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réduit le plus souvent à l’image arbitrairement restreinte du poète «impeccable6» d’Émaux et Camées et de l’auteur du Capitaine Fracasse et de Mademoiselle de Maupin dont la célèbre préface dresse un manifeste en faveur de l’art pour l’art. 1. Fortune éditoriale et critique7 Ce n’est que depuis une trentaine d’années que les récits de voyage de Gautier ont bénéficié d’un regain d’intérêt. Cette redécouverte méritée est notamment marquée par une véritable euphorie éditoriale. Sans prétendre englober toutes les publications de cette période, il faut mentionner l’édition par Madeleine Cottin en 1973 chez Droz du Voyage pittoresque en Algérie, ouvrage non publié du vivant de Gautier et resté inachevé. En 1981 le Voyage en Espagne était diffusé auprès du grand public par le biais d’une édition établie et présentée par Jean-Claude Berchet pour la collection Garnier-Flammarion, et, la même année, par Patrick Berthier pour la collection Folio où la relation du voyage est accompagnée du recueil de poèmes España. En 1990, Constantinople a fait l’objet d’une édition érudite de la part de Sarga Moussa chez La Boîte à Documents. Le volume contient une riche annexe composée de dix-sept articles supplémentaires où Gautier parle de la Turquie. Toujours chez La Boîte à Documents on trouve l’édition critique du Voyage en Russie (1990) par Francine-Dominique Liechtenhan enrichie de neufs autres textes de Gautier ayant trait à la Russie. En à peine plus d’un an, la même maison d’édition s’est occupée de la publication du Voyage en Égypte annotée par Paolo Tortonese et qui donne en appendice d’autres feuilletons de l’écrivain sur ce pays. Un Tour en Belgique et en Hollande avec une postface de Stéphane Guégan a paru 6 Charles BAUDELAIRE, Dédicace à Théophile Gautier des Fleurs du mal, in Œuvres complètes, op. cit., t. I, p. 3. 7 Pour les références bibliographiques complètes des éditions, des articles et ouvrages critiques cités dans cette introduction voir la bibliographie jointe à la fin de la thèse. 3
en 1997 dans la collection «L’école des lettres» des éditions du Seuil. Enfin, dans le cadre des Œuvres complètes de Gautier, actuellement en cours de publication, les éditions Champion ont déjà fait paraître le Voyage en Russie (2007) avec des notes établies par Serge Zenkine. C’est aussi pour ce grand projet des œuvres complètes où les récits de voyage représenteront un volet notable, que Marie-Hélène Girard prépare en ce moment une édition critique, revue et augmentée, d’Italia. Voyage en Italie, relation qu’elle avait déjà annotée en 1997 pour la maison d’édition La Boîte à Documents. L’essor éditorial des textes viatiques de Gautier, annotés et scientifiquement présentés, montre que la recherche universitaire, qui a eu tendance jusqu’à une date récente à privilégier davantage son œuvre poétique et romanesque, rend finalement justice à Gautier écrivain-voyageur. Ce regain de faveur n’est pas étranger, en partie au moins, à l’éveil et à la recrudescence considérable dans ces dernières décennies de l’intérêt pour la littérature viatique en général. Mais si certains des voyages gautiéristes, comme notamment Constantinople, Voyage en Espagne et Voyage en Italie, ont fait l’objet de recherches approfondies, il est loin d’en être de même quant aux autres textes, dont par exemple le Voyage en Russie qui, à notre connaissance, n’a suscité que peu d’intérêt. Sans prétendre dresser dans les limites restreintes de cette brève introduction une présentation exhaustive de la critique ayant trait à l’abondante production de Gautier en matière viatique, nous tenons plutôt à évoquer quelques pistes et sujets de recherche. On s’est beaucoup intéressé à la poétique et à l’écriture du voyage gautiériste (Alain Guyot, Philippe Antoine, François Court-Perez), à la manière dont l’écrivain y a abordé l’altérité (Sarga Moussa, Serge Zenkine, Anne Geisler- Szmulewicz), aux rôles respectifs du rêve et de la réalité dans son voyage à Venise (Michael 4
Riffaterre), à la médiation et l’intertextualité picturales (Sarga Moussa), aux rapports entre l’art et le réel (Michel Crouzet) et à la place considérable de l’art dans le Voyage en Italie (Marie-Hélène Girard). En outre, il faut tout spécialement citer le numéro du Bulletin de la Société Théophile Gautier paru en 2007 et placé sous le signe de «l’art de voyager» et de l’«art d’écrire». Mais en dehors des articles de valeur incontestable et d’intérêt substantiel aucune monographie n’a jusqu’alors fait son objet spécifique de la production viatique de Gautier prise dans son ensemble. La présente étude se propose de contribuer à l’exploration de ce vaste terrain. 2. Le «voyage de l’œil » : faire voyager sans se déplacer Le «voyage de l’œil qui ne coûte rien et ne fatigue pas8» c’est ainsi que Gautier présente dans son Abécédaire du Salon de 1861 les tableaux des peintres orientalistes français dont Belly, Berchère et Bérard. Au reste, ce n’est pas la première fois que la métaphore du voyage apparaît sous sa plume de critique d’art lorsque le chef-d’œuvre «découvert» au gré de la «navigation pittoresque9» à travers l’exposition l’emporte aux confins de l’imaginaire. On se rappelle sans doute les vers, parus d’abord dans le compte rendu du Salon de 1839 et repris par la suite dans les Poésies Complètes, que lui inspirent les paysages de Bertin, Aligny et Corot. Merci donc, ô vous tous, artistes souverains! […] Sans sortir, avec vous nous faisons des voyages, Nous errons, à Paris dans mille paysages ; Nous nageons dans les flots de l’immuable azur, Et vos tableaux, faisant une trouée au mur, Sont pour nous comme autant de fenêtres ouvertes 8 Théophile GAUTIER, Abécédaire du Salon de 1861, Paris, Dentu, 1861, p. 51. 9 Théophile GAUTIER, Salon de 1837, (Topographie du salon, 2eme article), in La Presse, 8 mars 1837. 5
