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Figure 1 Le théâtre du Merveilleux, un espace scénique du Musée
des Arts Forains de Bercy dédié aux carrousels salons et
expositions universelles, mis en valeur par une muséographie
active, soulignant l’importance de l’architecture comme champ de la
création foraine.
Hugo de Rocquigny
L’art forain et la France
La reconnaissance d’un art populaire en France : l’Art forain,
de l’exposition au Musée
« L’art forain est un art décoratif conçu pour le peuple, les
manèges étant des palais de séduction. » J. P. Favand
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Forain. « Etranger, marchand parcourant les villages, les
campagnes ». L’épithète, apparu dans la langue française à la fin
du XIIème siècle, puise son origine dans le terme issu du latin
populaire « foranus », désignant l’inconnu, le dehors1. La fête
foraine perpétue en quelque sorte une tradition de l’étranger,
celle du commerce ambulant, de la « multitude étrange » pour
reprendre les termes de Chateaubriand ou de Daudet. Elle remonte
historiquement aux révolutions industrielles et s’arrime à la
tradition millénaire des grandes fêtes populaires. Considérée dans
sa dimension européenne, « Fun Fair » ou « Jahrmarkt », elle
s’ancre tout particulièrement dans les pays d’Europe occidentale au
climat continental et océanique, principalement en Allemagne,
Belgique, France et Angleterre. Plus à l’Est, la manifestation du
cirque tend en effet à l’emporter sur celle de la fête. La
fête itinérante est ainsi à la source d’une forme d’art originale
essentiellement européenne par la localisation de ses foyers de
création, art dit « forain », car fruit du travail d’artistes
véritables, possédant ses propres styles, ses images, et ses chefs
d’œuvres qu’il convient de reconnaitre et de citer, à l’image du
Char de la sculpture de Gustave Bayol (1887), souvent considéré
comme l’épitomé de l’art forain en France à l’instar d’un Apollon
du Belvédère ou d’un Laocoon dans le registre des sculptures
classiques de l’art antique. L’art forain peut être considéré comme
un art populaire en ceci qu’il est constitue un art décoratif à
destination du peuple2. Il se caractérise par sa jeunesse tant en
termes d’existence historique - sa naissance coïncidant avec le
milieu du XIXème siècle et le développement de la société urbaine,
que de reconsidération. Victime d’un déficit d’affection lié à son
statut d’art populaire, souvent relégué au rang de sous-genre par
les spécialistes des arts du spectacle, il a fait récemment l’objet
d’une reconnaissance et réhabilitation de la part d’un certain
nombre d’acteurs des milieux artistiques et économiques. Phénomène
marquant, des collectionneurs privés participeront à sensibiliser
les plus hautes sphères de l’administration culturelle française,
ministère, collectivités territoriales, Direction des Musées de
France et conservateurs, avec l’aide d’une poignée de ces derniers,
quand le monde économique témoignera de sa prise de conscience
patrimoniale à l’égard de cette catégorie d’art par l’augmentation
du nombre et de la régularité de ventes à l’encan d’art forain – au
travers d’un processus comprenant expositions, catalogues,
inventaires et autres publications que cet article s’attachera à
décrire. Ce mouvement de sauvegarde patrimoniale aboutira in fine à
la naissance d’une institution muséale originale porté par une
initiative privée – le « Musée des Arts Forains » - recourant à une
« muséographie vivante », installée dans un haut lieu de la culture
française et européenne, Paris3.
1 A la nomenclature « Forain », Le Grand Larousse de la langue
française, p. 2015-2016, avril 1973 2 Favand, Jean-Paul, La
collection d'art forain, 199( ?), p. 1 3 Cette étude vise ainsi à
explorer les différents champs d’application du concept d’ « art »
aux manifestations du phénomène forain, le processus de
reconnaissance de ses créateurs, de ses styles et de ses images
propres tant par un public de connaisseurs (« connoisseur ») que
par les acteurs publics : ministère, collectivités territoriales,
Direction des Musées de France et conservateurs. « Art » est ici
compris en tant « qu’expression par les hommes d’un idéal
esthétique et donc, l’ensemble des activités humaines créatrices
visant cette expression », selon la définition du Petit Robert de
1836.
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Figure 2 Cavalerie d’animaux de basse cours (cochons) galopants
d’un tournant, tour de mât, plafond et fronton Bayol, composant un
élément central du carrousel salon Eden Palladium (1909). Un art
populaire, échappatoire aux réalités sociales
Il faut, pour tenter de saisir les évolutions tant historiques
qu’esthétiques de l’art forain, ou « des » arts forains comme le
souligne la dénomination conférée au musée éponyme, en tant qu’arts
multiples réalisant une synthèse entre un ensemble de « beaux arts
» réunissant sculpture, architecture et peinture (Favand) ; se
plonger dans l’histoire d’un divertissement populaire se voulant à
la fois pédagogue et ludique, ancré dans un contexte de révolution
des techniques et concomitant à l’apparition d’une nouvelle société
des loisirs. A son Age d’Or, c’est-à-dire sur une période d’un
siècle couvrant la seconde moitié du XIXème siècle et la première
partie du XXème, la fête foraine européenne servira tout autant
d’exutoire, de rupture avec la réalité quotidienne (Favand), de
régulateur des tensions sociales, que de miroir aux temps modernes
par son « accord avec le progrès technique et l’exploitation
multidirectionnelle des machines » et son rôle de « vulgarisateur à
la fois scientifique, médical, artistique » (Marchal). Ce dernier
élément est combiné à une fonction médiatique notable, celle de la
diffusion d’informations et nouvelles entre les villes et villages.
Il semble toutefois que le contenu imaginaire de la fête et la
richesse de la production artistique liée à la celle-ci se soient
étiolés depuis qu'on passé ses plus hautes heures,
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coïncidant avec la Belle Epoque (1880-1914)4. Le développement
de la télévision dans les années 1950, conjointement à une
réorganisation de l’espace urbain où les grandes places
disparaissent graduellement à mesure que se démocratise
l’automobile, constituent des facteurs déterminants de la décadence
amorcée par la fête foraine européenne notamment au profit de
nouveaux espaces ludiques, des parcs de loisirs dits « à thèmes »,
dont le projet vise à réactualiser des modalités disparues de la
fête à travers le recours à un certain nombre de recettes éprouvées
visant la séduction de la sensibilité populaire5.
Figure 3 Un orgue à danser Mortier (1919), rappelant par son
gabarit et sa riche ornementation l’importance de la musique
mécanique dans la fête foraine. La création foraine moderne se
distingue du champ de l’art forain classique (1850-1950) par la
redéfinition des modalités esthétiques des installations foraines,
du fait de l’évolution des modes, de l’espace urbain et de
l’effacement des grands créateurs de l’Âge d’Or. La disparition des
premières générations des maîtres de l’art forain, des artisans
ayant paradoxalement contribué par le passé à industrialiser la
production de métiers forains, enrichissant son lexique et influant
ainsi sur la démocratisation des attractions et métiers forains,
signale le passage vers un nouvel âge de la création foraine,
marqué par la fin de l’esthétique thématisée au profit d’une
cinesthésie triomphante, nouvelle donne de la fête moderne.
4 Eyssartel, Anne Marie, Rochette, Bernard, Des mondes inventés,
Les éditions de la Villette, Paris, avril 1992, p. 27 5 Ibid, p. 27
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Un autre vecteur d’actualisation de cette catégorie artistique
dans notre XXIème siècle commençant passe par l’existence
d’institutions relais entre artistes et spectateurs : lieux
d’expositions consacrés dans des institutions muséales ou
prestigieuses à l’occasion d’évènements culturels majeurs dédiés,
galeries d’art, ou ateliers. La fête étant elle-même le support de
l’art forain, métamorphosant l’espace public et refusant a priori
toute classification académique, tant qu’il vivait. L’art forain
classique, tel qu’il se manifeste lors de son apogée, au début du
siècle dernier, apparaît de nos jours comme un art éteint. Si les
créations foraines modernes n’ont pas encore trouvé leur chemin
vers des espaces de publicité, l’art forain traditionnel
rencontrera également une difficulté certaine à s’approprier les
institutions, galeries commerciales et salles de ventes, qui font
et défont le marché de l’art en France. Une poignée de passionnés
choisira le camp de la difficulté et continuera un combat engagé
non plus pour le renouvellement de la création foraine, débat
devenu bien inutile, mais pour la protection de pans de la
manifestation du génie créatif humain, qu’ils espèrent sauver de
l’oubli puis de la spéculation et de l’inévitable dispersion en
leur consacrant un havre suprême, surmonté du grand écriteau «
Musée ».
