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LA VALEUR DES CHOSESLe droit romain hors la religionYan
Thomas
ditions de l'EHESS | Annales. Histoire, Sciences Sociales
2002/6 - 57e annepages 1431 1462
ISSN 0395-2649ISBN 9782713217807
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Pour citer cet article
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Thomas Yan, La valeur des choses Le droit romain hors la
religion, Annales. Histoire, Sciences Sociales, 2002/6 57e anne, p.
1431-1462.
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La valeur des chosesLe droit romain hors la religion
Yan Thomas
Dans le droit romain, pour lessentiel dans le Corpus iuris
civilis (et sans minterdirede recourir dautres types de sources),
jenvisage la constitution juridique deschoses soit, trs prcisment,
le statut que confrent aux choses (res) les proc-dures par
lesquelles elles sont qualifies et values comme biens. Une
histoirede ces pratiques dvoile un monde tonnamment homogne et
abstrait. Selon lajurisprudence des deux ou trois premiers sicles
de notre re, o se reformulentdes dispositifs plus anciens, cest
sous le rapport presque exclusif dune valeurpatrimoniale et
ralisable que les choses se considrent. Leur rgime estdappartenir
rgulirement et demble une sphre sociale dappropriation etdchange
qui se manifeste par excellence dans la procdure civile, o les
biensse qualifient et svaluent. Pourtant, les textes affirment
rarement de manireexplicite cette rduction des res aux biens
appropris et changs. Il est excep-tionnel de voir qualifier
positivement les choses de res in patrimonio nostro,expression qui
ne se rencontre gure que dans la littrature didactique des
Insti-tutes1. Quant la formule res in commercio, dont use et abuse
pourtant la romanis-tique, elle nest pas atteste une seule fois
dans la masse des sources juridiqueslatines.
Cette tude doit beaucoup aux travaux dcisifs de Maurice Godelier
sur le don etlchange. Quil trouve ici le tmoignage de ma
reconnaissance.1 - GAIUS, Institutes [GAIUS], II, 1 (= Institutes
de Justinien [Inst.]), II, 1, pr. ; voir GAETANOSCHERILLO, Lezioni
di diritto romano. Le Cose, I, Milan, Giuffr, 1945, p. 34.
Annales HSS, novembre-dcembre 2002, n6, pp. 1431-1462.
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Ce nest pas que la disponibilit des res ces deux fonctions
associes naitpas t pense. La question en est pose cas aprs cas,
procs aprs procs, propos des contrats, des obligations, des gages,
de la proprit, des servitudes,des successions, des dispositions
onreuses et gratuites, oprations qui toutes serapportent au
patrimoine et relvent du commerce, au sens prcis de circuit
juri-dique englobant lchange onreux et le don. La procdure civile,
surtout, appr-hende les res comme des biens qui sestiment aprs
avoir t qualifis ce quiexplique pourquoi res et bona, res et
pecunia, res et merces, voire res et pretium sisouvent squivalent,
et plus encore pourquoi res dsigne dun mme mot la choseet le procs,
la valeur et la procdure par laquelle elle stablit : l se repre
laforme pratique o sest dabord forg le concept mme de res. Cest que
le caractrepatrimoniel et marchand des res na t explicitement
formul que dune manirengative.
On ne voit saffirmer en effet cette vocation premirement
patrimoniale desres que par contraste avec le rgime dindisponibilit
dont elles sont exceptionnel-lement frappes en droit sacr comme en
droit public. Pour que soit ouvertementexpose leur nature juridique
de choses valuables, appropriables et disponibles,il faut que
certaines dentre elles aient t retranches de laire dappropriation
etdchange, puis affectes aux dieux ou la cit, selon un mode
dinvestissementet de thsaurisation commun au monde antique mais qui
na trouv sa vritableexpression juridique, et peut-tre sa
conceptualisation, qu Rome. Cest alorsque la jurisprudence dpoque
impriale qualifie ces biens, selon une formuleparadoxale et qui na
pas toujours t comprise, de choses relevant dun patri-moine qui
nappartient personne (res nullius in bonis)2 ; cest alors quelle
lesqualifie aussi de choses dont lalination est interdite ou, selon
une expressionplus constante, de choses desquelles il ny a pas
commerce .
Il faut commencer par apprcier la signification de telles
enclaves en regarddu rgime juridique ordinaire dappropriation et
dchange do elles sont cartes,ce qui impose dtudier leurs modes
concrets de fondation et leurs rgles pratiquesdadministration
au-del des catgorisations classificatoires et des statuts
figsauxquels, trop souvent, les historiens du droit bornent leurs
enqutes sur les choses.Alors seulement peut tre comprise la porte
dun dispositif en ralit central danslconomie gnrale du droit romain
: linstitution de rserves sanctuarises faitapparatre, par
contraste, le reste du monde, qui nest autre que celui du
droitpriv, comme vierge de sacralit et de religion. L, toutes
choses sapproprient,salinent et relvent de procdures civiles
dvaluation.
Une fois caractrises les choses patrimoniales du point de vue de
cellesqui ne le sont pas, et ce dispositif complexe dcrit dans son
ensemble, il sagitde tenter de comprendre lide mme dune
constitution juridique des choses engnral. Simpose alors une
rflexion sur la dfinition juridique des res selon leur
2 -Nullius in bonis : GAIUS, II, 7a (= Digeste [D.], 1, 8, pr.),
MARCIEN, 4 instutionum, D. 1,8, 6, 2 (= Inst. 2, 1, 7) ; voir
UBALDO ROBBE, La differenza sostanziale fra res nullius e res
nullius in bonis e la distinzione delle res pseudo-marcianee,
Milan, Giuffr, 1979.1 4 3 2
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valeur, et plus encore sur les procdures par lesquelles cette
dernire stablit. Ledroit romain, loin de dsigner comme res les
choses dumonde extrieur, les qualifiejuridiquement de choses en ce
quil les saisit dans un procs dont le nom,res, renvoie en mme temps
la chose mise en cause et la mise en cause de la chose. Autant et
peut-tre plus que dans lchange, cest l que stablissentleur
qualification juridique et leur valeur de choses, et que se
comprend leurtraitement de choses estimables et marchandes ou de
choses inestimables etrserves.
En bref, je propose ici une approche procduraliste, plutt que
substantia-liste, du droit romain, et suggre que ce droit offre une
vue dj formaliste etabstraite de lconomie, fort contraste par
rapport celle que prsente lanthropo-logie historique des mondes
anciens. Si on ne comprend pas que lhistoire du droitparticipe dune
histoire des techniques et des moyens par lesquels sest produitela
mise en forme abstraite de nos socits, on manque pratiquement tout
de lasingularit de cette histoire et tout de la spcificit de son
objet.
La sanctuarisation des choses inappropriables
Il nest pas indiffrent que, pour formuler la nature patrimoniale
et marchande desres, le droit romain ait emprunt le dtour de leur
mise en rserve, de leur affec-tation exceptionnelle la cit ou aux
dieux. Dtour par les aires troitementcirconscrites du public et du
sacr pour organiser et penser ltat de commercecomme antrieur, et
non linverse. Aucun interdit dappropriation ne se formulaiten
dehors de cette aire institue par un acte du droit public ou
sacral. La dfinitionde telles rserves, leur dlimitation par des
procdures qui engageaient des magis-trats, des rites et lassistance
de tout un personnel sacerdotal, mais aussi par destracs o se
conjuguaient techniques du droit et de larpentage techniques
quiservaient qualifier un bien, instituer une affectation et
mesurer lespace dansles limites duquel il tait ainsi compris ,
cette sanctuarisation, en somme, libraittout le reste.
Pour le comprendre, il nest pas inutile de commencer par lunique
texte (unpassage clbre des Institutes de Gaius, dmembr et remani
dans les Institutes deJustinien, travers lesquelles il fut comment
pendant des centaines dannes,des premires Sommes du XIIe sicle la
dcouverte du manuscrit de Vrone en1816) ; l se trouve manifestement
nonc, vers les annes 160 de notre re, leprincipe dune division des
choses en patrimoniales et extrapatrimoniales (vel innostro
patrimonio sunt vel extra nostrum patrimonium habentur). Sur cette
divisionpremire senchane aussitt une autre qui se trouve tre
prsente, contradictoire-ment avec la place seconde quelle occupe
dans lexpos, comme la summa divisio :les choses sy rpartissent de
tout autre faon, entre droit divin et droit humain(aliae sunt
divini iuris, aliae humani) les premires se distribuant leur tour
entreles trois zones du sacr (lieux et choses consacrs aux dieux
clestes), du religieux(lieux de spulture, rservs aux dieux mnes) et
du saint (les enceintes urbaines 1 4 3 3
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et castrales), tandis que les secondes, celles de droit humain,
sordonnent entre lessphres publique et prive (aut publicae sunt aut
privatae).
Un simple regard sur la correspondance entre les deux plans sur
lesquels,daprs le texte de Gaius, se disposent les catgories du
droit romain des res,montre aussitt que les choses sacres,
religieuses, saintes et publiques sont toutesextrapatrimoniales ;
mais que ce qui les oppose la sphre prive ne leur estpas entirement
commun : seules les choses sacres, religieuses et saintes
sendistinguent un titre supplmentaire, celui du droit divin.
De mme, dans cette autre manire dindiquer limparfaite
articulation desdeux systmes :
II, 9 : Ce qui est de droit divin nest dans les biens de
personne (nullius in bonis) ; cequi est de droit humain est le plus
souvent dans les biens de quelquun (alicuiuis inbonis). II, 11 :
Les choses publiques semblent ntre dans les biens de personne
(nulliusin bonis) : elles sont censes appartenir la totalit mme des
citoyens (ipsius univer-sitatis). Les choses prives sont celles qui
appartiennent des individus (singulorumhominum).
Pour que les cinq espces du sacr, du religieux, du saint, du
public et dupriv (qui sont de vritables qualifications, puisqu
chacune delles correspondun statut) ne chevauchent pas deux systmes
dopposition incompatibles, maissalignent sur un plan dopposition
univoque, il faudrait abandonner soit la divisiondu patrimonial et
de lextrapatrimonial, ce qui obligerait classer le public avec
lepriv, la cit avec les individus, soit la division du divin et de
lhumain, ce quipermet de classer en laissant ici les spultures et
les murailles le public avecle sacr. Ce dernier systme est seul
attest par les sources, et on va en voir toutelimportance
pratique.
