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Blaise Pierrehumbert
Lamour maternel...un amour impratif
La tendresse dune mre pour son bb peut apparatrecomme naturelle
et vidente. Nous nous proposons dans ce textedexaminer de faon
critique certaines vidences , au risque deremettre en question une
vision sentimentaliste et simpliste.Nous constaterons que le
concept d amour maternel est sujet controverses. Ralit naturelle,
atemporelle, ncessaire et intan-gible ? Ralit contingente,
relative, produit dune culture etdune poque ? Au terme de notre
examen, nous soulignerons ladimension sociale de la reprsentation
de lamour maternel etnous essaierons de proposer une perspective
critique et scienti-fique 1. Pour paraphraser une citation clbre,
nous pourrionsaffirmer que la mre seule nexiste pas ; lamour
maternel natraitdans le regard de lautre. Peut-tre particulirement
dans celui delanctre, que la mre sait pos sur elle, lorsquelle
prend sonenfant. Cest ce que semble exprimer Lonard de Vinci dans
LaVierge, sainte Anne et lenfant avec lagneau. Sigmund Freud(1987)
a comment ce tableau dans Un souvenir denfance deLonard de Vinci ;
il montre que la tendresse manifeste par ces
Blaise Pierrehumbert, psychologue adjoint ; Privat Docent,
SUPEA, Unit de Recherche, Ruedu Bugnon 25A, 1005 Lausanne (Suisse)
; Tl. : 41 (0)21 314 74 84 ; Fax : 41 (0)21314 74 81 ; e-mail :
[email protected]. Le titre et largument de
cette prsentation sont en partie repris dun article parudans le
numro 1 de Spirale (1996) ; les hypothses de cet article sont ici
dveloppeset illustres.
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deux mres nest pas sans contrainte et il propose une
explicationde lintrication relationnelle caractrisant cette
peinture par desrfrences biographiques concernant Lonard de
Vinci.
Une apparente vidence : le bonding
De nombreuses tudes ont t ralises sur le phnomne dubonding chez
lanimal (il sagit dune sorte d attachementmaternel , mais comme
nous le verrons plus loin, le terme attachement devrait tre rserv
pour un usage spcifique ;par dfaut dun terme franais appropri, nous
conserveronsdonc le mot anglais bonding). Les tudes sur les brebis
(voir parexemple Hubert Montagner, 1988 ou Sarah Hrdy Blaffer,
1999)sont les plus connues ce sujet. Elles montrent que la
brebisdveloppe un comportement de soins trs slectif lgard deson
agneau, dans les heures qui suivent la naissance ; parallle-
Spirale N 1884
Figure 1. Lonard de Vinci : La Vierge, sainte Anne et lenfant
avec lagneau (1510)
Muse du Louvre
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ment, elle manifeste des conduites agressives lgard desagneaux
trangers. Ces comportements traduisent la prsence duphnomne de
bonding, qui interviendrait durant une brvepriode, dite sensible .
En effet, si la brebis est spare de sonjeune durant quelques heures
juste aprs la naissance, elle risquefort de refuser de sen occuper
ensuite (lchage, allaitement). Or,une sparation intervenant
ultrieurement (aprs une journe decontact, par exemple) nentranera
pas de telles consquences.
Leffet combin dhormones maternelles et de signaux mispar le
jeune (en particulier des signaux olfactifs) serait la causedu
dclenchement des comportements de soins de la mre. Dansune
exprience dsormais classique sur des rats, J. Terkel etJ.S.
Rosenblatt (1968) ont t les premiers dmontrer quuncertain nombre de
changements physiologiques prparent lafemelle son rle maternel.
Lorsque lon prsente un raton nou-veau-n une femelle vierge,
celle-ci le nglige gnralement ;elle peut montrer des ractions de
crainte et, occasionnellementmme, le dvorer. En rptant cette
exposition un certainnombre de fois, la femelle peut tre
conditionne tolrer, soi-gner, lcher, protger et rechercher le
jeune. Or, cette rponse desoins au jeune est acquise trs rapidement
chez une femelle por-tante. Si lon injecte une femelle vierge du
sang provenantdune femelle ayant mis bas, le temps dexposition
ncessairepour activer la rponse de soins au jeune se trouve trs
fortementrduit.
Grce notamment aux tudes de C.S. Carter (1998), on apu prciser
les mcanismes de la prparation au maternage chezla femelle
mammifre. Un rle essentiel serait dvolu une hor-mone, locytocine.
Cette hormone, nomme du grec la nais-sance rapide , serait
responsable des contractions utrines laccouchement, puis de la
monte de lait. Les tudes sur lesmoutons indiquent que la descente
du foetus dclenche le rel-chement docytocine dans le systme nerveux
de la mre, et lebonding ne pourrait se faire que si cette hormone
est prsente aumoment de la naissance. En effet, si le relchement
docytocineest bloqu, la brebis rejette son agneau. On trouve une
certaineconcentration de cette hormone dans le lait maternel,
suggrantquelle joue un rle rciproque chez le jeune, favorisant son
lien la mre. Prsente la naissance, cette hormone continue
treproduite par la mre tout au long des soins au jeune.
Locytocineest connue pour son effet apaisant et aurait par ailleurs
un effet,
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tout au long de la vie du mammifre, sur les comportementssociaux
avec ses pairs ou ses partenaires sexuels.
Si le bonding est un comportement adaptatif, essentiel
pourfavoriser les soins au jeune chez des mammifres comme le
mou-ton, quen est-il de lespce humaine ?
Critique du bondingchez ltre humain moderne
Lexistence mme dun bonding dans lespce humaine nefait pas
lunanimit, et de loin ; la mfiance est de mise lgarddun concept que
lon souponne frquemment dtre imprgndidologie rtrograde,
relativement un surcrot de responsabi-lit culpabilisante attribu la
mre. Nous faisons ici allusion aufameux exemple des tudes de
Kennell et Klaus (1979).