Figure 4 Main Street, l’avenue principal du premier parc
Disneyland, avant son ouverture en Juillet 1955. Les « Imagineers »
recourent à différents procédés utilisés dans le cinéma, comme la
perspective forcée, un jeu de proportions conférant aux bâtiments
une impression de hauteur qu’ils n’ont pas en réalité.
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« Imagineering » ou « Imaginieurie » - ce que l’art forain n’est
pas.
L’art forain se distingue d’une autre catégorie d’art populaire
héritée des expositions universelles qui fleurirent à la surface du
globe à partir de la seconde moitié du XIXème siècle, procédant de
nos jours du champ de création dévolu à la conception des parcs à
thèmes actuels (Neil Harris) 6. Mot valise combinant les fruits de
l’imagination à ceux de l’ingénierie, l’ « Imaginieurie », ou «
Imagineering », est un champ de création pluridisciplinaire, dont
l’origine remonte à la conception du premier parc à thèmes moderne,
le « Royaume Enchanté » constituant l’essentiel du Disneyland
d’Anaheim, inauguré en juillet 1955 – avec la création de WED
Enterprises, décidée par Walt Disney trois ans plus tôt. Rebaptisé
« Walt Disney Imagineering » en 1986, le département en charge de
la création des parcs à thèmes Disney, qui demeure une référence du
secteur, compte de nos jours un panel d’une centaine de métiers
très divers touchant tant à l’univers de la création artistique
qu’au monde de la construction et de l’urbanisme à proprement
parler. Les « Imaginieurs » (Imagineers) comptent dans leurs rangs
des professions aussi diverses que celles de scénariste,
architecte, maquettiste, ingénieur, peintre, programmateur
informatique ou encore concepteur d’éclairages – et visent à
réaliser une synthèse entre « imagination créative et savoir-faire
technologique », ou, en langage vernaculaire, à élaborer une
ingénieurie de l’imaginaire subordonnant tout programme
architectural à un récit7, plaçant l’énonciation d’une histoire
(storytelling) au cœur leur démarche créative. L’écrivain Ray
Bradbury, invité à réfléchir sur la conception du second parc
Disney en Floride, a ainsi comparé les Imaginieurs à des « hommes
de la Renaissance », capables selon lui, de contribuer par leur
travail à « changer le pays, pour le meilleur ». Avant
d’ajouter, lyrique, l’objectif avoué de transformer « le monde
entier », soulignant la portée universelle des œuvres conçues par
les équipes d’Imagineering8, à l’image des films produits par les
studios d’animation de Burbank. Figure 5 Walt Disney présentant son
projet de parc à thèmes. Conçu selon un séquençage
cinématographique, avec son générique (Main Street), le visiteur
devient acteur de ce qui est présenté comme un film en trois
dimensions, où le panthéon des personnages Disney prend (à nouveau)
vie.
6 Voir Designing Disney’s Theme Parks, The Architecture of
Reassurance, sous la direction de Karal Ann Marling, Flammarion,
1998, “Expository Expositions, preparing for the theme parks”, p.
19 - 26 7 Bajac, Quentin, Dreamlands : des parcs d'attraction
aux cités du futur, [exposition, Paris, Centre Pompidou, 5 mai-9
août 2010], L’attraction universelle, Ed. du centre Pompidou, 2010,
p. 38 8 Lors d’un discours adressé aux équipes de WED
Enterprises, le 23 Décembre 1976, Ray Bradbury dévoile les
conceptions sur l’Imaginieurie qu’il a développées dans le cadre
d’un travail de réflexion lié à la conception d’EPCOT (Experimental
Prototype Community of Tomorrow), un projet de ville idéale lancée
par Walt Disney et alors en cours de transposition vers un format
de parc à thèmes. Il annonce au passage la politique d’expansion
internationale de l’entreprise, avec la conception à venir de Tokyo
Disneyland, dont les portes ouvriront au public en avril 1983.
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L’Imaginieurie a été véritablement reconnu comme catégorie d’ «
art » à part entière au cours des années 1980-1990, soit trente ans
après son apparition, tout particulièrement par le biais d’une
exposition majeure consacrée au sujet (1997 – 1999)9. Cette
consécration quasi immédiate s’explique par la place prépondérante
qu’a pris le parc dans la culture américaine et les nombreuses
copies – autorisées ou moins officielles– qui ont pu fleurir à la
surface de la planète, établissant ainsi Disneyland comme le
parangon du « Parc », aune à laquelle se jaugent inévitablement la
qualité des réalisations similaires. Fête foraine et parcs à thèmes
Le « thème » général du parc à thèmes constitue la caractéristique
primordiale de celui-ci, enveloppant un ensemble de thématiques
retranscrites par les différentes zones thématisées (« lands ») qui
le constituent. Le thème limite le cumul des attractions et
facilite le dialogue entre les différentes composantes du parc,
constituant ainsi « l’élément unificateur des diverses attractions
»10 avec un objectif triple de fil conducteur, d’image de marque et
d’appel publicitaire. Ce qui détermine la fête foraine, tant dans
sa forme la plus ancienne que sa manifestation moderne, qui en
reprend l’essentiel des caractéristiques physiques, par opposition
au parc à thèmes sur le plan formel, réside dans sa « beauté
tapageuse » (Marchal), une diversité mêlée à la surenchère dans
deux domaines recourant à des palettes de perceptions sensorielles
distinctes. Le regard du badaud arpentant le champ de fête est
ainsi véritablement happé par la chamarrure de couleurs dont elle
se panache, chaque établissement forain possédant un style et une
unité qui lui sont propres11, liés aux exigences posées par le
forain à l’industriel forain lors de la commande du métier. La nuit
tombée, les lumières artificielles – des lampes à arc en passant
par la flamme rougeâtre du gaz et du pétrole, aux lanternes
vénitiennes ou encore aux lueurs blanches des orgues, viennent
éclairer l’éphémère champ des plaisirs. L’ouïe du promeneur est
également excitée par la foule d’accompagnements sonores qui
agrémentent la fête, sons de cloches et sifflements des machines à
vapeur, baignant dans l’inimitable vacarme de la foule enthousiaste
venue chercher son lot de sensations fortes de toutes sortes12.
Certains éléments communs à ces formes de divertissement
apparaissent toutefois à première vue dans la combinaison de trois
composantes, le spectacle d’une part, le jeu d’adresse et l’appel
au vertige (cinesthésie) d’autre part13. Il est à noter que la fête
foraine moderne voit sa dimension spectaculaire remise en cause par
d’autres formes de divertissement (cinéma, théâtre) et insiste
justement sur ces deux derniers éléments, jeux d’adresse et
cinesthésie, pour attirer le chaland. Les ressemblances formelles
entre parcs à thème et fêtes foraines - bien que
9 Karal Ann Marling, Flammarion, “The Architecture of
Reassurance”, Op. cit. 223 pages 10 Fourcade, Anne, Un parc
d’attractions et de loisirs pour Paris et sa région, Sodexparc 30
Juillet 1984, p. 11 11 Marchal, François et Fabienne, La Belle
époque de l’art forain, Saint-Dié-des-Vosges : Musée municipal,
1988, catégorie « Les décors de fête », p. 69 12 Bajac,
Quentin, Dreamlands, Loc. cit. , p. 37 13 Brougère, Gilles,
Les parcs d’attractions : jeu, divertissements, éducation ,
Université Paris Nord, 2000, consulté le 2 décembre 2014.
http://www.scielo.br/scielo.php?pid=S1517-97022000000100002&script=sci_arttext
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superficielles - celles-là mêmes que retient généralement le
grand public, incapable d’opérer une différenciation entre ces deux
manifestions populaires et festives, cachent en réalité des
différences d’ordre structurel. Les deux types d’installations
ludiques, bien partageant une ambition commune, celle de la
commercialisation d’attractions, appartiennent en effet à des
ordres urbains différents.14 Le parc, aménagement lourd et
permanent, « fruit d’un ordre spatial capitaliste et industriel »,
se différencie ainsi de la fête, vieille héritière d’un ordre à la
fois « temporel, cyclique, nomade et artisanal »15. Le parc à
thèmes constitue donc, par la maîtrise et la délimitation de son
étendue (sécurité, isolement visuel, contrôle discret des
visiteurs), un espace « certain »16, totalement maîtrisé, quand la
fête foraine se singularise en tant qu’espace « incertain », sans
contrôle ni véritable unité. La dimension onirique qui leur demeure
attachée et qui contribue, à l’instar du processus de rêve, à la
décompression psychique des curieux venus profiter des plaisirs
ludiques, est mise en exergue par la dimension presque irréelle que
prennent ces lieux en période nocturne, sentiment accentué par
l’utilisation de l’électricité spectacle. Cet élément d’ordre
mercatique, dont la finalité est l’attraction du chaland déambulant
à proximité de l’attraction ou de la baraque foraine recourant à ce
stratagème, fut saisi dès le début du siècle dernier par les
propriétaires de métiers forains (voir le carrousel salon Eden
Palladium, dit Demeyer) et symbolisé par l’éclairage méticuleux de
Main Street, USA pour les parcs à thèmes – puisant notamment son
inspiration dans le parc danois de Tivoli, situé dans la capitale,
Copenhague.
