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THÈME Louvain [numéro 134 | décembre 2002] 11 Noël est d’abord, pour les chrétiens, « Dieu avec nous », homme comme nous, nouveau-né comme nous l’avons été. Dans nos sociétés moins croyantes ou même laïques, malgré le commerce, les lumières et les flonflons, Noël reste la fête de la naissance, de l’émerveillement devant l’apparition des nouveaux « petits d’homme ». Dans ce dossier, nous avons souhaité donner, d’abord, la parole à celles — et à ceux — qui les mettent au monde, leurs parents. Pendant des millénaires, l’enfant, pendant la gestation, n’était que mystère. Père et mère le rêvaient, chacun à sa manière, jusqu’à sa naissance, moment où il leur apparaissait tout à coup, pleinement sensible et pleinement présent. Au sens fort du terme, leur imaginaire prenait corps dans une rencontre généralement heureuse, parfois difficile, réticente ou douloureuse, mais de toute manière imposée : l’enfant était là, nouvel humain devant eux. Aujourd’hui, la médecine moderne convoque la femme enceinte dans ses temples aseptisés. Elle lui montre — et au père toujours un peu en retrait — son enfant en clichés noir et blanc, en deux dimensions. Elle l’analyse en graphiques et codes génétiques. Bien avant d’être là en couleurs, en toucher, en odeurs, en cris, en trois dimensions, le nouveau sujet humain est présenté à ses parents comme objet de science, parfois même comme objet à prendre ou à laisser. L’étrangeté de cette situation nous a conduits à interroger également les acteurs médicaux qui accompagnent le couple. Ils sont, eux aussi, bien conscients des responsabilités et sentiments nouveaux, généralement heureux, parfois très difficiles, que génère leur intrusion technique dans l’imaginaire du couple. Et enfin apparaît le nouvel enfant, vivant devant eux. L’émotion, la crainte et le tremblement, le bonheur et la stupéfaction devant cet événement portent ses acteurs loin au-delà des rationalités techniques et des discours académiques. Ils se voient plongés au cœur d’une expérience humaine si intense qu’elle déborde leurs mots bien qu’ils la vivent. Comment dire que la réalité la plus tangible donne corps à l’irréel des rêves ? Comment dire aussi que, dans ces moments-là, les techniques les plus rigoureuses paraissent irréelles, et les rêves réalité? Pour exprimer ce rendez-vous stupéfiant, ils n’ont que les mots de tous les jours, mais ce sont des mots transfigurés : tantôt cris, tantôt chuchotements, parfois le silence. Quelques-uns ont accepté de nous les rendre ici pour célébrer ce Noël 2002. Qu’ils en soient remerciés. Léon Cassiers, coordinateur de ces pages « Thème » Les pieds dans l’eau et la tête dans les étoiles M. Kirsch, J. Deschamps Un « fameux dimanche » raconté à quatre mains par de jeunes parents. La naissance avant la lettre Luc Roegiers L’humain est un animal culturel. Biologiquement et affectivement, il est cependant présent bien avant ce seuil. L’arrivée de Corentin Bernadette et Philippe Tasset La famille Tasset compte quatre enfants. L’aîné, Corentin, est trisomique. Naître… d’en-haut ? Guibert Terlinden Comment affirmer qu’en soi la vie serait don de Dieu ? Lettre ouverte à… Françoise Jacobs-Lion Le témoignage « émerveillé » d’une sage-femme. L’adoption, une autre forme de naissance Jean-Yves Hayez et Cécile Hayez-Melckenbeeck Dans toute filiation, même naturelle, une démarche d’« adoption » a lieu. Mettre au monde en 2002 Pierre Bernard Comment vit-on sa grossesse en 2002 ? L’avis du spécialiste. 12 L’odyssée de la naissance Sommaire 18 15 20 22 Louvain 25 28
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L’odyssée de la naissance - UCLouvain · L’arrivée de Corentin Bernadette et Philippe Tasset La famille Tasset compte quatre enfants. L’aîné, Corentin, est ... L’odyssée

Jun 28, 2020

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T H È M E

Louvain [numéro 134 | décembre 2002] 11

Noël est d’abord, pour les chrétiens, « Dieu avec nous »,homme comme nous, nouveau-né comme nous l’avonsété. Dans nos sociétés moins croyantes ou même laïques,malgré le commerce, les lumières et les flonflons, Noëlreste la fête de la naissance, de l’émerveillement devantl’apparition des nouveaux « petits d’homme ». Dans cedossier, nous avons souhaité donner, d’abord, la parole à

celles — et à ceux — qui les mettent au monde, leurs parents.Pendant des millénaires, l’enfant, pendant la gestation, n’était que

mystère. Père et mère le rêvaient, chacun à sa manière, jusqu’à sa naissance,moment où il leur apparaissait tout à coup, pleinement sensible etpleinement présent. Au sens fort du terme, leur imaginaire prenait corpsdans une rencontre généralement heureuse, parfois difficile, réticente oudouloureuse, mais de toute manière imposée : l’enfant était là, nouvelhumain devant eux.

Aujourd’hui, la médecine moderne convoque la femme enceinte dans sestemples aseptisés. Elle lui montre — et au père toujours un peu en retrait —son enfant en clichés noir et blanc, en deux dimensions. Elle l’analyse engraphiques et codes génétiques. Bien avant d’être là en couleurs, en toucher,en odeurs, en cris, en trois dimensions, le nouveau sujet humain est présentéà ses parents comme objet de science, parfois même comme objet à prendreou à laisser. L’étrangeté de cette situation nous a conduits à interrogerégalement les acteurs médicaux qui accompagnent le couple. Ils sont, euxaussi, bien conscients des responsabilités et sentiments nouveaux,généralement heureux, parfois très difficiles, que génère leur intrusiontechnique dans l’imaginaire du couple.

Et enfin apparaît le nouvel enfant, vivant devant eux. L’émotion, lacrainte et le tremblement, le bonheur et la stupéfaction devant cetévénement portent ses acteurs loin au-delà des rationalités techniques etdes discours académiques. Ils se voient plongés au cœur d’une expériencehumaine si intense qu’elle déborde leurs mots bien qu’ils la vivent. Commentdire que la réalité la plus tangible donne corps à l’irréel des rêves ? Commentdire aussi que, dans ces moments-là, les techniques les plus rigoureusesparaissent irréelles, et les rêves réalité ? Pour exprimer ce rendez-vousstupéfiant, ils n’ont que les mots de tous les jours, mais ce sont des motstransfigurés : tantôt cris, tantôt chuchotements, parfois le silence.

Quelques-uns ont accepté de nous les rendre ici pour célébrer ce Noël2002. Qu’ils en soient remerciés.

Léon Cassiers, coordinateur de ces pages « Thème »

Les pieds dans l’eauet la tête dans les étoilesM. Kirsch, J. Deschamps

Un « fameux dimanche » raconté àquatre mains par de jeunes parents.

La naissance avant la lettreLuc Roegiers

L’humain est un animal culturel.Biologiquement et affectivement, il estcependant présent bien avant ce seuil.

L’arrivée de CorentinBernadette et Philippe Tasset

La famille Tasset compte quatreenfants. L’aîné, Corentin, esttrisomique.

Naître… d’en-haut ?Guibert Terlinden

Comment affirmer qu’en soi la vie seraitdon de Dieu ?

Lettre ouverte à…Françoise Jacobs-Lion

Le témoignage « émerveillé » d’unesage-femme.

L’adoption, une autre forme denaissanceJean-Yves Hayez etCécile Hayez-Melckenbeeck

Dans toute filiation, même naturelle,une démarche d’« adoption » a lieu.

Mettre au monde en 2002Pierre Bernard

Comment vit-on sa grossesse en 2002 ?L’avis du spécialiste.

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T H È M E L’odyssée de la naissance

Louvain [numéro 134 | décembre 2002]12

La veille, tu t’en souviens, on trouvait qu’ils’en passait de belles dans ton ventre, que Clara,puisqu’on l’appelait déjà par son prénom entrenous, devait être occupée à réaménager son petitintérieur cosy. Selon la date prévue, il nous res-tait deux à trois semaines… Alors, ce petit slowdu samedi soir, on pouvait bien se l’offrir.

Tout de même, dans la journée, cette enviesubite qui t’a prise d’avancer un peu dans lesvalises… Je sors sacs de voyage, valises, chaus-sures de randonnée, boussole et kit de survie, onne sait jamais, pour petit à petit… entre deuxcouches de peinture… Rappelle-toi, à l’époque,la maison était sens dessus dessous, la salle debains remplie de pots de peinture, notre futurechambre un entrepôt d’outils et autres machinesà bruit et poussières.

Je commençais à peine mon congé de maternité. Ilm’a fallu du temps, tu le sais, avant de me décider àarrêter le boulot. J’aime me sentir enceinte, en « for-me », contente de ne pas devoir choisir entre un tra-vail qui me plaît et une grossesse qui m’épanouit. Jepense de plus en plus à ce que sera notre vie à trois. J’aiun peu peur… L’accomplissement est proche, je res-sens la petite excitation propre à ces moments-là. Je mesens prête à m’abandonner au rythme de mon corps etde notre petite fille, mais rien n’annonçait que touts’enchaînerait si vite… Ma mère se souvient seule-ment, avec le recul, de mes chevilles un peu plus gon-flées que d’habitude. Je n’aime pas trop les surprises,tu me connais… Celle-là, pourtant…

Tu m’appelles

Et puis ce fameux dimanche. Notre sereineinsouciance, toi dans la future chambre de Cla-ra, moi dans la salle de bains, chacun occupé àquelques menus travaux, adaptés à nos états res-pectifs. Il fallait bien que je me sente un peu uti-le, et tu ne voulais pas donner l’impression dene rien faire. Un peu paradoxal, non ?

Il est près de huit heures du soir, ce dimanchecomme les autres, et à peine le temps de s’asseoir

à table, de prendre quelquesbouchées, tu te lèves sans riendire, tu t’éloignes, et puis tavoix me revient, à peineaudible, avec un ton qui ne

trompe pas. Tu m’appelles.

Je sens ce petit filet d’eau qui ne s’arrête pas entremes jambes. Je sais, mais je ne parviens pas à y croi-re. Mes quelques connaissances médicales m’assaillent:fissure? Et les contractions, pourquoi n’arrivent-ellespas? Je me sens pourtant si détendue, aucun signalintérieur ne m’a prévenue… Surtout, que tu sois là,près de moi, tout le temps. J’essaie de ne pas t’inquié-ter, mais ma voix tremble. Tu pars avec moi, monAmour?

Vite appeler Françoise, « notre » sage-femme,qui nous a accompagnés tout au long de la gros-sesse, se rassurer, reculer l’échéance. Pourtant,déjà, je sais. Toi aussi, je pense. C’est ce petitquelque chose dans la voix. Tu t’allonges sur legrand lit. Un petit vent de panique souffle sousla porte.

Des bougies. Mon premier réflexe, en atten-dant Françoise, fut d’installer des bougies, pourtamiser la pièce, et vite colmater ce petit début dedéchirure dans notre tissu quotidien. Quelquesbougies, pour créer l’illusion que tout peut arri-ver, désormais, qu’on est « pré-parés », « pré-parents », prêts à l’être?

