Top Banner
Chapitre X : L’agencement musical des voix 1 L’AGENCEMENT MUSICAL DU PETRE CLEMENS Lorsque nous avons traité de ce genre de motet qu’est le motet que nous avons appelé d’exhortation (Chapitre 1), nous avons vu que les procédés d’écriture de cette forme étaient grandement complexes. Le Petre Clemens n’échappe pas à la règle. Les procédés d’analyse des motets médiévaux définis par Bernard Vecchione suivent l’ordre des opérations de composition auxquelles semblent s’être livrés les compositeurs de motets médiévaux. Celui-ci commence par l’étude de l’« inventio » du Ténor, avant d’en venir à l’analyse de la « compositio » des voix chantées, 1 en partant de leurs textes et de leurs sous-textes, pour aller à leurs mises en musique, puis aux relations entre musique et matériau littéraire pris en son ensemble, textes et hypotextes. On procédera donc à l’étude de l’agencement musical du Petre Clemens en commençant par s’interroger sur la nature, l’origine, la réécriture par Vitry et le rôle du Ténor, puis en tentant de comprendre son importance au plan des interactions avec les autres voix, musiques et textes. L’ « inventio » du Ténor Le Petre Clemens est un motet composé au plus haut de la carrière de Vitry, dans une période politiquement stratégique pour le pape Clément VI. Bien que purement instrumental, le choix d’un emprunt avant réécriture pour le Ténor doit être particulièrement lié à cette circonstance qui a suscité la composition de l’œuvre et qui est la démonstration de la légitimité de l’exercice de Clément VI dans son siège d’Avignon. Mais qu’est ce qu’une œuvre musicale peut apporter à un pontife pour l’expression des grands axes de ses conceptions politiques ? Par quels moyens singuliers l’œuvre musicale peut-elle exprimer sens, parole, discours, et agir sur des auditoires ? Par quels moyens, ostentatoires, liturgiques, littéraires, musicaux, interactifs, l’œuvre exprime-t-elle un message et vise-t-elle à en persuader des auditoires ? Et à quels auditoires aussi cette œuvre s’adresse-t-elle – sachant, comme Vecchione l’a montré pour les motets de circonstance qu’il a étudiés, que ces œuvres à la fois liturgiques et politiques s’adressent simultanément à un double auditoire : de la Terre et du Ciel (ce qui pour lui expliquerait la nature de double discours qu’elles tiennent, par la surface, le paraître, destiné aux contemporains de la Terre, et par les sous-jacences, les 1 Selon les termes mêmes des théoriciens de la musique aux alentours des années 1360, comme, pour définir sa méthodologie, le remarque Bernard Vecchione (op. cit.).
39

L'agencement musical des voix (Petre Clemens Ivrea)

Apr 06, 2023

Download

Documents

Welcome message from author
This document is posted to help you gain knowledge. Please leave a comment to let me know what you think about it! Share it to your friends and learn new things together.
Transcript
Page 1: L'agencement musical des voix (Petre Clemens Ivrea)

Chapitre X : L’agencement musical des voix

1

L’AGENCEMENT MUSICAL DU PETRE CLEMENS

Lorsque nous avons traité de ce genre de motet qu’est le motet que nous avons

appelé d’exhortation (Chapitre 1), nous avons vu que les procédés d’écriture de cette

forme étaient grandement complexes. Le Petre Clemens n’échappe pas à la règle.

Les procédés d’analyse des motets médiévaux définis par Bernard Vecchione suivent

l’ordre des opérations de composition auxquelles semblent s’être livrés les

compositeurs de motets médiévaux. Celui-ci commence par l’étude de l’« inventio » du

Ténor, avant d’en venir à l’analyse de la « compositio » des voix chantées,1 en partant de

leurs textes et de leurs sous-textes, pour aller à leurs mises en musique, puis aux

relations entre musique et matériau littéraire pris en son ensemble, textes et

hypotextes.

On procédera donc à l’étude de l’agencement musical du Petre Clemens en

commençant par s’interroger sur la nature, l’origine, la réécriture par Vitry et le rôle

du Ténor, puis en tentant de comprendre son importance au plan des interactions

avec les autres voix, musiques et textes.

L’ « inventio » du Ténor

Le Petre Clemens est un motet composé au plus haut de la carrière de Vitry, dans une

période politiquement stratégique pour le pape Clément VI. Bien que purement

instrumental, le choix d’un emprunt avant réécriture pour le Ténor doit être

particulièrement lié à cette circonstance qui a suscité la composition de l’œuvre et qui

est la démonstration de la légitimité de l’exercice de Clément VI dans son siège

d’Avignon.

Mais qu’est ce qu’une œuvre musicale peut apporter à un pontife pour l’expression

des grands axes de ses conceptions politiques ? Par quels moyens singuliers l’œuvre

musicale peut-elle exprimer sens, parole, discours, et agir sur des auditoires ? Par

quels moyens, ostentatoires, liturgiques, littéraires, musicaux, interactifs, l’œuvre

exprime-t-elle un message et vise-t-elle à en persuader des auditoires ? Et à quels

auditoires aussi cette œuvre s’adresse-t-elle – sachant, comme Vecchione l’a montré

pour les motets de circonstance qu’il a étudiés, que ces œuvres à la fois liturgiques et

politiques s’adressent simultanément à un double auditoire : de la Terre et du Ciel (ce

qui pour lui expliquerait la nature de double discours qu’elles tiennent, par la surface,

le paraître, destiné aux contemporains de la Terre, et par les sous-jacences, les

1 Selon les termes mêmes des théoriciens de la musique aux alentours des années 1360, comme, pour définir sa méthodologie, le remarque Bernard Vecchione (op. cit.).

Page 2: L'agencement musical des voix (Petre Clemens Ivrea)

Chapitre X : L’agencement musical des voix

2

subtilités, destinés aux personnages du Ciel ?2 Or cette double dimension, pour lui, se

trouve non seulement dans l’écriture du Ténor, emprunt liturgique et réécriture pour

l’adapter à la circonstance, mais aussi dans l’écriture des voix chantées, un texte,

chanté, et des hypotextes, dissimulés, cachés.

Nous allons tenter de répondre à ces questions en commençant par étudier la

typologie du matériau musical formé dans le Ténor de son Petre Clemens par Philippe

de Vitry, afin de pouvoir par la suite mieux appréhender l’interaction entre

dimensions littéraires et musicales que produit ce motet.

Un type de Ténor

Pour cela, commençons par déchiffrer le fondement de l’architecture du motet : la

partie de Ténor.

L’organisation en Taleæ de la teneur du Petre est longtemps demeurée, au moins

jusqu’en 1993, le seul élément structurel que les musicologues avaient détecté dans sa

construction. Les agencements de la teneur des motets de Philippe de Vitry sont en

général considérés comme exemplaires de l’organisation de la voix de Ténor

(séquences de durée et séquences de hauteurs) en système d’« iso-structures ». Une

même séquence de durée, la Talea, de même qu’une même séquence de hauteurs, le

Color, se reproduisent un certain nombre de fois, parfois indépendamment l’une de

l’autre d’ailleurs, tout le long du Ténor. Le Petre Clemens revêt un caractère

d’exception par rapport à cet agencement double : son Color n’est pas clairement

identifiable, non plus que ses réénonciations successives, au contraire de sa Talea et

de la forme d’ensemble que les réénonciations successives de sa séquence rythmique

permettent d’apercevoir. Le Petre appartient à un genre de motets pour lesquels

reproduire un Color, à l’identique ou dans des variations très perceptibles, n’a pas de

signification. Le sens de ce dispositif d’écriture est lié à la fonction des procédés

utilisés dans l’inventio des Ténors de motets : fonction du Color et fonction de la

Talea, comme Bernard Vecchione l’a très précisément montré dans ses études de

« poétique du motet médiéval ».3 Comme il l’a montré, le Color est lié aux temps

cosmologiques et à l’action du Créateur, alors que la Talea est liée aux temps éthiques

et à l’action de la Créature vis-à-vis de son Créateur, et donc de sa Création, piété ou

2 Vecchione, 1998, op. cit.

3 Bernard VECCHIONE, 2006, « Entre herméneutique et poétique... », op. cit. ; 2009, « Fictions d’incorporel », op. cit. ; 2014, « Une poétique du motet médiéval : textes, hypotextes et niveaux de discours dans l’Ave Regina celorum de Marchetto da Padova », in Marco Gozzi, Agostino Ziino & Francesco ZImei, dirs, L’ars nova italiana del Trecento, VIII. Beyond Fifty Years of Ars Nova Studies at Certaldo (1959-2009), Lucca, LIM, p.69-133.

Page 3: L'agencement musical des voix (Petre Clemens Ivrea)

Chapitre X : L’agencement musical des voix

3

impiété. Les opérations permettant d’inscrire en isorythmie ces significations

changent au cours du XIVe et surtout du XVe siècle. Du temps du Vitry du Petre

Clemens, nous sommes encore dans le système qui s’était mis en place au tout début

du XIVe siècle, et que l’on retrouve encore intact par exemple dans le Plange de

Guillaume de Machaut (1358) ou l’anonyme padouan Gratiosus fervidus (1384). Dans

les motets ou voix comportant à la fois une mise en forme au moyen d’un Color et

d’une Talea, c’est le lien de l’éthique à la cosmologie qui est le thème essentiel du

discours. Dans les motets ou voix qui ne comportent qu’un Color ou qu’une Talea,

c’est alors d’un discours axé sur la dimension cosmologique ou la dimension éthique

seules dont il est question. Ainsi d’un motet comme l’anonyme vénitien Ave corpus

sanctum en l’honneur des reliques d saint Etienne (1329) où le Ténor comporte un

Color et une Talea qui lui est subordonnée, et le Contreténor qu’une Talea seule

insistant sur la dimension éthique du discours supporté par cette voix4.

L’agencement multiple du Ténor

L’agencement en Talea

Lorsque, dans le manuscrit d’Ivrea, on observe le Ténor, on est particulièrement

frappé par l’organisation structurelle extrêmement poussée que lui donne Vitry. Les

passages en hoquet, écrits en semi-brèves et silences de semi-brèves, sont aisément

repérables et permettent de déterminer une structuration précise de la voix. Le Ténor

a une durée totale de 251 brèves. Pour Olivier Cullin,5 il s’organise en trois sections

distinctes, A, B et C, qui auraient chacune une fonction « rhétorique » précise. A est

une introduction de 14 brèves de durée ; B, un long développement de 231 brèves,

agencé en 7 énonciations successives d’une Talea de 33 brèves de durée ; et C, une

coda de 6 brèves au total de durée. L’ensemble se décompose alors en 8 sections

successives : AI, puis BII, BIII, BIV, BV, BVI, BVII, et CVIII prolongeant BVII.

L’introduction AI s’énonce sur une durée de 14 brèves, tandis que chacune des

sections BII à BVII s’énonce sur une durée de 33 brèves chacune, et la section CVIII

sur une durée de 6 brèves. Le Ténor, comme la pièce donc, a une durée totale de :

(14) + [(33 x 6) + (33 + 6)] = (14) + (198) + (39) = 251 brèves.

On remarque la rupture métrique entre l’introduction A et les 7 autres sections de la

pièce. De même que la différence entre les systèmes de nombres symboliques : 14, 7

et 2, pour la partie introductive A ; 6 et 33, en (33 x 6) puis (33 + 6) pour les autres

4 Vecchione, 2009, op. cit., plus particulièrement p.280-85.

5 Cf. Olivier CULLIN, 2004, op.cit.. , p. 91-110.

Page 4: L'agencement musical des voix (Petre Clemens Ivrea)

Chapitre X : L’agencement musical des voix

4

sections. Mais également la rupture isorythmique, la section introductive A étant

hors-isorythmie et les sections B formant corps de l’œuvre étant isorythmiques.