14 Eyssartel, Anne Marie, Rochette, Bernard, Des mondes
inventés, Les éditions de la Villette, Paris, 1992, p. 26 15
Ibid, p.26 16 Brougère, Gilles, Les parcs d’attractions
: jeu, divertissements, éducation, Université Paris Nord, 2000,
consulté le 2 décembre 2014
http://www.scielo.br/scielo.php?pid=S1517-97022000000100002&script=sci_arttext
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9
L’art forain et les grandes fêtes européennes
La fête foraine constitue une évolution des fêtes populaires
dont l’origine remonte à la préhistoire, et se structure autour des
grandes foires commerçantes marquant l’essor des échanges marchands
à partir de la fin du Haut Moyen Âge. Se limiter à conter une
histoire de la fête sous sa forme artisanale/semi industrielle
(1848 - 1950) et industrielle/moderne (1950 à nos jours)
reviendrait à oublier son appartenance à cet ensemble festif dont
elle n’est que l’une des manifestations, en particulier depuis
l’apparition d’attractions produites selon des méthodes semi
industrielles marquant le basculement de la fête vers le ludisme au
détriment du pur commerce qui a vu naître son ancêtre médiéval.
L’art forain est tributaire de ce passé et vecteur de l’imaginaire
de la fête qu’il su reprendre et interpréter avec une inventivité
et une fantaisie inouïes.
La Renaissance, puis les deux vagues de révolutions
industrielles témoigneront du basculement progressif de la fête
vers une domination du ludique au détriment du motif commercial. Ce
phénomène est particulièrement notable avec le remplacement
progressif d’une audience de commerçants par un public de curieux
venu goûter de nouvelles formes de divertissements, l’apparition de
spectacles puis le montage d’attractions foraines témoignant des
évolutions dans cette matière, et où le saltimbanque se faisant
forain, la foire devenue fête se pare de l’épithète qui la définit
encore de nos jours. La fête « foraine » constitue bien la fusion
de la foire ancienne, de la fête rurale, de la fête de cour, de la
fête révolutionnaire avec la vie quotidienne « assemblées en un
même puzzle »17.
L’anglais Braithwaite18 remonte à l’époque préhistorique
l’origine de la fête, la révolution agricole ayant permis à l’homme
néolithique de produire un surplus commercial, au fondement de la
civilisation. Dans la Grèce antique, les fêtes (Olympia, Delphi,
Némée et Délos) coïncident avec des célébrations sacrées, et la
neutralité est reconnue aux marchands, de manière à leur permettre
de se déplacer librement. Les célébrations populaires sont ainsi
placées sous l’égide d’Hermès, « à la frontière » (µεθéρtοv19’),
dans une bande de terre neutre. Dans la Rome antique, les fêtes
sont l’occasion de réjouissances publiques, à l’instar du retour
des saisons, et jouent également un rôle commémoratif, remémorant «
le souvenir glorieux d’un héros, prenant le deuil en mémoire de
désastres ou de calamités publiques »20. Ces évènements se
singularisent avant tout par leur caractère « démocratique », dans
la mesure où l’organisation de ce type de célébrations populaires
contribue à un certain effacement des inégalités sociales et au
brassage de différentes franges sociétales. Cette observation est
valable de façon continue dans le temps de l’Antiquité, du
couronnement de Ptolémée Philadèlphe à Alexandrie aux Saturnales de
la Rome antique, qui préfigurent les fêtes carnavalesques et les
rituels d’inversement des rites de pouvoir, jusqu’aux fêtes
populaires grotesques du Moyen Age, comme l’illustre par exemple la
Fête des fous, ou Fête des Innocents, mascarade du Nouvel An
décrite par Victor Hugo dans l’ouverture de l’un de ses plus grands
romans, Notre Dame de Paris.
17 Gaigneron (de), Axelle, L'art forain... ou la ville démasquée
, Connaissance des arts; février 1992; n° 480 (2856),
p. 94 - 105 18 Braithwaite, David, Fairground architecture,
Hugh Evelyn, 1976, Background, p.13 19 A la nomenclature
“confinium”, Lécluse (de), Fleury, Lexique Français – Grec,
Editions Jules Delalain, 1844, p. 267 20 Bernard, Frédéric, Les
fêtes célèbres, Hachette, 1878, p. 1
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Les fêtes greffant des éléments ludiques à la composante
mercantile qui dominait jusque-là – elles constituent le plus
proche parent des fêtes foraines classiques et actuelles - trouvent
leurs racines dans les manifestations religieuses et les
pèlerinages du Moyen Age célébrant certains saints patrons, en
particulier Saint Denis, Saint Germain, Saint Lazare, ainsi que
Saint Ambroise à partir du Xème siècle. Les différentes foires de
Champagne, de Brie, de Gênes et de Flandres permettent aux
marchands de solliciter les pèlerins en leur proposant un panel des
plus complets d’objets religieux et profanes, produits
alimentaires, étoffes ou bestiaux (Marchal) tout en amorçant le
développement d’activités destinées à l’amusement populaire, «
entertainment » étant le terme usité en anglais. Aussi les
saltimbanques proposent-ils aux badauds des divertissements
nouveaux comme des spectacles de marionnettes, d’animaux exotiques
et autres « métiers de la banque », entresorts, jeux de hasards,
d’adresse, ou encore de voyance (Favand). Avec la Renaissance, qui
s’ouvre au XIVème siècle en Italie, et au XVème en France, le
spectacle tend à prendre toute son ampleur et à l’emporter tant sur
le commerce que sur l’alibi religieux, qui disparait « au profit de
la gestion par les municipalités (…) au nom d’œuvre de bienfaisance
» (Marchal). « Les fêtes des temps modernes », qui appartiennent à
la catégorie des fêtes mondaines réservées à la noblesse, prennent
racine au Grand Siècle. En sont les témoins les plus mémorables la
fête du Carrousel, sur la place qui en a conservé le nom (juin
1662) ou encore le « Plaisir de l’île enchantée » à Versailles (5
au 12 mai 1664). Les fêtes populaires connaissent par ailleurs de
nouvelles mutations, à l’exemple de la foire Saint Ambroise,
devenue foire du Trône, du nom du trône élevé en l’honneur de Louis
XIV et Marie Thérèse d’Autriche pour recevoir le serment de
fidélité de leurs sujets le 26 août 1660, ou de la foire Saint
Germain, rassemblant des loges de marchands, danseurs et comédiens.
On assiste en parallèle au déploiement de la notion de loisir, qui
sera formulée par Diderot dans son Encyclopédie ou Dictionnaire
raisonné des sciences, des arts et métiers en tant que « le temps
vide que nos devoirs nous laissent ». L’entrée dans la modernité
industrielle au XIXème siècle est marquée par la révolution des
loisirs et l’apparition des premières fêtes foraines classiques.
