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Revue des Questions Scienti!ques, 2010, 181 (2) : 179-202
Du monisme au pessimisme:une lecture thologique et
philosophique
de Christian de DuveDominique Lambert
ESPHIN
Universit de [email protected]
Nous voudrions ressaisir ici dune manire concise quelques thses
philo-sophiques que Christian de Duve a esquisses dans ses derniers
ouvrages, a!n den manifester larchitecture conceptuelle et de
mettre en vidence les ques-tions quelles soulvent1.
Il ne serait pas correct de !ger la pense de Christian de Duve
lun ou lautre de ses livres ou articles. Cette pense sest explicite
peu peu et lon y voit des thmes apparatre, se prciser et parfois
sclipser. Il sagit dune pen-se en volution. Nanmoins, on peut
aisment y reprer un !l conducteur et une cohrence interne que nous
traduirons, dans un premier moment, au moyen de quelques ides
matresses sous forme de thses qui se prsentent comme autant dnoncs
philosophiques et (anti-)thologiques. Nous nous permettrons den
analyser la porte ainsi que les di4cults quelles peuvent soulever.
Nous verrons alors, dans un deuxime moment, de quel systme
philosophique la pense de Christian de Duve est proche, en disant
toutefois
1. Une version plus dtaille dun point de vue thologique peut tre
trouve dans : D. Lambert, Quelques aspects philosophiques et
thologiques de loeuvre du Profes-seur Christian de Duve in
pistmologie et !ologie. Les enjeux du dialogue Foi-Science-thique
pour lavenir de l humanit (L. Santedi Kinkupu, d.), Facult de
5ologie des Facults Catholiques de Kinshasa, 2007, pp. 467-497. Le
texte prsent ici actualise et prsente dune manire nouvelle certains
contenus de cet article destin des tholo-giens.
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180 revue des questions scientifiques
que ce dernier ne revendique pas ce rapprochement. En e=et, la
base de sa r>exion nest pas, comme il aime le dire parfois, une
suite de rfrences et douvrages philosophiques ou religieux, mais
bien le raisonnement et la lo-gique2.
Lcart au christianisme en quatre thses
Lorsquon lit, avec un regard thologique, les ouvrages de
Christian de Duve, on ne manquera pas de voir en creux une prise de
distance et une n-gation progressive des contenus fondamentaux de
la foi chrtienne. En fait, chacune des grandes positions
philosophiques qui sa4rment dans ses livres, il est possible de
faire correspondre la ngation dun fondement du christia-nisme. Mme
si dans lune de ses confrences faite Louvain aux Jeunesses
scienti!ques, le 1er dcembre 1959, on peut trouver une brve
allusion, de pure circonstance, luvre du Crateur3, lexplicitation
rcente de son volution intellectuelle manifeste nettement une
posture non croyante dont les contours sont esquisss, en ngatifs,
par le schma dexposition fondamen-tal et classique de la dogmatique
chrtienne.
!se 1: le monisme de lUltime ralit
cart 1: le refus du Dieu vritablement transcendant
Biologiquement, lhomme nest quun moment de lhistoire volutive,
il ne peut prtendre aucune place d!nitivement centrale ou
hirarchique-ment suprieure. Pourtant, une prise de conscience de la
richesse de nos capa-cits et de nos expriences intellectuelles,
esthtiques ou relationnelles forcent
2. Nous voudrions remercier le Professeur de Duve pour nous
avoir souvent invit d-battre en toute franchise avec lui de thmes
philosophiques dvelopps dans ses livres. Une des plus belles
caractristiques de sa pense est, nous semble-t-il, outre sa
franchise et sa clart, son refus de senfermer dans une position
rigidi!e, pour donner loccasion dune rencontre et dune
confrontation rationnelle avec des convictions et points de vue trs
di=rents du sien, ce qui fut parfois notre cas! La nettet et la
vigueur de ses propos nous a toujours sembl aller de pair avec
linvitation sincre et permanente au dialogue. Pour cela nous lui en
sommes in!niment reconnaissant.
3. Inquiet, certes, il (le biologiste) lest, comme lest tout
homme qui vit dans lintimit du mystre; orgueilleux sans doute
aussi, - nest-ce pas l lcueil qui guette tous ceux qui prtendent
a=ronter linconnu? Mais surtout et avant tout, dans sa
contemplation quotidienne du miracle de la vie, saisi dhumilit et
dmerveillement devant luvre admirable du Crateur, Ch. de Duve, Aux
con!ns de la vie, Revue des Questions Scienti"ques, t.CXXXI (5e
srie t.XXI), 1960, p. 35.
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du monisme au pessimisme 181
ladmiration et renvoie une profondeur du monde, une paisseur
inson-dable de la matire-espace-temps qui porte en elle cette
poussire de vie. Cette profondeur ne sidenti!e pas une radicale
transcendance. On ne sort pas ici du monde conu comme un grand tout
rassemblant, en une totalit uni!e, les existants. Cette ralit
naturelle, qui nous porte et nous constitue, doit tre quelque chose
dine=able, (de) totalement mystrieux4 et il pro-pose de lappeler:
lUltime ralit.
Pour quali!er cette Ultime ralit de Duve nemploie pas le terme
de Dieu, mais il est clair quelle correspond adquatement ce Dieu
dperson-nalis quil appelle de ses vux5: nous devons dpersonnaliser
Dieu, tout comme la nouvelle physique nous dit quil faut
dmatrialiser la ma-tire.
Cette Ultime ralit d!nit en fait le sens profond du rel dont de
Duve cherche dj une expression adquate dans son ouvrage Poussire de
vie 6:
Si lUnivers nest pas vide de sens quel est donc ce sens? Pour
moi, cette signi-!cation gt dans la structure mme de lUnivers qui
se trouve tre capable de produire la pense par le truchement de la
vie et du fonctionnement crbral. La pense, son tour, est une facult
grce laquelle lUnivers peut r>chir sur lui-mme, dcouvrir sa
propre structure et comprendre des entits immanentes telles que la
vrit, la beaut, le bien et lamour. Telle est la signi!cation de
lUnivers comme je lentends.
Lhomme peut approcher, au moins de deux manires di=rentes, cette
Ultime ralit qui comble sa recherche dun sens immanent.
Premirement, par la recherche scienti!que. LUltime ralit est
vue, dans ce cas, comme un horizon de la rationalit (scienti!que),
mieux comme un abme, pour reprendre un terme cher Jean Ladrire,
dans lequel nous nous enfonons la faible lumire de notre raison et
dont la profondeur sans cesse nous chappe.
4. Ch. de Duve, l coute du vivant, Paris, Odile Jacob, 2002, p.
362. Le thme du mys-tre exprimant la profondeur insondable du rel
est dj prsent dans la pense de lauteur ds 1959 (cfr Ch. de Duve,
Aux con!ns de la vie, op. cit., p. 35).
5. l coute du vivant, op. cit., p. 356.6. Poussire de vie, op.
cit., p. 496.
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182 revue des questions scientifiques
Deuximement, par lexprience humaine du beau, du bon ou de
lamour, qui implique un rapport la vie subjective. Au nom dun
prfrence philoso-phique, quil quali!e de platonicienne7, de Duve se
refuse rduire laspi-ration au beau ou le dsir damour des schmas
explicatifs simplement utilitaristes ou darwiniens (et donc
dpendant de la rationalit scienti!que). Il envisage, titre
dhypothse, quil sagit l daspects authentiques de la ra-lit ultime,
di=rents de ceux qui sont accessibles la pense rationnelle, mais
(qui sont) dous nanmoins dune existence propre8. On pourrait dire
que, tout en tant parfaitement darwinien et donc admettant que
certains aspects de ce que nous appelons le beau, le bien ou lamour
peuvent tre expliqus, chez lhomme, en termes dutilit
comportementale et davantages volutifs, il incline penser que le
beau, le bien ou lamour doivent avoir un fondement plus profond,
plus universel, plus en soi9.
