Top Banner

of 171

La Traduction Chez St Augustin Jerome Boetie

Apr 05, 2018

Download

Documents

oversattare
Welcome message from author
This document is posted to help you gain knowledge. Please leave a comment to let me know what you think about it! Share it to your friends and learn new things together.
Transcript
  • 7/31/2019 La Traduction Chez St Augustin Jerome Boetie

    1/171

    Universit de Paris X Nanterre

    UFR de Littrature, Langages et Philosophie

    MEMOIRE DE MASTER II

    HISTOIRE ET ACTUALIT DE LA PHILOSOPHIE

    Anna SVENBRO

    JRME, AUGUSTIN, BOCE : DBATS SUR LAQUESTION DE LA TRADUCTION LA FIN DE

    LANTIQUIT ET AU DBUT DU MOYEN-GE

    Mmoire prpar sous la direction de M. Jean-Ren Ladmiral

    Anne universitaire 2006-2007

  • 7/31/2019 La Traduction Chez St Augustin Jerome Boetie

    2/171

    2

    Avertissement

    Toute reproduction, mme partielle, de ce document, doit obligatoirement inclure

    une rfrence prcise son auteur, telle que mentionne ci-dessous :

    Auteur :

    Anna Svenbro

    Rfrence :

    Mmoire universitaire, Universit de Paris X - Nanterre, juin 2007.

  • 7/31/2019 La Traduction Chez St Augustin Jerome Boetie

    3/171

    3

    Remerciements

    Je tiens tout dabord exprimer mes plus vifs remerciements M. Jean-Ren

    Ladmiral, Professeur lUniversit de Paris X Nanterre, qui a bien voulu

    maccueillir dans le cadre du Master II Histoire et actualit de la philosophie ,

    me suivre, me prodiguer ses prcieux conseils tant du point de vue de la mthode

    que du contenu, et diriger les recherches ayant conduit au prsent travail.

    Je porte ma gratitude M. Jean Delisle, Professeur, Directeur de lEcole de

    traduction et dinterprtation de lUniversit dOttawa, pour ses chaleureuxencouragements et ses claircissements bibliographiques dterminants dans

    l'laboration de la prsente tude.

    Merci aussi Nils Grnwald pour mavoir patiemment soutenue au cours de mes

    recherches.

    Je tiens enfin tmoigner ma reconnaissance mon pre, hellniste et spcialiste

    du monde grco-romain, qui a su me donner de judicieux conseils, et relire mon

    travail avec un oeil critique. Ce mmoire lui est ddi.

  • 7/31/2019 La Traduction Chez St Augustin Jerome Boetie

    4/171

    4

    Introduction

    Traduire est un jeu plutt quune science ; il y a des parties, des coups et donc des

    rgles ; fixer des rgles dobjectivit, elles-mmes amendables, rvisables, par

    rapport quoi une partie peut tre estime perdue, ou triche, etc., cest tout un

    art. 1 Laffirmation du pote Michel Deguy, traducteur, entre autres, de Martin

    Heidegger et de Paul Celan, a de quoi surprendre, voire laisser perplexe la

    premire lecture. La traduction ne serait-elle donc avant tout quun divertissement,

    un amusement, un badinage selon une rgle fixe arbitrairement, plutt quune

    pratique raisonne sintgrant dans un systme de savoirs, de connaissancesdtermin ? Ce serait mconnatre la polysmie du terme de jeu, et lambigut de

    la vision de la traduction comme activit ludique.

    Les traducteurs ne savent que trop que leur activit prend depuis longtemps les

    aspects dun jeu, sinon cruel, du moins srieux, pour aller du ct des joca seria

    cicroniens. Le jeu prend souvent la forme dune partie de cache-cache, o

    leffacement est pour le traducteur [sa] faon de resplendir 2, pour reprendre

    lexpression de Philippe Jaccottet, autre traducteur-pote. Le jeu est aussi

    frquemment marqu par la comptition, le traducteur tant sans cesse soumis

    lvaluation de la sphre publique, et, en premier lieu, des autres traducteurs (quil

    sagisse de professionnels, ou de lecteurs critiques et polyglottes). Le jeu est parfois

    dangereux : on ne compte plus au cours de lhistoire les traducteurs qui, du fait de

    ce quil traduisaient ou de la manire dont ils sacquittaient de leur tche de

    traducteurs, ont t vous lexil, lemprisonnement ou la mort. Sans aller aussi

    loin, on peut affirmer que le jeu, pour celui qui sadonne la pratique de la

    traduction, implique presque toujours le fait dinteragir avec un contexte particulier

    et de se mouvoir en fonction de celui-ci. La traduction fait jeu avec un certain

    nombre de contraintes, avec un certain nombre de rgles : en cela, elle nest peut-

    1 DEGUY, Michel, Traduire , dansLa Raison potique, p. 114.2 JACCOTTET, Philippe, Posie 1946-1967, p. 76.

  • 7/31/2019 La Traduction Chez St Augustin Jerome Boetie

    5/171

    5

    tre pas une science au sens o nous lentendons de nos jours, mais elle se

    rapproche du terme latin de scientia (et, dans une moindre mesure, du terme

    allemand de Wissenschaft), dun savoir raisonn et normatif, valid par une

    institution. Aujourdhui, que la traduction soit un jeu ou une science, on ne peut pas

    la penser sans rgles, rgles dobjectivit selon Deguy, qui tournent le rapport

    du traducteur son activit non seulement vers un extrieur qui le surveille, le

    contrle, voire le sanctionne, mais vers un objet, le texte traduit, qui devient

    problmatique.

    Ces rgles dobjectivit, principes et mthodes qui servent conduire, rgir,

    dcrire ou prescrire une rgularit, montrer lexemple, font question du fait de

    leur caractre partiel, voire imparfait : elles sont amendables, rvisables , elles

    slaborent de manire rcursoire, rtroactive. Le traducteur rflchit, modifie sapratique ainsi que sa traduction chemin faisant, il fait amende honorable , selon

    lexpression consacre, en faisant publiquement laveu du caractre imparfait de sa

    production : car, chez Deguy, la partie nest jamais gagne, elle peut tre estime

    perdue ou triche , le traducteur est soit irrmdiablement dsavantag, soit

    suspect de tromperie, de trahison (do le fameux traduttore tradittore ) par

    rapport aux rgles de sa pratique. Ces rgles ne sont dailleurs pas issues dun

    savoir rationnel, mais sont un art . Celui qui les fixe, qui lgifre, qui dit ce qui

    est permis et dfendu, et qui inaugure une situation de contrle et dautorit, doit

    faire preuve dadresse lorsquil les nonce, et dhabilet dans son choix des moyens

    de les faire respecter. Cest que le renoncement considrer la traduction comme

    science pour faire des rgles de la traduction un art prend une rsonance politique :

    le thoricien qui lgifre en matire de traduction ne doit-il pas faire preuve de la

    virt chre Machiavel face la fortuna des textes traduire, des diffrents

    traducteurs et du contexte historique ?

    Alors que la thorisation de la traduction semble tre un paradigme introuvable en

    Grce ancienne, la rflexion des Romains en matire de traduction est en revanche

    explicite, positive, et de surcrot bien documente. Cest ainsi que lon peut

  • 7/31/2019 La Traduction Chez St Augustin Jerome Boetie

    6/171

    6

    affirmer, comme le fait Douglas Robinson3, que la thorie de la traduction nat

    Rome, la culture romaine tant demble une culture-de-la-traduction , pour

    reprendre lexpression forge par Antoine Berman4, fondant le sol des lettres latines

    par lannexion traduisante du patrimoine littraire grec. On doit Cicron avec son

    De Oratore (55 av. J.C.) et surtout son De optimo genere oratorum (46 av. J.C.),

    suivi par Horace et son Ars poetica (19-17 av. J.C.), Pline le Jeune et sa Lettre

    Fuscus Salinator (85 ap. J.C.), Quintilien et son Institution Oratoire (96 ap. J.C.)

    ainsi quAulu Gelle et ses Nuits Attiques (100 ap. J.C.) cette naissance de la

    thorie de la traduction en Occident.

    Mais cette paternit romaine des premires rflexions sur la traduction et des

    premiers principes et mthodes sappliquant lactivit du traducteur ne doit pas

    nous induire en erreur. En effet, comme le souligne Douglas Robinson5, la thoriede la traduction romaine parat bien loigne de notre sensibilit actuelle : les

    visages de Cicron, Horace et des autres penseurs romains de la traduction

    paraissent comme autant de fresques effaces par le cours du temps, et leur vision

    de la traduction a plus ou moins disparu. Trop libre pour nous, trop hypertextuelle,

    voulant donner trop libre cours la subjectivit du traducteur pour que nous la

    prenions au srieux, elle sest, du moins, fortement attnue devant la sacralisation

    du texte traduire, et devant la naissance de la figure du traducteur soumis des

    rgles fixes objectivement . Traducteur dont le jeu entre les textes et les langues

    est une lutte contre lui-mme et une lutte avec le domaine public qui le contrle,

    voire le sanctionne comme mauvais traducteur , comme traducteur tratre . Et

    Robinson de dclarer :

    La traductologie en Occident, le logos au sujet de la traduction, les limites ausein desquelles la traduction en Occident est enserre de manire normative, lascience de la traduction que nous reconnaissons comme science en tant quelle

    est logique et normative, dbute dfinitivement non pas dans lAntiquitclassique mais dans lAntiquit chrtienne.6

    3 ROBINSON, Douglas, The Ascetic Foundations of Western Translatology: Jerome andAugustine , in Translation and Literature, vol.1, p.3.4 BERMAN, Antoine,La traduction et la lettre ou lauberge du lointain, p. 31.5 ROBINSON, Douglas,Ibid.6 ROBINSON, Douglas,Ibid. Cest nous qui traduisons.

  • 7/31/2019 La Traduction Chez St Augustin Jerome Boetie

    7/171

    7

    Plus que de nos anctres les Romains , pour reprendre le titre dun ouvrage de

    Roger Hanoune et John Scheid7, plus que de Cicron, dHorace et de leurs

    continuateurs de la Rome antique, notre vision, notre manire de thoriser la

    traduction, den fixer les principes, les mthodes et les rgles, sont hritires et

    tributaires de Jrme, dAugustin, de Boce, et de mille cinq cent ans de culture et

    de civilisation chrtiennes.

    Cest en effet autour des trois figures cardinales de la fin de lAntiquit et du dbut

    du Moyen-ge que sont Jrme, Augustin et Boce que se jouent la disparition de

    la conception romaine de lacte de traduire et lmergence de celle qui est la ntre,

    cest travers les dbats et controverses auxquels ils prennent part que nous

    pouvons distinguer les traits qui contribueront dessiner la figure mdivale, puismoderne, du traducteur. Cardinales, les figures de Jrme, Augustin et Boce le

    sont plus dun titre. Mme si aucun de ces personnages na rellement revtu la

    pourpre cardinalice (sauf, pour Jrme, dans la peinture dix-septimiste, du fait de

    son statut de conseiller du pape Damase), nous avons affaire des figures majeures

    de lhistoire des premiers temps du christianisme (Jrme et Augustin sont deux

    des quatre Pres de lEglise avec Ambroise de Milan et Grgoire le Grand), en

    mme temps que de lhistoire de la traduction. Fondatrices dune nouvelle

    conception de lacte de traduire dont la force se fait ressentir jusqu nos jours, elles

    sont aussi des charnires (cardines), des pivots entre deux poques et deux

    systmes discontinus en matire de thorisation et de pratique de la traduction :

    dans le sillage de leurs dbats, on dlaisse le systme cicronien pour construire

    un systme chrtien , si lon reprend lalternative pose dans le songe relat dans

    laLettre 22 Eustochium de Jrme8.

