1 La métaphore théâtrale au sein du point de vente : mettre en scène l’histoire racontée pour créer du lien avec la cible visée. Emilie Hoëllard Doctorante Normandie Univ, France UNICAEN, NIMEC, F-14032 Caen, France EA 969, F-14032 Caen, France [email protected]Joël Brée Professeur à l’Université de Caen Basse-Normandie, IAE, NIMEC (EA 969) et à l’Ecole de Management de Normandie Normandie Univ, France UNICAEN, NIMEC, F-14032 Caen, France EA 969, F-14032 Caen, France [email protected]Ecole de Management de Normandie 9 rue Claude Bloch 14052 Caen Cedex 4
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l’histoire racontée pour créer du lien avec la cible ... · 3 La métaphore théâtrale au service de l’histoire racontée: créer du lien avec la cible visée. Introduction
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La métaphore théâtrale au sein du point de vente : mettre en scène
l’histoire racontée pour créer du lien avec la cible visée.
La métaphore théâtrale au service de l’histoire racontée :
créer du lien avec la cible visée.
Introduction
2009, Leroy Merlin s’offre un nouveau concept ; Juillet 2010, Mondial Tissus change de
look ; depuis 2011 Eurodif transforme l’ensemble de son parc magasins ; en 2013, Pimkie
redéfinira à nouveau son agencement. Ces transformations reflètent l’âpreté de la concurrence
et les enjeux actuels des enseignes, qui veulent faire vivre aux clients des sensations en
rupture avec un quotidien souvent « désenchanté » (Ritzer, 1999). En effet, si l’emplacement
du magasin et l’offre de produits restent essentiels au succès, l’appropriation des espaces
commerciaux par les clients (Bonnin, 2002 ; Ladwein, 2003 ; Michaud-Trévinal, 2011), le lien
qu’ils établissent avec le lieu (Gottdiener, 1998 ; Wallendorf et al., 1998 ; Hetzel, 2000), ou la
congruence entre personnalités du magasin et de l’individu (Martineau, 1958 ; d’Astous et al.,
2002 ; Ferrandi et al., 2003, Ambroise, 2005) deviennent de plus en plus créateurs de valeur.
Pour Filser (2002), cet « habillage expérientiel » repose sur trois supports : un décor, une
intrigue et des actions ; il parle de « théâtralisation » et ajoute que « le magasin est un décor
dans lequel un scénario va être proposé ; c’est le chaland qui sera le principal acteur aux
côtés des produits proposés ». Bouchet et El Aouni (2004), évoquent également « l’existence
et l’importance de la théâtralisation dans les magasins et dans la stratégie de leur
responsable ». On retrouve la métaphore théâtrale chez de nombreux auteurs (Arnould, Price
et Tierney, 1998 ; Kozinets et Sherry, 2002 ; Davies et Ward, 2002 ; Hetzel, 2002). Le Jean
Savreux (2009 ; p.206), abordant le réenchantement du magasin, parle de la « nécessité de
voir la mise en scène comme un outil de communication au service de l’enseigne et non
comme une fin en soi ».
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Cet article vise à éclairer la question suivante : comment transposer au point de vente, à partir
des outils théâtraux, la mise en scène de l’histoire racontée pour faciliter son appropriation par
le client. Nous sommes partis de la littérature théâtrale, complétée par une immersion dans le
monde théâtral (collaboration à une mise en scène avec le conservatoire de Rouen) et par une
participation à la création d’un nouveau concept de magasin, Etam Prêt à porter à Caen.
Outre ces investigations, d’autres interactions ont enrichi notre réflexion : avec l’agence
Saguez & Partners, avec la responsable marketing de Pimkie Europe, et auprès d’une
architecte d’intérieur spécialisée dans la rénovation de points de vente indépendants1.
Nous analyserons ainsi d’abord la mise en scène au théâtre avec un focus sur les définitions et
sur le rôle de la Fable, nous évoquerons ensuite les étapes de la mise en scène, et nous
conclurons par deux exemples de lecture « théâtrale » du point de vente.