LUltime ralit, horizon vers lequel convergent nos qutes
rationnelles et fondement de nos aspirations les plus profondes, ne
nous o=re que quelques unes de ses facettes. Notre condition dtre
biologique, fruit dune volution particulire, nous a grati!s de
moyens cognitifs et perceptifs merveilleux mais limits. Nous ne
pouvons donc pas esprer rationnellement toucher les limites de
cette ralit : nous avons tout juste assez pour nous remplir
dmerveillement, daspiration et du sentiment dappartenir quelque
chose qui nous dpasse totalement, mais qui est signi!ant10. Cet
aveu dignorance nest pas pos, ici, sur le fond dune attitude
seulement sceptique ou agnos-tique. Chez de Duve, il y a une volont
de caractriser de manire plus posi-
7. l coute du vivant, op. cit., p. 358. Il semble cependant que
le quali!catif platonicien ne soit pas adquat si lon veut tre !dle
linspiration de la pense de de Duve, par ailleurs tout fait
cohrente. Au fond, la position dcrite est plus proche de celle de
Spinoza dont certains aspects peuvent, comme la trs bien fait
remarquer Brhier, tre pris tort pour des thmes no-platoniciens (E.
Brhier, Histoire de la philosophie. II/XVIIe-XVIIIe sicles, Paris,
P.U.F., 1981, p.156). Nous reviendrons dans la suite sur le
spinozisme de de Duve.
8. l coute du vivant, op. cit., p. 357.9. On na aucune ide de la
manire dont le cerveau a pu par exemple arriver aux notions
de beaut, de vrit, de bien ou de mal. Je veux bien admettre quil
sagit de produits de la slection naturelle, que tout cela est
apparu parce que ctait utile notre dveloppe-ment. Mais jai quand
mme du mal imaginer que cela na aucune correspondance avec la
ralit. Que le beau en soi ou le bien en soi na pas une certaine
signi!cation. Les notions du beau et du bien sont certes relatives,
mais le fait quon cherche la beaut ou quon aspire au bien est une
ralit universelle (Christian de Duve: lvolution a un sens, propos
recueillis par O. Postel-Vinary, La Recherche, 286, avril 1996, pp.
90-93).
10. l coute du vivant, op.cit., p.358.
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du monisme au pessimisme 183
tive cette ralit qui nous dpasse et par rapport laquelle nous
sommes toujours en partie ignorants. En cela, de Duve, conformment
ce quil nonce trs correctement, nest ni totalement agnostique
(puisquil ne se contente pas dune sorte de docte ignorance quant au
sens profond de la ra-lit), ni totalement athe (puisque lUltime
ralit est une sorte de Dieu dpersonnalis).
En fait son ide de Dieu est pense en cohrence avec son approche
scien-ti!que et se prsente au fond comme une proposition (quil
reconnat avec une parfaite honntet intellectuelle porteuse dun
certain nombre de prju-gs dailleurs invitables) visant 11 remplacer
les mythes propags par les religions, tout en essayant de ne pas
compromettre les nombreuses structures bienfaisantes que celles-ci
ont di!es sur les mythes.
Tentons de reprendre en quelques mots la philosophie naturelle
du Professeur de Duve pour en manifester larchitecture. Partons du
prsuppos moniste que toute la ralit, tout ltre spuise dans une
seule substance: lUltime ralit qui ne dpend de rien dautre, mais
qui comprend toute exis-tence. La vie biologique, qui germe sur et
par la matire physico-chimique, lhumain et sa pense qui senracinent
dans lhistoire volutive du vivant, sont des manifestations de
ncessits internes cette Ultime ralit, que nous tra-duisons notre
niveau et partiellement (car nos facults sont limites) par les lois
scienti!ques. Ce que nous traduisons par les transcendantaux (le
vrai, le bon, le beau,)12 est lexpression dune richesse in!nie de
cette Ultime ralit que certaines expriences (impliquant la raison
et plus spcialement la science ou dautres facults de communion la
nature, savoir par exemple lexprience esthtique, thique ou
mystique) nous permettent dentrevoir, mais seulement la manire dun
clair dans la nuit, jamais de manire enti-rement claire et
distincte. loppos des ides de certains existentialistes,
contemporains de Jacques Monod, clbrant un monde proprement
absurde, lUltime ralit propose un sens. Ces parcelles de la ralit
empirique que nous explorons nous renvoient, sur le mode de lindice
ou de la trace, un horizon de sens vers lequel nous tendons sans
jamais pouvoir latteindre. Op-timisme et modestie caractrisent la
philosophie implicite du Prix Nobel.
11. Ibid., p.348. 12. La question des transcendantaux occupe une
place centrale chez un autre collgue et
ami de Jacques Monod: Jean-Pierre Changeux: Du vrai, du beau, du
bien. Une nouvelle approche neuronale, Paris, Odile Jacob,
2008.
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184 revue des questions scientifiques
Chaque pas de lvolution, chaque avance scienti!que, artistique
ou thique, voire humaine, prsuppose et rvle quelque chose de cette
Ultime ralit. Mais, par ailleurs, luvre de de Duve nous invite une
profonde et belle humilit. Ce qui compte, pour nous, nous
rappelle-t-il, ce nest pas tant cet Absolu que nul ne peut possder,
mais plutt cette aspiration, ce chemin, que lhumain parcourt
modestement en direction de ce qui lui apparat comme lhorizon
ultime de sens.
!se 2: la primaut du dterminisme et le refus de la
contingence
cart 2: le refus de la Cration
Ds que les conditions physico-chimiques initiales sont prsentes
sur un site cosmologique adquat, la vie doit ncessairement y
apparatre et enclen-cher son histoire volutive, en vertu des lois
(reproductibles) de la physico-chimie. La vie appartient donc la
trame mme de lUnivers qui est vue comme une poussire de vie. Cette
vie peut donc apparatre et voluer en de nombreux endroits du
Cosmos, ses caractristiques globales (non pas les dtails!) devant
tre trs semblables en ces divers endroits, en raison de
luni-versalit des lois de la matire. La vie pourrait aussi, pour
les mmes raisons, tre reproduite in vitro. Sur ce point, de Duve a
tenu bien marquer sa di=-rence par rapport Jacques Monod13:
La vie appartient la trame mme de lUnivers. Si elle ntait une
manifesta-tion obligatoire des proprits combinatoires de la matire,
il et t absolument impossible quelle prenne naissance
naturellement. En attribuant au hasard un vnement dune complexit et
dune improbabilit aussi inimaginable-on se rappelle lallgorie de
Hoyle dun Boeing 747 qui mergerait dun tas de ferraille ()-Monod
invoque en ralit un miracle. Malgr la vigueur avec laquelle il
aurait refus cette description, il se place du ct des
crationnistes
Au tout dbut de lhistoire de la vie, le hasard ne joue pas un
rle dter-minant14, nous sommes dans le rgne de la chimie
parfaitement reproduc-
13. pp. Ch. de Duve, Construire une cellule. Essai sur la nature
et lorigine de la vie, Bruxelles, De Boeck Universit, 1990,
p.291.
14. La voie emprunte par la vie naissante pourrait avoir t
entirement dterministe jusquau prognote, peut-tre mme jusque la
dernire cellule ancestrale commune, ne laissant au hasard que
quelques vnements rares peut-tre inexistants (Construire une
cellule, op.cit., p.287).
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du monisme au pessimisme 185
tible15. Lhistoire volutive de la vie, quant elle, sexplique en
faisant rfrence aux mutations qui a=ectent au hasard le gnome et la
pression slective de lenvironnement. Mais quelle est limportance
e=ective de ce hasard dans lvolution? La rponse est la
suivante16:
Je souponne que le hasard pourrait avoir jou un rle moindre, et
la ncessit un rle plus important, que ne le croient Monod et de
nombreux biologistes molculaires et volutionnistes contemporains.
Ce soupon ne repose pas sur des arguments solidement structurs.