Dans cette décomposition, le Ténor se retrouve intimement lié à l’agencement des

voix supérieures, que ce soit pour le matériau littéraire comme pour l’agencement

musical ; Vitry organise les bases de son motet dans une très nette optique

d’interrelation entre les voix. Il compose son Ténor en suivant les règles de l’Ars

Nova, mais en ajoutant, dans le cas précis de notre partition, nombre de subtilités

intellectuelles, démontrant que cette production se destine avant tout à de multiples

auditoires d’un très haut niveau intellectuel – voire même, et c’est l’hypothèse de

Vecchione pour ce genre de pièce liturgique, à des auditoires du Ciel.

Bien plus, l’agencement en trois parties, A, puis B, et C, avec Introduction et Coda,

rattache le déploiement de l’œuvre au discours de nature « rhétorique » :

Introduction, Développement, Conclusion ; Prologue, Corps du discours, et Exorde.

Du point de vue du rythme, le Ténor est écrit dans un tempus imperfectum prolatio maior.

L’unité de temps est la longue, au tempus deux fois plus lent que celui des voix

supérieures. Ce qui correspond, là aussi, à l’écriture habituelle des rythmes dans les

manuscrits de motets de l’Ars Nova. On remarque toutefois que la ligature terminale

a la durée d’une longue parfaite, ce qui crée différence d’avec le restant de l’œuvre.

L’introduction (A)

Elle s’énonce sur une durée de 7 fois 2 longues imparfaites (soit 14 brèves en tout)

(figure, ci-après), et se distingue nettement, par sa musique, de toute la suite du

Ténor.

Dans sa composition nous retrouvons différents chiffres : 14, 7 et 2. À propos du 7,

Clark propose une hypothèse intéressante. Comme nous l’avons vu plus haut, le

chiffre 7 pourrait symboliser la personne de Clément, et représenter sa signature

formulée à la voix de Triplum.6 Mais la question demeure entière de savoir pourquoi

la signature de Clément

6 Il est fréquent d’observer ces types de relations numériques dans les compositions musicales du Moyen Age. Cf. A. V. CLARK, 1999, « New tenor sources for fourteenth-century motets », in Plainsong and Medieval Music, 8, 2, Cambridge University Press, p. 107-131.

Page 5: L'agencement musical des voix (Petre Clemens Ivrea)

Chapitre X : L’agencement musical des voix

5

Fig. 1

Partie introductive du Ténor du Petre Clemens (Manuscrit d’Ivrea)

s’inscrit au moyen du nombre symbolique 7. Cela renverrait-il à la dimension sacrée

de la personne du pontife ? Et le chiffre 14, quelle pourrait en être la signification ?

Ce chiffre est central dans des motets comme le Nuper rosarum flores de Guillaume Du

Fay pour la consécration de la cathédrale de Florence, ou l’Ave regina celorum de

Marchetto da Padova (voix de Duplum) où il s’associe aux 14 allégories des Vertus et

de Vices peintes à fresque par Giotto dans la chapelle des Scrovegni qu’il sert à

consacrer. Dans ces motets de consécration, Bernard Vecchione a proposé de le lier

à la signification de la rédemption et de la voie vers le salut de l’âme. Mais en général

pour lui le chiffre 7 est plutôt lié au sacré tandis que le 9 est lié au divin. Dans cette

introduction, on remarquera que, non seulement nous sommes hors-isorythmie, mais

que de plus, au Ténor l’ensemble s’organise en 7 longues imparfaites de durée.

1

2

3

4

5

6

7

1

Page 6: L'agencement musical des voix (Petre Clemens Ivrea)

Chapitre X : L’agencement musical des voix

6

Le long développement central (B)

Le développement central du Ténor s’énonce sur une durée 231 brèves, soit 7 fois 33

brèves. Il est composé de sept énonciations successives d’une Talea, même séquence

de 36 valeurs de durée (voir la figure, ci-après).

Fig. 2

Talea du Ténor du Petre Clemens

Les premières énonciations de la Talea s’achèvent toutes sur un silence de brève (Cf.

Annexe 7), qui scande ainsi par une sorte de respiration (ponctuation) l’agencement

en Talea du Ténor. Les séquences des valeurs sont strictement identiques. Elles

comprennent 36 valeurs, qui s’agencent en 29 valeurs de note, 1 silence terminal de

brève, 3 de semi-brève et 3 de minime. Les silences de minime n’ont pas vraiment

valeur de silences de durée. Ils ne sont présents que pour produire le hoquet. Ce qui

fait que la réunion des 29 valeurs de note, des 3 silences de semi-brève et du silence

de brève terminal donne de nouveau le chiffre 33.

La structuration interne de la Talea est relativement complexe. On peut la lire de

diverses façons.

Karl Kugle et Manuel Pedro Ferreira proposent par exemple de la lire selon la

structuration mathématique suivante :

33 = 18 + 15 = [15 + 3] + [12 + 3]

= [(12 + 3) + 3] + [(9 + 3) + 3].

Margaret Bent,7 propose quant à elle :

33 = (15+ 3) + (12 + 3).

7 Margaret BENT, 1998, « Early Papal Motets », in Richard SHERR, dir., Papal Music and Papal Musicians in Late Medieval and Renaissance Rome, Oxford University Press, p. 17.

Page 7: L'agencement musical des voix (Petre Clemens Ivrea)

Chapitre X : L’agencement musical des voix

7

Mais en réalité cet agencement interne de la Talea est plus complexe. Il est formé

d’une succession de cinq séquences a, b, c, d, e. On remarque que le hoquet est en

fait formé de deux types successifs, en semibrèves et en minimes. Ces hoquets font

suite à une première séquence (a) de 7 brèves de durée (mesures 15 à 21 comprise,

pour la première énonciation de la Talea, Cf. Annexe 1). La durée de cette séquence

en hoquets (b) est de 2 fois 3 brèves, soit 6 brèves au total (mesures 22 à 27

comprise). S’ensuivent deux ligatures successives, formant une troisième séquence (c)

dont la réunion des durées est de 7 brèves (mesures 28 à 34 comprise). Puis une autre

séquence (d) de 7 brèves, formée de la succession de deux longues et d’une ligature

de 3 brèves de durée (mesures 35 à 41 comprise). Et pour finir une séquence (e)

formée d’une seule ligature de trois notes et du silence de brève de ponctuation

(mesures 42 à 47 comprises). La succession des durées des séquences est alors de 7,

6, 7, 7 et 6 brèves.

On remarque que la séquence (a) et la séquence (c) ont la même structure interne : B,

puis (B, L), puis (L, B). Tandis que la séquence est formée de deux sections

successives de 3 brèves chacune de durée, monnayées, pour la première en trois

énonciations identiques de deux minimes (mesures 22-24), et pour la seconde en trois

énonciations identiques de trois minimes, dont la dernière est hoquetée (mesures 25-

27). La séquence (d) est elle aussi formée de deux sections successives, l’une de deux

longues (mesures 35-38), et l’autre de trois brèves en ligature (mesures 39-41). La

séquence terminale (e) est elle formée d’une ligature Longue, Brève, Longue

(mesures 42-46) et du silence de brève terminal (mesure 47). Mais on remarque aussi

que, si l’on ne tient pas compte de la ligature, sa structure interne est alors formée de

deux sections de trois brèves de durée chacune, formant la succession (L, B), (L, B).8

Et que, si sa structure alors se rapproche de celle de la section (b) en hoquet, 6 en (3

+ 3), sa composition en diffère, non seulement par les types de valeurs employées,

Longues et Brèves au lieu de Brèves monnayées en semi-brèves et minimes, mais

aussi de par l’identité de l’itération.

À ce niveau de structuration de la forme du Ténor prévalent aussi les chiffres 6 et 7.

Et l’ensemble de la Talea peut alors se lire comme décomposée en trois moments de

13, 7 et 13 brèves de durée successives.

33 [(7 + 6) + 7 + (7 + 6)] = [(13) + 7 + (13)].

8 Dans la méthodologie d’analyse proposée par Bernard Vecchione, les valeurs de silence au Ténor sont soulignées.

Page 8: L'agencement musical des voix (Petre Clemens Ivrea)

Chapitre X : L’agencement musical des voix

8

Kugle a insisté sur la symbolique des nombres 6, 7 et 33 dans ce motet.9 Le fait alors

que ce développement central du Ténor, d’une durée de 231 brèves décomposée en 7

énonciations successives d’une Talea de 33 brèves de durée, elle-même agencée en 5

séquences de 7 et 6 brèves de durées, montre toute l’importance de la symbolique des

nombres, 6 exprimant le pouvoir et 7 le sacré. Toute la signification de l’inventio de ce

Ténor se déploierait dans l’espace du pouvoir sacré du pontife qu’est Clément. On

peut ajouter aux nombres sur lesquels insiste Kugle le chiffre 13, qui additionne, au

sein de la structure interne de la Talea, deux énonciations des nombres 7 et 6,

séparées par une énonciation du nombre 7. La signification du chiffre 13 apparaît

alors comme l’adjonction du pouvoir (6) au caractère sacré du pontife (7).

Agencement du Ténor et

élévation polyphonique du motet

Mais si on rapporte maintenant le Ténor aux autres voix du motet, son agencement

se lira bien entendu d’une tout autre manière. Le Ténor respecte parfaitement la

structure décasyllabique des textes des voix chantées. La multiplication des lectures

est pratiquée au Moyen Age en musique liturgique comme elle l’est en exégèse des

textes bibliques.10

Ainsi par exemple pour l’Introduction A1, dont les 14 brèves de durée donnent lieu

tout d’abord à une entrée en caccia aux deux voix chantées. La durée de la figure (a)

reprise est de 5 brèves. La 5ème formant pivot, l’ensemble a une durée de 9 brèves, les

deux énoncés s’organisant en quelque sorte selon la figure architecturale de deux arcs

reposant sur un pilier central. Puis cette figure initiale est de nouveau reprise (b), mais

tronquée de son incipit : la première brève sur la note Do répétée. La même note Do

termine au Triplum la première section en caccia, de telle sorte que le passage se fait

aisément entre la première et la seconde sections de cette Introduction. La figure (b)

a une durée cette fois de 3 brèves, et elle aussi reprise en caccia, selon le même

symbole architectural des deux arcs se rejoignant sur une colonne centrale. La reprise

au Duplum de la figure (b) subit une altération mélodique pour former conclusion de

cette Introduction. Cette altération revient (première brève de la mesure 7) sur la

note Do répétée du départ, de même que la figure mélodique de transition au

Triplum revient sur cette note Do. L’ensemble tourne autour de cette signature

musicale caractéristique du <PETRE> : m.1 (Triplum), 5 (Duplum), 9 (Triplum), 13

9 Karl KUGLE, 1993, op. cit., p. 196-198.

10 Voir à ce sujet, Bernard VECCHIONE, 1997, « Modélisation et heuristique… », op. cit. ; ou 1998, « Entre rhétorique et pragmatique… », op. cit. Et pour la conception médiévale des sens multiples de l’écriture, Henri DE LUBAC, 1993, Exégèse médiévale. Les quatre sens de l’écriture, Paris, Cerf/Desclée de Brouwer, 4 Tomes, cité par Bernard Vecchione.

Page 9: L'agencement musical des voix (Petre Clemens Ivrea)

Chapitre X : L’agencement musical des voix

9

(Duplum) et 15 (Triplum), avec cette circulation de la figure alternativement d’une

voix à l’autre.

L’agencement en Color et l’origine liturgique de la teneur

Intéressons-nous maintenant à l’agencement du Ténor selon le Color. Un Ténor de

motet isorythmique s’agence par une Talea et un Color en même temps, mais pas

toujours de façon identique. La règle des sens multiples de l’écriture s’applique aussi à

l’agencement interne du Ténor. Bernard Vecchione a montré dans sa poétique du

motet médiéval de circonstance,11 que l’agencement du Ténor selon le Color avait à

voir avec l’agencement cosmologique de la Création, tandis que son agencement

selon la Talea (quantification du temps) avait à voir avec l’éthique, c’est-à-dire le

comportement de la Créature vis-à-vis de la Création : impietas et pietas, contritio,

demande de pardon, absolution.

Organisation de la séquence de hauteurs du Ténor

Les difficultés sont nombreuses pour comprendre l’organisation du Ténor selon son

Color.