1. La mise en scène au théâtre
1.1. Quelques définitions « théâtrales »
Le théâtre vient du substantif grec théa (« objet de contemplation » ; « lieu où l’on regarde » ;
« place de spectacle »). Mettre en scène, c’est d’abord mettre quelque chose sur scène. Au
théâtre, elle « se retire pour rendre visible et audible ce qui a lieu sur elle. Elle n’est « là »
que pour se faire oublier » (Kirkkopelto, 2008). La skènè est à l’origine une « tente », un abri
et une couverture aisément montable et démontable. Aujourd’hui, elle marque l’espace repré-
sentatif, le lieu des acteurs, et crée du sens (Pavis 2007a, 2007b ; Kirkkopelto, 2008). De
même, un magasin est « monté et démonté » pour maintenir son attractivité auprès des
clients ; il est un lieu où jouent des acteurs (acheteurs et vendeurs) et représente une enseigne.
La signification actuelle de la mise en scène date de 1820 quand Jules Janin employa cette ex-
pression pour traduire l’adaptation théâtrale d’ « Hernani » (Degaine, 1992). Si la scène est un
1 Vu les contraintes de format de la communication, nous avons choisi de nous focaliser ici sur la métaphore théâtrale et de
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espace à remplir, la mise en scène devient le spectacle ou la représentation (par opposition au
texte auquel elle donne du sens) : « S’il n’y a pas de scène sans jeu, tout sur scène est (en) jeu
–les comédiens, le décor, les objets, la lumière, le son… » (Kirkkopelto, 2008).
Théâtres et points de vente partagent2 une volonté d’exposition, de présentation imagée. Un
magasin présente une histoire en lien avec la marque et crée du sens pour échanger avec ses
clients. Ainsi, Un Jour Ailleurs les fait voyager dans un conte mêlant royauté, luxe et liberté
(architecture gréco-romaine avec des couleurs luxueuses (or), un ciel bleu pour la liberté –
voire le paradis…) ; Etam Prêt à porter raconte une vie familiale de tous les jours pour que la
cliente se sente chez elle (matières et couleurs chaudes, sol et meubles en bois, lumières tami-
sées… mettant même, pour les fêtes, un sapin fait d’écharpes dans la vitrine!). Nous sommes
dans un espace représentatif avec un décor (lumières, son, architecture, P.L.V., mannequins,
objets mis en avant…) animé par des acteurs : les vendeurs – rangent, dialoguent avec les
clients, encaissent… – et les acheteurs – flânent, touchent, observent, essayent, achètent…
1.2. L’importance de la Fable et de l’imaginaire
Pour Aristote (2002), la Fable est un élément de la tragédie (avec le chant, les caractères, la
pensée, l’élocution, et le spectacle) ; élément narratif de l’œuvre, elle est un enchaînement de
faits et d’actions. Point de départ de la mise en scène, elle est l’objet auquel les acteurs se réfè-
rent constamment pour structurer leur jeu. Et, si elle est centrale pour la création d’une pièce,
elle est aussi au cœur de l’expérience du magasin, comme en témoigne cet extrait d’entretien
avec G. Gozé (Agence Saguez & Partners) : « Style de mode c’est Zara. Je raconte quelle
mode je fais. Style de vie c’est Tommy Hilfiger, c’est Lacoste, je raconte mon style René La-
coste et je le traduis dans des codes réels mais contemporain ! C’est blanc, c’est machin…
ne pas développer les fondements du lien magasin/clients, bien analysés dans les références évoquées ci-avant. 2 Balzac (dans « Le Cousin Pons ») ou Zola (dans « Nana ») parlent d’ailleurs du magasin quand ils évoquent le local où sont
entreposés les costumes et les décors au théâtre.
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mais il y a la passion de l’excellence, on est dans des codes très fins […] je vais plus loin que
juste mes produits, je raconte un peu le côté bourge qui va en vacances en la Baule, c’est ça
Lacoste hein ! Et je joue sur la figure de René Lacoste qui était un trublion dans le sport, qui
avait foutu en premier un crocodile sur sa ; voilà donc j’ai aussi une certaine audace».