Peut-tre sagit-il simplement dun dsir dguis en pense inspir par le
fait que, contrairement Monod, je ne me complais pas lide dtre seul
dans limmensit indi=rente de lUnivers do jaurais merg par hasard
(J. Monod17). Dune manire plus ration-nelle, mon prjug se fonde sur
le sentiment que le principe dassemblage mo-dulaire, avec les
restrictions qui en dcoulent, a continu jouer un rle majeur dans
lvolution, utilisant des modules de dimension et de complexit
crois-santes. Les contraintes du hasard pourraient tre beaucoup
plus contrai-gnantes que lon ne le suppose gnralement.
Ds 1972, Christian de Duve a explicit ce thme des contraintes du
hasard18, une notion dont il souligne la parent avec les ides du
grand sp-cialiste des probabilits, mile Borel. En fait un phnomne
alatoire est ca-ractris par sa probabilit doccurrence (1/2 pour
lobtention de pile dans le lancer dune pice de monnaie). Or cette
probabilit est toujours d!nie par rapport un ensemble bien prcis de
possibilits, de con!gurations (2 dans le cas de la pice), qui !xent
les limites, les contraintes du hasard. Ces contraintes ont pour
e=et, dans certaines circonstances, destomper progressivement
lin-certitude pesant sur le phnomne. Si nous rptons un grand nombre
de fois, disons mille fois, un lancer de pice, le phnomne a beau
tre rgi par le hasard, nous pouvons tre certain quau moins une fois
sortira pile. Comme le dit de Duve: Le hasard nexclut pas
linvitabilit. Le recours des ar-guments invoquant une intervention
spciale, extrieure au monde phy-
15. Selon de Duve, la vie ne provient pas non plus, comme le
pensait Prigogine, dune struc-ture dissipative, rsultat dune
ampli!cation de >uctuations au sein dun systme ther-modynamique
situ loin de son quilibre.
16. Construire une cellule, op.cit., p.290.17. Le hasard et la
ncessit. Essai sur la philosophie naturelle de la biologie moderne,
Paris,
Seuil, 1970, p.195.18. Les contraintes du hasard, Revue gnrale.
Perspectives europennes des sciences hu-
maines, fvrier, 1972, p.22. Nous renvoyons aussi !e Constraints
of Chance, Scien-ti"c American, January 1996, p.96 et l coute du
vivant, Paris, Odile Jacob, 2002, pp. 209-210.
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186 revue des questions scientifiques
sique, pour expliquer la gense des structures complexes du
vivant, ne tient plus au regard du temps de lvolution. Les
contraintes du hasard dlimitent un espace born qui, vu les longues
chelles de temps et le nombre extr-mement grand des vnements, !nira
toujours par tre compltement explor. Lenvironnement quant lui joue
un rle de !ltre qui ne laisse passer que les structures qui lui
sont adaptes. Christian de Duve a tenu reprciser, une fois encore
et de faon trs clairante, sa position au dbut de son beau livre
Singularits. Jalons sur les chemins de la vie19. Ceci montre
limportance quil accorde, sur un plan fondamental, cette position
qui explique comment le hasard peut devenir ncessit. Si un
environnement ou un exprimentateur impose des contraintes slectives
un systme vivant ou molculaire et sil existe, parmi les variantes
possibles (les mutants) de ce systme, produites au hasard, lune de
celles-ci qui se trouve tre mieux adapte ces contraintes, alors,
mme si la probabilit de cette variante est trs faible, elle !nira
par apparatre et tre slectionne, pour autant que lon attende
su4samment longtemps. Les exemples donns par de Duve sont trs
clairants. Ainsi, il su4t de jouer 38 fois pour quune face dun d,
prescrite lavance, sorte avec 99,9 chances sur 100. De mme un numro
de loterie de 7 chi=res sortira certainement, avec une probabilit
de 0,999 (cest--dire presque certaine-ment) si lon observe 69
millions de tirages. On comprend, ds lors, que des vnements
extrmement rares, qui sont cruciaux pour ladaptation optimale dun
organisme un environnement, !nissent par tre ncessairement
slec-tionns (si le spectre des diverses variations, mutations, peut
tre explor tota-lement) sans faire intervenir aucun tlguidage ou
aucune !nalit immanente.
Pour prciser le rle du hasard, de Duve distingue, deux types
dvolu-tion: horizontale et verticale.
La premire concerne des changements gntiques qui na=ectent pas
fondamentalement le plan corporel dun organisme mais qui engendrent
une grande varit de formes (par exemple toutes les espces
dinsectes). Dans ce processus gnrateur de biodiversit, le hasard
joue un grand rle (hasard des mutations et hasard des vnements et
situations environnementales), les contraintes du hasard sont assez
souples et lon peut parler dun domaine o la contingence est
importante.
19. Paris, Odile Jacob, 2005.
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du monisme au pessimisme 187
La deuxime caractrise des modi!cations gntiques plus rares qui
en-tranent des changements profonds du plan corporel. Ici le hasard
est beau-coup plus contraint. On comprend aisment quun changement
radical de larchitecture de base dun organisme complexe est soumis
un grand nombre de contraintes, la plasticit du plan
organisationnel diminuant avec la com-plexit de lorganisme. Dans
pratiquement tous les cas (mais non pas tous) dvolution verticale,
il y a augmentation de la complexit et en mme temps des contraintes
restreignant limportance du hasard. Lvolution verticale est donc en
quelque sorte canalise dans une sorte dentonnoir volutif pour
reprendre les termes de de Duve. Ceci a pour consquence le fait qu
un certain niveau de complexit, les organismes doivent
invitablement suivre une histoire volutive quasi-dtermine et
pratiquement indpendante de lenvironnement. Pour ce qui concerne
lvolution verticale, la contingence ne joue pratiquement plus. Cest
pour cette raison que de Duve sinscrit en faux par rapport aux
biologistes ou aux palontologues (comme S. J. Gould20) qui lisent
lhistoire qui conduit de la premire cellule lhomme comme une srie
dvnements marqus par la contingence. Une des thses centrales
dfen-dues par le Prix Nobel de mdecine consiste ds lors montrer
21:
la fausset de lvangile de la contingence que lon prche au nom de
la science. Cette doctrine repose, comme jai tent de le montrer,
sur des prmisses scienti!ques incorrectes. Non pas, comme le
voudraient certains, parce quil y a autre chose qui faonne la
direction de lvolution, mais parce que les contraintes naturelles
au sein desquelles le hasard sexerce sont et ont toujours t telles
que lvolution vers une complexit croissante devait presque
obliga-toirement se produire du moment que loccasion lui en tait
donne.
Pour de Duve, le problme majeur de toute conception de lvolution
base sur la contingence est le fait quelle identi!e subrepticement
imprvisi-bilit et improbabilit. Or, dit-il22, Des vnements peuvent
avoir lieu stric-tement par hasard et pourtant tre obligatoires.
Tout ce qui est ncessaire, cest de leur fournir su4samment
dopportunits davoir lieu, relativement leur probabilit.
20. Cfr par exemple: S.J. Gould, !e Structure of Evolutionary
!eory, 5e Belknap Press of Harvard University Press, 2002.
21. l coute du vivant, op.cit. p.350.22. Les mystres de la Vie:
y a-t-il quelque chose dautre? in Science et qute de sens,
Paris, Presses de la Renaissance, 2005, p.79.