Le public et le sacr dans la jurisprudence dpoque impriale
Le droit romain atteste un voisinage juridique constant entre le
public et le sacr,termes qui qualifient communment les lieux et les
choses soustraits aux matrisesindividuelles. Cette proximit nest
certes pas une originalit exclusive de Rome,qui la partage avec le
monde grec. Cependant, lexpression quen donne le droitromain lui
confre une signification historique singulire, que nous serions
bienen peine danalyser si ne nous avait pas t transmis le corpus de
la jurisprudencelatine. Les juristes ne considraient en effet les
choses publiques et sacres(auxquelles sadjoignent les choses
religieuses et saintes) que sous langle de leurinalinabilit et de
leur inappropriabilit. Ce sont elles que les Institutes deGaius
accueillaient dans le genre des res nullius in bonis. De mme, les
Institutesde Marcianus, au IIIe sicle3. Or cette classification
dogmatique rend compte dune
3 -MARCIEN, D. 1, 8, 6, 1-2, traite successivement des choses
des cits (res universitatis)et des choses sacres, religieuses et
saintes, qui in nullius bonis sunt.1 4 3 4
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pratique constante. A` lpoque dAuguste, Sabinus inscrivait cette
clause dans lesactes de vente : Rien nest vendu de ce qui est occup
par quelque chose desacr ou de religieux ; une autre rdaction est
atteste deux sicles plus tard :Rien [...] de ce qui est occup par
quelque chose de sacr, de religieux ou depublic. Cependant, Ulpien
se rapportait la formulation de Sabinus lorsquildclarait nulle la
vente dun fonds dont tout le sol tait religieux, sacr ou public
,tandis que Paul prcisait que les voies publiques ou les lieux
religieux ou sacrs ntaient pas compts dans la mesure de la surface
vendue4.
Sacr et religieux ou public , voil ce qui snumre normalement
lorsquilsagit dchapper au plan juridique de la marchandise. Nul ne
pouvait acheter unechose dont il savait que lalination est
interdite, comme les lieux sacrs et reli-gieux ou les choses dont
on ne fait pas commerce, non en ce quelles appartiennent la cit,
mais en ce quelles sont destines lusage public, comme le Champ
deMars5 . Prcision capitale, qui distingue, lintrieur de lespace
public, une zonede domanialit, dont ltat disposait librement, par
exemple en attribuant ouen vendant ses terres publiques, et une
zone d usage public (places, thtres,marchs, portiques, routes,
rivires, conduites deau, etc.), dont lindisponibilitsimposait dune
manire absolue : les choses publiques ntaient pas inappro-priables
en raison dune quelconque titularit tatique, mais cause de leur
affecta-tion, selon la vision trs claire quen avaient les
jurisconsultes romains. Il sagissaitde lieux auxquels chacun
pouvait faire valoir son droit de libre accs et de libreusage en
exerant, contre quiconque len empcherait, une action prive
dinjures,ou en demandant au magistrat un interdit prohibitoire ou
restitutoire (dans ce casle gneur devait ses propres frais remettre
la chose en tat). Ces choses taientdites publiques en ce sens prcis
quelles taient librement accessibles tous,comme si chacun des
membres du populus et sur elles un droit attach saqualit de
citoyen, imput ce quil y avait de public dans sa personne commesi
chacun ft porteur dune double personnalit prive et politique, et qu
cesecond titre les choses de la cit lui appartenaient lui comme
tous, maisinalinablement.
La cit ou le fisc tait reconnus comme propritaires de biens,
proposdesquels les juristes nhsitaient pas employer la langue
patrimoniale la plusexplicite : pecunia populi, patrimonium populi,
patrimonium fisci pour Rome, bonacivitatium, pecunia communis pour
les cits de lEmpire. Mais cest un titre irrduc-tible la proprit que
les juristes attachaient lindisponibilit de ces choses et
lecaractre perptuel de leur destination : Elles servent lusage des
particuliersau titre de leur droit de citoyennet, non en ce quelles
leur sont propres6. Ils
4 - Sabinus chez ULPIEN, 28 ad Sabinum [Sab.], D. 18, 1, 22 et
24 ; PAUL, D. 18, 1, 23et D. 18, 1, 51 ; PAPINIEN, 10 quaestionum
[Quaest.], D. 18, 1, 72, 1.5 - Celsus chez POMPONIUS, 9 Sab., D.
18, 1, 6, pr.6 - D. 43, 8, 2, 2, texte quclaire la qualit de
personne publique reconnue par lesagrimensores aux citoyens des
colonies qui jouissent des lieux publics au titre de leurpersona
publica : AGENNIUS URBICUS, De contoversiis agrorum, dans KARL
LACHMANN, DieSchriften der rmischen Feldmesser, I, Berlin, G.
Reiner, 1848 [L.] (rd. Hidelsheim, 1967), 1 4 3 5
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disaient que la vente est valable, lorsque la chose nest pas
laisse lusage public,mais appartient au fisc ; linverse, lorsquune
action tait intente par une oucontre une cit propos de ses crances
ou de ses dettes, et que ses biens publicstaient par l mme engags,
ils disaient que public , dans ce cas, ne doit passentendre au sens
de choses sacres, religieuses ou destines lusage public,mais au
sens de ce qui appartient pour ainsi dire aux patrimoines des cits
(siqua civitatium sunt velut bona)7. Lorsquil sagissait de faire
chapper des biensau circuit de lachat et de la vente, ce ntait pas
ce domaine public que la juris-prudence citait en mme temps que les
choses sacres et religieuses : ctaientuniquement les res usibus
publicis relictae. Interdite de promesse, toute chosesacre ou
religieuse ou laisse perptuellement lusage public, comme un forumou
une basilique ; toute chose sacre ou religieuse ou expose
perptuellement lusage du peuple, comme un forum ou un thtre8 .
Interdites de legs, de sorteque lhritier hors dtat de les fournir
navait pas en rembourser le prix, leschoses pour lesquelles on ne
peut verser une estimation leur place, comme leChamp de Mars, les
basiliques, les temples ou les choses destines lusagepublic . Et
lorsque, parfois, on voulait tendre ce dispositif dindisponibilit
abso-lue aux biens patrimonaux du prince, on rationalisait le
privilge de tenir ses bienspour inestimables en le rapportant,
plutt qu lide de proprit publique, celledusage : On ne peut lguer
[...] le fonds Albain, qui sert lusage des princes
p. 63. Les interdits ne sappliquent donc pas aux biens
patrimoniaux du fisc, qui sont pour ainsi dire la proprit prive du
prince (ULPIEN, D. 43, 8, 2, 4), la diffrence(me semble-t-il) de la
proprit de la personne publique de chaque citoyen.
Autreinterprtation dans PAUL VEYNE, Le pain et le cirque.
Sociologie historique dun pluralismepolitique, Paris, Le Seuil,
1976, p. 599. Voir aussi ELIO LO CASCIO, Patrimonium, ratioprivata,
res privata , Annali del istituto italiano per gli studi storici,
III, Rome, 1975,pp. 55-121, ici p. 66 sq., = Il Princeps e il suo
impero. Studi di storia amministrativa efinanziara romana, Bari,
Edipublia, 2000, p. 106 sq. Perptuit des interdits protgeantles
voies publiques (D. 43, 8, 2, 34 ; 2, 44 ; 43, 11, 1, 1 ; 11, 2).7
- Respectivement PAPINIEN,D. 18, 1, 72, 1, et ULPIEN, 10 ad edictum
[ed.] (D. 50, 16, 17,pr.), que jinterprte ainsi cause de son
contexte palingnsique. Mme interdictiondaliner les choses laisses
perptuit lusage public, comme le forum ou la basi-lique (PAUL, D.
45, 1, 83, 5) ; les choses dont il ny a pas commerce, comme le
Champde Mars, les basiliques ou les temples ou les choses destines
lusage public (Inst.,2, 20, 4). Sur la notion de choses laisses ou
destines lusage public , voir encore,pour lpoque rpublicaine,
Tabula Heracleensis, Fontes Iuris Romani Anteiustiniani[FIRA], I,
no 13 (= RS, no 24, lignes 68 sq.) : lieux [...] dont le peuple
fait usage et quisont ouverts au public ; Lex coloniae Genetivae,
dans VINCENZO ARANGIO RUIZ, FIRA-I,Leges, Florence, G. Barbera,
1940, no 21 (= MICHAEL CRAWFORD, Roman Statutes [RS],Londres,
Institute of classical studies, Londres, 1996, no 25, cap. 82 : les
terres, forts,btiments laisss lusage public ; TREBATIUS TESTA, dans
FRANZ PETER BREMER,Iurisprudentia antehadriana quae supersunt, I,
Leipzig, Teubner, 1896, no 29, p. 414( lager tait dlimit pour que
lon sache ce qui en avait t distribu, ou vendu, oulaiss dans le
public in publico relictum). Ces textes, jamais cits, suffisent
rglerlternel et inutile dbat sur lorigine impriale de la notion de
choses laisses lusage public.8 - PAUL, D. 45, 1, 83, 5 ; Inst., 3,
19, 2 ; cf. GAIUS, 3, 97.1 4 3 6
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(principalibus usibus), [...] le Champ de Mars ou le forum
Romain, ou un dificesacr : lusage des princes tant manifestement
donn pour quivalent ici cet usage public dont le Champ de Mars
fournissait lexemple scolaire9.
Le public et le sacr dans la documentation dpoque
rpublicaine
Le sacr et le religieux, dun ct, le public (entendu toujours
dans un sens stricte-ment fonctionnel), de lautre, navaient pas de
prix. La jurisprudence dpoqueimpriale enfermait ainsi le statut
dindisponibilit dans une rserve o taientassocies, dans un ordre qui
peut varier dun texte lautre, les catgories dusagepublic et de sacr
(pour laisser de ct, ici, les res religiosae). Le droit prlevait
dansle vaste espace laiss aux matrises et aux changes privs une
enclave dappropria-tion collective qualifie dinappropriable, sur le
double mode du public et du sacr.Le dossier juridique, pigraphique
et littraire dpoque rpublicaine conduit lamme conclusion : les
textes unissent sous un seul rgime les choses et les lieuxpublics
et sacrs, quoi est oppos tout le reste10. Une mme structure
dorganisa-tion des choses, abstraite de toute explicitation
thologique, de toute rfrence lopposition du divin et de lhumain, se
maintint ainsi pendant trs longtemps.Cependant, alors que pour les
trois premiers sicles de notre re, o, grce auxcompilations de
Justinien, les textes de jurisprudence civile abondent, cette
organi-sation nous apparat pleinement dploye dans lordre
patrimonial ces choses tantalors interdites de vente, de gage, de
promesse, de legs, daction en revendication ,pour les sicles qui
prcdent, o de telles sources font relativement dfaut, nousne
lapercevons gure que sur un plan politique. Il nempche quune mme
struc-ture satteste avant comme aprs, dont seuls les terrains
dobservation diffrent.