Le Petre possède une originalité de conception par rapport à d’autres motets

semblables : son Ténor est de très longue durée, et son matériau est fait de très

nombreuses hauteurs de son. Sans répétition claire de séquences de hauteurs, c’est-à-

dire de Color, il ne semble guère structuré. Mais ce n’est là qu’une illusion. Vecchione

a principalement étudié des motets à reprises textuelles de Color ou de Talea. Mais il

se posait aussi la question de la signification discursive de cette opposition entre ce

type de motets et ceux à reprises libres, tant de Color que de Talea. Manifestement,

avec ce motet de Vitry, nous avons affaire à une sorte de mixte : avec reprise

textuelle de la Talea mais une reprise variée du Color, qui devrait nous amener à nous

poser la question des raisons discursives de ce choix par Vitry.

Alice V. Clark suggère de corriger une erreur du Codex d’Ivrea.12 Le Ténor porté sur le

Codex est de 215 notes. Mais il semblerait qu’il manque une répétition du SOL dans

la section terminale qui forme Coda. L’ensemble des notes du Ténor serait alors de

216. Douze sont affectées à la section introductive (A) et 29 à chaque section

d’énonciation de la Talea (de BII à BVII). La section terminale avec Coda en

11 Bernard VECCHIONE, 2006, « Entre herméneutique et poétique… », op. cit.

12 Alice V. CLARK, 1999, op.cit. p.119. note 34.

Page 10: L'agencement musical des voix (Petre Clemens Ivrea)

Chapitre X : L’agencement musical des voix

10

renferme 29 aussi sur le manuscrit, mais 30 si l’on suit la leçon d’Alice V. Clark. En

sa totalité le Ténor s’énonce ainsi en :

(12) + [(7 x 29) + (1)] = 12 + (203 + 1) = 216 notes.

La répartition de ces notes est caractéristique. Les 29 notes de la Talea se répartissent

en 5 pour (a), 12, soit 3 et 9, pour chacune des deux sections en hoquet de (b), 5

pour (c), 5 pour (d) et 3 pour (e). Une autre décomposition peut alors se lire dans

son ensemble : (5 + 3), puis (9 + 5), et (5 + 3) de nouveau pour finir, séparant les

deux sections en hoquet, qui, rythmiquement et harmoniquement s’opposent, et

isolant au centre le nombre de 14 de chaque côté duquel se répartissent des

séquences de 8 notes décomposées de la même façon, (5 + 3). De nouveau le chiffre

14, au centre, avec sa symbolique, et le chiffre 5 (les 5 sections de la Talea, de (a) à

(e), et les 5 notes que renferment 3 d’entre elles), associé maintenant à 3 dans les

deux ensembles de 8. Non plus (5 x 3), comme pour les sections internes à la Talea,

mais (5 + 3) maintenant.

Origine liturgique de la teneur

Quand le Ténor est d’origine liturgique, celle-ci nous indique ce pour quoi est écrit le

motet. Certains Ténors, pourtant, ne sont pas de provenance grégorienne. Le

problème se pose d’identifier l’origine du Ténor du Petre, puisque sa source musicale

d’origine, dans le Codex d’Ivrea, ne donne aucun incipit grégorien. Comme nous

l’avons vu cependant, le livre de sermons de Clément VI, rédigé dans les années

1340-1342, fournit en revanche une indication. Les textes du motet sont réunis avec

l’incipit « Non est inventus similis illi » (Il n’existe personne de semblable à toi.).

Comment interpréter ce manque d’incipit dans le Codex d’Ivrea ? Aurait-il été omis

par le copiste ? S’agissait-il d’une pièce liturgique fort connue ? Ou bien encore,

comme le suggère Vecchione, au-delà de considérations pratiques, le fait de ne pas

l’inscrire doit-il être considéré, au Moyen Age, aussi comme signifiant ? Les avancées

de Wathey ne lui avaient pas permis d’authentifier cette origine. Mais tant est-il que

nous savons maintenant à quel chant de la liturgie rapporter ce motet. L’incipit, qui

plus est, se retrouve presque à l’identique comme dernier vers, comme chute, le 30ème

du poème de la voix de Duplum : « Cui non est inventus tuus similis ». Mais, pour

Vecchione, avec cependant deux altérations : (1) le <ILLI> terminal passe en

pronom relatif initial <CUI> pour relier cet emprunt textuel au restant du motet ; (2)

l’adjonction du mot <TUUS> qui transformerait ainsi le participe passé

<INVENTUS> en un substantif : <INVENTUS TUUS>, « ton invention, ton

innovation ». <CUI NON EST INVENTUUS TUUS SIMILIS> : « …de quoi ton

innovation n’a pas d’équivalent ». Pour lui, cette transformation en conclusion du

motet pourrait expliquer le choix du Color varié employé par Vitry. Il ne s’agirait pas

Page 11: L'agencement musical des voix (Petre Clemens Ivrea)

Chapitre X : L’agencement musical des voix

11

d’utiliser textuellement le Ténor liturgique mais d’en produire lecture justement par

cette dérivation, cette glose, ce commentaire. Et l’a ction de Clément VI

n’apparaîtrait pas alors dans ce motet comme se coulant dans une liturgie, une

théologie préalables, mais comme s’appuyant sur elle pour produire justement du

neuf.

Il faudra attendre la thèse d’Alice V. Clark13, pour avoir une piste sérieuse

d’identification. L’incipit prend prendre sa source dans le verset du graduel, Ecce

sacerdos, de l’office du commun d’un pontife confesseur, office tout particulièrement

destiné à la personne même du pape. Wathey puis Clark se sont efforcés d’apporter

une réponse à cette question de l’origine du Ténor. On la connaît manifestement

liturgique.

Mais leurs sources divergent. Pour Wathey, il s’agirait d’une référence à un verset de

l’Ecclesiasticus14, le livre de l’Ecclésiaste. Ce livre, qui est également nommé Siracide, en

raison de son auteur Jésus fils de Sira, fut très utilisé par l’Église pour ces précieux

renseignements sur le déroulement des catéchumènes. Cette production fort

ancienne remonte à 180 av. J.-C. Il est révélateur du milieu dans lequel le

christianisme naissant a pris ses racines. Écrit d’abord en hébreu, il fut traduit par le

petit fils de Jésus de Sira vers 132 av. J.-C en Égypte. Nous trouvons la citation du

« Non est inventus similis illi » au paragraphe 44-20:

Abraham magnus pater multitudinis gentium

Et non est inventus simillis illi in gloria

Qui concervavit legem Excelsi

Et fuit in testamento cum illo

Pour Clark, il pourrait s’agir d’une citation d’un graduel du commun d’un confesseur,

dont le texte est inspiré du livre de l'Ecclésiaste. Ce graduel fait partie d’une liturgie

très importante pour les objectifs que nous poursuivons : le commun d’un

confesseur. C’est un office dédié aux plus hautes personnalités de la hiérarchie

cléricale et en particulier au pape. Nous y trouvons clairement évoqué l’incipit du

Ténor présent dans le livre de sermon de Clément VI. Le texte du verset du graduel

est particulièrement lié à notre propos, et singulièrement à la circonstance de

composition même du Petre Clemens : la reconnaissance de la toute-puissance du pape

en Avignon. Le texte, en référence à Abraham, évoque ici le pontife : « qui conservavit

legem Excelsi » (celui qui a conservé la loi des Cieux).

13 Alice V. CLARK, 1996, Concordare cum materia : The Tenor in the Fourteenth-Century Motet, Ph.D., University of Princeton; 1999, op. cit., p. 107-131.

14Andrew WATHEY, 1993, op. cit., p. 149.

Page 12: L'agencement musical des voix (Petre Clemens Ivrea)

Chapitre X : L’agencement musical des voix

12

Voici le texte du graduel et du verset et leur traduction :

Graduel :

Ecce sacerdos magnus qui in diebus suis placuit Deo

« Voici le grand prêtre qui, en ce jour, a suppléé Dieu. »

Verset :

Non est inventus similis illi qui conservaret legem excelsi

« Il ne s’en n’est pas trouvé de semblable à lui pour observer la loi du Très Haut ».

Différents autres points relevés par Clark appuient l’hypothèse que le Ecce sacerdos

serait à la source du Non est inventus. Notamment sur le point historique et bien

entendu musical. Il n’existe pas à priori de source du Ecce qui soit directement dédiée

à Clément Ier, source d’inspiration pour Pierre Roger. Mais ce n’est peut-être pas la

question qui nous intéresse le plus. Nous recherchons plutôt un lien historique qui

pourrait corroborer le fait que le « Non est inventus » fait partie d’une source attestant

la légitimité du pouvoir pontifical. La bibliothèque municipale d’Arras conserve un

Codex, Ms CAO 6609 V, qui renferme une version du Ecce Sacerdos dédié à Clément.

Cette pièce semble fréquemment en usage dans la ville. Or un premier lien apparaît

sur les rapports entre Vitry et Pierre Roger. Pierre Roger fut nommé évêque d’Arras

en 1328, et Philippe de Vitry fut, à Paris, élève au Collège des Bons Enfants d’Arras.

Il serait possible, imagine Clark, que la pièce en association avec Clément soit une

sorte d’évocation d’un lien symbolique qui lie les deux hommes. Mais une autre

hypothèse de Clark semble encore plus importante à nos yeux. Le fait notamment

que ce motet ait pu être joué aux alentours de la Nativité de 1342 permet d’évoquer

le rapport avec la fête de la St Sylvestre, le 31 décembre, commémoration du pape

Sylvestre Ier, qui fut l’un des fondateurs de l’Église et un des premiers papes légitime

et reconnu par le pouvoir romain déclinant, du temps de l’empereur Constantin.

Même si nous savons aujourd’hui que la fameuse légende de la déposition de

Constantin est une invention de toutes pièces, nous savons que l’empereur a mis en

place des préceptes et notamment les sept lois, piliers de l’Église chrétienne, dont une

nous parlent du pouvoir pontifical en nous précisant que ce dernier est le pouvoir le

plus important à la tête et au dessus de tous. La donation de Constantin est une pure

invention du VIIIe siècle. C’est un texte qui prétend que le pape possède la primauté

de la souveraineté temporelle. Le pape Adrien en usa même pour imposer sa

Page 13: L'agencement musical des voix (Petre Clemens Ivrea)

Chapitre X : L’agencement musical des voix

13

supériorité et son pouvoir à Charlemagne. L’influence de ce faux sera pourtant

effective jusqu’à la Renaissance.15

En continuant d’explorer les hypothèses de Clark, on remarque qu’elle tente une

étude comparée de différentes versions du Ecce Sacerdos.

Fig. 3

Verset « Non est inventus similis illi »

(Perugia, Biblioteca Comunale 'Augusta', Ms 2801 Folio 131r)

La démarche peut être fructueuse, mais elle peut être d’une certaine manière

réductrice. Regardons son deuxième exemple (Fig.22).16

Comme Clark le souligne, « il existe de vagues ressemblances avec la source, et ce,

après les six premières notes (qui correspondent aux mots “non est inventus”) ». Il est

évident que ce n’est que le début du verset sur lequel est cité le texte repris dans le

Ténor « Non est inventus similis illi ». La suite de la pièce ne semble pas avoir été

réemployée dans la teneur du Petre. On peut remarquer cependant qu’à la fin du

psaume, sur le mot « excelsi », l’orientation mélodique comporte des éléments repris

par la teneur.

15 Cf., Dictionnaire de la papauté, « Silvestre », p.1578-1580, et « Constantin », p. 472-474.

16 Alice V. CLARK, 1999, op. cit., p. 120.

Page 14: L'agencement musical des voix (Petre Clemens Ivrea)

Chapitre X : L’agencement musical des voix

14

Fig. 4.

Interprétation de l’emprunt liturgique

Comment comprendre alors l’emprunt de la teneur à la liturgie du sacerdoce ?