    Jrme (vers 347 419 ou 420) et Augustin (354 430) sont presque exactement

    contemporains, et leurs vies, leurs proccupations, leurs uvres, quil sagisse de

    traduction ou dautres sujets, sont parfaitement limage de leur poque trouble :

    elles se situent la croise des chemins. Boce (476 ou 480 524), qui vit pourtant

    7 HANOUNE, Roger, SCHEID, John,Nos anctres les Romains, Paris, Gallimard, 1995.8 SAINT JEROME, Correspondance, tome I, 22, p.145.

  • 7/31/2019 La Traduction Chez St Augustin Jerome Boetie

    8/171

    8

    plus dun sicle aprs eux et prend position partir de leur thorisation, appartient,

    lui aussi, cette poque du dj plus et pas encore .

    La charnire quincarnent Jrme, Augustin et Boce est tout dabord historique.

    Ainsi, Augustin sera toujours associ depuis louvrage dHenri-Irne Marrou

    la fin de la culture antique 9. LEmpire romain dOccident se dcompose peu

    peu sous le coup des invasions barbares. Rome est mise sac par Alaric en 410,

    Jrme, Bethlem, sen dsole, cependant quAugustin compose De Civitate Dei.

    Augustin qui, dailleurs, steindra pendant le sige que les Vandales feront subir

    Hippone, la ville dont il est lvque. Le dernier empereur romain dOccident,

    Romulus Augustule, dont le nom rsume onze sicles dhistoire romaine 10 selon

    Axel Tisserand, est dpos par Odoacre, roi des Hrules, en 476, anne de

    naissance de Boce selon la tradition. Cette fin de lAntiquit et ce dbut duMoyen-ge sont lpoque de lmergence des cours barbares et dun nouveau

    mode dorganisation politique et culturelle, loin de Rome, o lhritage antique est

    souvent dtruit mais parfois conserv. Ainsi la cour de Ravenne, o Boce, la fois

    dernier des Romains et, selon Paul Renucci, pre du Moyen-ge

    europen 11, stablit aux cts de Cassiodore durant le rgne du roi Ostrogoth

    Thodoric. Ce versant historique se double dun versant spirituel et culturel,

    thologique et politique. Aprs la conversion de Constantin au Christianisme en

    313, puis une dernire tentative de restauration du culte paen sous le court rgne de

    Julien lApostat (360-363), puis la restauration dfinitive du Christianisme comme

    religion dEtat et la proclamation de lunit de la foi par Thodose en 381, on voit,

    en cette fin de lAntiquit, en cette aube du Moyen-ge, que la Papaut et plus

    gnralement lEglise mergent comme puissance la fois spirituelle et temporelle,

    la chrtient se constituant en communaut de croyants et devant prserver son

    unit.

    Les itinraires, les penses et les dbats de Jrme, Augustin et Boce sont aussi

    marqus par les points cardinaux de la gographie. Stridon en Dalmatie, Rome,

    Trves, Aquile, Antioche, Chalcis et son dsert, Jrusalem, Constantinople,

    9 MARROU, Henri Irne,Augustin et la fin de la culture antique.10 BOCE, Traits thologiques, p. 8.11 RENUCCI, Paul,L'aventure de l'humanisme europen au Moyen ge (IXe XIVe sicle), p. 20.

  • 7/31/2019 La Traduction Chez St Augustin Jerome Boetie

    9/171

    9

    Bethlem ces villes sont les stations de litinraire tant gographique que

    spirituel de Jrme, la carrire et les tribulations du saint Docteur 12 tant

    scandes par les multiples allers-retours que celui-ci fit entre lOccident et

    lOrient13. On pourrait en dire autant dAugustin : de Thagaste Hippone, en

    passant par Madaure, Carthage, Rome, Milan, Cassiciacum, Ostie, et les diverses

    autres cits o se droulrent les conciles ( on hsite entre dix-sept et dix-neuf ,

    selon Lucien Jerphagnon14), celui-ci symbolise par son itinraire la diversit de la

    romanit chrtienne15. Quant Boce, mme si ses dplacements ne sont pas aussi

    varis, il est grandement marqu par la polarit, laller-retour incessant entre Rome,

    dont loubli est impossible pour le membre de la gens Anicia quil est, lui dont la

    famille comptait dans ses rangs nombre de consuls et deux empereurs 16 (son

    nom complet est Anicius Manlius Torquatus Severinus Boethius, daprs VonCampenhausen17), et Ravenne, ville de la Renaissance gothique alors que les

    foyers littraires de Gaule et d'Afrique entrent alors en dclin 18.

    Ces itinraires tout autant gographiques que spirituels montrent galement quel

    point Jrme, Augustin et Boce sont au carrefour des cultures, aux confins des

    poques et des idiomes. Vir trilinguis, Jrme est le disciple du grammairien Donat

    et manie avec clat le latin et le grec. Il apprend lhbreu lors de son sjour dans le

    dsert de Chalcis, demandant maintes fois conseil, une fois tabli Bethlem,

    auprs de divers rabbins, pour cerner au plus prs l hebraica ueritas des textes

    de lAncien Testament, dans le cadre de son uvre majeure, llaboration de la

    Vulgate. Il est donc un passeur entre les langues et les cultures.19 Augustin, citoyen

    12 LARBAUD, Valery, Sous linvocation de Saint Jrme, p. 42.13 Il est intressant de remarquer que le seizime centenaire du dpart de Saint Jrme de Rome etde son installation Bethlem a t loccasion dun colloque intitul Jrme, entre lOccident etlOrient, ltude du corpus hironymien tant place sous le signe des changes gographiques.14 SAINT AUGUSTIN, Oeuvres, tome 1, p. XXIV.15

    Pour plus de dtails concernant la biographie dAugustin, on lira avec profits les diffrentsouvrage dHenri-Irne MARROU,Augustin et la fin de la culture antique, lopuscule SaintAugustin et laugustinisme, ainsi que la somme, revue et augmente de Peter BROWN, La vie deSaint Augustin.16 VON CAMPENHAUSEN, Hans,Les Pres latins, p. 325.17 VON CAMPENHAUSEN, Hans,Ibid.18 RENUCCI, Paul,L'aventure de l'humanisme europen au Moyen ge (IXe XIVe sicle), p. 18.19

    On peut renvoyer lexcellent ouvrage de J. N. D. KELLY, Jerome. His Life, Writings, andControversies pour les prcisions biographiques concernant Jrme, ainsi que ltude, plusancienne, de Ferdinand CAVALLERA, Saint Jrme, sa vie et son uvre.

  • 7/31/2019 La Traduction Chez St Augustin Jerome Boetie

    10/171

    10

    romain dorigine berbre, bien quentretenant des rapports problmatiques avec la

    culture grecque quil apprhende trs souvent au travers du prisme latin20, reste,

    pour reprendre le mot de Marrou, le reprsentant minent de la culture

    antique 21, uir eloquentissimus atque doctissimus, tout en fondant une doctrine

    dont lempreinte sur le christianisme et plus gnralement la culture occidentale est

    toujours perceptible aujourdhui. Quant Boce, il est un enfant dune prcocit

    exceptionnelle, nourri de Lettres grecques, parfaitement bilingue, qui acquiert trs

    rapidement une large culture tant dans le domaine littraire que scientifique (il est

    le pre du Quadrivium mdival22), si lon en croit Axel Tisserand23. Malgr son

    got pour ltude et les vicissitudes de son poque, il occupe diverses fonctions

    politiques : snateur, patrice et enfin consul en 510. Cest peut-tre son implication

    dans laction politique (quil paiera de sa vie en 524, excut sur lordre deThodoric qui lavait disgraci) qui motive le projet culturel et a fortiori le projet

    traductologique botien, dans une Italie domine par les Goths, o lhistoire nest

    pourtant pas arrte, et o Rome, capitale de la Papaut et de lEglise catholique au

    sens tymologique du mot, de lEglise universelle , demeure au centre de

    lunivers . Il sagit de conserver par-del les temps troubls une latinitas digne de

    ce nom, et de continuer puiser dans sa source hellnique, une poque o lon lit

    moins le grec dans cette partie du Bassin Mditerranen. Or, si lon suit le jugement

    de Hans Von Campenhausen, luvre de traduction de Boce ainsi que la

    thorisation quil entreprend constituent une passerelle entre lAntiquit et lpoque

    mdivale, en ce quelle permet non seulement au Moyen-ge davoir accs

    Aristote et Porphyre entre autres, mais en ce quelle construit encore une

    terminologie philosophique qui sera un pont de la philosophie antique la

    scholastique24.

    20 Cf. MARROU, Henri Irne,Augustin et la fin de la culture antique, p. 27, et son pigraphelapidaire : I. Conformment la tradition romaine saint Augustin a appris le grec. II. Il sait unpeu de grec. III. Il nen sait pas beaucoup. IV. Loubli du grec en Occident .21 MARROU, Henri-Irne, Saint Augustin et laugustinisme, p. 17.22 VON CAMPENHAUSEN, Hans,Les Pres latins, p. 330.23 BOCE, Traits thologiques, p. 9-11.24 VON CAMPENHAUSEN, Hans,Ibid, p. 334.

  • 7/31/2019 La Traduction Chez St Augustin Jerome Boetie

    11/171

    11

    Or, ces trois figures dialoguent, dbattent et se commentent les unes les autres,

    directement ou indirectement. Dans le cas de Jrme et dAugustin, les dbats sur

    la traduction sont directs : deux contemporains changent leurs vues au sujet de la

    traduction, que celles-ci convergent ou divergent violemment, au travers de lettres,

    lopinion et les rserves dAugustin sur lentreprise contemporaine de Jrme

    visant retraduire les textes sacrs se faisant jour dans plusieurs de ses traits

    philosophiques. La prise de position botienne dans les dbats sur la traduction la

    fin de lAntiquit et au dbut du Moyen-ge est quant elle perceptible au cur

    mme de ce que Boce traduit et commente, son uvre de traducteur et de

    commentateur tant loccasion pour lui deffectuer des mises au point et davancer

    des explications sur sa pratique, o il se sert comme dun tremplin de lhritage

    hironymien et augustinien.

