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Gilles Courtieu La visite d'Alexandre le Grand à Ilion / Troie In: Gaia : revue interdisciplinaire sur la Grèce Archaïque. Numéro 8, 2004. pp. 123-158. Citer ce document / Cite this document : Courtieu Gilles. La visite d'Alexandre le Grand à Ilion / Troie. In: Gaia : revue interdisciplinaire sur la Grèce Archaïque. Numéro 8, 2004. pp. 123-158. doi : 10.3406/gaia.2004.1463 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/gaia_1287-3349_2004_num_8_1_1463
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La visite d'Alexandre le Grand à Ilion / Troie

Apr 21, 2023

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Jon Solomon
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Page 1: La visite d'Alexandre le Grand à Ilion / Troie

Gilles Courtieu

La visite d'Alexandre le Grand à Ilion / TroieIn: Gaia : revue interdisciplinaire sur la Grèce Archaïque. Numéro 8, 2004. pp. 123-158.

Citer ce document / Cite this document :

Courtieu Gilles. La visite d'Alexandre le Grand à Ilion / Troie. In: Gaia : revue interdisciplinaire sur la Grèce Archaïque. Numéro8, 2004. pp. 123-158.

doi : 10.3406/gaia.2004.1463

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/gaia_1287-3349_2004_num_8_1_1463

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ZusammenfassungIm Friihjahr 334, iiberquert Alexander von Makedonien den Hellespont, den Grossteil seiner Truppenzuriicklassend. Er verweilt einige Tage in der Troas und zieht in den bes- cheidenen Ort Ilion ein. Dieliterarischen Quellen, die auf dem direkten Zeugnis von Kallisthenes beruhen, bieten unterschiedliche,aber detaillierte Berichte von dieser Episode und man kann jetzt die neuen Befunde auswerten, die vonder Archâologie gelierert werden, um ein Bild davon zu gewinnen, wie damais aussah.Der junge Konig wird mit Unterwurfigkeit empfangen und er opfert der Athene Ilias, wie es angemessenist Er fuhrt weitere Riten und symbolische Akte durch, wobei sich Dinge ereignen, die im Detailanalysiert werden mûssen, um die jeweiligen wirklichen ursachen zu verstehen : sind sie banal oderaussergewohnlich, einem individuellen Enthu- siasmus geschuldet oder dem politischen Geschick,lediglich auf dem Ort beschranlet oder gebunden an den allgemeinden Kontext der Eroberung.Auf dièse Weise wird man das Verhalten von Alexander in Ilion verstehen und die Beweggriindeunterscheiden konnen, die eine Replik auf die persische Invasion von 480 sind, Einfluss derhomerischen Gedichte auf seine Persônlichkeit und vor allem der Wille das Bild des idealen Verhalteneines Kônigs in einer griechischen Stadt zu verbrei- ten, in Asien eroberten wàhrend er wenige monatezuvor die Stadt Theben ausgelôscht hatte.

RésuméAu printemps 334, délaissant la plupart de ses troupes, Alexandre de Macédoine franchit PHellespont,passe quelques jours en Troade et entre dans la modeste bourgade d'Ilion. Les sources littéraires,issues du témoignage direct de Callisthène, ont donné des récits variés mais détaillés de l'épisode, etl'on peut actuellement utiliser les données récentes fournies par l'archéologie pour avoir une image dece qu'était matériellement Ilion à ce momentLe jeune roi y est accueilli avec déférence et il sacrifie à Athéna Ilias, comme il se doit. Il accomplitd'autres rites et actes symboliques, et se produisent aussi des événements qu'il faudra analyser endétail pour comprendre les causes réelles de chacun : sont-ils banals ou exceptionnels, dus àl'exhaltation individuelle ou à l'habilité politique, strictement locaux ou liés au contexte général de laconquête ?C'est ainsi que l'on comprendra le comportement d'Alexandre à Ilion et que l'on fera la part dans sesmotivations entre la réplique à l'invasion perse de 480, l'influence des poèmes homériques sur lapersonnalité et surtout la volonté de propager le spectacle du comportement idéal d'un roi dans une villegrecque conquise en Asie, alors qu'il avait ravagé la cité de Thèbes quelques mois auparavant.

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La visite d'Alexandre le Grand

à Ilion / Troie1

Gilles Courtieu Université Jean Moulin-Lyon 3

Rien de ce qui a été réalisé ne peut être l'objet d'un choix; par exemple, personne ne se propose d'avoir pillé la ville d'Ilion.

Aristote, Éthique à Nicomaque VI 2, 62

Au printemps 334, Alexandre de Macédoine franchit les Dardanelles avec son armée et il amorce ainsi la conquête de l'Empire perse dans un élan qui l'amènera aux confins de l'Inde et de l'Asie Centrale. Cette traversée et ce débarquement sont le souvent présentés ainsi, comme un simple prélude à des aventures extraordinaires. La présente étude portera essentiellement sur l'étape d'Ilion, soit quelques journées, et sur la portée du séjour sur le reste de la conquête et la vie future de la cité d'Ilion.

Synopsis

Puisque cette étude ne traitera en détail que des faits se déroulant dans la ville d'Ilion, il est utile de présenter la trame des événements dans un cadre plus vaste, celui des Dardanelles et de la Troade 3 :

Alexandre laisse la masse de son armée traverser le détroit des Dardanelles entre Sestos et Abydos, tandis qu'il effectue le même mouvement plus au sud, d'Elaous au supposé «Port des Achéens» de V Iliade, suivi

1. Je tiens à remercier Mette Tjell pour son soutien, lointain mais constant, lors la rédaction de cet article et Elisabeth Bezault pour la traduction de la notice du musée de Madrid.

2. Aristote, Ethique de Nicomaque, (trad. J. Voilquin), Paris, 1965. 3. Ces aspects (notamment le problème des rites héroïques) feront l'objet d'un ex

amen ultérieur, selon les mêmes principes.

Gaia8, 2004, p. 123-157. 123

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par l'élite de ses compagnons. Dans un bel effort de mise en scène, il jette sa lance depuis son navire vers la terre, débarque le premier et proclame sa prise de possession de cette terre, puis dresse des autels sur le rivage. Il se doit ensuite de rendre hommage à Achille et aux autres héros de l'épopée, dont les tumuli supposés parsèment la plaine. Son ami Héphaistion et des éléments de la cavalerie thessalienne semblent avoir joué dans ces rites complexes un rôle prépondérant.

Le roi entre ensuite en grande cérémonie dans la petite ville d'Ilion, au cœur de l'œuvre homérique qu'il connaît depuis l'enfance. Là, il honore somptueusement la déesse et son sanctuaire, par des sacrifices et des offrandes réciproques. Au cours de la visite de la bourgade, effectuée dans un grand état d'exhaltation, il tente par divers moyens de se rapprocher au plus près de la tradition rapportée par Homère.

Au moment du départ, en reconnaissance du caractère exceptionnel de la modeste agglomération d'Ilion/Troie, pour les Grecs, la dynastie macédonienne et pour lui-même, il lui décerne le titre de cité et ordonne la construction d'un sanctuaire digne de ce haut-lieu. L'armée reconstituée et peut-être décomptée part ensuite vers l'est, en direction de Zéleia, pour affronter l'armée des satrapes du roi Darius sur les berges du fleuve Granique.

Cependant, l'éloignement toujours plus grand n'empêche pas la poursuite des contacts entre la cité et le roi : en effet, on a conservé les preuves d'une correspondance qui est le témoignage de l'intérêt porté que le monarque porte à Ilion : il promet ainsi de lui procurer les moyens de son embellissement et du développement de ses cultes.

Problèmes et méthode

La base de cette étude est constituée d'un examen approfondi de chacune des étapes effectuées par Alexandre dans la ville d'Ilion. En préalable, il faudra tenter de reconstituer et d'estimer la vraisemblance des actes accomplis et des événements qui ont ponctué le séjour, en prenant en compte les sources littéraires et les découvertes archéologiques. Ce n'est qu'à ce prix que l'on pourra comprendre la nature de ces faits, leur contexte, leur origine, leur originalité, les conséquences qu'ils entraînent, la signification que l'on tente de leur donner, déjà à cette époque. Pour autant, il faudra éviter une vision finaliste des événements, comme cela a souvent été tenté, en les écrasant sous le poids de la suite de l'expédition, et privilégier une observation de ceux-ci.

C'est alors que l'on pourra identifier le propre du «pèlerinage» troyen d'Alexandre et de comprendre les multiples significations qu'il possède.

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Etudes et sources

Historiographie succinte

L'historiographie du règne et de l'époque d'Alexandre le Grand est immense, mais le passage de PHellespont et les événements troyens n'ont suscité que très peu de travaux particuliers, et l'épisode du séjour à Troie, strictement aucun. La cause d'une lacune aussi surprenante réside paradoxalement dans la position centrale de l'épisode, qui agit comme un lien entre la phase européenne et la phase asiatique du règne, et tout aussi paradoxalement par le fait que là aussi se rencontrent ces deux thèmes fondateurs de la civilisation européenne que sont l'épopée homérique et celle d'Alexandre. Les Histoires modernes abordent superficiellement l'étape troyenne du périple, qui est aussi obscurcie par des complications géographiques et la diversité confondante des sources4.

Deux articles anciens et un plus récent se rapportent au sujet: G. Radet tout d'abord, dans le cadre de son étude générale du règne s, souligne en 1925 dans sa courte contribution la quasi-cohérence des sources, en dépit des apparences, puis le caractère foncièrement homérique de l'entreprise, qualifiée de «pèlerinage», expression qui fera date. Un peu plus tard, il fait une bonne place à cette affaire, dans son Alexandre le Grand, dans un brillant chapitre, très marqué par la fascination pour son héros 6. Malgré ses excès, il restitue efficacement la nature idéale et même utopique du séjour troyen.

En 1949, H.U. Instinsky, dans un opuscule intitulé Alexander am Hellespont1 adopte un parti-pris qui dès le départ le disqualifie aux yeux des autres chercheurs 8 : il défend l'idée que les actions d'Alexandre sont une

4. Un exemple parmi d'autres dans le classique Alexander the Great de W.W. Tarn, Oxford 1948, p. 15: «While Parmenion brought the army across the Dardanelles, Alexander, in imitation of Achilles, landed at Ilium, sacrificed in the old temple of Athena, and brought away the sacred shield which was to save his life. He declared Ilium free, resored democracy, ans abolished the tribute paid to Persia; then he rejoined his army».

5. G. Radet, «Notes critiques sur l'histoire d'Alexandre le Grand: I Alexandre à Troie», Revue des études anciennes XXVII, p. 1 1-16; il reprend et discute des analyses de M. Holleaux.

6. G. Radet, Alexandre le Grand, Paris, 1931; dans le chapitre III «Résurrection de l'épopée homérique», p. 29, il écrit: «Jamais le ravissement qu'éprouve le spectateur à marcher sur les pas du nouvel Achille ne sera plus vif qu'en ces jours de printemps où sa jeune espérance brille comme une aube pure, - aube qui du reste se lève dans un décor sévère ».

7. H.U. Instinsky, Alexander am Hellespont, Godesberg, 1949. 8. Cf. le compte rendu sans concession de H. Wallbank, dans le Journal of Hellenic Stu

dies 1950, p. 79 et les remarques de P. Goukowsky, Essai sur les origines du mythe

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réaction au passage de Xerxès en 480, au même endroit, et que décrit Hérodote.

M. Zahrnt a publié en 1996 un long article intitulé Alexanders Uber- gang uber den Hellespont9 dans lequel il étudie la portée symbolique et le contexte du passage d'un continent et d'un empire à l'autre. Le séjour à Uion est furtivement abordé, essentiellement au regard des épisodes suivants de la conquête.

Les témoignages littéraires principaux

II est indispensable de procéder à une traduction des témoignages littéraires10. L'ordre de présentation sera, pour autant qu'on le connaisse, chronologique. Une étude sur les apports de chacun de ces auteurs sur le sujet et sur leurs sources communes sera entrepris ultérieurement. Seul le témoignage apporté par Arrien fera l'objet d'un commentaire parce que dans ce cas, des problèmes de forme conditionnent la connaissance des faits.

Les premières observations font pourtant apparaître des points intéressants que l'on peut résumer ainsi :

- les informations données par les auteurs se complètent les unes les autres, et ne se contredisent que sur des points de détail ;

- Strabon se démarque des autres auteurs, en évoque des points totalement omis par ceux-ci. Il dépend certainement d'une source locale ;

- un seul témoin direct a dû être présent à chacun de ses événements, sauf ceux mentionnés par Strabon ; il ne peut s'agir que de Callisthène, historiographe du roi, bon connaisseur d'Homère et propagandiste auprès des Grecs n.

A. Diodore Le roi levant le camp pour quitter la Troade et étant parvenu à l'enclos d'Athéna, le sacrificateur Aristandros observa que devant le temple était abattue par terre une statue d'Ariobarzanès, un satrape de Phrygie d'autrefois et que d'autres augures favorables s'étaient produits, il vint trouver le roi, affirmant qu'il remporterait la victoire dans un grand combat de cavalerie, surtout si la chance voulait que ce combat eut lieu en Phrygie. 7 II ajoutait qu'en combattant le roi tuerait de sa propre main un illustre

d'Alexandre I, Nancy, 1978, p. 245, n. 39 : «H.U. Instinsky est allé trop loin en suggérant qu'Alexandre, nourri d'Hérodote, voulait apparaître comme l'antd-Xerxès... »

9. M. Zahrnt, «Alexanders Ubergang uber den Hellespont», Chiron 1996, p. 129-147. 10. Ces traductions sont littérales et ne prétendent pas à l'élégance ; il s'agit surtout de

retrouver le sens le plus précis des mots et des expressions, qui sont parfois déformées ou masquées. C'est à ce prix que les documents peuvent être systématiquement exploités.