Par où nous regardons les grandes plaines vertes, Les moissons d’or, le bois que l’automne a jauni Les horizons sans borne et le ciel infini…10 De même, les cinq toiles africaines de Fromentin exposées au Salon de 1849 offrent selon Gautier «un voyage complet11». Le tableau - tout comme le panorama, la carte géographique ou la maquette d’une ville modelée en trois dimensions - procure de façon immédiate les plaisirs dignes du voyage réel en assurant une médiation entre l’ailleurs inconnu et le spectateur désireux de voyager «sans se déplacer». Un tel substitut au parcours géographique réel est d’autant plus séduisant que les contrées lointaines sont difficiles à atteindre. Malgré les «facilités de la locomotion moderne12» de ce temps progressiste qu’est le XIXe siècle, l’entreprise viatique reste un luxe et un effort, une affaire sérieuse aussi coûteuse que périlleuse. Comme le remarque astucieusement Gautier à propos de l’expédition en Espagne il faut payer de sa personne, avoir du courage, de la patience et de la force ; l’on risque sa peau à chaque pas ; les privations de tous genres, l’absence des choses les plus indispensables à la vie, le danger de routes vraiment impraticables pour tout autre que des muletiers andalous, une chaleur infernale, un soleil à fendre le crâne, sont les moindres inconvénients ; vous avez en outre les factieux, les voleurs et les hôteliers, gens de sac et de corde, dont la probité se règle sur le nombre de carabines que vous portez avec vous. Le péril vous entoure, vous suit, vous devance ; vous n’entendez chuchoter autour de vous que des histoires terribles et mystérieuses13. Chose curieuse (pas très paradoxale, au reste, étant donné tous les périls et désagréments du voyage si bien répertoriés par Gautier), comme le fait observer Fernand Baldensperger, «les demandes de passeports pour voyages d’agrément étaient moins nombreuses en 1835, quand la littérature exotique atteignait un de ses points culminants». Ce phénomène Baldensperger l’explique par le fait que : 10 Théophile GAUTIER, Salon de 1839 (9e article), in La Presse, 27 avril 1839, repris en 1845 dans les Poésies Complètes. 11 Théophile GAUTIER, Salon de 1849 (8e article), in La Presse, 7 août 1849. 12 Edouard THIERRY, «Annonce de la première livraison des Trésors de la Russie ancienne et moderne», in Le Moniteur Universel, le 25 mai 1859. 13 Théophile GAUTIER, Voyage en Espagne, Gallimard, Paris, 1981, p. 321. Par la suite les références à ce voyage seront indiquées directement dans le texte par le titre Voyage en Espagne et le numéro de la page. 6
Devenu casanier en général, le bourgeois français moyen s’est enchanté, comme les tabellions mis en scène par Balzac, de couleurs, de singularités, de bizarreries étrangères qu’il ne tenait plus à […] constater sur place comme le touriste anglo-saxon. Il a été heureux de se dépayser sans quitter son fauteuil, de faire sa tournée d’Écosse ou d’Italie par procuration14. Le dépaysement, comme on l’aperçoit, peut se réaliser non seulement par l’intermédiaire de l’image à voir, mais aussi par le biais du récit de voyage qui prétend dès ses origines offrir à son lectorat les plaisirs de la découverte du monde exotique sans fatigue ni danger. À condition qu’elle fasse vivre et qu’elle fasse voir, c’est-à-dire qu’elle soit aussi visuelle que l’image, la description peut rivaliser avec le pictural. Elle peut la supplanter pour faire voyager le lecteur dans l’imaginaire : lui faire traverser les frontières et, en abolissant les distances, lui permettre d’accéder aux lieux inconnus et désirables, mais sans y aller, de profiter des paysages de l’étranger exotique, mais sans subir les inconforts et les dépenses du voyage réel et de satisfaire son goût pour la couleur locale, mais sans qu’il se déplace. Le voyage de Gautier nous semble très bien répondre à ces goûts et demandes du public bourgeois autrement plus sédentaire, mais désireux d’accomplir virtuellement un voyage, de connaître le pittoresque de l’ailleurs lointain et inconnu tout en restant commodément installé au coin de son feu. C’est cette impression au moins qu’on a en lisant la réception contemporaine de ses relations viatiques. En valorisant l’impact sur le lecteur de l’écriture fondamentalement visuelle de Gautier, Armand de Pontmartin note à propos de Constantinople que grâce à ce récit on a non pas le Spectacle dans un fauteuil, que nous offrait en son beau temps M. de Musset, mais le Voyage dans un fauteuil ; et on l’a complet, vivant, pittoresque, chatoyant de toutes les couleurs, caractérisé de tous les traits qui se sont fixés dans la mémoire de l’auteur, et qui reparaissent sous sa plume avec la fidélité d’une épreuve photographique : singulier cerveau 14 Fernand BALDENSPERGER, Pierre Jourda, L’Exotisme dans la littérature française depuis Chateaubriand, (Book Review), in Romanic Review, no 29, Décembre, 1938, p. 403 et en note p. 403. 7
en qui les tons et les contours tiennent la place des sentiments et des pensées ! Étrange talent qui vibre par le regard, comme d’autres par l’oreille, par l’imagination et par l’âme !15 Des remarques similaires à propos du même voyage se retrouveraient chez Cuvillier-Fleury. Ce que ce spectacle de Londres16 nous montrait en moins d’une soirée, le livre…