    Cependant, trop vouloir envisager les dbats sur la traduction la fin de

    lAntiquit et au dbut du Moyen-ge de manire rtrospective, on risque fort den

    donner une vision biaise et peu claire. En effet, comme le souligne Michel Ballard,

    la traduction, et a fortiori la rflexion sur la traduction, sa thorisation, est dj

    largement prsente et absente 25. Sil y a incontestablement des rflexions

    thoriques et des dbats sur la question de la traduction lpoque, leur degr

    dlaboration, leur cohrence en sont encore un stade embryonnaire et nont

    encore que peu de choses voir avec la traductologie rige en discipline que nous

    rencontrons de nos jours. Cest que la traduction nest pas envisage comme

    activit autonome et clairement dfinie : la rflexion sur le phnomne sera

    donc prsente sous les formes les plus diverses que gnrent les diffrences

    linguistiques et auxquelles on associe tant bien que mal le terme ou plutt la notion

    de traduction. 26 Les tentatives de caractrisation des divers questionnements sur

    la traduction plus ou moins en conflit les uns avec les autres la fin de lAntiquit

    et au dbut du Moyen-ge devront donc tenir compte du caractre extrmement

    25 BALLARD, Michel,De Cicron Benjamin. Traducteurs, traductions, rflexions, p. 53.26 BALLARD, Michel,Ibid.

  • 7/31/2019 La Traduction Chez St Augustin Jerome Boetie

    12/171

    12

    fuyant de la notion lpoque, et mme lassumer comme un passage oblig de la

    rflexion.

    A la fin de lAntiquit et au dbut du Moyen-ge, la traduction est tout dabord une

    notion fuyante en raison de la discontinuit totale des manires de lapprhender.

    Chez les uns, elle est aborde ad hoc, au beau milieu dune pratique, trs souvent

    pour dfendre et illustrer celle-ci (Jrme et Boce sont les matres du genre), et

    lon a parfois limpression que le recul manque pour avoir une vision marque du

    sceau de la systmaticit. Dans ce sens, on peut tendre la fin de lAntiquit

    chrtienne les propos quEugene A. Nida tient propos de la traduction romaine :

    on tait bien au fait des traductions et des techniques impliques. Cependant il ny

    avait pas dtude systmatique des principes et des procdures On traduisait, toutsimplement. 27 Chez dautres, en revanche (Augustin par exemple), la rflexion

    sur la traduction apparat comme intgre dans un systme rflexif plus vaste, et

    dans un rel projet hermneutique ; mais cette rflexion ne trouve que peu dcho

    dans une quelconque pratique de la traduction. Les dmarches, les conceptions,

    sont de plus trs varies ; mme contradictoires, elles peuvent coexister au sein

    dun mme auteur, au niveau thorique ou pratique. Ainsi, pour essayer de rendre

    plus clairs les dbats sur la traduction la fin de lAntiquit et au dbut du Moyen-

    ge travers les figures de Jrme, dAugustin et de Boce, il faudra cerner leurs

    considrations non pas dun point de vue strictement thorique, mais

    mthodologique. Quelle est donc la manire dont chacun sy prend pour

    apprhender le phnomne de la traduction ?

    Au milieu des discontinuits, on trouve malgr tout un point de concordance. En

    effet, lorsque Jrme, Augustin ou Boce rflchissent ou dbattent sur la

    traduction, ils le font toujours en prenant pour objet le rapport du texte traduit

    loriginal. Nous voyons donc merger, si lon suit lanalyse que fait Ins Oseki-

    Dpr28, et qui fait partiellement cho la typologie labore par Jean-Ren

    27 NIDA, Eugene A., Towards a Science of Translation, p. 12. Cest nous qui traduisons.28 OSEKI-DPR, Ins, Thories et pratiques de la traduction littraire, p. 17.

  • 7/31/2019 La Traduction Chez St Augustin Jerome Boetie

    13/171

    13

    Ladmiral29, trois manires dapprhender ce rapport : dcrire, prescrire et

    prospecter (auxquelles font cho les deux premiers lments du quatrain

    thorique des traductologies prescriptive, descriptive, inductive, productive

    chez Jean-Ren Ladmiral). Dcrire, c'est--dire rendre compte de lopration

    traduisante, partant des traductions ou des paratextes que constituent les prfaces,

    les commentaires, les changes (polmiques ou non) pour essayer de caractriser

    dune part les oprations, les transformations quon fait subir au texte de dpart lors

    du passage de la langue de dpart la langue darrive, et dautre part du projet du

    traducteur et des stratgies quil met en uvre pour le raliser. Or, la mthode

    descriptive ne soppose pas compltement la mthode prescriptive : dans les deux

    cas, des rgles sont dgages, la description leur donnant valeur de phnomne

    rptition rgulire, la prescription rigeant ces rgles en normes. Dans les deuxcas, on part souvent des remarques des traducteurs eux-mmes, ceci prs que,

    dans le cadre dune mthode prescriptive, le thoricien posera telle ou telle pratique

    en exemple (au sens tymologique du terme) suivre. La mthode prospective,

    quant elle, est plus difficile caractriser, en tant quelle ne se rduit pas

    recouvrir ce qui ne relve ni de la mthode descriptive, ni de la mthode

    prescriptive. Elle permet en revanche aux auteurs qui lemploient pour cerner la

    notion de traduction de rflchir sur la traduction de faon critique et thique. La

    critique nest pas envisage ici sur un plan normatif, elle est une manire

    denvisager lactivit du traducteur comme une tche 30, pour reprendre

    lexpression forge par Walter Benjamin : il ne sagit pas de se contenter de dcrire,

    dexpliquer, de louer ou de condamner les raisons ayant motiv tel ou tel choix de

    traduction. A travers la mthode prospective, le souci du texte, de la vie et de

    lhistoire qui lui sont propres se fait jour.

    Pour mettre en lumire les diffrentes mthodes employes par, entre autres,

    Jrme, Augustin et Boce, la fin de lAntiquit et au dbut du Moyen-ge pour

    29 LADMIRAL, Jean-Ren, Traductologiques , inLe Franais dans le Monde, n SpcialRetour la traduction, aot-septembre 1987, pp. 18-25. Cf. galement LADMIRAL, Jean-Ren, Les 4ges de la traductologie Rflexions sur une diachronie de la thorie de la traduction , in Lhistoireet les thories de la traduction (Actes du colloque ETI/ASTTI), Genve, 1996.30 BENJAMIN, Walter, La Tche du traducteur in uvres I.

  • 7/31/2019 La Traduction Chez St Augustin Jerome Boetie

    14/171

    14

    apprhender et dbattre autour de la notion de traduction, il est intressant de

    convoquer un corpus assez prcis, resserr autour de ces trois auteurs. Les diverses

    prfaces des uvres de Jrme sont pour nous loccasion de rflchir sur la

    mthode quil emploie pour envisager son rapport avec les textes quil traduit. La

    Correspondance de Jrme, non seulement sa fameuse Lettre 57 Pammachius

    sous-titreDe optimo genere interpretandi, mais encore ses changes nourris avec

    Augustin autour de llaboration de la Vulgate, retiennent tout particulirement

    notre attention : ces changes auront un cho non ngligeable dans la thorisation

    que dveloppe Augustin dans plusieurs de ses traits, parmi lesquels De Doctrina

    Christiana et De Civitate Dei31. Quant Boce, on peut essayer de dgager sa

    manire dapprhender la traduction au travers de ses propres traductions et

    commentaires dAristote et de Porphyre, dans le cadre plus gnral de sa vasteentreprise de traduction, dadaptation et de commentaire, ce qui nous est parvenu

    nen constituant quune partie.

    Pourtant, si lon peut dcrire assez clairement la grande varit des rflexions

    autour de la notion de traduction par une typologie des mthodes dapproche du

    rapport entre la traduction ( la fois opration traduisante et texte traduit) avec

    loriginal, on ne peut remonter quincompltement aux sources des diffrents

    dbats qui ont anim la fin de lAntiquit et le dbut du Moyen-ge autour de la

    question. Les causes du dbat sont irrductibles la varit des approches

    mthodologiques, qui ne sopposent pas forcment, dailleurs, de manire tranche,

    et peuvent coexister au sein de lapproche dun mme auteur. Une fois encore,

    lorigine des divergences et des dbats est chercher dans un second point de

    concordance entre Jrme, Augustin et Boce, dans ce qui ne fait justement pas ou

    plus dbat, savoir la notion de fidlit. La figure du fidus interpres, vilipende

    chez Horace comme servile , est devenue en contexte chrtien, celui de la

    traduction des Ecritures, dune pratique de la traduction devenue religieuse , une

    valeur positive. L encore, tout le problme rside dans lobjet principal partir

    31 Pour des raisons de cohrence et de clart, nous nous rfrerons, sauf indication contraire, latraduction franaise des uvres compltes de Saint Augustin dite sous la direction de LucienJerphagnon dans la bibliothque de la Pliade.

  • 7/31/2019 La Traduction Chez St Augustin Jerome Boetie

    15/171

    15

    duquel on comprend lacte de traduire : le texte. Il sagit, lorsque lon considre la

    traduction par rapport au texte quon traduit, dtre fidle ce texte. Or, une

    caractrisation univoque de la fidlit au texte parat absolument introuvable. A

    quoi donc tre fidle dans ce texte ? A lEsprit ou la Lettre ? Encore faut-il

    sentendre sur ce que ces deux derniers termes recouvrent ! Dautant plus quon

    assiste selon les auteurs un glissement des acceptions des diffrents termes. Ainsi,

    aux fortunes de lexpressionfidus interpres rpondent les fortunes de ladage non

    uerbum pro uerbo : ce quon oppose au mot mot fait lobjet dun glissement

    terminologique et thorique, selon que ladage est arrach de son cadre cicronien

    originel pour tre convoqu dans le cadre hironymien, augustinien ou botien.

    Cest ainsi quau cours de la priode qui nous concerne, le glissement qui sopre

    va dabord de la fidlit la forme la fidlit la signification, puis la fidlit ausigne, de la pragmatique la smantique, et de la smantique la syntactique.

    Dans le contexte thologique et politique agit que sont la fin de lAntiquit et le

    dbut du Moyen-ge, la notion de fidlit prend des accents tout fait particuliers.

    Le renversement qui fait du fidus interpres une figure positive nest peut-tre pas

    seulement d au changement de mode de thorisation de la traduction, du mode

    romain au mode chrtien. Avec les invasions barbares et lavnement de plusieurs

    royaumes o ladministration, sur les dpouilles de lEmpire romain dOccident, est

    rudimentaire, o les dsordres gnraliss conduisent au dclin ou la fermeture

    des tablissements denseignement, lpoque est en effet celle dune crise de la

    transmission, la culture, la tradition ntant plus labri que dans quelques lots

    privilgis, cependant que laristocratie barbare reste pour lessentiel impermable

    la culture latine, et que les chrtiens continuent, sauf quelques exceptions (parmi

    lesquelles Sidoine Apollinaire), de se dtacher de la culture dorigine paenne au

    profit dune culture chrtienne drive des Ecritures et de la vie des saints.

    Linjonction la fidlit en traduction sonne donc dans ce contexte comme une

    promesse de transmettre, de transporter une tradition et un hritage dans le temps,

    de communiquer la fois dans le temps et dans une communaut. Elle souligne

    galement les ambiguts de lacte de transmission, qui traverse et transforme ce

  • 7/31/2019 La Traduction Chez St Augustin Jerome Boetie

    16/171

    16

    qui est transmis, o prservation rime avec innovation. La traduction, en tant

    quagent de transmission dun patrimoine culturel menac, et, plus encore, dun

    systme thologique et dune organisation politique en (re)construction, fait donc

    de plus en plus lobjet dun contrle serr, alors que lEglise catholique merge

    comme autorit temporelle, et quelle fait du contrle de la transmission des divers

    corpus lun des fondements de son pouvoir.