John Kennell et Marshall Klaus ont tudi le lien mre-bbdurant
plus de vingt ans, dans la perspective damliorer les soinsprinataux
et simultanment de rduire les risques lis aux diffi-cults daccs la
parentalit. Selon ces tudes, si le contact phy-sique mre-bb peut
tre favoris durant les premires heurespostnatales (le rooming-in),
les comportements maternants, leschances de russite de
lallaitement, et finalement la sant mmede lenfant sen trouveront
amliors. Klaus et Kennell suggrentlexistence dune priode sensible
pour ltablissement dunlien mre-bb, immdiatement aprs la naissance ;
le contactphysique, durant cette priode, dclencherait une cascade
din-teractions, conduisant ltablissement dun fort lien rci-proque.
Or, la routine hospitalire du moins lpoque de leurspremires tudes
revenait sparer mre et enfant juste aprs lanaissance. Il faut
rappeler, comme le fait Robbie Davis-Floyd(1996), que ce sont les
efforts de ces activistes du bonding etdu rooming-in qui ont rendu
ces pratiques banales et ordinairesdans la plupart des
maternits.
Wenda Trevathan (1987) souligne les multiples avantages dece
contact post-partum immdiat, pour la rgulation physiolo-gique du bb
(respiration, chaleur, hydratation, apaisement) etpour la mre
(relchement docytocine dans le systme sanguinmaternel, stimulant
les contractions et lexpulsion du placenta,et inhibant lhmorragie
post-partum).
Spirale N 1886
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Klaus et Kennell supposent que lintrt dans le long termedu
bonding serait lintgration, par la mre, de l image men-tale du bb
avec lenfant rel ; ils suggrent que le risque demaltraitance
augmente lorsquune telle intgration choue. Il estvidemment
difficile de dmontrer de faon irrcusable leffet ducontact
post-partum sur la rduction du risque dabus et de mal-traitance ;
certaines donnes exprimentales semblent donnerraison aux auteurs
sur ce point, mais dautres chouent mon-trer un effet significatif
(Siegel et al., 1980).
En fait, des problmes mthodologiques importants ont trelevs dans
la plupart des tudes ralises jusque-l sur le bon-ding et rendent
celles-ci peu crdibles (Trevathan, 1987) ; lavisde nombreux
chercheurs est que cette question relve de la fic-tion scientifique
(Eyer, 1992). Dautres affirment que le bon-ding sert une idologie
phallocrate. Les enjeux semblent doncnombreux, et l institution
mdico-technique , selonR.E. Davis-Floyd (1996) serait ambigu ce
sujet. Le fait detendre le bb nouveau-n sa mre : Voici votre bb
main-tenant liez-vous ! reprsenterait une sorte de mise en scne
dunrituel de passage, qui constitue une reconnaissance par la
socitque la mre est maintenant bien mre, que sa transformation
estcomplte. Or, dun autre ct, cette mme institution mdico-technique
chercherait insidieusement reconqurir son pouvoirsymbolique ;
ainsi, on assisterait, selon cet auteur, une rcup-ration par le
pouvoir mdical des tudes contestant limportancede la priode dite
sensible du post-partum, le pouvoir cher-chant par l dfaire le
travail ralis durant les annes soixante-dix pour favoriser le
contact mre-bb en maternit.
Lapplication du bonding de lanimal lhomme nest doncpas vidente.
Sarah Hrdy Blaffer explique que le bonding pour-rait tre essentiel
chez les moutons ; la vie en troupeau avec desjeunes immdiatement
mobiles implique un risque lev de mlanger les jeunes ; or, le
troupeau est compos dindividusqui ne sont pas ncessairement de
proches parents. On peut ainsiconcevoir et cet argument est cher
aux sociobiologistes quiconsidrent que les gnes sont par essence
gostes , pourreprendre lexpression de Richard Dawkins (1976) que le
bon-ding attnuerait sensiblement le risque, pour la mre, dleverdes
jeunes sans lien de parent gntique avec elle. Or, les pri-mates
nont pas le mme systme dorganisation social ; de fait,celui-ci
varie dune espce lautre et, ce qui est remarquable,
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cest que le bonding semble se modifier en consquence. Ce
quiillustre son caractre adaptatif. Si certaines espces de
primatespratiquent lexclusivit relationnelle mre-bb, dautres ne
lefont pas du tout ; ces diffrences seraient interprtables
selonleurs avantages respectifs, eu gard au mode de vie
communau-taire spcifique de chaque espce. Il ny a ainsi pas de
raison apriori pour que des comportements observables chez le
moutonsoient gnralisables lhumain. Humain chez qui il faut
consi-drer, outre les enjeux adaptatifs de lhistoire biologique,
ceux delhistoire culturelle.
La proccupation maternelle et son dclenchement
Bonding ou pas, on ne peut nier lexistence dune certaine
proccupation maternelle , sous la forme dune vigilance mo-tionnelle
et dune disponibilit particulire de la mre. Celle-ciserait
essentielle dans les premiers temps de la vie du bbhumain,
particulirement dpendant, car elle permettrait lamre de sentir et
danticiper les besoins de celui-ci, conditionpour ltablissement
dune relation de soins. Grce cet tat derceptivit particulire, la
mre pourra reconnatre les comp-tences relationnelles du bb et
entrer dans des interactions com-plexes ; au cours de celles-ci, la
mre servira de modle de
rgulation motion-nelle lenfant,comme la montrT. Berry
Brazelton(Brazelton et Cramer,1991). Cet tat parti-culier a t
dcrit,dans des perspectiveslgrement diff-rentes, sous les termesde
proccupationmaternelle primaire (Winnicott, 1989) ouencore de
constella-tion maternelle (Stern, 1997).
Spirale N 1888
Figure 2. Expression dmotion la naissance
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Pierre Rousseau (2000) a men un saisissant travail dobser-vation
des cris et des expressions faciales du bb au momentmme de la
naissance.
Selon cet auteur, la contraction de lensemble des muscles dela
face, lhypertonie, de mme que les tremblements muscu-laires,
observables la naissance, seraient lexpression de fortesmotions ;
ainsi, les cris du nouveau-n soulageraient celui-ci desintenses
motions accompagnant sa naissance. Mais lauteur rap-pelle que,
selon Charles Darwin, les cris auraient galement unefonction
sociale, adaptative, celle dappeler un autre individu dela mme
espce. Les cris, lagrippement, lexploration visuellefavoriseraient,
selon P. Rousseau, deux besoins fondamentauxprsents ds la
naissance, l attachement et la communicationavec les semblables.