Celles-ci obéissent à une double logique : celle de la tradition
antique par les manifestations rurales d’une part, organisées en
fonction des récoltes au début du siècle, ainsi qu’à une mutation
liée aux révolutions technologiques d’autre part, avec
l’utilisation du pétrole, du gaz puis de l’électricité, conduisant
un peu plus à une perte de l’importance de la fête commerciale au
profit du « pur loisir ». Ce phénomène est particulièrement
remarquable avec la distribution systématique de biens de
consommation dans des entrepôts, suivie de l’apparition du premier
grand magasin (Le Bon Marché en 1852), relevant le forain de sa
charge originelle de commerçant, et lui offrant ainsi l’occasion de
répondre pleinement aux rêves et aspirations de la nouvelle classe
ouvrière en des formes tangibles d’amusement et plaisir. Les jeux
d’adresse et de chance demeurent toutefois une part essentielle de
la fête, les métiers de la banque sont ainsi tenus par des
banquistes, entrepreneurs de spectacles forains21, au côté des
entresorts, exhibant leur ribambelle d’animaux exotiques au public
émerveillé. Sur le plan purement technique, les miracles de la
révolution industrielle ont permis à la fête de se vêtir « d’une
exubérance encore jamais atteinte » (Braithwaite) avec l’apparition
du carrousel à chevaux de bois (1848), accordant en filigrane une
liberté aux artisans forains « propre à débrider les imaginations
les
21 L’art forain, Connaissance des arts; 1995; numéros
spéciaux, n° 76 (2856), p. 3 - 66
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plus fertiles » (Favand). C’est dans ce contexte de foisonnement
créatif et technique que naît véritablement l’art forain. Le
changement de dimension des manèges – leur diamètre double de 6 à
12 mètres – à partir des années 1870, éperonné par la référence que
constituent les pavillons dressés à l’occasion des expositions
universelles européennes, est concomitant avec l’apparition d’une
véritable génération d’entrepreneurs forains22, d’autant que la
fabrication de tournants (manèges) devient l’apanage d'artisans
spécialistes de la sculpture sur bois et de l’architecture foraine,
à l’image de Bayol, Devos, Chanvin de Seignelay et Mathieu en
France, Heyn, Muller et Hubner en Allemagne, Devos et Moulinas en
Belgique, ou encore Savage, Orton & Sponner et Anderson de
Bristol en Angleterre. Cette époque est marquée tant par
l’apparition de nouveaux types de manèges, grandes balançoires à
vapeur, manèges de bateaux à vapeur, chenilles, montagnes russes
circulaires que par la révolution des systèmes, à l’image de la
panoplie de mouvements des sujets permise par le mécanisme dits de
vilebrequins, permettant d’entrainer les chevaux de bois dans un
mouvement ascendant/descendant régulier, ou encore l’avènement du
système de cartons perforés au détriment du système de cylindres à
pointe sur des orgues de Barbarie, suite aux modifications
d’Anselme Gavioli (Marchal). Symbole de cette mutation signalant
l’entrée de la fête foraine dans la modernité industrielle, la
revue Le voyageur forain devient « L’industriel forain ». C’est
véritablement dans une période correspondant au tournant du XXème
siècle, durant les deux dernières décennies du XIXème et le début
du XXème, que les fabricants de matériel forain passent du stade
artisanal au stade (semi)industriel23, caractérisé par la
rationalisation de la méthode de production tout en conservant un
certain nombre de techniques et outillages hérités de l’époque
artisanale. La Belle Époque (1893-1914) marque certainement
l’apogée de la fête foraine européenne. C’est aussi dans son cadre
que fleurissent certaines de plus grandes expositions universelles
du siècle, héritières des expositions nationales, propres à
enflammer l’imagination des promeneurs des grandes villes, qui, par
leur dimension temporelle limitée, six mois en moyenne, l’ampleur
et la complexité des infrastructures mises à disposition du grand
public, l’accumulation de pavillons et attractions thématisées
rivalisant d’inventivité dans un espace clôt payant, constituent un
véritable croisement entre fête foraine, parc d’attractions
existant et parc à thèmes à venir. C’est à cette époque
qu’apparaissent les grandes écoles de sculpture animalière, à
travers une quarantaine d’ateliers d’importance assez inégale,
essaimées principalement dans les quatre principaux pays de
création d’art forain sur le continent européen, dont la
France.
22 Gourarier, Zeev, Manèges d’autrefois , Flammarion, 1991, p.
87 23 Marchal, Fabienne et François, Les animaux de manège,
L’amateur, 2002, p.31
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12
Figures 6 et 7 L’imaginaire architectural généré par les
expositions universelles de la fin du XIXème siècle influence la
fête foraine de l’époque de manière notable. Un exemple les plus
flagrants est probablement celui du carrousel salon Eden Palladium
de Gustave Bayol (1909) (ci-dessus), puisant ainsi son inspiration
le célèbre Pavillon de l’Electricité érigé pour l’Exposition
Universelle de Paris en 1900 (ci-dessus). Réponse foraine à
l’entreprise – éphémère – de l’exposition, le pavillon forain est
transformé en véritable monument nomade à la gloire de
l’Électricité une fois la nuit tombée : ses
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illuminations sont en effet alimentées par un groupe électrogène
fonctionnant grâce à une machine à vapeur. Le premier conflit
mondial marque un arrêt dans la production d’attractions foraines –
les grands sculpteurs forains, souvent mobilisés par leur nation
respective, étant contraints de suspendre leur activité. La période
d’entre-deux guerre est quant à elle témoin d’une modernisation des
moyens de production, phénomène à placer dans la continuité de
l’industrialisation croissante de la production foraine, dont le
corollaire sur le plan esthétique est la simplification des lignes
et l’épuration des formes, conjoncturellement liée à l’apparition
de l’Art Déco à partir de 1925. Les personnages anthropomorphes de
Walt Disney, portés par leur incroyable popularité sur le continent
européen, viennent servir de source d’inspiration au renouvellement
du bestiaire forain chez un certain nombre de fabricants, aux côtés
des désormais immanquables hydravions et autres scooters. Ces
évolutions sont concomitantes au début du déclin du grand carrousel
au profit de manèges de petites tailles, notamment des tournants
dits "enfantins", dont l'envergure varie de cinq à huit mètres de
diamètre. Le recours à des sous traitants, dans un objectif de
rentabilité accrue, vient également compléter le logiciel
industrialisant occupant l’esprit des dirigeants de ces
entreprises, prêtes à reléguer au second plan la composition
esthétique, au risque d’ hypothéquer leur survie, faute de pouvoir
se différencier de leurs concurrents. L’après guerre marque
l’entrée de plain pied des fabricants de matériel forain dans le
monde industriel, avec une évolution marquée des matériaux. Le
chrome et l’inox sont progressivement substitués au laiton, quand
le bois est remplacé par la tôle24, puis par les matières
synthétiques (matières plastiques, caoutchouc). Le mouvement
d’uniformisation de la production foraine s’accomplit tant dans le
style du fabricant (abandon de l’influence élective d’un Bayol pour
un atelier français par exemple) que la qualité de l’exécution et
l’effet décoratif (recours au cheval cabré plutôt que sauteur,
moins difficile à réaliser) pour les manèges traditionnels,
désormais concurrencés par des attractions plus impressionnantes.
Chenilles, cylindres tournants à vive allure, et autres trains
fantômes à la façade sertie de tubes de néon figurent parmi
celles-là, et dont la typographie du fronton lumineux ou encore le
design des véhicules constituent un ensemble décoratif cohérent
avec leur inspiration, tirée, entre autres, de l’esprit graphique
américain de l’époque25.
24 Marchal, François et Fabienne, La Belle époque de l’art
forain, Saint-Dié-des-Vosges : Musée municipal, 1988, p.10 25
Alberola, Jean-Michel, Terriblement forain, 14 juin-11août
2000, Centre d'art contemporain Passages, Troyes, Planche 54
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Figure 8 Cavalerie de cochons galopants du carrousel salon «
Eden Palladium », réalisée par Gustave Bayol, présenté à l’écomusée
d’Alsace entre 1990 et 2012. « Heritage drain » – la fuite du
patrimoine forain français et européen vers l’étranger On dit avoir
compté près de 10 000 manèges et 400 000 animaux à l’apogée de la
fête foraine en France 26, chiffre rabaissé aujourd’hui à 3000 à
4000 tournants27, ce qui constitue tout de même un ratio
considérable d’environ une attraction foraine pour dix communes.
Peu de choses nous sont pourtant parvenues de cette époque. Les
avaries de l’histoire, à l’image des ravages des guerres, combinés
au phénomène naturel d’élimination par la vétusté (Marchal), ainsi
qu’au peu de soin des propriétaires d’œuvres d’art forain dû à «
l’ignorance et la négligence (de ceux-ci), n’ayant pas conscience
de la valeur patrimoniale de leur instrument de travail » (Favand),
ont conduit au dépiècement de manèges, et, in fine, à une
dépréciation du patrimoine forain français. Il est patent
d’observer, d’autre part, une exportation massive d’œuvres d’art
forain françaises que l’on pourrait qualifier d’ heritage drain à
compter des années 1950. Les États-Unis et l’Angleterre constituent
les premières destinations de ces objets d’arts, et cette hécatombe
patrimoniale signe certainement la prise de conscience en faveur
d’un patrimoine en péril tant outre-manche que de l’autre côté de
l’Atlantique.