11. Sur le personnage et ses liens avec la Troade, cf. L. Prandi, Callistene, uno Storico fra Aristotele e i Re Macedoni, Milan, 1985, p. 76-80 et 140-141.

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général ennemi et que c'étaient les événements que lui annonçaient les dieux, et particulièrement Athéna, qui le soutenait dans ces succès.

Diodore, Bibliothèque historique, livre XVII, XVII, 6-7

Alexandre approuvant la prédiction du devin, il ordonna un brillant sacrifice pour Athéna et consacra son propre bouclier à la déesse. Prenant parmi ceux qui étaient déposés dans le temple le plus solide et s'en munissant, il s'en servit dès la première bataille, au cours de laquelle il remporta la victoire par le facteur décisif de son propre courage. Mais cela se passa quelques jours plus tard.

Idem, (XVIII, 1)

[Au cours de la bataille du Granique] Sa cuirasse avait reçu deux coups, son casque en avait reçu un, et trois le bouclier qu'il avait décroché du temple d'Athéna.

Idem, (XXI, 2) n

B. Strabon On dit que la cité des Iliens de maintenant était à ce moment-là un simple village, possédant un sanctuaire d'Athéna petit et simple. Mais quand Alexandre est venu après sa victoire sur le Granique, il orna d'offrandes le sanctuaire, lui donna le nom de cité et ordonna aux responsables d'entamer des constructions ; il la décréta libre et sans tribut; il envoya une lettre aimable promettant d'en faire une grande cité, de construire un sanctuaire le plus admirable et de proclamer des concours sacrés.

Strabon, Géographie (ΧΙΠ 1, 26) 13

C. Plutarque II traversa l'Hellespont dans cet état d'exhaltation et dans cette disposition d'esprit. Montant à Ilion, il sacrifia à Athéna et fit des libations aux héros... Lors du parcours et de la contemplation de ce qui était autour de la cité, quelqu'un lui demanda s'il voulait voir la lyre d'Alexandre ; il dit qu'il ne se souciait pas du tout de celle-là, et qu'il désirait voir celle d'Achille, avec laquelle celui-ci chantait la gloire et les actions des hommes valeureux.

Plutarque, Vie d'Alexandre XV, 7-9 14

D. Arrien [ils disent] que montant à Ilion il a sacrifié à Athéna Ilias et qu'il a consacré sa panoplie dans le temple, et qu'il a décroché contre celle-ci les armes sacrées subsistant des épisodes troyens [8] et ils disent que les hypaspistes les portaient devant lui dans les combats. La tradition établit qu'il a sacrifié à Priam sur l'autel de Zeus Herkeios, suppliant la colère de Priam [de s'écarter] de la descendance de Néoptolème, qui aboutissait à lui-même.

Arrien, Anabase I, 1 1 , 7-8

1. Montant à Ilion, Ménoitios le pilote le couronna d'une couronne d'or, et après, Charès l'Athénien est arrivé de Sigée, avec d'autres, soit des Grecs, soit des gens du pays [lacune]

Idem, I, XII 1-2

12. Texte grec l'édition de Diodore de Sicile, Bibliothèque historique, (CUF, trad. P. Goukowsky, 1976).

13. Texte grec dans l'édition The Geography of Strabo, vol. VI (trad. H.L. Jones, éd. Loeb, 1960).

14. Texte grec de l'édition de Plutarque, Alexandre (CUF, trad. R. Flacelière et E. Chambry, 2003).

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D'Ilion, Alexandre gagna Arisbè, où ses forces entières avaient campé après la traversée de l'Hellespont, et le lendemain Percotè...

Idem, (I, XII, 6)

... ramassé sous le bouclier, [Alexandre] commença à monter; il fut suivi par Peuces- tas, le porteur du bouclier sacré qu'Alexandre avait pris dans le temple d'Athéna, à Troie, le conservant toujours avec lui et le faisant porter devant lui au combat.

Idem, (VI, IX, 3) 1S

Arrien est la source la plus ample et la plus détaillée concernant le règne d'Alexandre le Grand, et il n'est guère étonnant qu'il propose l'exposé le plus complet des faits se déroulant dans la plaine de Troie.

Mais l'extrait de son œuvre concernant Alexandre et Ilion, aussi précieux soit-il, se signale par trois originalités embarassantes :

- la première est l'omniprésence dans le texte des indices de propos rapportés hors de la tradition qu'il suit d'ordinaire: des λεγόμενα, des «on-dit». Ils rythment l'action et distinguent ce passage du reste du récit. Ils ont suscité beaucoup d'interrogations16. Selon Arrien lui- même17, ces «on-dit» sont la marque de l'appel à d'autres sources que les deux qu'il a décidé de privilégier, Ptolémée et Aristobule. Ils abondent justement dans tous les passages concernant le séjour en Troade et à Ilion. Dans la ville elle-même, les informations sont présentées des deux façons : directement (donc à partir de Ptolémée ou Aristobule), et indirectement. L'hypothèse la plus plausible est un recours obligé et peu enthousiaste à Callisthène, auteur qu'il n'affectionne pas 18. - la deuxième concerne une très malencontreuse lacune en XII, 1, qui efface un point central de l'action : l'accueil à Ilion. Les tentatives déjà anciennes de reconstitution n'ont pas donné de résultats probants 19. - la troisième, enfin, peu surprenante en soi, est la discontinuité chronologique et thématique, accentuée encore par les legomena, notamment entre les chapitres XI et XII20: en XI 8, le débarquement, Ilion et ses

15. Texte grec tiré de l'édition d'Amen, Anabasis Alexandri (vol. I, trad. P.A. Brunt, éd. Loeb, 1976); dans la suite de l'étude, quand ces extraits ne sont pas utilisés, l'édition de référence est celle d'Arrien, UAnabase d'Alexandre, trad. P. Savinel, Paris, 1984.

16. A.B. Bosworth, From Arrian to Alexander, Oxford, 1988, p. 39; N.G. L. Hammond, Sources for Alexander the Great, Cambridge, 1993, p. 216.

17. Arrien 11-3. 18. N.G.L. Hammond, Sources, p. 32. 19. L. Castiglioni, compte rendu de A.G. Roos, «Prolegomena ad Arriani Anabaseos»,

Groningue, 1904, dans la Rivista di Filologia, 1906, p. 363-364. 20. La césure est étonnante en elle-même. On s'attend plutôt à une rupture conjointe

entre fond et forme, et non au traitement du même épisode à cheval sur deux chapitres, avec une reprise de la même scène. Ceci ajouté aux legomena et à la lacune donne l'impression d'un texte bouleversé, dans une œuvre bien conservée dans l'ensemble.

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rituels ; en XII 1 , une reprise de l'arrivée à Ilion, plus développée, mais tronquée par la lacune. Viennent ensuite, plus succintes, les descriptions des rituels héroïques, l'allusion à la prière à Achille, non pas citée comme avec Plutarque, mais présentée en style indirect, et qui est exploitée comme amorce d'une réflexion historiographique sur l'inadéquation entre la valeur des faits historiques et leur traitement par les historiens, qui s'achève par des allusions rares et précieuses sur la personnalité d'Arrien lui-même, qui en profite pour faire l'apologie de son œuvre.

Les apports de l'archéologie

II n'est pas utile de présenter les fouilles de Troie/Ilion, et leur rôle pionnier dans l'archéologie moderne. Leur reprise vigoureuse depuis quelques années, et la publication régulière de leurs résultats dans la série des Studia Troica apportent des informations nouvelles, y compris sur la période de Troie VUE, sous la direction de C.B. Rose, largement négligée auparavant. Elles permettent ainsi de comprendre l'état de la ville au moment de l'arrivée d'Alexandre, aussi bien matériellement que sur le plan de la mentalité des habitants, et la confrontation avec les textes peut être alors très fructueuse.

L'entrée dans Ilion

La date de Varrivée en Troade et à Ilion

D'assez nombreux indices permettent de dater précisément l'événement. Alexandre part de Macédoine au début du printemps 334 et il met vingt jours pour traverser la Thrace21. L'autre borne chronologique est constituée par la bataille du Granique. Plutarque indique le mois durant lequel elle se déroule 22 : le mois macédonien de Daisos, qui correspond au Thargélion athénien. Dans sa vie de Camille23, il ajoute une précision : la bataille a eu le 24e jour du mois. Selon E. Grzybeck24, qui analyse aussi les méthodes d'observations astronomiques pour confirmer les données littéraires, la date correspond au 8 avril.

21. ArrienIll,3-5. 22. Plutarque, Alexandre 16, 2 : cela lui permet de rajouter une anecdote concernant la

toute-puissance du roi, qui modifie le calendrier pour se conformer aux exigences rituelles.

23. Plutarque, Camille (CUF, trad. Ε. Chambry 1961). 24. Ε. Grzybeck, Du calendrier macédonien au calendrier ptolémaïque, Bâle, 1990, p. 63.

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Les étapes peuvent donc se reconstituer ainsi : pour les Macédoniens, le début du printemps a lieu à la fin février. Il faut vingt jours pour atteindre l'Hellespont, selon Arrien, plus quelques uns pour la traversée de l'armée, beaucoup moins pour Alexandre lui-même. Les épisodes de Troade se déroulent donc au tournant des mois de mars et d'avril, pendant peu de jours sans doute: le roi doit rejoindre rapidement son armée25. Par Arrien26, on connaît les étapes suivantes, avant la bataille: Arisbè, Perkotè, les environs de Lampsaque trois jours après, puis l'Her- motos et enfin le Granique27. Son armée a donc avancé d'une centaine de kilomètres en une petite semaine. Les mouvements de l'armée d'Alexandre sont connus pour avoir été rapides, comme l'avait prouvée la descente sur Thèbes, et de plus le roi doit vite remporter une victoire qui le sortirait de sa très mauvaise situation financière.

La datation assez fine du séjour à Ilion n'apporte pas grand chose en soi. Mais on dispose grâce à Plutarque d'une précision bien plus importante pour la portée des actes accomplis en Troade par Alexandre. Le 24e jour du mois est selon lui un jour qu'Alexandre considère comme très favorable. Il ajoute, toujours dans la Vie de Camille : «II paraît que c'est en ce jour de Thargélion que Troie fut prise, au dire d'Ephore, de Cal- listhène, de Damastès et de Malacos.» Les autorités cités sont nombreuses, anciennes, comme Ephore, ou impliquées dans l'expédition d'Alexandre comme Callisthène, ce dernier étant présent auprès d'Alexandre, et connaisseur des affaires homériques 28. Cela signifie que le passage en Troade a eu lieu selon un point de repère chronologique connu par Alexandre, et lié à l'épopée29.

La montée à Ilion

II faut d'abord noter que le vocabulaire employé dans les sources littéraires évoque un mouvement de montée vers Ilion30. Cela traduit une

25. D.W. Engels, Alexander the Great and the Logistics of the Macedonian Army, Berkeley, 1978, p. 33, estime que le séjour a duré deux journées. Mais il estime aussi qu'Ilion a été visitée après la bataille. Son parti-pris strictement stratégique le pousse à négliger tous les autres aspects de la situation, et à contrarier les sources.

26. Arrien 112, 6-7. 27. Les étapes peuvent se suivre sur la carte de A.B. Bosworth, A Histoncal Comment

ary on Arrian's History of Alexander I, Oxford 1980, p. 108 bis. 28. K. Muller, Scriptores Rerum Alexandri Magni, Paris, 1846, Callisthène, frag. 15. 29. On pourrait aussi noter, à la rigueur, que le décalage de quelques jours entre la

visite d'Ilion et la bataille du Granique évite au roi une commémoration d'un anniversaire embarassant. Il existe de toute façon une ambiguïté dans la situation du roi, présent dans une ville que ses ancêtres ont pillée, ce que montrera plus loin le sacrifice à Priam.

30. Strabon et Plutarque utilisent le verbe αναβαίνω, Arrien ανέρχομαι.

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réalité géographique31, certes modérée, mais les mots employés se conforment aussi à une conception épique et symbolique d'Ilion/Troie comme haut-lieu, comme acropole. Lors de la visite de Xerxès, qui lui aussi «monte» à Ilion, la ville est qualifié de «Pergame de Priam32 ».