Ces besoins, toutefois, ne pourraient tresatisfaits que si
lenvironnement rpond aux expressions dubb ; lapaisement des cris
serait en effet beaucoup plus rapidelorsque le nouveau-n est replac
dans les bras de sa mre. Selonles observations de lauteur, et ce
point nous parat remarquable,environ huit mres sur dix auraient
limpression que les cris dubb leur sont destins.
Les appels du bb auraient ainsi une fonction de dclen-chement
des soins. Cest comme si la disposition spontane deladulte soigner
le bb, disposition exacerbe chez les jeunesmres, ntait pas
suffisante pour assurer les soins, puisquil seraitencore ncessaire
que le bb lui-mme, par ses comportements,induise ou provoque lintrt
de ladulte.
On se rend peut-tre mieux compte de lexistence de ce sys-tme
dlicat de sensibilit et dappels lorsquil prsente des
dys-fonctionnements. La clinique du post-partum montre chaquejour
limportance du risque de rejet maternel, d une insensi-bilisation
psychologique lgard du bb.
Lors dune tude, mene actuellement par notre quipe(Nicole, 1999),
nous avons constat que, lors de naissances haut risque, avec la
prsence dune menace pour la survie et lebien-tre du bb, le
traumatisme caus chez les parents pouvaitentraner une menace de
dsengagement motionnel de la mre,ou alors au contraire une
surimplication confuse et anxieuse ;dans les deux cas, les mres
tendaient prsenter un manque desensibilit aux besoins autonomes de
lenfant.
Dans les cas plus graves, linsensibilit motionnelle peut
seprsenter sous la forme de perversions de lamour maternel.
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Cest le cas du syndrome de Munchausen par procuration , ole
besoin maladif des parents dtre objet de considration et deprise en
charge par le corps mdical peut conduire la maltrai-tance, si ce
nest linfanticide.
Pour mieux saisir cette notion selon laquelle les soins
exige-raient la fois la rceptivit de ladulte et lappel du jeune,
onpeut rappeler que, ds que conu, le ftus a un premier ennemi,sa
mre.
Les travaux de C. Xu et al. (2000), sur des rongeurs, mon-trent
que la mre naccueille pas proprement parler son ftus.Cest au
contraire ce dernier de trouver une parade contre lesagressions
immunitaires de sa mre. Le placenta, en contactdirect avec le sang
maternel, scrte une protine, rcemmentdcouverte par cette quipe,
protgeant le ftus contre les rac-tions immunitaires de la mre, pour
laquelle il constitue uncorps tranger. Sa survie en dpend. Chez les
humains, environ60 % des ufs fconds donnent lieu un avortement
spontan.Il est vraisemblable que ces avortements soient dus un
rejetimmunitaire du ftus dans les premires semaines de la gros-
Spirale N 1890
Figure 3. tude de Lausanne : reprsentations dattachement
maternel et risque prinatal
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sesse. La biologie peut ici servir de mtaphore, ravivant cette
ideselon laquelle une tche essentielle du nouveau-n serait de
per-suader sa mre de laimer.
Une fois n, la nature a pourvu le bb dautres atours
pourpersuader les adultes de prendre soin de lui. Pour tre exact,
cesont en fait les adultes humains qui sont pourvus de circuits
perceptifs particuliers, rceptifs au charme des bbs ; ce sont
lesfameux dclencheurs . La description de ces dclencheurs de
comportements de soins remonte aux travaux de KonradLorenz (1970),
qui dfinit ceux-ci comme des innate releasingmechanisms, ou IRM.
Chez ladulte humain, certaines caractris-tiques du corps et du
visage du bb entranent un sentiment de mignon . Il sagit du
Kindchenschema, qui correspond auxcaractristiques dun front bomb,
de grands yeux, bas sur levisage, de joues rebondies, dune bote
crnienne proportionnel-lement volumineuse, de membres courts et
pais, etc. WolfgangWickler (1971) montre que lutilisation de ces
dclencheurs defaon supranormale (par exemple, en exagrant, sur un
des-sin, ces caractristiques enfantines ) renforce dautant le
senti-ment de mignon chez ladulte humain.Mickey Mouse reprsente une
bonne illustration de ces dclen-cheurs (et de leur application
supranormale). Comme lemontre Stephen Jay Gould (1996), il a fallu
Walt Disney unevie entire pour matriser lapplication de ces
dclencheurs danslexpression graphique.
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Figure 4. Dclencheurs de soins
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Philippe Aris (1973) avait nonc lide selon laquelle nosanctres
du Moyen ge ne connaissaient pas un sentiment delenfance comme
aujourdhui ; ils auraient manqu deconscience de la particularit
enfantine (et non pas forcmentdaffection pour lenfant). Lun de ses
arguments se rapporte jus-tement au fait que lenfant est frquemment
figur, dans lartmdival, comme un homme miniature, cest--dire un tre
quine se distingue essentiellement de ladulte que par sa taille. Il
estvraisemblable que certaines considrations thologiques
puissenttre opposes aux arguments dAris (voir par
exempleAlexandre-Bidon et Closson, 1985, pour une remise en
questionde ses conclusions). Cela ne nous empche pas de proposer
lhy-pothse suivante : sil a fallu au XXe sicle une vie complte
dar-tiste (Walt Disney), il a bien pu falloir, entre le XIIIe sicle
et laRenaissance, plusieurs gnrations de peintres de Vierges
lenfant pour parvenir la matrise de ces dclencheurs dans
Spirale N 1892
Figure 5. Paolo Veneziano (XIVe sicle)
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lexpression picturale. Or, ce serait bien labsence de ces
dclen-cheurs dans la peinture et la sculpture du Moyen ge qui
auraitfait conclure Aris peut-tre abusivement labsence dun
sentiment de lenfance chez nos anctres.
