MÉMOIRE SCIENCES PO TOULOUSE 2015/2016 La République face à la crise démocratique Quelle réforme constitutionnelle ? Hugo CARESIO Master 2 – Conseil et Expertise de l’Action publique Sous la direction de Monsieur le professeur Jean-Michel EYMERI-DOUZANS
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La République face à la crise démocratique Quelle … République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle 2 Résumé La Vème République, ce régime
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MÉMOIRE
SCIENCES PO TOULOUSE
2015/2016
La République face à
la crise démocratique
Quelle réforme
constitutionnelle ?
Hugo CARESIO
Master 2 – Conseil et Expertise de l’Action publique
Sous la direction de Monsieur le professeur
Jean-Michel EYMERI-DOUZANS
La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle
2
Résumé
La Vème République, ce régime archaïque hérité de la pensée de Charles de Gaulle, a fait son
temps. Le vieux monde meurt à petit feu, mais combien de temps faudra-t-il pour que le nouveau
apparaisse ? Les citoyens sont en crise avec ce régime qui ne leur offre, à défaut de pouvoir peser sur
le cours des choses, que la révolte ou la résignation. "Nuit debout" est le symbole de cette révolte
citoyenne contre un régime anti-démocratique, un régime né il y a près de 70 ans mais dont les
fondements sont en crise.
Un Président de la République surpuissant et irresponsable ; un Parlement soumis et des
députés qui s'autodétruisent ; des contre-pouvoirs (Conseil constitutionnel, médias et citoyens) en
manque de légitimité : tels sont les axes principaux d'une refondation globale de notre régime politique
pour que la République française relève le défi de la crise démocratique. Cette crise s'est amplifiée au
cours des deux derniers quinquennats. Le gouffre entre gouvernants et gouvernés continuent de se
creuser. La confiance, ce lien essentiel qui unit les citoyens et leurs représentants, tend à disparaître.
En 2012, la gauche de gouvernement détenait la majorité présidentielle, législative et
sénatoriale, et pouvait donc se lancer dans le chantier constitutionnel. Hier l'occasion était belle, la
désillusion est aujourd'hui immense. A l'approche de la course au poste suprême de 2017, il devient
plus que jamais nécessaire de proposer un régime politique alternatif. Pourquoi pas une VIème
République ?
La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle
3
Sommaire
INTRODUCTION – RETOUR SUR LE « PEUPLE » COMME ACTEUR POLITIQUE
OUBLIÉ ……………………………………………………………………………………… 5
Quel est le peuple de « Nuit debout » : un populisme de gauche ? – 6
Un peuple incapable de participer aux affaires publiques ? – 7
Un peuple mal représenté ? – 10
Un peuple mal gouverné ? – 14
Un peuple en crise avec les fondements d’un régime oligarchique ? – 18
CHAPITRE 1 – CHANGER LA CONSTITUTION OU CHANGER DE CONSTITUTION :
UN FAUX DÉBAT ? ……………………………………………………………………….. 23
La Vème République : Le régime politique moderne attendu, au sortir de la
guerre ? – 25
La Vème République : ce régime politique archaïque et non-démocratique ? – 30
Une VIème République : remède miracle contre la crise démocratique ? – 35
CHAPITRE 2 – LE RÉGIME PRIMO-MINISTÉRIEL OU COMMENT GUÉRIR LA
DÉMOCRATIE DES POISONS DU PRÉSIDENTIALISME ……………………………. 41
Pourquoi doit-on en finir avec la « monarchie républicaine » ? – 42
L’évolution vers un régime présidentiel à l’américaine : l’expérience dangereuse à
éviter ? – 47
Quelle réorganisation du pouvoir exécutif ? – 50
1. Le Président de la République : du despote éclairé à l’arbitre suprême – 52
2. Le Premier ministre et le Gouvernement : vers un régime primo-ministériel – 55
CHAPITRE 3 – REPARLEMENTARISER LA RÉPUBLIQUE POUR UNE VÉRITABLE
DÉMOCRATIE REPRÉSENTATIVE ET DÉLIBÉRATIVE …………………………….. 60
La rationalisation du parlementarisme ou la pollution de la démocratie française ? – 61
Un Parlement qui s’autodétruit tant objectivement dans la pratique réelle du
pouvoir que subjectivement aux yeux des Français par des défauts d’exemplarité et
de représentativité – 69
La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle
4
Repenser le rôle et le fonctionnement du pouvoir législatif : comment redorer
l’image du Parlement dans un régime novateur ? – 75
1. La question du bicaméralisme : quel devenir pour le Sénat ? – 76
2. Cumul des mandats et mode de scrutin : vers une redéfinition de la démographie du
Parlement ? – 79
3. Encadrement de la fonction parlementaire : des élus plus représentatifs et
exemplaires ? – 83
4. Un Parlement au rôle accru : le pouvoir législatif moderne dont la France a besoin ? – 87
CHAPITRE 4 – LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL, LES MÉDIAS ET LES CITOYENS :
DES CONTRE-POUVOIRS À REPENSER DANS UNE DÉMOCRATIE
RENAISSANTE…………………………………………………………………………….. 94
Du Conseil à la Cour constitutionnelle : la démocratisation et la redéfinition des
pouvoirs d’une institution majeure de la République française – 95
1. Du contrôle a priori au contrôle a posteriori, une évolution essentielle du rôle du
Conseil constitutionnel – 95
2. La composition problématique et antidémocratique du Conseil constitutionnel : une
nécessaire démocratisation du mode de nomination – 97
La problématique de l’indépendance et du pluralisme des médias : l’urgence de la
démocratisation d’un quatrième pouvoir illégitime – 99
1. L’indépendance des médias : une imposture antidémocratique à démonter – 100
2. Le pluralisme des médias : un critère démocratique essentiel mais ignoré – 105
3. Pour une réappropriation des médias par les journalistes et pour les citoyens : élément
essentiel d’une refondation démocratique à venir – 110
L’avènement de la démocratie participative à la française : le renouvellement des
droits politiques du citoyen – 112
1. La dangereuse idée du vote obligatoire : l’illusion de la refondation du lien civique – 115
2. L’intervention des citoyens dans la vie publique : une puissance légitime à exploiter – 117
3. Le développement de l’e-démocratie : l’adaptation de la démocratie à l’ère du
numérique – 119
CONCLUSION – 2012 : L’OCCASION ÉTAIT POURTANT BELLE …………………. 121
BIBLIOGRAPHIE ………………………………………………………………………… 125
La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle
5
Introduction – Retour sur le « peuple » comme acteur
politique oublié
« L’écart entre leur pensée et l’univers en proie aux catastrophes grandit chaque semaine,
chaque jour, et ils ne sont pas alertés. Et ils n’alertent pas. L’écart entre leurs promesses et la
situation des hommes est plus scandaleux qu’il ne fut jamais. Et ils ne bougent pas. Ils restent du
même côté de la barricade. Ils tiennent les mêmes assemblées, publient les mêmes livres. Tous ceux
qui avaient la simplicité d’attendre leurs paroles commencent à se révolter ou à rire »1. Mais qui sont
ces hommes « révoltés », décrit par Paul Nizan, qui jugent insupportable un contexte politique dans
lequel leurs paroles sont reniées, leurs espoirs bafoués et leurs libertés opprimées ? Hier, il s’agissait
des étudiants de Mai 68 qui manifestaient toute leur colère contre un pouvoir autoritaire et leur haine
envers un conservatisme assoiffant leur imaginaire démocratique. Aujourd’hui, ces « indignés »
s’organisent, depuis plusieurs mois sur la place de la République à Paris et dans toutes les grandes
villes du pays, au sein du mouvement « Nuit debout », pour lutter plus efficacement contre les dérives
antidémocratiques d’un régime politique qui ne dit pas son nom. De la démocratie participative à la
démocratie directe, différentes options sont avancées dans la discussion, mais une constante demeure :
tous désirent remettre dans le débat la place du citoyen dans le système politique français et briser les
fondements de la « monarchie républicaine ». Prenant le temps de fédérer ce mouvement fort
hétérogène en vue de construire un projet commun de refonte démocratique, ces révoltés sont critiqués
pour leur soi disant « immobilisme » par les médias et leurs exigences du « fast-thinking » et du court
terme. Ils sont aussi attaqués par les intellectuels conservateurs pour le caractère « populiste » de leur
révolte.
1 Paul Nizan, Les chiens de garde, Agone, 2012
La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle
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Quel est le peuple de « Nuit debout » : un populisme de gauche ?
Dès lors, il convient de s’arrêter un instant sur le caractère « populiste » que les intellectuels et
les gouvernants appliquent aux mouvements citoyens prônant une refonte globale du régime politique.
Premièrement, qu’est-ce que le « populisme » ? Selon Alexandre Dorna2, cinq critères permettent
d’identifier un mouvement populiste : l’adhésion à un leader charismatique, l’appel fréquent au
peuple, l’hostilité à l’égard des élites politiques, la défiance envers les institutions politiques
traditionnelles et le rejet du libéralisme économique. Si ce portrait du populisme semble pertinent à
première vue, il apparaît que les abus du terme « populiste » ont rendu caduque et imprécise cette
définition. En effet, comment différencier l’appel « populiste » au peuple et les discours républicains
invoquant le « peuple français » ? Quelle classification permettra de qualifier de « populiste » ou non
les dénonciations de conflits d’intérêts et de corruptions politiques, indispensables au bon
fonctionnement d’une démocratie ? Peut-on parler de « populisme » lorsqu’un mouvement critique le
manque de représentativité des citoyens ou prône une participation plus directe des citoyens dans la
vie politique du pays ?