    Au vu de ce qui prcde, la fidlit est tout autant une rponse une crise quune

    acceptation de nouvelles rgles du jeu pour le traducteur. Le fidus interpres est le

    traducteur qui doit dsormais se soumettre, voir accepter de sexposer la vindicte

    lorsquil entreprend daccomplir sa tche. Comme vecteur contrlant la

    transmission dun corpus et dune tradition nouvelle, sur laquelle repose une

    autorit nouvelle, celle de lEglise, le traducteur, parce quil choisit de traduire etpar ce quil choisit de traduire, est alors considr, certains gards, comme une

    main de Dieu. Mais lambigut de la notion de transmission fait que le traducteur

    est galement peru comme potentiellement dangereux, comme devant faire lobjet

    dun rtrocontrle de la part de linstitution, et de linstitution ecclsiastique en

    particulier : le fait quil puisse scarter des rgles du jeu impos avec lart et la

    manire par linstitution reconnue comptente est alors considr comme une

    menace pour lautorit de celle-ci.

    Pour aborder les dbats sur la traduction la fin de lAntiquit et au dbut du

    Moyen-ge travers ltude des figures de Jrme, dAugustin et de Boce, dans

    tout ce que les concepts en jeu peuvent poser comme difficults, dans tout ce quils

    peuvent avoir de fuyant, nous sommes par consquent amens laborer une

    premire classification des thories en prsence. Il sagit dessayer de dgager

    progressivement, de plus en plus clairement, les lments principaux de la

    comprhension de lacte de traduire au tournant des deux poques. Cette premire

    classification sera dordre mthodologique. En effet, les trois personnages

    convoqus au cours de cette tude auront recours trois outils principaux, trois

    mthodes prdominantes afin dalimenter les dbats : la description dune part, la

    prescription dautre part, et enfin la prospective (section 1).

  • 7/31/2019 La Traduction Chez St Augustin Jerome Boetie

    17/171

    17

    Les diffrentes mthodes qui prsident la thorisation de lopration traduisante

    peuvent nanmoins coexister au sein dune mme pratique. En outre, les

    discontinuits thoriques rencontres au sujet des mthodes pour comprendre le

    phnomne de la traduction ne rendent que partiellement compte de son caractre

    problmatique, voire dsesprment aportique. A plus forte raison, elles

    nexpliquent pas du tout lpret des dbats et le caractre tranch des prises de

    positions successives qui sont autant de renversements et de volte-faces. Cest que

    nous ne devons plus nous tourner vers les mthodes utilises pour dbattre, mais

    affronter lobjet principal des dbats sur la traduction la fin de lAntiquit et au

    dbut du Moyen-ge : le texte, auquel le traducteur doit tre dsormais fidle. Mais

    fidle quoi ? A son esprit ou sa lettre ? Ou plutt, sa forme, sa signification ?

    Son signifi ou son signifiant ? La fidlit au texte doit-elle tre sa pragmatique, sa smantique, voire sa syntactique ? Que privilgier, que combiner, la fidlit

    est-elle possible en fin de compte ? Si elle ne lest pas, ne rend-elle pas caduque

    lentreprise de traduction (section 2) ?

    Or, quelles trouvent ou non une solution, ces dichotomies au caractre parfois

    aportique appelleront, face la persistance des pratiques de traduction envers et

    contre tout lpoque trouble qui nous intresse, une mise en perspective

    historique, thologique et politique. En effet, lenjeu principal de la traduction est

    un enjeu de transmission dun corpus fragile de par sa nouveaut, ou de par son

    appartenance une culture voue disparatre. Il est donc intressant dtudier les

    mcanismes dordre politique et /ou religieux qui prsident la hirarchisation et

    au contrle de cette transmission, le contrle sappliquant la fois au langage, au

    texte et la figure du traducteur (section 3).

  • 7/31/2019 La Traduction Chez St Augustin Jerome Boetie

    18/171

    18

    Section 1 Dcrire, prescrire, prospecter : lments pour une typologie des

    thories de la traduction la fin de lAntiquit et au dbut du Moyen-ge

    Introduction

    Se pencher sur la nature des dbats sur la traduction la fin de lAntiquit et au

    dbut du Moyen-ge savre une tche extrmement malaise, voire impossible, si

    lon ne tente pas de remonter leurs sources, et de dgager quelles sont les

    positions respectives que prennent les penseurs de lpoque comme point de dpart

    de leur rflexion sur le phnomne. Or, lorsquil sagit de caractriser ces diversespositions thoriques, et ce, mme en resserrant notre tude sur les trois figures

    dominantes que sont Jrme, Augustin et Boce, nous nous heurtons un certain

    nombre de difficults.

    Celles-ci sont de plusieurs ordres : la premire tient au caractre ambigu de la

    notion de traduction en elle-mme, dsignant, comme le souligne Jean-Ren

    Ladmiral la pratique traduisante, lactivit du traducteur (sens dynamique) et le

    rsultat de cette activit, le texte-cible lui-mme (sens statique) 32. Mme si le

    texte produit par lactivit de traduction a pour finalit de dispenser de la lecture de

    loriginal33, loubli de loriginal, loubli du statut de traduction de ce texte, loubli

    du travail du traducteur sous-jacent, est impossible. Or, le fait de considrer la

    traduction dans le rapport entre le texte traduit et loriginal, sil apparat comme

    tant un choix assez satisfaisant sur le plan tant thorique que pratique, ne va pas

    non plus sans poser quelques problmes du fait des divergences dapprciation et

    de dfinition de ce rapport. La deuxime difficult est quant elle dordre plus

    historique : mme si lactivit de traduction et les problmes quelle pose ont

    toujours t marques par une sorte doccultation, en tant que la traduction est une

    32 LADMIRAL, Jean-Ren, Traduire Thormes pour la traduction, p. 11.33 LADMIRAL, Jean-Ren,Ibid., p. 87.

  • 7/31/2019 La Traduction Chez St Augustin Jerome Boetie

    19/171

    19

    activit souterraine, cache 34, une activit toujours seconde, le caractre

    parcellaire, non systmatique de la rflexion sur la traduction, le statut darrire-

    plan quoccupe la question de la traduction est particulirement perceptible la fin

    de lAntiquit et au dbut du Moyen-ge. Il faut chercher par exemple les lments

    du questionnement sur le phnomne de la traduction chez Augustin dans les

    multiples replis de sa rflexion sur le langage, lenseignement, la transmission, en

    tant que ce questionnement est totalement subordonn au projet hermneutique

    augustinien. Labsence de systmaticit propre et lart du dtour pour thoriser la

    notion de la traduction se rencontrent galement chez Jrme et Boce : la thorie

    ne surgit jamais de manire totalement indpendante, mais toujours loccasion

    dune polmique, dune dfense et illustration, dun commentaire. Ainsi du De

    optimo genere interpretandi hironymien, aux allures de trait traductologique,mais qui est une lettre polmique, une rponse de multiples attaques.

    Face aux ambiguts de la traduction comme objet de la rflexion, et la non

    systmaticit de la prsentation du phnomne par les auteurs que nous convoquons

    au cours de la prsente tude, nous pouvons en revanche trouver un premier moyen

    assez satisfaisant de caractriser leur rflexion en sintressant au mode, la

    manire, la mthode que Jrme, Augustin et Boce emploient pour envisager la

    notion et le phnomne de la traduction.

    La typologie labore par Ins Oseki-Dpr dans le cadre de sa rflexion gnrale

    sur les thories et pratiques de la traduction35 est, cette gard, extrmement

    fconde, en ce quelle envisage dune manire extrmement claire les diffrentes

    thories sur la traduction sur le plan mthodologique, prenant principalement en

    compte la manire dont les diffrents thoriciens sy prennent pour envisager le

    rapport multiforme de la traduction au texte original. Ins Oseki-Dpr, suivant en

    partie le quatrain thorique labor par Jean-Ren Ladmiral36, fait ainsi une

    triple distinction entre les thories descriptives, descriptives et prospectives.

    Dcrire les procds traductifs pour clairer le traducteur dans et sur sa pratique,

    prescrire des normes pour le guider, prospecter par ltude mticuleuse, critique,

    34 BERMAN, Antoine,Lpreuve de ltranger, p. 11.35 OSEKI-DPR, Ins, Thories et pratiques de la traduction littraire, p. 17.36 Cf. supra note 29.

  • 7/31/2019 La Traduction Chez St Augustin Jerome Boetie

    20/171

    20

    thique de la tche de celui-ci, on retrouve ces trois attitudes, ces trois

    modes dapprhension de la question de la traduction chez Jrme, Augustin et,

    dans une moindre mesure, chez Boce, parfois de manire concomitante chez un

    mme auteur.

    Ltude des modes de thorisation employs par Jrme, Augustin, et Boce aux

    confins de lAntiquit et du Moyen-ge nous permettra donc de nous pencher sur

    la manire dont on dcrit et rend compte cette poque de lopration traduisante

    (chapitre 1). Si la description na recours aux jugements de valeur sur la pratique de

    la traduction quen dernire instance, elle est assez souvent indissociable de

    ltablissement de normes et dune attitude prescriptive sur le plan thorique

    (chapitre 2). Au-del de ces deux premiers modes dapprhension du problme dela traduction, on trouve une troisime attitude, prospective, qui est celle du

    dcentrement critique par rapport une pratique et de la rflexion sur la

    responsabilit du traducteur (chapitre 3).

  • 7/31/2019 La Traduction Chez St Augustin Jerome Boetie

    21/171

    21

    Chapitre 1 Premires descriptions de lopration traduisante

    Lorsquil sagit de sinterroger sur la dimension descriptive de la mthode que lon

    emploie, la fin de lAntiquit et au dbut du Moyen-ge, pour se pencher sur le

    phnomne de la traduction, pour rendre compte de ce qui sous-tend lacte de

    traduire ainsi que pour faire une typologie des divers procds, des diverses

    oprations dordre linguistique comme extra-linguistique qui sont en jeu dans la

    pratique de la traduction, on se heurte un certain nombre de difficults. La

    premire dentre elles rside dans le caractre extrmement parcellaire, voire

    lacunaire de ces descriptions de lopration traduisante, qui surgissent presque

    toujours au dtour dune autre rflexion, mme ci cette rflexion concerne undomaine proche de la traduction. La thorisation de la traduction ne se fait jamais

    autant remarquer cette poque par sa prsence-absence 37, pour paraphraser

    Michel Ballard, que dans sa dimension descriptive.

    Pourtant, cette manire descriptive de thoriser la traduction est loin dtre

    introuvable. Encore une fois marques par la non systmaticit de la rflexion sur la

    traduction lpoque, les descriptions de lopration traduisante apparaissent de

    manire dtourne. Cest que ces descriptions sintgrent souvent dans un champ

    descriptif plus large, celui des procds de lart oratoire, celui de la rhtorique.

    Dautre part, si la description du phnomne de la traduction est tributaire de

    description dobjets plus larges, appartenant la rhtorique, elle est galement

    imbrique dans des rflexions sur le langage, les langues, la nature du hiatus entre

    les mots et le sens, ainsi que sur lorigine de la diversit des langues.