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188 revue des questions scientifiques
La conception dterministe de lvolution verticale de de Duve se
trouve renforce par les dcouvertes de la biologie du dveloppement
et de cette nou-velle discipline que lon appelle lEvo-Devo
(Evolution and DEvelOpment). Des gnes matres qui commandent toute
une srie de cascades dvne-ments dclenchant le dveloppement de
certains organes (lil par exemple), sont prsents et conservs dans
des lignes animales trs di=rentes, tout en y causant les mmes
processus morphogntiques. Ces gnes peuvent tre utili-ss, au sein de
la mme espce animale, pour provoquer, de manire compl-tement
dterministe, des organes des endroits inhabituels. Mais, ils
peuvent tre aussi transfrs dune espce lautre, de la souris la
mouche par exemple, pour y remplir la mme tche! On pourrait dire
quune des dimen-sions du dterminisme biologique dont parle
Christian de Duve est gran-dement taye aujourdhui par cette
possibilit de=ectuer, de manire rptable, au moyen de gnes du
dveloppement (homognes) le contrle de certains aspects de la
morphogense animale23. Et cela est intressant car, comme le dit le
Prix Nobel, cela montre aussi24 comment des changements phnomnaux
du phnotype peuvent tre occasionns par des mutations simples. Les
sauts mystrieux pourraient, aprs tout, se rvler explicables en
termes naturalistes. Ils pourraient tre ouverts ltude
exprimentale
La conception de de Duve soppose tout vitalisme, en particulier
celui de Bergson par exemple, puisque la vie sexplique entirement
par les lois de la physico-chimie et non pas en faisant rfrence un
quelconque lan vital, qui na pas sa place au sein du champ de
pertinence de la biochimie. Cette opposition remonte certainement
lin>uence dcisive de son premier matre Louvain: Joseph Bouckaert
qui tait, pour ce qui est de sa science, un m-caniste convaincu25.
La conception de de Duve soppose dune manire tout aussi forte, en
raison de son prsuppos dterministe, au "nalisme qui suppo-serait
une sorte de but, de telos, forant , en-haut et en-avant, pour
re-prendre la terminologie teilhardienne, lmergence de la vie et sa
monte en complexit. La conception de de Duve carte donc les
arguments que lon trouve dans la tradition de la thologie naturelle
anglo-saxonne, chez William
23. de Duve voque ces gnes homotiques dans son article: Les
mystres de la Vie: y a-t-il quelque chose dautre? in Science et
qute de sens, op.cit., pp. 73-74 et dans son livre : Gntique du pch
originel. Le poids du pass sur lavenir, Odile Jacob, 2009, pp.
93-94.
24. Science et qute de sens, op.cit., p.74.25. l coute du
vivant, op.cit. pp. 9-10.
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du monisme au pessimisme 189
Paley ou plus rcemment chez Michael Denton par exemple, qui
supposent que lextrme complexit du vivant ne peut tre explicable
seulement par les lois de la science mais requiert lintervention
dune Intelligence , dun dessein intelligent26.
Cette conception reposant sur un mcanicisme () pour lequel cette
fresque mouvante et colore de lunivers anim semble avoir t rduite
un automatisme aride de macromolcules27 exclut toute irruption, au
sein du cosmos, dune radicale nouveaut, au sens o lentend Lvolution
cratrice de Bergson ou la creatio continua de la thologie
chrtienne. La primaut du d-terminisme physico-chimique et la
ngation de la contingence28 peuvent tre lus ds lors comme une prise
de distance par rapport toute notion de cra-tion au sens
mtaphysique et thologique.
!se 3: la dpersonnalisation de Dieu comme refus de tout
anthropomorphisme
cart 3: le refus de lIncarnation (Dieu-fait-homme)
La signi!cation du religieux nimplique plus ici aucune rfrence
une divinit transcendant le Monde. Le religieux traduit plutt, chez
de Duve, lexpression dun lien profond qui unit lhomme au Monde qui
lentoure, qui lmerveille et le dpasse, mais aussi lexpression dune
profondeur de lhu-main, qui semble se rvler dans lexprience
intellectuelle, esthtique ou mo-rale. La perspective dcrite ici
nest donc aucunement rductionniste ou naturalisante. Chez de Duve,
lactivit du biochimiste de haut niveau ne conduit nullement un
rductionnisme plat29. Il y a, au contraire, la nette
26. Ch. de Duve, Lhypothse dun dessein intelligent. La vie et
son volution vers la com-plexit sont inscrites dans les proprits de
la matire et nexigent pas lintervention de quelque chose dautre
pour se manifester, Sciences et Avenir, Hors srie, Dcembre
2003/Janvier 2004, p.19.
27. Ch. de Duve, Aux con!ns de la vie, Revue des Questions
Scienti"ques, op.cit. 28. La thologie catholique classique dfend
limportance de la contingence: Cest pour-
quoi (Dieu) a prpar pour certains e=ets des causes ncessaires,
qui ne peuvent d-faillir, et do proviennent ncessairement les
e=ets; et pour dautres e=ets il a prpar des causes dfectibles, dont
les e=ets se produisent dune manire contingente (5o-mas dAquin,
Somme !ologique, Ia, q.19, a.8). Cfr J.-M. Maldam, Lvolution et la
question de Dieu, Revue thomiste, 107 (2007) 531-560.
29. de Duve refuse nettement une naturalisation de lthique: Ce
qui fait notre grandeur () et notre responsabilit, cest prcisment
que nous avons le pouvoir de nous opposer la nature et de la
diriger si cela est souhaitable ( l coute du vivant, op.cit., pp.
360-61). Cependant, lthique ne se d!nit quen rfrence des impratifs
humains: Les
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190 revue des questions scientifiques
a4rmation dune grandeur de lhomme qui se traduit, entre autres,
par sa responsabilit morale et par sa capacit dmotion esthtique. Il
est dailleurs extrmement intressant et rvlateur dobserver que la
conclusion de plu-sieurs de ses livres fait rfrence cette
motion30
Quand jcoute de la musique, quand je me promne dans une galerie
dart, quand je rgale mes yeux des lignes pures dune cathdrale
gothique, quand je lis un pome ou un article scienti!que, quand je
regarde jouer mes petits-en-fants ou simplement quand je r>chis
sur le fait que je peux faire toutes ces choses, y compris
r>chir sur mon pouvoir de les faire, il mest impossible de
concevoir lunivers dont je fais partie comme ntant pas contraint,
par sa na-ture mme, de donner naissance quelque part, quelque
poque, peut-tre en de nombreux endroits et de nombreuses poques,
des tres capables dappr-cier la beaut, de ressentir lamour, de
chercher la vrit et dapprhender le mystre. Cela me met, sans doute,
dans la catgorie des romantiques. Quil en soit ainsi.
Lexprience humaine du beau et de lamour, jointe lmerveillement
que produit, chez un scienti!que, un Monde, la fois comprhensible
mais encore (et peut-tre jamais?) largement mystrieux et dans
lequel la contin-gence est suppose navoir aucune place,
apparaissent comme au fondement de la conception que se fait de
Duve de la dimension religieuse et de sa concep-tion de Dieu que
nous allons analyser maintenant.
Christian de Duve commence par carter toute espce de conception
anthropomorphique de Dieu en raison dune sorte dhumilit
anthropolo-gique31
Lanthropomorphisme est aussi la pierre angulaire de nombreuses
religions, surtout celles inspires par la Bible, qui dcrit lhomme
comme ayant t cr limage de Dieu. Aucune phrase ne pourrait tre plus
quintessentiellement an-thropocentrique -ni plus arrogante- que cet
extrait du Livre de la Gense. Selon celui-ci, lhomme est, de droit
divin, le matre de la cration et na de comptes
lois morales ne sont pas absolues. Elles sont faites par les
humains dans le but de rgle-menter leurs socits. Elles voluent avec
les connaissances, les mentalits et les situa-tions nouvelles.
(Ibid., p. 361).
30. Ch. de Duve, Construire une cellule. Essai sur la nature et
lorigine de la vie, Bruxelles, De Boeck-Wesmael, 1990, p. 291; nous
renvoyons aussi : Poussire de vie. Une histoire du vivant, Paris,
Fayard, 1996, p. 496; l coute du vivant, op. cit., p. 362: Et jai
aussi vibr dans dautres registres, en rsonance avec des potes, des
crivains, des artistes et des musiciens qui mont mu par leurs uvres
et leurs interprtations.
31. l coute du vivant, op. cit., p. 354.