26 Chiffre avancé à la fin du XIXème siècle par Guy Tomel, dans
un numéro du Monde Illustré de Novembre 1897 27 Marchal, François
et Fabienne, L’art forain, les animaux de manèges, L’amateur, 2002,
p. 125
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On peut également imputer le peu de vestiges subsistant
aujourd’hui à la forte imbrication des collections d’arts forains
avec d’autres champs de collection corolaires, à l’image de l’orgue
de foire pour les mélomanes mordus de musique mécanique ou encore
du cinématographe forain, touchant une audience de cinéphiles28. Le
fait que peu de littérature « d’époque » reste disponible sur le
sujet, enfin, trouve son explication dans le fait que le monde
forain soit dominé par la tradition orale et le secret29, voyant sa
charge mémorielle confiée aux quelques journaux forains, parfois
centenaire – L’industriel forain paraît en France en 1884 – ainsi
qu’aux catalogues des fabricants et aux documents photographiques,
ce qui a sans aucun doute ralenti les premières velléités de lutte
contre l’ignorance et l’oubli. Une politique culturelle cohérente
?
Le délitement du patrimoine forain national devait impliquer la
mise en place d’une politique culturelle cohérente et concertée de
la part de l’ensemble des acteurs, Etat, collectivités locales,
Direction des Musées de France, conservateurs d’institutions
dédiées aux arts du spectacle ou ayant un intérêt marqué pour l’art
forain et grands collectionneurs (Favand, Marchal). Alain Souche,
adjoint au maire de Saint-Dié, délégué aux affaires culturelles,
soulignait dans ce sens, à la fin des années quatre-vingts, «
qu’une politique culturelle qui se respecte se doit de donner place
à l’art populaire parce qu’il est l’expression la plus vraie et la
plus spontanée de l’imagination créatrice de l’homme »»30. La
majorité du travail de sauvegarde et de préservation des objets,
métiers et attractions foraines sera bien l’apanage de passionnés,
décidés à sortir de l’oubli tout un pan de notre histoire festive
auquel les autorités publiques refuseront longtemps le droit de
cité.
28 Ibid., p. 78 29 Op. cit. Marchal, François et Fabienne, 2002,
p. 46 30 Marchal, François et Fabienne, « La Belle époque »,
Op. cit. p.5
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La reconnaissance de l’art forain en France (1979 – 1996) La
marche des collectionneurs En France, la redécouverte de l’art
forain est l’affaire d’une mince élite, « des antiquaires inspirés
persuadés du pouvoir décoratif des objets de la fête »31 pour
reprendre l’expression de François et Fabienne Marchal. Des
particuliers se lancent ainsi, à compter des années 1970, dans la
collecte d’objets, de manèges complets et autres jeux forains, à
l’instar de Jean-Paul Favand à Paris, Raymond Hequette ou encore
François et Fabienne Marchal dans les Vosges. Si ces individus ont
pu entrer en compétition dans l’acquisition de certaines pièces
foraines venant enrichir leur collection, il est notable que le
travail de mise en valeur de l’art né de la fête foraine par ces
acteurs ait été accompli de façon complémentaire, avec une
définition claire d’un objectif commun : la création d’une ou de
plusieurs institutions de protection de l’art forain en France, à
l’image de ce qui pouvait exister dans d’autres grands pays de la
création foraine, en Belgique, Allemagne, ou Angleterre. Un
processus étalé sur trois décennies, comprenant trois inventaires,
quatre expositions et un rapport officiel paré de l’intitulé « le
monde de la fête foraine en France » (1985) dit « Pivin », du nom
de son auteur, permettra l’émergence de l’idée d’un musée sur la
scène publique, musée qui naîtra finalement à partir d’une
initiative privée, donnant lieu à la création d’une institution
muséale d’ampleur européenne par la qualité de sa collection et son
choix de muséographie vivante. Un second projet - porté par
Fabienne et François Marchal - se conclura par un échec, faute de
soutien public, leur collection étant dispersée au gré d’une vente
à l’encan (2011), consacrant par la même occasion un marché de
niche et sa soumission inhérente au risque de « l ’heritage drain »
- la fuite du patrimoine vers l’étranger. De l’artisanat à l’art
Comment donc expliquer une reconnaissance si tardive de l’art
forain par les tenants des canons officiels de l’histoire de l’art,
historiens, conservateurs et autres universitaires de premier ordre
? Lorsqu’il soutient que la négligence des spécialistes de l’art
provient du fait que, n’entrant pas « dans le cadre des arts
classiques, et ne procédant d’aucune école artistique, populaire
par essence », constituant de facto un objet d’étude périphérique
pour les spécialistes, le catalogue de Saint-Dié semble esquisser
un élément de réponse32. Gustave Bayol, Henri Devos ou encore Henri
de Toulouse-Lautrec33, des artistes soucieux de la qualité de leur
travail, ne conféreront pas moins à cet art ses lettres de
noblesse, à travers leurs styles singuliers, leur fantaisie, et
leur savoir-faire.
31 Marchal, François et Fabienne, Les animaux de manèges, Op.
cit. p. 6 32 Marchal, François et Fabienne, « La Belle Epoque »,
Op. cit. p.10 33 Henri de Toulouse Lautrec est l’auteur de la
baraque de la Goulue - le Balle du moulin rouge, composé de deux
panneaux disposés de part et d’autre de l’entrée. L’un évoque les
gloires du Moulin Rouge, quand l’autre représente un spectacle de
la célèbre danseuse. Rachetés par le Louvre en 1929, ils sont
ensuite exposés au Musée d’Orsay.
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17
Expositions En mai 1979, dans le cadre de l’année du Patrimoine
national, une exposition clé intitulée « l’art forain et les objets
de la fête au siècle dernier » est présentée au Louvre des
antiquaires34. Les objets y sont présentés pour « leurs qualités
esthétiques d’œuvres d’arts», la collection réunie étant mise en
situation active sous un chapiteau de 1500 mètres carrés, dressé à
proximité d’une reconstitution de fête foraine, faisant office de
célébration véritable des machines à rêves tout droit sorties des
coulisses d’une époque que chacun croyait à jamais révolue. L’art
forain et les objets de la fête au siècle dernier marque également
la ratification de l’expression « art forain »35 ainsi que les
premiers de coups de projecteurs médiatiques sur une catégorie
d’art méconnue du grand public – on compte près de vingt émissions
télévisées portant sur ce thème, lié aux dangers inhérents au
phénomène de l’oubli, et près de huit cents articles dans la presse
écrite au cours des deux décennies suivant l’évènement. On pourra
citer l’édition du 29 Mai 1979 du Figaro mentionnant « la fête de
l’art forain » (Francine Rheims), ou encore le Progrès du 27
février 1980 célébrant «l’art forain et la fête foraine à
l’ancienne » (Bernard Heitz). Le principal instigateur de cet
événement, Jean-Paul Favand, devenu antiquaire après des études de
notaire et grand collectionneur d’attractions, décors forains, et
autres instruments de musique mécanique, est probablement le
protagoniste le plus marquant - et le plus médiatisé – ayant
consacré sa passion à la sauvegarde et à la promotion de l’art
forain français et européen en France. Interrogé par le Figaro
Magazine du 15 avril 1989, Favand refusait le terme de
collectionneur – il est qualifié « d’amateur éclairé » - pour celui
d’ « exhibitionniste, qui aime montrer » dans la lignée des «
travelling showmen » ou montreurs itinérants, termes utilisés par
l’anglais Braithwaite pour décrire les forains de manière
générale36. L’exposition de 1979, séminale et salvatrice –elle
conforte la singularité du terme « art forain », rend par ailleurs
possible l’organisation d’une exposition majeure relative à cette
catégorie d’art du spectacle durant chacune des décennies qui
suivront. Ainsi, au cours des années 1980 et 1982, des expositions
intitulées « l’art forain », menées dans le cadre des foires
internationales du Mans et de Bourges interpellent des visiteurs.
Une importante exposition spectacle intitulée « Il était une fois
la fête foraine », tenue la décennie suivante, entre septembre 1995
et janvier 1996, est organisée dans la Grande Halle de la Villette
sous la houlette de Zeev Gourarier, conservateur du Musée des Arts
et Traditions Populaires de Paris. Autre « motivateur » de la
reconnaissance - François et Fabienne Marchal préfèrent adopter le
terme de « reconsidération » - de l’art forain en France, Gourarier
se distingue par un ouvrage consacré au sujet (Les Manèges
d’autrefois), ainsi qu’une série d’articles dans la Revue du
Louvre37, tout autant que par ses démarches de sensibilisation du
ministère de la Culture sur le sujet de l’art forain.