Alexandre n'est pas le premier personnage historique à se rendre dans cette ville, ni le dernier; il fait partie d'une très longue série, mais c'est certainement la venue qui aura le plus de conséquences, à la fois pour l'individu et pour le lieu. Un document peu connu illustre cet événement important: le fragment d'un haut-relief conservé au Musée Archéologique de Madrid33. La notice du catalogue précise que l'objet a été trouvé «non loin de l'emplacement de l'ancienne Troie». Il représente un cavalier précédé d'un piéton en mouvement vers la gauche. Le cheval est au pas et le cavalier lève la main droite en signe de salut. Il est vêtu d'une tunique et d'une chlamyde, sans cuirasse34. Le visage est effacé, mais une chevelure longue et bouclée se devine. La selle est reproduite de façon précise: faite de peau ou de tissu, elle est bordée de franges régulières, et enserre le poitrail ; elle laisse apparaître une courroie pourvue d'une boucle ceinturant la panse du cheval 35. Le piéton, qui semble porter son regard vers le cavalier, est pied-nu, vêtu d'un péplos laissant paraître l'épaule. Il tient un objet rectiligne à la main droite, qui doit être

31. C.B. Rose, «Excavations 1996», ST 1997, p. 92, note que depuis les débuts historiques d'Ilion jusqu'à l'époque romaine, il y a, par la succession des constructions, la constitution d'une « acropole miniature ».

32. Hérodote, Histoires Vil 43 (CUF, trad. Ph. Ε. Legrand, 1951, tir. 2003): èc το Πρίαμου Πέργαμον άνέβη.

33. A.G. Gutierrez, Catalogo del Museo Arqueologico National, Madrid, 1883, n° 2745. La notice du catalogue mérite d'être traduite à des fins documentaires, même si ces conclusions sont manifestement erronées : « Guerrier à cheval, précédé d'un autre à pied (accen- sus) - Haut-relief en marbre - Art gréco-romain de bonne époque. Les Romains appelaient «accensus» certains officiers civils au service des magistrats, consuls, préteurs et gouverneurs de province, dont ils étaient les hommes de confiance [...], Celui qui nous intéresse est vêtu d'une tunique courte et d'un manteau ch(a)lamys attachée à l'épaule droite. Il est possible que la lance qu'il tient appartienne au cavalier qui suit. Ce dernier monte un cheval harnaché d'une peau de quadrupède (stragalum), il porte un manteau (sagum) semblable à la ch(a)lamys et en-dessous la tunique de laine appelée subarmale. De la taille pendent des lanières de cuir qui descendent entre les jambes jusqu'à mi-cuisse. Hauteur 0,60 cm. - Larg. 0,70. -Trouvé par M. Rada y Delgado non loin de l'emplacement de l'ancienne Troie. Ce relief provient probablement de l'Ilium Novum, fondé à l'endroit même de la cité homérique», (voir le dessin de la p. 157 de ce volume).

34. Alexandre vient à Ilion dans un contexte pacifique, voire irénique; il est parfois représenté combattant sans cuirasse, comme sur le sarcophage de Sidon conservé à Istanbul.

35. Le même type de selle, ou tapis de selle, est visible sur la célèbre statuette conservée au Musée national de Naples; cf. A. Stewart, Faces of Power, Alexanders Image and Hellenistic Politics, Berkeley 1993, fig. 21 ; elle représenterait le roi au cœur de la bataille du Granique.

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un sceptre ou une baguette plutôt qu'une lance. Contrairement à ce qui est spécifié dans la notice du catalogue, il est presque certain qu'il s'agit d'un souverain, vêtu à la manière macédonienne, précédé d'un individu vêtu comme un citoyen ou un magistrat d'une cité grecque à moins qu'il ne s'agisse d'un huissier «porteur de bâton36». La technique du haut- relief rappelle l'influence de l'école de sculpture de Pergame ; le traitement du cheval évoque aussi la grande tradition athénienne. C'est justement au moment de la haute période hellénistique qu'Ilion acquiert son aspect monumental 37. Il est concevable que la cité veuille rendre hommage à l'événement qui est à l'origine de sa résurrection, au moment où la légende d'Alexandre prend son essor.

L 'accueil par les habitants

Le roi est accueilli à Ilion, mais la lacune du texte d'Arrien empêche de savoir exactement ce qui est advenu. Dans la description de cette cérémonie, qu'il faut magnifier38, Arrien mentionne deux catégories de populations39: des Grecs et des indigènes, έπιχώριοι. C'est d'abord une façon de montrer que la venue du roi ne s'est pas faite dans l'indifférence et que s'est assemblé là un grand concours de peuple. Mais au-delà, ce qui retient l'attention est justement la distinction entre les deux groupes. Dans une région comme la Troade, qui est un haut-lieu de l'hellénisme, ils sont distincts, sans doute de statut inégal et pourtant mais participent en commun à l'accueil royal. C'est un exemple d'une situation qui se retrouve sur l'ensemble de la côte occidentale de PAnatolie, et qui sera bien connue pour la période suivante : il existe d'un côté des populations qualifiées de grecques, habitant dans un cadre politique précis, les cités (celles de la côte, pour la Troade) et des populations indigènes et rurales, surtout vers l'intérieur. La coexistence contemporaine des deux est confirmée dans la région quand Alexandre reçoit la soumission d'indigènes à Zéleia, après la victoire du Granique40, mais ceux-ci sont assimilés à des barbares41.

36. Le roi est entouré par des ραβδοφοροί. 37. C.B. Rose, «The temple of Athena at Ilion», p. 27 Studia Troica XIII; la décoration

du temple subit la même influence stylistique attalide, mais aucun de ses programmes ne pourrait intégrer le haut-relief de Madrid.

38. C'est dans ce type d'exercice que Callisthène, dans son œuvre personnelle ou dans les Ephémérides, pouvait exercer son talent. Pour les cérémonies d'entrée triomphale de souverains dans les cités, qui prennent des proportions spectaculaires à l'époque hellénistique, à propos des Attalides, cf. L. Robert, Documents d Asie Mineure, Paris, 1987, p. 522- 35

39. Arrien 112,1. 40. Arrien I 17,1 ; on est à cet endroit dans des zones nettement moins hellénisées par

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Les nouvelles connaissances issues de l'archéologie semblent confirmer la situation : dans son article récent consacré à la poterie datable du IVe siècle à Ilion42, A. M. Berlin et K. Lynch interprètent l'évolution de celle d'un modèle athénien à des formes dérivées comme étant typique d'une clientèle présente sur des confins, dans une « zone d'osmose » de différentes cultures43.

U accueil de Chares

Parmi ceux qui viennent accueillir le roi à Ilion se trouve Charès, «l'Athénien», comme précise Arrien44. Il ne s'agit pas d'un inconnu et sa rencontre avec Alexandre pose encore des difficultés, surtout dans ces circonstances. Charès, fils de Théocarès, du dème d'Angèlè, serait né vers 395. Il est élu stratège en 367-366 45 et connaît ensuite une carrière militaire mouvementée. A partir de 338, il devient un adversaire résolu de Philippe de Macédoine, qui le bat à Amphissa et à Chéronée. Après la destruction de Thèbes en 335, il figure parmi les responsables athéniens qu'Alexandre réclame pour les châtier46. Il s'échappe à temps et quelques mois plus tard, on le trouve donc réfugié à Sigée. C'est dans ce refuge qu'il est contraint de rencontrer son jeune et brillant ennemi. Les tumuli que celui-ci avait honorés se trouvaient d'ailleurs très près, à quelques centaines de mètres, et sur son territoire.

Toutes les informations, textuelles et archéologiques confirment la prédominance de Sigée dans la région à cette époque ; c'est un point de contrôle essentiel sur la route du blé pour Athènes, à la sortie des Détroits. La cité est fortifiée47, et elle est dans la sphère d'influence athé-

rapport à la Troade occidentale et littorale. Les preuves ultérieures de la coexistence des deux populations sont nombreuses, cf. les inscriptions importantes comme la donation à Aristodikidès d'Assos, mentionnant les habitants de Pétra, près d'Ilion (CB. Welles, Royal Correspondance in the Hellenistic Period, New Haven, 1934, p. 60-71).

41. Cette distinction provient sans doute de leur lieu d'origine : ils viennent des montagnes, et l'on sait le type de préjugés qui affectent ces populations.

42. A.M. Berlin, K. Lynch: «Going Greek: Atticizing pottery in the Achaemenid world», STXII p. 167-179.

43. Id. p. 167: «The fourth century B.C. may be seen as a «zone of osmosis» where cultural elements were mixed and matched ».

44. H. Berve, Das Alexanderreich auf Prosopographischer Grundlage, Munich, 1926, n°819.

45. Xénophon, Helléniques (CUF trad. J. Hatzfeld, 1939) VII, 2, 18; Diodore, Bibliothèque Historique (CUF trad. C. Vial) XV 75, 3

46. Arrien 1 10, 4. 47. C'est une cité pour Hérodote V 94 et Strabon XIII 1, 31 la considère comme

démantelée à son époque. Mais il ajoute un fait qui symbolise parfaitement le rapport de force entre les deux entités en XIII 1,38 : autrefois, la muraille de Sigée a été bâtie à partir de pierres prélevées à Ilion...

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nienne depuis longtemps48. Elle se situe de plus très près d'Ilion, à moins de cinq kilomètres et les faibles eminences sur lesquelles les deux villes se dressent de part et d'autre du cours du Scamandre les rendent parfaitement visibles l'une par l'autre 49.

La prospérité de Sigée et son hégémonie sur Ilion au IVe siècle ont été confirmées récemment par la découverte, au cours des nouvelles fouilles de Troie 50, d'un dépôt votif considérable : il a été mis à jour dans une zone datant du dernier quart du IVe siècle et est constitué d'une grande quantité d'objets en céramique attique ou atticisante datant au plus tard d'une cinquantaine d'années auparavant. De même, l'examen de l'ensemble de la céramique51, des amphores52 et celui des formes de lampes à huile 53 trouvées sur le site attestent cette très forte influence culturelle et commerciale athénienne, dont le relais dans la région ne peut être que Sigée. On connaît aussi une courte période d'occupation d'Ilion par l'Athénien Charidémos 54 et de la même période date la première inscription provenant d'Ilion, qui honore l'Athénien Ménélaos pour son aide contre les Perses55.

La présence de Charès à Sigée s'explique par l'importance stratégique de la cité, et par le fait que c'est lui, en 355, qui avait permis à Athènes de s'y implanter56. Le fait que ce soit le même individu qui reçoive le roi à Ilion montre aussi que cette dernière était d'un rang inférieur: si l'on suit Strabon, Ilion n'est apparemment pas une cité avant l'arrivée d'Alexandre; elle est sans doute dominée par Sigée, avec l'appui athénien, et Charès représente auparavant57 et à ce moment l'autorité politique véritable. Charès depuis son «fief» de Sigée poursuivait aussi sa

48. Résumé de l'existence de la cité dans J. M. Cook, The Troad, p. 179 et dans W. Leaf, Strabo on the Troad, Londres, 1923, p. 187 ; la cité est dominée par Athènes au moins depuis Pisistrate. C'est après la visite d'Alexandre et les bienfaits des Diadoques que la situation s'inverse au profit d'Ilion.

49. La localisation exacte de Sigée est très légèrement fluctuante ; on hésite entre deux sites très proches ; cf. J.-M. Cook, The Troad, an Archaeological and Topographical Study, Oxford 1973, p. 184.

50. A.M. Berlin, «Ilion before Alexander: a Fourth Century B.C. ritual deposit», ST XII, p. 131.

51. AM. Berlin, K. Lynch, «Going Greek, Atticizing Pottery in the achaemenid world», STXll, p. 167: les auteurs remarquent la place considérable de la céramique attique au Ve siècle, qui est relayée par des formes dérivées au IVe siècle.

52. M.L. Lawall, «Ilion before Alexandre : amphoras and economic archaeology», ST XII, p. 197.

53. R.L. Barr, «Greek and hellenistic lamps from Ilion», STVl, p. 159. 54. Démosthène, Contre Aristocrate (CUF, trad. J. Humbert, L. Gernet, 1959) XXIII

154. 55. Dittenberger, Sylloge 2 103. 56. H. Berve, Das Alexanderreich., n. 819. 57. Pour les séjours de Charès à Sigée, cf. Théopompe FGrH 1 15 F 355.

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politique favorable perse, aux origines déjà lointaines. Mais en participant à l'accueil du roi à Ilion, il démontre sa soumission à la nouvelle autorité.

Du fait de la lacune dans le texte d'Arrien, on ne sait pas ce qui s'est déroulé ensuite. Mais le proscrit en réchappe, puisqu'il se retrouve en 332, non loin, à Mytilène, revenue dans le camp perse, alors qu'il suscite vainement une alliance de revers contre Alexandre 58.

Comment expliquer que cet individu retors vantard et acharné 59 ait été épargné par le roi ? Avec le recul, on constate que c'était une imprudence politique. Après la destruction de Thèbes, la situation a changé en Grèce et Alexandre avait déjà renoncé à ses exigences, et notamment face à Athènes, qui l'avait honoré officiellement après sa victoire à Ché- ronée60. Dans ce contexte apaisé, l'exilé Charès pourrait sembler inoffensif. Mais il doit aussi son salut au caractère exceptionnel du passage d'Alexandre en Troade: tout dans cet épisode semble profondément idyllique et irénique, autour de la personne transfigurée du souverain. Il n'aurait pas tiré avantage d'une vengeance hors de propos envers un homme déjà âgé, imitant ainsi la miséricorde finale d'Achille envers Priam61.