De la perception du peuple que se font les hommes politiques, ainsi que les intellectuels, les
journalistes ou autres experts médiatiques, dépend l’emploi du terme « populiste » pour dénoncer ce
qui, pour eux, correspond à une atteinte aux fondements du régime politique en place. Jacques
Rancière déclare à ce sujet que ce terme arrangeant, fait de préjugés, « masque et révèle en même
temps le grand souhait de l’oligarchie : gouverner sans peuple, c’est-à-dire sans division du peuple ;
gouverner sans politique »3. En effet, il devient « commode » de réduire l’antiélitisme, et la méfiance
à l’égard des institutions politiques, au populisme, car cela permet de discréditer toute remise en cause
de l’orientation générale des politiques mises en œuvre par les gouvernants et des principes
démocratiques en vigueur à un moment donné. Selon Jean-Luc Mélenchon, « la haine du populisme
n’est rien d’autre qu’un avatar de la peur du peuple »4. « Quand les majorités, qui se succèdent au
gouvernement au gré des alternances électorales, n’apparaissent pas comme des variations à la
marge d’une seule et même politique, il est assez compréhensible que ceux qui ont des raisons quelles
qu’elles soient, de n’être pas satisfaits de cette politique se détournent de la « classe politique » aussi
bien que des institutions auxquelles elle paraît liée » ajoute Catherine Colliot-Thélène5 pour montrer
tout ce qu’il y a d’ « arrangeant » dans le fait de qualifier de populiste un mouvement « dérangeant ».
L’exemple de la construction européenne donne une illustration toute particulière de ce
recours outrancier au terme « populiste ». En effet, l’usage de ce terme ne vise plus seulement les
2 Alexandre Dorna, De l’âme et de la cité : Crise, populisme, charisme et machiavélisme, L’Harmattan, 2004
3 Jacques Rancières, La haine de la démocratie, La Fabrique, 2005, p. 88
4 Jean-Luc Mélenchon, L’ère du peuple, Fayard, 2014, p. 109
5 Catherine Colliot-Thélène, Quel est le peuple du populisme ? Peuples et populisme, PUF, 2014, p. 13
La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle
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antiélitistes ou les nationalistes identitaires et xénophobes, mais plutôt tout ce qui semble aller dans le
sens de la contestation du dogme économique néolibéral. Dès lors, les médias et les hommes
politiques assimilent au populisme les eurosceptiques, c’est-à-dire tout mouvement critique à l’égard
de la monnaie unique ou plus généralement de l’Union européenne, et, par extension, de la croyance
partagée par tous les partis de gouvernement. Selon Catherine Colliot-Thélène, « on ne peut s’étonner
que ceux qui ont à en souffrir fassent le procès du « système » et cherchent en dehors de celui-ci les
moyens de faire entendre leurs voix »6. Or, malgré l’étiquette « populiste » que l’on tente de leur
appliquer de manière permanente, ces mouvements connaissent un fort succès qu’ils doivent, non pas
à une dépolitisation comme le martèlent les médias, mais plutôt à une demande croissante de
réorganisation du système politique de la part de ceux auxquels toute participation à ce système est
refusée. Combien de populistes alors, selon les gouvernants ? Combien de citoyens frustrés désirant
participer davantage dans à la vie démocratique du pays ? Des centaines de milliers ? Des millions ?
Un peuple incapable de participer aux affaires publiques ?
Ce refus – fait aux citoyens de participer à la définition des politiques qui régissent la vie du
pays – trouve son origine dans le débat classique remporté par la théorie de la démocratie
représentative aux dépens de la démocratie directe. En effet, Jean-Jacques Rousseau, quoique connu
pour être un fervent défenseur de la démocratie directe, a pourtant affirmé que le peuple est « une
multitude aveugle qui ne sait pas ce qu’elle veut, parce qu’elle sait rarement ce qui lui est bon ». Le
peuple « veut toujours le bien, même s’il ne le voit pas toujours »7. Avec un constat lucide sur le
devenir démocratique de la fin du XVIIIème siècle et véritablement prophétique sur la situation de
crise démocratique que nous connaissons aujourd’hui, Emmanuel-Joseph Sieyès montre que « les
citoyens qui se nomment des représentants renoncent et doivent renoncer à faire eux-mêmes la loi ; ils
n’ont pas de volonté particulière à imposer. S’ils dictaient des volontés, la France ne serait plus cet
Etat représentatif ; ce serait un Etat démocratique. Le peuple, je le répète, dans un pays qui n’est pas
une démocratie (et la France ne saurait l’être), le peuple ne peut parler, ne peut agir que par ses
représentants »8.
Prophétique est l’aveu de Sieyès car illustrant parfaitement l’évolution de la démocratie
française, de la Révolution de 1789 à nos jours. En effet, tandis que les citoyens de la fin du XVIIIème
siècle n’étaient pas assez informés, instruits et préparés pour s’impliquer pleinement dans la vie
démocratique de la première république se dessinant, les citoyens modernes du XXIème siècle sont
surinformés et présentent le désir immense de s’investir plus activement dans la vie de la cité, que ce
6 ibid 5
7 Jean-Jacques Rousseau, Du contrat social, Flammarion, 2011, p. 80
8 Joseph-Emmanuel Sieyès, Dire de l’abbé Sieyès sur la question du veto royal, Discours du 7 septembre 1789, p. 15
La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle
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que lui offre le seul moyen de participation dans le cadre restreint de la démocratie représentative :
l’élection. C’est d’ailleurs la cause de la mobilisation du rassemblement citoyen « Nuit debout » et le
regret que portent en eux de nombreux citoyens français aujourd’hui. Dès lors, quoi de mieux, pour
illustrer ce refus, que le discours assumé de Michel Debré : « Le problème de l’individu est de vivre
d’abord sa vie quotidienne ; ses soucis et ceux de sa famille l’absorbent. Le nombre des citoyens qui
suivent les affaires publiques avec le désir d’y prendre part est limité. Il est heureux qu’il en soit
ainsi… La cité, la Nation où chaque jour un grand nombre de citoyens discuteraient de politique
seraient proches de la ruine. […] La démocratie, ce n’est pas l’affectation permanente des passions ni
des sentiments populaires des problèmes de l’Etat. Le simple citoyen, qui est un vrai démocrate, se
fait, en silence, un jugement sur le Gouvernement de son pays, et lorsqu’il est consulté à des dates
régulières, pour l’élection d’un député, par exemple, exprime son accord ou son désaccord. Après
quoi, comme il est normal et sain, il retourne à ses préoccupations personnelles (qui ont leur
grandeur) ne serait-ce que parce qu’elles sont nécessaires, non seulement pour chaque individu, mais
pour la société »9.
Selon les termes du théoricien de la Vème République, le citoyen ne saurait participer aux
affaires publiques par aucun moyen – si ce n’est par le simple fait de voter lors des diverses élections
s’offrant à lui –, sa fonction étant intégralement inhérente à la sphère privée. Ainsi, le gouvernement
représentatif aurait le rôle de clarifier, filtrer, voire épurer la volonté du peuple – transmise aux
gouvernants par la simple voie de l’élection – en la rationalisant, car étant confuse et insaisissable à
l’état initial. Ici réside l’origine de cette méfiance des gouvernés à l’égard de leurs représentants et des
institutions démocratiques qui ont perdu toute leur fonction médiatrice. Jacques Rancière déclare
d’ailleurs à ce sujet que « ce qui abrutit le peuple, ce n’est pas le défaut d’instruction mais la croyance
en l’infériorité de son intelligence »10
. Jean-Luc Mélenchon affirme, sur le même ton, que « le peuple
français est intelligent, cultivé, et n’a pas besoin qu’on lui tienne la main pour prendre sa décision.
Bien sûr il faut l’éclairer et c’est notre rôle à nous les militants politiques. Nous sommes des porte-
voix, des éclaireurs, mais pas une avant-garde »11
. D’où le rejet des principes de la démocratie
française tels que présentés dans sa variante représentative. Les citoyens n’acceptent plus le carcan
dans lequel on semble vouloir limiter leur participation.
Les institutions politiques détenaient leur légitimité de leur élection, mais aussi de leur
dimension éducative, ce qui suppose que les citoyens soient des êtres capables de penser les affaires de
la cité et de construire leur opinion. Or, comme l’explique Catherine Colliot-Thélène, « les partis que
l’on dit « pragmatiques » ont depuis longtemps renoncé à cette mission éducative, tant en bloquant
9 Michel Debré, Ces princes qui nous gouvernent. Lettre aux dirigeants de la nation, Plon, 1957, p. 59
10 ibid 3
11 Jean-Luc Mélenchon et Edwy Plenel, Pour une nouvelle république ?, Médiapart, 2 mai 2013
La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle
9
d’un côté le débat de fond au nom d’une dogmatique économique qui a remplacé les vérités absolues
d’autrefois, qu’en pratiquant de l’autre côté la forme la plus démagogique de démocratie directe,
celle qui consiste à régler leurs mots d’ordre et la partie négociable de leurs politiques […] sur des
sondages qui enregistrent au jour le jour les réactions émotives du « peuple » au dernier évènement,
voire au dernier fait divers, monté en épingle par les médias »12
. Il est par conséquent tout à fait
normal que ces mêmes partis politiques subissent la concurrence acharnée des partis extrêmes
bénéficiant de la montée de ces sentiments de défiance à l’égard de la classe dirigeante traditionnelle
du pays.
A titre d’exemple, il demeure une certaine concomitance entre, d’un côté, la négligence dont a
fait preuve le Parti socialiste à l’égard de sa mission, ô combien nécessaire, de pédagogie envers les
citoyens, et, de l’autre côté, la perte de son « hégémonie culturelle », au sens d’Antonio Gramsci.
Selon le politologue Gaël Brustier, « un anti-intellectualisme a envahi la vie politique française. La
gauche ne fait pas exception. Ses dirigeants parlent de « bataille des valeurs » comme si, sur le
marché de ces fameuses « valeurs », entre une offre et une demande, un simple effort de marketing
suffisait à convaincre les électeurs d’acheter leur produit »13
. Le Parti socialiste ne mène plus, depuis
de nombreuses années, de combats idéologiques permettant à la fois d’éduquer politiquement les
citoyens et de les faire adhérer à un programme politique. A l’inverse, il a préféré attendre une certaine
évidence quant au sort des élections plutôt que de miser sur l’argumentation. La suite tragique – bien
que justifiée au regard de la façon dont les dirigeants du Parti socialiste se sont contentés de prendre
les citoyens pour des « mineurs » en politique – se résume à une série de cuisants revers électoraux
depuis 2012, ainsi qu’à une montée en puissance du Front national. Face à chaque poussée successive
de l’extrême droite, le Parti socialiste y répond, en période de campagne – lorsque les sondages
prédisent de nouveaux records pour le Front national – par plus de communication. « Comme si
répéter à quelqu’un qu’il fait une erreur suffisait à le faire changer d’avis » ironise Gaël Brustier14
.