A` lpoque rpublicaine, choses publiques et sacres formaient une
unitjuridiquement homogne. Dabord, parce que, ainsi que lnonce un
responsumpontifical du IIe sicle avant J.-C., il nest pas de
conscration qui opre sans unordre du peuple (iniussu populi) la
ncessit dun vote populaire tait constam-ment rappele , mme
lextrieur des limites dun espace dj qualifi de locuspublicus et dj
dlimit comme tel, ce qui explique notamment pourquoi lesvergtes
devaient obtenir de leur cit que le sol sur lequel ils avaient
promis laconstruction dun temple ft dabord rendu public11, et tout
autant pourquoi, linverse, ntait pas proprement parler sacrilge le
vol dun objet vou dans une
9 - Respectivement : Inst., 2, 40, 4, et ULPIEN, D. 30, 39, 7-9
; voir, sur ce texte difficileet controvers, linterprtation de P.
VEYNE, Le pain et le cirque..., op. cit., p. 748, avec
labibliographie essentielle.10 - Comme la bien vu MICHAEL CRAWFORD,
Aut sacrom aut poublicom, in P. BIRKS(d.), New Perspectives in the
Roman Law of Property, Oxford, Clarendon Press, 1989,pp. 93-98.11 -
CICRON, De domo [Dom.], 53, 136 ; SEXTUS POMPEIUS FESTUS, De
verborum signifi-catu quae supersunt (d. par Wallace M. Lindsay),
Leipzig, Teubner, 1913, Sacer mons,p. 422 (FESTUS p. L.) ; CICRON,
Ad Atticum [Att.], IV, 2, 3 (cf. Dom. 49, 127 ; 53, 128) ;De
haruspicum responsis [Har.], 15, 33 ; GAIUS, II, 5 ; MARCIEN, 3
Inst. (D. 1, 8, 3) ; ULPIEN,68 ed. (D. 1, 8, 9, pr., 1). 1 4 3
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chapelle domestique12. Ensuite, parce que les rgimes juridiques
des lieux et deschoses qualifis de sacra et de publica apparaissent
le plus souvent confondus. Versles annes 70 avant notre re, un
unique rgime administratif et fiscal sappliquaitaux lieux sacrs et
publics de la ville de Rome : sur linscription de la
TabulaHeracleensis, on lit que les charges dentretien des rues de
Rome se partagent entreles riverains et ltat, lorsque la voie est
borde par un difice sacr ou un bti-ment ou lieu publics, dun ct, et
par un btiment priv, de lautre13 . Aux lieuxpublics et sacrs de la
Ville sappliquait galement un unique rgime pnal : lalgislation
augustenne sur les violences urbaines, vritable compilation de
dispo-sitions antrieures, comprend sous un mme crime le fait davoir
pris dassaut,cern, ferm ou occup avec des troupes armes les
temples, portes ou tout autrelieu public14 temples, portes, espaces
publics urbains auxquels rpondent prci-sment ces lieux sacra,
sancta et publica que la doctrine pontificale associait
rguli-rement en trois qualits complmentaires, mais distinctes15, et
que la jurisprudencedpoque impriale mettait part des oprations du
patrimoine et du commerce.On observe enfin la mme proximit
institutionnelle du public et du sacr dansles autres cits de
lItalie romaine. Le snat de la colonie latine de Venusia
dcidaitchaque anne quels lieux seraient sacrs ou publics16 , tandis
que la chartedu municipe de Tarente, au commencement du premier
sicle avant notre re,frappait dune mme peine tout dtournement
dargent public ou sacr et reli-gieux , tout en faisant promettre
aux candidats aux magistratures quils sauve-garderaient cette mme
pecunia publica sacra religiosa dont leur serait
confieladministration17.
La procdure civile, en son mode le plus archaque prolong
jusquauxrformes judiciaires dAuguste, fait comprendre cette
proximit de rgime entrela pecunia publica et la pecunia sacra comme
un processus trs concret de transfertdargent dun lieu un autre.
Dans la trs ancienne procdure, dont le sermentdcisoire tait
formellement le pivot, chacune des deux parties dposait unesomme
dargent (sacramentum) dans un sanctuaire : le gagnant retirait son
dpt dulieu sacr o il avait t provisoirement plac (e sacro), tandis
que le perdant, quele jugement avait rvl parjure, abandonnait son
dpt qui aussitt tombait dans letrsor public, in publicum. En cours
de procdure, le mme dpt montaire passait
12 -MASURIUS SABINUS, Memoralia, 2, chez MACROBE, Saturnales
[Sat.], III, 6 ; voirHERMANNDESSAU, Inscriptiones latinae selectae
[ILS], Berlin,Weidmann, 1892-1910, 6147 Ostie, ou ILS 6974 Rusuccu
(Maurtanie csarienne). D. 48, 13, 6, qui rpond unvieux thme dbattu
en rhtorique ; voir CICRON,De inventione, 1, 8, 11, et
QUINTILIEN,Institutiones oratoriae, IV, 2, 8 ; de mme pour le
pculat : Ad Herennium [Her.], 1, 12, 22.13 - Tabula Heracleensis,
FIRA-I, no 13 (= RS, I, no 24, lignes 29-31).14 - Pauli Sententiae,
5, 26.15 - Tradition pontificale chez MACROBE, Sat., 3, 3, 1, qui
cite Trebatius Testa ; AeliusGallus, chez FESTUS, pp. 348-350 L.16
- Corpus inscriptionum latinarum [CIL], IX, 439 (=Atilius Degrassi,
Inscriptiones LatinaeLiberae Reipublicae [ILLRP], II, Turin,
Biblioteca di Studi Superiori, 1963, no 691 ; cf.CIL, IX, 440.17 -
Lex municipii Tarentini, FIRA-I, no 18 (= RS, I, no 15, l. 1 sq. et
16 sq.).1 4 3 8
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du sacr, son lieu provisoire, au public, sa destination
dfinitive18. Ce qui dans leprocs civil se prsente comme un
transfert apparat comme une alternative dansle procs pnal : les
amendes pnales tombaient indiffremment dans le trsordun sanctuaire
ou dans le trsor public (qui lui-mme avait dailleurs son sigedans
un temple) : il revenait au magistrat de choisir entre sa
destination publiqueou sacrale (lexpression technique tant ici
faire condamner une amende quitombe dans le sacr19 (in sacrum
iudicare). Deux affectations, deux qualifications,deux lieux
senchanent donc ou salternent : mais entre eux, nulle
discontinuit,nulle rupture. Cest dailleurs pourquoi il nexistait
Rome aucun rgime pnaldu sacrilge. Voler ou dtourner une chose sacre
ou publique se qualifait pareille-ment de pculat et valait une mme
peine et cela, non parce que le public taitsacr, mais, au
contraire, parce que le sacr avait t rduit au public. On vientden
voir un exemple explicitement clair dans la charte pigraphique du
municipede Tarente, au commencement du Ier sicle avant J.-C. On le
voit tout aussi claire-ment la fin du mme sicle, dans la loi
dAuguste sur le pculat. Commentantcette loi dont il tait
contemporain, le jurisconsulte Labeo caractrisait le pculatcomme un
vol dargent public ou sacr preuve que le sacrilge ntait pasdistingu
juridiquement20. Ce nest qu partir du IIIe sicle, depuis les
empereursSvres, que le vol de pecunia sacra fut qualifi sparment de
sacrilegium et puni,aprs enqute extraordinaire, dune mort atroce
raison pour laquelle sans douteUlpien renversait lordre textuel des
faits et mettait le vol de pecunia sacra enpremier, allant mme
jusqu faire trner le sacrilge au sommet de lchelle descrimes,
devant la lse-majest, et fournissant ainsi lun des tout premiers
indices dela trs longue histoire juridique de la rfrence au sacr
pour fonder linexpiabilitdes crimes dtat21.
18 - VARRON, De lingua latina [LL], 5, 180 ; cf. GAIUS, IV, 14.
Voir ANDR MAGDELAIN, Aspects arbitraux de la justice civile
archaque Rome , Revue internationale des droitsde lAntiquit [RIDA],
27, 1980, pp. 205-281.19 - Lex Silia de ponderibus, IIIe sicle
avant J.-C., FESTUS s. v. Publica pondera, p. 288 L.(= RS, 46) ;
fragment de Todi, CIL, I, 2, 1409 (= RS, 37, ligne 7). Sur cette
doubledestination des amendes, voir THODORE MOMMSEN, Le droit pnal
romain, Paris,Fontemoing, [1899] 1907, vol. III, p. 370.20 - LABEO,
38 posteriorum, chez PAUL, Libro singulari iudiciorum publicorum
[Iud. pub.],D. 48, 13, 11, 2 ; cf. Inst., 4, 18, 9. Que le rgime du
sacrilge Rome ne relve tradition-nellement pas du droit est
amplement dmontr par PHILIPPE MOREAU, Clodiana religio,Paris, Les
Belles Lettres, 1982, p. 51 sq., et JOHN SCHEID, Le dlit religieux
dans laRome tardo-rpublicaine , in Le dlit religieux dans la cit
antique, Rome, cole franaisede Rome, 1981, pp. 129-183.21 -
Qualification de sacrilegium : rescrit de Septime Svre et
Caracalla, D. 48, 13, 6 ;enqute extraordinaire : MARCIEN, D. 48,
13, 4, 2 ; dportation pour les ordres sup-rieurs : ULPIEN, 7 de
officio proconsulis [Off. proc.], D. 48, 13, 7, et MARCIEN, Iud.
pub.,D. 48, 13, 12, 1 ; mort pour les humbles : PAUL, Iud. pub., D.
48, 13, 11, 1 ; mort atroce :ULPIEN, 7 Off. proc., D. 48, 13, 7,
pr. ; renversement de lordre entre le public et lesacr : ULPIEN, 44
Sab., D. 48, 13, 1, pr. ; 7 Off. proc., D. 48, 4, 1, pr.,
rapprocher deTERTULLIEN, Apologeticum, cap. 27-28. 1 4 3 9
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Linclusion du sacrilge dans le pculat nous ramne cette
remarquableassociation du public et du sacr pour dfinir un rgime
commun aux choses sous-traites aux patrimoines privs et au commerce
juridique ordinaire. Jusqu cemoment avanc de lEmpire romain, le
sacr fut trait pratiquement et conceptuel-lement comme un appendice
du droit public, qui comprenait les magistratures,les rites sacrs
et les sacerdoces, selon une tradition atteste continment
depuisCicron, qui la prsente comme la seule orthodoxe de son temps,
jusqu un texteclbre dUlpien au Digeste22. La jurisprudence impriale
resta fidle cette summadivisio entre le ple public-sacr et le
reste, cest--dire le patrimonial, perptuantainsi, transpose au
droit priv des biens, lequel merge moins clairement lpoque
rpublicaine, faute dune comparable abondance des sources, une
tradi-tion dune remarquable permanence. Il ny a que les quelques
textes appartenant la littrature didactique des Institutes qui
viennent, sinon perturber cette distinction(mme dans ces textes,
comme on la vu, elle demeure intacte), du moins la recou-vrir de
considrations thologiques qui nont aucun cho dans le rgime des
biens.