Le couronnement par Ménoitios

Alexandre est honoré de cette manière au moment de rentrer dans la ville d'Ilion; le Roman d'Alexandre, du Pseudo-Callisthène va même jusqu'à présenter toutes les cités traversées lui offrant des couronnes depuis le départ du royaume62. Il est couronné à de nombreuses reprises durant l'expédition, et lui-même accorde cet honneur à ses compagnons. Plus originale est la mention de l'auteur de l'acte : un certain Ménoitios, pilote κυββρνήτης de son état63. Son origine n'est pas précisée, mais ce silence peut faire songer que par un hasard bien arrangé, il ait été le

58. Arrien III 2, 6. 59. Plutarque, Phocion 14. 60. Arrien I, 10, 6, tente d'expliquer cette politique d'apaisement: «... par respect

pour Athènes, peut-être en prenant à son expédition d'Asie, pour ne rien laisser de suspect derrière lui chez les Grecs ».

61. Il faut noter que justement, Charès est déjà âgé en 334. 62. Pseudo-Callisthène, Le Roman d'Alexandre (trad. G. Bonoure, B. Serret, Paris,

1992) 28-2 : «II ordonne le départ et se dirige vers les contrées de Thrace... Pour leur part, toutes les villes l'accueillaient avec des couronnes ».

63. H. Berve, Dos Alexanderreich. n. 511 ; ce n'est pas qu'une fonction technique: le pilote Onésicritos est honoré par une couronne d'or avec Néarque à la fin de l'expédition; cf. Arrien VII 5, 6; Y Iliade mentionne une seule fois un pilote de navire, comme exemple agonistique justement, en XXIII 316.

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pilote remplacé par Alexandre à la barre du navire-amiral en même temps qu'un natif d'Ilion64: il le couronne pour sa victoire nautique65 et en signe d'hommage de la communauté. Son nom est intéressant en lui même : c'est celui d'un titan foudroyé par Zeus, et surtout, comme on l'a vu, celui du père de Patrocle, ce qu'un grand connaisseur de Ylliade tel qu'Alexandre ne pouvait ignorer. Ainsi, le couronnement du vainqueur de l'agôn de la traversée de l'Hellespont prend une dimension plus politique. En 306, un navarque du même nom opère à la bataille de Sala- mine, sous Ménéalos. L'identité des deux personnages n'est que possible66.

Le statut réel d'Ilion en 334 transparaît à travers la fonction surprenante du personnage couronnant le roi, la présence d'un Athénien au même moment, l'absence de personnalités locales, de magistrats: à ce moment précis, ce n'est pas pas une cité, mais un simple village, une κώμη67.

La visite de la ville

La promenade

C'est Plutarque qui décrit Alexandre effectuant la visite de la ville d'Ilion, «parcours et contemplation», plus exactement68. Il s'agit pour lui de présenter l'anecdote de la lyre de Paris. L'attitude d'Alexandre est imaginée par le même auteur dans son traité De la Fortune d'Alexandre69 : il le voit «se représentant les actions héroïques». C'est un moment de communion entre Alexandre et l'épopée, qui pourtant n'a rien de véritablement rituel, contrairement au reste de son séjour. Il n'est pas véritablement « pèlerin » à ce moment précis.

64. Ce n'est qu'une hypothèse, mais qui est retenue par H. Berve, dans Das Alexander- reich, id.

65. Une joute navale avait aussi eu lieu au cours du passage de l'Hellespont par Xerxès en 480; cf. Hérodote VII 44.

66. Cf. Diodore XX 52, 5 ; H. Berve propose sans insister de les lier. 67. Strabon XIII 1 , 26 ; le statut et la situation matérielle d'Ilion sont alors cohérentes.

Aux Ve et IVe siècle, le statut d'Ilion semble avoir varié; cf. W. Leaf, Strabo., p. 146. Mais l'influence athénienne est en revanche constante.

68. Dans son De la fortune d'Alexandre, Plutarque présente le même épisode de la lyre, mais plus simplement : « II contempla Troie ». Le mot est préféré à Ilion, malgré le rapprochement ambigu avec «Troade»; les deux extraits concernant exactement la même scène, «Troia» signifie «Ilion» pour Plutarque, dans un traité rhétorique.

69. Plutarque, De la Fortune d'Alexandre (CUF trad. F. Frazier, C. Froidefond, 1990) I 10.

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Son véritable état d'esprit ne peut pas être connu, mais cela correspond bien à la notion d'exhaltation (ορμή) que souligne le même Plu- tarque et à son comportement général, fait de curiosité et d'énergie70. On saisit vite le contraste existant avec la visite dans le même lieu de Xerxès en 480, où le roi, «regarda longtemps et se fit tout expliquer71 ». Si l'on suit le texte grec, le sens de la formule exacte employée par l'auteur pour décrire l'action et le lieu n'est pas neutre72 : le verbe περι-

'ι,έναι évoque l'idée de parcours autour d'un lieu; la préposition κατά indique une position géographique inférieure.

Ainsi, le roi se rend dans l'agglomération elle-même, en contrebas de l'acropole, et sans doute aussi en dehors, puisque l'Ilion de ce temps ne couvre pas une superficie importante. Les vestiges datables de Troie VIII sont rares et en très mauvais état de conservation 73 ; on peut néanmoins conclure à la modestie du site, dépassant de peu les remparts de Troie VI, eux-mêmes réparés à cette époque. L'ensemble des trouvailles et l'étude des bâtiments pemettent aussi de reconstituer l'évolution générale de la bourgade: elle connaît une certaine activité au VIIe et VIe siècles, puis un déclin aux Ve et surtout IVe siècles 74. Ainsi, Alexandre est en face d'une agglomération en complète décrépitude, une πόλι,ς à l'existence poussive ou une κώμη 75 dont l'essentiel de l'activité est liée au sanctuaire d'Athéna 76.

Ainsi, devant le peuple athénien, après Chéronée et quatre ans avant la venue d'Alexandre, l'orateur Lycurgue n'hésite pas à présenter Ilion comme l'archétype rhétorique des villes détruites autrefois et qui reste désertée :

Voyez d'abord -encore que cet exemple soit quelque peu ancien- Troie : qui ne sait qu'après avoir été la cité la plus puissante de son temps et la souveraine de l'Asie, une fois ruinée par les Grecs, elle est restée à jamais inhabitée ? 77.

70. Parmi de très nombreuses études, P. Briant, Alexandre le Grand, Paris, 1994, p. 20, qui résume l'essentiel.

71. Hérodote VII 20. 72. La traduction de la collection Budé «comme il se promenait à travers la ville et la

visitait» ne rend pas compte de ce détail. 73. J. -M. Cook, The Troad. p. 98 : «... it enjoyed a moderately active existence in the

seventh and sixth centuries but declined into stagnation in the fifth and fourth.»; C.B. Rose, «Excavations 1996», ST 1997, p. 100.

74. Les constructions d'époque classique sont rares sur le site; cf. C.B. Rose, «Excavations 1996», n. 120 et id. «Excavations 1997», p. 87; les trouvailles céramiques suivent le même mouvement; cf. id. «Excavations 1995 », p. 98.

75. Selon l'expression déjà vue de Strabon XIII 1 26; il faut être prudent dans l'examen des jugements de Démétrios de Skepsis : son attitude de dénigrement d'Ilion lui permet de consolider ses hypothèses de géographie historique; cf. W. Leaf, Strabo on the Troad, p. 141.

76. Cf. W. Leaf, Strabo. p. 146 : «Ilium seeems in fact to have been little more than an appendage to the temple of Athena».

77. Lycurgue, Contre Léocrate (CUF, trad. F. Durrbach, 1956) 62.

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Le présage de la statue

Diodore mentionne un incident favorable intervenu dans le sanctuaire d'Athéna, plus précisément devant le temple: la statue d'un ancien satrape, Ariobarzane, est retrouvée à terre78. C'est là qu'intervient un personnage sans doute illustre à cette époque, le devin Aristandros de Telmessos 79, issu d'une longue lignée 80. On repère sa présence à la cour de Macédoine dès le règne de Philippe II81. Il est à ce moment le plus prestigieux et le plus âgé des quatre devins et chresmologues connus durant le règne d'Alexandre82. Il apparaît avec régularité au cours de l'expédition, toujours dans les mêmes occasions, répondant habilement aux angoisses du roi, et toujours pourvu des avis les plus favorables et encourageants83. Dans un moment aussi capital que le début d'une conquête, ou le passage bien marqué d'un zone géographique à une autre, l'avis d'un devin est toujours fortement sollicité84 et le moindre fait sortant de l'ordinaire est exploité85.

Il observe la scène, ainsi que d'autres faits et interprète aussitôt auprès du roi la chute de la statue du satrape de la manière la plus évidente et la plus transparente: la victoire sur les forces perses, qui sont justement assemblées non loin. Il s'agit justement d'une armée satrapique, et il pousse la précision du présage jusqu'à utiliser le ressort de l'autorité du satrape - la Phrygie - pour renforcer encore ses présomptions. Il intègre aussi dans sa vision un rôle personnel à Alexandre puisqu'il doit tuer en duel un dignitaire perse de sa main, comme un héros de l'épopée : Aristandros intègre un élément homérique à sa vision86.

78. Sur ce satrape, P. Briant, Histoire de l'Empire Perse, Paris, 1996, p. 838, pour qui Ariobarzane aurait fait édifier la statue après ses succès contre les incursions macédoniennes de 336; il semble que les statues de personnages importants tombent souvent dans les périodes troublées; ainsi, celle de Philippe II dans le sanctuaire de PArtémis d'Ephèse, quelques semaines plus tard; cf. Arrien I 17, 11.

79. H. Berve,id.n°117. 80. Arrien II 3, 3: les Telmessiens «ont le don de prophétie, aussi bien que leurs

femmes et leurs enfants»; cf. A. Laumonnier, Les Cultes Indigènes en Carie, Paris, 1958, p. 613.

8 1 . Plutarque, Alexandre 2 . 82. H. Berve, id. Ip. 90. 83. Peu de temps avant l'expédition, il interprète de façon favorable la sudation de la

statue d'Orphée dans le sanctuaire de Leibethra, présage des efforts des chantres futurs de l'épopée d'Alexandre; cf. Plutarque, Alexandre 14, 9; Quinte Curce II 7, 7 critique fortement l'ascendant du devin sur le roi.

84. Ainsi, dans l'autre sens, la consultation du devin de Xerxès Onésicritos, dans les mêmes lieux, en 480 ; cf. Hérodote VII 6.

85. Ainsi, dans les mêmes circonstances, le fait qu'une jument met bas un lièvre au moment du passage de l'armée de Xerxès; cf. Hérodote VII 57.

86. Cf. les récits de la bataille du Granique et plus particulièrement du duel avec un

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La relation du présage, par Callisthène sans doute, permet aussi et avant tout de montrer qu'Alexandre est favorisé par les dieux dans son entreprise: le devin insiste précisément sur le fait et sur la place d'Athéna, puisque le signe principal est intervenu sur son territoire: «... les dieux et particulièrement Athéna... ». Il est inutile d'ajouter que tous ces faits vont se révéler à peu près exacts 87 et que la création a posteriori de l'épisode est probable. La réaction d'Alexandre est immédiate et il accueille le présage avec beaucoup de bonheur88, au point que Dio- dore relie à cet état d'esprit la magnificence du sacrifice à Athéna et la suite des gestes royaux, ce qui est une interprétation forcée89.

Le titre que lui donne Diodore est surprenant: sacrificateur θύτης, et non celui, habituel, de devin μάντις. Le mot n'est pas courant: il s'intercale avec peine entre celui du prêtre Ιερεύς, ou du cuisinier μάγειρος90. Aristandros, par ses activités divinatoires, doit aussi sacrifier des animaux et θύτης correspondrait strictement à une fonction de technicien du sacrifice, utile quand on décompte le nombre de sacrifices pratiqués par le roi quotidiennement91. Il se peut aussi que l'omniprésence d'Aristan- dros dans l'entourage d'Alexandre soit lié à l'aide qu'il apporte au roi dans les rituels.

La présentation de la lyre de Paris

Plutarque se plait à rapporter une anecdote qui correspond tout à fait à la méthode qu'il suit dans la rédaction de ses Vies92 : une saillie, un bon mot du roi, pieusement recueilli ou inventé, mais tenu pour véridique. Au cours de la visite de la ville, sans doute à la recherche de reliques remontant à l'épopée, un inconnu lui propose de lui montrer la lyre utilisée par

noble perse dont le nom varie selon les sources; Callisthène a pu aussi ajouter ce ton homérique au discours retranscrit du devin.

87. Si on admet que la Phrygie correspond à la circonscription de la Phrygie Helles- pontine, où se trouve le site de la bataille du Granique.

88. Il faut noter que le roi peut refuser un signe ou une interprétation; il reste le maître dans ce domaine : αποδέχομαι implique une décision personnelle.

89. Un sacrifice à la divinité principale n'a pas besoin de ce genre de signes pour être célébré. Mais il est certain qu'Alexandre est avide de présages tout au long du règne ; et le fait que le signe apparaisse dans le sanctuaire de la déesse ajoute à sa valeur.

90. Aristandros n'est pas dévoué au culte d'un dieu particulier comme le premier, et son but n'est pas le partage des viandes, comme dans le cas du second.