Tu réagis vite, tu construis un petit cocon autourde moi et de mon ventre. Couchée sur le lit, je ne bou-ge plus. Pas trop vite, petite fille, huit mois et demi, c’estune page qui ne se tourne pas si facilement…

Une mystérieuse petite mallette

Il est 21h30. Françoise nous a rejoints à la mai-son, avec une mystérieuse petite mallette. Exa-mens, doppler, toute petite ouverture déjà, etpoche rompue en effet… « Prendre un bain, c’estle bon moyen de savoir comment cela va évo-luer ». Bain… Salle de bains… remplie de… potsde peinture ! Juste le temps d’enfiler des gants,d’attraper raclette, torchon, produit nettoyant.Quinze minutes, c’est le temps qu’il m’a fallu. Àparaître sous peu au Guinness Book.

Les pieds dans l’eau et la tête dans les étoiles

Marie Kirsch et Jérôme Descamps

La maison était sens dessus dessous, la salle de bains remplie

de pots de peinture, notre future chambre un entrepôt d’outils.

Et puis, ce fameux dimanche…

Marie Kirsch et JérômeDescamps sont les parents de

Clara. Ils ont rédigé cetémoignage à quatre mains.

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Alors que vous montezà deux vers la salle debains, Françoise me glisseen passant : « Vos bagagessont prêts ? ». Bagage, basâge, besace, sas, sac, vrac,valise, les mots défilentdans ma tête, impossiblede les arrêter, je fixe le murblanc. Le temps de recon-necter signifiant et signi-fié… Vite sortir les sacs,rassembler pêle-mêle les affaires déjà préparées,moissonner à grandes brassées dans les armoiresavec, tout en m’acharnant sur ces sacs toujourstrop petits, le sentiment de partir au combat. Pico-tements le long de l’échine, gorge sèche, sueurs,tête en tambour, ton nom, Marie, au bord deslèvres, non ce n’est pas la grippe, c’est peut-êtrel’ivresse d’une chaude nuit de printemps ?

Voilà. La voiture est pleine de sacs, un peud’essentiel, beaucoup d’inutile, mais c’est le prixà payer pour ne pas se poser cette question lan-cinante du « je n’ai rien oublié? ». Peu probabled’ailleurs pour nous d’oublier quoi que ce soit :façon tortue, notre maison nous suit partout.

À ta sortie du bain, tout est plus clair : tu res-pires profondément, assise sur un ballon,appuyée contre le mur. C’est le grand départ.Attacher sa ceinture. En avant !

Je te laisse t’occuper de tout embarquer, tu marchesvite, tu vas, tu viens, je te sens… Je ne suis d’ailleursplus que sensations, elles m’occupent sans relâchemaintenant. Drôle de partage des tâches. Dans la voi-ture, le point de non-retour est franchi : j’ai mal, maisje sens notre petite fille qui fait son chemin. Drôle demélange entre « Chacune pour soi » et « Une pourtoutes… »

On y est presque

Deux petites voitures glissent en silence dansles rues soyeuses, empruntant les voies de trampour éviter les casse-vitesse. Quand la route esttrop cabossée, j’utilise le bouton « téléporter » :« On y est presque ». Imagine-toi s’il avait fallufaire tout cela en journée, dans le tumulte desheures de pointe.

Il est minuit passé quand nous arrivons à l’hô-pital. Tous feux éteints, il ressemble à une gran-de carcasse de navire échoué.

Comme le matelot à la veille des grandsdéparts en mer, je ressens un indicible mélanged’excitation et d’angoisse en entrant dans le bâti-ment, une impression d’aventure folle. Ce n’estpas précisément l’état d’esprit dans lequel tu tetrouves. Tous les dix mètres, on pose les bagages,tu baisses la tête, fermes les yeux, tu t’appuiescontre moi, mains autour de ma nuque, Fran-çoise nous entoure, et on attend que ça passe.Puis c’est reparti, dix mètres, stop, et ainsi de sui-te, jusqu’au service de maternité, dans une sor-te de ballet antique, façon légion romaine pro-gressant en « carapace » dans Astérix et Obélix.

Visage d’abord intrigué de la sage-femme quinous accueille, émerveillé ensuite quand elle t’an-nonce d’un geste de la main tes cinq centimètres,que tu as « travaillé » toute seule, sans assistan-ce. Moi aussi, je suis content et fier, sans biencomprendre encore : « cinq », c’est un joli chiffre,ça prend tous les doigts de la main, c’est plein, çame plaît.

Tu n’as pas beaucoup l’occasion de t’en réjouir.Contractions, très rapprochées, peu de répit, tesyeux presque toujours fermés, concentration.

Un peu maladroit, un jeune stagiaire passantpar là, peut-être égaré dans le dédale de couloirs,t’annonce qu’il repassera dans trois heures pourvoir. « Trois heures ! ». Là, tu as un vrai momentde découragement. Mais le rythme est tel que tun’en as pas le temps. Pas le temps non plus depenser à une péridurale. Les yeux toujours fer-més, sans une parole, tu replonges dans l’inten-sité.

Pour contrer les vagues, tu t’agrippes commetu peux, dans la tempête, à tout ce qui passe, cou,bras, dos, orteil, corde, ballon, tous fétus de pailleque je m’évertue à déguiser en poutres solides, enradeaux insubmersibles. Couchée à terre, moidans ton dos, Françoise — dans le rôle du fanal —sur le côté, tu dégages une puissance qui m’im-

D.R.

Clara et sa maman.

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pressionne, qui m’apaise aussi. Tu ne te débatsplus pour maintenir la tête hors de l’eau, tuplonges toujours plus profond. Je tente de te gar-der en point de mire, sereinement, sans réelleangoisse, étonné presque par mon calme devantune telle débauche d’énergie à façonner ce beautoboggan. Clara n’a plus qu’à se laisser glisser !

La sage-femme de l’hôpital voudrait partici-per, mais on a « l’air si bien comme ça »…

Toute pensée est suspendue

Les mots, je te les laisse. De cette traversée, il mereste des sons qui sortent de moi, une douleur quiprend et ne lâche plus, des bras qui m’entourent, unesensibilité exacerbée et une concentration extrême…Je sais exactement ce que je peux supporter et quandchanger de position, pas besoin d’y réfléchir. D’ailleurs,toute pensée est suspendue… Ce que je ne sais pas, c’estle temps que cela va prendre. Et si je ne tenais pas lecoup? C’est la seule angoisse qui plane. À ce moment,je ne parviens pas à m’imaginer ce que notre petitefille peut vivre. Le « chacune pour soi » s’est imposé.Quelques heures après, je me dis que, pour elle aussi,la traversée a été une épreuve. Heureusement, elles’est débrouillée comme un chef. J’en ai les larmes auxyeux.

Deux heures du matin. Tu es maintenant surla table d’accouchement. Enfin, tu respires, tuouvres les yeux, entre chaque poussée, tu parles…

Clara aussi s’y met, en remuant sa petite têtepour se frayer un passage. La vigie en haut dumât s’écrie « Terre ! ». Tu te mets en boule, et unpetit bout de nez apparaît, ensuite une épaule,puis l’autre, le bassin, les pieds, tout le petit corpsest là, passé sans un cri, en douceur, et deuxgrands yeux bleus nous regardent. Une fois sor-tie, Clara nous salue d’un petit cri, léger, juste de

quoi rassurer tout lemonde, et s’agrippe àton ventre pourremonter, à son ryth-me, jusqu’au mame-lon.

Les sages-femmesnous laissent commecela pendant prèsd’une heure ; les pre-miers soins au nou-veau-né attendrontbien. Tu reprends unpeu tes esprits, allon-gée avec moi et Clara

sur le fétu de paille, les pieds dans l’eau et la têtedans les étoiles. Ensuite viennent les premierssoins, Clara sur la tablette, la lumière crue, lesexplications, «… alors ça c’est… respirer… vernixcaseosa… faut pas oublier… colostrum… petit bon-net?… lange comme ceci… voyez? je vous lais-se faire?…», le retour dans la chambre, les quin-ze heures de sommeil d’affilée de Clara,exclusivement dans nos bras, et nos yeux qui seregardent, nos corps qui s’écoutent respirer, nosvoix qui se répètent mille fois les mêmes mots.

Je suis fière, très, très fière : toi, moi, nous, elle.L’intensité de ce moment est rare. C’est très physique,un peu métaphysique aussi : d’où on vient, vers oùon va… Je n’en finis pas de m’extasier: est-ce vraimentnous qui avons donné l’impulsion pour que se créecette petite fille, si accomplie? Et pourtant, elle com-mence déjà à manifester sa singularité. Dans monventre, je la sentais différente de moi, mais tellementlovée au plus profond de moi! J’aimerais la garder ser-rée tout contre nous, la protéger encore quelques ins-tants du tumulte du dehors… Mais quand elle som-nole devant nous sur le lit, on ne se lasse pas d’observerses mimiques, comme autant de reflets de sa vie inté-rieure déjà si autonome.

Raconter l’inénarrable

Bientôt — dans un siècle ou deux selon mescalculs — les visites vont commencer, avec ses« oh qu’elle est ceci, cela, ressemble à qui, que,quoi », ses timides et ses sûrs d’eux, aux bien-veillantes recommandations « de-mon-temps-istes », ce tourbillon qui nous enivre, nous étour-dit et finalement nous engourdit, mais c’est sigratifiant de présenter Clara aux habitants del’univers, de rencontrer des regards de conni-vence, de raconter l’inénarrable.

Les photos qui nous montrent juste après lanaissance de Clara sont, par bonheur, floues,comme pour souligner l’idée de lente « révéla-tion », de passage par un entre-deux, aux contoursvagues, aux couleurs mélangées, aux contrastesnébuleux. Par la suite, les photos sont redeve-nues nettes, les contours et les contrastes ontretrouvé leur place, et nous sommes trois.

Il s’est passé quelque chose, dont il ne me res-te que quelques instantanés, des réminiscences depalpitations, d’odeurs, de sons que je ne connais-sais pas, et cette sensation sur la peau d’avoirvécu de longues années loin de tout, dans unemaison de coton, au cœur d’une forêt profon-de. ■D.

R.

« Les photos qui nousmontrent juste après la

naissance de Clara sont,par bonheur, floues. »

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L’enfant est rêvé parses parents et, très tôt,ce rêve le façonne. C’estvrai depuis toujours.Plus récente est, enrevanche, la notionsymbolique de « res-ponsabilité prénatale ».En quelques décennies,les mystères de la gros-sesse ont été entrouverts. Assez pour susciterune foule de questions concernant les débuts del’existence. Assez, surtout, pour intégrer le petitd’homme dans la trame relationnelle et cultu-relle qui l’humanise, bien avant sa naissanceconventionnelle.

La procréation, infiniment fragile

La grossesse humaine est plus longue et plusardue que celle de la plupart des mammifères.Paradoxe de l’évolution : notre espèce, la plusélaborée et la plus performante entre toutes, estsoumise à la gestation la plus vulnérable et laplus incertaine. Cette réalité est, depuis la nuit destemps, une invitation à l’assistance et à la soli-darité. Mais, jusqu’à la fin du 20e siècle, en l’ab-sence d’outils de contrôle appropriés, il ne pou-vait s’agir que d’un accompagnement teinté defatalisme… ou de pensée magique.

La conception, tout d’abord, était la simpleconséquence du mariage. En l’absence de régu-lation, sept enfants naissaient en moyenne parfamille féconde, et la maladie, ou la famine, sechargeait d’en faire la sélection naturelle. Le cerclefamilial ne s’élargissait véritablement qu’aumoment où l’enfant avait dépassé ses premièresannées, à haut risque; tout comme on dit aujour-d’hui en Afrique : « Compte tes enfants seule-ment après qu’ils aient fait la rougeole ».