Critique sur limportance de la proccupation maternelle
La proccupation maternelle peut certainement tre dfi-nie comme
une fonction adaptative essentielle, permettant lenfant de recevoir
les soins adquats. Et il ne fait pas de douteque cette proccupation
soit dclenche par des facteurs pro-venant la fois de la mre
(hormones) et du bb (appels) ; les dclencheurs impliqueraient du
reste autant lun que lautredes partenaires. Cette fonction serait
ainsi profondment ancredans la nature humaine. Une abondante
littrature, largementrelaye par les mdias, a fait tat de
limportance de cette rela-tion privilgie, cense se dvelopper ds la
naissance entre mreet bb. Cependant, ltre humain semble galement
pouvoirmontrer une relative indpendance de sa nature (comme deses
gnes, gostes ou non). Lintrt de ladulte pour soignerle jeune enfant
peut parfaitement se dvelopper en labsence deprcurseurs hormonaux
et de contact post-natal immdiat,comme par exemple dans ladoption ;
dans dautres cas, lacces-sibilit de la mre durant les premiers mois
de la vie se trouveempche. Faut-il vraiment attendre de ces
situations les cons-quences redoutables sur le dveloppement de
lenfant que cettelittrature sentimentaliste laisse supposer,
littrature qui risquedalimenter linquitude des parents, par exemple
lors dunenaissance difficile, lorsque lenfant est un grand prmatur,
ouencore lorsque le bb doit tre insr tt en crche ou chez
unenourrice ?
Un grand nombre dtudes ont t consacres cette ques-tion, dans le
contexte de la thorie de lattachement (Bowlby,1978). Les
successeurs de Bowlby ont en effet dmontr, dansdes tudes
exprimentales classiques, limportance de la disponi-bilit, de
laccessibilit et de la sensibilit maternelles durant lespremiers
mois de la vie, en ce qui concerne ltablissement dunerelation
dattachement de qualit du bb sa mre (Ainsworthet al., 1978 ;
Isabella et Belsky, 1991, par exemple). La notion de
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qualit de lattachement se rfre la procdure de la situationtrange
, scnario se droulant en laboratoire, destin
activerexprimentalement les comportements dattachement du
jeuneenfant par une brve sparation de la mre, ainsi que par la
pr-sence dans la pice dune personne non familire. Cette valua-tion
est ralise lorsque lenfant atteint lge de 12 mois.Ainsworth et
Wittig (1969) ont dcrit trois types de ractionscaractristiques (ou
types dattachement) au moment de larunion subsquente avec la mre.
Ces trois types dattachementseraient lexpression de la qualit
relationnelle de lenfant avec safigure maternelle (pour une
prsentation plus dtaille, voirPierrehumbert, 1992).
Lattachement scuris caractrise un enfant qui tend protester lors
de la sparation mais accueille la mre son retouravec une expression
de soulagement, assortie dune recherche deproximit. Lattachement
inscuris-vitant est celui dunenfant qui explore lenvironnement sans
utiliser le parent (lasituation peut galement se pratiquer avec le
pre) comme basescurisante et sans mme sassurer de sa prsence ; cet
enfantdonne une impression dindpendance, il ne parat pas
particu-lirement affect par le dpart du parent et fait figure, au
retourde celui-ci, de ne pas avoir besoin de rconfort, en lignorant
ouen lvitant. Lattachement inscuris-ambivalent caractriseun enfant
qui se montre passablement perturb par la situation ;anxieux et
parfois agit lors de la sparation, il ne va pas parve-nir retrouver
un rconfort lors de la runion du fait de sacolre, de son
ambivalence ou de sa trop grande dtresse.
Nous avons dj mentionn leffet du traumatisme de lanaissance
risque, comme de la grande prmaturit, sur limpli-cation maternelle.
Quen est-il de lenfant ? Le long sjour dugrand prmatur en unit de
soins intensifs restreint laccessibi-
Spirale N 1894
Figure 6. Les trois types dattachement schmatiss
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lit des parents dans les premiers mois de vie extra-utrine ;
plu-sieurs tudes se sont intresses valuer les implications de
cefait au niveau de ltablissement de la relation dattachement dubb
sa mre. Ayala Nicole (1999) recensait douze tudes ayantutilis la
situation trange pour comparer la qualit de la rela-tion
dattachement la mre, respectivement chez des enfantsprmaturs et
chez des enfants ns terme, alors gs de12 mois. Huit de ces tudes
concluent labsence de diffrencesentre les deux groupes ; les quatre
autres tudes montrent lexis-tence dune diffrence, mais celle-ci
reste peu importante et elleslaissent supposer que des facteurs
socio-conomiques interfrentdans ces rsultats. Il est remarquable
que, mme si limplicationmaternelle semble affecte, la qualit de
lattachement de len-fant ne parat pas sensiblement altre.
Depuis plus de trente ans, un grand nombre de travaux sesont
penchs sur les implications de linsertion du trs jeuneenfant en
crche, du point de vue de la qualit de la relation dat-tachement la
mre (plusieurs revues rcapitulatives ont t ra-lises ; voir par
exemple celle de Lamb et Sternberg, 1992).
Lamour maternel un amour impratif 95
Figure 7. Daprs LIllustr (Lausanne, 1936)
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Les premires tudes, ralises aux tats-Unis dans lesannes
soixante-dix et quatre-vingt, semblaient confirmer que
lafrquentation intensive de la crche dans le courant de la pre-mire
anne de vie pouvait contribuer linscurit de la relationavec la
mre.
Spirale N 1896
Figure 9. Donnes de ltude nationale aux tats-Unis (NICHD,
1996)
Figure 8. Donnes de Lamb et Sternberg (1992) : mta-analyse (N =
897)
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Cependant, une tude rcente ralise sur plus de millefamilles
(NICHD Early Child Care Research Network, 1997)conclut quaucun des
indicateurs habituellement pris en comptedans ce genre dtudes
navait deffet significatif sur la qualit delattachement la mre :
type de garde (crche collective, crchefamiliale ou garde
parentale), qualit du lieu daccueil, ge dudbut de la garde, taux de
frquentation ou encore stabilit desgardiennes.