Ainsi, une grande partie des citoyens rejettent aujourd’hui les fondements de la démocratie
représentative et, par extension, les partis de gouvernement traditionnels ; ces mêmes partis qui se sont
contentés d’un système politique limitant la participation des citoyens aux échéances électorales en les
considérant comme des « mineurs » en politique. Gaël Brustier affirme d’ailleurs à ce sujet qu’ « un
des travers de notre débat public est de penser que la politique se résume aux enjeux électoraux »15
.
Tenter d’inverser la dynamique en affirmant que les électeurs des partis extrêmes se trompent est
illusoire et cela ne fait qu’amplifier le discrédit. Les électeurs des partis extrêmes et les
12
ibid 5, p. 24-25 13
Gaël Brustier, A demain Gramsci, Cerf, 2015, p. 47 14
ibid 13, p. 64 15
Gaël Brustier, #NuitDebout : les « Noctambules » vont-ils bousculer le débat public français ?, Slate, 5 avril 2016
La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle
10
abstentionnistes en ont simplement assez d’un système politique qui renie leurs paroles, bafoue leurs
espoirs, opprime leurs libertés, un système qui ne leur offre, à défaut de pouvoir peser sur le cours des
choses, que la révolte ou la résignation. Les « noctambules » du mouvement de la place de la
République refusent de se résigner. Selon Gaël Brustier, leur « désir d’horizontalité rappelle notre
société à son idéal démocratique et la confronte aux imperfections du cadre démocratique actuel »16
.
Un peuple mal représenté ?
Les citoyens devraient-ils, dans la situation actuelle, se limiter à un simple rôle d’électeur pour
participer à la vie démocratique du pays ? La démocratie ne saurait se résumer à l’élection et à la
« représentation » qui en découle. Il demeure aussi une certaine relation qui unit gouvernés et
gouvernants ; une relation qui, au regard de la qualité des gouvernants et des règles qui leurs sont
imposées, traduit le « standing » démocratique du régime. Pierre Rosanvallon décrit alors la situation
actuelle comme, certes, une crise de la représentation, mais aussi comme une crise du « mal
gouvernement »17
. Nul ne peut nier que l’élection du Président de la République, au-delà du fait
électoral global, s’est peu à peu imposée comme le moment central de la vie démocratique en France.
Cependant, une grande partie du désenchantement démocratique est liée au fait que, depuis quelques
années, la capacité démocratique de l’élection décline. Depuis la Révolution française, la réflexion
autour de la mal-représentation a été constante. Comment faire en sorte que les représentants soient
davantage le reflet des représentés ? Comment faire en sorte que la société se sente représentée à
travers les élus ? Durant deux siècles d’histoire démocratique, entrecoupés d’épisodes contre-
révolutionnaires, de nombreuses techniques et dispositifs visant à renforcer la représentativité des élus
ont été mis en place, en vain. Pourquoi ce sentiment que les élus ne participent pas assez à la
représentation de la société perdure-t-il ? Avant tout parce que les partis politiques ont délaissé leur
fonction de représentation pour se focaliser seulement sur leur rôle de critique ou d’appui du
gouvernement. La deuxième grande cause de ce désenchantement démocratique viendrait du fait que
l’élection repose sur le principe de la majorité. Pierre Rosanvallon déclare à ce sujet : « Toutes les
sociétés se gouvernent avec des majorités très justes et très limitées. Autrefois, on pensait que l’idéal
démocratique était de gouverner avec de très grandes majorités, qui représenteraient le peuple dans
son ensemble. On pensait qu’on avancerait vers des sociétés unanimes. Or ce n’est pas le cas. Les
sociétés modernes ne sont pas des sociétés unanimes, mais plutôt des sociétés très divisées. L’élection
représente donc une partie de la société mais pas toute la société »18
. Il suffit de citer comme exemple
l’élection présidentielle de 2002 pour illustrer les dérives du principe de majorité. Certes Jacques
16
ibid 15 17
Pierre Rosanvallon, Le bon gouvernement, Seuil, 2015 18
Pierre Rosanvallon, Sommes-nous gouverner démocratiquement ?, Conférence – Les rencontres d’histoire, Les champs
libres, 27 février 2016
La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle
11
Chirac a été élu avec 82% des voix au second tour, mais n’oublions pas qu’il ne comptabilisa que
19,8% des voix au premier tour, avec un taux d’abstention qui frôlait les 30%. Un autre exemple est
encore plus frappant : il s’agit du second tour des élections législatives de juin 2012. A cette occasion,
43,7% des inscrits ont préféré déserter les urnes, reflétant le taux d’abstention le plus élevé lors
d’élections législatives, depuis l’avènement du suffrage universel. Si on additionne ce chiffre aux 6%
de citoyens non-inscrits sur les listes électorales et aux 3,9% de votes blancs, on aboutit à une situation
dans laquelle moins d’un électeur potentiel sur deux a utilisé son droit de vote pour élire les
représentants du peuple. La faible participation observée reflète une citoyenneté à deux vitesses et
dégrade la légitimité de la représentation nationale. Avec ces deux exemples, dire que la société est
unanime est inconcevable, vouloir parler en son nom et la représenter dans son ensemble l’est tout
autant. Néanmoins, l’élection, comme moyen de désignation des élus, reste indéniablement au cœur de
la démocratie même si elle ne produit plus les effets démocratiques attendus. Et Pierre Rosanvallon
d’ajouter : « Nous sommes à un moment où l’élection est à la fois le cœur de la démocratie, mais un
cœur problématique »19
.
Certes, la crise de la représentation n’est pas une exception de la France du XXIème siècle.
Mais ce désir de représentativité s’impose aujourd’hui avec plus d’ampleur car, désormais, les
citoyens aspirent à une « ressemblance » des représentants et des représentés. En 1789, les
révolutionnaires constitutionnalistes ont choisi l’élection comme mode de désignation des gouvernants
et, par conséquent, de dévolution du pouvoir. En ce sens, ils ont consacré un système représentatif
concurrentiel, car tous les citoyens sont susceptibles de pouvoir être élus et de représenter le peuple et
la Nation. Cependant, les inégalités d’accès aux fonctions politiques entraînent de ce fait une inégale
représentation des citoyens. John Stuart Mill justifiait d’ailleurs ce choix de la démocratie
représentative car facilitant la gestion des affaires du pays et protégeant la Nation contre son peuple et
le « sentiment dominant ». Il louait les vertus du gouvernement représentatif doté des moyens de
préserver les minorités sociales tout en éliminant le risque de la « tyrannie sociale » 20
. Alexis de
Tocqueville partageait, lui aussi, ce point de vue et voulait annihiler tout risque de « tyrannie de la
majorité », de « tyrannie démocratique »21
portée par un gouvernement du peuple. La bourgeoisie du
XIXème siècle, s’inscrivant dans cette pensée traditionnelle du libéralisme politique, n’a jamais cessé
de craindre une entrée trop massive des classes populaires sur la scène politique. Or, sans
représentants, comment les minorités sociales peuvent-elles espérer être représentées, elles et leurs
intérêts, dans le processus de la décision politique ? C’est d’ailleurs la question que se pose les
Indignés du XXIème siècle et qui justifie leur révolte démocratique aujourd’hui. Tout citoyen garde en
19
ibid 18 20
Béligh et Hamdi Nabli, L’ (in)égalité politique en démocratie, Fondation Jean Jaurès, août 2013, p. 19 21
ibid 20, p. 20
La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle
12
lui la célèbre définition d’Abraham Lincoln, consacrant la démocratie comme « le gouvernement du
peuple, par le peuple, pour le peuple »22
. Or, de nombreux théoriciens, à l’image de Raymond Aron,
ont développé l’idée selon laquelle l’exercice du pouvoir ne peut être pris en main que par une ou
plusieurs élites. La démocratie ne serait alors qu’une méthode de désignation et de sélection des élites
au sein de l’arène politique, le citoyen étant dès lors dépossédé de tout pouvoir politique (mis à part du
droit de vote) et n’étant pas non plus représenté par ces « soi-disant » élites. Pour la théorie élitiste
italienne, portée par Gaetano Mosca, Giovanni Sartori et Vilfredo Pareto, l’élargissement du droit de
vote aux masses populaires n’a pas entraîné une redistribution du personnel gouvernant, le pouvoir
étant toujours aussi oligarchique et la société toujours divisée entre une strate supérieure des élites
gouvernantes et une strate inférieure de dépossédés. Cette confiscation du pouvoir par une élite
politique est aujourd’hui encore critiquée par des citoyens souhaitant se réapproprier le pouvoir, à
l’instar des « noctambules » de la place de la République. L’art de l’équilibre entre l’usage de la
« force » et de la « ruse », théorisé par Nicolas Machiavel23
, est devenu, dans une société surinformée,
véritablement dépassé. Les citoyens ne peuvent se contenter de cet auto-renouvellement des élites
politiques corrélé à une incorporation très relative de citoyens provenant des masses populaires de la
société que le Florentin a érigé en norme suprême du gouvernement. Selon Béligh et Hamdi Nabli,
dans ces circonstances, « le déficit de représentativité, politique et sociologique, des élus nationaux
nourrit la montée en puissance de l’exigence de « ressemblance » entre représentants et
représentés »24
.
En 2012, à l’issue des élections législatives, la représentation nationale comptait près de 40%
de nouveaux députés. Avec un tel renouvellement, les citoyens étaient en droit de croire en une
meilleure représentation de leurs intérêts (dans leur diversité) dans l’hémicycle du Palais Bourbon.
