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La Ville, son archange de misère, l’espérance par Juan
Asensio
…alors, puisqu'il faut redire les mêmes mots, toujours les mêmes
mots, répéter les mots qui claquent sous la langue comme des cosses
vides, briquer les vieux sous vert-de-gris pour en faire reluire le
profil de cuivre pâle et délavé, vil comme l'anneau adultère de
Gygès, traître comme le profil de Judas toujours fuyant, la
rousseur chafouine obliquant la perspective du Salut, faisons
étinceler chacune des facettes du précieux diamant – à la fois
solitaire et crapaud, il est l'exemplaire unique, le monstre de
cent mille carats que nul n'ose fixer – qui, comme ces illustres
modèles enserpentés aux cous des splendides du demi-monde, cailloux
translucides où se reflètent les éblouissants maléfices séduisant
les femmes, a ébloui plus d'un faux-monnayeur : l'espérance. Un
beau mot, l'espérance, un mot d'enfant, un mot transparent,
brillant comme un diamant, un mot du début, un mot de l'ouverture
de l'histoire de l'homme, du premier homme, Adam, un mot du premier
jour levé sur l'homme du premier jour, Adam, un mot de la terre et
du matin rayonnant où elle dresse son arche nouvelle, un mot
lumineux, adamantin, un mot qu'Adam assurément n'a pas employé, un
mot qui n'existait pas, un mot inconnu comme le temetum d'Augustin
(De Trinitate), c'est-à-dire un mot innocent, non pas charrié avec
les scories d'une langue morte, ses courant nauséabonds, mais un
mot inutile, pas encore né, puisque l'acte de nommer la Création
est à lui seul louange et prière : l'espérance n'existe qu'à partir
de la reconduite hors du jardin, lorsque parler n'est plus que
palabrer; avant, l'homme qui n'attend rien, et qui n'attend rien
parce qu'il n'a encore rien perdu, n'a pas besoin d'espérance;
après, l'homme chassé qui n'a plus rien à perdre l'invente pour
tromper son ennui. Si l'Éden est le lieu éminent de la Présence,
l'orangeraie réelle et désaltérante où bruisse l'ondée légère du
Vent, l'espérance qui chante son absence n'a lieu d'être que
lorsque l'avis d'expulsion est tombé, après le premier matin, à
cette heure brune où les ténèbres recouvrent la terre comme l'eau
lourde et lente d'un port la nuit, à cette «heure de la nuit
qu'aucun homme ne connaît parfaitement, n'a possédée tout entière»,
écrit Bernanos, lorsqu'il se débat avec les spectres blancs qui se
déchirent entre eux sa pauvre âme, ni noire ni blanche, mais brune,
lorsque l'espérance ne brille plus que comme une petite lumière
égarée, et que, chaque nuit tombée, tout le travail patient du jour
n'aura pas seulement été détruit, mais effacé, oublié : il faudra
alors «tout réinventer, même l'espérance – même l'espérance qui
était de se croire, chaque matin, à la merci d'aimer avant la
nuit», comme l'écrit admirablement Jean-René Huguenin. Ce n'est
qu'une fois chassé qu'Adam s'avise de prononcer le mot, au moment
de l'ouverture de la chasse, puisque ce n'est qu'une fois chassé
qu'il faut commencer à patiemment guetter et attendre (l'espagnol
emploie le verbe esperar en lui donnant ce sens), car l'attente qui
ouvre l'histoire et l'espérance qui veut la fermer, attendant
sa
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clôture définitive ou cette mort prétendue dont notre époque
fait semblant de se délecter, alors qu'elle crève plutôt de n'avoir
plus d'horizon, marchent ensemble à partir de cet épisode premier;
plus même, l'attente et l'espérance sont une même chose, et celui
qui n'attend plus, celui pour qui le temps n'est plus qu'une petite
boule compacte qui ne roule pas vers le lendemain mais qu'il serre
en grinçant des dents dans sa main huileuse, celui-là s'ennuie
ferme, tourne en rond : dans le fond, c'est que l'enfer enferme,
les pauvres damnés tournant dans la noria infernale, leurs yeux
fixés sur le moyeu privatif, trou de pure noirceur, la haute
stature de l'Ange du Désespoir; pardon, l'idole banale, insipides
messieurs Teste et Ouine. Oui mon Dieu, que sommes-nous, demande
Baudelaire, «sans le don tout divin de l'espérance, et comment
pourrions-nous traverser ce hideux désert de l'ennui» ? Rien
d'autre que des hommes sans histoire, sans lumière et sans rire,
rien d'autre que des épaves encalminées dans les rades ensablées.
Ainsi, parce qu'elle prononce la phrase fatidique de la perpétuelle
remise à plus tard, spero fore ut, (dans un français rauque,
j'espère qu'il arrivera que), comme un phénix qui déchirerait le
cœur souffreteux du corbeau d'Edgar Allan Poe, l'espérance est la
mère de tous les millénarismes, cette hérésie aux mille visages
jamais déracinée par le feu de l'Inquisition, et comme telle, elle
est celle du plus meurtrier d'entre eux, ce messianisme laïcisé
qu'est le communisme, dévorant les entrailles de sa mère comme
Milton raconte que Satan fut dévoré par son ingrate progéniture.