Dans une tude mene par notre quipe (Pierrehumbert etal., 1996),
nous avons renvers la question et nous nous sommesdemands si la
garde non parentale avait le mme effet chez lesenfants ayant un
type dattachement respectivement scuris et inscuris avec leur mre.
Nous avons trouv que la gardenon parentale, curieusement, pouvait
avoir un effet bnfiquepour les enfants qui avaient, pour quelque
raison, dvelopp uneforme dattachement inscuris avec leur mre (valu
lgede 21 mois). lge de 5 ans, ces enfants inscuriss prsen-taient en
effet dautant moins de problmes de comportementquils avaient t
beaucoup gards lextrieur de la famille.Ainsi, leffet
potentiellement nocif dun attachement de mau-vaise qualit avec la
mre se trouvait neutralis chez les enfantsau bnfice dun taux lev de
garde non parentale.
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Figure 10. Donnes de Pierrehumbert et al. (1996) : attachement,
garde et problmes de comportement ( 5 ans)
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Nous pouvons supposer que la relation avec la gardiennecompense
dans une certaine mesure les dfaillances de la relationavec la mre.
Lenfant peut en effet dvelopper une relle relationdattachement avec
la gardienne. Lors dune autre tude (Pierre-humbert, 1995), nous
avons film prs dune cinquantaine den-fants tous les trois mois
(entre les ges de 3 et 24 mois) dansdiverses situations o ils
taient en relation avec leur mre ouavec leur gardienne (ducatrice,
grand-mre ou jeune fille aupair). Nous avons cod, laide dchelles ad
hoc, leffort dve-lopp par lenfant pour chercher tablir le contact
avec les deuxpartenaires (mre ou gardienne) : ramper, sourire,
vocaliser, etc.Nous avons t surpris de constater que les deux
courbes din-tensit de recherche de contact (avec chacune des deux
parte-naires) taient quasi superposes ; les enfants semblent
montrerpratiquement autant de recherche de contact avec la
gardiennequavec la mre, et le pattern dvolution de ces deux
relationsest trs proche. Ces donnes illustrent limportance du lieu
dac-cueil comme lieu de socialisation de lenfant.
Ns sans mres
propos de socialisation hors de la famille, lenseignementdEmmi
Pickler et de ses successeurs Loczy mrite une men-
Spirale N 1898
Figure 11. Donnes de Pierrehumbert et al. (1991) : intensit de
contact positif avec la mre et la gardienne, entre 3 et 24 mois
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tion particulire. Loczy est une institution accueillant des
bbset des jeunes enfants placs, abandonns ou orphelins. Pickler
etses successeurs montrent que des soins attentifs, sans tre
maternels , mais prodigus dans le respect de lautonomie
delindividu, permettent dviter les effets dvastateurs de la carence
maternelle dcrits par Ren Spitz (1968) chez lesbbs
institutionnaliss. Lenseignement de Loczy, relay parMyriam David et
Genevive Appell (1973) dans le cadre de laformation des
professionnels de la petite enfance, suggre que sile jeune enfant
ne peut tre lev entirement par sa mre (parexemple sil est gard en
crche), il ne sagit pas, pour la personnequi en a la garde, de
chercher reproduire la relation maternelle ;il sagit plutt doffrir
celui-ci une exprience de nature tout fait diffrente. Le respect de
lindividualit de lenfant sur le plandes actions et des motions
constitue un lment-cl de cetteapproche ; ladulte entre dans une
vraie relation, affective, stable,mais consciemment contrle, dans
laquelle il vite de faire pesersur lenfant ses attentes et sa
propre affectivit. Le succs de cetype de prise en charge, en ce qui
concerne lpanouissement dujeune enfant, semble largement dmontr par
les faits.
Ces tudes et ces pratiques autour de la prinatalit et de lacrche
ne confirment donc pas elles rfutent au contraire lacrainte
dimplications dramatiques dune rduction de disponi-bilit de la
figure dattachement. Elles relativisent galement le monotropisme
(Bowlby, 1978) de lamour maternel et delattachement. Elles montrent
enfin que lon ne peut considrerle milieu familial comme lunique et
irremplaable creuset dudveloppement de lenfant.
Lattachement
Il est vrai que diverses solutions existent dans la nature
poursconomiser les soins, la proximit et la proccupation
mater-nelle . Ainsi, les pucerons confient leur descendance aux
four-mis. Celles-ci traient les pucerons pour leur miellat et en
retourassurent leur protection contre les prdateurs.
Plus cruelle, la femelle coucou subtilise un uf dans le nidde la
fauvette et le remplace par le sien, dlguant entirement la fauvette
la charge des soins au jeune, aux dpens de celle-ci,sans avantage
en retour.
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Gnralement toutefois, ce sont les parents naturels quiassument
la charge des soins de leur progniture. Chez les ani-maux ns
relativement matures du point de vue de la motricit(comme les
moutons ou les oies cendres de Lorenz), larecherche et le maintien
de proximit avec le parent remplit pourle jeune animal une fonction
vidente de protection. Cette fonc-tion est assure grce au mcanisme
de l empreinte .
Le maintien dune proximit parent-jeune incombe ici aujeune. Dans
dautres cas, o le jeune nat relativement imma-ture, la fonction de
protection par le maintien de proximit estassume par le parent ; le
bonding et les dclencheurs de soinspeuvent alors apparatre comme
essentiels. Lorsque, de surcrot,la gestation est longue et ne livre
(gnralement) quun seul reje-ton la fois (comme cest le cas chez les
humains), la qualit dessoins va tre primordiale. Seuls des soins
trs adquats et uneprotection rapproche permettront dassurer la
descendance.
La proximit physique et la rceptivit aux dclencheurs de soins,
certainement hrits de notre histoire adaptative, rsu-ment-elles
alors lessentiel de l amour maternel ? La thoriede Bowlby (1978)
insiste sur limportance, outre de la prox-mie , de la prsence
dmotions dans les relations dattache-ment. La rupture de la
proximit, voire la simple menace dunetelle rupture, dclencherait en
effet chez lindividu jeune unetension interne (anxit) quil va
chercher apaiser en rtablis-sant la proximit, dveloppant pour cela
des stratgies compor-tementales variant selon lge, les capacits
maturationnelles et
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Figure 12. Le coucou et la fauvette : surveillance, invasion,
change dufs et repas gratuit
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-
lhistoire propre : pleurer, sourire, vocaliser, ramper, etc.