Cependant, en réalité, il réside un décalage, toujours aussi important, entre la société et le corps
législatif. La figure de l’homme blanc, âgé, issu des classes sociales supérieures reste prédominante au
détriment des femmes, des jeunes, de la « diversité visible » et des classes populaires qui demeurent
sous-représentés. Certes, la part des femmes députés s’élèvent désormais à 27%, ce qui est un record
dans l’histoire de la démocratie française, mais, au niveau international, la France est au même rang
que l’Afghanistan par exemple. De plus, seulement une dizaine de députés est issue de la « diversité »,
ce qui montre qu’aucune avancée en la matière n’est à observer. En outre, la gérontocratie est toujours
à l’œuvre sous la XIVème législature, les dernières élections législatives n’ayant pas produit de
renouvellement générationnel. En effet, l’âge moyen des élus stagne autour des 54 ans. Tandis qu’on
loue souvent ses bienfaits, depuis la fin des années 90, l’alternance n’a pas entraîné un quelconque
22
Abraham Lincoln, Discours de Gettysburg, 19 novembre 1863 23
Nicolas Machiavel, Le Prince, Folio, 2007 24
ibid 20
, p. 29
La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle
13
renouvellement des élus politiques et des gouvernants. L’exemple d’Alain Juppé illustre parfaitement
ce défaut de l’alternance politique depuis plusieurs décennies en France. Longtemps pressenti pour
être le prochain Président de la République, l’homme aura, en 2017, 71 ans et une carrière politique de
près de 35 ans derrière lui, avec notamment un passage à l’Hôtel de Matignon et au sein de nombreux
ministères. Que signifie l’alternance dans ces cas là ? Une alternance limitée au club des
gérontocrates ? Concernant les catégories socioprofessionnelles, à présent, il apparaît que la majorité
des élus provient de la fonction publique et des professions libérales, deux catégories profitant par
ailleurs d’un statut juridique souple et d’un capital social et culturel supérieur aux autres. « Ainsi,
derrière le principe de l’égalité d’accès aux fonctions électives, une profonde inégalité exclut de fait la
majorité des citoyens de la compétition électorale », déclarent Béligh et Hamdi Nabli25
. Il en découle,
par conséquent, d’une part, un manque de représentativité de ces populations n’ayant pas un accès
effectifs aux fonctions politiques, et, d’autre part, une réelle fragilisation de la légitimité du Parlement.
On peut alors se demander si la représentation nationale doit être un véritable « miroir » de l’ensemble
des citoyens. D’un point de vue juridique, la représentation nationale n’est aucunement tenue de
refléter ni l’ensemble des opinions dont la société regorge, ni les caractéristiques de l’ensemble du
corps électoral. Le fait que l’élu n’ait à représenter que la Nation, et non pas ses électeurs et sa
circonscription électorale, écarte tout devoir de ressemblance avec les électeurs. Or, cela a des
conséquences sur le sentiment général des citoyens de se sentir ou non représentés. Certains élus ont
perçu cette exigence de ressemblance, à l’instar de Philippe Doucet et Philippe Gosselin qui admettent
que « les Français, toujours mieux formés et informés, aspirent logiquement à être représentés ou
administrés par des élus qui leur ressemblent, vivent comme eux et comprennent leurs problèmes et
leurs aspirations »26
. Cependant leurs revendications ne sont pas suivies d’effet sur la représentativité
effective des élus. C’est une des raisons qui amènent aujourd’hui des citoyens à se révolter contre cette
démocratie représentative qui les empêche de peser sur la façon dont les élites politiques représentent
et défendent les intérêts des citoyens dans leur diversité et qui confine leur rôle politique à la mise
d’un bulletin dans l’urne, après quoi le cinglant « A voté ! » met un terme à l’expression citoyenne et
ouvre le monde du silence réduisant à néant la participation du citoyen.
L’élection désigne donc la personne qui gouverne mais n’a aucun effet sur la façon dont elle
va gouverner. Ce problème est d’autant plus frappant que le pouvoir central est devenu le pouvoir
exécutif. Selon Pierre Rosanvallon, « à l’âge de la prédominance du pouvoir exécutif, la clef de la
démocratie réside dans les conditions du contrôle de ce dernier par la société »27
. Dans la théorie
classique de la démocratie, la pensée dominante prônait la domination du pouvoir législatif, la loi et,
25
ibid 20
, p. 33 26
ibid 20
, p. 38 27
ibid 18
La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle
14
par extension, ceux qui font la loi, devant gouverner. D’autant plus qu’un Parlement se dote plus
aisément d’un côté représentatif, car composé de plusieurs centaines de représentants du peuple. Or,
dans le cas de l’élection présidentielle, le vainqueur ne peut prétendre représenter, à lui seule, le peuple
dans son ensemble. Une assemblée parlementaire peut être à l’image de la société qu’elle gouverne, ce
qui n’est pas le cas d’un unique décideur. Dès lors, les capacités représentatives d’un Président de la
république sont nettement moins fortes. Ici réside la première raison de ce manque d’influence de
l’élection sur la façon de gouverner, car l’élection d’un seul homme, ne représentant pas tous les
citoyens et leurs intérêts divergents, ne peut influer sur sa façon de conduire la politique. Tout au plus,
l’élection lui confie-t-elle les possibilités de gouverner mais ne lui indique pas les principes à partir
desquels il doit gouverner. La deuxième raison s’inscrit dans le passage progressif d’un vote pour un
programme à un vote pour une personne. Aujourd’hui, la dimension du programme électoral diminue
nettement avec la personnalisation de la vie politique. D’une part, l’écart entre le langage du discours
de campagne électorale et le discours réel est sans cesse plus important d’élection en élection. Cet
écart grandissant entre les promesses et la conduite effective du pouvoir a des effets délétères. Il
aggrave le sentiment d’abandon chez les citoyens et altère leur capacité à espérer. D’autre part, nous
vivons dans un monde beaucoup plus incertain, la situation étant déterminée par des crises financières,
des conflits, notre détermination et celle de nos gouvernants n’ayant parfois aucune influence sur ces
évènements. Dès lors, l’écart entre ce que valide l’élection et ce qui est réellement fait ensuite ne cesse
de croître. Pierre Rosanvallon résume cette inefficience de l’élection par la métaphore du permis de
conduire : « L’élection donne un permis de gouverner, mais avec le problème que ce permis n’est pas
assorti d’un code de gouvernement avec des sanctions. […] La démocratie ne doit pas être seulement
une procédure, elle doit aussi être une qualité de l’action. C’est pour cela qu’une deuxième révolution
démocratique est à entreprendre, la première étant celle du suffrage universel qui a mis fin à la
tradition, à l’hérédité du pouvoir. La prochaine sera la révolution du gouvernement démocratique et
pas seulement celle de la nomination démocratique »28
.
Un peuple mal gouverné ?
Selon Pierre Rosanvallon, le « bon gouvernement », le gouvernement démocratique, doit
répondre à cinq critères principaux : responsabilité, lisibilité, parler-vrai, réactivité et intégrité.
De nombreux organismes, véritables gardes fous, ont été créés, afin de contrôler, vérifier,
surveiller, non pas le pouvoir, mais des secteurs du pouvoir. La Cour des comptes, par exemple, a la
fonction de contrôler les comptes de l’Etat. Cependant, la grande institution de contrôle du pouvoir,
historiquement, a toujours été le Parlement. Initialement, il est l’organe qui met en place le pouvoir
28
ibid 18
La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle
15
exécutif et qui le contrôle. Or, dans un régime du parlementarisme rationalisé, il apparaît que le
pouvoir législatif faillit à cette tâche qui est pourtant primordiale pour responsabiliser le décideur
politique. La raison de cette évolution ? Le Parlement a désormais une fonction, soit de soutien, soit de
critique du pouvoir, suivant que les députés sont dans la majorité ou dans l’opposition. En aucun cas,
le pouvoir législatif, dans la situation actuelle, ne contrôle le pouvoir exécutif. Il n’est d’ailleurs plus le
législateur, comme il fut précédemment. Certes, il approuve les projets de lois proposées par le
gouvernement, en présentant quelques amendements, mais n’influence que trop à la marge ces lois. Si
le processus législatif paraît très long, cela ne vient pas du fait que les parlementaires se livrent à une
vraie délibération, mais plutôt parce que l’on marchande leurs voix. Il ne s’agit donc plus d’un
Parlement délibérant mais plutôt d’un Parlement marchandant son adhésion ou marquant son
opposition au gouvernement. Un réel problème démocratique se pose alors lorsque l’on passe d’une
fonction de représentation du peuple à une fonction de porte-parole du gouvernement, la
représentativité ayant changé de sens. La fonction est totalement différente. « A partir de l’émergence
de la centralité du pouvoir exécutif, et donc de la diminution conséquente du rôle du Parlement, il y a
eu une atrophie de ces fonctions de contrôle, d’évaluation, de mise en jeu de la responsabilité des
gouvernants » (Pierre Rosanvallon)29
. Lorsqu’un problème survient au cours du processus législatif et
qu’il existe un risque de voir un projet de loi rejeté, le gouvernement utilise l’article 49-3. Cette
dissimulation signifie donc que rien ne doit être expliqué, débattu, délibéré. C’est la marque du
parlementarisme rationalisé. Dès lors, devant qui le pouvoir exécutif rend-il des comptes ? Personne,
si ce n’est les citoyens tous les cinq ans. Il est évident que le Président de la République ne rend pas
assez de comptes, et c’est la raison pour laquelle il est nécessaire de trouver des institutions de
substitution devant lesquelles l’exécutif est véritablement responsable. Nous l’avons vu, le Parlement
n’est plus capable d’assumer sa fonction de contrôle du pouvoir exécutif, mais les citoyens, eux aussi,
sont absents dans la mise en jeu de la responsabilité du pouvoir exécutif, ou plutôt il ne leur est pas
possible de s’engager dans cette voie. Ici réside l’un des messages exprimés par le mouvement « Nuit
Debout », désirant créer des organisations citoyennes dans cette optique de mieux contrôler et mieux
responsabiliser les gouvernants. Selon Bastien François, « la responsabilité dans l’univers politique
est une relation de confiance entre les gouvernants et les gouvernés. Les Anglais parlent
d’accountability pour désigner cette confiance. Pour eux, les gouvernants ont en quelque sorte une
dette de confiance, et ils doivent rendre compte de cette confiance à tout instant. Le droit
constitutionnel n’a jamais réussi à avoir, en France, une conception positive de la confiance, c'est-à-
dire : obliger les gouvernants à des comportements vis-à-vis des gouvernés »30
. Le régime actuel, en
effet, a complètement éliminé cette notion de responsabilité. Tous les cinq ans, nous confions notre
confiance à une personne. Cependant, dans l’intervalle de ces cinq ans, la confiance placée
29
ibid 18 30
Bastien François, Vers une VIème République, Notre monde, film de Thomas Lacoste
La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle
16
initialement sur cette personne ne peut lui être retirée, quoi qu’il fasse. Il jouit d’une irresponsabilité
politique illimitée ce qui est, pour les auteurs du texte constitutionnel de 1958, justifié, mais
profondément antidémocratique pour de nombreux citoyens aujourd’hui.