    Pourtant, si la prsence dune attitude descriptive vis--vis du phnomne de la

    traduction est bien relle, lcho quelle trouvera dans le cours des dbats de

    lpoque sur la question de la traduction est assez rduit. Il conviendra donc de

    sinterroger sur les raisons de cette absence de rception de grande ampleur,

    particulirement en rflchissant sur les liens entre thorie et pratique de la

    traduction la fin de lAntiquit et au dbut du Moyen-ge.

    37 Cf. supra note 26.

  • 7/31/2019 La Traduction Chez St Augustin Jerome Boetie

    22/171

    22

    A) Langage crateur et langage-instrument

    Lorsquil sagit de se pencher sur la manire dont les penseurs de la traduction

    commencent dcrire, aux confins de lAntiquit et du Moyen-ge, ce qui est en

    jeu dans lopration traduisante, une premire remarque nous vient immdiatement

    lesprit. En effet, la mthode descriptive applique la traduction est encore

    indissociable de la rhtorique. Si lon cherche lorigine de ce lien chez les trois

    auteurs qui nous proccupent, on peut dabord trouver quelques lments de

    rponse dans la formation intellectuelle que Jrme, Augustin et Boce ont reue,

    et la culture dans laquelle ils ont principalement grandi, viri eloquentissimi et

    doctissimi quils sont.

    Jrme, Augustin et Boce sont en effet les purs produits de lducation libraletelle quon la concevait lpoque du Bas-Empire, la fin de lEmpire romain

    dOccident, et qui tait dune stabilit remarquable dans le contexte troubl de

    lpoque. Education qui tait encore, pour Augustin, n dans la classe moyenne

    des curiales, l un des plus srs moyens de parvenir, ouvrant la voie aux carrires

    de lenseignement ou du barreau et au-del celle, aux perspectives illimites, de

    ladministration impriale et du pouvoir. 38. Education qui restait absolument

    essentielle, comme ornement indispensable, comme marque de rang, comme gage

    dune carrire solide, voire brillante, ceux qui taient issus de milieux plus aiss

    (comme Jrme), voire des plus anciennes familles patriciennes, dont la richesse

    leur permettait davoir recours un tuteur39 (comme dans le cas de Boce).

    En quoi consistait donc cette ducation, qui faonne les penses et les uvres des

    trois figures qui nous intressent dans le cours de notre tude ? Pour aller

    lessentiel par rapport nos proccupations principales, lducation reue par

    Jrme, Augustin et Boce est dabord un ludus litterarius. Elle est littraire avant

    tout, et centre sur les cultures latine et grecque : dans un premier temps la lecture,

    lcriture, de larithmtique lmentaire, mais laccent est surtout mis sur la

    mmorisation et la rcitation de textes. Puis vient la formation dispense par les

    38 MARROU, Henri-Irne, Saint Augustin et laugustinisme, pp. 16-17.39 MARROU, Henri-Irne,Histoire de lducation dans lAntiquit, p. 390.

  • 7/31/2019 La Traduction Chez St Augustin Jerome Boetie

    23/171

    23

    grammairiens, centre sur lanalyse et lamlioration de lusage de la langue, par

    ltude des grands auteurs du pass, Virgile, Salluste, et, par-dessus tout, Cicron,

    le matre de la rhtorique, qui, selon le mot dHenri-Irne Marrou, a donn sa

    forme la culture antique de lOccident. 40

    Car la rhtorique constitue le sommet de lenseignement de lpoque, et la

    rhtorique constitue encore le cur de la culture. Comme le souligne encore

    Marrou :

    Au niveau suprieur de la culture se dfinissait par la rhtorique, lart de parler, et par la suite dcrire [] ctait, pour les anciens, une technique, laboreavec prcision, codifie avec rigueur : elle se prsentait comme le rpertoireexhaustif et par consquent ne varietur de tous les procds que lexprienceavait observs comme efficaces, permettant de construire un expos solide,

    convaincant et sducteur. 41

    Or, la rhtorique, comme discipline, est fondamentale, pour qui veut comprendre ce

    qui est en jeu dans la manire de penser la traduction lpoque qui nous occupe.

    Discipline mtalinguistique, discours dans le discours, discours sur le discours, la

    rhtorique tente de rendre intelligible le monde du langage. Elle constitue Rome

    laccomplissement de tous les savoirs, en tant quelle soccupe de la totalit de la

    signification, de lintention la ralisation de cette intention dans le discours et

    leffet que ce discours produit sur lauditeur 42, comme le souligne Rita Copeland.

    Par la rhtorique, le discours est envisag comme tant intimement li laction, le

    langage tant linstrument qui conduira agir, le langage ayant mme une fonction

    performative, cratrice, par le biais de lart oratoire.

    A travers la thorisation romaine de lart oratoire, nous pouvons distinguer

    plusieurs lments qui savrent capitaux pour rflchir sur la manire dont on

    dcrit le phnomne de la traduction la fin de lAntiquit et au dbut du Moyen-

    ge. En premier lieu, le prsuppos de la rhtorique selon lequel, comme lesouligne Cicron dans lOrator, un mot na aucune force sans la chose, pourtant

    40 MARROU, Henri-Irne, Saint Augustin et laugustinisme, p. 18.41 MARROU, Henri-Irne,Ibid., p. 19.42 COPELAND, Rita, The fortunes of non uerbum pro uerbo : or, why Jerome is not aCiceronian , in MEREDITH, Peter, METCALF, Stephen et PRICE, Jocelyn (ed.), The MedievalTranslator The Theory & Practice of Translation in the Middle Ages.

  • 7/31/2019 La Traduction Chez St Augustin Jerome Boetie

    24/171

    24

    la mme chose est souvent approuve ou rejete selon quelle est exprime dune

    manire ou dune autre. 43 Deuximement, lpine dorsale de lart oratoire,

    linuentio, la dtermination des arguments valides ou apparemment valides pour

    rendre la cause de quelquun plausible 44, selon le mme Cicron : le discours est

    donc adapt aux circonstances. Les arguments et les textes, dans cette optique, ne

    peuvent donc tre jamais compris deux fois de la mme manire.

    Cest donc avec lclairage de cet hritage quil faut voir le fait que les penseurs de

    la fin de lAntiquit et du dbut du Moyen-ge tentent de rflchir sur, et a fortiori

    de dcrire le phnomne de la traduction laune de la rhtorique laquelle il ont

    t nourris. Ainsi, Jrme sous-titre la Lettre 57 Pammachius45, vritable trait

    sur la traduction, De optimo genere interpretandi, sur la meilleure faon de

    traduire : il place ainsi directement sa rflexion sous les auspices de la rhtorique,paraphrasant le titre cicronien De optimo genere oratorum, Du meilleur genre

    dorateurs . La rfrence de Jrme cet opuscule prcis du corpus cicronien

    pour caractriser son ptre nest pas innocente : elle montre qu lpoque, la

    pratique et la rflexion sur la traduction son toujours solidaires de la rhtorique.

    Jrme, en rpondant aux dtracteurs et en rflchissant sur sa propre manire de

    traduire laune de traductions dautres auteurs, articule son argumentation en

    relation avec lart oratoire. Sa lettre nest pas une simple condamnation du mot

    mot : la traduction sens sens est promue entre autres pour des raisons qui ont trait

    une certaine analyse de la nature des textes, des discours et a fortiori des

    traductions. Pour paraphraser Cicron tout en faisant glisser cette paraphrase, on

    pourrait dire que, selon Jrme, le mot nest rien sans le sens, cependant un mme

    sens est accept ou refus selon quil est exprim dune manire ou dune autre,

    linuentio, pour le traducteur, consistant en la dtermination des mots et du style

    appropris pour rendre la traduction acceptable selon le contexte dans lequel elle

    est produite.

    Tout aussi intressante est la manire dont Augustin intgre ses remarques sur la

    traduction dans le deuxime livre de De Doctrina Christiana une rflexion plus

    43 CICERON, Orator, XXI, 72.44 CICERON,De Inuentione, I, 7, 9.45 SAINT JEROME, Correspondance, tome III, 57, p. 55.

  • 7/31/2019 La Traduction Chez St Augustin Jerome Boetie

    25/171

    25

    gnrale qui a trait, quant elle, la rhtorique en contexte chrtien. Car louvrage

    vise donner des normes pour guider, dans leur comprhension des Saintes

    Ecritures, les fidles dsireux danalyser les textes bibliques, de manire y trouver

    (inuenire) de quoi susciter leur foi en Dieu. Luvre est consacre, tout entire,

    comme le souligne Jean-Yves Boriaud dans la notice sa traduction, la culture

    du chrtien militant, qui entend faire partager sa culture et sa foi. 46 Et dans celle-

    ci, la rhtorique est un aboutissement qui ne doit pas tre le monopole des paens.

    Lorateur chrtien doit user des armes cicroniennes et les moyens rhtoriques

    traditionnels, dpouills de toute ornementation gratuite, pour dlivrer son

    enseignement son public, le convaincre et le flchir en lamenant la foi.

    Quintessence des rgles cicroniennes 47, selon Boriaud, le quatrime et dernier

    livre deDe Doctrina Christiana est cependant sous-tendu par une srie danalyseslinguistiques dveloppes dans les livres prcdents, et surtout dans le deuxime,

    qui est un plaidoyer pour la rflexion sur le texte de la Bible, ou plutt, sur les

    textes, c'est--dire les originaux hbraques et grecs par rapport leurs traductions

    latines. Le lecteur des Saintes Ecritures rflchit leur(s) traduction(s) en

    sappuyant sur sa culture linguistique, grammaticale et rhtorique. En effet :

    Sa science des langues lui vite dtre arrt par les mots et les expressionsinconnues, sa connaissance dun certain nombre de ralits indispensables luivite dignorer le sens et la valeur de celles auxquelles il est fait appel pour descomparaisons, avec laide de lexactitude de manuscrits corrigs avec soin etcomptence : quainsi arm il sattaque la discussion et lexplication despassages ambigus des Ecritures. 48

    Ainsi, la description des phnomnes en jeu dans la traduction est, alors que la

    romanit paenne cde la place la romanit chrtienne, encore indissociable de la

    science et lart oratoires, ce lien perdurant pendant une bonne partie de lpoque

    mdivale.

    46 SAINT AUGUSTIN, Oeuvres, tome III, p. 1109.47 SAINT AUGUSTIN, Oeuvres, tome III, p. 1109.48 SAINT AUGUSTIN,De Doctrina Christiana, III, 1, in Oeuvres, tome III, p. 74.

  • 7/31/2019 La Traduction Chez St Augustin Jerome Boetie

    26/171

    26

    B) Le son et la signification

    Cependant, si la manire descriptive de rflchir sur le phnomne de la traduction

    sancre chez certains penseurs des confins de lAntiquit et du Moyen-ge dans

    ltude de la grammaire et de la rhtorique, cest que la traduction signifie le

    passage dune langue une autre, dun systme stylistique un autre, et que la

    description des traductions nest possible qu partir de la description des

    phnomnes qui se produisent tant dans la langue de dpart que dans la langue

    darrive. La rflexion descriptive sur la traduction est galement redevable de la

    rhtorique et de la grammaire, en tant quelle ncessite lusage dune rhtorique,

    voire dune stylistique compares. Elle est insparable dune rflexion plus

    gnrale sur la nature de la langue et sur la nature de la diffrence entre les langues.