Ltroite dlimitation du public et du sacr
Il nest pas indiffrent que la position quavaient certaines
choses dtre inappro-priables et sans prix nait pas t fonde sur une
nature propre, cause de laquelleelles auraient appartenu aux sphres
du droit divin ou du droit humain, ni mmesur cette appartenance de
laquelle alors elles auraient tir leurs caractres, quieussent t
conus comme ontologiques, puisque le divin et lhumain renvoient
lordre tag du monde. Le sacr, le religieux et le public, Rome, sont
aussides catgories pleinement juridiques. En ce sens, elles ne
sappuient pas sur laconsidration ni mme sur une rfrence la
considration des choses qui sont,mais sur des procdures, des
expressions formelles dune volont de produire etdorganiser les
catgories dans lesquelles et par le moyen desquelles
sadministrentles choses.
Pour constituer une chose sacre, indisponible aux singuli
homines (ce en quoielle tait dite aussi religieuse) et mise lcart
de tout patrimoine priv commede tout commerce onreux ou gratuit de
toute proprit, vente, succession, detous legs, don, promesse ou
gage il fallait commencer par consacrer et ddier un dieu une
enclave strictement dlimite sur le sol un locus avec ldificeque,
gnralement, il portait. De mme, pour fonder un tombeau (auquel le
droitpontifical et le droit prtorien appliquaient spcialement le
terme de locus religiosusparce que les lieux de spulture taient
interdits sans tre consacrs), il fallait
22 - ULPIEN, D. 1, 1, 1, 2, avec les excellents commentaires de
PIERANGELO CATALANO,La divisione del potere a Roma , Studi Grosso,
6, Turin, Giuffr, 1974, pp. 667-691.Sur lintgration de
lorganisation religieuse romaine dans le droit public en gnral,
voirJOHN SCHEID, Le prtre et le magistrat. Rflexions sur les
sacerdoces et le droit public la fin de la Rpublique , in C.
NICOLET (d.), Des ordres Rome, Paris, Publicationsde la Sorbonne,
1984, pp. 243-280, et ID., Religion et pit Rome, Paris, La
Dcouverte,1985, p. 47 sq.1 4 4 0
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dabord circonscrire le lieu du mort23. Or les biens affects
lusage public sonttout aussi rigoureusement dlimits. La nature de
leur usage tait une conditionncessaire, mais pas suffisante, de
leur statut. Les contours en taient ncessaire-ment et prcisment
tracs. Malgr lapparente objectivit de leur dfinition, leurespace
ntait pas moins que celui des choses sacres dcoup sur le sol.
Dabord,il ntait pas de chose publique qui net fait lobjet dune
procdure publiquede publicatio, comme on le sait bien pour les
terres rendues publiques aprsconqute, et nait par la suite t
dlimite comme telle : cela est trop connupour quil soit ncessaire
dy insister24. Mais taient dcoups aussi les espacesdfinitivement
rservs lusage public . Des cippes en marquent souvent leslimites
tout en rappelant qui les a dfinis et pourquoi25. Ce sont ces mmes
espacesquvoquent les agrimensores propos des controverses sur la
dtermination deslieux urbains, inscrits lintrieur des murailles :
ils demeuraient indisponibles auxcits elles-mmes, dont les conseils
ne pouvaient, en les alinant, les soustraire leur premier usage26.
Ce sont en quelque sorte des biens de fondation. Imaginer,comme
lont fait des romanistes no-thomistes, que leur nature de choses
publiquesest objective et inhrente est une vue de lesprit qui
laisse de ct lessentieldu droit romain (et du droit tout court). Ce
ntait pas la nature des choses quiparlait delle-mme. Ctait un
magistrat qui formulait les limites et le service deces lieux
perptuellement inalinables. Pour les voiries, un passage du Digeste
lemontre clairement : Le sol de la voie publique est public, laiss
lusage publicpar celui qui a eu le droit de rendre le sol public,
selon un trac compris danscertaines limites en largeur, pour quon y
circule et y voyage publiquement27. Orun tel acte semble trs
proche, formellement, de la loi verbale par laquelletaient consacrs
et affects les lieux sacrs.
23 - YAN THOMAS, Corpus, ossa vel cineres. La chose religieuse
et le commerce , inIl cadavere, Micrologus-VII, Sismel, Edizioni
del Galluzzo, 1999, pp. 73-112.24 - Voir en particulier les travaux
de CLAUDE MOATTI, Archives et partage de la terre dansle monde
romain. II e sicle avant-I er sicle aprs J.-C., Rome, cole franaise
de Rome, 1993,et tude sur loccupation des terres publiques la fin
de la Rpublique romaine ,Cahiers du centre G. Glotz, III, Paris, De
Boccard, 1992, pp. 57-73.25 - Pour les espaces publics urbains,
nombreux cippes inscrits : ainsi, Rome, sousAuguste, CIL, VI, 874
(= ILS, 5935) (MICHEL RODDAZ, Marcus Agrippa, Rome, colefranaise de
Rome, 1984, p. 267) ; cf. ILS, 5937, et CIL, VI, 1264 (= ILS, 5838)
; sousClaude, CIL, VI, 919, VI, 1265 (cf. C. MOATTI, Archives...,
op. cit., p. 42) ; Ostie, CIL,XIV, 4702 ; Pompei, CIL, X, 1018 ;
Orange, ANDR PIGANIOL, Les documents cadastrauxde la colonie
dOrange, Suppl. Gallia, 16, 1962, p. 343 sq., propos des
dlimitations desespaces urbains (arae). La dlimitation des rues de
Rome est implique par la TabulaHeracleensis, FIRA-I, no 13 (= RS,
I, no 24, l. 29-32) ; dlimitation des voies publiques Urso en
Btique, FIRA-I, no 21 (= RS, I, no 25, cap. 78) ; pour les colonies
en gnral,FRONTIN, p. 21 et p. 54 L. ; dlimitation des voies deau et
aqueducs : Lex Quinctia deaquaeductibus, FIRA-I, no 14, l. 28 sq.
(= RS, II, no 63) ; cf. ILS, 5789 (Rive-de-Gier).26 - FRONTIN, 17,
1-18, 2 L. ; cf. AGENIUS URBICUS, 17 L. et 85, 27-86, 2 L. ; HYGIN,
197,20-198, 2 L.27 - D. 43, 11, 2, 21. Sur lobjectivit et linhrence
de la nature publique des choses,voir notamment RICCARDOORESTANO,
Il problema delle persone giuridiche in diritto romano,I, Turin,
Giappichelli, 1968, p. 304. 1 4 4 1
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Ces procdures de dfinition sont bienmieux connues pour les lieux
sacrs. Onpeut, surtout, en analyser plus finement les enjeux du
point de vue de lextra-patrimonialit. Les biens affects au service
des dieux ne devenaient sacrs etindisponibles qu lintrieur de
lignes (regiones) gnralement celles duntemplum prcisment marques
sur le sol en mme temps que formules. Selonles mmes modalits que
les temples taient aussi consacrs les bois sacrs28. Cestdans ce
lieu mme (hic) que valait la loi (lex) par laquelle le magistrat
consacraitverbalement la chose templum orthogonal, aire, bois,
difice, autel et la dotaitde son statut. La prescription des lignes
institue le lieu dans lequel lacte opre29.Or, rien de cela nest
attest pour les terres affectes aux temples, pour leurs
biensdistingus deux comme tout autre bien distingu dune personne.
Certes, lesdomaines attribus aux sanctuaires taient fort
rigoureusement dfinis eux aussi.Le montre une abondante
documentation pigraphique, surtout grecque. Il nefallait pas les
confondre, cause des usurpations, avec les terres des
particuliers,do limportance majeure ici des cadastres et des
archives cadastrales30. Mais lesdocuments officiels romains
distinguent entre le lieu originellement consacr etle domaine
foncier qui lui est attribu. Sil est galement dlimit, ce
domainenest pas consacr lui-mme31. La documentation juridique, pour
lessentiel romaine,oblige distinguer entre le lieu consacr, qui ne
peut disposer de lui-mme (dontla cit elle-mme ne peut disposer), et
tous les biens quil administre (que la citadministre) et dont
lindisponibilit nest pas absolue.
28 - Ainsi, les lois des bois sacrs de Lucrie et de Spolte,
connues par des inscriptionsdu IIIe sicle avant J.-C. (ILLRP, 504,
505 et 506), dont les rglements se rapportent des lieux auparavant
dlimits au moment de la ddicace (in hoce locarid, honce loucom).29
-FIRA-III, Negotia, Florence, 1969, no 72 (= ILRPP, 508) 75. Voir
GEORG WISSOWA,Religion und Kultus der Rmer, Munich, Beck, 1912, p.
473, n. 3 ; ANDR MAGDELAIN, Laloi Rome. Histoire dun concept,
Paris, Les Belles Lettres, 1978, p. 30. La conscrationse conformait
au trac rituel du templum par laugure (voir EDUARD NORDEN, Aus
altr-mischen Priestbchern, Lund, C. W. K. Gleerup, 1939, et ANDR
MAGDELAIN, Laugura-culum de lArx Rome , REL, 47, 1969-70, pp.
253-269 = Ius, Imperium, Auctoritas,Rome, cole franaise de Rome,
1990, pp. 193-207).30 - Pour le monde grec, ds le Ve sicle avant
J.-C., voir par exemple le cadastre desterres de Dionysos Hracle,
Inscriptions juridiques grecques, no XII, Ve sicle avant J.-C. ;le
bornage des terres sacres dEleusis, Inscriptiones Graecae I, 3 (=
JEANMARIE BERTRAND,Inscriptions historiques grecques, Paris, Les
Belles Lettres, 1992, no 30). La documentationest surtout abondante
pour les cits dpoque hellnistique (par exemple ID., no 80,no 108,
no 126). Pour le monde romain, o sur cette question les sources
sont infinimentmoins abondantes, voir par exemple FRONTIN, p. 57
L., HYGIN, p. 88 L., ILS, 251 (avecle commentaire de C. MOATTI,
Archives..., op. cit., p. 38) ; inscription de Zeus Azenoi
enPhrygie, dite et commente par UMBERTO LAFFI, I terreni del tempio
di Zeus adAizanoi. Le iscrizioni sulla parete interna dellanta
destra del pronaos , Athenaeum, 1971,pp. 3-53.31 - On en a une
preuve certaine avec le document dOropos, FIRA-I, no 36 : le
textegrec de linscription ne reproduit en rien la formule dune
dedicatio, mais correspond ausimple octroi dun statut dasylie.