Le citoyen actif ne peut plus être résumé au seul citoyen électeur. Il doit « avoir l’œil » sur le
pouvoir. Pierre Rosanvallon rappelle alors que dans « l’imagerie de la Révolution française, autant
que la voix du peuple, ce sont aussi ses yeux qui comptent, c’est-à-dire cette fonction de
surveillance »31
. Les médias de masse jouent, aujourd’hui, un rôle d’intermédiaire entre le pouvoir et
le peuple afin de lui offrir les informations nécessaires à cette fonction de surveillance. Cependant, au
côté de cette fonction de surveillance, il semblerait qu’une carence existe dans le domaine de l’action
des citoyens en matière de contrôle des gouvernants. En effet, le fait que le décideur politique ne soit
pas obligé d’expliquer son action, de la justifier et d’en présenter le but, donne une impression
d’illisibilité pour le citoyen. Or, un pouvoir illisible est un pouvoir sur lequel on n’a pas de prise, un
pouvoir qui nous est désapproprié. Que cela signifie-t-il quand on définit la démocratie par la prise du
pouvoir par le peuple ? Le pouvoir ne se prend pas, ce n’est pas une chose, il s’agit d’une relation,
d’une façon de s’approprier la relation entre gouvernés et gouvernants. Le peuple ne gouverne pas, il
le fait indirectement par ses représentants, selon la théorie classique de la démocratie représentative. Il
faut donc que les citoyens s’approprient le pouvoir pour le contraindre « à être lisible, transparent, à
rendre des comptes et à se soumettre à des épreuves de responsabilité » ajoute Pierre Rosanvallon,
avant de conclure qu’il est particulièrement « urgent d’écrire cette nouvelle page de la démocratie, car
partout dans le monde se multiplient et montent en puissance des démocraties autoritaires.
Démocraties parce que les gouvernants sont élus au suffrage universel, mais autoritaires parce que
l’élection est un chèque en blanc et qu’il n’y a pas d’institutions de contrôle »32
.
Parmi les principes du « bon gouvernement », une grande place est attribuée au « parler-vrai ».
Mais dans la pratique, au vu de l’influence que prend la communication politique, comment
comprendre ce « parler-vrai » ? Dans la Grèce antique, la philosophie définissait la démocratie à partir
de deux termes : iségoria et parrhésia, le premier reflétant l’égalité de parole et de vote des citoyens
sur l’agora. La parrhésia, à laquelle Michel Foucault consacra ses derniers cours au Collège de
France, correspond au « parler-vrai », au fait de regarder les choses comme elles sont, de ne pas mentir
aux citoyens et de les considérer autrement que comme des êtres inférieurs incapables de comprendre
et de s’investir dans la vie de la cité. Cette question de la parrhésia est au cœur de la démocratie, car
elle illustre l’écart entre le moment électoral et le moment gouvernemental. Le moment électoral est le
cadre dans lequel les candidats se dévoilent et présentent ce qu’ils comptent faire, ce qu’ils promettent
de faire. Le moment gouvernemental, en revanche, oblige les gouvernants à se confronter aux faits. La
31
ibid 18 32
ibid 18
La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle
17
connexion entre les deux moments fait naître un problème, selon Pierre Rosanvallon, car « en tant que
citoyens, nous sommes pris entre les deux, à la fois nous sommes révoltés lorsque nous sentons que
l’on nous berce d’illusions, mais en même temps, nous aimons bien entendre de belles paroles.
Chacun d’entre nous est un citoyen divisé entre une attente de parler-vrai et la respiration de la
promesse »33
. Tout le problème est là : un candidat respectant ce principe du parler-vrai, au cours de la
campagne électorale, n’a aucune chance d’être élu. L’art de la campagne est donc de trouver un juste
milieu entre parler-vrai et fausse promesse. Si François Hollande avait déclaré, en 2012, qu’il allait
« essayer » de redresser la situation de la France, appelant à faire un pari sur sa personne, plutôt que de
se présenter fièrement comme le sauveur avec des promesses populaires, il n’aurait surement pas
obtenu la majorité des suffrages exprimés. Par exemple, quand on fait de la lutte contre la finance le
fer de lance de sa campagne présidentielle, et préférer paraître sûr de sa force plutôt que d’assumer
l’évidente difficulté à réaliser cette tâche, faire volte-face en « facilitant » la finance est d’une gravité
considérable d’un point de vue de l’éthique de la conviction et de l’exemplarité. Selon Pouria
Amirshahi, député socialiste, « aujourd’hui, en politique, on ment, et c’est ce qui est déplorable. Le
mensonge d’une manière générale, la velléité, au sens où on dit quelque chose qu’on ne fait pas
ensuite, a pris le pas trop souvent sur la sincérité. […] Les citoyens le voient de plus en plus et
l’expriment notamment électoralement, non pas en votant pour le Front national, mais tout
simplement en n’allant pas voter »34
. Cependant, pour pallier le manque de sincérité des candidats, il
devient nécessaire que les gouvernants rendent des comptes aux citoyens et mettent en jeu
régulièrement leur responsabilité. Et à Pierre Rosanvallon de résumer cette réflexion par le fait que
« nous n’avons pas besoin d’hommes providentiels, mais d’hommes de confiance »35
.
Le « bon gouvernement » doit aussi être celui de la « réactivité », au sens du terme anglais
« responsiveness »36
reflétant le fait d’être engagé, d’être actif dans la discussion et dans la
délibération publique avec le peuple, dans la sollicitation de la société de manière directe et non plus
seulement par le filtre de la représentation des élus parlementaires. Enfin, le désir d’intégrité est plus
fort que jamais à l’heure où la vie politique est rythmée par le conflit d’intérêt, le trafic et le
marchandage d’influence, la corruption, la prise illégale d’intérêt, l’évasion fiscale des gouvernants…
L’ « homme de confiance » que présente Pierre Rosanvallon37
, le « bon » gouvernant, est celui du
parler-vrai et de l’intégrité. Il ne cherche pas à endormir et à tromper le peuple. Ainsi il ne peut être
qualifié de populiste, à l’inverse de Marine Le Pen qui, elle, cultive cette image de l’ « homme »
33
ibid 18 34
Pouria Amirshahi, 45 ans après le congrès d’Epinay, 20 ans après la mort de François Mitterrand, reconstruire la gauche
en France, France Inter – Agora, 3 janvier 2016 35
ibid 18 36
ibid 18 37
ibid 18
La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle
18
(femme) providentiel(le). Ici réside l’engagement des participants de « Nuit debout » qui ne tolèrent
plus les gouvernants d’aujourd’hui ne respectant pas ces cinq principes du « bon gouvernement ». Ils
désirent, par conséquent, créer de nouvelles expériences d’institutions citoyennes afin de donner son
plein effet aux fonctions de contrôle, de surveillance et de mise en jeu de la responsabilité. Certes, il
faut remettre le Parlement sur la voie du contrôle et de la surveillance des gouvernants, mais il faut
aussi développer de nouvelles institutions pour permettre la délibération citoyenne.
Un peuple en crise avec les fondements d’un régime oligarchique ?
Parti d’une mobilisation contre la réforme du code du travail de Myriam El Khomri, le
mouvement « Nuit debout » a rapidement élargi ses revendications et prône désormais une refonte
globale de la démocratie. Réinventer la démocratie, c’est le mot d’ordre que ce sont donné ces
Indignés de la République. Ils dénoncent un fossé grandissant entre des élites politiques vivant dans un
entre-soi et des citoyens complètement perdus dans les manœuvres politiciennes et partisanes. Ces
citoyens, après la critique virulente à l’encontre du régime politique français, veulent désormais en
imaginer l’alternative. En d’autres termes, leur objectif est de remettre à plat le système démocratique
français pour que le peuple se le réapproprie. Selon Gaël Brustier, « sa capacité à poser de nouvelles
questions dans le débat public, à contester des évidences actuelles pour en inventer et en imposer
d’autres, à définir aussi lui-même des antagonismes nouveaux dans la société française, sera la clé de
son éventuel succès »38
. Certes, il s’agit là d’un mouvement fort hétérogène mais si ses membres se
retrouvent sur un combat, c’est bien celui du déni de démocratie dont ils sont victimes. Ils sont les
porte-voix de ces millions de citoyens français qui ne croient plus en la politique comme moyen de
produire du changement, d’améliorer leurs conditions de vies, de peser réellement sur le cours des
choses, … Les citoyens doivent, en effet, avoir deux exigences concernant la démocratie : d’une part,
chaque citoyen doit avoir le sentiment que sa volonté et ses intérêts sont pleinement représentés et,
d’autre part, la volonté collective doit être capable d’agir sur l’avenir de la Nation. Or, aujourd’hui, les
citoyens ne partagent aucunement ce constat, comme en témoignent les deux sondages suivants. Selon
le premier, à l’initiative du Cevipof (janvier 2015), trois Français sur quatre estiment que la démocratie
française fonctionne mal. Le deuxième, celui de Yougov (6 octobre 2014), montre que les deux tiers
des Français considèrent les institutions de la Vème République comme « dépassées »39
. Sur la place
de la République, beaucoup ne croient plus au changement par le vote et appellent à une révolution
citoyenne faisant pression sur le pouvoir pour transformer les institutions et agir durablement comme
un réel contre-pouvoir. D’autres en revanche sont persuadés que le mouvement doit se transformer en
une nouvelle force politique citoyenne pour se présenter aux prochaines élections à l’image du succès
38
ibid 15 39
Claude Bartolone et Michel Winock, Refaire la démocratie – Rapport n°3100 du groupe de travail sur l’avenir des
institutions, 2 octobre 2015, p. 25
La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle
19
électoral de Podemos en Espagne. Mais une chose est sûre : « Nuit debout » est le symbole que la
démocratie telle qu’elle existe aujourd’hui et les institutions de la Vème République telles qu’elles ont
évolué depuis 1958 se retrouvent au cœur de ce qu’il est convenu d’appeler « une crise ». Antonio
Gramsci définissait la crise comme « le fait que le vieux monde se meurt, que le nouveau tarde à
apparaître et que, dans ce clair-obscur, surgissent les monstres »40
. Selon Claude Bartolone,
poursuivant la pensée du philosophe italien, « les monstres qui surgissent dans ce clair-obscur sont
partout un peu les mêmes : xénophobie, populisme, antiparlementarisme, crispations identitaires,
idéalisation du passé et peur de l’avenir. Ils ne sont pas le monopole des pays frappés par la crise
économique ; ce qui nous prouve bien, d’ailleurs, que l’urgence n’est pas simplement économique et
que tout ne se résoudra pas avec le retour de la croissance »41
.