Lasimple vocation mentale de la figure absente pourra, chez
lin-dividu plus g, rduire la tension.
Lquilibre dynamique entre activation et dsactiva-tion des
comportements dattachement constitue pour lindi-vidu lbauche dun
modle de rgulation motionnelle. Lafonction de base scurisante
assure par la figure dattache-ment dans la petite enfance rendrait
ainsi possible, ultrieure-ment, une certaine autonomie de lindividu
dans la rgulationde ses affects.
Or, une telle squence activation-dsactivation des com-portements
dattachement nest thoriquement possible quedans les conditions
optimales o les personnes de lentourageproche (les figures
dattachement) sont suffisamment dispo-nibles et accessibles,
quelles montrent une capacit percevoirles signaux et leur rpondre
de faon prvisible. Le sentimentde scurit constituerait ainsi une
sorte de besoin primaire dujeune, dont la ralisation serait
essentielle son dveloppementmental ainsi qu lclosion de sa
sociabilit.
Les motions lies langoisse de sparation et la perte(nous parlons
ici de langoisse normale , dveloppementale, etnon de langoisse
pathologique), motions caractristiques de larelation dattachement
de lenfant ladulte, se retrouvent cer-tainement dans une certaine
mesure au niveau de la relationdattachement de ladulte lenfant.
On peut toutefois remarquer que le sentiment de scurit provenant
de la proximit est en principe asymtrique. Sil appa-rat comme une
composante indissociable de lattachement delenfant ladulte
composante importante pour son panouis-sement motionnel, comme on
la vu , la rciproque nest passouhaitable. Parfois pourtant il sagit
l de dyades considrescomme dysfonctionnelles , le parent peut
prouver un senti-ment de scurit par la simple prsence de lenfant.
Cette formedattachement a t dcrite avec le qualificatif de
role-reversing(renversement des rles) dans la nomenclature des
troubles delattachement de Charles Zeanah et al. (1993).
Il nen reste pas moins que la composante motionnelle
estindissociable de lattachement fonctionnel mre-enfant. La tho-rie
de lattachement illustre ainsi limportance, pour une dfini-tion
minimale de l amour maternel , de prendre en compte un
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lment de proxmie , un lment de soins et un lmentmotionnel
(crainte de la perte).
Nature ou idologie ?
Lamour maternel, avec ces lments de proxmie, de soinset dmotion,
est-il alors ncessaire ? Ou est-il contingent ,pour reprendre le
terme dElisabeth Badinter (1980) ; repr-sente-t-il un plus
davantage quune ncessit ? On a vu queles travaux dun certain nombre
dhistoriens (Aris, 1973 ; Flan-drin, 1976, par exemple) laissent
supposer que les liens affectifs(ce quAris appelait le sentiment de
lenfance ) prouvs parles adultes envers les enfants seraient
historiquement dtermins.
Si les arguments dAris peuvent tre discuts, il faut recon-natre
que, sous lAncien Rgime, lducation maternelle avaitapparemment subi
un important discrdit, surtout dans lesclasses dominantes, avec la
pratique des fameuses nourricesmercenaires (lesquelles
appartenaient des classes socialesmoins favorises). Du XIXe sicle
jusquaux annes daprs-guerre, le phnomne se serait en quelque sorte
invers. La bour-geoisie sest faite porte-parole de lducation
maternelle, dans unlan rousseauiste , ce qui ne lempchait pas
dailleurs demettre sur pied le systme des crches, destines aux
famillesdont les mres constituaient une force de travail prcieuse
pourla rvolution industrielle. Actuellement, aprs un
nouveauramnagement idologique, les familles de milieu
socio-cono-mique modeste, dans la plupart des pays industrialiss,
valori-sent lducation maternelle alors que les familles plus
aises,acquises un idal galitaire du point de vue de laccs desfemmes
aux carrires professionnelles, valorisent le principe de lagarde
extrafamiliale dans la petite enfance. Les conditions
socio-conomiques semblent donc imprimer des variations dans
lavalorisation des soins maternels.
ce propos, le fameux tour dabandon , que lon dcri-vait
volontiers comme lmanation dune pratique barbare issuede lAncien
Rgime, fait une rapparition dans les mtropolesoccidentales,
accompagnant la nouvelle pauprisation de touteune tranche de la
socit.
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La relativit historique du discours sur lamour maternel
Nous proposons lide selon laquelle le discours sur
lamourmaternel, pour ne pas parler de lamour maternel lui-mme,
esthistoriquement relatif. Nous pensons que ce nest pas un hasardsi
la thorie de lattachement a merg au milieu du XXe sicle.Plus
exactement, cest en 1958 que John Bowlby, psychanalysteanglais,
fascin par les travaux des thologues (notamment ceuxde Konrad
Lorenz sur le mcanisme d empreinte ), expose lespremiers fondements
de sa thorie de lattachement (Bowlby,1958). La mme anne, par une
conjonction tonnante, HarryHarlow, thologue, publie ses
observations sur la dpravationmaternelle chez les singes (Harlow,
1958).