Pour commencer, il serait souhaitable de recadrer la démarche de Clark. Si nous

reprenons cette hypothèse qui consiste à considérer la pièce Ecce sacerdos comme

source originelle de la teneur du Petre, il nous faut cependant éviter l’écueil du travail

comparatif. Chaque œuvre est spécifique, elle produit une parole singulière, formée

relativement à la circonstance en vue de laquelle elle a été composée. Même si elle

s’est réglée sur un certain nombre d’éléments récurrents types, il convient de repérer

tout élément singulier et de le replacer dans son contexte d’énonciation.

La composition du Color du Petre pose problème car elle n’offre qu’une citation assez

peu identifiable de la pièce grégorienne dans sa première occurrence. Pourtant,

comme nous pouvons le voir dans beaucoup de motets de l’Ars Nova, nous savons

qu’une citation peut être fort différente de sa source, et tropée dans sa présentation

sans pour autant supprimer tout lien avec la liturgie de laquelle elle vient. Anne Maria

Busse Berger17 souligne que « les motets sont des compositions dans le sens

moderne du terme, dans laquelle le compositeur fixe plusieurs facteurs de hauteurs et

17 Anna Maria BUSSE BERGER, 2005, Isorythmic motets and the art of memory, Berkeley University of California Press. Voir en particulier le Chap. 6, p. 251-305.

Page 15: L'agencement musical des voix (Petre Clemens Ivrea)

Chapitre X : L’agencement musical des voix

15

de rythme […]. Ce qui ne veut pas dire qu’il n’y a pas de variations dans l’application

des sources du motet. Néanmoins, les parties isorythmiques sont généralement

transmises avec peu ou pas de variations ». Les musicologues s’accordent aujourd’hui

assez sur ce point. Mais encore faudrait-il tenter de comprendre pourquoi des motets

du type du Petre Clemens se produisent depuis des teneurs largement réécrites.

Le lien est considéré par Bernard Vecchione comme de tropation plus ou moins

complexe. Et c’est justement dans cette fonction de constitution de liens entre le

texte source et sa réutilisation tropée en teneur de motet que réside, pour lui, tout le

problème de la signification de ces tropations. L’étude de toutes les occurrences du

Color du Petre nous enseigne qu’il possède beaucoup de similitudes avec son original.

« L’art de la mémoire » est fortement sollicité dans ce processus, puisqu’une partie

seulement du chant grégorien est directement appliquée, une autre partie, très vaste

souvent, seulement suggérée. Ce procédé rhétorique, assimilable à la figure de la

synecdoque (partie énoncée mais pour signifier le tout), est fréquent dans la mentalité

de l’époque et se retrouve dans l’usage de citations.18 C’est une époque où l’on a

pour habitude de retravailler les choses, de les remanier, de les réénoncer. Pour

Bernard Vecchione, c’est le propre de l’opération d’inventio, cet emprunt et tout à la

fois ce remaniement, cette réécriture, si caractéristique du travail de composition d’un

Ténor de motet. De fait, l’écriture du Ténor peut faire l’objet de nombreuses

tropations qui n’en altère pas la nature de fondement de l’œuvre par référenciation à

un rituel, et n’est pas toujours ni obligatoirement une simple citation, respectueuse

dans ses formes, du texte de sa source. Tout dépend de l’usage qu’on fait d’un

fragment liturgique et surtout de sa puissance de référenciation à un office voire à

plusieurs offices reliés de l’année liturgique. C’est l’idée même de « source » et celle

aussi de « neuf » dans cette période de l’histoire qui sont ici en question.19 C’est pour

Vecchione l’idée même de « citation » qui serait à revoir. A proprement parler le

motet ne « cite » pas, il évoque, il fait référence à. Et quand il cite réellement, la

citation textuelle a du sens, justement parce que textuelle ; comme quand elle ne l’est

18 Vecchione (2004, op. cit.) cite même le cas du Plange (1358) de Guillaume de Machaut où la forme du motet n’est pas celle du fragment de pièce liturgique utilisé, la section <APPREHENDE ARMA ET SCUTUM ET EXURGE> du verset du Graduel de la liturgie du mercredi de la semaine sainte, mais celui de l’ensemble Graduel-Verset de cette liturgie duquel le fragment utilisé n’est qu’une partie seulement. Il met ainsi l’accent sur le fait que les fragments liturgiques ne sont en motet toujours utilisés qu’en relation avec leur fonction dans une liturgie, et qu’avec ce sens qu’a la liturgie elle-même dont ils deviennent les marqueurs. De la même façon il a suggéré qu’un Color réécrit par centonisation créait des liens entre divers offices de l’année liturgique pour montrer que l’année n’était pas seulement faite d’une succession cloisonnée de fêtes, mais devait se comprendre comme un tout aux éléments parfaitement tissés.

19 Voir à ce sujet son texte, Vecchione, « Dolce Stil Novo, Ars Nova, Nova Musica : l’idée de “raison trope” dans le motet de circonstance du Moyen Âge tardif », in Rossana Dalmonte & Francesco Spampinato, dirs, Il nuovo in musica, Lucca, LIM, 2008, p.105-22.

Page 16: L'agencement musical des voix (Petre Clemens Ivrea)

Chapitre X : L’agencement musical des voix

16

pas, elle a du sens justement parce qu’elle ne l’est pas, qu’elle remanie, réécrit,

réforme le sens du nouveau en le rapportant à l’ancien tout en l’en dérivant, en s’en

détachant, « en en sortant », dit Vecchione, « mais dans le double sens du terme : elle

en sort parce qu’elle en provient, et tout à la fois elle en sort parce qu’elle s’en

détache ».20

La « mémoire de rappel » dans le cas du Petre Clemens peut sembler inexistante, au

bénéfice plutôt d’un rappel « de mémoire ».

Pourtant, si l’on considère son Color comme une réécriture subtile de différentes

hauteurs de sons, on peut y lire une structure, assez inhabituelle certes, mais bel et

bien présente et significative. Nous savons que lorsqu’on reconsidère la construction

d’une pièce grégorienne on est obligatoirement confronté au « ton » dans lequel la

pièce est écrite. Ce mode, par ses caractéristiques « morphologiques », lui donne une

orientation mélodique toute particulière. Les éléments qui permettent de reconnaître

un mode sont généralement au nombre de deux : la corde de récitation et la note

finale. Chaque échelle s’organise en fonction de ces deux paramètres, qui permettent

de bien les différencier à l’oreille. Mais la théorie de la musique médiévale ne prend

généralement pas en compte un élément important que l’on va pourtant rencontrer

assez souvent dans les teneurs de motets isorythmiques. L’utilisation d’éléments

formulaires participe activement à la reconnaissance du mode, comme le montre les

travaux de H. S. Powers.21 En réalité, il importe peu à l’oreille qu’une échelle modale

soit réemployée dans un ordre différent de sa source liturgique, pourvu que les piliers

musicaux essentiels soient présents.22

Une analyse de la source grégorienne du Non est inventus dans le verset du graduel

pour l’office des pontifes, Ecce sacerdos, nous permettra de mieux comprendre

l’agencement en Color de la teneur du Petre. On peut observer dans un premier

temps, comme l’avait remarqué A. V. Clark,23 que le début de ce verset possède de

larges ressemblances avec la première citation du Color du Petre Clemens, et que, au fur

et à mesure des occurrences de ses sections isorythmiques, le Ténor semble s’éloigner

de la musique du verset d’origine. L’organisation interne du verset Non est inventus

20 Vecchione, 2008, op. cit.

21 H. S. POWERS, 2002, « Mode », in The New Grove Dictionary of Music and Musicians, Londres, Macmilan; 1992, « Modality as a European cultural construct », Secondo convegno europeo di analisi musicale, R. DALMONTE et M. BARONI, dirs, Trento, p. 207-219; et 1992, « Is mode real ? », Basler Jahrbuch für historische Musikpraxis, 16, p. 9-52.

22 « Le motet isorythmique se sert de toutes sortes de techniques qui n’auraient pu exister sans écriture. La plus importante concerne les manipulations du ténor en usant notamment de la diminution, du mouvement rétrograde » cf., A. M. Busse BERGER, op. cit., p. 1-2.

23 Clark, 1996, Op.cit, p 180.

Page 17: L'agencement musical des voix (Petre Clemens Ivrea)

Chapitre X : L’agencement musical des voix

17

s’organise en plusieurs sections distinctes. Une première intonation nous amène sur

le Do Corde de récitation. Une corde de récitation composée de cinq Do. Puis, après

deux éléments suspensifs (qui rappelle la flexe, mais qui ne se termine pas sur le La,

mais sur le Sol), un long développement mélismatique qui présente la suite du texte

« qui conservaret legem excelsi ». Enfin une conclusion basée sur un aller-retour entre la

note finale Fa et la corde Do, toujours mélismatique (Fig. 23).

Cette organisation modale s’articule autour d’un noyau pentatonique Fa-sol-la-do-ré.

L’organisation de certaine formule, comme l’intonation du début, mais également

l’usage d’une corde de récitation importante au début de la pièce, nous permet de

faire le rapprochement entre ce verset et le ton psalmodique du Ve mode (Fa

authente) (Fig. 24).

Quoique ce rapprochement soit à prendre avec prudence, car nous ne sommes pas

dans une psalmodie à proprement parler.

Au-delà de la fonction de la pièce, et plus précisément du verset qui est destiné à un

soliste, le rapprochement avec certains éléments morphologiques de la teneur du Petre

est possible : comme. l’intonation du verset, l’usage fréquent de la corde de

récitation, mais également du Ré, note suivant le Do Corde de récitation, autant

d’éléments qui installent une couleur proche du ton psalmodique. Un autre élément

nous rappelle la flexe du mode, c’est la troisième section très singulière du verset,

fondée sur un passage Ré-Do-Sol grave qui se situe généralement après les notes

Page 18: L'agencement musical des voix (Petre Clemens Ivrea)

Chapitre X : L’agencement musical des voix

18

Fig. 5

Structure du Verset Non est inventus.

(Perugia, Biblioteca Comunale Augusta, Ms 2801 Folio 131r)

(Cf, Annexe 2)

Fig. 6

D’après Richard HOPPIN, 1991, La musique au Moyen-Âge, Tome I,

Liège, Mardaga, p. 103.

Intonation 2 Éléments suspensifs

Développement mélismatique

Développement mélismatique

Développement

mélismatique

Fin Cadence type mode fa authente

Page 19: L'agencement musical des voix (Petre Clemens Ivrea)

Chapitre X : L’agencement musical des voix

19

répétées de la corde de récitation. Mais ici s’arrête la ressemblance. Les différences

sont également là. La suite de la pièce se prolonge par des mélismes virtuoses sur le

« us » de inventus. La cadence terminale est typique du mode de Fa, elle ne s’achève

pas sur la troisième note du mode (La) pour conclure. Nous sommes bel et bien dans

un verset.

Analysons maintenant la voix de ténor du Petre Clemens d’après le codex Ivrea MS115 .

Etude du Color du Tenor « Non est inventus ».

Tropation de la teneur depuis la source grégorienne

du « Non est inventus ».

Reprenons l’agencement en Talea du Ténor du Petre, avec l’introduction (A), les sept

occurrences successives (B) et pour finir la courte conclusion (C). La pièce se

découpe ainsi (Fig. 25).

Fig. 7

Tenor du Petre Clemens dans le manuscrit d’Ivrea.

Page 20: L'agencement musical des voix (Petre Clemens Ivrea)

Chapitre X : L’agencement musical des voix

20

Prenons comme base le verset grégorien « Non est inventus similis illi », et recherchons,

en repartant les essais de Clark, comment elle pourrait se trouver intégrée dans le

Ténor du Petre (Fig.26).

Cette formule, écrite en mode de Fa authente (cinquième ton), est composée de 22

notes.

L’Introduction (AI) est composée sur une échelle de sons constituée de 2 x 6 notes :

(fa-sol-la-ut-la-sol) // (fa-ut-fa-la-ut-fa) (Fig.27).

Un lien existe entre ces deux formules. En s’appuyant sur le premier Fa de la

seconde, la première est parfaitement rétrograde :

Prenons comme base le verset grégorien « Non est inventus similis illi », et recherchons,

en repartant les essais de Clark, comment elle pourrait se trouver intégrée dans le Ténor

du Petre.