Effectivement, selon les citoyens, la crise actuelle est avant tout une crise économique et
sociale. Or, si tout ne s’explique pas par la crise des institutions, rien ne s’explique sans elle. Bernard
Thibault partage ce point de vue lorsqu’il déclare qu’ « il semble évident que la crise économique et
son fort impact social ne sont pas sans répercussions sur la perception de l’efficacité d’institutions qui
apparaissent en décalage par rapport à ce que nombre de nos concitoyens considèrent comme
prioritaire, d’institutions qui sont parfois dans l’ignorance, voire la négation de ces urgences. »42
Selon le rapport présidé par Claude Bartolone et Michel Winock, intitulé Refaire la démocratie, la
crise a quatre conséquences majeures sur la perception que les citoyens se font des institutions et des
gouvernants. Premièrement, la politique paraît désormais impuissante. Etymologiquement, le terme
« pouvoir » a deux sens : d’un côté, la puissance, et de l’autre, la capacité à agir. Dans ce contexte là,
pour les citoyens, et y compris au-delà du fait d’honorer leurs promesses, on reproche aux hommes
politiques de faire preuve d’impuissance et de ne pas être capable de changer les choses. Le « Yes we
can » de Barack Obama et « Le changement c’est maintenant » de François Hollande apparaissent
comme des slogans vides de conséquences. Dans une économie globalisée, la puissance serait
désormais du côté des marchés financiers dépassant ainsi le volontarisme politique et sa capacité à agir
sur le réel. Les hommes politiques apparaissent, en outre, incompétents au vu de l’inefficacité de leurs
mesures pour lutter contre le chômage, le déficit public… Deuxièmement, la défiance des citoyens à
l’égard de la parole politique est de plus en plus forte à mesure que grandit le fossé entre les promesses
électorales et le vécu des citoyens. Comme cela a été montré plus haut, Pierre Rosanvallon estime que
l’élection a pour conséquence de « stimuler l’offre politique électorale sous les espèces d’un
emballement de promesses. Et en retour d’alimenter le désenchantement lorsque les élus arrivés au
pouvoir au terme d’une escalade victorieuse, se montrent incapables d’honorer les engagements qui
40
Antonio Gramsci, Cahiers de prison, Gallimard, 21 avril 1978, p. 283 41
ibid 39, p. 26 42
ibid 39, p. 29-30
La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle
20
les ont fait triompher »43
. Troisièmement, la crise nourrit le désengagement politique et le rejet des
institutions. Une forte corrélation existe, effectivement, entre, d’une part, la précarité, le chômage, et,
d’autre part, l’abstention et le vote extrême. Guillaume Tusseau a aussi montré que ces symptômes-là
pouvaient entraîner un tout autre comportement, à l’instar des nouvelles formes d’expressions
citoyennes comme Los Indignados, Occupy Wall Street et maintenant Nuit debout. Selon lui, « ces
phénomènes méritent d’autant plus notre attention qu’ils surgissent précisément dans les sphères les
plus déclassées de la société et s’opposent à une forme de démocratie plus lointaine qui serait
l’apanage des classes supérieures ou d’une élite parisienne »44
. Quatrièmement, enfin, les citoyens
ont de plus en plus le sentiment que la société est divisée en deux, d’un côté les victimes de la crise
économique et sociale et, de l’autre, les « nantis » et, parmi eux, les élites politiques.
La République française est, quant à elle, particulièrement touchée jusque dans ses principes
historiques. La solidarité, l’égalité, la fraternité, le patriotisme, la laïcité, la foi dans le progrès… ces
valeurs républicaines semblent, aujourd’hui, voler en éclat. L’école républicaine, elle aussi, est mise à
mal, « l’ascenseur social » étant bloqué. Le système scolaire français apparaît, à cet égard, comme l’un
des plus inégalitaires des pays développés. Mettant en avant la compétition, l’exclusion des plus
faibles, plutôt que la solidarité et la coopération, l’école génère des sentiments de méfiance à son
encontre. Il réside, par ailleurs, une certaine hésitation dans l’enseignement des valeurs républicaines à
inculquer aux futurs citoyens français et dans l’apprentissage du fonctionnement et de l’histoire des
institutions démocratiques françaises. La France connaît aussi un véritable phénomène de ségrégation
spatiale entre les centres-villes urbains et les banlieues défavorisées dans lesquels progressent les
sentiments de repli sur soi et le communautarisme, contraires au principe de l’indivisibilité de la
Nation française. Le fait religieux jusqu’à présent tenu à l’écart de la vie démocratique française
depuis l’œuvre des radicaux de gauche au début du XXème siècle, est désormais omniprésent dans le
débat public et certaines religions parviennent désormais à influencer des choix politiques cruciaux.
Si la crise actuelle ébranle les principes républicains, les institutions de la Vème République
n’en sortent pas indemnes non plus. Pierre Mendès-France déclarait qu’ « Aucun régime n’a plus fait
pour la démobilisation du citoyen que la Vème République »45
– un constat apparaissant plusieurs
décennies plus tard comme prophétique. Le régime de 1958 a eu le mérite d’apporter la stabilité et la
continuité dont la France avait besoin, il « a su rester debout, comme un donjon au milieu d’un champ
de ruines », pour reprendre les mots de Claude Bartolone46
. Or, les temps ont changé, et ce qui
43
ibid 39, p. 30 44
ibid 39, p. 30 45
Jean-Luc Mélenchon, La VIème République, pour la refondation républicaine de la France, Quelle VIème République ?,
Le temps des cerises, 2007 46
ibid 39, p. 13
La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle
21
contribuait autrefois à son succès entraîne aujourd’hui sa chute. « Il est quand même incroyable que la
France, qui, avec Montesquieu, est le pays ayant inventé la séparation des pouvoirs, soit à ce point
dans la confusion des pouvoirs : un président qui décide tout seul de sujets graves concernant
l’ensemble des citoyens ; un Parlement qui délibère peu et qui est subordonné de fait au pouvoir
exécutif ; … »47
. C’est ainsi que Pouria Amirshahi dresse le portrait de ce régime en pleine crise. Un
portrait auquel on pourrait aisément rajouter d’autres aspects : des médias sous influence et ne
répondant pas à leur devoir de neutralité, de pluralisme et d’indépendance ; une citoyenneté reniée et
aux pouvoirs confisqués ; la dérive d’élites politiques irresponsables aux principes déontologiques
flexibles ; des partis politiques en perte de sens et de légitimité ; … Notre régime, véritable monarchie
républicaine, ne paraît plus être un cadre propice à la prise en charge des attentes des citoyens.
La Constitution, entendue comme le texte régissant les droits et libertés des citoyens, la
séparation des pouvoirs publics, ainsi que le fonctionnement des institutions composant l’Etat, ne
semble donc plus remplir son rôle aujourd’hui. Il convient alors de citer l’article 16 de la Déclaration
des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 : « Toute Société dans laquelle la garantie des droits
n’est pas assurée, ni la séparation des pouvoirs déterminée, n’a point de Constitution ». Ainsi, si une
séparation plus ou moins floue existe dans la loi fondamentale de 1958, dans les faits, nous observons
une véritable confusion des pouvoirs et une toute puissance du pouvoir exécutif au détriment des
pouvoirs législatif et judicaire. Les vingt-quatre révisions constitutionnelles opérées depuis 1958 n’ont
pas remis en cause ce partage défectueux des pouvoirs publics au point d’en substituer une nouvelle
organisation véritablement démocratique. J’ai l’intime conviction que la réflexion sur le numéro de
Constitution, à savoir un maintien de la Vème ou un passage à la VIème République, masque la
nécessité de repenser le cœur de la Constitution. Le choix du numéro n’est qu’un symbole, et j’estime
que les citoyens ont montré qu’ils exigeaient des changements réels et qu’ils n’accordaient plus autant
de crédit à la symbolique. Cependant, la question du changement de régime, du changement de
Constitution, se pose inexorablement. Il ne faut donc pas le dénigrer car c’est sans doute par ce biais
que s’effectuera le renouveau démocratique. Des institutions à bout de souffle, un véritablement
épuisement démocratique, une frontière gauche/droite de plus en plus poreuse, un peuple résigné ou
révolté, les extrêmes aux portes du pouvoir… si le constat ne « doit pas aboutir à l’idée qu’il y aurait
un âge d’or de la République à jamais disparu », selon Michel Winock48
, il paraît tout de même
indispensable d’organiser une véritable refonte constitutionnelle et, ainsi, de se donner les moyens de
sortir de cette crise démocratique sans fin.