Pourtant, le phénix qui renaît de ses cendres, s'il semble
réellement plus rare que le vulgaire corbeau au pelage noir, gage
son mystère sur le chèque en bois de la tromperie : jamais aperçu,
sourd aux plus étranges mélodies sifflées par les appeaux des
poètes, il arrive que des hommes, afin d'attiser la convoitise de
l'animal fabuleux, en désespoir de cause décident de lui offrir un
peu de sang, cette ultime valeur-refuge, sur laquelle de nouvelles
économies règlent leurs sautes d'humeur, sang qui d'après De
Maistre constituait l'édifice invisible et immémorial de la douleur
implorant le Dieu muet. Alors l'innocence des pauvres coule à flots
dans les égouts de l'Utopie, bien moins insubmersible que
l'Atlantide nouvelle de Bacon, et le soleil, comme il est écrit
dans les mauvais romans, se teinte de rouge, lui qu'on exigeait de
voir se lever sur la misère immémoriale des pauvres, afin que son
éclat dissipe les vapeurs sales, lui qu'on sommait de rallumer le
vieux cœur endormi dans les profondeurs de la cité. Voilà ce qui
arrive lorsque l'homme se mêle, depuis la guérite du mauvais
démiurge dont il usurpe la folie, la main droite en visière sur les
premières marches d'une Atlantide bâtie sur les charniers, la
gauche ne sachant pas ce que fait la droite, et de toute façon fort
occupée à ajuster le canon sur la tempe du terroriste, voilà sans
doute, me dira le pessimiste ou bien le communiste revenu de ses
illusions (c'est-à-dire, le communiste à visage humain, le
communiste désespéré), ce qui se passe lorsque l'homme essaie de
réconforter l'homme. Mais l'espérance tue n'est pas l'absence.
D'ailleurs la parole de l'Origine, selon Vico, est silencieuse.
Elle est le chant non proféré de la joie qu'en Éden Adam chantait
naïvement, c'est-à-dire comme chante un enfant qui ne se soucie de
rien d'autre que de son chant, car seul l'important préoccupe
l'enfant, le chant donc, ce qui n'a aucune importance, mais à quoi
il se consacre sérieusement, avec le sérieux exagéré des enfants,
sans y penser, comme on marche : c'est que, dès qu'il y pense,
aussitôt se lève la gêne de la conscience, qui est couac, fausse
note ridiculisant par exemple le chant forcé de Mouchette, dont le
chant véritable est cette marche qu'elle accomplit dans la boue et
l'orage, sans y penser, seulement guidée par le terriblement
tentant haleur de la Nature, avant que sa petite voix ne chante
plus que pour les animaux visqueux du marais, aux anges de pareille
concert donné pour leurs ténèbres. «Il y avait une grande
procession», affirme le poète-enfant, Charles Péguy, qui marcha
hardiment, peut-être en chantant, en tout cas l'espérance au fusil,
avant qu'une balle reçue en plein front ne lui fasse oublier qu'il
pensait aux hommes, et surtout à ceux qu'il allait devoir tuer :
«C'était la procession de la Fête-Dieu. On portait le
Saint-Sacrement. Aussi en tête les trois Théologales marchaient.
Voyez, dit Dieu, cette petite, comme elle marche. Regardez-moi voir
un peu. Les autres, les deux autres marchent comme des grandes
personnes, ses deux grandes soeurs. Elles s'avancent comme des
grandes personnes.»
Qui sont toujours un peu fatiguées.
Mais elle...
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Mais elle, la ville, c'est l'enfer des modernes, le lieu d'où
l'espérance justement est proscrite, bannie à bon droit, maraudant
sur ses confins comme une lueur de cimetière, les nuits de chaleur,
rôde sur les marches de la vie, hésitante et secrète, vacillante et
capricieuse, mise elle aussi au ban de la vie, cherchant dans le
noir quelques souvenirs de la vie déchue, dépossédée de la vie et
ne possédant plus que le sceptre illimité de la mort, le royaume de
poussière de la mort, que la littérature se préoccupe de chanter et
chante en effet en glorifiant son roi, le roi sordide des mouches,
n'en finissant pas de la chanter, n'en finissant pas de le chanter
en préférant au dialogue qu'elle instaure et commande, à la prière
de l'espérance, le soliloque de la mort, tandis que les villes, qui
elles ne chantent pas et jamais ne se taisent, se contentent de
murmurer inlassablement, de ruminer les paroles de cendre du
dégoût, de triturer le dégoût et l'ennui de leurs millions
d'habitants, comme une fosse avale puis régurgite avec aisance son
purin : la ville qui rumine et murmure comme un vieillard
insatiable qui, à l'instant du
trépas, n'a plus le temps d'écouter, de prêter l'oreille à la
petite musique de l'espérance, qui chante et continue pourtant de
chanter pour lui seul, pour son oreille uniquement, pour son âme
qui n'écoute pas, la ville ne fait que mâcher et remâcher la morne
litanie dont elle-même s'alimente, à bout de vieillesse et de
lassitude hagarde, en un perpétuel retour. Mais elle n'est jamais
fatiguée. Voyez voir un peu. Comme elle marche. Mais elle... Mais
elle... Mais... L'ennui qui reste comme un nuage lourd de chaleur a
vite fait d'étouffer les mots de la douce complainte, qui elle
continue d'avancer, attirée par quelque bouche fraîche d'enfant,
allant bondissante comme une fraîche mouquère insoucieuse et
espiègle.