Chez Etam Prêt à porter, le groupe veut plonger la cliente dans une fable, un style de vie qui
lui ressemble : elle doit se sentir chez elle, avec des armoires entrouvertes, un sol chaleureux
en bois, des lumières tamisées… Tout en préservant les « racines » et la continuité du vécu des
clientes (photos des premiers magasins). Chez Adidas Original, on propose une fable alliant
codes de la rue, sport et mythe de la marque : autocollants du tennisman Stan Smith, valorisa-
tion de la réussite, mise en avant des produits emblématiques… (Hoëllard, 2011)3.
Les histoires et les légendes unissent les individus, les inspirent et les transforment durable-
ment ; c’est le vecteur naturel par lequel ils donnent un sens au monde (Sadowsky et Roche,
2010 ; Assadi, 2009). En sciences de gestion, raconter une histoire (storytelling) devient ins-
trument de pilotage (Chanal, 2005 ; Kahane, 2005) car cela crée de la complicité avec les pu-
blics visés et favorise l’adhésion au projet (Assadi, 2009, p.14) ; pour les séduire dans un mar-
ché toujours plus saturé, on doit produire des histoires, plus de simples marques (Cueille et
Recasens, 2010 ; Godin, 2006). Grâce à la communication, le « storytelling » transforme
l’entreprise en héros, en mythe, pour les parties prenantes – dont les consommateurs (Salmon,
2007). Une marque/enseigne-légende transmet valeurs, concepts et objets qui transcendent la
vie des clients (Assadi, 2009 ; Vincent, 2002)… si l’histoire est en phase avec leur monde
(Godin, 2006) ; la mise en scène est donc essentielle pour les aider à comprendre la fable, se
l’approprier et s’y immerger. Comme au théâtre, la représentation est au service du récit.
Mais le vécu de l’histoire racontée est lié à l’imagination du spectateur, le « comme si c’était
vrai » (Claudel, 1951) ; grâce aux acteurs, il accepte les symboles et assure le succès de la
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mise en scène : une chaise est un arbre, puis devient une moto… En magasin, cette fonction
imaginaire est plus ardue car le scénario des vendeurs tend vers la vente en elle-même ; se
projeter dans un monde fantasmé repose sur le seul décor. Même si certaines enseignes tra-
vaillent ces expériences : Abercrombie & Fitch crée un univers d’exhibitionnisme et de ven-
deurs accessibles dont la mission principale est de séduire le client (Badot et Lemoine, 2008) ;
Build a Bear Workshop simule une maternité en donnant la vie à un ours en peluche avec un
personnel qui parle d’abord de la naissance (Badot et Lemoine, 2009) ; on retrouve des théâ-
tralisations originelles, où décor et mise en scène deviennent vecteurs de tangibilité.
2. Les étapes de la mise en scène
Plusieurs volumes sur : « l’architecture théâtrale, la peinture décorative, la science de la
perspective, la mécanique particulière des machines, les applications de l’électricité, […] la
plantation des décors, […] l’examen des magasins d’accessoires, les sciences de l’optique et
de l’acoustique, et enfin l’art sans limites précises du comédien… » seraient nécessaires pour
analyser une mise en scène (Becq De Fouquières, 1998). Ces livres n’existent pas ; mais nous
allons reprendre les principaux éléments de sa nomenclature.
2.1 Débuter par l’œuvre
La mise en scène survient quand le poète a terminé l’œuvre et que l’on souhaite la transmettre
au public (Becq de Fouquières, 1998). L’idée sous-jacente est de raconter quelque chose au-
delà de ce qui est écrit : on part d’images, de représentations subjectives des objets dont nos
souvenirs conservent l’impression et on crée un spectacle, on donne un sens à la pièce, en
jouant avec les éléments scénographiques, techniques et le jeu des comédiens.
Le parallèle avec le point de vente est intuitif ; ainsi chez Etam Prêt à porter – entièrement
« relooké », l’histoire vécue avec la cliente depuis l’origine a été le fil rouge de la fable en
3 Dans sa thèse, Welté (2010) a analysé en profondeur les narrations produites par les magasins spécialisés dans le sport
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magasin ; comme l’explique le Directeur Commercial : « C’est une marque qui a accompagné
l’évolution de la femme depuis un certain nombre d’années. Dans les focus group, les femmes
vous disent : ma première lingerie je l’ai achetée chez Etam puis celle de ma fille aussi et puis
mon premier imper… Il y a un lien affectif avec la cliente. ». Tout repose sur les attentes des
clientes par rapport à la marque et à la vie en général (désir de cocooning, chaleur,
féminité…) : les propos issus des études créent le texte à partir duquel le marketing fixe les
règles de mise en scène, l’ « œuvre dramatique » ; le siège transforme alors les informations
en une histoire qui soit transmissible en magasin.