Contemporaine ces deux premires publications, on peuten
mentionner une troisime, qui provient dun domaine totale-ment
tranger aux deux prcdents. Pourtant, cette publicationsest avre
tout aussi marquante, autant pour les scienceshumaines que dans les
reprsentations populaires. Il sagit deLEnfant et la vie familiale
sous lAncien Rgime de Philippe Aris(1960), ouvrage dans lequel
lauteur suggre, on la vu, que le sentiment de lenfance serait
relativement rcent. Ce nestcertainement pas un hasard que ces
travaux dhorizons varisaient t publis, et surtout aient connu un
succs remarquable, une poque bien dlimite. Nous pensons que la
seconde moi-ti du XXe sicle a connu un certain nombre dvnements
quiont entran une transformation profonde de nos reprsenta-tions
concernant lenfance et les rapports des adultes avec lesenfants :
une matrise presque parfaite de la conception, dans les
paysfortement industrialiss ; le franchissement, dans ces mmes
pays, du seuil de non-rem-placement des gnrations (soit 2,1 enfants
par femme, selonLouis Roussel, 1989) ; laccs, grce aux progrs de la
mdecine, des modes dereproduction dfiant, comme le dit Monette
Vacquin (1990), lesthories sexuelles infantiles les plus
audacieuses, les mythes lesplus percutants et, bientt peut-tre, les
fantasmes transgnra-tionnels les plus fous (tre enfant de soi-mme)
;
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la reconnaissance de comptences de plus en plus prcoces aubb, au
nouveau-n et dsormais au ftus lui-mme, recon-naissance qui vient
alimenter les affrontements partisans autourde lavortement ; les
revendications galitaires, laccs des femmes aux
carriresprofessionnelles et les incertitudes des hommes sur leur
rle dansla parentalit.
Ces transformations multiples impliquant nos reprsenta-tions et
nos motions lies lenfantement pourraient expliquerle succs soudain
de thories dcrivant les rapports affectifs entreparents et
enfants.
Lamour impratif
Nous pensons en particulier que le nouveau pouvoir, ainsique la
responsabilit individualise de la femme et de lhommemodernes sur le
contrle de la naissance, vnement jusque-l deporte collective, a
engendr une crise des reprsentations lies lenfance ainsi que de la
nature de lamour port lenfant.
On peut en effet parler dune transition dun mode de rgu-lation
collectif (contrl par les institutions, comme lglise)vers un mode
de rgulation individuel de la conception. Dans lasocit
traditionnelle, la conception tait, subjectivement, laf-faire de
Dieu avant dtre celle des hommes ; avec la pilule, lepoint
dquilibre de la rgulation va se dplacer en direction
delindividu.
Il est donc devenu indispensable pour la femme et lhommede faire
dornavant parler en eux le dsir denfant, de construireune
reprsentation de ce dsir. Celui-ci, jusque-l, pouvait treprsent,
mais il navait pas force de ncessit. Il est maintenantdevenu
impratif de proclamer son dsir denfant et son amourpour lenfant. La
prsence de ce sentiment de lenfance ,dsormais indispensable et
dclin sur un mode individualis,aura certainement pu fait croire sa
nouveaut historique. Silon peut parler de nouveaut, cest moins au
niveau des soins aujeune ou celui des motions associes ces soins
quau niveaudu discours, des reprsentations de ces motions.
La reprsentation imprative de lamour pour lenfant, unefois
installe, semble possder un pouvoir de reproduction
trans-gnrationnelle considrable. Ivan Boszormenyi-Nagy (Boszor-
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menyi-Nagy et Spark, 1973) suggre lide dune sorte debalance
dquit caractrisant les relations dans le long terme.Comme le lien
de lenfant ses parents est asymtrique endautres termes, lenfant
sera incapable de rendre directement ses parents les soins et la
vie , lamour se transformerait en dettedont il ne sacquitterait,
partiellement, quen le reportant sur lagnration suivante.
Et lamour paternel ?
Les sociobiologistes justifient (en loccurrence chez ltrehumain)
la diffrenciation de limplication maternelle et pater-nelle envers
le jeune dans un sens plutt conservateur. Consid-rant les
particularits de la sexualit et de la grossesse, la qualitdes soins
maternels reprsenterait, selon cette thorie, lameilleure garantie
pour la mre de donner ses propres gnesune chance de se reproduire.
Pour le pre, ce serait la dissmina-tion de ceux-ci qui
constituerait la meilleure stratgie.
Cette perspective revient considrer lhomme et la femmecomme deux
units (on pourrait dire deux ensembles de gnesgostes ), associes
par la force des choses dans lacte de repro-duction. Elle ne
considre pas lexistence du couple parentalcomme unit adaptative
particulire, non rductible ladditiondes individus qui le composent.
Lapport spcifique du coupleparental, non rductible, pourrait
pourtant tre considr. Parexemple, les travaux de lquipe dElisabeth
Fivaz-Depeursinge(1999) ont abondamment illustr les spcificits de
la triadepre-mre-bb. La fonction dencadrement, par lun des
parte-naires, de la relation du bb avec lautre partenaire
constitueraitainsi une fonction irrductible de la triade. Rien ne
nousempche alors denvisager que la triade (lorsquelle est
fonc-tionnelle ) puisse constituer un avantage pour la
reproductiondes individus qui la composent. En allant plus loin, et
en pre-nant les sociobiologistes leur propre jeu, on peut
remarquerque la triade remplit les critres noncs par Richard
Dawkinsdans Le Gne goste (1978) pour tre qualifie de mme
(condensation du grec mimme et de gne), cest--dire uneentit sujette
reproduction et volution darwinienne, commele sont par exemple les
ides, les modes, les croyances. La triadepourrait alors constituer
une entit cherchant se reproduire
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elle-mme, la slection des meilleures stratgies triadiques
(parexemple, la fonction dencadrement) lui confrant les
meilleureschances.
Une autre question est linterchangeabilit des rles dans lecouple
parental ; en dautres termes, on peut se demander si lanature de
lamour paternel est la mme que celle de lamourmaternel. Les tudes
sur la relation pre-enfant semblent mon-trer que le couple parental
serait un lieu de diffrenciation sub-tile des rles dans la relation
lenfant.
Selon Michael Lamb (1997), beaucoup dtudes tablissentque le pre
joue un rle actif et stimulant et la mre offre davan-tage de
tendresse ; or, selon cet auteur, nous ne savons toujourspas si
cette diffrenciation de style est le rsultat dinfluencessociales ou
de tendances innes. Ce que nous savons enrevanche, toujours selon
Michael Lamb, cest que le pre commela mre sont tous deux capables
de tmoigner de laffection etdtre sensibles aux besoins de leur
enfant. Pour ce qui est de ladivision traditionnelle des
responsabilits parentales, lauteursuppose que les conventions
sociales davantage que des impra-tifs biologiques en
constitueraient la base.