L'enfer des villes, proclame le cliché : il serait plus juste de
dire, la ville, l'enfer. On ne compte plus les pages écrites
là-dessus, ni les toiles sombres peintes : une théorie d'écrivains
du laborieux XIXe siècle qui a sonné la mobilisation totale, qui
paraissent s'être donné la main, marchent et avancent péniblement
pour ramener à la surface, comme le flambeau d'un Prométhée
souterrain, le suint poétique de ses égouts colossaux, font comme
une couronne de douleur sur le front du grand malade occidental,
les pieds gangrenés par la neige qui fermente au dégel des toundras
maigres, les mains crispées aux barreaux de l'échelle du Nouveau
Monde, où il a cru quelque temps trouver du nouveau, entendre
parfois, lorsque se taisait la voix de vierge de la terre nouvelle,
envoûtante comme le chant des sirènes, les échos d'une musique en
Europe oubliée, comme le chant fragile, la plainte à peine audible
d'une petite fille chantant sous les corps morts de milliers
d'hommes, le sang des sacrifices, où il a cru voir parfois, dans le
poudroiement doré des vieilles prophéties, les colonnes
prestigieuses du cinquième Empire étreint en rêve par De Roux,
Pessoa, Camoëns et le Père Vieira. La ville, le dernier trou en
somme, non plus la tour mais la fosse de Babel, le trou devenu
plein, le béton gigantesque promu au rang d'impalpable réalité, la
fosse de sédimentation où le plancton noir de nos prières se dépose
comme une litière épaisse sur laquelle germent les derniers
martyrs, l'ultime malebolge confiné dans l'éclatement de ses
verticales fugitives, hautes cimes vertigineuses fuyant vers le
Ciel (une coupole inversée en somme, où les mouches ivres
bourdonnent comme des étoiles) jusqu'à le toucher dans un temps
tout proche qui produira, l'instant érectif d'un tremblement de
paupière, une rencontre terriblement attendue, inédite même à la
prunelle des anges qui sont pure vision ! Alors, peut-être, oh !...
alors peut-être Georg Trakl sera-t-il en paix, et la longue file
pâle d'ombres qui le suivent, au moment où les deux lames, les deux
lèvres de cette bouche dressée vers le ciel, comme la levée
inespérée de deux aurores, à l'instant de la mort du dernier homme,
dans les hauteurs éclabousseront le dernier front tendu vers
l'ardeur ? Comme des chiennes elles sont avides – quoi, les hautes
cimes vertigineuses ? Avides d'espoir et attentives, patientes
oui... aussi patientes que le vide devant l'Être, autre gueule
vorace. Attentives à la moindre parole qui donnerait un sens à leur
trajectoire infinie... Avides ? Avides d'un mot peut-être ?...
Moins, d'une syllabe, pas même ! Avides du simple hochement de tête
de l'idiot, du signe inachevé du moutard bavant d'émerveillement
compréhensif. Mais le mot ne vient pas, nulle bouche pour le
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prononcer, pour le dire, pas une seule mémoire d'ailleurs pour
s'en souvenir, pour se rappeler sur quel air facile se jouait la
chanson... J'en suis absolument certain : des femelles de molosse,
affamées depuis trois semaines, leurs dents pointues raclant les
tiges de leurs cages – ces chiennes sont enfermées car la nécessité
de ma métaphore impose que l'espérance soit, non pas, comme le
binocle du bien-pensant pourrait le lorgner, une prisonnière
mordant les barreaux de sa cage, ou mieux, une chienne plaintive,
mais la cage qui enferme et emprisonne –, leurs griffes entaillant
les murs, ces femelles donc, ces insupportables maigreurs dont
l'échine décollée se balance de droite et de gauche lorsqu'elles
relèvent la tête et fixent sans le voir le ciel, à qui on
présenterait un morceau saignant de viande, j'affirme que de tels
monstres étiques se jetteraient avec moins d'avidité sur la carne
malpropre, la dévoreraient avec une moins inquiétante et avare joie
que ne le feraient les parallèles voraces dressées par les hommes,
qui, hurlantes dans les béances qu'elles lacèrent de leurs bonds,
gourmandes des gouffres noirs, comme une meute de chiennes lancées
sur les traces de l'Évadé, bondiraient sur lui pour le dévorer.
Amos déjà, comme un chien errant et fatigué jeté sur tous les
chemins de la peine poussiéreuse, tentant de rejoindre son maître
comme El Hadj, annonce la recherche sans espoir : «On ira titubant
d'une mer à l'autre mer, du nord au levant, on errera pour chercher
la parole de Yahvé et on ne la trouvera pas !» Voici donc la
parabole : l'Évadé, c'est l'intime morsure infligée par
l'espérance, plus cruelle qu'un supplice dantesque. L'Évadé, c'est
Celui qui rend insupportable l'attente folle, l'attente privée
d'espérance, qui est l'attente surnaturelle puisque l'espérance
n'est rien de terrestre, c'est Celui qui verse sur la plaie de
l'attente la chaux vive de l'espérance. L'Évadé n'est plus là, mais
Il a laissé, sur la plaie de notre attente, la chaux vive de
l'espérance, comme un fantôme dont on ne peut se débarrasser, comme
le souvenir d'antan qui hante l'esprit, qui tourne autour du
dernier homme planté sur le tertre immense de la solitude. Écoutons
Jules Laforgue dire :
«Squelette ou cerveau fou qu'aura choisi le sort
Pour être le Dernier, seul, dans le grand silence,
Pour voir que c'était vrai, qu'il n'est plus d'espérance,
Rien n'ouvrant les cieux, tout continuant encor,
La terre pour jamais va sombrer dans la mort.»
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Elle voudrait tout le temps marcher. Aller de l'avant. Sauter.
Danser. Elle est si heureuse. Mais elle... Mais...