Le metteur en scène travaille sur la représentation voulue (suivre le texte à la lettre ou se
« détacher » de l’œuvre) entre réalisme et symbolisme, voire irréalisme ; tout en choisissant
un(des) style(s) (drame, comique, tragique…). Plus qu’un texte, le théâtre est un ensemble
« d’actes et de signes qui influencent définitivement le regard du spectateur » (Coutant, 2004,
p.3). Yvan Blavier, responsable du merchandising et des vitrines chez Etam, puise ses idées
dans les décorations intérieures « à la mode » − type IKEA, chez les marques prestigieuses
comme Dior ou Lanvin et dans les tendances de la saison (les défilés de couture le stimulent
beaucoup, notamment pour les couleurs). L’inspiration étant initiée, il faut s’adapter aux
contraintes de la scène.
2.2 Adapter la mise en scène à l’architecture de la salle et aux « règles scéniques »
Dans les salles « à l’italienne » (les plus fréquentes), des pièces en ellipse permettant un
maximum de spectateurs dans un minimum de place, tout s’articule autour du point central,
l’endroit le plus visible et le plus audible pour les spectateurs, qui était autrefois la place du
roi ; Becq de Foucquières (1998) parle de centre optique. En traçant deux axes qui se croisent
en ce point, on délimite le seuil au-delà duquel un problème de visibilité se pose pour les
spectateurs (Annexe 1.). Dans un magasin, en particulier pour les vitrines, les contraintes sont
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similaires (Dosquet et Pouet, 2007) : présenter un produit en respectant le « triangle » rend la
mise en avant plus efficace ; au-delà des axes du triangle, ils deviennent moins visibles.
Une idée intéressante, absente de la littérature, est de présenter les mannequins de profil,
comme les acteurs ; au théâtre, se présenter de face reflète en effet l’autorité, donc une
domination de l’acteur sur le spectateur (source : M. Attias) ; cette idée vaut aussi dans le jeu
des acteurs en magasin, c’est-à-dire dans les postures des vendeurs ; nous pouvons supposer
que les clients se sentiront plus à l’aise si les vendeurs ne se présentent pas directement face à
eux (image d’autorité, d’insistance, de commercial). Ensuite, la scène se lit toujours dans le
sens de l’écriture : de gauche à droite ; on dit aussi de Jardin à Cour4 ; la Cour symbolisant le
désordre, et le jardin, l’ordre ; l’affichage en magasin ou en vitrine se fait dans le même sens,
même s’il faut tenir compte d’une limite au niveau de la visibilité juste devant les spectateurs
(niveau le plus « bas ») ; à la base, les théâtres à l’italienne étaient pentus comme un pont de
bateaux ; d’où l’utilisation des mots « remontez », « allez vers le lointain » ou « descendez ».
2.3 Les outils de la mise en scène
De nombreux éléments participent à la mise en scène théâtrale. Nous allons reprendre les
principaux d’entre eux.
L’informatique tout d’abord, grâce aux modélisations 3D ; en particulier pour les décors
compliqués. Elle donne une visibilité globale (ce que voit chaque spectateur) et rend possible
le réglage anticipé des lumières avant de planter le décor. Les logiciels permettent de travailler
sur les ombres, souvent problématiques lors de la mise en scène. Dans certains cas, lorsqu’il y
a un scénographe, il est également possible de créer une maquette.
La machinerie, ensuite, apporte le côté mécanique de la scène : les toiles peintes, les trappes,
les murs qui bougent… Les termes originels viennent des grandes découvertes, des bateaux
(trappes, voiles…) mais les technologies de l’information et de la communication sont de plus
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en plus présentes : hologrammes, vidéos… bien que pour certains metteurs de scène, on
appauvrit la pensée au profit de la performance technique.