-
du monisme au pessimisme 191
rendre quau Crateur. Lanthropocentrisme cde devant le
thocentrisme. Mais ici encore, la composante anthrpos joue un rle
dominant
Cest au nom du refus de lanthropomorphisme que de Duve justi!e
son refus respectueux du Dieu de la Bible32:
Fond entirement sur des documents datant dune poque o la pense
hu-maine tait domine par une mythologie anthropomorphique et par
des expli-cations animistes, le rcit biblique re>te
manifestement les imaginations et proccupations typiquement
humaines de ses auteurs. Le Dieu de la Bible est une personne,
possdant, sous la forme parfaite qui sied, toutes les qualits
considres comme dsirables chez un souverain humain avec de surcrot,
des pouvoirs magiques. Quil soit dcrit comme Crateur tout-puissant,
Souverain svre, Juge in>exible, Pasteur compatissant, Pre
aimant, ou un mlange de telles reprsentations, le Dieu de la Bible
reste enracin dans limagerie trom-peuse dun anthropomorphisme qui
prend ses dsirs pour des ralits. La phrase biblique cite plus haut
doit tre inverse. Cest lhomme qui a cr Dieu son image.
On retrouve ici, sous une version ractualise, lide que le Dieu
de la Bible ou du christianisme ne serait quune sorte de projection
ou de passage la limite de nos dsirs ou de nos reprsentations
simplement humaines.
La question que soulve la position de de Duve est ici dune
importance cruciale. Comment reconnatre si le Dieu dont nous
parlons nest pas une pure construction ou une projection de nos
imaginations dbordantes et sou-vent naves, comme le prtendait
autrefois Ludwig Feuerbach? Le Dieu du christianisme,
correspond-t-il rigoureusement ce genre de projection? Nous ne le
pensons pas. La raison que nous pourrions avancer ici serait que
limage du Dieu rvl en Jsus-Christ est assez di=rente de ce que
notre imagination instinctive produirait lorsquon prononce le mot
Dieu. Un Dieu conu suivant le mode dun Souverain svre, dune sorte
de poten-tat, de pharaon est dans la droite ligne dune projection
anthropomor-phique33, de mme, un Dieu vu simplement et
unilatralement comme un Pre aimant limage de nos pres biologiques.
Mais, est-ce bien l le Dieu
32. Ibid., p. 355.33. propos dun Dieu monarque ou dun
pharaonisme cleste nous suivons lavis de
Maurice Zundel qui a4rme: Mais justement un tel Dieu, dans la
perspective chr-tienne, na jamais exist: sinon dans limagination
des hommes qui enfermaient la Di-vinit dans leurs propres limites
(Dialogue avec la Vrit, Paris, Descle De Brouwer, 1964, pp.
102-103).
-
192 revue des questions scientifiques
du christianisme? Une projection de nos dsirs produirait-elle un
Dieu qui ne retint pas jalousement le rang qui lgalait Dieu, un
Dieu tout-puis-sant damour mais totalement impuissant devant un
refus de lhomme, un Dieu tout puissant et cependant fragile et
pauvre, un Dieu crateur qui sage-nouille devant sa crature. Ce Dieu
folie pour les grecs est-il vraiment conforme un Dieu
anthropomorphis ? Paradoxalement, le Dieu du christianisme se fait
homme mais dune manire qui tranche avec tous les anthropomorphismes
mythologiques de lAntiquit ou de ceux qui sous-ten-dent nos idoles
dhier et daujourdhui. Quoiquil en soit, la position de de Duve
apparat ici en rupture avec lun des points essentiels du
christianisme: celui dun Dieu-fait-homme, dun Dieu personnel et
proche sincarnant pour rejoindre lhomme.
!se 4: La gntique du pch originel ou la ncessit pour lhuma-nit
de se sauver elle-mme
cart 4: le refus de la Rdemption
Lide centrale de La gntique du pch originel. Le poids du pass
sur lavenir de la vie34 est le fait que la slection naturelle nous
a dot de certains traits qui taient immdiatement favorables la
survie et la prolifration de nos anctres, dans les conditions qui
existaient en leurs temps et lieux, sans gard pour les consquences
ultrieures. Cest l une proprit intrinsque de la slection naturelle.
Elle ne voit que l immdiat. Elle ne prvoit pas lavenir (p. 165). La
slection na donc pas dot lhumanit de capacits de sagesse pour
sacri!er des avantages immdiats aux exigences de lavenir (p. 168)
mais na fourni que des outils pour la recherche de lintrt immdiat.
Or ce bagage que nous conservons dans nos gnes est devenu un
fardeau naturel nuisible car lintrt immdiat, goste de groupes ferms
sur eux-mmes, peut conduire puiser et dtruire sans vergogne les
ressources de la plante en mettant en pril les gnrations futures.
Ce fardeau naturel, gntique, Christian de Duve lidenti!e au pch
originel de la thologie chrtienne35,
34. Paris, Odile Jacob, 2009. 35. On pourrait se demander si
cette identi!cation dun contenu scienti!que avec un
concept thologique ne risque pas dtre peru comme une forme de
concordisme que de Duve rprouverait. Dautre part une telle
identi!cation fait ! des apports de la recherche exgtique et
thologique contemporaines que lon pourra trouver dans lou-vrage de
J.-M. Maldalm, Le pch originel. Foi chrtienne, mythe et
mtaphysique, Paris, Cerf, 2008, Cogitatio Fidei n262 ou dans le
collectif sous la direction de Ch. Boureux et Ch. 5eobald, Le pch
originel. Heurs et malheurs dun dogme, Paris, Bayard, 2005.
-
du monisme au pessimisme 193
lequel nest pour lui quun mythe merveilleux qui a entran
linvention de lide de rachat et de lacte rdempteur qui viendrait
sauver lhumanit de sa dchance (p. 169). Pour e=acer la tache
originelle, il y a bien un moyen: faire appel aux capacits de notre
cerveau. Grce lui, nous avons le pouvoir de regarder lavenir et de
raisonner, de dcider et dagir la lumire de nos prdictions et
expectatives, mme contre notre intrt immdiat, sil le faut, et au
bn!ce dun bien ultrieur. Nous possdons la facult unique dagir
contre la slection naturelle (p. 169). de Duve rejoint ici lun des
points clefs de lanthropologie darwinienne qui sexprime dans le
cinquime chapitre de La "liation de lHomme et la slection lie au
sexe (1871)36. Cette anthropologie a t dcrite par Patrick Tort qui
la caractrise en invoquant un e=et rver-sif37: la slection
naturelle a slectionn des individus dont la partie la plus noble de
leur nature consiste pouvoir mettre un frein cette slection38.
de Duve propose sept pistes daction pour agir contre la slection
natu-relle. La dernire quil propose est le contrle de lexpansion de
la population car, dit-il, Cest la multiplication dbride des tres
humains qui permet de plus en plus leur hritage gntique de produire
ses e=ets pervers(p. 219)! Les moyens proposs par de Duve entrent
ici en contradiction directe et fron-tale avec lenseignement moral
de lglise catholique et avec une anthropolo-gie qui valorise
lautonomie de la personne. Deux passages su4sent illustrer
cela:
les procds les plus e4caces et les plus performants pour rduire
le nombre dtres humains restent la contraception et, aussi
prcocement possible, l inter-ruption volontaire de grossesse, y
compris sa forme prventive, la pilule du len-demain. Cest par de
tels procds que lhumanit peut le mieux sopposer lexpansion
dmographique. Ils sont autoriss plus ou moins libralement dans de
nombreux pays. Mais cela ne su4t pas. Ils ne devraient pas tre
simplement tolrs; ils devraient tre encourags (p. 222).
36. (sous la direction de P. Tort, trad. coordonne par M. Prum
et prcde de P. Tort, Lanthropologie inattendue de Charles Darwin),
Paris, Syllepse, 1999, p. 222.
37. P. Tort, Le$et Darwin. Slection naturelle et naissance de la
civilisation, Paris, Seuil, 2008.
38. P. Tort a4rme par exemple que: (lducation) dote les
individus et la nation de prin-cipes et de comportements qui
sopposent prcisment aux e=ets anciennement limina-toires de la
slection naturelle, et qui orientent linverse une partie de
lactivit sociale vers la protection et la sauvegarde des faibles de
corps et desprit, aussi bien que vers lassistance aux dshrits.
(Darwin et le Darwinisme, Paris, P.U.F., 2005, Que Sais-je?)