47
ibid 34 48
ibid 39, p. 39
La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle
22
Lorsque Slavoj Zizek déclarait, à l’attention d’Occupy Wall Street, « ne tombez pas amoureux
de vous-mêmes : souvenez-vous que notre principal message est de penser des alternatives »49
, il
avertissait les manifestants que la tâche serait rude, qu’à trop vouloir débattre ils oublieraient d’agir
véritablement, et que là résidait l’essentiel : l’action. A l’heure où j’écris ses lignes, Nuit debout est
encore jeune, le temps est encore à la discussion, mais viendra le temps, je l’espère, où le mouvement
se transformera en une vraie alternative politique pour mettre en place des réformes d’ampleur
réorganisant le partage des pouvoirs (citoyens, législatifs, exécutifs, judiciaires et médiatiques) au sein
d’un régime véritablement démocratique. Plaçant mon espoir en Nuit debout, une peur demeure en
moi : peur que la déception s’empare de moi, peur que le mouvement s’essouffle, peur que ces
avancées démocratiques ne voient pas le jour, peur que le conservatisme gagne une nouvelle fois la
partie. Citoyen engagé, à la fois véritablement passionné par la figure de l’homme politique, mais
aussi profondément frustré par cet ultra-présidentialisme, par ce parlementarisme étouffé, par cette
homogénéité médiatique en faveur de la pensée unique, par ces inégalités politiques dont la grande
majorité des Français est victime, je désire participer à ce mouvement de remise en question du
système politique français actuel, par le biais de ces quelques lignes, à travers desquelles, je
développerai ma réflexion et les réformes constitutionnelles que je prône pour enfin présenter un
projet alternatif à la Vème République actuelle. Il ne s’agit pas là de limiter ma réflexion au champ des
possibles, mais plutôt d’imaginer le meilleur système démocratique pour répondre à la crise
démocratique que connaît la France et dans le but de redonner aux gouvernants les capacités d’agir sur
le réel. Ne cherchant pas l’exhaustivité, j’ai estimé qu’il serait plus habile de traiter les domaines qui
renferment les contentieux démocratiques les plus importants, ceux-là même qui nécessitent d’être
repensés entièrement. Il sera important, par conséquent, de dresser le bilan de la Vème République, un
régime à la dérive né il y a près de soixante ans mais susceptible de mourir d’ici peu (I), après quoi il
conviendra d’en présenter une alternative. Cela passera, tout d’abord, par la critique du monarque
républicain et la nécessaire réorganisation du pouvoir exécutif (II). L’évolution de la figure du député
et la renaissance d’un Parlement comme véritable acteur indépendant de la vie politique française
seront présentées ensuite (III). Viendra, ensuite, le moment de réinterroger le fonctionnement et
l’organisation du Conseil constitutionnel, en vue d’une transformation en une réelle « Cour
constitutionnelle » moderne et démocratique. Aussi, il sera indispensable de traiter la question des
médias au vu de la place qu’ils occupent désormais dans la vie politique pour en démocratiser le
fonctionnement. Acteur oublié, comme nous l’avons vu dans ce propos liminaire, le citoyen fera enfin
l’objet d’une large réflexion quant à sa place et aux pouvoirs dont il doit bénéficier pour se
réapproprier la démocratie française et y jouer un rôle central (IV).
49
Lena Bjurström et Vanina Delmas, Sur les pavé, des idées, Politis n°1400, 21 avril 2016, p. 22
La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle
23
Chapitre premier – Changer la Constitution ou changer
de Constitution : un faux débat ?
« La République a revêtu des formes diverses au cours de ses règnes successifs. Cependant, le
régime comportait des vices de fonctionnement qui avaient pu sembler supportables à une époque
assez statique, mais qui n’étaient plus compatibles avec les mouvements humains, les changements
économiques, les périls extérieurs, qui précédaient la Seconde Guerre mondiale. Faute qu’on y eût
remédié, les évènements terribles de 1940 emportèrent tout. Mais quand, le 18 juin, commença le
combat pour la libération de la France, il fut aussitôt proclamé que la République à refaire serait une
République nouvelle. On sait ce qu’il advint de ces espoirs. On sait qu’une fois le péril passé tout fut
livré et confondu à la discrétion des partis. A force d’inconsistance et d’instabilité et quelles que
pussent être les intentions, souvent la valeur des hommes, le régime se trouva privé de l’autorité
intérieure et de l’assurance extérieure sans lesquelles il ne pouvait agir »50
. Charles de Gaulle justifia,
en ces termes, la nécessité d’instaurer un nouveau régime, au sortir de la « crise des généraux ». Ce
nouveau régime, cette nouvelle Constitution, la cinquième du nom qu’il appelait de ses vœux, fut
présentée aux Français le 4 septembre 1958, avant de leur être soumise par référendum.
Au cours de ce discours, qu’il prononça sur la place de la République, il avança les principes
fondamentaux de ce nouveau régime consacrant, d’une part, le pouvoir exécutif, et plus précisément le
Président de la République, comme acteur central de la nouvelle organisation institutionnelle du pays,
et, d’autre part, l’abaissement consécutif d’un pouvoir législatif discipliné. A l’endroit même où,
aujourd’hui, des milliers de citoyens prônent l’avènement d’une nouvelle façon de penser la politique
50
Charles de Gaulle, Discours du 4 septembre 1958, Place de la République, Paris
La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle
24
et la démocratie et, remettent en cause, par là même, l’agencement des pouvoirs publics hérité de la
pensée de Charles de Gaulle, ce dernier présentait son projet de Constitution soixante ans plus tôt :
« Bref, la nation française refleurira ou périra suivant que l’Etat aura ou n’aura pas assez de force,
de constance, de prestige, pour la conduire là où elle doit aller. Qu’il existe, au-dessus des luttes
politiques, un arbitre national, élu par les citoyens qui détiennent un mandat public, chargé d’assurer
le fonctionnement régulier des institutions, ayant le droit de recourir au jugement du peuple
souverain, répondant en cas d’extrême péril, de l’indépendance, de l’honneur, de l’intégrité de la
France et du salut de la République. Qu’il existe un Parlement destiné à représenter la volonté
politique de la nation, à voter les lois, à contrôler l’exécutif, sans prétendre sortir de son rôle. Telle
est la structure équilibrée que doit revêtir le pouvoir »51
. En quelques mots, De Gaulle parvint à
dissimuler, derrière un discours de façade implicite mais pour le moins rassembleur, sa véritable
intention de voir fleurir un régime politique sous domination présidentielle.
Pour les gaullistes, fervents défenseurs de la Vème République, de 1958 à aujourd’hui, ce
régime politique a ancré la France dans la catégorie des démocraties modernes. Cependant, la
Constitution de 1958 fut critiquée, quand il ne s’agissait encore que d’un projet, par des
parlementaristes convaincus, à l’instar de Pierre Mendès-France ou de Paul Raynaud ; des critiques
qui l’ont accompagnée jusqu’à aujourd’hui, obligeant parfois les gouvernants à souscrire aux
nécessaires modifications de la loi fondamentale. De 1960 à 2008, ce sont quelques vingt-quatre
révisions constitutionnelles qui ont été adoptées pour modifier à la marge la Vème République, sans
pour autant porter atteinte à l’essence même du texte de 1958. Il convient donc, dans un premier
temps, de préciser les principes fondamentaux de la Vème République, ne pouvant être modifiés sous
peine de dénaturer l’héritage de De Gaulle, à côté desquels d’autres principes, pour le moins
secondaires, ont fait (et font encore) l’objet d’adaptations aux contextes politique, économique, social
et culturel de la France. Dans un second temps, il s’agira de présenter les fondements des critiques –
insistant sur la nécessité d’apporter des modifications d’ampleur plutôt que de simples ajustements –
auxquelles doivent faire face les fidèles « chiens de garde » du système politique français (au sens de
Paul Nizan). Enfin, dans un troisième temps, le débat Vème/VIème République sera analysé afin d’en
déceler les argumentaires hypocrites d’insiders conservateurs et d’outsiders démagogiques voulant
par-dessus tout préserver le système actuel ou le réformer.
51
ibid 50
La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle
25
La Vème République : le régime politique moderne attendu, au sortir de la guerre ?
Selon Guy Carcassonne, « la Vème République a fait de la France une démocratie
moderne »52
. La démocratie française, jusqu’à 1958, n’était donc que ce régime parlementaire sans
chef ni ligne directrice fixe, tombé dans la dérive d’un pouvoir législatif devenu à la fois trop puissant
mais pas assez responsable pour conduire la politique de la France. Un régime politique que le peuple
ne manqua pas de sanctionner en votant pour le nouveau projet de Constitution présenté par Charles de
Gaulle, avec 79,2% de votes favorables. En effet, « la IVème République n’avait pas su gagner tous
les défis considérables auxquels elle avait été confrontée ; elle avait reproduit les défauts et
l’instabilité qui avaient déjà affaibli la IIIème » déclarait Guy Carcassonne53
. A l’inverse le nouveau
régime présentait des atouts indéniables pour redresser la situation et mettre un terme à l’instabilité qui
définissait le précédent. En apparence, le projet de De Gaulle respectait ainsi cinq bases : le suffrage
universel comme source du pouvoir, la séparation des pouvoirs, la responsabilité du gouvernement
devant le Parlement, l’indépendance du pouvoir judiciaire, ainsi que la prise en compte des peuples
d’Outre-mer. Avec ces quelques principes consensuels, Charles de Gaulle avançait avec certitude et ne
laissait aucunement paraître aux yeux de l’opinion une quelconque dissimulation d’un républicanisme
autoritaire qui ne disait pas son nom. La Vème République fut alors promulguée comme loi
fondamentale le 4 octobre 1958.
Ce nouveau régime fut donc le moyen de rompre définitivement avec ce sentiment de défiance
à l’égard de l’exécutif qui s’était structuré en réaction au Second Empire. Il fut aussi le moyen de
rompre définitivement avec la vision traditionnelle de la démocratie voulant que, d’une part, le peuple
est souverain, d’autre part, que le Parlement représente le peuple, et donc aboutissant au résultat que le
Parlement est souverain. Guy Carcassonne a donc démontré que « comme tout souverain, le Parlement
s’est montré fort, faible, distant, capricieux, ne trouvant réconfort et plaisir que dans le repli sur soi.
Le peuple était tenu à distance. Certes, des élections le consultaient régulièrement, mais il revenait
bien vite aux groupes parlementaires, incapables de se plier aux solidarités d’une coalition, de former
des gouvernements éphémères et beaucoup trop fragiles pour prendre les décisions que commandait
la situation »54
. C’est donc par opposition à ce régime « faible » que Charles de Gaulle a voulu y
substituer un régime « fort » au sens où le pouvoir réel n’était détenu que par une seule personne,
excluant de fait toute délibération, tout compromis, un régime propice aux passages en forces et à une
conduite autoritaire des affaires du pays. Or, Guy Carcassonne ne l’entendait pas ainsi, car il voyait
52
Guy Carcassonne et Marc Guillaume, La Constitution, Points, 28 août 2014, p. 19 53
ibid 52
, p. 19 54
ibid 52
, p. 21-22
La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle
26
dans le nouveau régime le symbole d’une France désormais passée dans la catégorie des démocraties
modernes.