La lumière (axe, focale, couleur, intensité, emplacement, type de projecteur…) est aussi un
outil central de mise en scène. Elle éclaire les acteurs, accentue les expressions du visage et
fait ressortir des couleurs (un éclairage de face « écrase » le visage) ; à l’aide d’un nuancier, on
choisit des couleurs de gélatines : couleur lavande, elle donne une peau rose et, si elle est
poudrée, cela donne un vrai grain de peau. Elle invente des ambiances : dans « Hiroshima
mon amour », pièce à laquelle nous avons participé, la scène était scindée en deux : d’un côté,
une lumière forte et chaude (jaune, orange – « côté brulant ») symbolisant la bombe tombée
sur les amoureux ; de l’autre, une zone d’ombre (voix intérieures, mort d’un amour perdu…)
marque un contraste ; cet exemple illustre le rôle des lumières (contrastes, transparence,
miroir) dans le schéma narratif : créer du relief, de l’espace, une atmosphère... L’éclairage a
aussi été étudié en marketing et explique par exemple comment « aérer l’espace » en
privilégiant des couleurs claires pour atténuer l’impression d’affluence (Roullet, 2009).
La musique donne du rythme à la pièce, elle accentue le ressenti des spectateurs. Pour Becq
De Fouquières (1998), elle provoque des états de tristesse, d’attendrissement, d’enthousiasme,
de joie, …. « Elle [la musique] s’associe à l’action, y contribue par l’émotion qu’elle
développe dans le héros du drame et transporte en nous l’émotion à laquelle il est en proie et
que sa voix serait lente ou impuissante à exprimer ». Cet outil est largement utilisé dans les
magasins et de nombreux travaux, similaires à ceux du théâtre, ont montré son importance5.
Les objets du décor éveillent l’attention ; dans la vie, les objets n’ont qu’une importance
contingente mais, dans une œuvre dramatique, ils sont nécessairement liés à l’action et aident
le spectateur à établir un rapport particulier avec l’évolution du drame. Ils stimulent
4 Aux Tuileries, on disait aux acteurs de jouer à Cour car la fenêtre donnait vers la Cour et il en est de même pour le Jardin
5 Pour une synthèse exhaustive, voir : Gallopel-Morvan et Rieunier, 2009)
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l’imaginaire – la même chaise qui prend plusieurs signifiés successifs – et donnent du relief à
la scène. Dans la distribution, l’attention du client ne doit pas privilégier le décor au détriment
du produit principal : plus il y a d’objets réels, plus son attention se disperse. Il faut toutefois
distinguer les deux catégories d’espace ; dans une œuvre dramatique, on cherche à
comprendre le dénouement de l’intrigue en s’appuyant sur des objets-preuves alors que, dans
le magasin, on ne veut pas savoir pourquoi le magasin utilise tel objet pour mettre en scène le
produit ; dans un magasin de textile, l’« intrigue » du client est basée sur le fait de trouver un
vêtement ; s’il cherche un habit vert, on peut l’aider en créant un mural avec du feuillage vert
pour regrouper ces produits. On cherche une « aide visuelle » en magasin, on veut des indices
pour comprendre l’histoire au théâtre. L’attention forte du spectateur dans son fauteuil l’aide à
décrypter l’action qui se déroule sous ses yeux, alors que le client passe moins de temps en
magasin et est distrait par le mouvement autour de lui. Mais, même s’ils ne les analysent pas,
la présence d’objets crée du signifié et le décor agit implicitement sur les clients.
Enfin, une mise en scène n’existe pas sans le jeu des acteurs (Becq De Fouquières, 1998). Il
faut une parfaite harmonie générale qui conduit à accentuer certains rôles et à en atténuer
d’autres. Le parallèle existe avec les hôtesses de vente : certaines sont en contact direct avec
les clientes, là où d’autres jouent un rôle de conseil près des cabines, s’occupent des colis au
fond du magasin ou sont à la caisse. Les mouvements scéniques sont identifiés selon la place
d’un personnage par rapport aux autres et au décor, ce que l’on retrouve en magasin avec
l’éclatement entre caisse, surface et cabine. Avec la métaphore de Goffman (1973), il est
d’autant plus facile de comparer acteurs et vendeurs en magasin, que toute vie sociale peut
elle-même être comparée à une scène avec ses acteurs, son public et ses coulisses.