Et la médecine fœtale ? Elle était plutôt rudi-mentaire. On se bornait, jusqu’au 17e siècle, àinviter la femme enceinte à se baigner nue dansla fontaine publique afin de purifier le fruit deses entrailles 2. Nombre de conseils lui étaientassénés : desserrer ses vêtements, maîtriser sesenvies, car disait-on, « les passions se commu-niquent d’une manière sensible au fœtus. Il esttrès commun de voir des enfants naturellementsouillés de mille défauts qu’ils ont apportés dusein d’une mère chagrine, emportée, capricieu-se, intempérante… » 3. Si l’enfant était modelé

par Dieu dans la pâte de la création originelle, lafemme était chargée de la cuisson de cette pâte.Une bonne « cuisson » devait forcément faire unbel enfant.

Les femmes étaient victimisées dans un telsystème de croyances. Car, en outre, la sur-veillance des grossesses à risque était réduite austrict minimum. Le fait d’être enceinte était pourune femme un état naturel face auquel peu d’in-terventions médicales étaient accessibles sinonlicites. La crainte de provoquer un avortementou d’en être accusé tenait nombre de médecins àl’écart de la femme enceinte : même pour soignerune rage de dent, on préférait la laisser souffrirplutôt que de prendre un risque 4 ; ou alors, onla saignait à tout hasard. Le fœtus était entouréd’un halo de mystère et de sacré, et sa mère étaitcensée lui être soumise, sans même le connaître.

Enfin, l’accouchement… On ne peut oublierqu’il fut pourvoyeur, dans l’histoire, d’un géno-cide comparable aux guerres, dans le registremasculin. Nombre de femmes ont payé de leurvie la mise au monde de leur enfant. Si le 20e sièclea vu l’effondrement de la mortalité maternelle,estimée dans nos pays aujourd’hui à18 pour 100.000 5, ce taux était quarante fois plusélevé jusqu’en 1935 6. Notre situation était com-parable à celle du Tiers-monde, où meurent enco-re aujourd’hui 600.000 femmes, chaque année,des complications liées à la grossesse ou à l’ac-couchement 7. Sans parler de la douleur et del’angoisse, vécues dans la résignation par nombred’accouchées, comme le rappelle une vieille priè-re janséniste : « En mon accouchement, fortifiezmon cœur pour supporter les douleurs qui l’ac-compagnent, et que je les accepte comme deseffets de votre justice sur notre sexe, pour le péchéde la première femme. Qu’en vue de cette malé-diction, et de mes propres offenses dans le maria-ge, je souffre avec joie les plus cruelles tranchées,et que je les joigne aux souffrances de votre Filssur la croix… » 8.

La naissance avant la lettre

Luc Roegiers

L’humain est un animal culturel. Sa naissance correspond

traditionnellement au moment où il apparaît à la vie, non seulement

aérienne mais aussi sociale, dans la communauté des humains.

Biologiquement toutefois, il est présent bien avant ce seuil.

Affectivement aussi : redouté ou espéré, il est investi avant même

d’être perçu 1.

Luc Roegiers estpédopsychiatre enpérinatalité aux CliniquesSaint-Luc, chargé de coursà l’Unité d’éthiquebiomédicale de l’UCL.

1. Pour paraphraser SergeLebovici qui, en référence àFreud, a recours à cetteexpression à propos de lanaissance du psychisme.

2. Gelis J. (1984), L’Arbre et lefruit, Fayard, p. 145.

3. Nicolas cité par GelisJ. (1984), op. cit., p. 155.

4. Gelis J. (1984), op. cit.,p. 134.

5. Akrich M., Pasveer B.(1996), Comment la naissancevient aux femmes, Lesempêcheurs de penser enrond, p. 49.

6. O’Dowd M., Philipp E.(1994), The History ofObstetrics and Gynaecology,The Parthenon PublishingGroup, p. 187.

7. Leroy F. (2002), Histoire denaître, De Boeck, p. 422.

8. Gélis J. (1984), op. cit. p. 237.

D.R.

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La préoccupation bioéthique, issue duprogrès

La multiplication des outils techniques a,aujourd’hui, brutalement accéléré la médicali-sation de l’assistance à la procréation, à la gros-sesse, à la naissance. On pourrait s’en réjouir.Cependant, l’enchaînement des décisions en cas-cade générées par le recours à la contraception,à la fécondation in vitro, au diagnostic prénatal,à la surveillance obstétricale ou à l’accouchementmédicalement assisté a apporté son lot d’inter-rogations, au cœur d’une discipline apparuesimultanément, la bioéthique. Des spectres ontsurgi des avancées technologiques ; ils ont pournom « Meilleur des Mondes », eugénisme, clo-nage reproducteur, robotisation de la reproduc-tion humaine... Ces dangers sont brandis commeautant d’invitations à un frileux repli vers unnaturalisme nostalgique. Comme s’il s’agissaitde retrouver un soi-disant paradis perdu. Lesmises en question superficielles et stéréotypéesse multiplient dans un style à l’emporte-pièce :« Maizouvaton? ». Sans doute, la rapidité d’évo-lution des pratiques a-t-elle de quoi inquiéterdans un domaine aussi sensible que celui de lanaissance. Pourtant, les catastrophes annoncéesne se réalisent pas vraiment.

En fait, le peu de recul que nous offre l’expé-rience clinique auprès des couples impliqués parles nouvelles pratiques médicales périnatales enrévèle certains enjeux véritables, et d’une tona-lité pas forcément pessimiste. On enregistre, eneffet, une conséquence paradoxale et inattenduedu progrès médical : il fait apparaître, au centrede la toile des contrôles gynéco-obstétricauxdivers, ce petit être dont on se préoccupe à pré-sent intensément bien avant la naissance. Sansdoute des craintes archaïques ont-elles, de toustemps, infiltré le déroulement de la grossesse.Mais ces incertitudes restaient cantonnées dansla sphère invérifiable des spéculations, des idéo-logies, des fantasmes, plus générateurs de stig-matisations stérilement culpabilisantes que deresponsabilisations véritables.

Or, dès le moment où, aujourd’hui, les soinsconcernent le développement de l’embryon, dufœtus, de l’enfant prénatal en chair et en os, acces-sible par le microscope du labo de FIV, par l’ima-gerie obstétricale ou par la ponction amniotique,on ne peut plus le regarder comme une entitéfigée, comme le petit personnage immobile,léthargique, mûrissant passivement pour accéderà l’humanité selon la tradition médicale hippo-cratique ou, à la limite, comme le jouet d’atti-tudes maternelles inconscientes ou encore, com-

9. Green J. (1990), Prenatalscreening and diagnosis : Somepsychological and social issues.

Br J Obstet Gynaec, trad.pers. 1990 ; 97 : p. 1607. Qu

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me une âme pure et abstraite. Aux yeux de nom-breux futurs parents, il est, déjà in utero, un êtrehumain à part entière pour lequel doivent seprendre des décisions cruciales et incontour-nables : « L’existence du diagnostic prénatal aouvert des portes qui ne pourront plus être refer-mées. La grossesse ne sera plus jamais la même,même pour les mères qui refusent d’y participer,parce qu’elles sauront toujours qu’elles auraientpu obtenir cette information sur leur fœtus etqu’elles auraient pu agir en conséquence » 9.

L’on assiste ainsi à l’émergence d’une res-ponsabilité ultra précoce. Le futur se construitdès les premiers instants. Les premiers choix denos (grands-) parents concernaient traditionnel-lement un bébé au moment de sa naissance : unprénom, un baptême, une marraine, une éduca-tion… Avec l’accès aux techniques, il faut plani-fier, il faut décider du mode d’accouchementavant la naissance, du suivi prénatal avant la per-ception des mouvements fœtaux, du sort de l’em-bryon juste après (voire juste avant en FIV) sonimplantation, et aux préliminaires, à la base de lamise en route de l’enfant. Cette notion est appa-rue dans les années 1960 ; on commençait à évo-quer la « parenté responsable ». Quarante ansplus tard, il s’agit de régir le projet d’enfant bienplus précisément, de son origine à son aboutis-sement.

Dès lors peut surgir cette question : pour quidécide-t-on? Comment les parents « en herbe »vivent-ils leur lien à cet enfant de désir encoreflou, à cet embryon in vitro dont les biologistesévaluent la qualité, à ce petit sac aperçu à l’écho-graphie, à cet ensemble d’organes déchiffrés parles analyses prénatales systématiques, à ce fœtusinterrompu pour lui éviter un accueil indigne ouune vie limitée par des malformations, au loca-taire de ce ventre mis au repos pour plus de sécu-rité, à cet enfant prénatal déjà prénommé et par-tenaire de certains jeux à travers la paroiabdominale…?

Muet et inachevé, mais présent

Lorsque sont envisagés des choix au sujet dela grossesse, ils tiennent forcément compte del’expérience éprouvée par celle qui l’assume etpar son compagnon. Qui est pour eux cet inter-locuteur muet, inachevé?

La réponse à une telle question se base-t-ellesur de fragiles impressions ? Sans doute. Maisau-delà de la part évanescente, émotionnelle,transitoire, ambivalente, propre à toute repré-

sentation, apparaît un noyau plus consistant. Eneffet, derrière la perception subjective d’une pré-sence, se profile une préoccupation véritable àl’égard de cet enfant « possible ». Et commentqualifier autrement cette préoccupation que de« parentale »? Les choix prénataux se traduisenten actes lourds de conséquences. La femme,l’homme, passent véritablement du statut degéniteurs à celui de parents lorsqu’ils soupèsentdans l’espoir, dans l’incertitude ou dans la dou-leur, l’impact des bifurcations imposées à leurprogéniture, à laquelle, d’ailleurs, ils attribuentun nom variable selon la culture médicaleambiante — la grossesse, l’embryon, le fœtus,l’enfant ... — mais surtout, selon leur perceptionde son existence : « ce bout de chair », « la cre-vette », « mon petit »... Ils se construisent un récittrès tôt, au centre duquel apparaît celui quideviendra (ou parfois ne deviendra pas) leurenfant.

Le ventre gravide, mystérieux et clos s’estouvert aux investigations. À la pensée magiquecaractéristique de la grossesse traditionnelle s’estsubstituée une complexe réflexion scientifiqueet éthique relative au statut de l’embryon et dufœtus. À l’attente passive d’un enfant accueillidans le giron de la société au seuil de l’accou-chement, se substitue un processus de rencontreprénatale, tissé de décisions plurielles. Un réflexepaternaliste peut alors surgir de l’expérience d’ex-trême vulnérabilité de l’enfant en formation. Desrégulations sont proposées par des projets de loi ;des critères sont véhiculés par des praticiensmués en bons Samaritains de ces petits êtres quideviennent tout à coup « leurs » patients…

Ces initiatives généreuses et souvent utiles nedevraient toutefois pas faire oublier que l’émer-gence individualisée de l’embryon, du fœtus — en termes péjoratifs, on parle de l’invention dufœtus 10 — ne peut, en aucun cas, aboutir à ladépossession de sa mère et de son conjoint. Lesdécisions cruciales leur appartiennent. Il resteau monde médical, aux instances juridiques etpolitiques, à la société, la tâche de garantir, àl’exercice des nouvelles techniques de procréationet de gestation, un cadre dans lequel la respon-sabilité parentale prénatale, nouvelle-venue, puis-se être exercée dans la sérénité. Où puisse êtrepris en compte le récit de la mère et du père. Tri-angulée par le recours aux techniques médicales,leur élaboration narrative, à travers laquelle seforge le futur de leur bébé in utero, n’est-elle pasdevenue le berceau symbolique d’une sorte denaissance avant la lettre? 11 ■

10. Duden B. (1994),L’Invention du fœtus ; le corpsféminin comme lieu public,traduit de l’allemand parJeanne Etoré, Descartes & Cie,1996, pp.150-151.