    Cette manire de dcrire le phnomne de la traduction partir de ltude des

    phnomnes linguistiques est trs perceptible chez Augustin, qui, sil parle de

    traduction, fait de ce phnomne la consquence de phnomnes linguistiques

    prcis. La rflexion expose dans le dbut du deuxime livre de De Doctrina

    Christiana, et qui fait cho celle dveloppe dans le cours du dialogue De

    Magistro, est cet gard extrmement clairante. Comme le souligne Louis Kelly,

    Les premires formulations de la thorie de la traduction reposent sur lescaractristiques du mot et de sa fonction de reprsentation, laissant un videthorique en ce qui concerne la structure. La premire thorie cohrente de cetype nous vient de St Augustin (354 430) qui [] dbute son De Magistro parla caractrisation des buts du langage comme tant enseigner et apprendre. Dunepart, ceci constitue une rminiscence directe du docere employ habituellementpar Cicron dans un sens judiciaire, dautre part, il sagit dune amplification dela thorie aristotlicienne du signe. 49

    En effet, Augustin se penche sur ltude des langues et des diverses traductions en

    tant que rquisit la lecture et lexgse des Ecritures, car il essaie de crer un

    cadre thorique pour les deux principales activits enseigner dans lglise des

    49 KELLY, Louis G., The True Interpreter. A History of Translation Theory and Practice in theWest, p. 7-8. Cest nous qui traduisons.

  • 7/31/2019 La Traduction Chez St Augustin Jerome Boetie

    27/171

    27

    premiers temps, le prche et la traduction 50. Il introduit son argumentation dans le

    second livre de De Doctrina Chrisitana par une rflexion sur le mot, ses

    caractristiques et sa fonction de reprsentation. Il part de la tradition fonde par

    Aristote dans leperi; eJrmhneiva", trait de lOrganon consacr linterprtation,

    tudiant la logique des propositions et de leur enchanement, dans laRhtorique51,

    et dans les Premiers Analytiques, o le signe est dfini de la manire suivante :

    Le signe [] veut tre une proposition dmonstrative, soit ncessaire, soitprobable : la chose dont lexistence ou la production entrane lexistence ou laproduction dautre chose, soit antrieure, soit postrieure, cest l un signe de laproduction ou de lexistence de lautre chose. 52

    Car Augustin prend lui aussi pour point de dpart ce qui sous-tend les mots, leur

    organisation et qui en mme tant les dpasse, savoir le signe. Mais Augustin

    dfinit le signe de la manire suivante :

    Un signe est en effet une chose qui, en dehors de lapparence quelle proposeaux sens, fait venir quelque chose dautre lesprit, comme nous pensons, aprsavoir vu la trace dun animal, quest pass l celui dont cest la trace, quenvoyant une fume nous savons quil y a au-dessous un feu, quen entendant lavoix dun tre anim nous comprenons son tat desprit, et quau son de latrompette les soldats savent quil faut avancer, reculer, et faire tout ce que la

    bataille demande.

    53

    Reprenant, en contrepoint du cadre aristotlicien, la dfinition cicronienne du

    signe donne dans le De Inventione54, le distinguo est donc tabli, par-del les

    diffrences soulignes entre signes naturels et signes intentionnels, entre la

    signification du signe, qui est ce que lesprit construit partir de la perception du

    rel, et les caractristiques sensorielles, quelles soient visuelles ou sonores, qui

    sont associes ce signe. Or, que le signe soit naturel ou intentionnel, les liens

    entre ce que le signe signifie et ce qui le caractrise sont problmatiques et ne

    50 KELLY, Louis G.,Ibid. Cest nous qui traduisons.51 Cf. ARISTOTE, Rhtorique, I, 1357 a 30-32.52 ARISTOTE, Premiers Analytiques, II, 70 a, 7-9.53 SAINT AUGUSTIN,De Doctrina Christiana, II, 1, in Oeuvres, tome III, p. 33.54 CICERON,Linvention, I, 30 : Un signe est quelque chose qui tombe sous un sens et signifiequelque chose qui apparat partir de lui-mme.

  • 7/31/2019 La Traduction Chez St Augustin Jerome Boetie

    28/171

    28

    peuvent pas tre dduits a priori. On peut, selon lexemple quAugustin dveloppe

    plus bas dans son argumentation, faire lassociation entre la fume qui est sans

    volont ni dsir de signifier , et le feu, grce lobservation et lexprience 55.

    Une position similaire est dveloppe dans le De Magistro, dans lequel Augustin

    soutient que cest par la connaissance de la chose mme qui est signifie que nous

    apprenons la valeur du mot, c'est--dire sa signification, cache dans le son, plutt

    que nous ne la saisissons par cette signification. 56 Ce caractre problmatique de

    limplication de la prsence de la chose par le signe a des consquences directes sur

    la manire dont Augustin aborde dans De Doctrina Christiana la question de la

    traduction. En effet, on peut prouver des difficults saisir le sens des choses que

    lon ne connat pas57, et fortiori lorsque les signes qui y renvoient sont des paroles

    et les mots. Augustin note :

    Ainsi les paroles sont-elles dvoiles aux yeux non par elles-mmes mais pardes signes delles-mmes. Pareils signes ne purent tre communs tous lespeuples, cause du pch de la discorde humaine lorsquon chercha accaparer le commandement. Signe de cet orgueil, fut leve jusquau cielcette fameuse tour, en un moment o les hommes impies mritrent quentrassenten discorde non seulement leurs curs mais leurs paroles. 58

    Ainsi, la pluralit des idiomes est chercher dans la diversit de reconnaissance des

    signes, diversit issue, selon Augustin, de lpisode bablien, sur lequel nous

    reviendrons plus loin. Ce constat comporte plusieurs consquences : linteraction,

    lchange par le moyen de signes entre deux tres humains peut ne pas tre assure,

    ce qui trouble le face face interpersonnel, la relation intersubjective, et lefficacit

    des actes de parole, en tant que le langage est vu comme vecteur des relations

    interhumaines et comme puissance de commandement.

    A cet gard, le Texte qui est lobjet essentiel de la rflexion augustinienne, celui

    des Saintes Ecritures, est abord dans De Doctrina Christiana de manire trs

    55 SAINT AUGUSTIN,Ibid.56 SAINT AUGUSTIN,De Magistro, 34, in Oeuvres, tome I, p. 399.57 On retrouve cette position dansDe Magistro, 33, inIbid., pp. 397 sqq., avec lanalyse delexemple des sarabares .58 SAINT AUGUSTIN,De Doctrina Christiana, II, 4, in Oeuvres, tome III, p. 35. Cest nous quisoulignons.

  • 7/31/2019 La Traduction Chez St Augustin Jerome Boetie

    29/171

    29

    particulire. En effet la Parole divine se dvoile aux yeux non par elle-mme mais

    par des signes delle-mme : la prsence divine se manifeste par les signes et se

    place sous le signe de la rvlation. Les Ecritures, par le moyen de la narrativit,

    sont le tmoignage, le testament de la Parole divine, la fois unique, car venant

    dun Dieu unique, et diverse, empruntant les rcits des divers prophtes de

    lhistoire du lien entre ce Dieu unique et son peuple, puis exposant, dans le cadre

    dune multiplicit contextualise, les tmoignages de la mort et de la rsurrection

    du Christ. Unicit et diversit de la Rvlation, unicit et diversit des Livres Saints

    tout ceci se retrouve dans la premire dfinition quopre Augustin de la traduction

    dansDe Doctrina Christiana :

    De l vient que la divine Ecriture, qui porte si souvent secours au infirmits dela volont humaine, partir dune langue unique qui lui permit opportunmentde se rpandre sur toute la terre, se fit connatre aux nations pour leur salut, auloin et largement, par les diverses langues des interprtes : en la lisant, cesnations ne cherchent rien dautre que les penses et la volont de ses auteurs et,par elles, la volont de Dieu, conformment laquelle ont parl, croyons-nous,de tels hommes. 59

    Lorgueil puni par Babel est donc dpass par le travail du traducteur, les Ecritures

    stant fait connatre par la diversit des signes et des idiomes employs par les

    interprtes en transcendant cette diversit.

    C) Du savoir au faire ou les ambiguts de la description

    Cependant, une telle rflexion-description de lactivit des traducteurs partir des

    problmes que posent les signes dans leur caractre arbitraire et leur diversit

    trouve assez peu dcho chez les contemporains dAugustin. En effet, comme le

    souligne Louis G. Kelly :

    Les thories dAugustin ont eu peu deffectivit immdiate sur la traduction, lapratique de Saint Jrme ayant une plus grande publicit et donnant lieu uncertain nombre dimitations. Ce nest pas avant la seconde moiti du Moyen-ge

    59 SAINT AUGUSTIN,De Doctrina Christiana, II, 5, in Oeuvres, tome III, p. 35. Cest nous quisoulignons.

  • 7/31/2019 La Traduction Chez St Augustin Jerome Boetie

    30/171

    30

    que les thories du signe dAugustin sont cites comme fondement possible pourdes discussions sur la traduction. 60

    Pourquoi la manire descriptive partir de laquelle part Augustin, pour essayer de

    rendre compte de la notion de traduction et de lactivit des interprtes, des

    traducteurs, partir dune thorie gnrale du signe linguistique, rencontre-t-elle si

    peu dcho chez ses contemporains qui rflchissent la traduction, alors quil

    sagit chez lui dune manire extrmement novatrice de rflchir sur les langues, et

    qui peut nous rappeler la pense de certains linguistes du vingtime sicle, celles

    dun Ferdinand de Saussure61 ou dun Emile Benveniste62 notamment ?

    Un premier lment de rponse est chercher entre les liens quentretient la

    thorisation descriptive, qui entend rendre compte des structures a priori qui sous-

    tendent ce que font les traducteurs en thorie, et les pratiques prcises auxquelles

    ont recours les traducteurs lorsquil sont en face dun texte avec ses systmes

    smantique, rhtorique et stylistique quil sagit de convertir en un autre texte, avec

    dautres rgles smantiques, rhtoriques et stylistiques. Comme le souligne Douglas

    Robinson dans son tude sur les fondations asctiques de la traductologie en

    Occident :

    Augustin fait lexpos dune smiotique rudite qui ne se tournequincidemment vers la traduction, en tant que celle-ci est un moyendillustration, et, dans ce cas, vers une forme de traduction hautement idalise etimpraticable, qui tient plus du mythe dogmatique que de la ralitinstitutionnelle, mode que Charles Batteux et les thoriciens ultrieurs de lalinguistique vont cultiver lorsquils seront amens ce prononcer sur latraduction, et ce un fois encore jusqu nos jours. 63

    En effet, si lon se penche sur la manire dont Augustin, comme Jrme ou Boce,

    dcrivent ventuellement les procds de traduction employs par les traducteurs

    dans leur tche, on est frapp par le fait que cette description est dune part trs

    60 KELLY, Louis G.,Ibid., p. 9. Cest nous qui traduisons.61 Cf. SAUSSURE, Ferdinand de, Cours de linguistique gnrale (1906-1911), notamment pp. 100-101 sur larbitraire du signe et 97-99 sur les rapports problmatiques entre langue et rel.62 Cf. BENVENISTE, Emile, Problmes de linguistique gnrale, pp. 52-53 sur le lien arbitraireentre les mots et les choses.63 ROBINSON, Douglas, The Ascetic Foundations of Western Translatology : Jerome andAugustine , p. 8. Cest nous qui traduisons.