Pour l'instant elle patauge, la vieille déesse romaine, Spes,
l'Attente, dont la brièveté syllabique claque comme d'un soufflet
chaque joue de l'homme, elle essaie d'avancer comme elle peut dans
le marécageux compost que la Révolution française, en se
décomposant, lui a charitablement épandu, comme l'obole versée à
Charon, jetée cette fois-ci depuis l'autre rive de la vie, pour un
retour du pays sans nom. Du moins enjambe-t-elle le corps vide de
la déesse Raison que baise amoureusement, mimant une de ces
copulations des égouts qui plus tard enivrera l'odorat de
Lautréamont, le vieux charognard Voltaire, qui achève de se
liquéfier sur l'échine de sa maîtresse des profondeurs : le
parasite périt avec son hôte, c'est la loi du recyclage universel.
De là va naître, fier et dressé comme une statue votive, émergeant
du cloaque comme une Vénus anadyomène, un nouveau rêve qui a germé
dans la gésine putride, une nouvelle turpitude, un nouveau bâtard
de l'espérance, accroché comme une carcasse au crochet adultérin du
boucher dix-huitième siècle, ce siècle qui ne s'occupa que de porcs
et de singes, c'est-à-dire de grimaces et de couinements d'alcôves,
ce siècle de porcs érudits dont s'occupe Philippe Sollers : l'homme
nouveau, l'homme splendide et bronzé comme un soleil de chair, un
dieu cette fois, un dieu ridicule qui n'est qu'un homme ridicule
haussé à la taille d'un dieu fait par l'homme, et non plus une
déesse de ferraille et de crasse, le dieu Pan, ou plutôt le dieu
Onan, s'il est vrai que les dessins de Félicien Rops n'auront
jamais autant fait tourner la femme, la tourner en bourrique ou
plutôt en pouliche, sur l'axe du phallus cavalier, nouveau levier
d'Archimède. Voici l'homme donc, pur comme un nouvel Adam ! Et la
femme, l'antique Ève enfin devenue son idéale compagne, elle aussi
se délecte dans le Jardin où tous deux ils vont jouer comme des
innocents au puzzle androgyne ! Voici donc ce vieux rêve d'un
Prométhée artiste, lentement mûri, porté comme le plus précieux des
surgeons de David dans le ventre des Lumières, né des décombres de
Sedan, jailli du bourbier de la percluse Maison de France venue
parapher dans le champ de la ruine le vélin de sa Décadence, voici
ce paletot d'idéal pour les petites épaules de l'occulte Péladan,
ce Lazare de foire qui n'a pas peur de la Camarde et la fixe en
éclatant de rire, comme le mage Cagliostro s'amusait avec le
Diable; voici donc l'irrésistible élan de l'homme s'extrayant d'un
amoncellement de corps luxurieux et splendides, déjà morts pourtant
comme Les passions humaines de Jef Lambeaux le montrent : mais,
vieillard podagre cependant, n'ayant plus la force – l'a-t-il
jamais eue ? – de crier comme le poète contrebandier «Tout à la
guerre, à la vengeance, à la terreur, / Mon Esprit ! Tournons dans
la Morsure», amateur comme le duc des Esseintes des vices les plus
fins, la main sur le cœur comme sur une petite bête inconnue,
maléfique et noire, tellement caressée depuis des millénaires –
mais inconnue pourtant, car Qui peut sonder le cœur de l'homme ? –,
tellement caressée et choyée,
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tellement avilie qu'elle connaît comme un chien de foire tous
les tours, ce rêve, ce nouveau rêve, ce mauvais rêve va avorter à
son tour, ajoutant à la pourriture d'où il s'est extrait sa propre
pourriture, son petit tas de boue au grand lac de boue qui fume et
fulmine sous le soleil de l'ennui, car c'est la loi universelle de
la récupération. Voici l'homme ! Voici l'Homme ! Il a chassé
l'espérance comme on raconte que Napoléon, du haut de son tertre
observant la mort à l'oeuvre sous son regard fulgurant, chassait
les milliers d'âmes de ses soldats morts pour lui, à l'instant,
sous ses propres yeux d'empereur, d'un revers de main, comme on
chasse une pensée importune ! Englué dans les fondrières rouges de
la Première Guerre mondiale, le moutard insigne va devoir apprendre
très vite une fraternité aveugle bien éloignée des gabegies
maçonniques ou éthopiques, bonnes uniquement pour les rats
instruits par les grimoires : la fraternité des ébranlés, ciel vide
parcouru par des éclairs de froideur, autre chose, en somme, qu'un
socialisme teinté de formules magiques fleurant bon la confiante
naïveté en une progression de l'homme, même magicienne, pas vrai
?
«Voilà ! c'est le Siècle d'enfer !», lâche dans un cri Rimbaud
l’effaré. Mais il est vrai que le siècle qui commence s'ouvre telle
une gueule, il vient de percer dans la clameur des explosions et la
boue du malheur l'isthme sordide de sa débâcle, comme s'il achevait
de célébrer dans le bruit et la fureur la fonte des glaces de la
froide misère, qui s'éloigne désormais comme un iceberg mendiant
vers les chaudes profondeurs des anciennes colonies où, solidement
amarré au ponton du profit, il va pouvoir fondre capricieusement
ainsi que neige au soleil, engraisser un peu plus les chafouins
soudards de l'Europe
universelle, alimenter de sang et de souffrance tous les
comptoirs rapaces comme le parasite alimente de pus l'organisme
sain qu'il colonise, car telle est la loi de l'universel
parasitage. Désormais tous croient et espèrent en l'avenir, ce faux
espoir, cette fausse espérance, cette faux de l'espérance, et au
progrès, cette camarde de la vraie joie (tout ce morne dévalement
est raconté, péniblement et jubilatoirement, dans la douleur de
l'hallucination et le rire de la joie féroce, par le génial Céline
dans son Voyage). Qu'importent même les ratées, et au diable les
prophètes de malheur, qui crèvent toujours au fond des venelles
obscures, la main gauche crispée sur le Manifeste, l'index de la
droite pointant comme Platon sa raideur douloureuse vers le Ciel.