FIG. 8

Verset « Non est inventus » du graduel grégorien Ecce sacerdos

Cette formule, écrite en mode de Fa authente (cinquième ton), est composée de 22

notes.

L’Introduction (AI) est composée sur une échelle de sons constituée de 2 x 6 notes :

(fa-sol-la-ut-la-sol) // (fa-ut-fa-la-ut-fa)

Page 21: L'agencement musical des voix (Petre Clemens Ivrea)

Chapitre X : L’agencement musical des voix

21

Fig. 9

Un lien existe entre ces deux formules. En s’appuyant sur le premier Fa de la

seconde, la première est parfaitement rétrograde :

[ fa-sol-la-ut-la-sol// fa-ut-fa-la-ut-fa ].

Une première signature de Clément VI apparaît. Le chiffre six représente avant tout

une certaine forme de perfection (justifiée par l’arithmétique, car six est le premier

chiffre « parfait »),24 et il symbolise également le pouvoir. Le chiffre sept fait

référence au sacré. Par jeu sémantique hautement symbolique, l’allusion semble

s’adresser aux détracteurs du pontife fort nombreux au moment de son élection. De

24 Vincent F HOPPER, 1995, La symbolique médiévale des nombres, édition Gérard Montfort, Paris. P. 73-74.

1

2

3

4

5

6

1

2

3

4

5

6

3

3

Page 22: L'agencement musical des voix (Petre Clemens Ivrea)

Chapitre X : L’agencement musical des voix

22

plus par un jeu subtil de la phrase rétrograde, Vitry l’implique dans une relation,

hautement symbolique elle aussi, avec le chiffre sept. Il serait fastidieux de rentrer

dans une description complète du jeu des nombres dans le Ténor. Soulignons à ce

sujet, deux propositions de Clark. Correspondant aux sept longues de l’Introduction,

le chiffre sept pourrait faire penser aux sept vices et aux sept vertus. Cette

thématique se retrouve déjà dans le motet Ave Regina Celorum en référence aux sept

allégories de Vertus ou aux sept de Vices, peintes à fresque par Giotto dans la

chapelle des Scrovegni.25 Mais il correspondrait aussi aux sept lettres de « Clemens »,

et participeraient ainsi de la signature Clément VI. Par ailleurs, cette conjonction du

six et du sept, que nous avons déjà aperçue dans la composition du Ténor, se

retrouve déjà dans un motet comme l’Ave regina celorum (composition des distiques du

poème du Duplum en un vers de 7 syllabes et un vers de 6, ou dans un conduit

politique comme le Novus miles sequitur, qui renferme lui aussi le même genre de

métrique avec des vers de 13 syllabes qui se séparent, par la rime à la césure, en deux

moitiés inégales, dont la première est toujours de 7 syllabes et la seconde de 6.

Cette Introduction s’agence au moyen d’une séparation entre les valeurs courtes et les

valeurs longues de la séquence :

Séquence A (valeurs courtes) Séquence B (valeurs longues)

créant, dans cette Introduction, une organisation successive bipartite du Ténor qui

s’articule tout particulièrement avec les entrées successives en caccia des voix

supérieures. La première séquence correspond à l’entrée du Triplum, la seconde à

l’entrée du Duplum. À chaque entrée correspond une séquence de six notes. Et là

aussi la durée de chacune des deux sections est respectivement de 3 et de 5 longues :

3 avant l’entrée du Duplum, et 5 avant l’entrée de la première énonciation de la Talea

(BII). On remarque aussi l’affectation des nombre à chacune des voix, et partant la

signification du discours de chacune au regard de sa fonction : 3 pour le Triplum, et 5

pour le Duplum.

25 Bernard VECCHIONE, 2006, « Entre herméneutique et poétique… », op. cit.

Page 23: L'agencement musical des voix (Petre Clemens Ivrea)

Chapitre X : L’agencement musical des voix

23

À la fin de cette introduction commence le Développement isorythmique du Ténor en

Talea. La première section isorythmique du Petre, (BII), est délimitée par la première

énonciation de la Talea.

Color I. Section BII, première énonciation de la Talea.

Cette première énonciation possède un Color particulièrement fidèle au Ecce sacerdos.

Nous retrouvons clairement citée l’intonation (fa-la-sol-do). Puis au milieu de notes

étrangères se dégage la corde de récitation Do. Par la suite nous retrouvons, assez

distinctement, les éléments suspensifs, côte à côte, qui terminent cette première

occurrence.

Color II. Section BIII, deuxième énonciation de la Talea.

Pour la deuxième occurrence du Color, on retrouve les principales notes du verset

grégorien. L’intonation, la corde Do et le Ré, limite de notre ambitus. La séquence

s’achève sur un Sol. On ne retrouve pas cependant la répétition de l’élément

suspensif (B). Beaucoup de notes sont répétées dans un ensemble évoluant peu du

point de vue des hauteurs (Fa à La).

A B

A

B

Page 24: L'agencement musical des voix (Petre Clemens Ivrea)

Chapitre X : L’agencement musical des voix

24

.

Color III. Section BIV, troisième énonciation de la Talea.

En BIV, on retrouve le Color dans sa quasi totalité, sans la répétition de l’élément

(B). Le début expose une intonation sommaire du verset qui est repris dans la

deuxième partie de manière plus fidèle. Il n’y a pas de note répétée de la corde de

récitation Do.

Color IV. Section BV, quatrième énonciation de la Talea.

Dans la quatrième énonciation l’essentiel des notes est présent. On ne trouve pas de

note répétée de la corde Do. Mais nous retrouvons la citation des éléments (A) et (B).

Page 25: L'agencement musical des voix (Petre Clemens Ivrea)

Chapitre X : L’agencement musical des voix

25

Color V. Section BVI, cinquième énonciation de la Talea.

La cinquième énonciation est la seule qui ne présente pas le verset dans sa version

d’origine. Toutes les notes de l’échelle sont présentes. Elle débute par le Ré, puis

expose les notes dans le désordre.

Color VI. Section BVII, sixième énonciation de la Talea.

La sixième énonciation est pratiquement citée dans l’intégralité de sa version

originelle. Il ne nous manque que le Ré aigu. Les éléments A et B sont présents

aussi.

Ré?

Page 26: L'agencement musical des voix (Petre Clemens Ivrea)

Chapitre X : L’agencement musical des voix

26

Color VII. Section BVIII, quatrième énonciation de la Talea.

La dernière énonciation nous expose les notes principales du verset grégorien dès la

quatrième note. Il ne nous manque que le Do après le Ré aigu, ainsi que l’élément B,

pour avoir la séquence complète.

Conclusion (C)

La conclusion, sommaire, permet de faire sonner la note finale du mode, de

redescendre, après une longue pédale de Sol, sur le Fa.

À la suite de cette première lecture, il apparaît clairement que la teneur du Petre est

bien issue du verset du graduel Ecce sacerdos. Nous pouvons ainsi pousser notre

compréhension de l’emprunt plus loin que les suppositions de Clark. Vitry n’a pas

choisi cette pièce grégorienne de manière fortuite. Le poids théologique de cette

Elément

B? Do?

Page 27: L'agencement musical des voix (Petre Clemens Ivrea)

Chapitre X : L’agencement musical des voix

27

pièce est particulièrement significatif de la circonstance pour laquelle, très

vraisemblablement, le motet a été composé. Nous avons vu que, même si dans

certaines occurrences du Color nous n’avons pas l’intégralité de la séquence, cela

n’affecte en rien l’implication particulièrement de ce verset dans notre motet. D’un

point de vue technique, la modalité est là, et c’est ce qui compte dans l’établissement

d’une teneur. D’un point de vue sémantique, dans un monde où l’art de la mémoire

est particulièrement présent, le simple fait d’évoquer une chose, même partiellement,

est suffisant pour tisser tout un réseau de références26. Le lien, même ténu, du Petre

avec l’Ecce sacerdos, nous permet de voir à quelle sphère de signification le motet de

Vitry se rattache, depuis quoi, et surtout sur quoi, il vise à argumenter. Clark a été

freinée dans sa démarche par le fait de rechercher des correspondances entre l’Ecce et

le Petre, sur la base d’une méthode comparative voulant à tout prix retrouver dans le

motet la musique du verset grégorien dans son intégralité. L’occurrence du Color

simplement liée à la citation de l’échelle modale de la pièce grégorienne d’origine est

un point essentiel pour comprendre le processus de composition d’un motet. À partir

du moment où l’œuvre repose sur les notes pivots essentielles au mode d’origine,

celles, dans le fond, qui s’entendent le plus, la citation est effective ou plus

précisément elle acquiert fonction de référenciation.27 Ceci demeure valable lorsque

le teneur intègre l’occurrence de manière désordonnée, ou même disséminée parmi

d’autres notes étrangères à la source d’origine. La difficulté est réelle pour le teneur

de motet composée par centonisation, où plusieurs sources d’origine sont utilisées,

mixées, pour une inventio.28 Mais dans l’ensemble des cas les ressemblances sont

suffisamment perceptibles pour que l’on retrouve, sous la teneur, la pièce liturgique

qui en a suscité la composition.29 Le Petre est un bon exemple de ces motets qui

26 Anna Maria BUSSE BERGER, op. cit., p. 16-17.

27 Dans le fond, cette manière d’évoquer « en filigrane » la pièce liturgique originelle pourrait ressembler à cet autre présence « en filigrane » du nom de Joseph en acrorime initiale du poème du Triplum dans le motet Ave Regina celorum de Marchetto da Padova (Vecchione, 2008, op. cit., 2014, op.cit.). Le matériau rimique de ce poème en effet comporte en voyelles accentuées les lettres <O.E.> du nom de <(J) O(s) E (ph)>. Comme Joseph, qui est présent, mais en retrait de la scène d’Annonciation qu’évoquent les acrostiches de ce poème, le verset de l’Ecce sacerdos peut être présent dans ce motet, mais en filigrane, et donc à la fois en fond et en retrait. On voit bien alors que l’Ecce sacerdos est présent dans le discours que tient ce motet de Vitry, mais que ce discours « en sort », à la fois parce qu’il en provient et parce qu’il s’en détache.

28 Bien entendu tout ceci n’est valable qu’à partir du moment où l’on trouve suffisamment de preuves qui justifient l’utilisation d’une pièce liturgique pour la construction d’un ténor.

29 Pour Vecchione le problème a trop été limité à la question de l’identité, voire de la ressemblance seule, alors que dans l’inventio, comme dans tout type de tropatio, la question est, pour lui, plutôt celle de la dialectique entre la ressemblance et la différence, i.e. en termes de philosophie et de théologie médiévales, entre la similitudo et la dissimilitudo constitutives de tout mouvement de dérivation (réécrture, évocation…). Il renvoie à ce sujet à ce que dit de la « régio de dissemblances » (regio dissimilitudinis), Georges Didi-Hubermann dans son Fra Angelico. Dissemblance et figuration, Paris,

Page 28: L'agencement musical des voix (Petre Clemens Ivrea)

Chapitre X : L’agencement musical des voix

28

s’éloignent des « cas musicologiques d’école » appliquant automatiquement une

conception de l’« isorythmie » dans laquelle le Color est très exactement dupliqué et

très clairement conjoint à la Talea. Toute sorte de cas de figure se rencontrent entre

ces deux extrêmes que sont la duplication exacte et la dérivation lointaine par des

procédés de tropation très sophistiqués, permettant d’opérer tout une gradation dans

le traitement des évocations et des dissemblances. La question est alors de savoir que

signifie très exactement les techniques de tropations employées. Quel sens peut avoir

l’acte d’écrire depuis une source liturgique dont on ne veut pas qu’elle apparaisse

clairement ? Vitry semble, en tout cas, atteindre le sommet de son art par la maîtrise

technique de la forme, ainsi que par l’art de réemployer en les tropant les éléments

issus d’une tradition liturgique déjà signifiante. La distance entre source et tropation,

l’Ecce sacerdos grégorien et le Ténor du Petre, tel justement que réécrit, « inventé », par

Vitry, est précisément le problème. Pour l’herméneutique du motet médiéval

proposée par Bernard Vecchione, par sa configuration en dérivation, en trope

justement, le réemploi d’une source grégorienne et sa réécriture, sa glose, en vue d’un

nouvel ajout, d’actualité, à la liturgie (comme c’est le cas, entre autres, du motet)

produit d’elle-même signification. La réécriture participe activement du message

formé par l’œuvre et transmis à des destinataires pour les persuader ; tout comme la

présence ostensiblement affichée ou plus ou moins dissimulée, mise plus ou moins

en retrait d’une référence évoquée de façon plus ou moins biaise. D’après Clark, il

semblerait que le Petre posséderait en sous-entendu ce précepte essentiel qui

correspond à l’ambiance politique de l’élection de Clément VI et de ses conflits

d’alors avec Louis de Bavière.