11. Le développementclinique de cette esquisse feral’objet d’un ouvrage intitulé :La grossesse incertaine, souspresse aux éditions PUF-Filrouge.

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L’arrivée de CorentinBernadette et Philippe Tasset

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Je parle ici au nom de notrecouple car, pour nous, il y a biendeux géniteurs responsables etchacun apporte 50 % dans la« fabrication » d’un enfant.

Nous sommes parents dequatre enfants, deux filles et deuxgarçons ; l’aîné se distingue parson caractère « hypercool », laseconde par sa douceur et sa joiede vivre, le troisième par sonentrain et son dynamisme, et laquatrième par sa vivacité. Notreaîné, Corentin, est trisomique(petite anecdote : il dit lui-même

qu’il n’est pas handicapé et que, dans sa classe,il y a un handicapé, c’est « untel » parce qu’il estgros). Notre quatrième, adoptée, présente unretard de croissance. C’était notre choix.

Un vent de panique

Nous n’avons pas eu à prendre de décisionconcernant la grossesse de Corentin, mais nouspensons souvent à ceux qui « savent » avant lanaissance. L’annonce d’un tel diagnostic, mêmebien expliqué, fait souffler un vent de panique.Car lorsqu’on fait le test, on le fait pour se rassurer,mais on ne croit pas à la « mauvaise nouvelle » ;ça n’arrive qu’aux autres… Lorsque l’épée deDamoclès tombe, c’est à en perdre réellement latête.

La vie est, bien sûr, destinée, en route vers lamort, mais nous ne croyons pas que l’hommepuisse y penser aussi concrètement lors d’un actede procréation. Le couple — ou la femme encein-te d’un fœtus atteint d’une aberration chromo-somique, par exemple — qui a senti ce bébé bou-ger, qui a inévitablement établi des liens avec cetêtre humain, est sans doute tellement submergépar l’émotion qu’il n’a plus le pouvoir, à cemoment, de décider « froidement » de la routequ’il va suivre.

À ce moment, c’est la société, et l’image qu’el-le véhicule, qui entre en jeu. Beaucoup de nosamis, parents d’un enfant trisomique, se sontposé la question : « Si je le garde, comment varéagir mon entourage? Ne vais-je pas être rejeté?Et à mon boulot, que va dire le patron? Et les col-lègues ? Moi qui étais si fièr(e) d’avoir pu prou-ver que j’étais capable d’être mère ou père, d’enfabriquer un à mon image? Vais-je supporter ceregard? Mon enfant n’appartiendra pas à la nor-

me. Il ne sera pas aussi beau que celui de la pub.Et j’en rêvais tant ! »

Après ce premier questionnement, le secondarrive, tout aussi nourri. Il concerne le rêve d’ave-nir que le couple, ou le parent, nourrit pour sonenfant. À l’annonce du handicap de Corentin,notre fils, la première question que j’ai poséeétait : « Mais alors, il ne pourra jamais conduireune voiture ? » D’autres scénarios se font jour :« Je travaille plein temps, je devrai modifier meshoraires ; est-ce qu’une gardienne ou une crèchel’acceptera ; et l’école, on habite dans un petit vil-lage, ça va nous faire des navettes épouvantables;il faudra le stimuler régulièrement mais quand jerentre du boulot, je suis crevé(e) ; est-ce qu’il aurades copains?; et plus tard, quand je serai mort(e),qu’est-ce qu’il deviendra?… »

Un troisième questionnement s’entremêle auxdeux premiers et concerne davantage l’enfantlui-même: « Est-ce qu’il va être heureux? Et sasanté? Cela va le handicaper encore plus… On ena déjà deux autres plus grands; on ne peut pas lesobliger à l’aimer… Son problème cardiaque estsérieux, il risque d’en souffrir beaucoup, est-cebon pour lui ? »

Et pour terminer, un quatrième questionne-ment, qui concerne plus l’aspect médical : « Êtes-vous sûr du diagnostic ? Et si on allait voir unautre médecin pour être certain ? Quelles alter-natives nous proposez-vous? ... » Toutes les per-sonnes que nous connaissons, qu’elles aient ounon choisi de garder l’enfant après l’annonce, sesont posé les trois premiers types de questions,dans l’ordre ou dans le désordre.

Du temps pour réaménager le projet

Personnellement, nous ne pouvons imaginerque des personnes prennent une décision quileur conviendra — rapidement —, sous le coupd’une émotion violente. C’est un projet d’enfantqui, brutalement, devra, de toute façon, virer de180 degrés. Pour certains, garder l’enfant est unepriorité absolue, car ils se sentent responsables dece qu’ils ont engagé, envers et contre tout.Lorsque notre seconde enfant fut annoncée, legynécologue nous a dit : « Vous pouvez faire uneamniocentèse, nous en avions parlé juste après lanaissance de Corentin, rappelez-vous ! » Nousavons refusé en bloc car nous nous sentions prêtsà aimer l’enfant, tel qu’il serait. Notre fils a main-tenant 14 ans, nous n’avons toujours pas changéd’avis. Par contre, dès sa naissance, nous avons

Bernadette et Philippe Tasset sont les parents deCorentin, Virginie, Jérémy et Caroline.

D.R.

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modifié notre façon d’envisager le projet que l’onavait bâti de toutes pièces et très inconsciemmentpour notre enfant, et donc notre famille.

Pour d’autres, le poids de ce handicap faitpeur dès le départ, sans doute à juste titre, carl’information de la société et le qu’en dira-t-onvéhiculé submergent toute possibilité de sortirdu cadre. Interrompre leur grossesse soulageracertainement ces personnes, car elles auront lesentiment d’avoir échappé au pire, sans douteavec une immense tristesse.

Le contact avec le médecin est primordial car,si le couple a confiance en lui, il sera inévitable-ment influencé par la manière dont il annoncerale diagnostic, ainsi que les différentes possibili-tés qui s’offrent au couple pour régler le problè-me. On appartient à une société dans laquelletous les problèmes se doivent de trouver unesolution…

En guise de conclusion

La médecine progresse et quelquefois boule-verse l’art de vivre de chacun de nous. L’éduca-tion que nous proposons à nos enfants se doit de

les ouvrir à la gestion de leur pensée et de leurliberté afin que, devenus adultes, ils assumentau mieux leurs choix de vie.

Nous pensons qu’aucune « solution » ne serabonne si elle n’est pas vécue dans la sérénité. Deplus, notre Corentin est génial, nous sommesfiers de notre famille et trouvons que chaque vievaut la peine d’être vécue. Nous sommes en paixavec nous-mêmes, nous vivons notre différencefamiliale comme une richesse infinie. Bien sûr,nous n’avons pas eu le choix (si ce n’est qu’à sanaissance, nous pouvions l’abandonner). Notrevie n’est pas un long fleuve tranquille, mais, fran-chement, l’est-elle dans une seule famille ? ■

Le mot pour le dire : « naissance »

Le gisement indo-européen renferme entre autres le fossile gen, qui porte en creux le profil de ce qui « devient, advient, surgit du néant »(voir Louvain N° 111, l’origine de gène). L’empreinte code tout ce qui s’engendre depuis la Genèse : le genre humain, avec ses générations,géniteurs et gendres. Elle promet aussi les ingénus et les génies, voire les ingénieurs. Sans oublier la gent féminine, réputée gentille, qua-lité pourtant partagée par le gentilhomme et le gentleman de la gentry anglaise. Même le genou traverse ce sédiment : c’est sur ceux dugéniteur que les Anciens posaient le bébé en quête d’adoption. Un coup de génie que ce coup de genou !Gen fournit ensuite les profils de « mettre au monde » (lat. gignere) et d’y venir (lat. nascere, d’où naître). Du participe natus (né) sort undouble filon vers nature et nation, le premier dénotant l’ordre des choses, le second, la commune origine d’un groupe humain. Puis il seramifie en natalité et nativité. L’une est désormais réservée à la démographie, l’autre se lit encore en filigrane dans Noël : (dies) natalis > (jour)natal > nael > noel). (N’en déplaise aux Nat(h)alie, leur nom vient de natalis et ne prend donc pas de h, contrairement à l’Athalie de Raci-ne.) Enfin, la lignée débouche sur les natifs et les naïfs. Les premiers sont nés quelque part (ainsi Tartempion, natif de Trifouillis-les-Oies)ou sous un signe faste (les natifs du Taureau), quand les derniers le sont de la dernière pluie, encore tout ruisselants de candide innocen-ce. En langues germaniques, la naissance est souvent conçue comme « portée à terme ». Ainsi l’anglais bear, dérivé du gotique bairan (por-ter), donne un participe born(e) qui dénotait autrefois « pleinement porté », ou « né ». Idem pour geboren en allemand ou en néerlandais.Le lien entre conception, gestation et naissance est souligné également par la tradition chinoise : on fêtait le premier anniversaire du bébéà l’âge de trois lunes, estimant les neuf précédentes comme partie intégrante de son existence. Comme quoi, une vie peut se concevoir com-me une marche autonome entre deux portées : celle de l’enfant « porté à naître », et celle de la dépouille « portée en terre ». Entre ces bornesse situe, selon Heidegger, « l’être (voué) à la mort ». A quoi Cioran répond qu’au lieu de courir vers la fin, l’homme fuit plutôt la catastrophede sa naissance. Affaire d’opinions, qu’on ne saurait trancher, eût dit La Palice, qu’après celle-ci et avant celle-là. (Maurits Van Overbeke)

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« Bienheureux l’embryon qui est venu dans unsouffle, s’en est allé avec le noir et de noir sonnom s’est couvert. » En lisant ces si mélanco-liques propos du Qohelet 1, on s’aperçoit qu’évo-quer la joie de naître ou qu’inviter à considérer lavie comme un don ne se fera pas impunément.Pour la majeure partie des humains, la vie estdifficile. L’injonction d’être « positif » ne dissi-mulera dès lors pas longtemps qu’on est du côtédes vainqueurs, des privilégiés de l’existence,des heureux. Quant à l’image d’Épinal d’un bébédans une crèche, elle ne tiendra guère face ausoupçon que ce dieu-là est bien mièvre… Alors?Quelle piste emprunter qui, tout en cherchantdes raisons d’espérer, tienne compte de la longuemémoire des souffrances d’autrui ?

Mystère de l’agapè

Noël : inauguration du temps du salut, viereçue d’en-haut. « C’est de nuit », dit le Livre,hors des évidences reçues et dans le réel histo-rique des hommes. Matthias Grünewald 2 a peintce réalisme déchirant de l’incarnation avec une

grande puissance d’évocation (voirci-contre) : la scène charmante de laNativité y est transfiguration de lapart de vie humaine qui est mal-menée, soumise aux aléas de la des-tinée ou sous l’emprise de la vio-lence. L’enfant porte les haillons dela passion, la croix est porte étroite.Noël, passion, résurrection : c’est

tout un, et pas l’un sans l’autre. Le mal est ren-contré à sa racine, vaincu. Une paix est possible.