Cette distinction est observe par les arpenteurs :commentaire
FRONTIN, pp. 22-23 L. ; FRONTIN, p. 57 L.1 4 4 2
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Des biens adventices de toutes natures venaient accrotre au
cours du tempsle lieu originairement consacr, le sanctuaire. Des
terres, bien sr ; des esclavesou du travail servile (selon le droit
pontifical romain, le dieu ne recevait pas alorslesclave lui-mme,
mais ses seules operae, engages pour un temps)32 ; des
dptsmontaires, qui faisaient parfois des temples de vritables
banques (dans certainescits grecques commeDlos ou phse, grands
sanctuaires panhellniques) ; enfintous les dons votifs dobjets
prcieux, casques, boucliers effigies, statues, trpieds,coupes
libations, vaisselles dor et dargent, pices, que consignaient avec
soin etpar anne dexercice les inventaires33. Non consacres
formellement, ces choses taient certes considres partout comme
sacres, soustraites comme telles la proprit individuelle. Elles
devenaient sacres, en quelque sorte, par droitdaccession. Cela se
comprend lorsquun roi, un magistrat, une cit les ddiait audieu dj
pourvu de son sanctuaire, comme de nombreux exemples pigraphiquesle
montrent34. Mais cela doit sentendre aussi lorsqu titre priv un
dvot faisaitune donation ou, aprs un vu, remplissait son engagement
: ces offrandes et donsvotifs venaient accrotre le patrimoine du
lieu consacr35. Cependant, ils ntaientquactuellement et non
perptuellement sacrs. Le droit pontifical romaindistinguait en
effet entre le statut juridique du lieu, y compris ce qui lui avait
tincorpor au moment de sa conscration, et le rgime des biens qui sy
thsauri-saient par la suite. Ntaient sacrs pour toujours que les
biens de fondation : le soldont les magistrats avaient prescrit les
limites daprs leur dtermination augurale,ldifice que ce lieu
portait, les autels, les tables offrandes et libations, lescoussins
de lit o taient places les statues des dieux lors des banquets en
leurhonneur, les vaisselles cultuelles, toutes choses consacres en
mme temps que lesanctuaire et incorpores lui par un mme rite et
sous une mme loi. En revanche,
32 - SERVIUS, Ad Aeneidem [Aen.], XI, 558 : In sacris tamen
legitur posse etiam operaconsecrari ex servis. 33 - Ainsi,
linventaire dAthena Lindienne dans la chronique de Lindos : FRANZ
JACOBY,Die Fragmente der griechischen Historiker, III, rimpr.
Leyde, Brill, [1926] 1957, no 532(partiellement traduit dans J.-M.
BERTRAND, Inscriptions..., no 2), et bien sr les inven-taires des
hiropes de Dlos : FRANOIS DURRBACH, Inscriptions de Dlos. Comptes
deshiropes, Paris, cole franaise dAthnes, 1926, no 290-371, et
1927, 372-498 et plustard, sous la colonie, PIERRE ROUSSEL, Dlos,
colonie athnienne, Paris, cole franaisedAthnes, 1916, p. 165 sq. ;
Syracuse, au temps de Cicron, Verrines, 2e action, 4 (designis),
140 ; pour lgypte dpoque romaine, voir Select papyri, I, Loeb
Classical Library,5e d., Harvard University Press, 1988, n. 127.
Voir aussi un inventaire du temple deCaelestis dans CIL, 8,
12501.34 - Par exemple la concession par Sylla dun territoire de
mille pieds autour du templedAmphiaraos Oropos (FIRA-I, no 36) ou,
par le mme Sylla, loctroi de terres DianeTifatine Capoue (ILS, 251,
et VELLEIUS, II, 25, 4 : voir sur ce dossier C. MOATTI,Archives...,
op. cit., p. 37). Cette pratique tait bien connue, grce aux
inscriptions, dansle monde grec et hellnistique, et les autorits
romaines la rappellent loccasion : voirU. LAFFI, I terreni del
tempio di Zeus ad Aizanoi... , art. cit.35 - SERVIUS, Aen., III,
287 ; cf. la loi pigraphique du temple de Jupiter Furfo, ddicacen
58 avant J.-C., FIRA-III, no 73, lire dans ldition dUMBERTO LAFFI,
La lex deltempio di Giove a Furfo , Atti del Convegno de la Societ
Italiana di Glottologia, Pise,Scuola Superiore, 1978, lignes 12-13.
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les dons et dpts votifs de monnaies, les ornements, couronnes,
boucliers effi-gies ntaient en droit pontifical que des acquts. Ils
ne jouissaient pas du statutdindisponibilit absolue des biens de
conscration. A` vrai dire, ils ntaient tenuspour sacrs quaussi
longtemps que le sanctuaire ne les vendait pas36. Et le droitcivil,
accusant ce processus de sparation, ne leur confrait pas mme le
statut dechoses sacres : Lorsquune chose fait lobjet dun vu, son
paiement librede lobligation ne du vu, mais la chose elle-mme ne
devient pas sacre37 (ipsavero sacra non efficitur).
Les biens de fondation seuls taient dfinitivement soustraits au
commerce.A` leur troit espace tait born le rgime des choses
relevant dun patrimoinedont personne nest titulaire . Il y avait
derrire cette absence, bien sr, les dieuxet la cit, cest--dire en
dfinitive et en ralit la cit. Mais ces choses , ouplutt les
patrimoines immobiles dont elles relevaient, possdaient leur
tourdautres choses, dautres richesses, terres et trsors rpertoris
dans leurs cadastreset leurs inventaires. Cette construction
juridique correspond exactement ce queles juristes appellent
aujourdhui patrimoines daffectation . Mais ce qui rend leplus
prcieux la rflexion cemontage juridique romain, cest le centre du
dispositif.La chose constitue comme sacre, laquelle ensuite dautres
biens ventuellementsadjoignent, reste la seule demeurer
perptuellement indisponible. Elle est, silon peut dire,
juridiquement immortelle. Un tremblement de terre pouvait
dtruireldifice sacr, ou le temps nen plus laisser trace, se
figurait un cas dcole, maisle lieu pour autant ne devenait pas
profane et il continuait dchapper touteemprise comme toute vente38.
Rien ne laissemieux comprendre le statut singulierde ces choses ni
ne rvle ce degr labstraction mise en uvre par les juristes deRome
lorsquils eurent constituer des rgimes de biens qui les fissent
chapperau temps et aux alas. Il suffisait dune mise en suspens, qui
les laissait paratre netenir leur titre que deux-mmes. Le droit
romain sintressa moins aux personnesquaux choses et, sans nul
besoin dun double corps (figure administrative quaprstout il aurait
pu bricoler dune manire ou dune autre), il projeta son
organisationde la dure dans les secondes plus que dans les
premires. Ce trait relve dailleursprobablement moins de
lanthropologie culturelle que dune histoire longue des
36 -MACROBE, Sat., III, 11 ; SERVIUS, Aen., III, 287 ; IX, 408 ;
XI, 558. Pour la vente desex votos, voir par exemple PLUTARQUE, Vie
de Tiberius Gracchus, 15, 8, comparer avecVie de Lucullus, 20, 4,
pour les cits dAsie. Cest une pratique courante et conformeau droit
pontifical que soppose Auguste, lorsquil interdit en 27 avant J.-C.
la ventedes ex votos : inscription de Kym en olide, Supplementum
Epigraphicum Graecum,XVIII, 555 (=H. HENGELMANN, Die Inschhriften
von Kyme , in Inschriften griechischerStdte aus Kleinsasien, 5,
1976, no 17 ; il sagit dun dit gnral pour les provinces :ADALBERTO
GIOVANNINI, Les pouvoirs dAuguste de 27 23 avant J.-C. Une
relecturede lordonnance de Kym de lan 27 , Zeitschrift fr
Papyrologie und Epigraphik, 124,1999, pp. 95-106, note p. 103.37 -
ULPIEN, 1 disputationum, D. 50, 12, 2, 2.38 - PAPINIEN, 3 resp., D.
9, 1, 73 (Fragments du Vatican, 5) ; cf. MARCIEN, 3 Inst., D. 1,
8,6, 3 ; Inst., II, 1, 8. Sur limprescriptibilit, CICRON, Har., 14,
132, propos dun lieuconsacr Tellus.1 4 4 4
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formes de lorganisation patrimoniale, cest--dire dune histoire
du droit, commele montre lextrme plasticit avec laquelle, dans le
long temps, se maintint cedispositif, depuis les sanctuaires de
lAntiquit en passant par les fondationsdpoque justinienne, qui
fournit leur structure administrative aux fondations hospi-talires
mdivales, et jusqu ces entits relles que sont aujourdhui les
patri-moines daffectation, sans quil soit besoin, pour les analyser
formellement, desappuyer sur les discours imaginaires ou les
croyances qui les accompagnent invi-tablement en histoire sociale.
Nous avons toujours principalement affaire soit des choses, soit
des lieux39.
La toute premire chose, le sanctuaire, le lieu, donc, tait
institue en patri-moine sacr o affluaient ensuite dautres biens qui
ne ltaient pas ou qui neltaient que pour un temps. Avec ce lieu
initial, les richesses successivementdonnes, vendues, remplaces et
finalement accumules taient en rapportdappartenance ou, comme on le
dit affreusement aujourdhui, dimputation. Il lesadministrait comme
on gre son patrimoine et, pour cette raison fonctionnelle
etlogique, il tait soi-mme indisponible au mme titre que toute
personne en tantquelle dtient, ceci prs quil ntait pas une personne
mais une chose, reprsen-te par les administrateurs publics du sacr.
Le revenu des terres servait aux sacri-fices et aux banquets, les
trsors vendus taient remploys pour lentretien etlembellissement du
sanctuaire. Contre leur prix, dautres leur taient subrogs,qui
devenaient sacrs leur tour jusquau prochain change. A` linverse,
chosesou argent sortis du temple et acquis au monde extrieur
devenaient de plein droitprofanes. Cest ce que nous fait comprendre
une inscription du sanctuaire de Jupiter Furfo, ddi en 58 avant
J.-C., document qui reproduit un formulaire
archaqueextraordinairement prcis pour qualifier en droit les objets
de ces allers et retours,mais selon lunique critre du sens o ils
vont, profanes lorsquils sortent, sacrslorsquils entrent :
Si lon a donn en proprit, fait un don, ddi quelque chose pour ce
temple, on pourraen faire usage et le vendre. Ce qui aura t vendu
sera profane [...] la vente, le louageseront confis aux diles
[...]. Largent reu de ces ventes et locations servira
acheter,prendre en location, louer, aliner, pour amliorer la
fortune et la beaut de ce temple.Largent donn pour ces oprations,
condition quil le soit sans fraude, sera profane.