  • 7/31/2019 La Traduction Chez St Augustin Jerome Boetie

    31/171

    31

    gnrale, dautre part trs lacunaire. Si lune des dimensions de la mthode

    dapprhension de la traduction la fin de lAntiquit et au dbut du Moyen-ge

    est en effet descriptive, il ny a pas proprement parler de description des mthodes

    de traduction en tant que procds de traduction. On ne peut constater que

    lextrme raret chez Jrme, Augustin et Boce, des tentatives de rendre compte

    de manire descriptive des mthodes de transfert interlinguistique des lments

    signifiants dun texte original vers un texte darrive, celui du traducteur, la

    traduction proprement parler, vers le texte qui est le lieu o le traducteur formule

    les quivalences qui constituent son ouvrage. Il ny a pas de nette distinction dans

    la description des procds de traduction, procds qui ne sont pas de mme nature,

    et qui peuvent tre soit lexicaux (le calque, lemprunt, sont, chez Jrme ou sous

    Augustin occults par la complexe notion de mot--mot ), soit syntaxiques, leschangements de catgorie grammaticale ntant convoqus, par Jrme par

    exemple, que pour sintgrer dans une rflexion dordre plus gnralement

    rhtorique ou stylistique. Ainsi, une analyse de Jrme est cet gard bien

    clairante :

    Pour sasservir au cas et aux figures, le style, qui pouvait manifester telle ideen un bref langage, malgr de longs dtours ou priphrases, ne parvient qu

    peine lexposer. 64

    Lorsque Jrme pointe ce que nous appellerions en langage traductologique

    contemporain, une absence de recatgorisation, pour coller aux catgories

    grammaticales du texte de dpart, le phnomne nest pas analys pour lui-mme,

    mais dans le cadre rhtorique de linuentio cicronienne : il sagit toujours de

    dterminer les mots et le style appropris pour rendre la traduction acceptable, en

    exposant au mieux, de la manire la plus lgante et prcise selon les cadres

    rhtoriques latins, son contenu smantique dans ce cas prcis.Dans le contexte de lpoque, la mthode descriptive employe pour rendre compte

    de lopration traduisante, si elle sous-tend souvent la rflexion sur la traduction,

    reste une mthode qui reste dans larrire-plan de par sa manire gnrale

    64Dum enim casibus et figuris seruit oratio, quod breui poterat indicare sermo longo ambitucircumactauix explicat. SAINT JEROME, Correspondance, tome III, 57, p. 61.

  • 7/31/2019 La Traduction Chez St Augustin Jerome Boetie

    32/171

    32

    denvisager la notion de traduction. Plus visibles seront, en revanche, les

    prescriptions qui envisageront de manire normative, mais directe, la tche du

    traducteur et la manire dont il traduit.

  • 7/31/2019 La Traduction Chez St Augustin Jerome Boetie

    33/171

    33

    Chapitre 2 Les prescriptions des thories de la traduction par lexemple

    Envisage dabord de manire descriptive par ceux qui, comme Augustin, Jrme

    et Boce, prennent part aux dbats sur la traduction la fin de lAntiquit et au

    dbut du Moyen-ge, la thorisation de la traduction nexclut pourtant jamais une

    dimension prescriptive, mme si celle-ci intervient en dernire instance. Sil sagit

    pour certains dapporter avant tout des claircissements sur les phnomnes qui

    prsident lactivit de traducteur et la production des traductions, il sagit aussi

    de guider le traducteurs ou les lecteurs par rapport au phnomne de la traduction.

    En effet, les exemples pris au cours des diverses tentatives de thorisation de la

    traduction ne sont jamais des exemples pris in abstracto. Au contraire, ilsinscrivent toujours dans une pratique, que celle-ci soit effectivement celle de

    lopration traduisante, ou quelle sapparente une lecture critique des traductions

    dans le cadre dun projet hermneutique.

    Or, la dimension prescriptive dans le mode de thorisation de la notion de

    traduction occupe bien souvent une place beaucoup plus importante que celle dun

    jugement formul en dernire instance. Ainsi, le traducteur qui voudra thoriser sa

    pratique (cest le cas de Jrme ou de Boce) se posera en exemple, les traductions

    quil produit servant illustrer les propos quil nonce et par l son entreprise de

    thorisation. Dautre part, chez le lecteur critique de traductions qui voudra

    thoriser linterprtation quil en fait dans le cadre dune hermneutique plus

    gnrale (chez Augustin par exemple), les exemples convoqus sont assez

    frquemment loccasion de montrer et de professer ce quil faut faire et ne pas faire.

    Ltude de la dimension prescriptive des mthodes de thorisation de lacte de

    traduire nous permet de dgager plusieurs ples autour desquels peut tourner la

    rflexion. En premier lieu, les prescriptions portent tout autant sur le statut du

    traducteur que sur son attitude face au texte traduire. Cest que les normes

    dictes sur la meilleure faon de traduire ont un caractre particulier, qui fait que

    le traducteur tire sa lgitimit de sa science, c'est--dire autant de son savoir, sa

  • 7/31/2019 La Traduction Chez St Augustin Jerome Boetie

    34/171

    34

    comptence technique que de son habilet pratique. Linteraction entre la lgitimit

    du traducteur et le systme de rgles normant la traduction nous amne donc

    envisager lactivit du traducteur comme une vocation.

    A) Science, expertise et lgitimit du traducteur : une lection ?

    Si lon essaie dapprhender la manire dont les penseurs aux confins de

    lAntiquit et du Moyen-ge envisagent la notion de traduction de manire

    descriptive, on saperoit quils se demandent dabord ce que doit recouvrir

    lactivit du traducteur, son rapport aux textes traduire ainsi quaux textes quil

    produit du fait de sa traduction. Les prescriptions sont en effet dabord orientes

    vers le traducteur lui-mme. Il est donc intressant de nous demander les qualitsqui sont essentielles au traducteur aux yeux dun Jrme ou dun Augustin, et ce

    qui fonde, selon eux, sa lgitimit ainsi que celle de son entreprise. Sont-ce des

    comptences purement techniques, ou doit-on voir dans la science dploye par

    le traducteur quelque chose qui dborde la technique pour prendre une connotation

    pratique dans les multiples acceptions de ce terme ?

    Un premier constat, dordre factuel, simpose, en ce qui concerne lpoque qui est

    larrire-plan de notre tude : le traducteur tire sa lgitimit de son savoir thorique

    et technique, de ses comptences linguistiques, et cette lgitimit a des

    rpercussions directes sur le plan politique et religieux. Ainsi, comme le souligne

    J.N.D. Kelly65, ce sont les comptences linguistiques, exgtiques et thologiques

    pousses au plus haut degr par le uir trilinguis quest Jrme qui attirent, Rome,

    lattention du pape Damase, et qui vont amener ce dernier lui confier vers 383-

    384 la charge de ltablissement de la Versio vulgata, traduction latine autorise de

    la Bible cense remplacer les traductions existantes, celles de lItala ou Vetus

    latina.

    Un deuxime constat, dordre thorique celui-l, dcoule du fondement de la

    lgitimit du traducteur par sa science. Du fait du caractre non systmatique de la

    thorisation de la traduction la fin de lAntiquit et au dbut du Moyen-ge, le

    65 J.N.D. KELLY,Jerome. His Life, Writings, and Controversies, chapitre 9, pp. 80-90.

  • 7/31/2019 La Traduction Chez St Augustin Jerome Boetie

    35/171

    35

    bon traducteur est dabord dfini en creux, au travers de polmiques par lesquelles

    les parties prenantes se posent comme exemples de la dmarche suivre et rigent

    leurs adversaires en repoussoirs : ce qui est le plus apparent, dans un premier

    temps, ce sont les tentatives de dfinir ce quest un mauvais traducteur.

    Ainsi, Jrme, dans sa fameuse Lettre 57 Pammachius, sous-titre De optimo

    genere interpretandi, crit tout dabord pour polmiquer propos dune accusation

    dinfidlit loriginal dune traduction quil a faite, et pour rpondre la langue

    dun sot 66 savoir celle de Rufin, lami devenu ennemi jur, qui reproche

    Jrme soit [son] ignorance, soit [son] mensonge 67. Comme le souligne Michel

    Banniard dans son tude sur Jrme et lelegantia68, les lments de thorisation

    hironymiens au sujet de la traduction qui conditionnent les choix de traduction

    sorganisent autour dexemples tout autant positifs que ngatifs. Certainstraducteurs (Aquila est sa cible principale) sont en effet rigs en repoussoirs et se

    trouvent critiqus de manire tout aussi prcise que caustique : ils ont le mauvais

    got des illettrs 69, et leur traduction sonne mal en latin 70. Les imprcations se

    poursuivent jusquau seuil de la conclusion de lptre, o le traducteur est

    distingu parmi les autres croyants :

    Je nentends pas blmer chez un chrtien ordinaire limpritie du langage (plt Dieu que nous fassions ntre ladage socratique : je sais que je ne sais rien ,et celui dun autre sage : connais-toi toi-mme ! ), car jai toujours vnr,non pas la rusticit verbeuse, mais la sainte simplicit. 71

    Ainsi, Jrme ne reproche aucun fidle son manque de matrise de la langue, mais

    considre comme nul et non avenu le bavardage illettr lorsquil sagit de se

    pencher sur des problmes de traduction.

    66

    Imperitae linguae responsurus sum. SAINT JEROME, Correspondance, tome III, 57, p. 56.67 Uel ignorantiam uel mendacium. Ibid.68 BANNIARD, Michel, Jrme et lelegantia daprsDe optimo genere interpretandi , inJrme, entre lOccident et lOrient(Actes du colloque de Chantilly, septembre 1986), pp. 308-309.69Nec putida rusticorum interpetatione se torsit. SAINT JEROME, Correspondance, tome III, 57,p. 62.70In Latino non resonant. Ibid., p. 71.71Nec reprehendo in quolibet Christiano sermonis imperitiam atque utinam Socraticum illudhabremus scio, quod nescio et alterius sapientis : te ipsum intellege ! -, uenerationi mihi simperfuit non uerbosa rusticitas sed sancta simplicitas. Ibid.