Un bébé naissant est une merveille, bien sûr.Cependant, pour le dire ainsi que je le pense, lesexpériences heureuses me paraissent souventtrop remplies d’elles-mêmes, trop saturées, pourqu’une altérité — l’autre, Dieu — y ait place.Certes, on dit remercier Dieu — ou est-ce la vie,la chance? — mais cette forme de gratitude n’est-elle pas, en réalité, prolongement narcissique desa propre jubilation d’exister, parfois même unefaçon d’éviter l’autre à qui le malheur arrive? Lajoie n’est pas rien, mais invoquer alors, sans plus,la vie comme don de Dieu ne me sied plus guè-re. C’est trop clos. Dieu créateur, Dieu donnantd’être : qu’entendre encore par ces termes, en untemps où nous affirmons tous notre autonomie,où l’on choisit de « fabriquer un bébé », de« mettre une grossesse en route », où l’on dispo-se des moyens de maîtriser le cours du devenirde l’enfant à naître, éventuellement de l’inter-rompre lorsqu’on estime que « sa vie ne vaudrapas la peine d’être vécue », et où tant d’autresdans le monde sont dépourvus du minimum demoyens d’existence?

Par contre, ce qui me touche infinimentlorsque je rencontre des jeunes parents aumoment de la naissance ou de l’hospitalisationd’un enfant — en ce lieu d’où j’ai été invité àm’exprimer —, c’est ce qui advient en l’hommede tout à fait primordial et d’inattendu alorsmême qu’on pensait être au plus loin de l’hu-main, dans le tohu-bohu destructeur. Au creuxdes épreuves, certains manifestent un pouvoirde vivre qui les bouleverse eux-mêmes, et aussibien ceux qui sont témoins de leur traversée.Qu’est-ce qui fait que l’homme tienne debout,ne s’effondre pas, dans de tels moments de crise ;qu’il creuse son sillon jusqu’à une issue créatri-ce? Enfouissement, véritable renaissance par delàce qui déchire ou brise la vie, jusqu’à être« conduit au port de son désir » 3. Il arrive que lepire soit retourné en grâce. Quelque chose se ditlà de ma propre humanité.

Naître… d’en-haut ?Guibert Terlinden

Comment affirmer qu’en soi la vie serait don de Dieu? Peut-être

pour soutenir que toute vie a sa dignité? Le style chrétien ne

pointerait-il pas davantage vers l’intuition que le don n’est pas

tant à l’origine — Dieu surplombant l’humain — que mêlé au beau

et difficile chemin de liberté de qui advient à son humanité?

L’abbé Guibert Terlindenest responsable de l’équiped’aumônerie des Cliniques

universitaires Saint-Luc.

1. (Qo 6,3 - 3e ACN).

2. Voir illustration page 21.

3. Psaume 107.

« Son regard est doucement pris et aimé par cet éveil des choses, où Jean Périer s’illu-mine tout entier. Il voit ce qu’il a toujours vu. Et pourtant ce qu’il voit, c’est l’enverslumineux du monde. Les gens. Les humains. Il les voit tels, c’est à craindre, qu’ils ne severront pas eux-mêmes : lumineux, bienheureux, glorieux comme des anges ; chacund’eux, en son cœur, en son centre, habité de la merveilleuse puissance qui peut trans-figurer le monde et toute vie ; chacun d’eux, unique, désirable, aimable infiniment. Ilsait que ce qui lui est donné de vivre est fragile ; que la vision va s’éteindre ; qu’ilreviendra aux gens et aux choses tels qu’ils sont. Il tiendra dans ce chemin-là, mêmesi un jour il devait retraverser le désert de la peur. Car nous ne sommes maîtres de rienet le pire que nous avons laissé derrière nous peut nous revenir en pleine figure. Maissi nous avons vu, même le temps d’un éclair, l’autre côté de la vie, alors, alors, ne pour-rons-nous pas tout supporter? » (Maurice Bellet, Les Allées du Luxembourg, roman, DDB,1996, extraits pp 101-105)

D.R.

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Un couple vient de perdre son tout petit. Levoisin de chambre est en attente d’une greffe.Après concertation, ces parents tout juste désen-fantés vont trouver les parents du petit voisin etleur offrent de prélever les organes nécessaires àsa survie. Ou encore, deux couples se lient d’ami-tié au moment où la vie de leurs nouveau-nésest en péril majeur. L’un des bébés est mortdepuis, l’autre vit depuis des mois avec desséquelles neurologiques graves. Tous les jours,ces parents se téléphonent pour s’encouragermutuellement tandis que leurs familles se sont lit-téralement enfuies. Émerveillement devant unetelle générosité. Où ai-je lu que « le don qui mefait vivre ne vit qu’en ce que je donne » ?

Que de fois ai-je entendu des parents d’unenfant malade affirmer que, s’ils le pouvaient,ils prendraient sa place ; ou qu’ils auraient pré-féré que ce fût eux le malade: « Je ferais tout pourlui ». Quelques mois plus tôt, ils étaient encore desadolescents égocentriques et les voilà absolu-ment décentrés, éveillés à l’autre jusqu’à éprou-ver dans l’intime « qu’il n’y a pas de plus grandamour que de donner sa vie pour ceux qu’onaime », et cela, pourtant, sans perte pour eux-mêmes. Au contraire : les voilà plus humains quejamais, à la fois si nus, vulnérables, et cependantsaufs, ouverts au meilleur de leur humanité.Ouverts plus largement au monde, à sa faced’ombre si souvent « zappée » : « Avant… onsavait mais on ne voulait pas savoir ». La vie estpartagée désormais entre un avant et un après.« Nous ne vivrons plus jamais comme avant ! ».

Veilleurs d’humanité

Ce petit qui a fait d’eux un père, une mère,les constitue responsables d’autrui, les met endemeure de répondre de lui et de son devenir,les institue veilleurs d’humanité. Jusqu’à préfé-rer l’autre à soi : « Pour lui, c’est mieux », ai-jetant de fois entendu, après la mort d’un enfantdont la survie aurait été bien aléatoire. C’estchaque fois le temps d’une genèse, comme chezces parents qui commencent par refuser un enfanthandicapé pour de multiples raisons dont le cœura fini par avoir… raison. Altérité de la vie. Celadépasse l’entendement habituel. C’est d’en-haut,par grâce, qu’est donnée la force de continuer.Naître d’en-haut. Hors de tout jugement.

M’étreignent le cœur ces couples confrontés àl’éventuelle décision d’interrompre une gros-sesse. Responsabilité tout à fait inédite dans l’his-

toire de l’hu-manité : du faitd’être informésdu devenir deleur petit dèsl’origine, oubien plus tôtencore d’icipeu, les voicisommés d’userde leur libertésans autreassurance quel ’ i n t i m ec o n v i c t i o nd’agir avecamour et dansle sens dumoindre mal.Qui saura nous dire en quelles profondeurs del’humain vont plonger ces débats intérieurs etquels en seront les fruits ? Parents immenses !Conviction que leur enfant, quoi qu’ils décident,sera pour eux une bénédiction, une source debien. Engendrement réciproque.

Beaucoup disent faire l’expérience d’une paro-le absolument neuve, d’un lien à autrui jus-qu’alors inconnu. Ce qui demeurait le plus incom-municable en eux trouve à s’exposer dans un liende confiance. « Qu’est-ce qui, en moi, refuse lavie? », s’interroge un père remué, en d’obscursravages de son enfance, par la fausse couche quevient de faire son épouse. Celle-ci, de son côté, estbouleversée de découvrir qu’au long des joursd’angoisse qui ont précédé, elle a prié Dieu com-me une idole, un bouche-trou à son service.Découverte spirituelle majeure, pour eux, qu’iln’y avait, dans leur histoire, pas de place pourde l’autre. « J’ai perdu une foi, dira-t-elle lumi-neuse, mais j’ai reçu un frère. » Fruit de la ren-contre. « Père, la gloire que tu m’as donnée, je laleur ai donnée » 4. Don donnant d’être. De l’unà l’autre, chacun à son heure. À partir de là, toutpeut commencer. Pour l’humain délié de la fau-te d’exister, retour possible à la vie commune.

Grâces soient rendues aux équipes soignantesqui ont su tisser, avec compétence et bonté, lesliens propices à de tels surgissements d’humanitépar-delà les angoisses où ces familles risquaientle naufrage, par-delà les demandes folles danslesquelles elles se seraient épuisées si ellesn’avaient pas rencontré de justes limites, unealtérité. Grâces soient rendues à ces petits êtres 4. Jean 17,22.

Retable d’Issenheim, 1514(au musée Unterlinden de

Colmar)

Dieu vient au monde, avec unedouceur infinie, dans l’obscuresouffrance des hommes, dansles déchirures de l’humanité.

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dont le visage a sollicité la présence de leur entou-rage comme une tâche à réaliser. Grâce soitdemandée pour ceux qui ont échoué sur ce che-min ou en sont sortis tellement brisés que jamaisla vie ne retrouvera de goût, de saveur. Honte àmoi si je les oubliais au moment d’écrire ceslignes.

Ce qu’est la Voie

La conviction que j’ai voulu partager, c’estqu’en ces événements où la vie s’éprouve commenon maîtrisable et, en même temps, reçue de façonsi inattendue, se dit en creux ou se donne ce quifait que la vie vaut d’être vécue. Je n’oserais endire davantage. Mouvement de la vie. Merveillequ’est l’être humain en chemin vers sa vocation.

Le temps d’une mise à l’écart, de nuit, s’apai-se l’exploitation sans frein des envies indivi-duelles générées par la société de consommation.Une société du toujours plus, où la volonté depouvoir, d’emprise — y compris sur le fruit de lagénération —, d’exploitation de tout, est sanslimite et si solitaire. Intuition que ce n’est pas jus-te et qu’alors la vie tourne à vide, qu’on ne peutcontinuer à vivre ainsi. Surgit, dans ces momentsde clarté, le pressentiment de ce qu’est la Voie,

cette Voie nécessaire à l’homme autant que l’airet la nourriture.

Je n’ai pas dit, de cette Voie, que son lieu est ladétresse ou la souffrance: sa demeure est en l’êtrehumain, homme et femme, dès l’aube de sa vie etdans le tout de sa vie. Elle n’est donc jamais trèsloin, bien qu’elle soit souvent tard reconnue. J’at-teste cependant que le temps passé à l’hôpitalest, peut-être, temps de naissance, de découver-te lumineuse qu’il n’y a pas de vie qui, pour êtresensée, ne soit d’une façon ou d’une autre reçued’autrui, ou ne trouve son accomplissement dansle don de soi, dans l’être ensemble. Le désir d’exis-ter cesse d’avoir sa source en lui-même: l’instinctde vivre change de nature et devient agapè, amourpartagé.

Après la mort de leur petite fille au terme detrès longs mois de lutte douloureuse et de muta-tion personnelle, des parents confieront à l’équi-pe de soins ce qu’ils auront perçu comme fruit :« Jamais nous n’avions pensé qu’en un momentd’une telle horreur nous puissions connaître unetelle paix. » Ce qu’on appelle « Christ », serait-cece qui s’engendre en l’humanité quand elle avan-ce sur cette Voie et qui la transfigure? Nommonscela comme nous l’entendons, mais bienheureuxsommes-nous si nous en vivons ! ■

Au moment de prendre la plume pour parta-ger mon émerveillement, à chaque fois renou-velé, devant la mise au monde de ces enfants parceux qui les ont appelés à la vie, il m’est nécessairede fermer les yeux pour laisser resurgir dans mamémoire les noms et les visages de ceux et decelles qui m’ont fait le cadeau de leur confianceà un moment aussi exceptionnel et bouleversantde leur vie. Trente années de pratique déjà, etseulement !