39 - Dans les traits des arpenteurs, les choses publiques
apparaissent affectes, non des communauts humaines, mais la ville,
son territoire, aux lieux sacrs ou publicsinscrits au cadastre : ad
ipsam urbem pernitentes, FRONTIN et AGENNIUS URBICUS, p. 17 L. ;sol
rural donn en tutelle la ville, cest--dire la chose urbaine , ID.,
p. 18 L. ; boiset ptures inscrits au cadastre comme donns en
tutelle au territoire de la cit , HYGIN,p. 197 L. ; choses
attribues en tutelle aux temples publics et aux bains (publics)
,FRONTIN, p. 55 L. ; terres assignes sur le cadastre tel ou tel
fleuve , HYGIN, p. 120 L.et SICULUS FLACCUS, p. 157 L. ; voir R.
ORESTANO, Il problema..., op. cit., p. 314 sq. Lieuxauxquels, dans
la lgislation de Justinien, sont destins les dons et les legs pieux
faitsau Christ, aux martyrs et aux saints : Codex Justinianus [CJ],
1, 2, 25 : CJ, 1, 3, 55, c. 3 ;Novelle, 131, c. 9, 2 et c. 11, 2. 1
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Ce que lon aura achet avec largent reu du temple, cela sera
[...] soumis au mmergime et la mme loi que sil avait fait lobjet
dune ddicace40.
La porte juridique de ces mouvements, atteste par dautres lois
sacres pigra-phiques, claire tel cas jurisprudentiel apparemment
obscur et complexe mais quise comprend aussitt quon en a reconstitu
le contexte, celui dun circuit o lesmmes objets passent du sacr au
profane et linverse, en un incessant commerce :
Je me fais vainement promettre une chose sacre, quoique cette
chose puisse tre rendueprofane ; car, lorsquune personne a promis
une chose profane, elle est libre de sapromesse aussitt que, sans
que cela soit de son fait, la chose est devenue sacre ; et
lepromettant nest pas rappel lobligation quil avait contracte si,
la suite dunequelconque loi, cette mme chose est retourne son tat
profane antrieur41.
Le mouvement est le mme, quoiquil sobserve maintenant depuis
lextrieur dusanctuaire depuis ego, acteur du commerce juridique
priv. Tel quidam sengage payer une chose sacre au moment de la
promesse, mais devenue profane avantque nexpire le dlai de son
obligation ; ou bien il sengage payer une choseprofane au moment de
la promesse, mais devenue sacre ultrieurement ; ouencore payer une
chose profane entre temps devenue sacre, puis rendue sontat
profane. Peu importe ici la solution adopte, seule compte lhypothse
dunintense circuit du sacr au profane et retour, dans le court laps
de temps qui spareune promesse de son excution.
Rendre une chose profane prend une signification technique,
particulireau droit romain : cela signifie restituer une chose
sacre au monde o librementsapproprient et schangent les choses ; la
rinscrire dans le circuit des changesdo elle a t provisoirement
carte42. Le sacr, en ce quil appartenait aux dieux,avait pour
contrepartie le religieux, en ce quil tait interdit aux hommes. Le
droitpontifical employait ds lors aussi lexpression librer de la
religion (religioneliberatus), dlier de lentrave de la religion
(religione solutus), pour signifierqutait lev linterdit qui
frappait une chose et lui permettre dtre achete et
40 - Loi cite supra du temple de Jupiter Furfo, lignes 8 13 :
Ubei venum datumerit, id profanum esto [...] quae pecunia ad eas
res data erit, profana esto [...] quodemptum erit, [...] quasei si
dedicatum sit. Cf. Lex dedicationis Brixiana, PETER BRUNS,Fontes
iuris Romani antiqui, I, Leges et negotia, Aalen, [1909] 1958, no
108 : Si quelquedon, ou de largent, ou des oboles ont t donns cette
statue consacre et que lesduumvirs et les dcurions de la colonie
Civica Auguste de Brixia veulent les vendre. Sur la dpense des
oboles pour lentretien des sanctuaires, voir la Lex coloniae
Genetivae,in FIRA, op. cit., cap. 72.41 - PAUL, 72 ed., D. 45, 1,
83, 5 (soulign par nous).42 - Voir galement TREBATIUS TESTA, Libri
de religionibus, chez MACROBE, Sat., 3, 3, 4 :On appelle profane ce
que lon a sorti du religieux ou du sacr pour le transfrer lusage et
la proprit des hommes ; PAPINIEN, D. 18, 1, 73, 3 : [Mme si le
sanc-tuaire est dtruit, le lieu] nest pas profane et ne peut donc
tre vendu. 1 4 4 6
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vendue43. On disait aussi bien en ce sens rendre une chose pure
, non parcequelle aurait t dabord impure, mais parce quon la
dsentravait de sa servitudesacrale et religieuse afin de la
restituer au monde du commerce44.
Lorsquil sagit de dfinir un rgime de patrimonialit, la pense
saffirme,et le plus nettement, sur le mode dun passage, dun
transfert du sacr soncontraire. Dans ce passage, dans cette sortie,
les catgories de la religion apparais-sent de lamanire la plus
nette qui soit, comme lenvers du droit. Je crois possible etmme
ncessaire de comprendre comme un instrument de construction
juridiqueconsciente lide dune sortie de la religion : le droit
romain sest manifestementpens comme sortie de la religion et il a
pens le commerce comme leve duninterdit.
La premire appropriation : res nullius
Mais linterdit lev nest pos quaprs que les choses sont dj
matrisables oumatrises. Il ne faut en effet pas confondre les
choses nullius in bonis, quuneaffectation un sujet intemporel ou un
but intemporel, dieu ou cit, dtournaitdes circuits de la proprit et
de lchange, avec la catgorie des choses sansmatre , dites
simplement res nullius. Cette expression faussement proche de
laprcdente renvoie un rgime rigoureusement inverse. Elle dsigne
ltat deschoses factuellement vacantes, le premier occupant sen
emparant librement.Choses nullius, en ce sens quelles ne sont
encore tombes dans la proprit depersonne45 (in nullius adhuc
dominium pervenerunt), elles ont donc une vocationpatrimoniale qui
se ralisera lorsquelles seront rencontres par leur premier
matre.
43 - Ainsi, en dclarant la maison de Cicron illgalement
consacre, les pontifes la librrent de toute religion (CICRON, Att.,
IV, 2, 7 ; ID., Har., 6, 12 ; 7, 13 ; 8, 16 ; 14,30), par la
formule : Elle peut tre achete [...] sans interdit religieux (sine
religione[...] emi) (CICRON, Att., IV, 2, 3). Voir ULPIEN, 68 ed.,
D. 1, 8, 9, 2. En droit pontificaldes tombeaux, lorsque le sol peut
tre rappropri, on dit quil nest plus tenu parlobligation religieuse
: responsum pontifical dans CICRON, De legibus [Leg.], II, 58 ; cf.
pur et dli de toute religion , purus et religione solutus dans
Fragment Riccardi (poqueaugustenne), CIL, I, 2 p. 498 (= RS, II, no
34, col. I).44 - Purus au sens de dsentrav de linterdit religieux :
Fragment Riccardi, op. cit.Nombreux textes dans le Digeste : les
uns propos de ldit du prteur qui interditdtablir un tombeau dans le
lieu pur dautrui parce que ce lieu dabord libre setrouve alors
indment frapp dindisponibilit : D. 11, 7, 2, 2 ; 2, 3 ; D. 10, 3,
6, 6 ; cf.Inst., 2, 1, 9 ; les autres propos dun dit qui condamne
le fait davoir vendu comme pur un sol grev de servitudes
religieuses, ce qui en rduit pour lacheteur la valeurdisponible :
ULPIEN, 25 ed., D. 11, 7, 8, 1 ; do lquivalence, chez les
commentateursde cet dit, entre pur et libre pour la vente : ULPIEN,
25 ed., D. 11, 7, 6, 1. Cettequivalence est constante : Sententia
Senecionis de sepulcris, FIRA-III, no 86, ligne 11 ; CJ,3, 44, 9,
a. 245 ; PAPINIEN, 3 resp., D. 9, 1, 73, o pur est mis en
quivalence, de cepoint de vue, avec profane , ce qui donne tout son
sens ULPIEN, 25 ed., D. 11, 7, 2,4 : On appelle pur un lieu qui
nest ni sacr, ni saint, ni religieux, mais qui est librede toutes
les servitudes dappellation de ce genre. 45 - NERATIUS, 5
membranarum, D. 41, 1, 14, pr. 1 4 4 7
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Tel est en particulier le rgime juridique du travail artisanal
non salari : la matireque lartisan fabrique tombe dans sa proprit
aussitt quune forme en surgit deses mains parce que, avant
dexister, dit un texte du Ier sicle de notre re, cetteforme
nappartenait personne46 le contrat douvrage servant justement
dtourner la proprit de la chose faite vers celui qui la commande,
contre unprix vers celui qui la faite. Tel est aussi le rgime
juridique de la nature, commeil se montre dans les crits des
juristes des trois premiers sicles : animaux sauvagesqui se
chassent et se pchent, pierres ou perles ramasses sur la grve,
trsorsinvents, les qui naissent dans la mer ou dans le lit des
fleuves47. Ce qui surgitpour la premire fois dun travail de la
matire ou se rencontre pour la premirefois dans la nature nest
vacant et hors matrise (nullius) quavant dtre occup aussitt, selon
le mode guerrier de la premire prise et du butin, association
didesque suggre le mot et que dveloppent parfois les juristes
dpoque imprialeclassique. Ainsi, selon une reprsentation dont les
juristes dpoque moderneferont leur miel, les choses
paraissaient-elles happes dans le premier domaine ole droit leur
donne vocation dentrer, avant que successions, changes et dons
neles fassent passer dun domaine lautre.
Il y a donc deux manires sous lesquelles le rgime des choses
appropriableset marchandes est prsent en droit romain. Ou bien les
interdits, en les faisantentrer dans une aire indisponible, les
retranche dfinitivement de la sphre priveo elles circulent : une
chose dj marchande est en quelque sorte dsactive etmise jamais en
rserve, selon une procdure de droit public ou sacr qui laffecte
quelque tiers imprissable (un dieu, un mort, la cit elle-mme) ce
qui, entechnique juridique, la rend patrimoine de rien dautre que
delle-mme, contenantet contenu, sujet et objet, par suspens de la
relation de sujet objet qui comporteune libre matrise de lun par
lautre. Cest alors par le dtour de la soustraction etde lexception
que le commerce nous apparat comme de droit ordinaire. Ou bienon
les voit entrer pour la premire fois dans leur premier domaine.
Mode ngatifou positif, cest toujours post sur la frontire du cas
limite o lon voit un biensortir jamais de la sphre dappropriation
ou y entrer originairement que le juristesinterroge, non pas sur le
rgime courant des choses, qui fournit la matire ordi-naire de son
mtier, mais sur leur constitution juridique, vritable
constructionpolitique de la marchandise.