34 Baptisée « L’art forain », cette exposition sera également
présentée au Forum des Halles à Paris, l’année suivante. 35
Marchal, François et Fabienne, « La Belle époque », Op. cit. p.11
36 Braithwaite, David, Fairgound Architecture, Op. cit. 1976,
Background, p. 19 37 Marchal, François et Fabienne, Les animaux de
manèges, Op. cit. p. 7
-
18
Figure 9 Intérieur du carrousel salon « Eden Palladium » dit
Demeyer (1909), du nom de son exploitant. Les courbes féminines et
les motifs floraux sont typiques de l’Art Nouveau. Catalogues,
inventaires et ventes aux enchères Deux catalogues majeurs et un
inventaire sont particulièrement remarquables. Les deux plus
récents - et les plus aboutis - étant l’œuvre de collectionneurs
d’art forain (inventaire Favand, catalogue Marchal), dont la
publication s’étend chronologiquement de 1978 au début des années
1990, participent, au-delà de la précision du champ de l’art forain
en tant qu’art polyvalent et multidimensionnel38 à postuler
celui-ci comme un témoignage historique et sociologique des
évolutions de la société française et plus largement européenne
depuis le milieu du XIXème siècle. Ces écrits permettent par
ailleurs de mieux appréhender l’existence d’un véritable marché de
l’art forain, à la manière du marché de « l’art noble »
(Beaux-Arts), né à Paris au XVIIIème siècle, où le projet de
création d’un musée public qui émergeait à l’époque était lié à
l’intérêt conjugué d’acteurs publics et privés, c’est-à-dire de
l’Administration royale des « connaisseurs » érudits – dont l’œuvre
intellectuelle consistait, comme c’est le cas dans le processus
soumis à notre étude, à rédiger des inventaires et manuscrits - à
partir de catalogue de créateur forain, comme le rappelle
l’inventaire Favand39 - de manière à établir une documentation
exhaustive à la destination des générations futures sur le sujet.
Les conditions d’un marché de l’art forain sont donc réunies dans
la mesure où l’art forain, désormais reconnu des collectionneurs,
suscite l’intérêt tant d’institutions spécialisées, musées et
galeries donnant lieu à une véritable demande en objets d’art
forain à l’instar de la galerie yorkaise Yvan Karp, que de
particuliers. Des ventes d’objet de l’art forain ont ainsi lieu
de
38 Voir note de page n°2, page 1. 39 Favand, Jean-Paul, La
collection d’art forain, Op. cit. pp. 61 - 62
-
19
manière hebdomadaire à partir des années 1980/1990, contre
quelques très rares occasions dans les années 197040. La
marchandise demeure « rare mais disponible » (Favand), d’où un
ajustement des prix à la hausse comme en témoigne la vente record
d’un Limonaire par Sothebys pour un montant d’un million de francs
(cent cinquante mille euros) en mai 1988. Signe de l’importance
prise par ce marché et la place nouvelle de l’art forain en tant
que genre artistique singulier, le fait qu’en 1992, Jean Bédel
dédie un chapitre de son ouvrage Les 1000 questions sur les
antiquités, l’art, la brocante à cette catégorie d’art, engagée sur
la voie de l’autonomisation vis-à-vis des décors de théâtres, des
équipements de cirque ou du matériel cinématographique auquel il
semblait jusque-là apparenté à tort.
Le premier ouvrage français traitant de la fête foraine et de
l’art émergeant de sa conception, dénommé « catalogue de l’art
forain » (1978), est rédigé par François Barré41, ancien haut
fonctionnaire français très investi dans le domaine de la création
artistique42, et consiste en un court texte introductif accompagné
de trois pages de légende commentant une série de soixante-dix
photographies. Le traitement de la fête foraine ancienne se limite
aux trente premiers clichés, avant de se consacrer à l’état de la
fête actuelle, où le pop art et l’hyperréalisme sont devenus les
nouveaux standards. S’il note en effet que « sans cesse changeante,
la fête reste pareille à elle-même », François Barré concède
toutefois que « le spleen et la nostalgie (de la fête à l’ancienne)
font toujours recette », et finit par opposer le terme « d’art
forains » au support de ce qu’est devenue la manifestation festive
dont il fut longtemps l’expression la plus marquante. On est encore
loin du catalogue réalisé pour l’exposition de Saint-Dié-des-Vosges
dix ans plus tard, mais l’écrit a toutefois le mérite de définir
l’art forain43 tout en soulignant les évolutions décoratives de la
fête foraine au cours du siècle dernier. On peut citer - dans la
catégorie des précurseurs européens – une étude approfondie de
l’art forain réalisée à la même époque (1976) et présentant les
objets forains comme des pièces d’une construction éphémère, d’où
le recours au terme d’ « architecture foraine », employé par
l’anglais David Braithwaite dans Fairground architecture 44.
L’auteur se concentre sur le cas de la Grande Bretagne, où il
constate que contrairement à d’autres formes de spectacles mobiles
traditionnels comme le cirque, la fête n’a pas fait l’objet d’étude
approfondie (greater study)45. Cette analyse est instructive dans
la mesure où elle met en relief des
40 D’où viens-tu forain, Campion Marcel et Catherine Gravil,
Editions Jacob-Duvernet, 2009, Postface 41 Barré, François,
Catalogue « l’art forain », Chêne, 1978 42 Diplômé de l’Ecole
Nationale d’Administration en 1965, François Barré jouera un rôle
important dans la gestion d’institutions culturelles françaises, à
la tête du Centre Pompidou dans les années 1990 ou encore à la
présidence des Rencontres internationales de la photographie
d’Arles qu’il assurera la décennie suivante. 43 «
C’est que la fête foraine obéit à un ordre secret (…), possédant
son langage, son peuple, ses métiers et ses images, elle maitrise
sa propre expression, l’art forain (…) met en forme une relecture
de nos mythologies quotidiennes et de leur iconographie ». Barré,
François, in Catalogue « l’art forain », Chêne, Préface, 1978 44
Braithwaite, David, Fairground architecture, Hugh Evelyn, 1976,
Chapter 7, “Construction and decoration 2”, p. 127 45 L’année
suivante, en 1977, Michael E. Wane publie également un document
d’importance sur la fête foraine anglaise et européenne, à travers
l’analyse de 120 photographies qu’il légende selon des catégories
observées par Braithwaite : le tober, les attractions, les
spectacles ou encore le transport des manèges. Voire E. Wane,
Michael, Historic fairground scenes, Moorland publishing company,
1977, 96 pages.
-
20
interrogations relatives à la place de l’art forain dans le
patrimoine culturel d’un autre pays européen majeur de cette
catégorie d’art, semblables à celles rencontrées en France dans un
cadre temporel similaire à celui observé par cette étude (à compter
du milieu/fin des années soixante-dix), d’où le parallèle possible
avec le cas français. Le travail de Braithwaite constitue
probablement la source la plus complète que l’on possède sur l’art
forain anglais et la structure tant spatiale que sociale de la fête
qu’il nomme « tober ». Le catalogue réalisé par François et
Fabienne Marchal à l’occasion de l’exposition organisée par la
ville de Saint-Dié-des-Vosges en 1988, sous le titre de La Belle
Epoque de l’art forain, constitue le premier ouvrage en langue
française consacré à la fête foraine sous l’aspect de la création
artistique de manière exhaustive, œuvre synoptique ayant pour but
de fournir un panorama du champ de création de l’art forain, de ses
origines historiques en passant par ses décors et ses principaux
artisans, bien qu’incomplète dans la mesure où elle ne laisse
qu’une faible part – quatre pages en fin de monographie - aux
attractions et jeux de la fête. Seconds collectionneurs majeurs
d’art forain en France, leur objectif visait à favoriser la
reconnaissance et la protection d’un art populaire comme partie
intégrante du patrimoine artistique français au sens du «
Patrimonium » romain, par définition non cessible, via la création
d’une institution muséale qui lui serait exclusivement consacrée.
Le troisième écrit francophone notable est rédigé par Jean-Paul
Favand au début des années 1990, et vise à établir un havre capable
d’accueillir et de pérenniser un ensemble d’objets forains
remarquables - l’auteur profitant de la rédaction de l’inventaire
de sa propre collection pour plaider en faveur de la création d’un
« musée de l’art forain ». Découpé en plusieurs sections,
l’inventaire Favand comprend une description de la collection,
ainsi qu’une revue en détail des différentes catégories de l’art
forain – des jeux de massacre et de loterie en passant par le
théâtre forain ou encore le cinéma, longtemps nomade - auquel il
faut ajouter des reproductions d’articles de journaux ou encore des
extraits du rapport réalisé pour le compte de l’Etat (voir plus
bas) sur la situation de la fête foraine et subséquemment de l’art
forain en France.