L’intensité des émotions que cette mer-veilleuse profession me permet de vivre n’est enrien altérée par le temps, bien au contraire ! La

confrontation permanente avec lesdiscours véhiculés par une sociétéen perpétuelle quête de sens mesemble comparable à l’effet recher-ché par l’ébéniste qui, encore et tou-jours, rabote, décape et polit, lon-

guement et presque amoureusement, le meubleen chêne qui n’en sera que plus beau…

L’évolution des sciences et donc des « savoirs »dans tous les registres, que ce soit celui dessciences humaines ou celui des sciences dites« exactes », exige de la part du professionnel nonseulement une actualisation régulière desconnaissances mais aussi une réflexion person-nelle sur l’influence que l’appropriation de cesnouvelles données exerce sur sa profession.

Depuis quelques années — ce début de troi-sième millénaire en accentue l’évidence —, mapratique et mon enseignement d’accoucheuse

Lettre ouverte à…Françoise Jacobs-Lion

Lettre ouverte à lnès, Hélias, Guillaume, Adrien, Antonin,

Maxime, Marie, Loïc, Clara, Jade, Joachim, Alix et Joséphine,

à tant d’autres... et à leurs parents...

Françoise Jacobs-Lion estsage-femme enseignante.

Elle coordonne laformation de sage-femme à

l’Institut supérieurd’Enseignement infirmier

(ISEI) à Bruxelles.

D.R.

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ou plus exactement de sage-femme se voientconfrontés à de nouveaux défis : l’« explosion »des techniques de diagnostic et des outils théra-peutiques, que ce soit en période prénatale, en sal-le d’accouchement ou en suites de couches ; lavulgarisation des savoirs générée par l’extensiondes médias ; la présence de plus en plus mena-çante du spectre médico-légal; la décadence d’unesociété dont les pratiques donnent trop souventl’impression de faire fi des valeurs humanistes quilui conféraient toute sa dignité…

Les problématiques suscitées par l’invasionde ce que l’on appelle maintenant les techno-sciences dans le domaine de l’obstétrique sontrégulièrement au centre des discours des médias,mais, hélas ! trop peu souvent présentées dansleur réelle complexité. Il n’est évidemment pasquestion de renier tous les progrès qui ont faitbaisser les taux de mortalité et de morbidité péri-natale, ou qui ont permis à des couples stériles devoir leur désir d’enfanter exaucé; il est par contrebien question de leur donner leur juste place.

Peurs archaïques

Car il faut aussi dénoncer les effets perversd’une techno-science qui, comme l’écrit DidierSicart, chef de service de médecine interne à l’hô-pital Cochin et Président du comité national debioéthique français, « en nommant les risques,les met en scène, au devant de la scène, de façondémesurée, au nom d’un pseudo-rationalisme, ettransforme des données incertaines en autant decertitudes potentielles. Face à l’incertitude, elleréduit l’esprit critique de chacun, devenu plusmachine à s’émouvoir qu’à penser. » Il clôtureson article par un commentaire plutôt interpel-lant : « N’accusons pas les médias, les politiques,les scientifiques, les médecins, mais accusonsnous nous-mêmes ; nous avons perdu le sens dela mesure, nous sommes redevenus des Gauloisqui avons peur que le ciel ne nous tombe sur latête. Notre inquiétude est en train d’angoissernotre environnement proche. Nous revenons àdes comportements archaïques, qui en disentlong sur notre incapacité à penser notre mondecontemporain. »

Déjà en 1995, Joseph Rotblat, prix Nobel dela paix, suggérait que chaque chercheur s’enga-ge de façon solennelle en prononçant la déclara-tion suivante : « Je promets d’œuvrer pour unmonde meilleur, où la science et la techniquesoient utilisées de façon responsable. Je n’utiliserai

pas mes connaissances pour porter atteinte à lacondition humaine, ni à l’environnement… ».Quant à Edgardo D. Carosella, directeur derecherche au CEAet chef de service à l’hôpital St-Louis, il souligne le caractère insuffisant des comi-tés d’éthique et préconise de donner aux jeunesune formation plus humaniste afin qu’ils ne réflé-chissent pas seulement en purs scientifiques.

Ce serait pour moi nier l’évidence que de nepas voir que les futurs parents se retrouvent enpremière ligne de cette confrontation des logiquesscientifiques et humanistes. Déjà vulnérables enraison du caractère tout à fait exceptionnel etinédit de ce qu’ils vivent en attendant et en met-tant au monde leur enfant, ils sont en quelquesorte désarçonnés, comme pris au piège… bienloin d’imaginer qu’en appelant la Vie commetémoin de leur amour et de leurs espérances, ilspourraient très brutalement se trouver confron-tés à des problématiques qu’ils qualifient volon-tiers d’inhumaines…

« On arrivait tout émus à cette premièreconsultation… on se posait plein de questions…nos rêves prenaient corps… et, déjà là, on nousa demandé si on voulait faire un diagnostic demongolisme ! Et comme la naissance du bébé

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était prévue vers la fin décembre, on a voulu nousrassurer : nous serions pour les fêtes à la maison,il y avait beaucoup de chances que l’on puisseprogrammer la naissance vers le 20 décembre ! »Je me souviendrai longtemps de ces futursparents, redoutant chaque consultation de peurde ce qu’ils pourraient apprendre…

Remettre la sécurité à sa juste place, et nonaux dépens de l’émotionnel, est un exerciced’équilibre permanent pour une sage-femme, cardeux histoires de grossesse et de naissance neseront jamais identiques, même au sein d’unemême famille !

Au quotidien…

Lors de la première rencontre, lorsque jedemande aux futurs parents comment ils imagi-nent vivre cette fin de grossesse… quels sontleurs souhaits pour l’accouchement… commentils se l’imaginent… ce qu’ils attendent d’une pré-paration à la naissance… ce qu’ils savent… cequ’ils veulent savoir…, très souvent ils parais-sent désarçonnés. Comme s’ils n’avaient pasencore pu imaginer qu’ils étaient, eux, les écri-vains de cette histoire, et que les professionnelsne pouvaient et ne devaient qu’être à leur servi-ce et au service de leur bébé. Car ce sont eux lescompositeurs de cette symphonie, et ils en jouentla partition, et ce sont bien eux qui donnent leton !

Plus tard, s’ils m’y invitent, je les accompagnesur le chemin de la découverte… Parcours chaquefois initiatique, pour eux comme pour moi, augré des questions, des événements, du déroule-ment de la grossesse. Découverte parfois sur-prenante pour ces futurs parents, de toutes leurscompétences, jusque-là insoupçonnées, parcequ’ils n’avaient jamais dû y faire appel : compé-tences dans la maîtrise de leur propre corps, deses ressources, de ses capacités d’adaptation,mais aussi dans le registre de leurs émotions,trop rarement reconnues, partagées et respec-tées.

Surviennent ainsi parfois des moments d’in-sécurité, de doute sur leurs propres capacités à fai-re face à l’inconnu, et la crainte de ne pas se mon-trer à la hauteur de leurs nouvellesresponsabilités, de décevoir, de se décevoir, bal-lottés au rythme de leurs perplexités. Or, le désar-roi qui semble à ce moment prendre toute la pla-ce peut se voir progressivement supplanté parune sérénité et une confiance retrouvées, si on

prend avec eux le temps de décoder ce qui sepasse, de remettre au cœur du débat les valeursprioritaires qu’ils se sont choisies, et de leur garan-tir un soutien inconditionnel, quels que soientleurs choix (pour autant que la sécurité de cha-cun reste assurée !).

Pouvoir accueillir n’importe quelle question,renvoyer la recherche de la réponse à celui ou àcelle qui la pose, les soutenir dans cette démarche,c’est déjà adopter la même pratique que celle quidoit nous animer lors d’une naissance. C’est àcette condition seulement que nous allons vivreles moments les plus intenses de notre pratiqueprofessionnelle… Assumer auprès des futursparents cette responsabilité à la fois de « garde-fous » et de souffleurs d’espérance et de confian-ce. Je reste béate d’admiration devant ce quechaque couple est capable d’inventer, de réali-ser, de supporter parfois, tout simplement parcequ’ils ont choisi de se faire confiance et se sontpromis un soutien inconditionnel dans la mise aumonde de leur enfant.

Quelle sage-femme ne se souvient pas d’unechambre plongée dans la pénombre, où seulssont audibles les gémissements d’une femme,bercée par son compagnon, complètementconcentrée sur ce miracle qui se passe en elle :donner la vie? Elle dit « oui » à chaque contrac-tion…

Ils resteront profondément unis et solidairesau moment de mettre au monde leur enfant…Ils cherchent dans nos yeux et au travers des motsmurmurés les encouragements et l’émerveille-ment qui les soutiendront dans cette traverséede ce qu’ils croyaient être l’impossible… Ensui-te, vient le prodigieux moment de la rencontre…lorsque le regard du petit croise enfin celui deses parents. Ce qui se vit à ce moment-là est del’ordre du bonheur absolu, dans lequel le sensdu sacré apparaît dans toute sa présence.

Donner aux couples que j’ai la chance d’ac-compagner l’opportunité de s’émerveiller d’eux-mêmes et de leurs enfants est une mission pal-pitante, même si elle est parfois périlleuse, etsouvent controversée. Mission pour laquelle jen’ai qu’une crainte, celle de ne pas être à la hau-teur de la demande de chacun.

Je crois que ce souci est partagé par de nom-breux professionnels. Nous rêvons de la plus bel-le naissance pour chaque couple, de l’accueil leplus tendre pour chaque bébé ; que toute nais-sance soit Noël au sein de chaque famille. ■

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Il est impossible d’évoquer la trèsgrande variété de contextes dans les-quels se concrétise la filiation. Nous enenvisagerons trois, basés chacun surun couple d’adultes stable et hétéro-sexuel qui désire devenir parents. Dansnotre première illustration (scénario A),les parents conçoivent un enfant de leurpropre semence (enfant que nousappellerons « biologique »). Dans ladeuxième (scénario B), ils l’adoptent, au senslégal du terme, après avoir constaté et assuméleur stérilité biologique du moment. Dans la troi-sième (scénario C), ils ont déjà un ou plusieursenfants biologiques et ils en adoptent un nou-veau. En outre, nous simplifierons presque à l’ex-cès le raisonnement, en postulant que les deuxparents, ou l’éventuelle fratrie déjà présente,vivent les choses à l’unisson.

Une place de choix

Dans le scénario A, les prémices d’unedémarche intérieure d’adoption de l’enfant àvenir se mettent souvent en place précocementdans le psychisme et le comportement des futursparents, en se confondant alors quasiment avecleur désir d’enfant et le droit qu’ils se donnent dele réaliser. Ce n’est cependant qu’après la nais-sance de l’enfant qu’elle se confirmera et seconcrétisera vraiment : « Ce petit être de chair etd’esprit, fruit de nos semences, et qui les trans-cende pourtant, nous optons pour lui, nous l’ad-optons, nous le reconnaissons comme nôtre, denotre lignée, sans qu’il soit jamais une chose quenous possédons, nous reconnaissons donc qu’ilest sujet humain et non clone de notre désir. »Tels seraient les termes idéaux d’un acte d’adop-tion réussi, s’il devait se verbaliser.

À penser le message d’accueil de la sorte, c’estune place de choix qui est proposée à l’enfant,bien plus qu’une soumission des parents à sesorigines biologiques ou une soumission de lui àleur toute-puissance.

Cette démarche parentale n’est pourtant pasde l’ordre du conte de Noël, chaque fois immé-diate, intense et respectueuse : son existencedépend de beaucoup de facteurs intrapsychiques,relationnels et matériels et est parfois impossible.