46 - Antea nullius fuerat : Nerva et Proculus, chez GAIUS, 2
rerum cottidianarum [rer. cott.],D. 41, 1, 7, 7.47 - Chasse et pche
: NERATIUS, D. 41, 1, 14, pr., GAIUS, 2, 66-68, et Gaius, 2 rer.
cott.D. 41, 1, 3, pr. ; pierres trouves sur le rivage : FLORENTIN,
6 Inst., D. 1, 8, 3 ; PAUL,54 ed., D. 41, 2, 1, 1 ; trsors, dont
linvention sanalyse comme une occupation de resnullius : PAUL, 31
ed., D. 41, 1, 31, 1 (cf. CASSIODORE, Variae, V, 6, 8) ; les :
POMPONIUS,34 Sab., D. 41, 1, 7, 9 et 30, 4 ; GAIUS, 2 rer. cott.,
D. 41, 1, 7 ; ULPIEN, 68 ed., D. 43, 12,1, 6. Le littoral marin,
qui nest pas appropriable, est dit simplement nullius dans PAUL,D.
18, 1, 51, mais dans le sens ici dinappropriabilit absolue, puisque
son rgime y estcompar celui des routes publiques ou des lieux
religieux et sacrs. Sur lensembledu dossier, voir U. ROBBE, La
differenza sostanziale..., op. cit.1 4 4 8
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Les choses appropries : res, valeur et procs
Cette saisie juridique des choses les situe sur un plan de
construction politiqueo leurs singularits antrieures sont rendues
caduques, puisque cest de leur quali-fication en droit, et non de
leur existence avant lui, quil sagit alors. Pourtant,
laqualification de res en droit romain sapplique universellement
aux choses dans ethors le commerce et le patrimoine. Est-ce parce
que, au-del des rgimes et desstatuts quil leur applique en les
sparant les unes des autres, le droit romainreconnat aux choses
leur commune ralit de choses mme sil nen traite quede son point de
vue ? Si lon considre que res comprenait ncessairement toutechose
du monde extrieur, naturel et social, et que ce concept avait pour
vocation semparer de ce que, daprs lui, nous nommons toujours
ralit, il ny a gurelieu sinterroger : res alors ne qualifie pas,
mais dsigne. Une chose est pour luicomme pour tous ncessairement
une chose, et ce nest que par spcialisationssuccessives que
sintroduit la porte qualifiante du mot, ordonnatrice dun statut.Or,
je voudrais montrer quil nen est rien et quemprunter cette voie est
fairehistoriquement fausse route. Toute enqute engage dun point de
vue onto-logique, depuis la question quest-ce quune chose ? ,
bloquerait la possibilitdaccder aux choses du droit (romain) ou
plutt au concept de chose qui lessaisit abstraitement. Cest une
fausse piste que de les envisager, comme on la faitsi souvent, du
point de vue de la physique et de la mtaphysique grecques, car
onignore alors que leur rgime relevait dune constitution de leur
valeur48.
La notion de res patrimoniale et marchande, analyse depuis le
point de vuequoffre sa sanctuarisation extrapatrimoniale, na pu
stablir en effet que parceque, demble (en tout cas aussi loin que
les sources permettent datteindre), lares tait en elle-mme une
qualification juridique. Le droit appelait res les chosesauxquelles
il avait affaire : la res romaine ntait conue ni comme Sache ni
mmecomme Gegenstand 49, mais plus prcisment comme affaire (res
correspondantalors au grec ta pragmata), comme procs (res)
comportant qualification et valua-tion de la chose litigieuse
(res). Demble, la res du droit romain nous apparat surle mode dune
valeur lie une qualification qui opre dans un procs toute la
48 - Par exemple, PAUL SOKOLOWSKI, Sachbegriff und Krper in der
klassischen Jurisprudenzund der modernen Gesetzgebung, Halle, M.
Niemeyer, 1902 ; M. J. SCHERMAIER, Materia.Beitrge der
Naturphilosophie im klassischen rmischen Recht,
Cologne-Vienne-Weimar,Bhlau, 1992. Limportante analyse queMARIO
BRETONE donne des choses, et notammentdes choses incorporelles,
nchappe pas cette entreprise dontologisation du droitromain : I
fundamenti del diritto romano. Le cose e la natura, Bari, Laterza,
1998, p. 123 sq.49 - Le Lexikon de Heumann, rdit par Emil Seckel en
1906 (11e d., Graz, Bhlau,1971) postule propos de res un
enchanement de la Sache au Gegenstand et du Gegenstandau Vermgen,
enchanement qui synthtise lapport doctrinal des pandectistes,
dontrelve la presque totalit de la production romanistique
allemande et italienne. Leschoses y sont apprhendes comme entits du
monde extrieur devenues objets dundroit subjectif, choses et droits
constituant un patrimoine : rien nest jamais dit de laconstitution
de la chose par le procs. 1 4 4 9
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question tant de savoir de quelle manire, lorsquelles se
qualifient, les chosessvaluent ; et comment, dans ces procdures, se
ralise pratiquement la diffrenceentre la valeur de ce qui
sapproprie et schange et la valeur de ce qui sinstituecomme
perptuellement indisponible.
Analyse juridique de la valeur
Ds lors que la presque totalit des res taient qualifies en
raison de leur disponibi-lit patrimoniale, selon les catgories par
lesquelles sorganise lconomie juridiquedu monde romain, elles
assumaient une valeur qui en faisait proprement parlerdes biens. Il
est frappant de constater quel point le vocabulaire juridique
latin,depuis une trs haute poque (au moins le IIIe sicle avant
notre re), employaitcouramment pecunia pour dsigner les choses.
Sans remonter aussi loin dans le temps,Justinien en avait encore
pleinement conscience, qui, dans une constitution de531, renvoyait
aux jurisconsultes des premiers sicles de lEmpire pour dterminersi,
dans un pacte de report de dette (pecunia constituta), le mot
pecunia pouvaitdsigner, en dehors dune somme dargent, nimporte
quelle autre chose qui auraitfait lobjet dune promesse ou dun
contrat :
Dans les anciens livres des jurisconsultes, on employait
lexpression pacte de report dedette (pecunia constituta), alors que
ce ntaient pas seulement des sommes dargent(non pecuniae tantum)
qui taient exiges, mais toutes sortes de choses (sed omnesres)
[...]. De fait, si lon fait entrer comme objet de report de dette
telle maison ou telchamp ou tel esclave ou telle autre chose que
lon a dsigne, quelle diffrence y a-t-il avecle nom de la pecunia
elle-mme ? Toutes les choses doivent donc pouvoir entrer dans
unreport de dette, puisque les anciens jurisconsultes disent dans
leurs dfinitions que souslappellation de pecunia toutes choses sont
signifies (pecuniae appellatione omnesres significari definiunt) et
que lon trouve ce mot trs clairement employ dans les livresdes
jurisconsultes et dans lancienne jurisprudence.
Le texte insiste justement sur cette aptitude de la langue du
droit romain saisir travers pecunia, non seulement une somme
dargent, un montant, mais les choseselles-mmes. Les jurisconsultes
dpoque classique confirment en effet ample-ment cette tendance :
pecunia y dsigne la monnaie et la valeur montaire deschoses, mais
tout autant les choses en ce quelles ont ncessairement une
valeurmontaire laquelle elles se rduisent50. Il en allait de mme
avec pretium. Lesjuristes pensaient banalement que le prix tait une
mesure de la valeur des choses,qui se ralisait dans lchange dune
chose contre une quantit de monnaie (prixde la chose vendue ou prix
du travail lou). Mais ils pensaient aussi, dune manireplus
singulire, que la chose se rduisait son prix, quelle tait son prix
: la valeurtait alors lidentit de la chose mme. Or, cette rduction
de la chose sa
50 - Ainsi, CELSUS, 32 dig., D. 50, 16, 97 ; PAUL, 2 ed., D. 50,
16, 5 ; 49 ed., D. 50, 16, 178,pr. ; HERMOGNIEN, 2 iuris
epitomatarum, D. 50, 16, 222.1 4 5 0
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valeur trouve son sige dans lancien procs civil, o la res tait
appele ainsiparce quelle tait lenjeu dune mise en cause, dune
affaire (res galement), quicomportait une estimation pcunaire.
Ce dernier trait, dont on va voir quel point il est archaque,
explique proba-blement pourquoi la thorie juridique du prix trouve
si souvent son sige dansle procs civil, en dehors de la vente et
des autres contrats onreux, o croientexclusivement la trouver les
historiens de lconomie. Les juristes appellent sou-vent pretium le
montant du litige et la condamnation qui ltablit : montant
dtermi-ne par lestimation dun juge51. La valeur alors se fixe par
arbitrage dun tiers etpar jugement commun , comme le dit un adage
forg (ou repris) par SextusPedius, jurisconsulte dpoque flavienne,
propos dune affaire de meurtre dunesclave qui se trouvait tre le
fils naturel de son matre. Le matre dont on a tulesclave peut-il
exiger rparation du malheur qui vient de ce que la chose quonlui a
fait perdre est son fils ? Non, parce que la valeur des choses ne
se mesurepas selon laffection quy met ou lutilit quy trouve tout un
chacun, mais stablitpar jugement commun52 . Valeur, jugement,
jugement commun : sans soute nefaut-il pas ici comprendre quil est
renvoy une estimation commune dumarch53 ; il nexiste Rome de march
ni des affections ni des fils. En ralit,cette rgle intresse
lestimation arbitrale quun juge peut raisonnablement tablirde la
perte dun esclave (et non de la valeur de cet esclave mme), dans
une socito il nest pas rare que libres et affranchis soient pres
denfants ns damoursancillaires, mais o ces liens ne sont pas assez
considrs pour tre censs ajouteraucun prix cette perte. Le jugement
commun nest autre que lestimationarbitrale dun juge qui sappuie sur
le sens commun son temps et son lieu54.Lorsque la valeur de la res
se dtermine par jugement, cest par un procd tranger celui du
contrat (et, a fortiori, du march), mais tout aussi ancien et dune
certainemanire tout aussi abstrait que lui.
En droit romain, cest cette valeur arbitrale quen dernier lieu
se rduisaientles choses , autrement dit les choses mises en cause .
Les juristes de Romeconnurent, perurent, analysrent un phnomne qui,
pour eux, prenait sens dansla sphre du procs. Lhistoire de la
thorie juridique romaine de la valeur et duprix, pour laquelle les
textes abondent, reste entirement crire, dans la mesureo son sige
principal nest pas, comme on est tent de le croire, dans le
lieu
51 - Cascellius, Ofilius, Cinna, dans BREMER, I, p. 173 ;
JAVOLENUS, D. 38, 2, 36 ; ULPIEN,15 ed., D. 5, 3, 20, pr. ; PAUL,
26 ed., D. 5, 3, 22 ; MARCIEN, D. 12, 3, 8 : pretio, id estquanti
res est, aestimari .52 - Sextus Pedius, chez PAUL, 2 ad Plautium,
D. 9, 2, 33, pr. (mme cas de figure etmme adage dans PAUL, 2 ad
legem Iuliam et Papiam, D. 35, 2, 63, 2 : pretia rerum nonex
affectione nec utilitate singulorum, sed communiter fungi ).53 -
CLAUDE NICOLET, Il pensiero economico dei Romani , in L. FIRPO
(d.), Storiadelle idee politiche e sociali, I, LAntichit classica,
Turin, Liguori, 1982, pp. 877-960, ici p. 918.54 - Pour une vue
comparable en histoire mdivale des prix, voir ALAIN GUERREAU, Avant
le march, les marchs : en Europe, XIIIe-XVIIIe sicle , Annales HSS,
56-6, 2001,pp. 1129-1175, o communiter funguntur parat tre issu en
droite ligne des textes duDigeste cits note prcdente (cf. p. 1174).