91. Les Ephémérides, «Journaux royaux», décrivant la mort du roi en donnent une image saisissante.

92. Plutarque, Alexandre I, 1-3 ; cette anecdote à elle seule couvre presque la moitié du texte directement lié à la présence d'Alexandre à Troie. Élien, Histoires variées (coll. Loeb, Cambridge 1997) IX 38 reprend cette anecdote et en attribue l'initative à un des Troyens.

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«Alexandre93», c'est-à-dire Paris94. Est-ce la trace d'une malveillance? En effet, en jouant sur l'homonymie, l'interlocuteur anonyme rapproche le roi d'un héros troyen, qui plus est, le moins recommandable, par sa lâcheté et sa responsabilité dans la guerre, et finalement dont la trace posthume se réduit uniquement à un instrument de musique: la lyre, dans les mains de Paris n'apparaît même pas dans l'épopée et n'est peut- être qu'un méprisable substitut de l'arc, l'arme sans prestige qui lui est attachée95. Le roi réplique vivement, prouvant ainsi son esprit de répartie, et réclame qu'on lui présente la lyre d'Achille, relique évidemment absente de l'ancienne Troie. Dans les mains d'Achille et la parole d'Alexandre, l'instrument retrouve sa place véritable. En effet, il ajoute qu'avec elle, «il chantait la gloire et les actions des hommes de valeur», faisant directement référence au vers 189 du chant IX de Y Iliade «II chantait la gloire des hommes [de valeur] 96 » au moment de sa retraite. Alexandre rend ici hommage à un aspect particulier de la figure d'Achille: il est le seul de tous les guerriers achéens à faire office de poète, affirmant son αρετή supérieure dans des domaines variés.

Dans son traité sur La Fortune ou la Vertu d'Alexandre, Plutarque brode sur le même thème, en un exercice rhétorique: il présente Alexandre comme possédant déjà la lyre d'Achille et il poursuit le dénigrement de « celle de Paris [qui] ne faisait entendre que des airs tout langoureux et efféminés pour accompagner ses romances amoureuses97».

Les rituels

U entrée dans le sanctuaire

Les sources littéraires évoquent cet endroit sous trois appelations complémentaires et traditionnelles : enclos (τέμενος) 98 et temple (ναός) pour Diodore, sanctuaire (lepov) pour Strabon et temple seulement pour

93. Sur l'existence des reliques à Troie, cf. plus loin, à propos des armes du sanctuaire. 94. Dans De la Fortune d'Alexandre 1,10, Plutarque ne maintient pas l'ambiguïté fon

dée sur l'homonymie, et cite directement le nom de Paris. 95. Cf. les insultes de Diomède à l'égard de Paris: «Ah! l'archer! l'insulteur!

l'homme fier de sa mèche ! ... Le trait ne compte pas, qui vient d'un lâche et d'un homme de rien», dans l'Iliade (CUF, trad. P. Mazon, 1937, tir. 2002) XI 385 et 390.

96. On peut simplement noter que dans cet extrait du chant IX, le mot employé n'est pas celui de lyre λύρα, mais de cithare φόρμι,γξ, décrite avec précision, Homère ne connaissant pas le premier.

97. Plutarque, La Fortune ou la vertu d'Alexandre I 10. 98. Le fait que Diodore insiste sur le mot τέμενος- est intéressant car il rappelle la

configuration ultérieure du sanctuaire, doté d'un très vaste espace délimité par un enclos monumental qui occupait l'essentiel de l'acropole. Celui-ci devait donc recouvrir la surface du temenos archaïque.

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Arrien. La description d'ensemble provient d'un court passage de Stra- bon : il déclare qu'à l'époque de Crésus, soit au milieu du VIe siècle, le sanctuaire était « petit et simple " », dans une Ilion qui n'était qu'un village.

Le projet d'une reconstitution de la forme et de l'aspect du sanctuaire qui accueille Alexandre en 334 est une cause désespérée si l'on désire s'appuyer sur les découvertes archéologiques. On ne peut s'appuyer que sur quelques indices et hypothèses, qui n'infirment pas le témoignage de Strabon. En effet, le sanctuaire hellénistique, constitué d'un temple et d'un vaste téménos quadrangulaire a été bâti sur des fondations extrêmement profondes et solides100 qui ont par conséquent arasé toutes les traces de l'implantation antérieure. Les fouilles de Schliemann ont aussi eu leur part dans ce travail de destruction101. Le site du sanctuaire classique doit être le sommet de l'acropole102, selon la tradition dans les cités, et en conformité avec la description tirée de Y Iliade: «le temple d'Athéna, sur l'acropole, en haut 103 ».

La position précise du temple pourrait se deviner par celle du temple hellénistique, qui le recouvre exactement: cela expliquerait le fait qu'il soit largement excentré par rapport à l'ensemble du téménos 104. Même si l'ensemble manquait sans doute de grandeur, à considérer la déception affichée par Alexandre, le temple était construit en pierre, au moins en partie, car le bâtiment hellénistique a récupéré quelques blocs de l'ancienne construction105. Son apparence générale est inconnue; on peut toutefois imaginer qu'il soit comparable au sanctuaire du sud-ouest, dont les colonnes étaient surmontées par des chapiteaux éoliens106. Enfin, des recherches récentes ont permis d'arrêter de façon certaine sa

99. Strabon XIII 1. 100. Description détaillée dans F. W. Goethert et H. Schleif, Das Athena Tempel von

Ilion, Berlin 1962, p. 4-5; des traces d'activités sismiques sont nombreuses sur le site; cf. C.B. Rose, «Excavations 1996», p. 99.

101. F.W. Goethert, H. Schleif, Das Athena Tempel. p. 4, en citant Dôrpfeld; Schliemann écrit dans Troy and its Remains, 1875, p. 61 : «I conjectured that this temple, the pride of the Ilians, must have stood on the highest point of the hill... and I therefore decided to excavate this locality to the native soil».

102. Deux autres sanctuaires ont été indentifiés en contrebas; celui qui occupait le sommet de l'acropole doit donc être celui de la divinité poliade Athéna Ilias.

103. Iliade VI 297. 104. Le respect rigoureux des traditions oblige à reconstruire sur les mêmes positions.

Le phénomène s'observe justement dans le sanctuaire du sud-ouest, entre le bâtiment archaïque et son successeur hellénistique; cf. C.B. Rose,» Excavations 1997», p. 71.

105. C.B. Rose, «The temple of Athena at Ilion», STXIII, p. 27. 106. Cf. C.B. Rose, «Excavations 1996», p. 76; sur la phase éolienne de peuplement

d'Ilion retransmise par les sources littéraires, cf. Pausanias I 35, 4 et J.M. Cook, The Troad., p. 101.

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destruction et son remplacement, vers les années 240-230 107. Il a donc largement survécu au passage d'Alexandre, en dépit de son apparence misérable et vétusté 108.

L'activité du sanctuaire est connue par bribes grâce aux découvertes archéologiques récentes. Les trouvailles céramiques soulignent sa fonction économique dans la région (les dépôts d'amphore) 109 et son rôle déjà bien affirmé de centre cultuel régional (les dépôts rituels) ; un dernier dépôt, plus spécialisé, permet d'éclairer un aspect probable du culte : il est constitué de matériel de tissage, ce qui correspond bien à une fonction traditionnelle représentée par les Athénas...

Cet exposé rapide et incomplet de la situation du sanctuaire classique permet au moins de mieux considérer le constraste évident avec la période hellénistique, où le sanctuaire d'Athéna Ilias, favorisé par les monarchies, devient un véritable centre religieux et politique, à l'aspect monumental.

Le sacrifice à Athéna Ilias

Ce rite est une étape obligée, et normalement l'acte essentiel à accomplir lors d'un passage en Troade. La tonalité personnelle du séjour d'Alexandre, son rapport étroit avec l'épopée et ses héros rendent l'épisode plus atypique.

Le précédent le plus célèbre concerne Xerxès, en 480 qui accomplit le rituel avec une pompe exceptionnelle n0. En 411, c'est le navarque spar- tiate Mindaros qui sacrifie à la déesse m. Les souverains hellénistiques et les Romains suivent le mouvement avec régularité U2.

Les circonstances du sacrifice offert par Alexandre sont les mieux connues par la littérature. Les trois sources principales s'accordent pour le placer en première position parmi les actions accomplies à Ilion ; Dio- dore le fait toutefois précéder par la prédiction d'Aristandros, ce qui lui permet d'introduire le sacrifice. La technique du rite lui-même n'est pas

107. Cela clôt une longue polémique fondée sur des sources littéraires contradictoires ; les premiers travaux de fondations du nouveau temple, selon C.B. Rose, datent de 24-230, période de domination d'Antiochos Hiérax sur la Troade. Les travaux ont été poursuivis grâce à l'aide attalide.

108. Sur la mauvaise condition du temple en 334, cf. C.B. Rose, «The theater of Ilion», ST 1991, p. 73.

109. M.L. Lawall, «Amphoras and economic archaeology», STXII, p. 197. 110. Hérodote VTI 43 : le roi fait sacrifier un millier de bœufs; mais ce n'est sûrement

pas la référence essentielle qui motive Alexandre, comme peut penser H.U. Instinsky, Alexander am Hellespont, p. 58.

111. Xénophon, Helléniques 11,4. 112. Cf. W. Leaf, Strabo. p. 147.

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décrite : il doit être commun, et l'on sait qu'Alexandre a pour coutume de respecter intégralement les traditions locales113; c'est une θύσια, sacrifice sanglant114, et il est réputé «brillant», selon Diodore, sans atteindre les proportions de celui de Xerxès. Aristandros, mentionné comme θύτης, sacrificateur, a pu y participer.

La divinité honorée est l'Athéna Ilias, divinité poliade d'Ilion, citée nommément par Arrien. L'idole de bois115 correspond dans son apparence au Palladion116 que les Achéens auraient enlevé d'Ilion117. Le document le plus précieux est une monnaie datant du règne de Marc- Aurèle (161-180) représentant le temple hellénistique, protégeant la statue ancienne de la déesse, droite, tenant une lance et peut-être un bouclier118.

C'est à cette déesse topique, quoique prestigieuse, qu'Alexandre sacrifie d'abord et avant tout. Il ne faut surtout pas la confondre intégralement avec l'ensemble des Athénas honorées par le roi au cours de son règne119. Cela étant dit, Athéna est honorée à divers titres à ce moment, hormis son caractère topique120: elle est d'abord la déesse la plus constamment favorable aux Achéens, qui les aide au combat et organise même leurs lignes 121 ; elle est ensuite tout particulièrement attentive au sort d'Achille, en le protégeant et réconfortant 122. Elle marque enfin le début du règne d'Alexandre, en devenant la divinité tutélaire de la Ligue de Corinthe 123, et en apparaissant sur le monayage royal en or frappé à cette période 124. Au cours de l'expédition, elle est souvent honorée par

113. Cf. E. Fredrickmeyer, «Alexander's Religion», p. 260 et L. Edmunds, «The religiosity of Alexander», Greek, Roman and Byzantine Studies 1971, p. 368.

114. Sur la terminologie, cf. R. Lonis, Guerre et religion en Grèce à l'époque classique, Paris, 1979, p. 107-108.

115. C'est le xoanon d'une déesse représentée debout, et qui substite au moins au temps de Démétrios de Skepsis; cf. Strabon XIII 1,41, qui commente longuement l'incohérence de la représentation debout de la statue avec celle, assise, qu'Homère décrit dans Y Iliade VI 92, par exemple.

116. Sur le type de la statue et les deux autres Athénas présentes à Ilion, cf. S. G. Miller, «Terra cotta figurines, new finds at Ilion 1988-9», ST 1990, p. 44.

117. Le Lexicon Iconographicum Mythologiae Classicae, Zurich, 1984 Ilia p. 1019, recense quelques exemples d'un thème très répandu dans et hors d'Ilion.

118. M.J. Price- B.L. Trell, Coins and their Cities, Londres, 1977, fig. 195. 119. La confusion provient de la capacité assez difficile à apprécier du polythéisme à

concilier au gré des besoins et des expressions l'unicité et la pluralité des puissances divines, allant même jusqu'à la contradiction, puisque l'Athéna de l'épopée est favorable aux Achéens et celle d'Ilion protège la cité.

120. Celui-ci est aussi de nature régionale: on retrouve des Athénas partout en Troade, à Sigée toute proche, Neandreia, Assos, Skepsis...

121. Iliade II 445 -454. 122. Iliade XIX 349-356. 123. Cf. E. Fredricksmeyer, id., p. 261. 124. M. J. Price, The Coinage of Alexander the Great and Philip Arrhidaeus. A British

Museum Catalogue, Zurich-Londres, 1991, p. 29.

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des sacrifices, rarement isolée: elle doit faire partie de ce qu'Arrien appelle «les dieux habituels» d'Alexandre, accompagnée de Zeus et Héraclès 125 et elle est étroitement liée à la notion fondamentale de victoire.

Quelles sont les causes profondes du sacrifice ? On a déjà abordé son caractère inévitable dans la cité d'Ilion, confirmée par la série des honneurs qui lui sont rendus à travers l'Histoire. Alexandre vient honorer cette puissance pour obtenir un soutien dans les épreuves futures. Mais on doit remarquer que si Diodore évoque cette motivation, c'est de façon détournée, par l'intermédiaire du devin, à partir d'un signe et avant même le sacrifice.