-
194 revue des questions scientifiques
et
Les allocations familiales devraient tre limites au premier
enfant. partir du troisime, un impt, croissant avec le nombre
denfants supplmentaires pourrait mme tre prlev. Ainsi la libert dun
chacun davoir des enfants se-rait prserve, mais un prix qui
tiendrait compte de limpact sur la socit. Des mesures devraient tre
prises galement pour favoriser la strilisation volon-taire grande
chelle, surtout chez les progniteurs qui risquent de dpasser le
quota autoris (p. 223).
La position de de Duve pose de graves questions et le clbre
biologiste dit ne pas ignorer que les mesures quil prconise
risque(nt) de se heurter des di4cults politiques, sociales, lgales,
conomiques et autres et quil accepterait que des autorits plus
comptentes puissent modi!er ses propo-sitions (p. 223). de Duve
prend nettement ses distances par rapport toute forme deugnisme
violent ou barbare, de type nazi par exemple (p. 188). Il a4rme
quil ne veut pas liminer lexcs de population (comme dans les
ver-sions barbares) mais le prvenir. Il nen reste pas moins vrai
quun projet de prvention dmographique tel quil lenvisage court le
risque de draper assez vite vers des formes politiquement
totalitaires qui vont lencontre des droits fondamentaux de lhomme
et peuvent encourager les discriminations. Lexemple chinois, qui
met dj en uvre les mthodes prconises par de Duve, montre quune
telle solution engendre des problmes humains aussi graves, voire
plus, que ceux qui sont lis laugmentation dmographiques (par
exemple la slection arbitraire des sexes, labandon sauvage denfants
sur-numraires,). Limpt dont il est question plus haut par exemple
pourrait entraner de graves ingalits sociales, les riches seuls
pouvant acheter ce droit avoir une famille nombreuse! Lintention de
de Duve est fonde, on ne peut en douter, sur un grand sens de la
responsabilit et sur une volont de rencontrer un problme plantaire
majeur39. Cependant, pour contrer la faille originelle qui mne
lgosme et au repli sur soi dans des socits closes comme les aurait
quali!es Bergson40, on pourrait trs bien imaginer, dans la logique
mme de ce que propose de Duve, pour contrecarrer les e=ets nfastes
des limites de la slection naturelle, utiliser son cerveau pour
imaginer des solutions qui vont dans le sens du partage, de la
solidarit de la redistribution des richesses, de laccueil du plus
faible, et qui ne prsentent pas le >anc des
39. De Duve rejoint sur ce point Hans Jonas et son Principe
responsabilit. Une thique pour la civilisation technologique
(1979), Paris, Cerf, 1997; Flammarion 1998.
40. H. Bergson, Les deux sources de la morale et de la religion,
Paris, Alcan, 1937.
-
du monisme au pessimisme 195
formes politique autoritaire. Lespace gographique se
restreignant, on pour-rait plutt chercher augmenter la solidarit et
les liens en crant des rseaux de plus en plus forts et conviviaux
entre les gens. Pourquoi ne pas regarder dans cette direction? 41
Si lon reste dans la cohrence de la conception de duvienne de
lUltime ralit et de la profondeur quil lui confre, celle-ci ne
pourrait-elle pas apparatre sous le visage dun surcrot
dinteractions entre personnes acceptant de renoncer ce quils ont
pour que dautres puissent vivre ? Il y a dans la solution propose
par de Duve un pessimisme qui contraste avec loptimisme vigoureux
qui se dgageait de son intuition dUl-time ralit. Rationnellement,
on ne peut viter de rencontrer le problme soulev par de Duve li aux
limites de lapport de la slection naturelle. Mais, rationnellement
galement, la solution propose par de Duve ne simpose pas. Reprenant
une veine plus optimiste, nous pensons que dautres solutions,
pourraient tre cherches et trouves pour prendre au srieux notre
responsa-bilit vis--vis des gnrations futures. Dans un article trs
clairant intitul La fragilit en conomie: chance ou menace?
lconomiste lena Lasida suggre des pistes intressantes qui, plutt
que de se centrer sur une sorte de pratique rparatrice (dont le but
est de conserver les acquis) ouvre une approche rvlatrice de
nouveaut qui consiste 42 pro!ter des limites devenues
incontournables pour imaginer des modes de vie di=rents, por-teurs
dun bien-tre nouveau. Dans cette perspective, il ne su4t pas
dap-prendre gaspiller moins: il sagit de produire et de consommer
autrement, de se dplacer et dhabiter lespace di=remment. Le but
nest pas de combler le manque ni de gommer la perte mais bien, au
contraire, den faire merger du nouveau: moins de mobilit mais plus
denracinement, moins de vitesse mais plus de prsence, moins de
productivit mais plus de proximit
Et lon pourrait ajouter dans cette ligne: moins de solutions
coercitives aux problmes dmographiques qui nous fragilisent, mais
plus dducation des populations, plus de partage des biens et des
terres, plus daccueil.
On ressent en lisant La gntique du pch originel la profondeur de
lan-goisse quprouve de Duve face aux problmes qui psent sur la vie
des gn-rations futures. Cette angoisse rappelle, bien des gards,
celle quexprimait
41. Cette solidarit peut tre comprise dans un sens darwinien :
cfr F. de Waal Lge de lempathie, Leons de la nature pour une socit
solidaire, Paris, LLL, 2010.
42. . Lasida, La fragilit en conomie: chance ou menace? in La
fragilit: faiblesse ou richesse?, Paris, Albin Michel, 2009, p.
62.
-
196 revue des questions scientifiques
Pierre Teilhard de Chardin durant la Grande Guerre lorsque, dans
ce texte saisissant intitul La grande monade, il voquait le >ux
dmographique en disant43:
le >ux na pas cess de monter ; et maintenant il recouvre la
Terre. Les hommes daujourdhui se touchent partout; partout ils se
serrent. Comme un alliage brlant, leur masse encore tumultueuse
agite de soubresauts et se-coue dexplosions, na plus qu chercher
les lois de son quilibre interne.
Mais la solution de Teilhard dbouche sur une autre solution: la
pression dmographique intense peut contribuer briser les sphres de
lgosme et de lisolement en poussant les hommes saimer:
Jimagine que lHumanit, quand elle aura compris, en bloc, quelle
est scelle sur soi, et que sur soi seule au monde (sinon dans les
cieux) elle peut compter pour se sauver (exprimentalement, bien
entendu), sentira dabord passer un immense frisson de charit
interne Si la pression dune grande ncessit commune arrivait vaincre
nos rpulsions mutuelles et briser la glace qui nous isole, qui peut
savoir quel bien-tre et quelle tendresse ne sortirait pas de notre
multitude harmonise? Quand ils se sentiront rellement seuls au
monde, les hommes ( moins quils ne sentredchirent) commenceront
saimer.
Le spinozisme de Christian de Duve
Par certain traits, la conception de de Duve voque la
philosophie de Spinoza. Le vide laiss par labandon des thses
chrtiennes nonces ci-des-sus se trouve en e=et naturellement combl
par une telle pense. Par exemple, la thse centrale du refus de
lvangile de la contingence pourrait tre rap-proche du passage
suivant de lthique (I, proposition XXIX)44:
Dans la nature, il ny a rien de contingent, mais tout est
dtermin par la n-cessit de la nature divine exister et agir, selon
un mode prcis (ad certo modo existendum et operandum).
43. P. Teilhard de Chardin, crits du temps de la guerre
(1916-1919), Paris, Grasset, 1965, pp. 242-243.
44. L.Millet, Premire leons sur lthique de Spinoza (avec la
traduction de la premire partie de lthique), Paris, P.U.F., 1998,
pp. 91-92
-
du monisme au pessimisme 197
Son opposition au !nalisme45 et sa conception de la ncessit
rapprochent galement le Prix Nobel du philosophe hollandais. On
pourrait dire aussi que les deux hommes saccordent parfaitement
quant leur refus de tout anthro-pomorphisation de Dieu. En ralit le
refus du !nalisme et de cet anthropo-morphisation sont lis, car ils
procdent tous les deux dune projection illgitime, selon de Duve et
Spinoza, de qualits humaines sur la nature ou bien sur Dieu46. Pour
Spinoza comme pour de Duve, cest dune certaine ma-nire porter
atteinte Dieu, cest une suprme arrogance pour employer les termes
de ce dernier, que didenti!er la divinit nos indigences et nos
limites.