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classiquement dbattu en jurisprudence romaine, la suite
dAristote, dune dis-tinction entre les deux figures de lchange dune
chose contre une chose et delchange dune chose contre un prix. Les
juristes disputaient assurment de la naturede cette diffrence, dont
dpendait le rgime juridique du contrat (permutatio
ouemptio-venditio) ; ils reprenaient ce propos les lieux communs
sur le troc et lavente, la prestation dune marchandise (merx) et la
prestation dune contre-valeurmontaire (pretium)55. Moins connus
mais plus dcisifs pour une histoire de laformation juridique de la
valeur sont les textes qui amorcent une analyse duprix comme critre
didentit de la chose litigieuse. La question en tait posenotamment
propos des garanties de comparution en justice (vadimonium).
Selonldit du prteur, le dlai nonc par la promesse ne devait pas
excder les limiteshors desquelles la chose litigieuse (res) aurait
risqu de disparatre, de prir demort (periturae morte), par exemple
la suite dun vol, dun incendie ou dunnaufrage, ou de prir par le
temps (periturae tempore) parce que les dlais delaction auraient t
prescrits56. Il fallait assurer, en somme, que la chose
subsisteraiten cours de procdure, quelle ne serait pas absente
(abesse) avant le jugement.Mais quand devait-on estimer quune chose
avait cess dtre prsente ? Cest surce point que se concentre, chez
les commentateurs de ldit, lanalyse de la valeur.Peut-on dire par
exemple de la chose transforme par un travail de la main
quelledevient absente ? Oui, sans doute parce quune forme nouvelle
la fait dispa-ratre ; surtout parce que sa valeur nest plus la mme
:
Aux dires de Sabinus [jurisconsulte du temps de Tibre, mort sous
Nron], approuv icipar Pedius [deux ou trois dcennies plus tard],
paraissent absentes les choses dont lamatire (corpus) subsiste,
mais dont la forme a t change : on considre que nest plusprsente
(rem abesse) la chose rendue corrompue, de mme que celle laquelle a
tdonne une forme nouvelle, puisque en rgle gnrale il y a plus dans
la valeur du travailde la main que dans la chose (quoniam plerumque
plus est in manus pretio, quamin re)57.
Au premier abord, si on le prend comme un document dhistoire
conomique enignorant son contexte dictal, ce passage semble se
borner analyser (ce qui nestdj pas si mal) le rapport entre travail
et valeur. Limpression se confirme si,soucieux de cumuler les
rfrences documentaires, mais sans la moindre inquitude
55 - Les textes essentiels sont GAIUS, 3, 139, PAUL, 32 ed., D.
19, 4, 1, et ID., 33 ed.,D. 18, 1, 1, pr. Ils ont t analyss par
VINCENZO ARANGIO RUIZ, La compravendita indiritto romano, Naples,
Jovene, 1952, I, p. 133 sq. ; GENEROSO MELILLO, Economia
egiurisprudenza a Roma, Naples, Jovene, 1978 ; C. NICOLET, Il
pensiero... , art. cit.,p. 908 sq. Voir ANDREAS BRUDER, Zur
konomischen Charakteristik des rmischenRechtes , Zeitschrift fr die
gesammte Staatswissenschaft, XXXII, 1876, pp. 753-825. Dupoint de
vue de lhistoire culturelle, voir surtout ALDO SCHIAVONE, Studi
sulle logiche deigiuristi romani, Naples, Jovene, 1971, p. 103
sq.56 - ULPIEN, 7 ed., D. 2, 12, 3. Sur le contexte dictal, OTTO
LENEL, Edictum Pertuum,3e d., Leipzig, von B. Tauchnitz, 1927, p.
85.57 - ULPIEN, 7 ed., D. 50, 16, 13, 1.1 4 5 2
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sur ce que peut bien signifier un document en histoire du droit,
on y joint cetautre cas, pos toujours propos du vadimonium,
lintrieur du mme contextedictal, vers les premires annes de notre
re :
Labeo et Sabinus pensent que si un vtement est rendu dchir, ou
si la chose est renduecorrompue, comme une coupe brise ou une
peinture racle, la chose est cense tre absente(rem abesse), puisque
la valeur de ces choses ne rside pas dans leur matire, mais
danslart qui les a produites (quoniam earum rerum pretium non in
substantia, sed inarte sit positum)58.
Pour accder lintelligence de tels textes, il ne suffit pas de
reproduire cequils noncent de plus vident. Encore faut-il considrer
leur forme proprementcasuistique, intgrer la question laquelle ils
donnent une rponse, voir que lesens de la rponse est command par
celui de la question. La lecture alors sedplace de la cause de la
valeur la valeur comme identit de la chose, lintrieurde lunit de
temps dun mme procs. Si la valeur est ici substance de la res,
cestparce que, dans le procs, la chose litigieuse doit rester
prsente en sa valeur, laquelle prcisment se rduit lenjeu du litige.
Il faut que cette identit dvalua-tion perdure le temps que les
parties sen portent garantes, pour que le juge puissevaluer la
chose sur laquelle porte laction, la chose dont il sagit (res de
quaagitur) et aucune autre. Elle cesse si son prix cesse en cours
dinstance dtre lemme par exemple, sil vient tre remplac par le prix
dun travail . Pourle juge alors et pour les parties qui staient
ports garants, la chose dont ilavait t saisi devient absente .
Un troisime cas, immdiatement enchan au prcdent, achve de
nousclairer :
Si le propritaire dune chose la rachete par ignorance alors quil
ne la possdait plus cause dun vol, mme si aprs lavoir rachete il a
eu connaissance des faits, on peutrpondre juste titre que cette
chose est absente (rem abesse), parce quune chose estcense ntre
plus l pour celui qui nen a plus le prix (quia videtur res ei
abesse, cuipretium abest).
Pour faire voir quune chose ne dure, le temps du litige, quen sa
valeur, le casuisteexpose le paradoxe de la chose qui, au moment o
celui qui lavait perdue larcupre, lui devient absente parce quil en
a rachet la valeur, qui se trouve ainsiannule pour lui.
Res : la chose et le procs
Que la res abstraite et rduite sa valeur ait son sige dans le
procs, voil qui nersulte pas seulement des analyses que la
casuistique en donne vers le commence-ment de notre re. Cela
stablit aussi partir des accointances nombreuses entre
58 - PAUL, 7 ed., D. 50, 16, 14, pr. 1 4 5 3
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les emplois patrimoniaux de res, pris au sens de biens , et le
procs. Lorsqueres, dans le langage classique, sapplique au
patrimoine, cest trs souvent dans lecompos res familiaris, utilis
aussi bien par les juristes que par les agronomes. Orquest-ce,
originellement, quune res familiaris ? Trs probablement un procs
(res)ayant pour objet les biens (familia) dun paterfamilias. Nous
possdons, de Catonle censeur, quelques fragments de plaidoiries
prononces de re familiari : le De reFloria (sur laffaire et sur les
biens de Floria), le De re Atili (sur laffaire et surle patrimoine
dAtilius)59. Demme, res uxoria dsigne un procs en restitution dedot
(le litige, l affaire concernant les biens de lpouse), en mme temps
quela dot elle-mme (les affaires de lpouse, en quelque sorte) le
mari disant lpouse rpudie : res tuas habeto (reprends tes
affaires). Res, dans ses pre-mires acceptions patrimoniales, est
donc trs probablement lie au procs etnotamment au procs
successoral, o il fallait valuer le montant de la succession,au
procs dotal, o il fallait rvaluer le montant de la dot. Cette
double valeurpatrimoniale et processuelle est atteste dans les
sources les plus anciennes. Laloi des XII Tables, en 450 avant
notre re, lemploie dans ces deux sens djcontemporains lun lautre :
en I, 6, res dsigne le procs, laffaire en litige ; enV, 3, res est
juxtapos pecunia pour dsigner lensemble des biens dont un prede
famille peut disposer par testament : Uti legassit suae rei, ita
ius esto (commeil aura dispos relativement ses biens res , que cela
soit le droit)60. Cest cetteaccointance entre les deux sens anciens
et contemporains du mot quil faut essayerdlucider.
Le sens primitif de res oscille entre le litige et lobjet
fournissant loccasiondu litige. Une res, le procs, en saisit une
autre, la res de qua agitur : la chose delaquelle il sagit dans
laction . On ne comprend rien ce concept si on ne lanalyse la fois
comme contenant et contenu. Dans le plus ancien fonds du
vocabulairejuridique latin, le mot est associ causa ou encore lis
dans des contextes exclusi-vement judiciaires. Ainsi, dans la loi
des XII Tables. En I, 6 : rem ubi pacunt, orato (lorsque les
parties transigeront sur le litige, que chacune lexpose oralement
ou :que le magistrat ratifie cette conciliation) ; I, 7 : Ni
pacunt, in comitio aut in foroante meridiem caussam coiciunto (si
elles ne transigent pas, quelles rsumentensemble leur affaire, sur
le comitium ou sur le forum, avant midi) ; I, 8 : Postmeridiem
praesenti litem addicito (aprs midi, que le magistrat rgle le
litige enfaveur de celle des deux parties qui sera prsente).
Lensemble res-lis-causa estformulaire en droit archaque. Leur
complmentarit se laisse bien voir dans telrsum dune notice de
Festus (p. 103 L.), qui renvoie la plus ancienne proc-dure : On dit
qua perdu son procs (lis) celui qui na pas eu gain de cause
(causa)dans laffaire (res) qui tait lobjet dune action en justice
(agere) eius rei, dequa agebat.
59 - Cf. HENRICA MALCOVATI, Oratorum Romanorum Fragmenta 2,
1954, pp. 86-87.60 - Seule la res est mentionne par GAIUS, II, 224.
Uti legassit suae rei (cf. Inst., II, 22, pr.,et POMPONIUS, D. 50,
16, 120). Pour les formulations plus tardives, voir M. BRETONE,I
fundamenti..., op. cit., p. 27 sq., qui donne en outre de
nombreuses rfrences au senspatrimonial de res.1 4 5 4
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