H.U. Instinsky interprète de son côté l'acte comme une réponse au sacrifice précédent de Xerxès126. Il faut aller au-delà de cette vision réductrice comme l'a démontré H. Wallbank127, en notant qu'Athéna, tout en étant une déesse liée à la Macédoine et à sa dynastie 128, incarne en revanche davantage la cause panhellénique qu'Alexandre prétend défendre, ainsi que la guerre de revanche129: cela est confirmé par l'envoi des trophées perses après la victoire du Granique 13°. L'historiographe Callisthène, à qui l'on doit sans doute l'essentiel de ces informations, y était particulièrement sensible, et c'était sa tâche de les divulguer dans le monde grec.

L 'échange des armes

Diodore et Arrien décrivent, avec quelques différences, un acte de façon détaillée : après le sacrifice, Alexandre offre à la déesse son propre bouclier ou une panoplie 131. L'acte est ordinaire en soi, mais moins souvent en position préliminaire132. Le roi n'est pas redevable de la grâce de

125. Par exemple, Arrien VI 3, 1 ; 3, 2. 126. H.U. Instinsky, p. 59. 127. H. Wallbank, dans son compte-rendu publié dans le Journal of Hellenic Studies

1950, p. 79. 128. L'Athéna Alkidèmis de la capitale, Pella, protège la dynastie; Pline, Histoires

Naturelles XXXV 114 mentionne une peinture d 'Antiphilos qui représente Athéna entourée de Philippe et de son fils.

129. Celle-ci se résume en ces termes dans ce qu'écrit le Pseudo-Aristote dans la Rhétorique à Alexandre, (CUF 2002, trad. P. Chiron) II 27 : «Victimes jadis d'une agression, il faut, puisque les circonstances s'y prêtent, tirer vengeance de nos agresseurs ».

130. Sur la place d'Athéna au début de l'expédition d'Alexandre, cf. M. Faraguna, «Alexander and the Greeks», p. 108-109.

131. Même confusion à propos des trophées offerts après la victoire du Granique . Les «armes sacrées» peuvent être des boucliers, au pluriel. Arrien revient sur une version concernant un bouclier lors de l'épisode impliquant Peucestas en Inde ; cf. plus loin

132. Sur cette importante question, cf. W.K. Pritchett, The Greek State at War III,

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l'Athéna Ilias pour une victoire particulière. Les véritables offrandes, c'est-à-dire le rite normal, auront lieu après la victoire du Granique133. Mais les deux sources ont été sensibles au geste individuel et personnel d'Alexandre, qui touche presque au sacrilège134. Il ne s'agit pas d'un simple don, mais d'un semblant d'échange 135, ce qui est beaucoup plus original, et même rarissime 136. Le fait même de consacrer ses propres armes, et non celles de l'ennemi vaincu137, est anormal. On se trouve bien en présence d'un rite sans précédent, provoqué par l'audace et l'exhaltation royale, le πόθος qui constitue un premier cas de comportement réellement extraordinaire d'Alexandre dans un contexte rituel 138.

Des armes consacrées à la déesse étaient entreposées ou plutôt accrochées aux murs du temple139: plusieurs boucliers selon Diodore, des armes sacrées selon Arrien. Alexandre s'empare 140 de ces armes, quelque soit leur nature, pour leur valeur surnaturelle 141 : dans la première ver-

Bekerley 1979, chap. VII; p. 243 il étudie le cas des armes conservées dans les sanctuaires.

133. Cf. plus loin, avec le témoignage de Strabon. 134. Cf. W.K. Pritchett, id. p. 277; l'interdit touchant les armes entreposées dans un

sanctuaire est globalement respecté, à de très rares exceptions près, cf. R. Lonis, Guerre et Religion, p. 1 7 1 : il cite Th. Homolle, qui écrit dans le Dictionnaire des Antiquités Daremberg/Saglio, sv. Donarium : «L'objet qui a été donné au dieu... le dérober, le déplacer, le détourner de son usage ou même y porter la main sont des actes sacrilèges. »

135. Dans l 'Iliade XVI 64, c'est l'échange des armes entre Patrocle et Achille qui scelle le drame. En 334, le don d'une contrepartie est une façon d'atténuer le quasi sacrilège. Le terme d'échange impliquerait qu'il y ait une correspondance de valeur entre les deux types d'objets : hors ce n'est pas le cas, puisque les armes du roi ne sont pas sacrées à l'origine.

136. Plutarque, Vie de Cimon 5, 3 (CUF trad. R. Flacelière, E. Chambry, 1972) rappelle que dans une situation exceptionnelle, juste avant Salamine, son personnage accomplit un acte spectaculaire, en consacrant un mors de cheval à Athéna et en prenant ensuite un bouclier accroché dans le temple.

137. Par exemple, dans l'Iliade VII 83-79, Hector prévoit un sort funeste pour Agamemnon, et déclare qu'il accrochera ses armes dans le temple d'Apollon ; Euripide, autre auteur connu et apprécié d'Alexandre, dans Les Troyennes 569-76 (CUF, trad. H. Grégoire, L. Parmentier) écrit à propos des armes d'Hector : « trophées dont le fils d'Achille ornera les temples de Phthiotide après son retour de Troie... ».

138. Si l'on omet la bousculade de la Pythie à Delphes. 139. Les deux sources précisent que les objets sont conservés à l'intérieur du bâtiment

et précisent qu'Alexandre les a décrochées du mur : le verbe καθαιρέω est employé dans les deux cas.

140. L'action est présentée comme une voie de fait unilatérale, qui rappelle le comportement du roi face au nœud gordien, dans un contexte nettement moins hellénisé, cf. Arrien II 3, 1; l'action qui consiste à s'emparer d'armes est courante dans Y Iliade, cf. W.K. Pritchett, id. p. 277, citant de nombreux exemples.

141. L'adjectif employé par Diodore pour décrire le bouclier et expliquer le choix κρά- τιστος, ne doit pas seulement se comprendre dans son sens matériel «le plus solide», mais aussi et surtout dans le sens symbolique : c'est une arme consacrée et donc « la plus puissante». Les traductions usuelles ne rendent pas cette nuance. Pour la puissance des

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sion, Alexandre utilise réellement le bouclier dès la bataille du Granique, autrefois qualifiée d'« Iliade en action 142>>. Arrien réintègre dans un épisode indien la présence d'un bouclier «sacré» pris à Ilion, qui, cette fois- ci, suit le roi au cours du siège de la ville des Malloi, entre les mains de Phypastiste Peucestas 143.

Mais Arrien développe aussi la tradition concernant plusieurs « armes sacrées » datant de l'époque de la Guerre de Troie, comme de véritables reliques 144. Le roi ne revêt pas ces armes, sans doute mal adaptées aux combats contemporains, mais les fait porter par ses Hypaspistes 145. Néanmoins, cela n'empêche pas la description par les auteurs de son comportement au Granique et de son l'armement à Arbèles de contenir de très nombreuses références homériques 146.

Le sacrifice à Priant

Selon Arrien, parmi ses λεγόμενα, Alexandre se livre après les hommages à Athéna à un rituel secondaire, mais très plausible : un sacrifice sanglant θύσια 147, auprès de l'autel du Zeus Herkeios 148 à destination de Priam 149. L'historien précise immédiatement les raisons de l'acte : Priam aurait été

armes votives, cf. L. Edmunds, «The religiosity of Alexander », Greek, Roman and Byzantine Studies, 1971 », p. 57, à propos d'Ilion, et sur le bouclier en question, F. Tàger, Charisma I, Stuttgart 1957, p. 185.

142. G. Radet, Alexandre le Grand, Paris, 193 1, p. 3 1. 143. Arrien VT 9, 3 ; II est mentionné comme membre de la troupe des hypastistes

(«Porte-bouclier») par Diodore XVII 99, 4; Arrien le représente honoré par une couronne d'or (VII 5, 4) avant les autres compagnons; en V 24, 7, il est justement signalé comme étant celui qui a le mieux protégé le roi de son bouclier.

144. Ceci est donc à rapprocher de l'épisode de la lyre de Paris. Les Iliens doivent posséder ces reliques, qui doivent prover qu'ils vivent bien sur le site de l'ancienne Troie. W.K. Pritchett, id. p. 243, cite l'exemple de l'inventaire du trésor du sanctuaire d'Athéna à Lindos, qui contient lui aussi des armes ayant appartenu à des héros, et datant de la guerre de Troie; p. 245, il conclut: «So the Greeks believed that many objects in their temple had been dedicated by heroes ».

145. Ceux-ci, parmi lesquels on peut compter Peucestas, ne font sans doute pas partout la troupe régulière des hypaspistes, désignation purement tactique, mais plutôt de l'élite qu'elle contient des «hypaspistes royaux»; cf. N. Sekunda, The Army of Alexander the Great, Oxford 1998, p. 30.

146. Pour le Granique, entre autres, le description des duels avec les nobles perses par Diodore XVII 20; pour le costume royal à Arbèles, cf. Plutarque, Alexandre 32; cf. P. Green, Alexander of Macedon, Bekerley, 1991 p. 177.

147. Le terme usuel pour les sacrifices héroïques, εναγίζω, n'est pas utilisé. 148. Cette épiclèse courante dérive de ερκος, la clôture, donne à ce Zeus le rôle de

protecteur du foyer, comme simple divinité domestique. 149. C'est une manifestation intéressante de la puissance encore redoutée de certains

morts; Philostrate, dans les Héroïka III 19, cite le même genre de crainte de la part des habitants de la Troade, à l'égard du héros Ajax.

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tué auprès de l'autel par Néoptolème, le fils d'Achille, ce qui constitue un sacrilège. La fonction apotropaïque du sacrifice est clairement établie : il s'agit d'écarter le sentiment de revanche (μήνις) de Priam. Néoptolème étant fils d'Achille, il fait partie de l'ascendance d'Alexandre150, qui croit intégralement comme tous ses contemporains en la transmission des qualités et des sacrilèges des ancêtres151. Comme souvent dans les affaires d'impiété, la tradition hésite et propose des versions plus ou moins graves de l'événement, ce qui trahit à la fois le trouble et la fascination suscités 1S2. La littérature a souvent traité le sujet, et parmi eux, Pindare et Euripide 153, qui sont aussi les deux auteurs préférés du roi 154, en dehors d'Homère. Il est donc tout à fait au courant de cet épisode, qui motive donc son acte. On pourrait ajouter qu'Alexandre, toujours accablé par la destruction récente de Thèbes, comme on le verra ensuite, peut se reprocher d'être à l'origine de scènes comparables : des massacres de suppliants embrassant des autels auraient eu lieu lors de la prise de la cité155.

Le thème du sacrifice rendu sur l'autel de Zeus Herkeios a certainement été populaire par la suite puisque les archéologues ont découvert à Ilion une base de statue d'époque impériale tardive qui honore aussi Zeus Herkeios Propatôr, c'est-à-dire «ancestral156».

Uornement du sanctuaire

Strabon évoque ce fait apparemment banal 157 : le roi aurait orné le sanctuaire avec des offrandes, αναθήματα. Il s'agit plus ici d'une manifestation de piété qu'une volonté d'amélioration matérielle du lieu, pourtant exprimée par le verbe κοσμέω: l'explication du comportement du roi réside en fait dans l'ordre du texte de Strabon, qui pose problème: il

1 50. Il est considéré comme l'ancêtre de la dynastie des Molosses, à laquelle appartient Olympias; cf. Théopompe FGrH 115 F355 et Strabon ΧΠΙ 1, 27.

151. Cf. Diodore XVII 1, 5 et Arrien IV 11, 6 pour l'établissement de la généalogie aboutissant à Alexandre ; sur la force de la croyance dans ces généalogies héroïques. De son côté, Plutarque 2, 1 affirme à propos de la généalogie héroïque royale depuis Néoptolème : « C'est un fait parfaitement admis ». Cf. l'analyse de P. Green, Alexander, p. 40.

152. Ainsi, selon Pausanias X 27, 2, Priam n'aurait été tué qu'après avoir quitté l'autel. Ce thème est toutefois moins populaire que le sacrilège d'Ajax.

153. Euripide, Les Troyennes 481; Pindare, Isthmiques et Fragments, (CUF, trad. A. Puech, 1961) Péan VI 113-114.

1 54. Alexandre épargne la maison de Pindare à Thèbes, cf. Arrien 19, 10 ; il reçoit des œuvres d'Euripide au cours de son expédition, cf. Plutarque, Alexandre 114.

155. C'est du moins ce que rapporte Arrien I 8, 8. 156. P. Frisch, Die Inschrifien von Ilion, Bonn, 1975, n° 144; il illustre la volonté év

idente de la cité de mettre en valeur son patrimoine épique, surtout à l'époque romaine. 157. Strabon XIII 1, 26, toujours selon sa source locale, Démétrios de Skepsis.

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l'évoque l'ornement du sanctuaire, juste après la victoire du Granique : les commentaires modernes y ont vu une contradiction apparente avec les autres sources et la logique158: Strabon se trompe en imaginant un retour après la victoire à Ilion, où Alexandre procède à tous ces bienfaits. Pourtant, le fait d'honorer le sanctuaire d'Athéna Ilias après la victoire avec le butin amassé est parfaitement conforme au comportement des combattants. On sait par ailleurs qu'Alexandre prélève trois cent panoplies perses qu'il envoie à Athènes, pour Athéna Polias en référence à la destruction de l'Acropole159. Négliger le sanctuaire tout proche de l'Athéna Ilias, dans lequel il aurait reçu un présage favorable 160 et des armes qui l'ont protégé, oublier de remercier la déesse à qui il avait sacrifié quelques jours plus tôt, aurait constitué une véritable manifestation d'ingratitude 161 tout à fait inconcevable 162.