L'homme marche, et marche avec le progrès, tandis que le cri de la
vigile, haut placée sur le perchoir de la science, annonce avec
Renan que le brouillard épais se dissipe, triomphalement sabordé
par les récifs d'Utopie. Terre ! Terre ! C'est le cri qui gonfle
les poitrines qui ne se souviennent plus de Babylone, détruite en
un clignement, qui ne se souviennent plus que la patrie est la
terre des pères, la terre de leur père, tandis qu'ils errent depuis
trop longtemps, incapables, une fois trouvée, de donner racine à
leur arrivée. Mais seule la fièvre des optimistes, qui
contrairement à ce que l'on croit ont la vue très courte, a cru que
le mirage scintillant comme une colonne d'or n'allait pas se
dissiper au premier souffle de vent, et resplendir à jamais sous
leurs yeux écarquillés. Las !, il faut bien repartir, ou plutôt
rester tout en échafaudant pour demain les plans de l'évasion
salutaire : «Ce n'est rien ! j'y suis ! j'y suis toujours», clame,
une fois de plus, dans un claquement de stupeur, Rimbaud effaré.
Pas d'arrêt donc. Quant aux villes, qui dans l'obscurité
évaporaient leur semence d'hommes comme de prodigieux champignons
colonisateurs, les voici reparties tels des rafiots brinquebalant
sur les flots leur gros ventre outré par la misère, cette lamproie
qui suce le limon des soutes puantes et y évapore ses alcools
tutélaires. Mais, dans la nuit de l'océan semblable à une dune
consumée par l'ivresse, un vide immense sur la visée du sextant est
le cap unique tracé par le compas des pilotes : nulle étoile
polaire pour indiquer le jusant de l'avenir, la fin de la misère,
le nord de la langue quoi !, enfin la réalisation de la nouvelle
Jérusalem, la Jérusalem délivrée chantée comme une vierge splendide
par
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l'ardeur des prophètes oubliés, rien que «les marais énormes,
nasses / Où pourrit dans les joncs tout un Léviathan !» Et pourtant
les étraves puissantes qui soufflent et peinent comme des mufles
continuent de creuser des plaies monstrueuses au ventre des
gouffres qui, retournés comme des poissons morts, daignent parfois
découvrir quelque créature inconnue, maigre réponse tavelée comme
un cadavre puant de Sphinx. C'est donc bien là l'antique parabole
du Semeur vidée de sa substance : telle échine élégamment fluide
qui dans les abîmes profonds brûlait de mille oraisons de lumière,
n'est plus, une fois qu'elle a échoué sur le récif de l'ennui, que
la vessie dégonflée de notre dégoût.
«Ô grandes villes Bâties de pierres Dans la plaine !
Dans le silence s'en va Celui qui n'a pas de patrie
Avec le front ténébreux, avec le vent, Les arbres nus sur la
colline.»
La ville, cette grande célébration anonyme d'un innommable qui
se perd dans la nuit des temps, aujourd'hui ne nous offrant plus
que son seul visage désespéré, grotesque, fou comme ces idées dont
parle Chesterton, tournoyant à vide telle une noria déjantée, en
roue libre pour l'Erehwon de Butler, l'utopique non-lieu de
l'absence – pas même une de ces grappes de ruines magnifiées jadis
par Monsu Desiderio, versant au moins, aux gueules asséchées des
soudards, le vin noir des fins tourmentées d'empire, comme une
consolation et une dernière victoire remportée sur le soleil jauni
de l'espérance ! La ville, la grande ville de l'Occident, la ville
terrible et mystérieuse (une Salammbô de pacotille orientale !),
grouillante de fantômes industrieux et civilisés, la voici donc
symbole de la modernité tant décriée, celle-ci tout entière même,
et son visage grimaçant, voici qu'il est devenu le visage de ce
mendiant que Cénabre rencontre au coin d'une rue de Paris-Dis pour
trouver dans les yeux du demi-fou l'angoisse qui étreint son pauvre
cœur, son pauvre cœur de fou, son cœur triste qui bave à la poupe,
se parant de son mensonge pitoyable comme d'un manteau de diamants.