-
21
Figure 10 Extérieur du carrousel salon Demeyer. Il s’agit d’un
bel exemple de l’utilisation de l’électricité spectacle, dont
l’objectif est double : attirer le passant et éclairer le client à
endroit stratégique, la caisse et l’entrée/sortie du carrousel.
Un musée public ? Une esquisse de politique culturelle de la
part de l’Etat, resté jusque-là particulièrement indifférent à
l’égard de la protection du patrimoine forain, semble initiée avec
la parution du rapport « Pivin », réalisé pour le Ministère de la
culture, de la direction du développement culturel et des
industries culturelles en janvier 198546. Tout en reconnaissant que
« les
46 Voir Pivin, Jean Loup, avec la collaboration de Martin Saint
Leon, Pascal et Plettener Odile, Le Monde de la fête foraine en
France - Analyse et propositions pour une ingénierie culturelle de
la fête et des loisirs, Ministère de la Culture, Direction du
développement culturel, Industries culturelles, janvier 1985. Fruit
de deux années de recherches, ce rapport apparaît sous la direction
de l’architecte et critique d’art Jean Loup Pivin, dans le cadre de
la politique de valorisation des « Industries culturelles » -
auquel est rattaché le monde de la fête foraine - dont le fer de
lance est alors le secteur du cinéma, par le ministre de la culture
de l’époque, Jacques Lang. Son objectif primal est, selon son
auteur, attaché à une préoccupation contemporaine, la
réhabilitation de l’image de la fête foraine combinée à la défense
de ses intérêts, refusant la place d’objet périphérique qui lui est
attribuée tant dans les débats culturels que géographiques. Le
rapport Pivin plaide ainsi pour le retour de la fête à son juste
emplacement : au centre des villes et villages de France. Il inclut
également une réflexion sur la protection du patrimoine forain
français en proposant la création d’une structure de préservation
placée sous l’égide de l’Etat. La valorisation des « industries
culturelles » portée par le ministère de la culture à partir de
l’alternance politique de 1981, partie intégrante de la politique
culturelle de l’Etat jusqu’à la fin des
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22
mesures de défense du patrimoine forain semblent délicates à
prendre », deux solutions sont esquissées. La proposition de la
création d’un musée, « musée national ATP (Arts et Traditions
Populaires) ou écomusée » dédié à la fête foraine est ainsi mise
sur la table, avec comme alternative possible l’établissement d’une
fête foraine permanente47. Le rapport a le mérite de mettre en
exergue l’absence d’investissement de l’Etat dans la protection de
l’art forain d’une manière très nette, tout en souhaitant le faire
passer du statut de spectateur passif à celui d’acteur majeur,
incontournable dans la défense et la promotion de cette catégorie
d’art populaire. Ce début de réflexion sur l’élaboration d’une
politique culturelle relative à la protection de l’art forain en
France ne sera toutefois suivi d’aucune action concrète de la part
de l’Etat, que ce soit à l’échelon national (ministère, Direction
des Musées de France) ou local (collectivité territoriales),
mettant une nouvelle fois en exergue la peu de considération des
différents acteurs étatiques à l’égard de la catégorie d’art
populaire qu’est l’art forain. Le rapport préconise notamment la
mise en place d’une structure muséographique de conservation et de
recherche, composante primale de tout musée, sous la responsabilité
d’un conservateur placé à la tête d’une équipe comportant une
dizaine de personnes et composant le personnel permanent. Le
principal défi évoqué ici est l’image figée, « d’anti-fête ou fête
totalement aseptisée, hygiénisée », sur laquelle le musée pourrait
achopper. Une variante au musée institutionnel est également
proposée, prenant pour référence Jean-Paul Favand, alors
propriétaire du Tribulum, un bistrot galerie au décor forain situé
rue Saint-Denis, à Paris – et suivant le modèle du musée spectacle,
solution qui sera retenue pour la création du premier (et unique)
Musée des Arts Forains français onze ans plus tard. Le plus
pétillant des collectionneurs d’art forain français de l’époque,
Jean Paul Favand, affirme dans sa critique du rapport susmentionné,
au début des années 1990 « qu’il est possible pour un dixième du
coût de l’un des plus grands parcs européens de loisir de qualité »
de monter une structure similaire, « préservant tout un patrimoine
pour le prix d’un tableau de maître », appelant au choix rationnel
dans la mesure où face à l’augmentation constante du prix des
œuvres foraines, « cela ne serait plus possible dans deux ans ». Il
conclut toutefois «pour un musée de l’art forain » tout en
précisant la nécessité d’une préservation urgente des œuvres et
vestiges de métiers forains en raison de l’accélération du
phénomène dispersif du patrimoine forain français que constitue l’
heritage drain. Parallèlement, Zeev Gourarier, conservateur du
Musée des Arts et Traditions Populaires de Paris, cherche à établir
un département particulier consacré aux Arts Forains – ce à quoi
Favand répond qu’à l’image des œuvres déjà exposées au Musée
d’Orsay, « il est temps » que l’art forain fasse son entrée dans le
domaine du « high art », celui de l’ART en majuscules. Il s’agit
bien de réactiver une des modalités d’actualisation d’un art à
travers la mise en place d’espaces d’exposition, destiné à
permettre aux générations futures de conserver un pan formidable du
passé festif de notre civilisation technicienne.
années 1980, permettra de remettre en cause la doxa des musées
nationaux en vogue dans les sphères des conservateurs de l’époque,
permettant l’émergence de « musées de société », traitant des
catégories d’art jusque là délaissées par les politiques
culturelles nationales, dont l’art forain. 47 Ibidem., pp .109,
110, 111 et 112.
-
23
Figure 11 Cavalerie et Tour de mât avec plafond du carrousel
installé au cœur du carrousel salon Demeyer.
Vers un musée des Arts Forains
Prémices et proto-projets
Le rapport Pivin de 1985 estimait la surface totale d’un
éventuel musée à 10 000 m2 en deux tranches et un coût total de 40
millions de francs par tranche (soit un coût total de 10, 5
millions d’euros environ)48 sans compter les frais de
fonctionnement. C’est au final d’une initiative privée que naîtra
le premier véritable Musée des Arts Forains (8000 m2 dont 5000 m2
couverts de surface pour l’actuel musée) à partir de la démarche
d’un particulier, désormais bien connu du lecteur, Jean-Paul
Favand, les remarques du rapport du ministère de la culture n’ayant
mené à aucune réalisation palpable des pouvoirs publics. Les
responsables culturels investis dans la lutte pour la
reconsidération de l’art forai par leurs pairs, prendront toutefois
quelques décisions salvatrices. Profitant des horizons ouvertes par
l’émergence des Industries culturelles chères à Jack Lang, Marc
Grodwohl, le directeur de l’écomusée d’Alsace, avait pu diversifier
les centres d’intérêt de sa structure vers des dimensions
économiques ou artistiques plus contemporaines, à l’instar de
l’industrie et l’art forain. Il fait ainsi l’acquisition du
carrousel salon Demeyer en 1990, qu’il restaure complètement.
L’année suivante, Zeev Gourarier, le conservateur du Musée National
des Arts et Traditions Populaires parisien acquiert la collection
Laumonier sur les conseils du décisif Jean-Paul Favand. En 1994,
soit neuf années après le rapport Pivin, le ministère de la culture
manifeste une apparente volonté d’implication dans la protection de
cette catégorie d’art populaire en lançant, dans le cadre des
grands projets de région, l’étude « d’un palais de la fête » à
Lens.
48 Cf.
http://www.insee.fr/fr/themes/calcul-pouvoir-achat.asp?