Le spectateur est lui-même un acteur. Il est aussi la cible principale de la mise en scène car le
metteur en scène stimule ses réactions par l’imagination, le questionnement (Jean Vilar sou-
haitait que le spectateur se pose la question « qu’est-ce que cela veut dire pour moi » (Boisson
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et al. 2010) l’esprit critique ou les émotions (rire, pleurs, étonnement etc.). Tout cela s’inscrit
dans une stratégie de co-construction d’expérience lors d’un « rêve éveillé collectif ». Dans
certaines mises en scène, le spectateur devient même l’équivalent d’un monteur cinématogra-
phique ou d’un interprète qui, « à partir des fragments épars proposés recréerait le sens et
l’unité que la mise en scène n’offre plus » (Boisson et al. 2010, p.206). Par conséquent, un
lien émotionnel, mémorable et créateur de sens est mis en avant avec la mise en scène, idée
reprise dans les théories du marketing expérientiel (Kwortnik et Ross, 2007).
Nous avons conduit des entretiens semi-directifs auprès de 30 personnes sur la mise en scène
de plusieurs enseignes de textile (les entretiens sont en cours d’analyse). Les premières infor-
mations obtenues, font émerger des verbatim illustrant le fait que la mise en scène, au travers
de l’histoire racontée, peut devenir un facteur de lien entre le point de vente et le public visé.
L’annexe 2 présente ainsi deux extraits significatifs : l’un concerne un point de vente destiné
aux jeunes adultes, Etam Prêt à Porter (plutôt moyen de gamme, une des enseignes leaders
sur la mode des jeunes femmes) et l’autre vise les femmes de 50 ans et plus, Un Jour Ailleurs
(moyen/haut de gamme).
Conclusion
Cette étape préliminaire de notre recherche a mis en exergue la pertinence de la mise en scène
comme grille de lecture de l’histoire racontée aux clients par un point de vente. Nous avons
pu, d’abord, mettre en perspective les définitions de la mise en scène par rapport aux notions
d’exposition, de présentation manipulée et, dans la représentation de l’histoire, à l’aide du dé-
cor (lumières, architecture…) ou encore du jeu des acteurs. Nous avons souligné l’importance
de la Fable racontée dans les points de vente, en insistant sur le concept de « Storytelling ».
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Puis l’imaginaire, élément central au théâtre, a été évoqué en montrant que la mise en scène
permet de lui apporter un caractère tangible aux yeux des spectateurs/clients. Les étapes de la
mise en scène ont été présentées : les débuts d’interprétation de l’œuvre, l’adaptation à
l’architecture de la salle et aux règles scéniques et les outils de la mise en scène (informatique,
machinerie, lumière, musique, objets du décor et jeu des acteurs). A partir de ces éléments et
de l’étude des mises en scène de 15 metteurs scène, nous pouvons présenter une grille de lec-
ture théâtrale que nous avons appliquée à deux enseignes. Nous avons choisi de reprendre les
deux enseignes énoncées plus haut, Un Jour Ailleurs et Etam, afin de faire le parallèle entre
cette mise en scène de l’histoire racontée et l’appropriation ou le rejet des jeunes clientes qui
ressort des verbatim rapportés dans l’annexe 2. La « création du projet » reflète les objectifs
voulus au plan représentatif, que ce soit au niveau de l’histoire racontée (la Fable) ou de
l’esprit général (réaliste, surréaliste…) et du style de la pièce (comique, romantique…). Les
outils du plateau expriment l’élaboration concrète d’une pièce au travers de la « mise en
jeu »6 : de l’espace, des objets, du décor, des images, du son, des couleurs, de la machinerie,
de l’informatique, de l’acteur et de l’ « art » (au sens général du terme : danse, chant, sculp-
ture, peinture, architecture etc.). Enfin, le « client-spectateur » est mis en avant au travers de
trois éléments essentiels au théâtre: l’imaginaire, le questionnement et les émotions voulues.
Métaphore
théâtrale : grille
de lecture
ETAM : UN JOUR AILLEURS :
Création du projet
Effet représentatif
voulu
- Fable
Raconte un style de vie : celui de
ses clientes mélangé avec
l’histoire de la marque :
Raconte un style de vie : les
voyages, l’évasion, le luxe : mythe
autour de l’ « Ailleurs », le rêve, le
6 « De même qu’il n’y a pas de scène sans jeu, tout sur scène est (en) jeu – non seulement les comédiens, mais aussi le décor,
les objets, la lumière, le son… » (Kirkkopelto, 2008).