Remarquons au passage, que la position du Professeur de Duve,
comme celle de Spinoza dailleurs, ne peut tre confondue avec un
panthisme au sens strict. En e=et, il ny a pas trace ici dune
quelconque religion de la nature. Les religions sont au fond, chez
le Prix Nobel de mdecine, lune des expressions possibles de
lmerveillement et du recueillement admiratif de lhomme pour cette
Ultime ralit, ct dune srie dautres comme lart ou la science.
Christian de Duve rejoint Spinoza dans son respect de lexprience
religieuse et de la religion. Mais il sagit dune religion
indpendante de tout dogme et de toute glise particulire.
Les rapprochements que nous venons desquisser ne doivent pas tre
pousss trop loin car de Duve na jamais voulu dvelopper une
philosophie systmatique. Il sagit seulement de mettre en consonance
certains accents communs et non de quali!er purement et simplement
le Prix Nobel de mde-cine de spinoziste. Dailleurs cette consonance
a des limites et cela pour les mmes raisons que donne Denis Collin,
de lUniversit de Rouen, pour d-marquer les penses de Spinoza et
dEinstein47, dont on connat pourtant les relles a4nits. Pour le
clbre physicien comme pour de Duve, la ralit
45. Pour une analyse de cet aspect de la pense de Spinoza nous
renvoyons ici louvrage de C. Du>o, La "nalit dans la nature. De
Descartes Kant, Paris, P.U.F., 1996, pp. 37-50.
46. Spinoza dit:Le vulgaire conoit Dieu comme un homme ou
limitation de lhomme (thique, II, 3, scolie); cit de C. Du>o,
op. cit., p. 49.
47. Si quelque chose mrite notre merveillement, cest la capacit
de la raison com-prendre lordre naturel. (Cest) cette capacit qui
nous remplit de joie, selon Spinoza. Ici, Einstein a une position
sensiblement di=rente. Pour lui, le sentiment religieux cos-mique
nat dun mystre: Ce qui est incomprhensible, cest que le monde soit
com-prhensible. Ce qui nous met en garde contre des parallles trop
htifs entre les deux grands penseurs (Le Dieu de Spinoza in Le Dieu
des savants, Sciences et Avenir, Hors-srie, Dcembre 2003/Janvier
2004, p. 24).
-
198 revue des questions scientifiques
comme telle reste largement mystrieuse48. Pour de Duve, les
raisons en sont que nos facults cognitives et perceptives sont
limites et ne nous permet-tent certainement pas desprer rendre
transparente la raison toute la pro-fondeur de lUltime ralit. Il ne
faudrait pas non plus confondre, malgr quelques rsonances
super!cielles, ce que nous dit de Duve de lapprhension de la ralit
dans lexprience esthtique ou mystique avec la connaissance
spinoziste dite du troisime genre. En e=et, comme cette dernire,
bien quintuitive, reste parfaitement dans le champ de la rationalit
(l) on com-mettrait donc une erreur assez grave et !nalement on
trahirait lensemble de linspiration spinoziste si lon tentait de
voir, dans la connaissance du troi-sime genre, autre chose quun
exercice de la raison.
Au fond, la position de de Duve semble plus proche de celle
dEinstein49 dont la couleur spinozienne est bien connue et avoue
par le pre de la relati-vit50.
Le Deus sive Natura de Spinoza, qui sidenti!e bien lUltime ralit
de de Duve, rejoint parfaitement la conception quEinstein se fait
de Dieu quand il dit51:
Tout homme srieusement impliqu dans la recherche scienti!que
devient convaincu quun esprit se manifeste travers les lois de
lUnivers - un esprit largement suprieur celui de lhomme.
Et le passage suivant de la dernire lettre de Michele Besso
Einstein, le 29 janvier 1955, pourrait, nous semble-t-il, entrer en
harmonie avec certains traits essentiels de la conception de
Duvienne52:
48. La plus belle chose que nous puissions prouver, cest le ct
mystrieux de la vie. Cest le sentiment profond qui se trouve au
berceau de lart et de la science vritables. Celui qui ne peut plus
prouver ni tonnement ni surprise est pour ainsi dire mort; ses yeux
sont teints. Limpression du mystrieux, mle de crainte, a cr aussi
la religion (A. Einstein, Comment je vois le monde, Paris,
Flammarion, 1939, p. 12).
49. Nous renvoyons le lecteur aux trs bons livres de Michel
Paty, Einstein philosophe, Paris, P.U.F., 1963 ; Einstein ou la
cration scienti"que du monde, Paris, Les Belles Lettres, 1967.
50. Je crois au Dieu de Spinoza qui se rvle dans lharmonie de
tout ce qui existe, mais non en un Dieu qui se proccuperait du
destin et des actes des tres humains (A. Einstein, Penses intimes
(d. par A. Calaprice; prf. de F. Dyson; trad. par Ph. Babo),
Anatolia/ditions du Rocher, 2000 (Princeton University Press,
1996).
51. Penses intimes, op. cit.,p. 139.52. A. Einstein,
Correspondance avec Michele Besso. 1903-1955 (trad., introd. par P.
Speziali),
Paris, Hermann, 1979, p. 311.
-
du monisme au pessimisme 199
Ne reconnaissant pas lide courante judo-chrtienne de Providence
-cest--dire celle dune instance suprme agissant intentionnellement
selon des buts humains - tu fais profession dadmettre le Dieu de
Spinoza; voil qui ma pous-s prendre en main une nouvelle fois
lthique dans ldition de la Deutsche Bibliothek de Berlin, publie
par Arthur Buchenau.
Ce qui est important pour moi personnellement, cest le refus
tranchant que mon pre opposait toute reprsentation ou mme
dnomination de Dieu (en quoi sa pense tait tout fait conforme la
5ora Tu ne te feras pas dimage ni aucune reprsentation) ; il ne
subsiste alors que le seul concept de loi naturelle, ce qui revient
pour moi donner un sens la recherche elle-mme, reconnatre ct de
lexprience immdiate des sens une valeur la reprsen-tation libre de
toute contradiction quils nous donnent, poser en face de ltre
englobant toutes choses, mesur laune et celle de notre critique,
notre propre tre spirituel porte ouverte sur une Beaut reconnue,
Joie, Reconnaissance, Bont. Sur dautres genres de Vrit, de Bont et
de Beaut
pistmologiquement et scienti!quement, Einstein dfend un ralisme
et un dterminisme en grande partie analogues ce qui colore la
position de de Duve. Sur un plan thologique, Einstein rejette aussi
catgoriquement et plusieurs reprises lide dun Dieu personnel et il
y voit, de plus, la cause principale des con>its religieux.
Comme chez Spinoza et de Duve, Einstein, soppose une attitude
anthropomorphique qui consisterait transfrer na-vement sur Dieu des
caractristiques ou des dsirs simplement humains. La manire daborder
la Bible est aussi trangement similaire chez Spinoza53, Einstein54
ou de Duve. Il sagit dune exgse littrale qui confronte sans
m-diation hermneutique les contenus scienti!ques avec le contenu
scripturaire.
Comme le recommande de Duve, Einstein non plus nentend pas
suppri-mer les prtres et les religions auxquels il veut conserver
une fonction lie troitement un ordre de valeurs: le Bien, le Vrai,
le Beau. Il veut en mta-morphoser les fonctions en maintenant
fermement ce refus radical dun Dieu personnel55:
53. Cfr E. Brhier, Histoire de la philosophie.
II/XVIIe-XVIIIesicles, Paris, P.U.F., 1981, p. 170.