Car la ville symbole de la modernité, est la ville emblème de
l'enfer, selon une équivalence posée naguère par Walter Benjamin,
imperturbablement reprise depuis : «Le “moderne” comme temps de
l'enfer. Les châtiments de l'enfer sont toujours à la pointe de la
nouveauté dans ce domaine. Il ne s'agit pas de dire que “les mêmes
choses sans cesse” arrivent, encore moins de parler ici d'éternel
retour. Il s'agit plutôt de ceci : le visage du monde ne se modifie
jamais dans ce qu'il y a de plus nouveau, cette extrême nouveauté
demeure en tous points identique à elle-même. C'est cela qui fait
l'éternité de l'enfer. Déterminer la totalité des traits sous
lesquels le “moderne” se manifeste, ce serait donner une
représentation de l'enfer.»1 Chichement, follement, ridiculement,
nous y vivons pourtant, et telle rue mouillée, sinistre un soir
d'automne alors que ne l'éclaire que de tremblantes enseignes,
louches et craintives comme des prunelles de hiboux, a peut-être
été le lieu d'une rencontre évidente (ainsi de Thibaud de la
Jaquière, chevalier du guet de la ville de Lyon, surpris dans les
jupons du Diable), d'une sourde et consommable familiarité avec
(avec qui ou quoi ?), avec derrière l'écho froissé de nos propres
pas comme des halètements de rats, la meute des aboiements de
l'ennui et du plaisir, ou peut-être même l'éclat louche et fatal
comme l'aiguille d'une dague, répandu sur le sol où il fait une
flache boueuse et rouge
1 Walter Benjamin, Paris, capitale du XIXe siècle, Le Livre des
Passages (Cerf, 1989), p. 560.
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renvoyant à la nuit l'image tremblotante du meurtrier. Nous y
peinons aussi, vieux trimards sans plus aucune dent, resuçant les
jours fades sur lesquels une petite boule jaune lève sa paupière
chassieuse, à peine inquiète de voir recommencer sous elle
l'errance de ces épaves, vagues gagne-petits de la grâce,
traîne-savates minables de la médiocrité qui font eau de toute
part, que Julien Green déroule sur le macadam de l'inepte, que Lobo
Antunes fait germer comme des tournesols égrillards arrachés d'une
toile d'Ensor et plantés dans les venelles de Lisbonne, que Paul
Gadenne, dans son ténébreux Vent noir, tourmente exemplairement
avec les mille petites gueules voraces de la jalousie banale, et
pour cela atroce. Oui, l'errance, l'errance et non plus la marche
poétique, celle de Rimbaud, tutélaire, celle du passant
considérable écrivant, le pied maigre sur le quai d'embarquement,
le regard bleu piqué sur quelque mirage du désert d'Abyssinie,
écrivant donc : «Notre barque... tourne vers le port de la misère,
la cité énorme au ciel taché de feu et de boue», l'errance qui
détourne de son cap l'esquif altier, l'égarant puis le laissant
s'encalminer sur les sables noirs où se dresse, selon Georg Heym,
«Le Dieu de la ville, qui, sur des maisons en bloc, siège large»,
l'errance est devenue le véritable soleil sous lequel l'homme
moderne occidental fait germer sa mélancolie, comme un démon de
midi rassi, qui ne déploierait plus, par fatigue ou lassitude,
devant les yeux de l'ascète, cet Errant de Nietzsche, «marcheur»
(Wandersmann) sans Dieu, Angelus Silesius va-nu-pied qui aurait
perdu la boussole de l'Être, les mirages de la violence : «Oui, un
tel homme aura ses nuits mauvaises et sa lassitude; il trouvera
fermées les portes de la ville qui devait lui offrir le repos;
peut-être même comme il arrive en Orient, le désert s'étendra
jusqu'à ses portes; les bêtes de proie hurleront, proches et
lointaines; un vent violent se lèvera [...]. Alors la nuit
d'épouvante s'abattra sur lui comme un second désert dans le désert
et son cœur sera las d'errer.» Nous y souffrons, et quelque ange
oublié, qui a probablement chuté d'une haute tour engorgée dans les
brouillards de la nuit – elle aussi, la nuit : c'est le grand péché
de l'homme et sa terrible responsabilité que d'avoir prostitué la
nuit, à présent hyène noire plutôt que grande lumière sombre de
Dieu selon Péguy –, encrassé de sommeil déserte les places, et
retourne, comme une meute de rats en débandade, à sa caverne idéale
: étonné il contemple sans le comprendre ce précieux trésor des
hommes, intercession auprès du Dieu caché, fumée irrésistible de
l'offrande immolée, je veux parler de la douleur, de cette Douleur
des hommes, surnaturelle et muette, claire comme une larme,
aiguisée comme un morfil de coutelas, l'outil du meurtre ou du
suicide d'ailleurs, si l'espérance, se lavant les mains comme
Pilate, s'avisait de refuser de guider la main armée : «Soyez béni,
mon Dieu qui donnez la souffrance / Comme un divin remède à nos
impuretés...» dit ainsi Baudelaire. Nous y crevons à tout petit
feu, et les anciens morts, les vieux morts charriés par les
grandioses courants d'ordure qui planent en silence sous le sol –
«Ô cité douloureuse, ô cité quasi morte» écrit Rimbaud –, sherpas
infatigables de nos cauchemars, ces morts anonymes ou superbes
qu'on entend faiblement murmurer si l'on colle son oreille aux murs
sales, ingénus et pauvres ils bavardent patiemment entre eux,
répétant le babil insipide des morts, leur rancune secrète et
tenace contre les vivants, d'avoir été chassés comme des malpropres
du royaume de la vie lumineuse et riante qui les a oubliés, d'avoir
été simplement gommés du registre des vivants, sans même qu'une