Nous voyons en tout cas que le programme littéraire implique très fortement le pape

Clément et son rattachement explicite de la lignée de Pierre, ce qui d’un point de vue

théologique ne fait que démontrer légitimation de Clément par la constance de

l’action pontificale dans un profond respect de la tradition romaine, mais est surtout

l’indice de ce problème que Clément VI pouvait rencontrer face à ses détracteurs qui

le considéraient comme non légitime car hors de Rome et loin par conséquent de la

chaire de Pierre.

Flammarion, 1995, notamment dans ces deux paragraphes, p.98-118, où il traite de « La dialectique du dissemblable » et de « Memoria, ou l’implicite des figures ».

Page 29: L'agencement musical des voix (Petre Clemens Ivrea)

Chapitre X : L’agencement musical des voix

29

La « compositio » des voix supérieures

Tessitures et fonction des voix

Le Petre est un motet à trois voix. Si son Ténor (écrit en UT3) est instrumental, les

deux autres voix, écrites au-dessus de lui en tessiture, sont deux voix chantées. Ces

voix, qui sont écrites dans la même tessiture (clefs d’UT1), coopèrent étroitement

dans la pièce, alternant à la fois l'imitation, la complémentarité, mais également

l'opposition. Cette disposition polyphonique est assez fréquente dans les motets

français du XIVe siècle. La mensuration du motet est en tempus imperfectum prolatio

maior. Les textes des voix chantées, on l’a vu, sont distincts du point de vue de leur

construction poétique autant que de leur signification. Pourtant, comme c’est en

général le cas dans les motets, de par les dispositifs d’écriture musicale au moyen

desquels Vitry fait chanter leurs textes, leurs fonctions respectives, dans le discours

qu’elles tiennent de concert, semblent en étroite interdépendance.

Tout d’abord, elles possèdent toutes deux une dédicace à Clément VI :

Au Triplum, dès le premier vers : « Petre Clemens, tam re quam nomine » (Pierre,

clément tant par les actes que par le nom).

Au Duplum, par l’expression « Clemens sextus sanctus divinitus », énoncée au

sixième vers du poème (mise en exergue du chiffre 6, par le sens à produire, par la

place où on le produit, mais illustration parfaite ici de ce qu’est la symbolique du

chiffre 10 quant à l’écriture, rapportée ici à Clément, des vers décasyllabes de la

pièce).

Au Ténor, qui, par son origine liturgique et sa structure isorythmique que

suivent les deux autres voix, exprime symboliquement le nom et la personne du pape.

Dans l’Introduction (AI), les voix dialogues entre-elles. Les deux premiers vers de

l’une et de l’autre y sont utilisés.

Le texte de la voix de Triplum semble être inspiré par la pièce grégorienne Bone pastor,

Clemens accipe. Le Duplum est la voix qui dédicace directement le motet à Clément VI.

C’est une voix originale, qui est étroitement liée au Ténor par la reprise de son incipit

textuel, à la toute fin du texte, sous la forme : « Cui non est inventus tuus similis ».

Citation qui diffère légèrement d’un point de vue grammatical du « Non est inventus

similis illi » liturgique, mais dans laquelle, comme nous l’avons dit, le pronom

personnel <ILLI> change de forme tout en migrant de l’extrême fin du texte vers

une position initiale de pronom relatif <CUI>, mais aussi où l’adjectif possessif

Page 30: L'agencement musical des voix (Petre Clemens Ivrea)

Chapitre X : L’agencement musical des voix

30

<TUUS> renverse transforme le participe passé <INVENTUS> en substantif. On

pourrait imaginer que Vitry transforme la phrase en y adjoignant le tutoiement du

<TUUS>, mais ceci ne serait recevable que si l’on considérait que le narrateur en

fiction du motet ne pourrait être que son compositeur même, ce que conteste

sévèrement Vecchione à l’occasion de son analyse narratologique de l’Ave regina

celorum de Marchetto da Padova, étendue plus tard à divers autres motets30.

L’adaptation du <ILLI> en <CUI> ne change pas sur le fond le sens de ce fragment

de texte, mais à regarder de près, comme on l’a dit, en adapte localement le sens au

contexte du motet dans lequel, comme conclusion, résolution, aboutissement il

apparaît.

Un problème intéressant est celui du rôle des voix dans le discours qu’émet la

polyphonie. Comme l’a montré Bernard Vecchione,31 à l’image de l’élévation

30 Dans sa narratologie des motets Vecchione établit nettement la différence entre le narrateur réel qu’est le compositeur et le narrateur fictif auquel dans sa pièce il délègue parole. C’est en général ce dernier qui parle en première personne et non forcément toujours le compositeur. Dans ce Petre de Vitry la question est de savoir qui parle en employant le tutoiement. Si l’on imagine que c’est Philippe de Vitry lui-même, il est clair alors qu’une proximité, voire une familiarité, entre le pape et le compositeur sont à suggérer. Mais si le narrateur du motet est le narrateur fictif que Vitry met en scène dans sa pièce, alors il n’en est rien. Pour le Plange de Machaut, Vecchione par exemple a montré que ce n’était pas le compositeur qui s’adressait au Duc Charles de Normandie en le tutoyant, mais la Vierge Marie à qui Machaut dédie cette pièce afin qu’elle convainque Charles, en ces débuts de guerre de Cent Ans, pendant la captivité londonienne de son père, le roi Jean II, de ne pas craindre de prendre les armes contre les Anglais et leurs alliés, car le Ciel lui viendra en aide sur le champ de bataille le moment venu. Or, si le nom d’Enrico Scrovegni est clairement mentionné dans le motet de Marchetto, celui de la Vierge n’est jamais mentionné dans celui de Machaut. Se référant à la narratologie littéraire de Gérard Genette, Vecchione considère alors qu’il y a deux types de motets : les « homodiégétiques » (où le compositeur parle en première personne) et les hétérodiégétiques (où le compositeur délègue parole à un narrateur fictif qui parle ou non dans le motet en première personne). Il considère aussi que dans ce dernier cas deux autres possibilités se rencontrent : celle des narrateurs fictifs présents en énoncé, et celle des narrateurs fictifs hors cadre de l’énoncé (comme c’est le cas du Plange de Machaut, et vraisemblablement de ce motet Petre de Vitry). Comme exemple de ce second type, Vecchione propose aussi la scène d’Annonciation décrite dans l’Ave Regina Celorum de Marchetto da Padova, où les paroles prononcées par l’Archange Gabriel sont seules présentes en acrostrophe initiale du poème de la voix de Triplum, alors que le nom de l’Archange Gabriel qui les prononce n’est jamais énoncé en motet. L’Archange reste hors cadre, mais le discours du motet ne commence qu’avec les paroles de l’Ange. Tout dépend, dit Vecchione alors, du « cadrage du discours », englobant le narrateur fictif ou le laissant hors cadre de l’énoncé. De la sorte, si, en accord avec la narratologie littéraire de Gérard Genette il oppose l’extradiégèse à l’intradiégèse (i.e. le compositeur, son commanditaire et la circonstance précise de composition, de destination du motet, au discours fictif du motet), au-delà de Genette il distingue deux types d’intradiégèse : celle en énoncé, et celle en hors-cadre de l’énoncé, impliquée par l’énoncé (par exemple l’Archange Gabriel du motet de Marchetto, la Vierge Marie du Plange de Machaut), mais qu’on ne peut confondre avec les éléments factuels (compositeur, commanditaire, circonstance…) de l’extradiégèse.

31 Sur le motet à trois voix Ave Regina celorum/ Mater innocencie/ [Ite missa est] de Marchetto da Padova (2008, 2014, op. cit.), composé pour la cérémonie de consécration de la chapelle des Scrovegni, le 25 mars 1305, et le motet à quatre voix Ave corpus sanctum/ Protomartyris / Gloriosi Stefani, composé très vraisemblablement pour la célébration des reliques de saint Étienne dans l’Abbaye de l’Isola San Giorgio, à Venise, le 26 décembre 1329 en présence du doge de Venise Francesco Dandolo nouvellement élu (Vecchione 2009, op. cit.).

Page 31: L'agencement musical des voix (Petre Clemens Ivrea)

Chapitre X : L’agencement musical des voix

31

intérieure des édifices gothiques, dans le dispositif polyphonique « à l’italienne » des

motets des débuts du Trecento, la répartition en tessiture des voix est

particulièrement signifiante sur le plan symbolique, renvoyant à l’agencement de la

Création entre mondes de la Terre (voix grave de Duplum), monde des

intermédiaires, pasteurs de peuples religieux ou civils (partie médiane de Ténor), et

monde du Ciel (voix aiguë de Triplum). Dans les motets composés en Italie au début

du XIVe siècle, et même si le nombre de ceux qui ont subsisté en archives est très

réduit, le Triplum est un lieu équivalent à celui des grandes verrières dans

l’architecture des cathédrales gothiques du Nord. Il est le lieu où s’exprime une

parole venue du Ciel et destinée à la Terre. Le Ténor, et même le Contreténor, sont

en voix intermédiaires, comme on le voit dans l’Ave regina celorum ou l’anonyme

vénitien Ave corpus sanctum en l’honneur des reliques de saint Etienne.32 La voix

chantée de Duplum est en voix grave et exprime une parole venue de la Terre et

destinée à la Terre ou au Ciel. La tessiture des voix, dans ces motets, dit leur fonction

discursive, tout comme le lieu depuis lequel le discours que tient chacune est

prononcé. En France, et dans l’Europe du Nord, le système d’élévation des voix est

légèrement différent, notamment pour l’emplacement de la voix de Ténor. Le Ténor

est la voix la plus grave : elle est en soubassement de l’édifice polyphonique ; c’est elle

qui soutient tout l'édifice, et qui semblerait symboliser dans cette forme d’écriture

l’importance accordée l’Église comme fondement de la société gothique, tant

française qu’anglaise, vis-à-vis de l’exercice du pouvoir royal, et notamment de son

caractère sacré par l’Eglise. Si en Europe du Nord la royauté fait allégeance à l’Eglise,

en Italie il semblerait que le fondement de la société soit tout autre : dévolu à la

Grande Bourgeoisie d’affaires et à ses représentants élus (les doges de Venise, etc.).