Mais, une fois jaillie desparents, elle est le plus sou-vent irréversible ; si elleconnaît de-ci de-là desvariations d’intensité cir-constancielles (pensonsaux remous de l’adoles-cence), il est rarissimequ’elle se renie.

Et le bébé, puis l’enfant,adopte-t-il, lui aussi, sesparents ? Engage-t-il lespremiers élans de sa liber-té intérieure toute neuvepour les reconnaître com-me à lui, au-delà desréflexes instinctifs dedépendance matérielle ?Oui, il le fait ; quasi chaque enfant le fait, inten-sément et précocement : en miroir de ses parents,il est même probable qu’il commence à le faireavant sa naissance, c’est-à-dire que, confusément,encore dans le ventre de sa mère, il veut déjàvivre avec eux ; et cette reconnaissance d’euxcomme fondement pour la construction de sonidentité personnelle et sociale, il l’amplifie enco-re, dès qu’il les a perçus et qu’il commence à êtrematerné par eux.

Hélas, si l’on peut dire qu’il est libre, au senslarge du terme, de son mouvement d’adoption,il n’en est pas pour autant très lucide. Il arrive quele petit bébé se trompe et reconnaisse commeparents ceux qui le sont bien biologiquementmais qui, spirituellement, ne peuvent ou ne veu-lent pas le reconnaître. On devine combien d’hia-tus douloureux peuvent s’ensuivre puisque l’en-fant, lui non plus, ne peut guère, ou alors trèsdifficilement, renier l’adoption à laquelle il a pro-cédé: plus d’un enfant est mort, physiquement ou

L’adoption, une autreforme de naissance

Jean-Yves Hayez, Cécile Hayez-Melckenbeeck

Dans toute filiation, même «naturelle», une démarche d’adoption au

sens privé, intrapsychique et relationnel du terme doit avoir lieu; elle

doit émaner autant de ceux qui exercent la fonction parentale, en

direction de l’enfant, que de celui-ci à leur égard. Elle constitue une

condition nécessaire à l’épanouissement de celui que l’on adopte, et

qui est librement mise en place par celui qui adopte.

Psychiatre infanto-juvénile, le Pr Jean-Yves Hayez dirige l’Unitéde pédopsychiatrie des Cliniques universitaires Saint-Luc. Parmiplusieurs ouvrages, il a publié en 1988, Un jour l’adoption(1988, Éditions Fleurus).

Docteur en philosophie et lettres, Cécile Hayez-Melckenbeeckest actuellement chargée de recherches du FNRS au Départementd’études romanes de l’UCL.

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moralement, de son obstination illusoire.Et que se passe-t-il quand il n’y a personne à

adopter ? Quand les parents géniteurs dispa-raissent tout de suite et que le maternage n’est quetrès vague, dans les murs de quelque collectivi-té d’enfants ? Que se passe-t-il quand l’enfant abien commencé sa démarche, mais que sesparents disparaissent après un certain temps ?Peut-il continuer ailleurs, vers d’autres, cettedémarche d’adoption ? Peut-il en générer uneseconde, sans renier la première? Les paragraphessuivants proposent des pistes de réponse à cesdélicates questions.

La même mission

En cas d’adoption au sens légal du terme (scénario B), les parents sont investis de la mêmemission que lors d’une filiation « naturelle » :adopter l’enfant au sens vécu, intrapsychique etrelationnel du terme; reconnaître cet enfant com-me le leur ; l’intégrer dans leur lignée, exacte-ment comme s’ils l’avaient enfanté; rêver pour luison achèvement humain et simultanément luireconnaître le droit de se différencier de leursdésirs à son égard au nom de la singularité dusujet humain libre qu’il est déjà.

Dans ce contexte, il existe toujours un momentque nous appellerons « arrivée » 1, moment pré-cis, réel et symbolique à la fois, où l’enfant por-tépar un tiers, prendra forme concrète dans leursbras et se trouvera soudain, d’une seconde àl’autre, sous leur entière responsabilité.

L’attente de ce moment d’« arrivée », aurasouvent été plus longue, plus incertaine, plustendue que dans le cas d’une grossesse « biolo-gique ». Tout au début, il y aura même eu l’épreu-ve de la stérilité, et il faut espérer que les parentsauront été bien aidés à l’assumer, pour pouvoiraccueillir, sans ressentiment et pour ce qu’il est,cet enfant dont ils n’ont pas façonné le corps.

Confrontés à l’incarnation de l’enfant lors deson « arrivée » , les parents adoptifs vivent sou-vent, plus lucidement et plus lentement que lesparents « biologiques », le déploiement de leurdémarche intérieure d’adoption. La différence decet enfant et de ce qu’ils sont leur est plus immé-diatement perceptible que lors d’une naissance,où l’illusion de la fusion d’identité parents-enfantest monnaie courante. Ici, un certain nombre d’in-dices physiques, tout comme leur connaissanceplus ou moins précise de l’origine et de l’histoi-re de l’enfant, devraient leur faire vivre, tout desuite, que celui-ci n’est pas leur clone.

Est-ce une bonne chose à terme ? Oui, proba-blement, parce que beaucoup d’entre eux reste-ront bien imprégnés de la réalité des différencesde l’enfant, et du droit qu’il a de vivre et de pro-mouvoir celles-ci. Néanmoins, sur le momentmême, ce peut être une expérience bien insécu-risante que de vivre plus ou moins intensémentl’étrangeté d’un enfant avec qui l’on est pour-tant censé partager l’essentiel de la vie future.

Heureusement, cette insécurité initiale s’apai-se le plus souvent 2 : les parents se laissent aller àvivre leur parentalité et à apprivoiser celui qu’ilsidentifient de plus en plus comme « leur » enfant. Leur tâche n’est cependant pas simple car, s’ils luiouvrent pleinement la porte de leur maison, ilsne doivent jamais oublier que c’est ailleurs qu’ilest né concrètement : ses premiers parents exis-tent toujours, dans ses souvenirs ou/et ses fan-tasmes, avec une polarité affective positive, ambi-valente ou négative ; mêlés à eux, et à laséparation d’avec eux, il y a eu le vide ou unmaternage substitutif de qualité. Son passé, avecses richesses humaines et les traumatismes de laséparation, influencera irrévocablement laconstruction de son identité.

Une autre différence, plus radicale et plussystématique, entre la naissance naturelle etl’« arrivée » de l’enfant destiné à l’adoption léga-le, est liée à l’inscription sociale de celle-ci. Fai-re un enfant, quand on a la chance d’être uncouple majeur et fécond, cela peut se déciderpuis se gérer dans l’intimité du couple, très lar-gement 3, dans la mesure où celui-ci le désire.Pour l’adoption, c’est radicalement différent.C’est la société qui transmet un enfant, qui nepeut pas rester avec ses parents naturels, à uncouple parental qu’elle a choisi ; elle le fait dansla perspective du bonheur de cet enfant et ellene reconnaît la responsabilité entière et irréver-sible du couple parental choisi que quand elle estsûre de sa valeur 4 : alors, ils peuvent signer l’ac-te officiel et irrévocable d’adoption face à unmagistrat. Mais avant cela, formellement etinformellement, la société pèse de tout son poidspour surveiller, contrôler, marquer son pou-voir… Et même après, informellement, la com-munauté continue à s’attribuer un droit deregard, d’intrusion, comme un droit à l’éduca-tion partagée…

Et l’enfant qui arrive est invité à s’extraire decette portée sociale, et à reconnaître et adopterprogressivement ses nouveaux parents : mêmemission pour lui que pour eux !

1. « L’arrivée »? Nous avonsdonné à ce terme unesignification précise ;

néanmoins, dans beaucoupde cas, les parents

rencontrent déjà leur « futurenfant », par exemple à la

maternité, dans unepouponnière, voire par

l’intermédiaire d’une simplephoto et il y a un peu

d’habituation réciproque,quelques jours, voire

quelques semaines avant cetinstant où ils « partent avec

lui » en en ayant reçu laresponsabilité…

2. Il existe des exceptions àcette constatation. Chez

certains parents, la capacité àreconnaître l’enfant comme le

leur est beaucoup plusrapide ; il en est même qui

dépasseront vite les bornes etnieront l’existence de

différences spirituellespropres à l’enfant.

Inversement, pour une petiteminorité d’adultes,

l’adoption intérieure del’enfant ne sera jamais

possible. Sans doute leurmotivation à adopter

légalement n’était-elle pastrès forte et les organismes

d’agrément se sont-ilstrompés à ce propos.

3. Pas tout à fait totalementnéanmoins : un couple

normal demande de l’aidepour l’accouchement,

souhaite souvent un supportsocial de la famille éloignéeou/et des amis, et est obligé

d’inscrire l’enfant à l’État-civil.

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Mission souvent bien plus difficile à initierdans son chef que dans le leur ! Qu’il le montreou non, ce moment d’« arrivée », c’est très pro-bablement celui d’un grand traumatisme psy-chique, bien supérieur à l’hypothétique trauma-tisme de la naissance naturelle: le fœtus, lui, avaitdéjà pu s’imprégner d’une certaine ambiance desons et de vie, à partir de l’excellent poste d’ob-servation qu’était le ventre de sa mère : quand ilnaît dans ce milieu-là, il n’est pas trop dépaysé.Par contre, l’enfant qui arrive en adoption perd,en très peu de temps, tous les repères matérielset affectifs, et parfois même la langue, qu’il avaitcommencés à assimiler 5. Alors, ces sourires d’ac-cueil qu’on lui fait, qui peut lui garantir qu’ilsn’émanent pas de personnages fondamentale-ment hostiles?

Heureusement, et pour peu que, de leur côté,les parents gèrent délicatement leur désir d’adop-tion, beaucoup 6 d’enfants s’en remettent, finissentpar s’apaiser et par se donner, de l’intérieur, auxbras qui s’ouvrent à eux. Ils entrent donc libre-ment dans « leur » deuxième maison, sans oublierpour autant, ni leur première maison, ni lesdéserts qu’ils ont parfois traversés entre les deux.Aux parents de s’en souvenir et de l’assumer ;certains enfants ne manifestent que de façon trèsindirecte et difficilement décodable cette doubleappartenance ou/et la souffrance d’avoir connule désert. D’autres le font bruyamment, parexemple lors des crises d’adolescence. Les parentsdevraient, à la fois, accepter ces imprégnationsmultiples, et, paradoxalement, se rassurer : sil’enfant a vraiment adopté sa deuxième maison,il ne l’abandonne pas facilement, même s’il exhi-be à l’occasion les souvenirs qu’il a ramenés dela première.

Associer les frères et sœurs

Que se passe-t-il lorsque l’enfant arrive dansune famille où vivent déjà un ou plusieurs enfants« biologiques »?

Les démarches intérieures proposées à l’en-fant « arrivant » et aux parents sont celles quenous avons déjà décrites. Ce peut être encoreplus difficile pour l’enfant lorsque ses nouveauxparents, en s’adressant directement à lui ou dansdes conversations informelles, mettent l’accentde façon réductrice sur les dimensions altruistesde leur démarche ; quoi de plus enrageant et deplus culpabilisant que de se sentir cette detted’être le petit pauvre invité à la table des riches?

Les parents feraient bien mieux de reconnaîtreégalement d’autres motivations, plus affectives,en vertu desquelles eux aussi ont besoin de laprésence de cet enfant pour s’épanouir davan-tage.