54. Par le biais de la lecture de livres de vulgarisation
scienti!que, jai bientt acquis la conviction quune grande partie
des rcits de la Bible ne peuvent tre vridiques. (.) Une suspicion
face tout type dautorit est issue de cette exprience () une
attitude qui ne ma jamais quitte (Penses intimes, op. cit., p.
145).
55. A. Einstein, Conceptions scienti"ques, morales et sociales
(trad. par M. Solovine), Paris, Flammarion, 1952, pp. 32-33.
-
200 revue des questions scientifiques
Dans leur lutte pour le bien moral les ministres de la religion
doivent avoir la hauteur de vue dabandonner la doctrine dun Dieu
personnel, cest--dire dabandonner cette source de crainte et
desprance qui rendait dans le pass les prtres si puissants. Dans
leur e=ort ils devront mettre pro!t les forces qui sont capables de
cultiver le Bien, le Vrai et le Beau dans lhumanit. Cest l
assurment une tche plus di4cile, mais incomparablement plus digne.
Aprs que les ministres de la religion auront accompli le travail
dpuration ici indi-qu, ils reconnatront certainement avec joie que
la vraie religion a t ennoblie et rendue plus profonde par la
connaissance scienti!que.
Lattitude religieuse dEinstein est celle dune contemplation de
lUni-vers, celle dune admiration soutenue par la con!ance en la
nature ration-nelle de la ralit 56. Quand le pre de la relativit
a4rme quil est un incroyant profondment religieux, il nest pas trs
loin nous semble-t-il de la position de de Duve, qui refuse
lagnosticisme, lathisme, sans pour autant adopter lattitude des
croyants des religions rvles. Einstein et de Duve ne veulent plus
de la religion, mais au fond ils ne tiennent pas se dpartir dune
forme de religiosit cosmique. Pour ce qui est de Duve, il scarte
avons-nous vu du contenu de la dogmatique chrtienne, mais il tient
souvent faire remarquer quil ne nie pas la positivit dune morale
dinspiration vang-lique. Cependant, on peut se demander si la forme
dgosme sage fonde sur la prise en compte des conditions long terme
de vie de lhumanit et animant une forme deugnisme doux, est
vraiment cohrente avec cette ins-piration?
Conclusion
Nous voyons que les derniers livres de Christian de Duve
dploient une vision qui passe graduellement dune description de la
ralit en totalit, dune philosophie de la nature optimiste si lon
veut, une thique quelque peu pessimiste, provoquant un appel la
responsabilit de lhumanit actuelle vis--vis des gnrations futures.
On passe en e=et dune vision positive et profonde du cosmos, avec
la !gure de lUltime ralit, une image angois-sante du futur de
lhumanit. Ce qui est intressant ici, cest que lapparition
progressive des thmes de r>exion abords par Christian de Duve
suit un plan classique dexposition des contenus fondamentaux de la
thologie chr-tienne: Dieu, la Cration, la faute, lIncarnation, la
Rdemption. Chacun de
56. Penses intimes, op. cit., p. 142.
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du monisme au pessimisme 201
ces thmes apparaissant comme vid de sa signi!cation vritablement
trans-cendante et de son contenu proprement chrtien. Sous la vision
philoso-phique dploye progressivement dans les ouvrages de Duve, on
pourrait voir luvre une sorte de !l conducteur qui ne serait autre
quune scularisation radicale du schma thologique chrtien, mais dont
le plan et les concepts gardent implicitement ou explicitement une
couleur chrtienne. Dans ce sens, la position du Nobel est bien
non-croyante, dans la mesure o son expression se ralise comme une
ngation point point des lments fonda-mentaux de la foi chrtienne,
suivant un plan classique dexposition de ceux-ci. Cette
non-croyance pose alors, comme chez Darwin dailleurs, la question
de savoir si la reprsentation du christianisme et des contenus
dog-matiques qui sont prcisment refuss ou nis correspond celle que
se font aujourdhui les thologiens des diverses confessions
chrtiennes? Nous nen-trerons pas dans ce dbat qui mriterait sans
doute une analyse dtaille mais qui sort certainement du cadre de
cette petite contribution. Nous avons sim-plement montr que de Duve
sloigne du christianisme en se rapprochant du spinozisme des
scienti!ques, de ce monisme qui est souvent la philosophie
implicite des scienti!ques contemporains qui, tout en niant un Dieu
trans-cendant et personnel, ne veulent pas renoncer toute valeur
des transcendan-taux: lun, le vrai, le bien, le beau. Mais il y a
un problme central qui apparat et qui reste comme une nigme dans le
monisme adopt par de Duve. Com-ment donner un contenu et un
fondement ces transcendantaux auxquels on ne veut pas renoncer?
Comment justi!er par exemple quil est bien de soccuper du sort des
gnrations futures plutt que de suivre la pente dun gosme individuel
ou social? Comment fonder en !n de compte la sagesse que de Duve
appelle dsesprment de ses vux? La biologie seule semble, chez lui
incapable de fournir une rponse cette question. Dans ce sens, de
Duve nest pas un naturaliste radical! Mais alors, ne faudrait-il
pas en conclure que la solution et la sagesse proposes par de Duve
sont seulement des op-tions, quelles ne simposent pas
rationnellement et fondamentalement? Pour-quoi devrions-nous les
adopter? Nous touchons l un problme central: celui du fondement du
contenu du Bien. Dans le cadre dun monisme qui en-tend prserver la
valeur des transcendantaux et ne pas en faire le produit dune
construction sociale, quest-ce qui nous permet dexhiber ultimement
les contours et le contenu de ce qui serait bien, de mettre en
vidence les frontires entre la barbarie et le respect de la
personne humaine? Lintrt de la pense rcente de de Duve est de nous
ramener cette question, implicite-
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202 revue des questions scientifiques
ment certes, en nous montrant que la grande question du monisme,
celui de Spinoza, mais aussi celui dEinstein et de Changeux est
celle qui surgit lorsquayant renonc une radicale transcendance, le
scienti!que et le philo-sophe monistes se retrouvent devant lnigme
du fondement de leur propre libert, de leur soif de vrit et leur
aspiration au bien et au beau57. Il y a aussi une question que nous
ne pouvons pas nous empcher de poser en lecteur assidu de luvre de
Duve: pourquoi son monisme de lUltime ralit ne la-t-il pas conduit
un fondamental optimisme ? Y aurait-il comme une connexion profonde
et ncessaire entre son monisme ontologique et le pessi-misme de son
thique? Lultime ralit pourrait-elle soutenir un optimisme foncier
de lhumanit ? Luvre de de Duve, qui exprime une pense sans cesse en
volution, nous invite ici reprendre une tude dtaille du monisme
philosophique et de ses liens avec lthique58. La trajectoire
intellectuelle du biologiste retrouverait ici de manire
signi!cative les enjeux du dialogue quavaient initis il y a
quelques annes le neurophysiologiste Jean-Pierre Changeux et le
philosophe Paul Ricoeur dans La nature et la rgle59.
57. On retrouve ici sous une autre forme lun des constats
formuls par le thologien alle-mand Medard Kehl dans son ouvrage Et
Dieu vit que cela tait bon. Une thologie de la cration, Paris,
Cerf, 2008, Cogitatio Fidei n264, p. 441: les philosophes et
scienti-!ques, dans la veine rductionniste ou moniste nliminent
Dieu (celui du christia-nisme) quau prix dune limination pralable
de lhomme. Tous les arguments quils avancent contre lexistence de
Dieu sont en mme temps des arguments contre une image
traditionnelle de lhomme compris comme un tre dou de raison et de
liber-t Le choix dun monisme entrane par le fait mme une
interrogation fondamentale dordre anthropologique (quest-ce que
lhomme ?) et thique (quest-ce qui fonde le libre arbitre et la
responsabilit morale?)
58. On pourrait renvoyer ici aux analyses dHenri Hude dans
Prolgomnes. Les choix hu-mains, Paris, Parole et Silence, 2009, pp.
149-162.
59. Paris, Odile Jacob, 1998. On retrouvera entre autre lavis de
Paul Ricoeur sur le pch originel pp. 321-324.