Jean Le Camus (2000) et Chantal Zaouche-Gaudron(1997) ont
abondamment illustr limportance, pour lpa-nouissement de lenfant,
dune certaine diffrenciation des typesde relation de lenfant avec
son pre et avec sa mre.
Certaines tudes soulignent que lattachement la mreaurait
globalement davantage dinfluence sur le dveloppementque
lattachement au pre (Main et al., 1985). Selon dautres tra-vaux, la
qualit de lattachement au pre aurait des effets spci-fiques
relativement la qualit de lattachement la mre (Lambet al., 1982).
Un certain nombre dtudes semblent par ailleursdmontrer que la
qualit de lattachement aux diffrentes per-sonnes dispensatrices de
soins suit un modle dorganisation intgratif (Howes, 1999) : deux
attachements scuriss (pre et mre) seraient davantage positifs pour
le dveloppementde lenfant quun seul attachement scuris (pre ou
mre),situation elle-mme davantage positive quaucun attachement
scuris .
Ce modle intgratif est lui-mme convergent avec lanotion,
dveloppe par Boris Cyrulnik (1999), dune certainecapacit de lenfant
choisir parmi ses proches les liens qui luiconviennent. Cela lui
assurerait une relative rsilience ou, en
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dautres termes, une capacit russir, vivre, se dvelopper endpit
de ladversit, par exemple lors de la dfaillance de lunedes figures
parentales.
Dans une tude publie ailleurs (Pierrehumbert et al.,1999), nous
avons examin les liens intergnrationnels entre lacomptence
narrative de lenfant (g de 3 4 ans) et celles de lamre et du pre.
La comptence narrative de lenfant tait va-lue laide de la procdure
des histoires complter de Bre-therton, Ridgeway et Cassidy (1990)
et celle des parents laidede l entretien dattachement adulte de
Mary Main et al.(1985). Nous dsignons par comptence narrative la
capacit traiter les motions et les affects dans la construction
dune his-toire cohrente, qui peut impliquer le sujet lui-mme ou
dautrespersonnages.
Nos donnes suggraient que les processus intergnration-nels
seraient diffrencis, selon quil sagt du pre ou de la mre.Linfluence
de la comptence narrative paternelle sur celle delenfant semblait
se rpercuter au niveau du contenu manifestedes reprsentations de
lenfant. En dautres termes, elle se trans-mettrait un niveau
relativement labor du traitement de lin-formation, que lon peut
dsigner de smantique pourreprendre les termes de Tulving et
Donaldson (1972). Lin-fluence de la mre rsiderait davantage au
niveau de lorganisa-tion de lexprience subjective cest--dire au
niveau pisodique , pour reprendre les dfinitions des mmesauteurs.
Ces donnes nous semblaient suggrer que chacun desparents
soutiendrait la construction du self de lenfant unniveau
dorganisation particulier. La mre, par les soins et lesinteractions
proches, soutiendrait la formation dun soi auto-biographique de
lenfant (au sens de Damasio, 1999) au niveaudes rgulations
motionnelles, en laidant lier les affects et lesexpriences, intgrer
lexprience du monde extrieur et lex-prience de soi ; nous parlerons
alors dun soi pisodique . Lepre remplirait un rle plus essentiel
dans la formation dun soiautobiographique un niveau dorganisation
smantique . Lesoi smantique plus ou moins li ou dtach de la
mmoirepisodique marquerait la dsignation de lenfant dans son
rle,son sexe, sa gnration ; il sagirait dun soi affiliatif .
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-
Conclusion
Il est important de reconnatre les besoins de la mre et ceuxdu
bb. La plupart des socits, de rares exceptions prs, ontaccord et
accordent une certaine protection la mre et sonbb, durant une
priode postnatale allant de quelques jours quelques mois ; la
politique sociale des pays industrialiss euro-pens (les pays
scandinaves ayant longtemps t considrscomme des modles en ce sens)
rejoint sur ce plan les pratiquesde nombreuses socits non
industrialises, en reconnaissant lesbesoins sociaux et conomiques
des jeunes parents, grce aucong parental. Il est important pour les
spcialistes de lutterpour un maintien de ces acquis. Toutefois,
nous prtendons quilest temps de trier entre arguments motionnels,
idologiques etscientifiques. On ne peut en rester un
sentimentalisme,prompt tre rcupr par certaines idologies
passistes.
Lapproche scientifique, en son tat actuel, ne nous semblepas
permettre de choisir entre amour maternel ncessaire etamour
contingent. En revanche, la thorie de lattachementnous semble avoir
le mrite de montrer que les liens dans lafamille se construisent au
fil des interactions ; ces liens ne sontpas donns au dpart, il
sagit dun processus de coconstruc-tion . Ces liens se dfinissent
par leur qualit, elle-mmeinfluence par les circonstances de
vie.
Lamour maternel serait, selon nous, un discours port surces
liens motionnels et affectifs. Ltre humain possde cettecapacit
particulire de rflexion sur ses propres tats internes(Fonagy et
al., 1991). Pour reprendre les termes de Tulving et deDamasio, il
nous apparat que, si les motions constituent uneraction
psychophysiologique aux situations, les affects peuventtre dcrits
comme un premier niveau de rflexion sur les mo-tions ; les affects
situent les motions dans un continuum,constitutif du soi, un soi
pisodique . leur tour, les affectspeuvent tre lobjet dune rflexion.
La reprsentation des affectscomposerait les sentiments ; ces
derniers inscrivent les affectsdans un narratif constitutif dun soi
smantique . Les senti-ments seraient une sorte de langage des
affects, un narratif sur lesaffects et les motions, situs dans une
histoire de soi. Lamourserait alors une reprsentation des motions
et des affects. Repr-sentation influence par lhistoire et la
culture.
Spirale N 18108
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-
Il est indispensable que le professionnel sache prendre unrecul
historico-critique afin de relativiser nos catgories de pen-se ;
voir dans lamour maternel un discours, une reprsentationdmotions et
daffects vite den faire un impratif social, loc-casion tyrannique
et culpabilisant, particulirement lorsque lanaissance nest pas
limage dpinal que lon souhaiterait gnra-lement voir.
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