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- En général :
Réalisme, natu-
ralisme, symbo-
lique, surréa-
lisme, illusion,
irréalisme …
Expression du vécu historique de
la cliente avec la marque (an-
ciennes photos de femmes portant
des vêtements Etam, photo du
premier Etam…)
Réalisme
paradis. Histoire gréco-romaine.
Mais aussi un style de mode : vê-
tements classiques (et de qualité)
remis au goût du jour.
Travaille sur l’illusion, symbolisme
(faux temple, faux plafond ouvert
vers le ciel bleu)
Style de théâtre :
Théâtre intellec-
tuel, Tragique,
Drame, Co-
mique, …
Romantique Romantique
Les outils du plateau
Outils Détails par rapport aux enseignes
Organisation de
l’espace, scéno-
graphie
(Adaptation à la
salle/ aux règles
scéniques)
« théâtralisation du central » :
animation dans les points centraux
du magasin (mannequins).
« point central » théâtral : mur
(appelé « la vague ») au cœur du
magasin avec les « produits
phares » du moment.
« magasin vitrine », vitrines ou-
vertes sur le magasin.
Portants « serrés », en particulier
les jours de fortes affluences
Point central important : piliers au
centre entouré de mannequins et de
produits de face (facing)
Loi du triangle respectée en vitrines
pour la présentation des vêtements
(supports de différentes tailles pour
une présentation des bustes en co-
hérence avec l’idée du triangle)
Portants espacés facilitant aisément
le passage
Objets/
accessoires
Objets de décoration intérieure :
armoires en bois, tables de présen-
tation blanches en bois (design
actuel, mais chaleureux), tabou-
rets avec ambiance « boudoir »,
cadres pour « photos familiales »
(relation marque/ cliente), lustres,
Objets faisant référence au luxe :
mobilier et cintres imitation or, ta-
blette en verre, tabouret confortable
avec les pieds dorés…
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buste à fleurs.
Décor
Décor orné de papier peint feuil-
lage vert, bois, cintres en bois,
thématisation des vêtements en
fonction des moments de vie de la
cliente (décontracté, tous les jours,
au travail, grandes occasions…) et
des couleurs.
Décor spectaculaire gréco-romain
(voutes en berceaux, piliers…)
Image/
photographies
Beaucoup de photos (dont un pos-
ter géant de l’égérie derrière la
caisse), de cadres, de PLV et
d’ILV.
Posters importants en vitrine avec
des lieux représentants
l’ « ailleurs » (Angleterre, Italie,
Paris, Rome etc. en fonction du
thème de la saison), ILV.
Son/musique
Musique actuelle, volume moyen.
le samedi, magasin bruyant et
nombre de personnes élevé.
Musique au volume très faible,
voire inexistant.
magasin particulièrement calme car
peu de fréquentation.
Couleurs/
Eclairage
- Jeu de Cou-
leurs
- Eclairage
- Lumières
Lumières chaudes, tamisées.
Utilisation de petits lustres design
utilisant des ampoules (code rap-
pelant l’atelier).
Eclairage important des facings,
portants centraux et vitrines.
Couleurs : vert, bois, taupe (cosy,
chaleureux).
Lumières : simulent la lumière du
jour, soleil sans être agressif.
Jeu de couleurs : blanc, bleu et or
(ciel, pureté, luxe).
Informatique
Machinerie
Accessoires
« techniques »
Informatique : plans du magasin
adaptés selon la place.
« Machinerie » : Papiers peints
posés sur des murs amovibles, qui
eux sont adaptés à différentes po-
sitions de tablettes. Le mural est
également adapté aux « crochets »
« Machinerie » : beaucoup de pho-
tographies liées aux thèmes du ma-
gasin, PLV en fonction de l’offre
du moment, mural en peinture
blanche et également adaptable aux
différentes positions des tablettes et
autres outils de type crochets de
16
permettant de placer des acces-
soires. Posters géants, tableaux,
velours épais pour les rideaux des
cabines, vitrines avec une petite
partie comprenant un mural sur
lequel on peut adapter différentes
mises en scènes ; nombreux por-
tants, bustes, mannequins avec des
positions en mouvement…
présentation ; nombreux portants,
bustes, mannequins…
Acteur
- Langage
- Costumes
- Gestuel
- Rôle dans
l’organisation
générale de la
pièce
Langage : discussion autour de la
mode, langage courant.