  • 7/31/2019 La Traduction Chez St Augustin Jerome Boetie

    36/171

    36

    A partir de cette tude en ngatif, on voit bien que la lgitimit du traducteur et de

    ses productions sont fondes sur lexpertise du traducteur, elles sont tributaires de

    son savoir. Le traducteur tire dabord sa lgitimit de sa comptence linguistique et

    de son savoir thorique. Mme si le ton employ est moins acerbe, on peut

    retrouver les mmes jugements chez Augustin, dans le second livre De Doctrina

    Christiana :

    Les hommes, cependant, sont dautant plus choqus quils ont moins decapacits, et ils ont dautant moins de capacits quils veulent paratre plussavants72

    La figure du cuistre beau parleur de prime abord, mais en ralit inculte, illettr et

    incomptent constitue donc ici aussi un contre-modle. Jrme et Augustinslvent ici contre les traducteurs incultes pour plusieurs raisons. Si, comme le

    souligne Michel Banniard, Jrme sinscrit dans la tradition des litterati,

    rattachs, comme Macrobe, par toutes leurs fibres aux gots de lcole antique73 ,

    le mme jugement peut sappliquer Augustin74. Mais ce legs forg par une

    immersion permanente ds leur prime jeunesse dans les Lettres latines sajoute un

    autre hritage, celui de la traduction des Septante, la lgitimit des savants

    vieillards 75, des doctes Septante 76 (pour reprendre les expressions dAugustin)

    tant relaye par lautorit institutionnelle de toutes les Eglises les plus

    expertes 77. Cette primo-traduction, faite de soixante-dix ou soixante-douze

    versions miraculeusement identiques produites par soixante-dix ou soixante-douze

    traducteurs ayant travaill isols les uns des autres pendant soixante-dix jours,

    traduction miraculeuse, mystrieuse, et par l inspire et autorise, comme rsultant

    de lassistance du Saint-Esprit78, constitue lune des toiles de fond de la rflexion

    augustinienne et hironymienne sur le statut du traducteur et sur les fondements de

    72 SAINT AUGUSTIN,De Doctrina Christiana, II, XIII, 20, in Oeuvres, tome III, p. 45.73 BANNIARD, Michel,Ibid., p. 322.74 On se souviendra du jugement dAndr Mandouze qui appelait Augustin rhteur canonis. Cf.MANDOUZE, Andr, Saint Augustin ou le rhteur canonis , Bulletin de lAssociationGuillaume Bud, 4e srie, n2, juin 1955, pp. 37-41.75 SAINT AUGUSTIN,Ibid., II, XV, 22, in Oeuvres, tome III, p.47.76 SAINT AUGUSTIN,De Civitate Dei, XVIII, XLIII, in uvres, tome II, p. 821.77 SAINT AUGUSTIN,De Doctrina Christiana, II, XV, 22, in Oeuvres, tome III., p. 46.78 SAINT AUGUSTIN,Ibid.

  • 7/31/2019 La Traduction Chez St Augustin Jerome Boetie

    37/171

    37

    sa lgitimit. Les Septante sont partis dun matriau de dpart prcis, lAncien

    Testament dans sa version originale hbraque, lexacte similitude des solutions de

    traduction proposes en grec semble un gage, sinon dobjectivit, du moins dune

    traduction non partiale : on retrouve par ces lments les traits du portrait du

    traducteur en expert. Or, certaines conclusions dAndr Lefevere79 au sujet de la

    naissance de la Septante nous intressent au premier chef lorsquil sagit de dgager

    les fondements de la lgitimit du traducteur dans le contexte qui nous proccupe :

    le fait que tous les traducteurs impliqus dans llaboration de la version des

    Septante aboutissent la mme traduction implique qu ils connaissent leur

    affaire . Leurs connaissances, leur expertise est valide par une instance extrieure

    (ici Elazar, le Grand Prtre de Jrusalem). Le public touch par la traduction

    lgitime les traducteurs du fait de leur expertise, et valide la traduction comme tantle fruit du travail dexperts. En tout cas, dans limage de la traduction des Septante,

    pour ce qui est des idaux-types que constituent les traducteurs de la version des

    Septante, les comptences sont dans tous les cas pousses au plus haut degr et

    valorises au plus haut degr, lhistoire nindiquant pas les critres de slection

    ou peut-tre dElection de ces traducteurs experts. Mais, comme le souligne Jean-

    Louis Chrtien, lexacte identit de chacune des versions labores isolment par

    chacun des traducteurs de la Septante ne fonde pas leur autorit pour Augustin :

    mme sil ne sagissait que dun travail collectif, o tous auraient mis leurs

    comptences en commun, cette traduction serait prfrer toute autre 80.Ainsi,

    dansDe Doctrina Christiana, Augustin note :

    Sils ont cependant compar leurs traductions de manire que leurs travaux etleursjugements ne rsulte quune voix, mme ainsi, il nest pas un homme, quelque soit son talent, qui puisse ou qui doive aspirer corriger de son ct ce surquoi se sont accords tant de savants. 81

    Lexpertise des traducteur pourrait donc sinscrire dans un processus dlibratif,

    lobjectivit due au dcentrement du jugement de chaque traducteur au sein dune

    79 LEFEVERE, Andr, Translation: Its Genealogy in the West in Translation / History / Culture:A Sourcebook, pp. 14-15.80 CHRETIEN, Jean-Louis, Saint Augustin et les actes de parole, p. 72.81 SAINT AUGUSTIN,Ibid., p. 47 Cest nous qui soulignons.

  • 7/31/2019 La Traduction Chez St Augustin Jerome Boetie

    38/171

    38

    dcision collective tant prfrer la subjectivit (qui risque dtre partielle et

    partisane) dun seul traducteur, dont lexpertise ne vaut que si elle est valide par

    celle dautrui et celle de linstitution82.

    Dans le mme temps, lacte de traduction nest plus un simple acte intellectuel,

    mais devient un acte prophtique ncessitant linspiration divine. Ainsi, Jean-Louis

    Chrtien remarque propos de la traduction des Septante qu il y a, pour saint

    Augustin, une inspiration de cette traduction 83. Augustin, en effet, affirme

    propos de luvre des traducteurs de la Septante :

    Il se peut que leurs traductions aient correspondu ce que lEsprit saint, qui lesguidait et les faisait parler dune mme voix, jugeait convenir ces peuples. 84

    Lexpertise du traducteur sur le plan purement thorique et technique nest donc

    pas tout, et la perfection des Septante ne leur vient pas dtre la seule traduction

    possible, ni la plus exacte possible en tout point et sur toute chose. 85 La pratique

    des traducteurs sinscrit donc dans le cadre dune disposition 86 ou dune

    dispensation 87 divines, selon les traductions. Le traducteur est linstrument de

    lEsprit qui se traduit.

    Une telle conception du traducteur a des rpercussions sur le caractre pratique de

    sa lgitimit. Le traducteur nest pas seulement lgitime en tant quil est expert,mais par la manire dont il envisage son action. Sit orator antequam dictor,

    homme de prire avant dtre homme de discours 88, cette injonction

    augustinienne lorateur chrtien vaut aussi pour le traducteur, et, une poque o

    linfluence de la thorie cicronienne du traducteur-orateur est encore palpable89, ne

    manque pas de mordant, car dans le cas prsent, oratorassocie lart oratoire la

    82 Luvre de Jrme est ici vise par Augustin, qui avait des rserves sur la Versio vulgata, lui

    prfrant lItala. Cf. SAINT AUGUSTIN,Ibid., p. 46.83 CHRETIEN, Jean-Louis,Ibid.84 SAINT AUGUSTIN,Ibid., p. 47.85 CHRETIEN, Jean-Louis,Ibid.86 SAINT AUGUSTIN,Ibid.87 CHRETIEN, Jean-Louis,Ibid.88 SAINT AUGUSTIN,Ibid., p. 129.89 Pour plus de prcisions sur la conception cicronienne de la traduction comme exercice oratoire,Cf. ROBINSON, Douglas Classical Theories of Translation from Cicero to Aulus Gellius , inTextConText, p. 15-55.

  • 7/31/2019 La Traduction Chez St Augustin Jerome Boetie

    39/171

    39

    prire. Ce jeu sur la polysmie du nom orator montre que, pour Augustin, le

    traducteur est avant tout un homme de prire, et la figure-repoussoir nest plus celle

    de lillettr et de linculte, mais celle du litteratus, fin rhteur, dont la comptence

    linguistique et lexpertise technique ne peuvent tre remises en question, mais qui

    fait de sa traduction un prtexte pour mettre en valeur son propre art oratoire. A

    linverse, lattitude prescrite par Augustin se place sous le signe de la modestie, loin

    de la malhonntet et de lorgueil des partis pris subjectifs. Lorgueil, voil

    lennemi selon Augustin, qui associe sa dnonciation celle de linculture des

    traducteurs que nous avons vue plus haut :

    Ils veulent paratre plus savants, non de cette science des choses dont noussommes difis, mais de celle des signes dont il est difficile de ne pas tre remplidorgueil, dautant que la connaissance nous ferait souvent dresser la tte si lejoug de Dieu ne nous labaissait. 90

    Une telle valorisation de la modestie dans lattitude du traducteur se retrouve

    galement chez Jrme, qui, dans la prface de sa traduction du trait Du Saint

    Espritde Didyme lAveugle, prfrera paratre comme le traducteur de louvrage

    dautrui que de [se] parer, laide petite corneille, de brillantes couleurs

    empruntes .91

    B) La rgle du traducteur

    Le traducteur, aux confins de lAntiquit et du Moyen-ge, doit donc, pour fonder

    la lgitimit de sa pratique, combiner lexpertise technique, lintelligence thorique

    et les comptences linguistiques avec les qualits pratiques et morales chrtiennes,

    faisant la chasse lorgueil et menant son travail en combinant lexpertise

    labngation. Or, il est intressant de nous pencher en dtail sur litinraire spirituelque propose Augustin au lecteur de la Bible dans la septime section du deuxime

    livre de De Doctrina Christiana, prcisment consacre lobscurit et

    lambigut des Ecritures, aux difficults de leur interprtation, et, a fortiori, de leur

    90 SAINT AUGUSTIN,Ibid., p. 45.91 Cit par Valery LARBAUD dans Sous linvocation de Saint Jrme, p. 45.

  • 7/31/2019 La Traduction Chez St Augustin Jerome Boetie

    40/171

    40

    traduction. On la vu plus haut, Augustin voit en Babel et la diversit des langues la

    consquence du pch dorgueil :

    Pareils signes ne purent tre communs tous les peuples, cause du pch de

    la discorde humaine lorsque chacun chercha accaparer le commandement.Signe de cet orgueil, fut leve jusquau ciel cette fameuse tour, en un momento les hommes impies mritrent quentassent en discorde non seulement leurscurs mais leurs paroles 92

    Comme le souligne Jean-Louis Chrtien, selon Augustin traduire nest pas

    dchoir, cest remdier, comme lhomme peut et doit le faire, la confusion de

    Babel 93, cest employer lhumilit pour remdier lorgueil initial, cest faire

    preuve dautant plus de pit que limpit originelle a t grande. Or, les Saintes

    Ecritures sont par leur nature mme une invitation lhumilit et la pit pour letraducteur :

    LEprit saint a donc agi de manire magnifique et salutaire en rpartissantcomme il la fait les Ecritures saintes, en passages assez clairs pour satisfaire lafaim et en passages obscurs de nature chasser le dgot. 94

    Dautre part, plus haut, Augustin voit en lobscurit ou lambigut de certaines

    expressions un dessein de la volont divine :

    Cela, je nen doute pas, a t prvu par la volont divine pour dompter lorgueilpar le travail et viter lintelligence ce sentiment de dgot qui amne engnral dprcier tout ce que lon comprend facilement. 95

    Litinraire spirituel propos aux lecteurs de la Bible qui suit peut par consquent

    se lire, comme le fait Douglas Robinson dans son essai consacr aux fondations

    asctiques de la traduction en Occident96, comme la liste des qualits requises pour