861 les tableaux des peintres orientalistes
français dont Belly, Berchère et Bérard. Au reste, ce n’est pas la première fois que la
métaphore du voyage apparaît sous sa plume de critique d’art lorsque le chef-d’œuvre
«découvert» au gré de la «navigation pittoresque9» à travers l’exposition l’emporte aux
confins de l’imaginaire. On se rappelle sans doute les vers, parus d’abord dans le compte
rendu du Salon de 1839 et repris par la suite dans les Poésies Complètes, que lui inspirent les
paysages de Bertin, Aligny et Corot.
Merci donc, ô vous tous, artistes souverains! […] Sans sortir, avec vous nous faisons des voyages, Nous errons, à Paris dans mille paysages ; Nous nageons dans les flots de l’immuable azur, Et vos tableaux, faisant une trouée au mur, Sont pour nous comme autant de fenêtres ouvertes
8 Théophile GAUTIER, Abécédaire du Salon de 1861, Paris, Dentu, 1861, p. 51. 9 Théophile GAUTIER, Salon de 1837, (Topographie du salon, 2eme article), in La Presse, 8 mars 1837.
5
 
Par où nous regardons les grandes plaines vertes, Les moissons d’or, le bois que l’automne a jauni Les horizons sans borne et le ciel infini…10
De même, les cinq toiles africaines de Fromentin exposées au Salon de 1849 offrent selon
Gautier «un voyage complet11». Le tableau - tout comme le panorama, la carte géographique
ou la maquette d’une ville modelée en trois dimensions - procure de façon immédiate les
plaisirs dignes du voyage réel en assurant une médiation entre l’ailleurs inconnu et le
spectateur désireux de voyager «sans se déplacer». Un tel substitut au parcours géographique
réel est d’autant plus séduisant que les contrées lointaines sont difficiles à atteindre. Malgré
les «facilités de la locomotion moderne12» de ce temps progressiste qu’est le XIXe siècle,
l’entreprise viatique reste un luxe et un effort, une affaire sérieuse aussi coûteuse que
périlleuse. Comme le remarque astucieusement Gautier à propos de l’expédition en Espagne
il faut payer de sa personne, avoir du courage, de la patience et de la force ; l’on risque sa peau à chaque pas ; les privations de tous genres, l’absence des choses les plus indispensables à la vie, le danger de routes vraiment impraticables pour tout autre que des muletiers andalous, une chaleur infernale, un soleil à fendre le crâne, sont les moindres inconvénients ; vous avez en outre les factieux, les voleurs et les hôteliers, gens de sac et de corde, dont la probité se règle sur le nombre de carabines que vous portez avec vous. Le péril vous entoure, vous suit, vous devance ; vous n’entendez chuchoter autour de vous que des histoires terribles et mystérieuses13.
Chose curieuse (pas très paradoxale, au reste, étant donné tous les périls et désagréments du
voyage si bien répertoriés par Gautier), comme le fait observer Fernand Baldensperger, «les
demandes de passeports pour voyages d’agrément étaient moins nombreuses en 1835, quand
la littérature exotique atteignait un de ses points culminants». Ce phénomène Baldensperger
l’explique par le fait que : 10 Théophile GAUTIER, Salon de 1839 (9e article), in La Presse, 27 avril 1839, repris en 1845 dans les Poésies Complètes. 11 Théophile GAUTIER, Salon de 1849 (8e article), in La Presse, 7 août 1849. 12 Edouard THIERRY, «Annonce de la première livraison des Trésors de la Russie ancienne et moderne», in Le Moniteur Universel, le 25 mai 1859. 13 Théophile GAUTIER, Voyage en Espagne, Gallimard, Paris, 1981, p. 321. Par la suite les références à ce voyage seront indiquées directement dans le texte par le titre Voyage en Espagne et le numéro de la page.
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Devenu casanier en général, le bourgeois français moyen s’est enchanté, comme les tabellions mis en scène par Balzac, de couleurs, de singularités, de bizarreries étrangères qu’il ne tenait plus à […] constater sur place comme le touriste anglo-saxon. Il a été heureux de se dépayser sans quitter son fauteuil, de faire sa tournée d’Écosse ou d’Italie par procuration14.
Le dépaysement, comme on l’aperçoit, peut se réaliser non seulement par l’intermédiaire de
l’image à voir, mais aussi par le biais du récit de voyage qui prétend dès ses origines offrir à
son lectorat les plaisirs de la découverte du monde exotique sans fatigue ni danger. À
condition qu’elle fasse vivre et qu’elle fasse voir, c’est-à-dire qu’elle soit aussi visuelle que
l’image, la description peut rivaliser avec le pictural. Elle peut la supplanter pour faire
voyager le lecteur dans l’imaginaire : lui faire traverser les frontières et, en abolissant les
distances, lui permettre d’accéder aux lieux inconnus et désirables, mais sans y aller, de
profiter des paysages de l’étranger exotique, mais sans subir les inconforts et les dépenses du
voyage réel et de satisfaire son goût pour la couleur locale, mais sans qu’il se déplace.
Le voyage de Gautier nous semble très bien répondre à ces goûts et demandes du
public bourgeois autrement plus sédentaire, mais désireux d’accomplir virtuellement un
voyage, de connaître le pittoresque de l’ailleurs lointain et inconnu tout en restant
commodément installé au coin de son feu. C’est cette impression au moins qu’on a en lisant
la réception contemporaine de ses relations viatiques. En valorisant l’impact sur le lecteur de
l’écriture fondamentalement visuelle de Gautier, Armand de Pontmartin note à propos de
Constantinople que grâce à ce récit
on a non pas le Spectacle dans un fauteuil, que nous offrait en son beau temps M. de Musset, mais le Voyage dans un fauteuil ; et on l’a complet, vivant, pittoresque, chatoyant de toutes les couleurs, caractérisé de tous les traits qui se sont fixés dans la mémoire de l’auteur, et qui reparaissent sous sa plume avec la fidélité d’une épreuve photographique : singulier cerveau
14 Fernand BALDENSPERGER, Pierre Jourda, L’Exotisme dans la littérature française depuis Chateaubriand, (Book Review), in Romanic Review, no 29, Décembre, 1938, p. 403 et en note p. 403.
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en qui les tons et les contours tiennent la place des sentiments et des pensées ! Étrange talent qui vibre par le regard, comme d’autres par l’oreille, par l’imagination et par l’âme !15
Des remarques similaires à propos du même voyage se retrouveraient chez Cuvillier-Fleury.
Ce que ce spectacle de Londres16 nous montrait en moins d’une soirée, le livre…