-
24
Ce projet, qui fait suite à l’abandon de la relocalisation du
musée d’Arts et Traditions Populaires de Paris, au côté de la
collection Favand, vers l’écomusée d’ Ungersheim en Alsace, sera
par la suite abandonné au profit de la construction d’une structure
orientée vers les arts classiques, le Louvre de Lens. Un musée
privé (1996) Face à l’absence d’investissement sérieux et aux
atermoiements des la majorité de acteurs publics, traduisant une
réelle absence de vision des autorités culturelles du pays,
Jean-Paul Favand décide de monter lui-même une structure capable de
pérenniser sa collection tout en répondant à une vision
muséographique très particulière, la seule capable de rendre
parfaitement l’esprit dans lequel les objets forains ont été
conçus. Le musée, établi au 51, avenue des Terroirs de France dans
le quartier de Bercy à Paris, dans d’anciens chais à vin dessinés
par un élève de Labrouste et collaborateur de Baltard, Ernest
Lheureux, obéit aux deux constantes du principe de la fête : la
rupture avec le monde réel - que son fondateur qualifie de « sortie
de la vie quotidienne », et le recours au principe d’harmonie, ou «
l’entrée dans une monde simplifié et merveilleux »49. Il sert
d’écrin permanent à la collection Favand, installée successivement
sur une friche industrielle à Gentilly puis dans un hangar de la
rue de l’Eglise, dans le quinzième arrondissement de Paris, au
tournant des années quatre-vingt dix. La muséographie choisie, de
type « active », sorte de dérivée de la muséographie baroque, offre
une vue d’ensemble des œuvres, par opposition au choix
chronologique, où il est possible aux visiteurs du musée de prendre
part aux attractions et stands forains. Afin d’éviter l’écueil de
la contre-fête ou du processus de muséification classique rencontré
par nombre d’arts du spectacle, l’autodidacte à l’origine du musée
s’est entouré de l’expertise du muséographe Pierre Catel pour les
bâtiments et les collections, ainsi que de l’architecte Jean Pierre
Wilmotte et du musicien – plasticien Jacques Rémus50. Leur travail
de mise en situation des différents éléments d’art forain permet de
retracer l’âge d’or des grands manèges, considérée sur la période
s’étendant de 1850 à 1950. Spectaculaire invitation au rêve, la
collection n’est pas empilée, mais étalée sur trois espaces
distincts. Jean-Paul Favand réinvente ainsi les salons de musique
sous la forme de salons vénitiens combinant manèges et
marionnettes, le théâtre du merveilleux consacré aux carrousels
salons et aux expositions universelles et dédie une salle aux arts
forains à proprement parler. Le business plan s’appuie sur
l’organisation d’évènements locatifs dans les espaces à thèmes du
musée, selon le principe « des banquets fêtes privés ou
associatives », évoqué par le rapport Pivin. Le fondateur du musée
répond ainsi aux exigences posées par son inventaire selon
lesquelles « un art impose une présentation spécifique de ses
richesses, une mise en situation poétique de son évolution, de ses
innombrables facettes », reproduisant « scrupuleusement la
diversité de la fête foraine » par le projet ambitieux d’un musée
dépassant largement l’échelle nationale, touchant visiteurs
domestiques et étrangers.
49 Favand, Jean-Paul, La collection d’art forain, Op. cit.
Section « Un musée d’arts forains en France », p. 73 50 Les
pavillons de Bercy, Historique, p. 6,
http://www.pavillons-de-bercy.com/PDF/histoire_HIS.pdf, consulté en
décembre 2014.
-
25
Le rôle de l’Etat dans la création de l’institution muséale
parisienne mérite que l’on s’y arrête, dans la mesure où celui-ci,
qui tendait jusque-là à se désintéresser « de ce sujet-là »
(Jean-Paul Favand), du fait de son mépris caractéristique envers
une majeure partie des catégories d’art populaire tant « anciennes
» que modernes, contribuera – presque par hasard - à la réalisation
du projet de musée51. La Direction Régionale des Affaires
Culturelles d’Ile-de-France, organe dépendant du Ministère de la
Culture, daignera en effet participer au projet porté par Favand -
non au motif celui de la protection et de la valorisation d’une
collection d’œuvres d’art hors du commun qui constitue la mémoire
d’une époque mais à celui de la réhabilitation des chais Lheureux,
où doit alors être installé le Musée, inscrits au titre des
monuments historiques depuis février 1986. Cette précision,
nécessaire, constitue certainement un marqueur significatif de
l’absence d’un quelconque intérêt d’un Etat toujours aussi indécis
dans la démarche publique à adopter à l’égard de la protection du
patrimoine forain européen, malgré les indications apportées par un
rapport ministériel et la démarche volontariste d’au moins deux
collectionneurs majeurs, dont Jean Paul Favand. Restauration et
entretien des œuvres Au cœur de la démarche de pérennisation du
patrimoine forain poursuivie par le Musée parisien se trouve la
politique de restauration et d’entretien des œuvres et objets d’art
forain. Celle-ci se fonde sur une philosophie bien particulière du
travail de remise à neuf des différents éléments de la collection
Favand, selon laquelle il s’agit bien de retrouver « toutes les
qualités de l’original »52. Les pièces arrivant souvent en mauvais
état, le processus de préservation et d’embellissement de celles-ci
se révèlent souvent long et fastidieux - la remise à neuf d’un
sujet de manège requérant ainsi un à deux mois de travail pour
retrouver la polychromie originale d’un cheval de taille moyenne.
Pour François et Fabienne Marchal, décaper un cheval avec une
polychromie ancienne relève du « sacrilège », sauf si l’aspect
défiguré montre « qu’il n’est plus acceptable »53. A la discrétion
du restaurateur donc, ajoutant toutefois qu’une fois décapé,
l’objet devient une pièce décorative tout à fait nouvelle. Le
travail de restauration et d’entretien de la collection du musée
est confié à une équipe de spécialistes possédant une expérience
préalable dans un certain nombre de musées nationaux - ils cumulent
plus 25 000 heures de travail en 10 ans dans les ateliers du musée,
et occupent une réserve de plus de 1000 m2.
51 Les pavillons de Bercy, Historique, p. 6,
http://www.pavillons-de-bercy.com/PDF/histoire_HIS.pdf 52 Ibid., «
section documentation » 53 Marchal, François et Fabienne, Les
animaux de manèges, Op. cit. Section « Restauration », p. 66 -
71
-
26
Chaque année, près de 200 000 personnes cèdent à la tentation du
voyage dans le temps qu’offre le Musée des Arts Forains de Bercy, «
institution spectacle où se mélangent la pierre meulière et la
charpente métallique » (Gravil), signe d’un intérêt grandissant du
public pour cet art populaire, témoin de la qualité de la
collection présentée et de sa capacité à toucher des foules
toujours plus nombreuses. L’avenir du musée, unique lieu
d’exposition d’œuvres et objets forains ouverte au grand public en
France, et plus largement des collections d’art forain en France
mérite réflexion. Jean-Paul Favand, qui s’identifie comme on l’a vu
à un « enchanteur », montreur itinérant des temps modernes, est
devenu, par son rôle décisif tant dans la préservation du
patrimoine forain français et européen que dans la naissance puis
la gestion de l’unique institution muséale dédiée à l’âge d’or de
la fête foraine du pays, l’égérie de la protection du patrimoine
forain français. Face à l’impossibilité de mettre en place un
structure publique assurant la préservation du patrimoine forain
pour les générations à venir, la vente aux enchères devient
l’unique planche de salut, contribuant à une dispersion du
patrimoine forain, comme en témoigne la vente à l’encan de la
collection de François et Fabienne Marchal, qui, faute de pouvoir
monter leur propre musée, se sont séparés de leur collection lors
des 28 et 29 septembre 2011(600 pièces). Le processus de
reconnaissance d’une catégorie d’art méconnue que constitue l’art
forain en France relève au final d’un exemple de protection d’un
patrimoine porté par un groupe de particuliers bien défini, des
collectionneurs proactifs (Jean-Paul Favand, François et Fabienne
Marchal), compensant un investissement marginal de l’Etat – Zeev
Gourarier et Marc Grodwohl, par leur investissement personnel, font
ainsi figure d’exception dans l’administration culturelle - ce
malgré des recommandations officielles, à travers l’exemple maintes
fois mentionné du rapport Pivin, qui aura au moins contribué à
favoriser l’émergence d’un projet singulier tant par sa forme –
empruntant une muséographie active – que par son mode d’existence –
une collection privée portée par la définition d’une nécessité
publique, celui de reconnaître et donner la place qui lui revient à
l’art forain européen en France.
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27
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28
Pour aller plus loin - lectures conseillées : * Marchal,
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L’amateur, 2002, 143 pages *Gourarier, Zeev, Manèges d’autrefois,
Flammarion, 1991, 235 pages Sur les fêtes foraines de la Belle
Epoque : * Py, Christiane, Ferenczi, Cécile, La fête foraine
d’autrefois, les années 1900, L’histoire partagée, la manufacture,
1987, 302 pages *(anglais) Marling, Karal Ann, Designing Disney’s
Theme Parks, The Architecture of Reassurance, Flammarion, 1998, 223
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Remerciements A Léonard Boillot, Marc Grodwohl,
Fabienne Marchal, Carole Christen ainsi que Pascal et Corinne de
Rocquigny pour leurs conseils avisés. © SACD - 2014.