rature n'indique qu'au moins ils ont vécu. Ç'en est trop, n'est-ce
pas ? On réclame un peu d'air ? L'espérance d'ailleurs, puisque
c'est d'elle que nous parlons, n'est-elle pas justement là pour
insuffler la force, armer cette boue grisâtre comme on arme le
béton, cette boue qui refuse de devenir or, et construire ainsi
plus qu'un château de rêve, le labyrinthe dont le cœur secret
chante le Minotaure, et les douves abritent, enfin !, la réelle
présence ? Mais encore une fois, ce n'est pas assez, le fond n'a
pas été touché. Alors se lève, sur le marais pontin de l'absurdité
quotidienne qu'elle va partiellement assécher, et uniquement pour
un temps, alors s'entend la voix de la destruction, cet apanage des
forts, ce rêve noir d'Érostrate, la destruction qui est le
surnaturel des forts, la destruction qui, comme l'espérance
d'ailleurs, est une arme réservée aux forts, lorsque vient l'heure
de tout raser (ainsi le faible, comme William Styron décrivant dans
Face aux ténèbres sa traversée de la dépression, jamais n'emploie
le mot espérance, jamais ne s'avise de parler du désespoir d'une
autre façon que stupidement clinique, son désarroi ramené aux
glandes. Son ennui n'est que dégoût; sa tentation du suicide,
l'épanchement piteux d'un peu d'eau rouilleuse, qui avalée par le
siphon, marque sa présence évanouie par une mince auréole de
saleté). Alors se lève la destruction – dira-t-on qu'elle est
l'arme réservée par Dieu ? –, comme un orage d'acier, une lame de
tarière trouant les ténèbres amoncelées. Lisons Trakl : «Je vis de
nombreuses villes, proie des flammes / Et horreur sur horreur
s'accumulaient les temps, / Et je vis de nombreux peuples dont
l'essence n'était plus que
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poussière, / Et tous glissaient dans l'oubli». Puis Nietzsche :
«Malheur à cette grande ville !», s'exclame Zarathoustra le
contempteur, Zarathoustra qui voudrait «voir déjà la colonne de
feu» qui l'incendiera, comme on raconte que Léon Bloy vit en songe
une colonne de fumée s'élever sur la capitale détruite. Alors se
lève le chant de la destruction, levé pour tout raser, et passer en
détruisant tout : d'autres assez naïfs se trouveront bien là, à
l'heure précise et au moment de l'espoir ressuscité, pour
reconstruire ce qui avait été détruit, dans la patience confiante
de qui veut s'enraciner à la terre qu'il replante et édifie pour
être la demeure de sa croissance et de sa mort. Tout cela viendra,
et plus encore. Mais seulement après le cri de Smeterling, après
celui de Karl Kraus, plus fort parce qu'il est de chair, bien réel
: c'est certain, le monde repu, la vieille société européenne
refroidie comme un mort, doit craquer par quelque endroit. Pour
l'instant, ç'en est assez de marcher sans but, aller simplement de
l'avant, jeter son élan vers le zénith pointé par les sottes
Lumières, le singe Voltaire, cet aimant hypnotiseur, même si
personne ne paraît comprendre réellement que l'ombre du marcheur
s'allonge démesurément vers un nadir autrement attirant, le soleil
noir d'Auschwitz, qu'on ne peut fixer sans se brûler, comme on ne
peut fixer le soleil, qu'on nomme – et trahit donc – en disant
qu'il fut cette destruction, non pas de l'homme à qui on a refusé
la mort, non pas de l'homme dont on a prolongé la vie dans la mort
(cela, Bichat l'a imaginé, Rilke l'a vu dans son Livre de la
pauvreté et de la mort), mais de l'idée même de l'homme en l'homme
: je dirai, de l'idée éternelle de l'homme, de l'homme en l'homme,
de l'homme en Dieu. Pourtant, le vociférateur premier conflit entre
les empires du monde, qui terminera de couronner la gloire infecte
comme une lèpre purulente du vieil ogre austro-hongrois, par le
noir diamant de la mort brute, n'a pas encore éclaté, et déjà sa
rumeur est un souffle de désolation, parce que la pourriture
précède toujours l'entrée sur scène du Mal, comme le vent la
tempête, et l'éclat de lumière le diamant.
Le cœur caché, le cœur des ténèbres; nous y voici, sans aucun
doute, mais c'est presque rien, un peu de fumée vite dissipée :
Vienne, Salzbourg, Innsbruck... Villes croulantes et énormes;
villes avachies dans une jungle de mornes soupirs, de vagues râles
de vieillards remplis d'eux-mêmes, c'est-à-dire de vent, comme
l'est la venise agglomération, grignotée patiemment par les murènes
du temps, que nous momifie le vieillard Gracq dans Le rivage des
Syrtes, qu'il eût été inspiré d'appeler Syrtes-la-Morte, éviscérant
le cadavre poussiéreux de Rodenbach. Villes attaquées sournoisement
par une autre lèpre, qui trompeusement se présente comme un dernier
sursaut de vie, un ultime hallali de rancœur, le pilon incendiaire
de Karl Kraus, Die Fackel (La Torche), l'auteur bloyen des Derniers
jours de l'Humanité, dont l'acide crachat sera pieusement ramassé
par Wittgenstein, cet imprécateur du silence de la fin de partie
métaphysique. Villes hautaines et croulantes dans lesquelles des
marcheurs déboussolés versifient leurs beuveries, croyant parfois
avoir entrevu la matrice impénétrable où grondent les flots de la
Mort
et du Mal, liés amoureusement dans une copulation de sangsues,
ces mêmes flots répandant un peu de leur fraîcheur inconnue sur les
traits tirés du traducteur Cendrars, charriant la peur comme le
vent froid monté des abîmes vus par Przybyszewski. Villes pleines