Se posent aussi des questions spécifiques rela-tives aux enfants déjà là : les parents engagentceux-ci par leur choix particulier. Là où la concep-tion d’enfants naturels est un acte très intime, lechoix d’adopter est d’emblée plus ouvert et plussocial ; il se situe tout de suite dans le langage, etnon dans le corps. Or le langage, ça fonctionne enréseau… Il faut donc associer 7 ces enfants au pro-jet ; leur en exposer les racines profondes pourchaque parent, les implications pour leur futur àtous, et les laisser s’exprimer à ce propos. Entreautres, c’est leur permettre de faire part d’uneinsécurité et d’une ambivalence bien naturelles ;c’est aussi leur indiquer qu’ils investiront com-me ils l’entendent l’enfant nouvel arrivant, mêmes’il porte un jour le titre officiel de « frère ousœur » : ici aussi, la démarche intérieure d’adop-tion entre enfants aura lieu, selon ses nuancespropres, avec ou sans symétrie, ou elle n’aurapas lieu.

Par la suite, les parents faciliteront probable-ment une reconnaissance mutuelle entre enfantss’ils continuent à ne rien brusquer, s’ils admettentintérieurement qu’elle n’est pas donnée de soi— il faut la construire progressivement — etqu’elle ne s’achèvera pas nécessairement com-me ils la rêvent. Mieux vaut alors que toute lafamille puisse se parler, à l’occasion, de ce que l’onvit les uns par rapport aux autres. Et s’ils veu-lent que les enfants s’adoptent, mieux vaut aus-si qu’ils ne différencient pas l’enfant adopté en letraitant comme un perpétuel invité de la famil-le, fragile et intouchable, qu’il faudrait tenir àl’écart des disputes entre enfants…

Mais, au fond, ceci est-il vraiment spécifique?Cette liberté d’aimer, entre enfants, les parentsne devraient-ils pas la reconnaître à l’identiquedans le contexte de n’importe quelle filiation? ■

4. Tout ceci, en principe dumoins : c’est un idéal verslequel tendent de plus enplus les lois et décrets quiréglementent l’adoption.

5. Il n’est pas rare, en outre,que son passé ait déjà été trèstraumatique, fait de vides etde ruptures de lien, bien au-delà de l’inévitable et, le plussouvent, traumatisanterupture avec ses parentsnaturels. Certains viventdonc ce nouveautraumatisme de l’«arrivée»avec une très grande fragilitéintérieure préexistante.

6. Beaucoup? Pas touscependant. Une minoritéd’enfants adoptés, surtout lesplus âgés à leur «arrivée», nepourront jamais se greffer surleur nouvelle famille. Iciencore, ne pourrait-on pasutiliser ce temps de transitiondifficile à vivre qui précède lasignature définitive, pour lerepérer et en tenir compte?

7. Associer? Cela ne signifiepas vraiment leur accorder lepouvoir de décision… encoreque, si un enfant manifestaitune aversion profonde,stable, quasi non réductibleau projet… où résiderait lemoins mauvais choix éthique,et la meilleure manièred’aimer?

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Louvain : La connais-sance de la vie intra-utéri-ne a énormément progressé.En 2002, quels facteursl’obstétricien surveille-t-ilen priorité? On parle beau-coup, aujourd’hui, de lanutrition de la mère…

Pr Pierre Bernard : Lanutrition fait effectivementl’objet de recherches inté-ressantes, mais celles-ci ontpeu de répercussions surnotre pratique quotidienne:nous ne connaissons pas,dans nos pays, de carences

nutritionnelles majeures. L’attention de l’obsté-tricien se concentre davantage sur la préventionde maladies ciblées : les malformations du tubeneural par exemple, ou les malformations car-diaques, pour lesquelles on sait depuis longtempsque l’acide folique exerce un rôle de prévention.Nous nous préoccupons également des facteursextérieurs que sont le tabagisme, le milieu de vie,le stress. Tabac, alcool et drogues sont vraimentnos ennemis. Nous les combattons par la pré-vention, mais aussi par des traitements sympto-matiques. La technique du patch chez la femmeenceinte, par exemple, est aujourd’hui couram-ment appliquée. Les facteurs de vie font l’objetd’une attention encore plus importante. On nerépétera jamais assez que le meilleur « traite-ment » pour la femme enceinte, c’est le repos.Que ce soit pour éviter l’accouchement préma-turé, l’hypertension ou le retard de croissance,le premier conseil, c’est le repos.

Concilier carrière et vie privée

Lv: Ce message passe-t-il mieux aujourd’huiqu’il y a quelques années ?

Pr P.B.: Oui, mais, paradoxalement, il est moinsbien appliqué. Beaucoup de femmes font leursenfants quand elles sont en pleine activité pro-fessionnelle. Elles ont donc du mal à conciliercarrière et vie privée.

Lv : Que sait-on aujourd’huides risques liés à l’âge de lamaman?

Pr P.B.: On sait que les risques qui augmententle plus nettement avec l’âge, ce sont les anoma-lies chromosomiques. Les pourcentages restenttoutefois très faibles : un risque sur mille à 30 ans,un sur 350 à 35 ans, un sur 80 à 40 ans. Une fem-me enceinte court également plus de risquesd’être diabétique ou hypertendue à 40 ans qu’à25. En revanche, on constate que les femmes plusâgées ont davantage de facilité à ralentir leuractivité professionnelle durant leur grossesse.Ceci compense donc cela. Loin de nous l’idée dedécourager les grossesses à 35-40 ans!

Lv : Les progrès de l’imagerie médicale per-mettent aujourd’hui de surveiller de très prèsl’évolution du fœtus. Où en est la science sur ceplan?

Pr P.B. : L’imagerie a révolutionné l’obsté-trique : il est impossible, aujourd’hui, de prati-quer l’obstétrique sans employer de manière qua-si permanente l’échographie. En outre, la qualitéde l’image s’améliore sans cesse : la plupart deséchographies se font encore en deux dimensions,mais la 3D est au point et la 4D —c’est-à-dire la3D en mouvement — s’annonce. Les progrès del’imagerie nous permettent de détecter bienmieux qu’il y a dix ans la souffrance fœtale. Ondécèle également davantage de maladies fœtales,et, surtout, on les voit mieux. Il y a dix ans, ondétectait 1 à 2 % des cardiopathies ; aujourd’hui,on se situe entre 50 et 60 % en moyenne, et, dansles centres spécialisés, à 80 à 90 % de détection.

Lv: L’imagerie a également donné un nouvelélan à la chirurgie fœtale. Celle-ci est-elle ame-née à se développer?

Pr P.B.: Il faut savoir de quoi l’on parle. Les trai-tements in utero — injection d’un médicamentdans le cordon, pose d’un drain dans la vessiedu bébé, transfusion sanguine lors d’une incom-patibilité avec le sang de la mère – sont des trai-tements délicats qui ne sont pratiqués que dansquelques centres spécialisés. La chirurgie fœtaleà proprement parler, qui consiste à ouvrir leventre de la maman et à intervenir directementsur l’enfant est, elle, véritablement exception-nelle. Ce sont des opérations à très haut risque.

Mettre au monde en 2002Pierre Bernard

Comment vit-on sa grossesse en 2002 ? Et comment accouche-t-on ?

L’avis du spécialiste.

Pierre Bernard est chef du Service d’obstétriquedes Cliniques universitaires Saint-Luc

et professeur à la Faculté de médecine de l’UCL.

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Certaines opérations cardiaques par échoguida-ge ont été tentées aux Etats-Unis, mais les résul-tats sont peu probants.

Lv: Parlons maintenant de l’accouchement. Latechnique de la péridurale, couramment prati-quée, a-t-elle connu une évolution importanteces dix dernières années ?

Pr P.B. : La technique a peu évalué, mais elles’est affinée. L’anesthésie est mieux calibrée – lafemme, comme on dit, « sent son bébé des-cendre » – et les risques sont devenus trèsminimes. Aux Cliniques Saint-Luc, 88 % desfemmes accouchent sous péridurale ; à l’échelledu pays, on se situe autour de 60 %.

Trop de césariennes

Lv : Le nombre de césariennes continue decroître. Pourquoi?

Pr P.B. : La principale explication est d’ordremédico-légal : pour une question d’assurance,on tente de diminuer le plus possible le risquepour le fœtus. Malheureusement, on augmentede ce fait — et sérieusement — le risque pour lamère : le risque de mortalité maternelle est à peuprès cinq fois plus élevé lors d’une césarienneque lors d’un accouchement naturel. Nous vivonsactuellement en Belgique un grand débat autourde l’accouchement par le siège : les universitéset les obstétriciens ne sont pas d’accord entre euxet travaillent à un consensus. Aux Etats-Unis, cesont les assurances qui ont tranché : une présen-tation par le siège entraîne automatiquement unecésarienne. En Belgique, nous sommes à 15-16 %de césariennes ; le taux idéal serait de 12 %.

Lv: Où en est la demande de méthodes d’ac-couchement dites « naturelles » ?

Pr P.B. : Elle était forte il y a cinq ans, mais ellea tendance à stagner. Il existe chez les femmesune dualité entre l’envie d’accoucher naturelle-ment et l’envie que « cela se passe bien ». Cer-taines font le choix de l’accouchement à domici-le. J’y suis pour ma part opposé. L’exemplehollandais montre que ce n’est pas une bonnesolution : les chiffres de mortalité infantile sontmauvais, et le système est cher. J’estime que lameilleure manière de concilier sécurité et bien-êtreest d’amener le domicile à l’hôpital en rencon-

trant les demandes légitimes des parents : pré-sence du père, musique, bain, etc. Les méthodesd’accompagnement, telles que l’haptonomie, par-ticipent de la même intention : elles amènent lesfemmes plus confiantes en salle d’accouchement.

Lv : Que peut-on dire aujourd’hui des« miracles » réalisés dans le domaine de la pré-maturité ?

Pr P.B. : Les décisions en matière de prématu-rité sont les plus délicates que les obstétriciensaient à trancher. À partir de quand un enfant est-il viable? Pour l’OMS, la réponse est: 22 semaines,500 grammes. En réalité, les enfants qui naissentavant 26 semaines et 1 kg courent de gros risques.Ce genre de cas nécessite à chaque fois de longuesdiscussions avec les parents. On parvient aujour-d’hui à atténuer considérablement le principalproblème de la prématurité, à savoir le dévelop-pement des poumons. Les problèmes respira-toires sont souvent à l’origine d’autres problèmes,notamment cardiaques ou cérébraux. On a beau-coup progressé en matière de ventilation, et on estaujourd’hui capable de produire artificiellementle surfactant, ce produit que secrète naturelle-ment le nouveau-né et qui maintient ouvertesles alvéoles pulmonaires. Cependant, malgré cesprogrès, le pronostic de morbidité et de mortali-té des prématurés ne s’est pas amélioré ces dixdernières années. Tout simplement parce qu’onfait naître des enfants de plus en plus tôt…

Lv: En règle générale, comment sont prises encharge les questions éthiquement délicates, quece soit en cas de prématurité, de malformation,d’interruption médicale de grossesse, etc. ?

Pr P.B. : Cette prise en charge se fait toujoursen équipe et de manière pluridisciplinaire. Elleréunit le gynécologue référent, un obstétricien, lenéonatologue, un pédiatre spécialiste de la patho-logie, un psychothérapeute, les accoucheuses,éventuellement un généticien… Cette concerta-tion est coordonnée par un des membres del’équipe, qui est la personne de référence pourla famille. Nous accordons aussi beaucoup d’im-portance au suivi psychologique des parents.Cesuivi, il y a dix ans, n’existait tout simplementpas. Aujourd’hui, on se demande comment onfaisait sans. Les conséquences d’un choix sonttellement importantes… (Propos recueillis par P.E.)