De toute évidence, Strabon, à travers le témoignage de Démétrios de Skepsis, traduit simplement la présence dans le sanctuaire d'Athéna Ilias de son temps, au IT siècle avant J.-C. d'offrandes relatives à la victoire du Granique.

Le départ et la postérité

L'acquisition du statut de cité

II s'agit là encore d'une information d'origine locale: Démétrios de Skepsis transmet à travers Strabon le souvenir du changement de statut d'Ilion, attribué, à tort ou à raison, au passage d'Alexandre. Cela marque une rupture avec la situation précédente, sans doute très fluctuante. A partir de 334, Ilion est considérée comme une cité sur le plan institutionnel, et sa nouvelle position est consolidée par le prestige de celui qui lui a conféré cette qualité. C'est un point de départ, une amorce renaissance, non seulement au niveau des institutions intérieures, mais aussi dans les nouvelles relations avec les cités et les royaumes. Pour qualifier

158. Cf. G. Radet, «Notes critiques», p. 13. 159. Cf. Arrien 1 16, 7 (panoplies) et Plutarque 16 (boucliers). 160. Cf. G. Radet, id. p. 14: «Comme l'Athéna Ilienne, par la voix d'Aristandre, avait

promis son aide et prédit son triomphe, Alexandre se fit un devoir de la comprendre dans la répartition des trophées ».

161. Plutarque indique aussi que le roi donne à sa mère les «coupes, [...] étoffes de pourpre et autres objets perses dont il s'était emparé ».

162. Tout au long de son expédition, Alexandre se montre extrêmement attentif aux rituels et au respect des traditions, cf. G. Fredricksmeyer, «Alexander's Religion and Divinity», in J. Roisman (éd.), Brill's Companion to Alexander the Great, Leiden 2003, p. 260.

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ceux qui sont à la tête de la cité, le terme d'épimélète est utilisé, « ceux qui sont chargés des affaires163», et non celui, plus habituel dans les cités, d'archontes. La frappe monétaire débute longtemps après, sous le règne de Lysimaque 164.

Démétrios, souvent malveillant à l'égard d'Ilion, la qualifie encore de village-cité, κωμόττολις, pour insister sur la médiocre apparence de la cité 150 ans plus tard 165.

Les injonctions édilitaires

Le roi, en personne ou par lettre, ordonne aussi d'entamer l'édification de bâtiments monumentaux, pour améliorer la condition matérielle de la nouvelle cité. Aucune aide véritable n'est mentionnée, étant donné la situation financière fragile du roi au début de la conquête 166. En conséquence, les constructions ne semblent pas avoir connu un brusque renouveau : le théâtre est le premier monument traduisant dans les faits cette volonté nouvelle 167.

Après la prise de Sardes, Alexandre a plus de moyens à sa disposition, et il peut dépasser le stade de l'injonction ; l'illustration la plus évidente est la reconstruction de la ville de Priène et de son sanctuaire d'Athéna168.

U exemption et la liberté

Cette décision est à replacer dans le contexte du début de la conquête d'Alexandre. L'exemption de tribut et la liberté octroyées à Ilion seront ensuite étendues à « toutes les cités d'Éolide et d'Ionie encore au main des Barbares 169 ». Le tribut est celui qui était dû aux Perses en signe de soumission. La situation mieux connue de Priène 17°, à ce sujet, permet de nuancer la mesure: la cité est exemptée, mais les terres indigènes

163. Celui-ci rappelle davantage l'empire athénien et les futures monarchies hellénistiques.

164. A.R. Bellinger, «The earliest coins of Ilium», American Numismatic Society Museum Notes 1956, p. 43-49.

165. Strabon XIII 1, 27; W. Leaf, Strabo., p. 145: «Here it is evidently used as a depreciatory term, implying a place which was really only a village though claiming to be a civic state ».

166. Cf. R. Rebuffat, «Alexandre le Grand et les problèmes financiers au début de son règne», Revue Numismatique 1983, p. 43-52.

167. C.B. Rose, «The theater of Ilion», p. 72: le monument est daté de la fin du IVe siècle.

168. Cf. M. Faraguna, «Alexander and the Greeks», p. 109. 169. ArrienI18, 2. 170. Cf. M. Faraguna, id. p. 1 10.

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deviennent royales, et soumises au tribut. La liberté, thème particulièrement développé à la période suivante, et au contenu souvent variable, doit recouvrir l'autonomie dont parle Arrien, et l'absence d'une garnison macédonienne.

Les promesses

Dans la tradition de l'évergétisme grec, la promesse est en soi un bienfait, qui mérite des honneurs. Toujours selon Strabon/Démétrios de Skepsis, Alexandre envoie une lettre bienveillante, après «la défaite des Perses», soit après 330. Il promet à Ilion de la transformer en «grande cité». Dans les faits, la mort du conquérant empêchera la réalisation rapide et complète du projet. C'est la cité éponyme d'Alexandreia Troas qui se développera avec le soutien des monarchies, bien plus qu'Ilion m.

La promesse suivante concerne le sanctuaire, qui devait devenir «le plus splendide», en usant du superlatif. Pour comprendre l'impulsion que veut donner Alexandre, il faut songer au fait qu'il n'avait pas encore contemplé les gigantesques sanctuaires ioniens quand il était en Troade, et de la comparaison inévitable il devait tirer cette volonté. Qu'est-il advenu dans la réalité? Rien sur le moment172: le sanctuaire ancien a subsisté, comme on l'a vu prédédemment, pendant presque un siècle.

Quant au concours sacré, rituel pratiqué tout au long de l'expédition d'Alexandre, il sera bien instauré à Ilion, mais bien plus tard, dans le cadre de la Confédération d'Athéna Ilias173. De la part d'Alexandre, la décision d'instaurer un concours dans cette région de Troade doit posséder un sens homérique affirmé, présent autant dans l'épopée que dans la posture agonistique qu'il a adopté tout au long de la visite, dans la suite de l'expédition, jusqu'à la fin de sa vie. C'est un événement très important datant de cette période ultime qui pourrait expliquer et dater précisément l'instauration de ces concours: la mort d'Héphaïstion en novembre 324, qui est en fait un prélude de sa propre mort 174. Toutes les sources s'accordent pour décrire la démesure du deuil d'Alexandre, qui rappelle bien sûr celui d'Achille à l'égard de Patrocle 175. L'idée directrice

171. Cf. pour les proportions et les difficultés du texte de Strabon à cet endroit, W. Leaf, Strabo., p. 142-3 ; le géographe confond Ilion et Alexandreia.

172. C.B. Rose, «The theater of Ilion», ST 1991, p. 73. 173. Cf. L. Robert, Monnaies Antiques de Troade, Paris, 1 95 1 , p. 2 1 , qui fait le point sur

la datation de la fondation du Koinon d'Athéna Ilias; selon lui, Antigone le Borgne contribue à l'instauration des concours.

174. Le parallèle entre la mort de Patrocle et Achille est là encore tentant. 175. Diodore XVII 110-114; Arrien VII 14, 10, qui interprète le rituel funéraire de la

coupe des cheveux avec « le désir d'imiter Achille, avec lequel il il voulut rivaliser dès son enfance ».

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des décisions royales est alors d'honorer le mort de la façon la plus spectaculaire et large, en impliquant le plus grand nombre de ses sujets, notamment par des concours 176. Dans deux endroits au moins, un culte à son ami a été effectivement institué : Alexandrie et Athènes 177.

Il serait bien surprenant qu'Ilion ait été épargnée par cet ordre général. En effet, la Troade, même depuis la Mésopotamie, reste une zone symboliquement privilégiée, et son importance doit resurgir au moment du deuil. La fin de Ylliade 178 fournit d'abord à Alexandre l'exemple parfait des rituels funéraires héroïques, dans lesquels le concours est un élément essentiel. Ensuite et surtout, c'est en Troade, devant les tumuli des héros épiques qu'avait été célébrée autrefois leur amitié, mise en parallèle et renforcée par celle des deux héros de Ylliade119. De quand dater précisément cette institution des «concours sacrés»? Deux moments sont possibles : juste après la mort de son ami, Alexandre reçoit de nombreuses et lointaines délégations, et prend soin de répondre à tous et à certains en priorité, quand ils représentent un sanctuaire 18°. Il aurait pu à ce moment demander à Ilion d'honorer son ami par des concours simplement héroïques. La seconde date possible pourrait correspondre, quelques mois plus tard, et peu de temps avant la mort du roi, à la demande générale d'instauration d'un culte héroïque, après la consultation de l'oracle d'Ammon à ce sujet.

On voit clairement quel avantage la nouvelle cité d 'Ilion pouvait tirer du maintien d'une telle tradition et la conservation de ce type de lettre, qui explique et justifie son développement, son hégémonie sur la région et les faveurs qu'elle reçoit181.

Analyse et mise en perspective du séjour d'Alexandre à Ilion

La rencontre entre ce personnage historique d'exception et ce lieu non moins exceptionnel doit maintenant être observée, non plus dans les

176. Arrien VII14,10: après la mort d'Héphaïstion, «Alexandre décida d'instituer des concours sportifs et culturels ».

177. P. Goukowsky, Essai sur l Origine. I, p. 204-205. 178. Dans le chant XXIII les concours sont largement mis en valeur par rapport aux

funérailles proprement dites, constituant les deux-tiers de l'ensemble ; les rituels instaurés par Alexandre se distinguent par leur démesure toute orientale, y compris dans les dimensions du bûcher.

179. Alexandre honore la tombe d'Achille, et Héphaistion celle de Patrocle ; cf. Arrien 112,1.

180. Diodore XVII 113, 1. 181. Ainsi, Strabon attribue à l'exemple d'Alexandre les bienfaits prodigués par Jules

César, lui-même « Philalexandros », cf. Strabon XIII 1, 27 et W. Leaf, Strabo., p. 145.

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détails, mais mis en perspective, en amont et en aval. En augmentant chaque fois le cadre de l'étude, on pourra y parvenir, en tentant de répondre à une série de quatre questions : 1 . Quelles ont été les modifications internes et réelles qui ont affecté la cité d'Ilion après le passage d'Alexandre ? 2. Comment les habitants ont-ils réagi à cet événement sur le moment et au regard de la postérité ? 3. Quelles sont les causes du comportement général d'Alexandre ? 4. Quelle est la place de cette étape dans son règne et son expédition ?

1. La conséquence immédiate de l'arrivée d'Alexandre est l'affirmation politique d'Ilion, comme on l'a vu grâce Strabon. C'est dans ce sens la première fondation de cité par le roi. Ses moyens financiers étant réduits, il ne peut guère transformer la ville sur le plan matériel, exception faite de l'exemption de tribut. Mais toute l'évolution postérieure découle de ce point de départ: les faveurs des rois successifs, les constructions monumentales, la Confédération d'Athéna Ilias182, une panégyrie active et une forme d'hégémonie régionale.

Les apports de l'archéologie confirment un réveil progressif, bien qu'en décalage avec l'épisode de 334: la construction du théâtre, des remparts puis du temple183. Toutes les trouvailles indiquent aussi un niveau nettement supérieur d'activité et un rayonnement plus grand.

Les dernières recherches effectuées sur le site de Troie/Ilion ont fourni des informations encore fragiles, mais intéressantes concernant l'évolution des comportements religieux de la fin du VIe siècle. La première concerne la place du culte rendu à Héraclès dans la cité. Strabon 184 insiste sur le fait que ce dieu n'est pas honoré à Ilion à cause de ses méfaits passés envers la cité. Or les fouilles ont mis à jour des fragments de figurines le représentant185. S. G. Miller émet l'hypothèse d'une

1 82. Concernant la Confédération, L. Robert, Monnaies Antiques de Troade, p. 2 1 , n. 2, fait le point sur la question de sa fondation. Les études les plus anciennes ont donné à Alexandre le rôle de fondateur de la Confédération, dans le mouvement de la refondation d'Ilion. Les recherches plus récentes en ont rendu la paternité, moins prestigieuse, à Antigone I, dans les années 310, au moment du bouleversement régional dû à la naissance d'Alexandreia Troas; sur le rôle de la Confédération par rapport à Ilion, cf. p. 19.

183. L. Robert, id. p. 21, parle de renouveau de «l'activité architecturale» à ce moment.

184. Strabon XIII 1 32 : «Ils n'honorent pas Héraclès, le justifiant par l'outrage fait contre eux. . . ».

185. S. G. Miller, «Terra Cotta Figurines», p. 43; le culte est encore plus visible à l'époque romaine, avec la découverte de reliefs le représentant; cf. aussi D.B. Thompson, Troy, The Terra Cotta Figurines of the Hellenistic Period, Suppl. Mon. Ill, Princeton, 1963, p. 10 et 72.

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impulsion donnée à ce culte par l'arrivée d'Alexandre, son lointain héritier 186.