d'yeux grands ouverts qui, après une nuit de débauche blanche comme
une vestale, peindront ce qu'ils ont cru voir en couleurs vives et
criardes, impudiques et macabres : c'est de nouveau le pas des
mendiants qui va faire trembler la terre, dans ces toutes premières
années qui voient se fortifier l'expressionnisme, mot commode et
années arbitraires
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sous lesquels s'agglutinent, pour se réchauffer quelque peu en
attendant la lumière universitaire que les générations patientes et
érudites dispenseront prétentieusement sur ce qui n'est, en fin de
compte, ni plus ni moins qu'une misère crasse et superbe, mais
instituée en bohème géniale, les parias, en rang pour le défilé de
la critique. La singularité de l'époque ? La sensibilité
monstrueuse des fins d'empire, l'urticaire des grabats où se
contorsionnent les mourants exténués. On pressent alors, comme une
rumeur colportée par les Histoires pragoises du jeune Rilke, que
tout finit, et que tout, peut-être, va renaître miraculeusement,
comme un fulgurant démenti à la sombre et irréversible faille que
la Mort introduit dans les Cahiers de Malte Laurids Brigge. C'est
que certaines voix ont proclamé que l'expressionnisme n'était
qu'une immense recherche, qu'il est «une sorte de généralisation de
toute notre vie sur la base d'une influence purement spirituelle,
un élan vers la divinité venant au moment où toutes les religions
font faillite. Est-ce qu'il ne nous apprendrait pas même de nouveau
à prier ?»2 Belle chimère, horizon vite éventé, car la prière, si
elle est montée assez haut, a vite fait de culbuter sur le rebord
des tranchées, d'où elle ne ressortira plus, malgré le délestage –
on devrait dire le dégazage – des putréfactions enfouies sous la
boue. Qu'est-ce qui va s'élever du tas de décombres brûlants qui
survit de l'empire bariolé comme une tunique magyare, du
tout-puissant empire austro-hongrois qu'on surnomme, tant il est
vaste, “l'Empire du Milieu”, cette ingouvernable mixture de peuples
(Metternich dira : «J'ai gouverné l'Europe, jamais l'Autriche.»)
tchèques, polonais, slaves, germains et romains décrit
minutieusement par L'Homme sans qualités de Musil, dernier
battement de la paupière rougie du géant pour un bref éternuement
d'énergie ? Rien. Rien du tout. Quelques toiles, quelques livres –
romans et pièces de théâtre –, c'est finalement bien peu. Mais de
ce rien poussé jusqu'à l'extrême abnégation, un rêve cruel,
halluciné, ondoyant comme une Ophélie pluvieuse, va grandir et
grossir telle une bulle de pâle lumière remontée des profondeurs
aveugles, puis se fixer à peine, dans la fulgurance d'une vie
grippée en 1918, dans les traits spasmodiques d'Egon Schiele ou
dans les ors byzantins d'Émile Nolde, ou encore mêlée à la boue des
tranchées d'Otto Dix : c'est, je l'ai dit, Rilke, Musil, Kafka,
Wedekind, Hofmannsthal, Benn, Schnitzler, beaucoup d'autres encore,
certes plus obscurs, à moins qu'ils ne soient simplement plus
accablés par une misère promotionnelle, édifiante et sainte comme
une colère de Job sur son fumier (et, ainsi devenus invisibles par
l'amoncellement des hardes qui pourtant les désignaient à la
moquerie du bourgeois, ils ont sombré comme dans un trou noir de
dévorante absence). Ils bâtissent, littéralement, sur les ruines
qu'ils pressentent, qu'ils sentent, puisque pavane sous leur nez le
premier frisson d'un vent bizarrement poisseux, les avertissant
qu'il ira bientôt charriant le pollen de millions de charognes, le
souffle des tranchées chaudes et humides, ils édifient quelques
constructions éphémères, pantelantes et décomposées, creusant dans
la terre noire pour y chercher et y trouver peut-être, avec le
trésor des vieux contes de l'Allemagne légendaire, l'espérance
enfouie comme une reine de Saba. Ces maudits sont invisibles,
puisque l'industrieuse grande Cité refuse de voir sa propre
pourriture et que complaisamment, elle se beurre des tartines
rances d'humanitarisme mondialiste, tandis qu'elle expulse la
divine charité, non plus errante, mais première “sans-papier” de la
Ville, lépreuse intouchable mieux gardée qu'un troupeau de veaux
d'or. Qui sait pourtant si Trakl, à la recherche de cette charité
qu'il a cru toucher de sa main tendue vers le poème lumineux, serti
dans sa gangue de ténèbres comme une promesse d'enfant, qui sait
s'il n'erre pas encore dans les nuits froides de Vienne, aguiché
comme une silhouette hésitante par les putains de la Judengasse
qu'il aimait tant; qui sait encore s'il n'est pas une des ces
lueurs furtives qui glissent subrepticement sur l'eau noire de la
Saône, à l'heure incertaine des amers retours, pressées de rentrer
au néant des limbes apaisantes et silencieuses qui les ont
enfantées, tandis que la ville, la ville énorme et noire comme un
dolmen de misère, évacue ses ordures millionnaires dans les gorges
profondes et mystérieuses de la nuit ?
«S'envolent des oiseaux blancs à l'orée de la nuit Sur des
villes d'acier
Qui s'écroulent.»
2 Yvan Goll, article en français dans Die Aktion, mars 1920.
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Car, peut-être qu'elles attendent, claquantes comme de grandes
voiles d'orgueil déchirées, comme Verhaeren l'écrit dans ses Villes
tentaculaires,
«Un nouveau Christ, en lumière sculpté, Qui soulève vers lui
l'humanité
Et la baptise au feu de nouvelles étoiles.»