32 À propos de cette pièce, Bernard Vecchione écrit (2009, ibidem, p. 280) : « La voix la plus grave est celle de Duplum (UT4) ; la plus aiguë celle de Triplum (UT2) ; entre les deux s’échelonnent les parties de Contreténor et de Ténor, le Contreténor (UT4) étant plus grave que le Ténor (UT2). D’où l’ordre des voix : du grave à l’aigu, Duplum, Contreténor, Ténor et Triplum. Le dispositif est “à l’italienne”, le Ténor et le Contreténor instrumentaux étant ici intercalés en tessiture entre le Duplum et le Triplum chantés. On remarque par ailleurs la même clef (UT4) pour les parties de Duplum et de Contreténor ; et la même clef aussi (UT2) pour les parties de Ténor et de Triplum. Ce qui laisse supposer que la fonction discursive de la partie de Contreténor est liée à celle de la voix de Duplum ; et que la fonction discursive de la partie de Ténor est liée à celle de la voix de Triplum. Or le nom du doge, Francesco Dandolo (strophe 2, vers 2), est cité dans le texte de la voix de Triplum ; tandis que celui de l’Abbé de l’Isola San Giorgio l’est dans le texte de la voix de Duplum. Les fonctions des voix et des parties instrumentales sont reliées deux à deux : le Duplum, la voix qui, depuis la Terre, parle de questions politiques et de pouvoir temporel, est liée à la partie de Contreténor ; le Triplum, la voix qui parle, depuis le Ciel, en général de doctrine et de pouvoir spirituel, est liée à la partie (isorythmique ici) de Ténor. Par les tessitures, se détectent les lieux depuis lesquels des paroles sont émises, et des points de vue, des topoï discursifs avec leurs thèmes, la manière dont singulièrement ces topoi sont envisagés. Mais ici les reliques d’Étienne sont possession du doge et non de l’abbé à qui il les a confiées. Cette messe de célébration des reliques d’Étienne était l’occasion pour le doge de réaffirmer sa suprématie à Venise sur l’Église. D’où le retournement : au Triplum le pouvoir sacré du doge, ce pouvoir que le doge à Venise détient directement des reliques d’Étienne ; au Duplum le pouvoir subalterne de l’abbé de Saint-Georges, au service matériel du pouvoir doganal ».

Page 32: L'agencement musical des voix (Petre Clemens Ivrea)

Chapitre X : L’agencement musical des voix

32

Pour ce qui est des voix chantées, leur fonction discursive semble ne pas différer de

celles des dispositifs polyphoniques « à l’italienne ». On voit bien dans ce Petre Clemens

de Vitry que, si c’est à la voix de Triplum que s’effectue l’adresse à Clément comme

réel successeur de Pierre, <PETRE CLEMENS> (m.1), c’est à la voix de Duplum en

revanche que s’effectue son apostrophe comme <CLEMENS SEXTUS> (m.22).

Dans le Petre, les deux voix chantées sont écrites en clef d’UT 1, dans la même

tessiture, ce qui favorise une conception à la fois unitaire et dialogique du discours

qu’elles tiennent. Fusion du discours presque entre la voix dont le discours émane de

la Terre (Duplum) et celle dont le discours vient du Ciel (Triplum).

Ainsi, outre l'art musical qui offre une répartition particulière du discours par la

polyphonie, les textes littéraires, par leur sens, permettent de singulariser chaque voix,

et de les mettre en dialogue pour produire un discours cohérent. Mais on remarquera

que ce n’est pas tant les paroles qui en elles-mêmes sont signifiées par l’élévation

polyphonique du motet que les modalités de leur mise en perspective : point de vue

de l’énoncé, depuis la Terre ou le Ciel, depuis son émetteur ou son récepteur.33

Comment le Petre Clemens utilise-t-il ce précepte ? Comment comprendre le sens du

discours émis par chacune des voix ? Comment comprendre que de la musique

organise, de par sa constitution polyphonique, l’unité des trois discours distincts mais

simultanés.

Dispositifs d’écriture

Chaque voix a une fonction bien spécifique dans l’énonciation du discours que tient

le motet.

Le Ténor en est le fondement : de par son enracinement en liturgie (le verset grégorien

« Non est inventus » du commun d’un confesseur « Ecce sacerdos ») ; mais aussi de par sa

disposition en tessiture grave ; et son organisation isorythmique depuis un Color

emprunté (même réécrit peu importe) et une Talea. Il forme en quelque sorte le fond

(ou la source) du propos. Il rappelle, de façon symbolique par le jeu des allusions, que

le pape est le prêtre (sacerdos), le Bon Pasteur (Bone pastor), le représentant du Christ

33 Vecchione par exemple (2014, op. cit., p.94-95) remarque que le chiffre 15, si important dans l’Ave Regina celorum de Marchetto da Padova, dit en fait, dans la scène d’Annonciation dépeinte à la voix de Triplum, les paroles de l’Ange <AVE MARIA GRACIA PLENA etc.), non émises par lui cependant, mais reçues par la Vierge, avec cet infléchissement du discours sur le mystère de l’Incarnation. Les paroles de l’Ange sont au nombre de 15, le Ténor de Marchetto a un Color de 15 notes, le Panneau de la Vierge de l’Annonciation peinte par Giotto dans la chapelle des Scrovegni dont le motet de Marchetto est le motet de dédicace, est le 15ème du cycle des Vies. Le seul vers hypercatalecte du poème du Triplum qui met en scène en « acrostrophe » initiale l’Annonciation est celui qui commence par la parole de l’Ange <PLENA>.

Page 33: L'agencement musical des voix (Petre Clemens Ivrea)

Chapitre X : L’agencement musical des voix

33

sur Terre, et qu’il est le seul à connaître, à conserver et faire s’appliquer les lois du

Ciel sur Terre. Enfin, qu’il est le seul à décider du lien de son obédience. Là où il se

trouve le pape se trouve Rome, et donc la Rome céleste, le Siège de saint Pierre.

Le Duplum exprime la voix qui s’élève depuis la Terre. C’est la seule dont le texte

énonce clairement, au vers 6 (m.22-23), le nom et la qualité du pontife : <CLEMENS

SEXTUS SANCTUS DIVINITUS>. Clément est le sixième pape qui porte le nom

de Clément. Le texte le dit au sixième vers. C’est une voix de louange, dont la fin du

texte proclame que Clément n’a pas d’égal sur Terre, et qu’il est donc la personne

qu’il faut, le seul pape légitime. Le texte du Duplum, qui s’écarte depuis le début de

l’exergue oubliée ou peut-être intentionnellement tue du Ténor, le rejoint finalement

en chantant explicitement des termes similaires : <CUI NON EST INVENTUS

TUUS SIMILIS>. Le rôle du Ténor est de conjoindre. Dissimuler le texte, puis

l’inventer, le mettre au jour, le faire très explicitement, par le chant, paraître mais au

bout d’un parcours, opère cette conjonction. Au début de l’œuvre, les discours

diffèrent, ils sont séparés ; à la fin de l’œuvre, ils fusionnent. Tout le trajet discursif

du motet est dans cette opération. Rôle de la distance, puis de sa résorption. Un lien

entre Ténor et Duplum apparaît, pour affirmer, et légitimer, les thèses de l’obédience

avignonnaise.

Le Triplum, quant à lui, nous oriente vers une voie d’interprétation. Il nous rappelle

l’hymne Iam bone pastor Petre clemens, destinée à l’office de la chaire de Pierre. Ainsi les

premiers mots de son texte, Petre Clemens, seraient directement tirés de cette hymne,

tout en en dérivant la signification vers le double sens de <CLEMENS> (Tu es

Clemens et clemens dixeris). C’est ce tissage de textes, à l’égal du tissage des sources

musicales liturgiques, qui est remarquable dans la production des motets. Vitry

intègre cette expression en lui donnant plusieurs interprétations possibles. De plus, le

fait d’intégrer, par synecdoque de la partie pour le tout, un rappel de cet office suffit

à appuyer l’idée qu’Avignon est le siège légitime de Pierre, celui du pape, son Bon

Pasteur. Même si la chaire romaine matérielle de Pierre n’est pas présente, le symbole

qu’elle est pour l’Église est là et se suffit à lui-même. Il ne s’agit plus alors de débattre

sur la présence réelle de la chaire matérielle de Pierre, sa présence à Rome et son

absence en Avignon ; mais de sa chaire spirituelle, celle depuis laquelle est émis

l’enseignement de l’Eglise. Et celle-ci se trouve là où se trouve l’Eglise : non plus à

Rome, celle-ci, mais en Avignon.

Page 34: L'agencement musical des voix (Petre Clemens Ivrea)

Chapitre X : L’agencement musical des voix

34

Un motet de célébration de la chaire de Pierre

Les deux poèmes du Petre ont finalement une thématique commune : rendre

hommage à Clément VI, pape fraîchement élu, affirmer sa légitimité, tout comme la

validité de ses thèses théocratiques. Sa qualité de « nouveau Cephas » sur la Terre, et

sa clémence, sont affirmées, « tant par ses actes que par son nom ». En recherchant

des éléments sur l’origine grégorienne du Ténor nous avons formulé une hypothèse

sur son lien avec la chaire de Pierre. Nous avons remarqué que l’hymne en l’honneur

de la chaire de Pierre, « Iam bone pastor Petre Clemens accipe » (voir Annexe 3),

renfermait justement l’expression « Petre Clemens », premiers mots du Triplum du mot,

clairement exposés, seuls, par une courte entrée en caccia. Sans son brouillage donc

par le texte de la voix de Duplum, dès ce début de motet l’expression est alors

clairement audible. Seulement accompagnés d’une tenue instrumentale de Fa au

Ténor, en l’absence de Duplum, ces mots d’introduction résonnent comme le thème

sur lequel porte le motet : « Petre Clemens », « Iam bone pastor ». Or, l’expression ne se

retrouve dans aucune autre pièce de la liturgie. Quelle signification la référence peut-

elle avoir ? Vitry ou le gardien du dogme auraient-il glissé un sens tout particulier en

reprenant, en exergue, cette expression ?

Fig. 10

Hymne Iam bone pasto Petre clemens accipe34

La réponse à la question peut se trouver dans la place de cette hymne dans le

calendrier liturgique. Le résultat est particulièrement saisissant. Le choix de Vitry

s’éclaire. L’expression Petre Clemens serait un rappel d’une pièce grégorienne qui, par sa

place dans le calendrier liturgique, se destine à la célébration de la chaire de saint

Pierre. C’est une hymne utilisée à deux reprises, durant les vêpres du 18 janvier et

celle du 22 février. L’Église a toujours célébré la Chaire de l’Apôtre Pierre, premier

pape et fondateur de l’Église romaine. Jusqu’à la réforme Vatican II du Pape Jean

XXIII, on distinguait en fait deux fêtes de la Chaire de Pierre dans l’année liturgique :

34 D’après le site de l’Université de Latrobe, http://www.lib.latrobe.edu.au/MMDB /

MusicDBDB/single.php?FN=M5468&REPNO=

Page 35: L'agencement musical des voix (Petre Clemens Ivrea)

Chapitre X : L’agencement musical des voix

35

celle du 18 janvier, où l’on célébrait la chaire de saint Pierre à Rome ; et celle du 22

février, où l’on célébrait la chaire de saint Pierre à Antioche. La première de ces deux

fêtes a été supprimée, ou plutôt on l’a adjointe à la seconde, en retrouvant en cela la

pratique ancienne de la seule fête du 22 février. Nous savons en effet qu’au Moyen-

Âge à Rome les deux fêtes n’étaient pas distinctes. Certains auteurs soutiennent

même qu’en réalité elles concernaient toutes deux la « Ville éternelle » : celle du 18

janvier se rapportant à la chaire du cimetière d’Ostie où Saint-Pierre eut ses premiers

néophytes ; celle du 22 février concernant la chaire Vaticane. Il est en tout cas certain

que la coutume de célébrer la chaire du Premier des Apôtres à Rome remonte à la

plus haute Antiquité. Les plus anciens sacramentaires, le gélasien et le grégorien pour

citer les plus fameux, attestent en ce jour de l’existence d’une fête appelée « Natale

Petri de cathedra », fête qui s’est maintenue à Rome, à l’exclusion de celle du 18 janvier,

jusqu’au XVIe siècle. La fête du 18 janvier semble être d’origine gallicane. Les Églises

de Gaule avaient bien reçu de Rome le Natale Petri de cathedra, mais elles voyaient

comme un inconvénient d’en faire la célébration durant les jours du Carême. Aussi

en avancèrent-elles la date au 18 janvier. La fête de février fut bien conservée en

Gaule, mais on la réserva à la chaire d’Antioche, ce qui explique l’origine commune

des deux fêtes. Il est d’ailleurs à noter que dans le missel ces deux fêtes ont la même

messe. Rome adopta plus tardivement l’usage gallican. En 1557, le Pape Paul V mit

en effet, à Rome, la célébration de la Ville en possession de la Chaire de saint Pierre,

précisément au jour du 18 janvier. Chaque année ensuite, à cette même date, la chaire

était portée en procession par des prélats, et ce, jusqu’à Alexandre VII, qui la fit

mettre dans une splendide châsse sise au fond de l’abside de la basilique vaticane.