Un autre culte est massivement attesté à Ilion, et pose de nombreuses difficultés d'interprétation, ici et partout ailleurs: le Héros Cavalier, souvent qualifié de Thrace. C'est un archétype très répandu représentant un cavalier chevauchant au galop, qui domine parfois un serpent 187. Il apparaît justement dans des dépots datables du début de la période hellénistique 188. Le plus sage est d'estimer, comme C.B. Rose, que cette représentation revêt selon les régions des identités différentes 189. Il propose, pour Ilion, un rapprochement avec le héros local Dardanos. Avec prudence, on peut néanmoins proposer des points de contact possible entre l'émergence de ce culte et l'arrivée d'Alexandre en 334190. Le but n'est sans doute pas d'établir une identité entre la personne du roi et le Héros Cavalier191, mais un faisceau possible d'influences192. Tout d'abord, on peut noter que si l'origine thrace est souvent invoquée, elle correspondrait bien à l'événement puisque le roi de Macédoine a intégré dans son armée un fort contingent de guerriers thraces 19Î et particulièrement des cavaliers. Ensuite, la représentation du Héros, très stéréotypée à Ilion, n'est pas sans rappeler les stèles funéraires de cavaliers macédoniens et thessaliens, sur des chevaux galopant et ruant. A Ilion, le Héros est vêtu d'une chlamyde, et certains exemplaires montrent un person-

186. Id. : «It is not inconceivable that Alexander the Great gave impetus to recongni- tion of Herakles, when, with characteristically dramatic flare, he included his supposed ancestor in rites undertaken on landing on Asian shores » ; on peut toutefois rappeler la distinction probable entre un culte public des Iliens, prohibé, et des cultes privés, où la population, comme ailleurs, peut vénérer une des divinités les plus populaires du monde grec.

187. A Ilion, le cavalier est largement mis en avant, par rapport aux autres éléments traditionnels : pas d'autels, et le serpent est soit très réduit et schématique, soit absent.

188. A. E. Barr, «Horse Rider Plaques at Ilion. A preliminary study of the hellenistic hero cult in Asia Minor», ST VI, p. 133 ; on décompte 300 exemplaires pour la plupart non-inventoriés.

1 89. C.B. Rose, « Excavations 1997 », p. 88 ; on serait tenter d'ajouter que le type varie aussi selon les époques.

190. Cette hypothèse semble plus plausible que celle qui est échafaudée par A.E. Barr, id. p. 138 sur une possible importance du cheval à Ilion, comme réminiscence homérique.

191. L'hypothèse est évoquée mais mise de côté par Α. Ε Barr, id. p. 138 : «The iconography of our horse plaques does not provide sufficient evidence to suggest that the man represented is a hellenistic king». Il faut souligner qu'Alexandre n'est pas à proprement parler un souverain hellénistique.

192. A. E. Barr, id. p. 146 n. 46, n'écarte plus cette éventualité: «This does not entirely rule out the possibility that the rider was Hellenisitic royalty. . . ».

193. M. Launey, Recherches sur les armées hellénistiques I, Paris, 1987, p. 268; ils sont environ 7000 à suivre le roi.

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nage coiffé de la kausia, bonnet typiquement macédonien 194. Il est représenté imberbe et au moins un exemplaire pourrait laisser paraître un diadème 19S. On connaît par ailleurs des cas où le cavalier possède clairement les traits d'Alexandre 196.

Les dépôts ont été constitués à plusieurs endroits distincts, souvent en rapport avec les centres cultuels comme le sanctuaire du sud -ouest et le temple d'Athéna. L'impression générale est donc celle d'un culte venu de l'extérieur, largement répandu et public, peut-être lié à un hérôon 197.

2. La réaction des Iliens se devine difficilement: les sources insistent sur la personne royale, et les autochtones sont une masse souvent anonyme fournissant un cadre et un décor à son aventure ; au mieux, ils sont nommés et intéressent l'Histoire quand ils résistent. Un faisceau d'indices permet de croire que la venue du roi, qui certes a été une réussite éclatante au regard de la propagande, n'a pas été une réussite évidente et facile.

L'hérédité mythique des rois de Macédoine était habilement mise en valeur à des fins de propagande et d'exhaltation de leur grandeur et de leur hellénisme 198. Alexandre en est conscient et sait l'utiliser plus que tout autre. Mais le fait d'être considéré comme descendant d'Héraclès, premier des ravageurs de la Troade199, comme émule et héritier d'Achille et admirateur d'Agamemnon200, responsables de la seconde destruction n'implique pas forcément que les habitants d'Ilion le recevront sans inquiétude avec un enthousiasme entier. Parmi les faits «iliens», deux présentent Alexandre hors de l'idéal et de l'unanimité: l'anecdote de la lyre de Paris, et le sacrifice à Priam, qui lui rappellent tous deux sa lourde hérédité.

194. Id. p. 154 et les groupes 32 et 333. 195. A. E. Barr, id. p. 138, groupe 8 et en n. 46: «It is also possible that the coroplasts

wished to convey the idea of "hero" more than that of king since the diadem "derived its primary meaning from its association with : it meant kingship in Asia in the style of Alexander"», citant R. Smith, Hellenistic Royal Portraits, Oxford 1988, p. 37.

196. Cf. C.G. Schwentzel, Images d'Alexandre et des Ptoleme'es, Paris, 1999, p. 96. 197. A.E. Barr, id. p. 134. 198. N.G.L. Hammond, G. T. Griffith, History of Macedonia II, p. 3-13 : «The Royal

house of the Macedones », qui présente les versions de la généalogie des rois de Macédoine, dont les deux traits principaux sont l'origine héracléenne et l'ancrage dans la mythologie grecque.

199. Strabon XIII 1, 32 signale qu'Héraclès est toujours détesté en Troade de son temps, en souvenir de ses ravages passés.

200. Cf. selon Plutarque, La Fortune ou la Vertu d'Alexandre I 10: le vers préféré d'Alexandre dans Y Iliade «II était bon roi autant que guerrier intrépide «(III 179) concerne Agamemnon.

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Strabon fournit une solution à cette difficulté: il fallait rappeler qu'Alexandre, par sa lignée maternelle, descend bien des Eacides, mais qu'Andromaque, femme d'Hector, a régné dans cette dynastie, en omettant bien sûr de mentionner les circonstances de son départ d'Ilion. Le Géographe présente cette tradition comme étant à l'origine de l'amitié d'Alexandre envers les Iliens201.

Il ne fait guère de doute que la cité a connu sa renaissance (ou plutôt sa troisième naissance, au regard des contemporains) grâce à l'intervention d'Alexandre, et que la plupart des bienfaits qu'elle a reçus lui sont redevables, par un phénomène d'accumulation.

Reste à savoir si le roi a été honoré comme fondateur, à quelle date et à quel degré. Il est judicieux dans ce domaine de se référer aux conclusions de C. Habicht202: l'existence d'honneurs cultuels rendus à Alexandre est prouvée indirectement par la mise en évidence d'une tribu Alexandrie, largement postérieure203. La tribu éponyme doit dater justement de la naissance de la nouvelle organisation politique.

Le dossier est bien fragile concernant ce phénomène largement attesté en d'autres endroits. Alexandre mérite amplement ces honneurs en tant que fondateur, mais il ne semble pas que le culte ait connu une grande activité204. Les Iliens ont-ils été rebutés par l'hérédité tout compte fait néfaste d'Alexandre, ou bien ont-ils vu leur attention détournée par les cultes de la Confération d'Athéna Ilias et la réussite éclatante de la cité éponyme d'Alexandreia 2O5 ?

Au-delà du foisonnement des explications concernant les gestes du roi ou l'ensemble de son passage, il en est une qui a été très rarement mise en avant206. Elle n'a de rapport direct ni avec l'attrait personnel pour l'épopée ni avec l'exhaltation politique de la cause panhellénique à travers la guerre de revanche, mais elle transparaît en fait dans l'ensemble du comportement royal.

201. Strabon XIII id: «C'est pour cela... qu'Alexandre était bien disposé envers les Iliens ».

202. Ch. Habicht, Gottmenschentum und Griechische Stâdte, Munich, 1970, p. 21-23. 203. CIG 3615; II subsiste toutefois l'éventualité, assez faible, que le nom de cette

tribu soit liée à Paris- Alexandre. 204. Dans d'autres cités, les indices sont bien plus nombreux d'un véritable culte, dans

les cités ioniennes, séparément et dans le cadre de leur Confédération ; cf. Habicht, p. 23- 24.

205. Sur la fondation d'Alexandreia Troas et ses circonstances et ses conséquences, cf. L. Robert, Etudes numismatiques grecques, Paris, 1951, p. 5-12.

206. Essentiellement, et brièvement, par M. Faraguna, «Alexander and the Greeks», in Brill's Companion to Alexander the Great, p. 109.

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Les sources littéraires ont considérablement insisté sur l'épisode précédant l'entrée en Asie: le sac de Thèbes. Quelques mois auparavant207, Alexandre a détruit intégralement la cité de Thèbes à la suite d'une révolte. C'était une des plus anciennes cités grecques, prestigieuse et puissante, berceau d'Héraclès, centre du culte de Dionysos et lieu de naissance de Pindare. Les auteurs anciens décrivent le siège et la destruction avec de nombreux détails, y compris la mention de sacrilèges et insistent sur la présence royale et sur sa volonté de terroriser le reste des cités grecques. L'effet politique est une réussite, mais les mentalités sont profondément choquées par l'événement208. Le traumatisme est tel que le roi lui-même est touché personnellement par la tragédie qu'il a provoquée 209. Arrien le décrit affecté par le drame longtemps après, et cherchant à favoriser d'une façon quelconque les Thébains210. Alexandre considère d'ailleurs ses infortunes ultérieures comme étant une punition infligée par Dionysos pour ce méfait211. Enfin, le renforcement progressif de l'influence dionysiaque sur le roi et son règne proviendrait, entre autres, de la quête de la miséricorde d'un dieu puissant et dangereux.

En Troade, devant Ilion, le roi a la possibilité de ressusciter une cité autrefois victime d'une destruction sauvage212, et dans un contexte très favorable, de manifester une des vertus royales, la fonction nourricière, la générosité, la bienveillance, la Tryphè et la Philanthropia, mises à mal quelques mois auparavant. Callisthène est là pour magnifier ce moment d'exception, et propager son image du côté des Grecs d'Europe, encore sous le choc thébain, et bien entendu en direction des Grecs d'Asie, qu'il faudra se concilier absolument.

Il existe donc une très grande quantité d'explications aux nombreux actes effectués par Alexandre à Ilion et en Troade ; pour les identifier

207. Le choc est tel que les Athéniens désertent les Grands Mystères à Eleusis, vers la seconde partie du mois de Boedromion, soit la fin de septembre.

208. Arrien parle de «catastrophe grecque», en I 9, 1 1 et décrit la panique des Athéniens en I 10, 3; Plutarque en 11, 11 résume ainsi cette politique: «L'intention d'Alexandre était de frapper les Grecs par un si grand malheur dans l'espoir qu'ils prendraient peur et se tiendraient tranquilles ».

209. Euripide adopte un ton menaçant et il exprime ainsi l'opinion commune dans Les Troyennes 95 : « Insensé le mortel qui détruit les cités et livre à l'abandon les temples et les tombes, asiles saints des morts : sa perte s'ensuivra ».

210. Plutarque 13, 3 : «on dit aussi que dans la suite des événements le malheur des Thébains fut souvent pour lui un sujet de tristesse, et le rendit plus doux à l'égard de beaucoup d'entre eux».

211. Plutarque 1 3 , 4 ; P. Goukowsky, Essai sur les Origines II, p. 6. 212. Les poèmes épiques n'insistent pas sur la destruction de Troie ; toute destruction

de cité est vue à l'époque classique comme une extrémité, un méfait absolu; un des auteurs préférés d'Alexandre, Euripide, au contraire, décrit très longuement les horreurs de la prise de Troie : les meurtres, les sacrilèges et les asservissements.

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Illustration non autorisée à la diffusion

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Haut-relief du Musée arquéologique de Madrid (voir p. 13 1 de ce volume, note 33).

avec précision, il faudrait faire la part entre ce qui est traditionnel et ce qui est exceptionnel, local ou extérieur, rationnel ou irrationnel, affectif ou politique, symbolique ou prosaïque. Chaque acte se situe entre chacune de ces bornes, à un niveau difficile à localiser. Le talent d'Alexandre se manifeste dans cette capacité démontrée justement à ce moment de concilier en quelques actes ces extrémités. Cette capacité à provoquer les événements historiques par des décisions rapides, fortes et symboliques est une des marques du règne. Sur ce point, la Troade et Ilion sont le théâtre d'une très grande réussite, d'un moment d'exception, voire d'une sorte d'idéal : Macédoniens, Grecs et même Barbares unis dans une nouvelle cité, sur une terre glorieuse, qui rendent hommage à un jeune roi favorisé par les dieux et inspiré par les héros. Ilion, au cœur de la Troade homérique est bien sûr le lieu de l'épopée, et les témoignages ont mis en

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avant cette dimension. C'est une étape du passage de la grande invasion perse de 480, mais il n'est pas indispensable d'insister sur ce point pour comprendre la dimension panhellénique de l'expédition. Enfin et surtout, Ilion est la première ville qu'Alexandre rencontre en Asie et il a voulu que cet événement ait une valeur d'exemplarité.

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