Costume : vêtements de la marque
Gestuel : Naturel, orienté vers
l’argumentaire de vente et donc
vers le vêtement et la cliente. Hô-
tesses de vente « jeunes », accueil
chaleureux, sourire, reconnais-
sance des clientes fidèles. Moins
de présence que chez Un Jour Ail-
leurs (beaucoup plus de monde en
magasin).
Rôle dans l’organisation : prati-
quement chaque jour, mise en
place de nouveaux vêtements en
magasin, merchandising, range-
ment du magasin pour améliorer
la visibilité et la qualité des pré-
sentations, vente, conseils.
Langage : langage courant voire
soutenu. Reconnaissance des
clientes : discussion autour de la
famille et des petits enfants
Costume : Vêtement du magasin,
hôtesses de vente de plus de 40 ans
(miroir avec la cible) particulière-
ment apprêtées (maquillage et coif-
fure)
Gestuel : Hôtesses de vente très
présentes pour le client, à l’écoute.
Mais une certaine distanciation,
marque de respect lors de la com-
munication et des essais de vête-
ments.
Rôle dans l’organisation :
Même rôle que chez Etam
Artistiques
- Danse
- Chant
- Peinture
Peinture (feuillage vert en maga-
sin et rouge en cabine)
Architecture
Architecture, sculpture importante
autour de la création de l’illusion
du temple gréco-romain (poutres,
piliers, voutes etc.)
17
- Architecture
- Sculpture, …
Le spectateur
But du metteur en
scène/ signification
ou encore interpré-
tation voulue du
public
La cliente doit se sentir dans une
atmosphère féminine et chaleu-
reuse, le but du concept est de re-
donner de l’émotion à la cliente
(propos du directeur commercial
du groupe Etam).
Catharsis importante : reprise du
lieu de vie des clientes et d’un ate-
lier (fenêtre sur les vitrines, stores
pistaches et papier peint accordé,
portants à roulettes en acier…).
Espace représentatif par le décor,
les acteurs et le produit.
Le chic, l’élégance dans un concept
architectural unique : « atmosphère
teintée de romantisme, tout invite
au rêve et à l'évasion. Loin des ru-
meurs du monde, le temps prends
son temps. Tout n'est que détente,
bien-être et bonheur de vivre »7.
Idée de représenter et de créer du
sens dans le magasin en relation au
titre « Ailleurs ». Exposition mani-
pulée et artificielle d’un faux
temple gréco-romain à l’aide d’un
décor et du jeu des acteurs.
Volontés en
termes :
- D’imagination
- De questionne-
ment
- D’émotions
Rire
Sérieux
Tristesse
Peur
Inquiétude
détente
Plaisir
…
Imaginaire : « chez soi », famille :
en vitrine, sapin de Noël formé
d’écharpes, mannequin (tête en
pelote de laine) …
Atelier de confection des vête-
ments.
Questionnement :
Contrairement au théâtre, la mise
en scène n’invite pas aux ques-
tionnements mais donne des ré-
ponses : exemple : où puis-je ob-
tenir le vêtement voulu ? Je sais
que chez Etam, la mode est fémi-
nine, le magasin est chaleureux :
Imaginaire : « un monument » his-
torique par son architecture. Ouvert
sur le ciel (peinture au plafond), la
liberté, le paradis. Pour les ven-
deuses, les clientes sont « les
reines » du « Palais »… La cliente a
la sensation de voyager en entrant
dans un magasin « unique »
Questionnement : pareil que chez
Etam, on a des réponses et non des
questions : je sais que chez Un Jour
Ailleurs, je vais passer un bon mo-
ment avec des vendeuses à l’écoute
et des vêtements chics, de qualité
7 Description du point de vente de Villiers, http://www.cc-villiers.com/131-14566-enseignes.php?id=56