Lors de ces deux occasions, la célébration de la chaire de Pierre marque le rappel de

l’autorité absolue du pape et de sa « cathedra », représentant son magistère suprême.

C’est le symbole de l’autorité du pape, par la célébration du premier de la lignée

(« Petrus primus ») qui doit être vénéré, transmis et préservé. Lorsqu’un pape prend ses

fonctions, et possession de son pouvoir, il reçoit ses vêtements, la crosse et la tiare,

symbole spirituel pour l’un, temporel pour l’autre de la ville de Rome. De ce siège, il

guidera, en tant que « bon pasteur », les fidèles.

Ainsi, le fait que le motet de Vitry commence par chanter d’une façon clairement

audible les mots Petre Clemens, à la fois sonne comme un rappel et dit toute

l’implication de Pierre Roger, fraîchement élu pape sous le nom de Clément VI, tout

son attachement à la chaire de Pierre, ce qui, de fait, affirme totalement sa légitimité,

aux yeux de tous, ainsi que d’un point de vue purement canonique.

Il est troublant de retrouver l’unique citation possible de l’expression Petre Clemens

dans une pièce grégorienne destinée à la célébration de la chaire du premier pontife.

C’est cette référence qui est une des motivations qui ont suscité la composition du

Page 36: L'agencement musical des voix (Petre Clemens Ivrea)

Chapitre X : L’agencement musical des voix

36

motet : la légitimité de la papauté avignonnaise expatriée de la cité éternelle. Cette

volonté de Clément VI, comme nous avons pu le voir dans sa biographie, l’amènera

à faire construire un édifice en l’honneur de l’apôtre qui deviendra également le

symbole fort d’une légitimité tant décriée.

Pour conforter cette analyse, on peut voir que Vitry semble respecter la mise en

rythme de ce passage, en relation avec l’accentuation latine de la pièce liturgique

d’origine. Dans l’hymne grégorienne du Iam bone pastor, le mot <PETRE> est chanté

syllabiquement, tandis que la première syllabe de <CLE-MENS> bénéficie d’une

brève ornementation ligaturée :

Fig.28

Musique des mots Petre Clemens dans l’hymne grégorienne Iam bone pastor

(State Library of Victoria, Ms *096.1 R66A: The Poissy Antiphona, Folio 409v)

Le mot Petre est chanté au moyen de deux brèves de valeurs inégales. Le mot est

chanté dans une durée ternaire, la première note ayant la valeur d’une Brevis recta et la

seconde d’une Brevis altera, doublée en durée. Tandis que la ligature correspond à

l’accentuation de la première syllabe du mot <CLE-MENS>, le mot est chanté au

moyen de trois notes, deux pour la première syllabe, <CLE->, une pour la seconde,

<-MENS> ; et de telle façon que l’ensemble ait une durée ternaire, la première

syllabe valant deux Breves rectae, et que la deuxième syllabe vaille aussi une Brevis recta.

Dans le Codex d’Ivrea, on retrouve exactement la même configuration rythmique. Le

mot Petre est chanté avec une durée ternaire, la première syllabe étant courte et la

seconde allongée ; et le mot Clemens est chanté avec son mélisme sur la syllabe

<CLE-> et une valeur courte sur la syllabe <–MENS>.

Page 37: L'agencement musical des voix (Petre Clemens Ivrea)

Chapitre X : L’agencement musical des voix

37

Fig. 11

Mise en musique des mots « Petre Clemens » dans le manuscrit d’Ivrea.

Nous retrouvons bien la mise en rythme des mots Petre Clemens du Iam bone pastor.

Certes la ressemblance n'est pas totale. D'un point de vue mélodique notamment,

aucune note ne correspond. Il n'empêche que le système d’ensemble est le même et

que la dérivation se perçoit nettement.

Un lien avec les événements politiques du moment

Cette évocation de la chaire de saint Pierre est directement liée au contexte

géopolitique tant troublé et difficile qui entoure la prise de fonction de Clément VI et

justifie peut-être la composition par Vitry du Petre Clemens. N’oublions pas que dans

le livre de sermon de Clément VI, à côté des poèmes complets du motet, se trouvent

des écrits plus politiques comme le Aperi labia mea, qui dicte les règles du pouvoir

pontifical selon Clément VI, et le texte de Clément Ubi Roma ibi papa.

L’œuvre prend alors sa pleine dimension discursive, une dimension qui confine à la

rhétorique au sens fort d’un discours de type argumentatif. Par la double évocation,

du Ecce sacerdos et du Iam bone pastor, on fait référence à un symbole théocratique fort,

le siège du premier pontife, et on argumente pour légitimer la résidence même du

pape en Avignon, et donc pour le légitimer, comme pape, lui-même. La chaire

matérielle de Pierre fait défaut dans la cité provençale. Par la référence à l’office du

Natale Petri de cathedra, l’œuvre déplace le problème vers l’héritage de la spiritualité

cette fois de la chaire de Pierre et permet de légitimer le pouvoir papal en Avignon.

C’est l’effet de cet « art de la mémoire » dont parle Anna Maria Busse Berger. « Art

de la mémoire » utilisé ici à des fins de discours rhétorique, d’argumentation. Et plus

précisément d’ancrage dans une tradition pour asseoir un argumentaire, accentuer la

force persuasive des arguments déployés.

Qui plus est, on remarque que la musique de l’hymne grégorienne Iam bone pastor est

elle-même tirée de la pièce Aurea luce, destinée à la célébration de la personne même

des apôtres Pierre et Paul.

Ainsi le Petre Clemens s’organise autour de la personne même du pape, à la fois

comme pontife, successeur de Pierre, et garant de la fidélité à l’esprit de

l’enseignement en « cathèdre » de Pierre. C’est du haut de sa chaire que Pierre

enseigne les préceptes de l’Église ; c’est du haut de sa chaire pontificale en Avignon

que Pierre Roger Clément les légitime pour les transmettre avec fidélité et légitimité.

Toutes proportions gardées, on pourrait rapporter cette œuvre à une sorte de

discours argumentatif quasi biographique, un discours que Vecchione, pour les

Page 38: L'agencement musical des voix (Petre Clemens Ivrea)

Chapitre X : L’agencement musical des voix

38

motets similaires qu’il a étudiés, rattache à cette branche de la rhétorique qui relève

du genre « épidictique de louange ». Nous y découvrons ses sources d’inspiration, ses

affiliations, et tout un discours d’actualité qui se fonde dans les préceptes et les

traditions de l’Église pour argumenter sur les dangers qui menacent la papauté

avignonnaise dans l’Europe du moment.

L’expression Petre Clemens est redéployée dans sa signification par Vitry qui en étend

le sens, sorte de « condensé littéraire » impliquant une multiplicité de lectures, selon

les préceptes de l’exégèse médiévale : une seule énonciation mais pour dire,

simultanément, plusieurs choses. Dispositif fréquent finalement à cette époque, et qui

semble prendre de l’ampleur au XIVe siècle et s’adapter parfaitement au genre du

motet. Polyphonie, pluritextualité, multiplicité des lectures simultanées des données,

tant littéraires que liturgiques et musicales de l’œuvre. D’où, par le jeu de mot sur le

nom de Clément, les relations emblématiques : « Pierre, tu es Clément », « Clément,

tu es Pierre », « Pierre, tu es Roger », « Roger, tu es Clément », et « Clément, tu es

Pierre » ; et de plus, comme Pierre, « Clément, tu es clément ». La vers décasyllabe

qui sert d’ouverture au motet, <PETRE CLEMENS TAN RE QUAM NOMINE>,

se révèle être dans le fond plus qu’un subtil jeu de mot entre son nom de baptême,

« Pierre », pour Pierre Roger d’Egletons, son nom de pontife, Clément, et sacerdoce

comme successeur digne et légitime de Pierre. Comme elle fait référence à son

pouvoir régalien de justice aussi : « tam re quam nomine », par tes actes comme par

ton nom, en tant que pape, tu te montres clément en matière de jugement envers tes

propres adversaires. Plus qu’un simple jeu de mot, elle s’avère être un jeu sur la

pensée des relations multiples et complexes entre les choses (tam re) et leur

expression, leur dénomination (quam nomine). Ce jeu littéraire préfigure parfaitement

le très haut niveau intellectuel dans lequel a été suscité et conçu ce motet. Ce début

du motet, clairement audible dans son texte quand il est chanté, est l’unique fois où

est cité le prénom de baptême du pape. Et il l’est, de plus, en exergue du motet, dès

son ouverture, comme une lettrine enluminée, qui sera supprimée de la reprise

tronquée (b) de la seconde entrée en caccia de cette Introduction, m.5 (Triplum) et

m.6 (Duplum), comme (m.22-23) de la section <SACRARUM DIGNITAS>

(Triplum) / <CLEMENS SEXTUS SANCTUS DIVINITUS> (Duplum) où la

phrase mélodique initiale (a) (m.1-3), évidée de sa tête (<PETRE>) se scinde

(m.22) en deux propositions superposées : (x) (Triplum) et (y) (Duplum). Ce jeu de

signatures multiples est déjà largement présent dans le motet Ave regina celorum, et

sous de multiples formes, comme l’a montré Bernard Vecchione. Il le sera encore

largement dans le motet Nuper rosarum flores, comme il l’a aussi montré, associé alors à

des formes purement musicales de signature, par équivalence entre les initiales du

nom du pape Eugène IV, G(abriele) C(ondulmer), et les notes que ces lettres

Page 39: L'agencement musical des voix (Petre Clemens Ivrea)

Chapitre X : L’agencement musical des voix

39

représentent, Sol (G)-Do (C), dès le début du motet et dans nombre de ses passages

stratégiques ultérieurs.35

35 Les deux premières notes, chantées en valeurs longues, dans le Nuper rosarum flores de Guillaume Dufay, sont à la voix de Motetus Sol (G) et Do (C) et à celle de Triplum Sol(G) et Ré (D). Une double signature de G(abriele) C(ondulmer) associé à G(uillaume) D(ufay). Le double système se reproduit plus loin pour chanter le mot <TIBI> (m.8-9) ou encore dans le très long mélisme sur le petit motet <ORA->, début du <ORATIONE TUA> (vers 22, m.57-84) (Bernard Vecchione, 1998, « Entre rhétorique et pragmatique… », op. cit., p. 372-73). À un autre moment de la pièce, dès que, après une longue introduction sans Ténor ni Second Ténor, quand ceux-ci apparaissent et que commence la première section isorythmique (Ib), l’enjambement du texte, <G(randis templum machinæ) / COND(ecorarunt perpetim)>, laisse apparaître la mise en exergue du nom du pontife Eugène IV, mais comme personne privée, G(abriele) COND(ulmer), de même que la signature <G.CONDULMER> apparaît en tropation tout le long de la section de texte réservée à cette première section avec Ténors (Ib). La chose se reproduit à d’autres moments de la pièce, par exemple (à partir de la m.29), sur le début de la deuxième section sans Ténors de la pièce (IIa), avec l’enjambement du dernier vers de la strophe 2, <CON(secrare) D(ignat)U(s est)…>. D’autres signatures aussi se lisent dans la pièce, comme celle de du pape sous son nom de pontife <EUGENIUS> (m.22) associé à la signature de Cosimo de’ Medici (m.24), mais à rebours du texte celle-ci, <HOC IDEM> [MEDICO H(oc)], dans l’expression d’une politique commune à Florence d’exercice du pouvoir : <EUGENIUS HOC IDEM> → <MEDICO H(oc) [fructus] SUI NEG(otii) U(rbe) E(uropaque) [facere] [permiserunt]>. Nombreux sont les exemples de ce type dans les motets isorythmiques de circonstance du XIVe et du XVe siècle, comme aussi d’ailleurs dans la peinture à laquelle il arrive souvent aussi à cette époque-là de comporter des mots (voir Vecchione, 2009, op. cit., particulièrement p.269-85).