A partir de 1958, le parlementarisme allait se réformer – dans une structure amoindrie – mais
ce ne serait, cette fois-ci, plus l’œuvre de la IVème République. De Gaulle avait, en effet, présenté sa
pensée constitutionnelle, le 16 juin 1946 à Bayeux. Elle reflétait le centralisme de la figure du chef de
l’Etat accepté par le peuple, ainsi qu’une relégation d’un Parlement désormais rationalisé. La Nation
toute entière devait s’incarner dans la personne du chef qui en retour garantirait son unité et sa
grandeur. Si Max Weber distinguait trois idéaux-types de légitimé – la légitimité légale rationnelle
correspondant à l’expression du pouvoir dans une démocratie – il semblerait, en revanche, que les trois
formes de légitimité (charismatique, traditionnelle et légale-rationnelle) s’entrecroisent au cœur du
régime gaulliste. Charismatique, le régime gaulliste l’est par l’adhésion du peuple français à cet
homme providentiel, ce leader représentant la Nation tout entière. L’homme du 18 juin, de Gaulle,
possédait déjà ce charisme, né de la Résistance à l’occupation qu’il avait conduite depuis Londres. Il
n’avait donc pas besoin du facteur électoral pour accroître sa légitimité. Mais c’est au moyen de celui-
ci, qu’il posa les bases du système qui allait cultiver avec le temps ce leadership, et non l’étouffer.
Avec la réforme constitutionnelle de 1962, de Gaulle voulait éviter à des successeurs moins
charismatiques l’obstacle que pouvait représenter le collège des grands électeurs. L’élection du
Président de la République au suffrage universel direct devait donc permettre de développer, garantir
et institutionnaliser, dans le futur, le leadership du chef de l’Etat, qui ne devait en aucun devenir cet
« inaugurateur de chrysanthèmes ». Selon Yves Mény, « en réintroduisant le leadership à la tête de
l’Etat, de Gaulle rompait avec la tradition des deux Républiques précédentes, mais il renouait avec
l’attachement d’une partie de l’opinion pour les hommes forts […]. Le sacre du suffrage universel
donne une aura démocratique à ces leaders petits ou grands, qui gèrent les affaires locales ou
nationales. Mais ce système, républicain dans la forme, démocratique dans ses modalités, est
monarchique dans son essence. La Vème République n’a pas « inventé » cette situation. Elle l’a
simplement porté à son plus haut niveau de perfection institutionnelle »55
.
De Gaulle aura, cependant, commis quelques erreurs, et notamment dans sa volonté de faire du
Président de la République un chef unanimiste. Effectivement, de 1962 à aujourd’hui, aucun chef de
l’Etat n’a fait l’unanimité et s’est davantage révélé comme l’élu d’un peuple français coupé en deux.
Mais c’est en cela qu’Yves Mény loue la légitimité légale-rationnelle de la Vème République en ce
qu’elle instaure des procédures stables, des règles du jeu auxquelles souscrivent le peuple et ses
représentants, permettant en somme la désignation des gouvernants, de manière plus ou moins
consensuelle, certes, mais toujours majoritaire. En effet, l’élection présidentielle s’est rapidement
55
Yves Mény, Le système politique français, Montchrestien, 14 octobre 2008
La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle
27
dotée d’une forte légitimité, car faisant l’objet d’un consensus assez large (à défaut de ne pas faire
l’unanimité totale) pour stabiliser les règles du jeu. Le fait que « tous » les acteurs politiques aient
progressivement souscrit à cette nouvelle règle a permis de la fixer durablement. Yves Mény y ajoute
également que « la légitimité ne découle pas seulement du contenu des règles. Elle dépend aussi de
leur stabilité : il n’est guère de légitimité concevable si les acteurs peuvent modifier à leur guise les
règles du jeu »56
.
L’homme du 18 juin s’est aussi trompé dans sa volonté de libérer la conduite des affaires du
pays de l’emprise des partis. Il s’est avéré que jamais, avant la Vème République, les partis politiques
n’avaient été aussi puissants, aussi stables et aussi influents. Mais Guy Carcassonne a raison de relevé
que, complétée en 1962 par le fait majoritaire, les principes fondamentaux de 1958 « ont fait entrer la
France dans le club, limité mais ouvert, des démocraties modernes. Pour mériter le substantif
démocratie, il faut que soient garantis la liberté et les droits de l’homme, dans le cadre général d’un
système au sein duquel le pouvoir est attribué, à intervalles réguliers, à l’occasion d’élections libres et
disputées. Pour mériter l’adjectif moderne, la démocratie doit réunir trois conditions : les gouvernés
choisissent effectivement les gouvernants ; les gouvernants ont effectivement les moyens de gouverner
et les gouvernants sont effectivement responsables devant les gouvernés »57
. Désormais, à partir de
1962, selon Guy Carcassonne, les parlementaires savent qu’à travers eux c’est avant tout un leader que
le peuple désigne. Par conséquent, les députés ont le devoir de soutenir ce leader et non de restreindre
ses moyens de gouverner. En ce sens, le chef de l’Etat apparaît, cela va de soi, comme le chef de
l’exécutif, mais aussi comme le chef du législatif. Dès lors, le fait majoritaire donne au Président de la
République les moyens nécessaires à la bonne conduite des affaires du pays. D’autant plus que le chef
de l’Etat dispose, à partir de 1958, du moyen de faire appel directement au peuple par la voie
référendaire. La Vème République se dote, par là même, d’une légitimité traditionnelle, renouant avec
la tradition plébiscitaire des Premier et Second Empire. « Grâce au « dialogue » direct qu’il instaure
entre le chef de l’Etat et l’électorat et par-dessus la tête du Parlement et des partis »58
, le référendum
devient un véritable instrument de gouvernement, déclare Yves Mény. Guy Carcassonne conclut donc
ainsi : « Indubitablement, la France présente simultanément les trois critères de la démocratie
moderne. Elle y a accédé dans le cadre des institutions nées de 1958. La France avait trouvé son
régime légitime avec la République. Elle a trouvé son régime efficace avec la Vème du nom »59
.
Mais qu’est-ce qui dans le temps a permis le succès de la Vème République ? Yves Mény
l’explique par trois facteurs : politique, institutionnel et économique.
56
ibid 55 57
ibid 52
, p. 23 58
ibid 55 59
ibid 52
, p. 29
La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle
28
Premièrement, la Vème République a été un succès politique dès son avènement, car son
fondateur, Charles de Gaulle connaissait une très forte popularité. Dès lors, le nouveau régime, basé
sur la toute puissance du chef de l’Etat, s’enracina aisément dans la société française. La légitimité du
Président de la République, issue de son élection au suffrage universel direct, était par ailleurs vérifiée
ou sanctionnée au cours des diverses consultations du peuple (consultations électorales ou
référendaires). Toutefois, la population française se montra, pour partie, rétive sur cet « exercice
solitaire du pouvoir »60
, comme l’a décrit Valéry Giscard d’Estaing en 1967, mais son attachement à la
Vème République n’a jamais véritablement cessé. Ainsi, si les critiques n’ont pas épargné les titulaires
du poste suprême, le peuple français a rapidement fait une distinction entre la personne et l’institution
à laquelle l’adhésion populaire fut massive. Par exemple, en 1965, les Français se sont facilement
adaptés au nouveau processus de désignation du Président de la République, tout en mettant Charles
de Gaulle en ballotage face à François Mitterrand. Cette surprise fut alors comprise comme un
message, et plus précisément un avertissement à l’encontre de l’homme du 18 juin. Quatre ans plus
tard, lorsque les Français ont rejeté la réforme constitutionnelle par voie référendaire, de Gaulle
démissionna, alors que rien ne l’y obligeait. Il aurait dû se soumettre et non se démettre. L’intéressé en
décida autrement. Pour lui cette défaite est particulièrement amère, mais c’est aussi – en quelque sorte
– sa victoire. En effet, malgré sa démission, l’héritage qu’il légua à ses successeurs pesa si lourd que
leur marge de manœuvre fut bien mince. De Gaulle, de par cet héritage, a ainsi transformé son plus
grand adversaire, François Mitterrand, en le convertissant aux institutions de la Vème République,
qu’il assimilait pourtant en 1964 à un « coup d’Etat permanent »61
, mais qu’il ne manqua pas de
conserver. Il ira jusqu’à déclarer, en 1981, que « ces institutions n’étaient pas faites à [son] intention,
mais elles sont bien faites pour [lui] »62
. Yves Mény conclut à cet égard que « ce qui aurait pu n’être
qu’un régime sur mesure, mais temporaire, est devenu patrimoine de tous »63
, la pratique gaulliste de
la Vème République s’étant transmis à chaque locataire du Palais de l’Elysée.
Deuxièmement, le succès de la Vème République a été d’ordre institutionnel, car ce nouveau
régime a bénéficié d’un sentiment de rupture avec le passé, partagé par les experts, juristes et
politistes. En soulignant que le nouveau régime se présentait comme un antidote à l’instabilité et aux
faiblesses des deux Républiques précédentes, les gaullistes ont gagné la bataille idéologique contre les
fervents défenseurs de la tradition républicaine – ou plutôt le sort de cette bataille a été imposé aux
perdants, assimilés à des juristes « ringards » quand les gaullistes, eux, se qualifiaient de
« modernistes ». Ce débat entre partisans et adversaires de la Vème République monta en puissance
60
ibid 55 61
François Mitterrand, Le coup d’Etat permanent, Le goût des idées, 30 septembre 2010 62
ibid 55 63
ibid 55
La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle
29
tout au long de la décennie de Gaulle. En effet, plus que l’organisation des pouvoirs héritée de 1958,
ce sont les évolutions prônées par de Gaulle que les « traditionnalistes » critiquent, à l’instar de la
révision de 1962 sur l’élection du Président de la République au suffrage universel. Selon Yves Mény,
« ce n’est plus seulement le texte de 1958 qui fait problème. C’est aussi la pratique gaullienne […] de
la loi fondamentale. La Constitution de 1958, loin d’être une belle construction harmonieuse, […] se
révèle plaine de mystères et d’incertitudes, de contradictions et d’imprécisions, de déséquilibres et
d’illusions d’optique »64
. Ainsi, par ces imprécisions, la loi fondamentale laisse au détenteur du
pouvoir exécutif une immense marge de manœuvre dans l’appréciation de ses prérogatives. Mais cette
souplesse se révèle être, en retour, une force, un atout, pour la vie et la durée du régime, en octroyant
aux différents acteurs politiques un « espace pour se mouvoir et s’adapter »65
. En effet, il convient de
noter que les constitutions connaissant la plus grande longévité sont pleines de contradictions et
d’imprécisions. L’exemple illustrant parfaitement cela n’est autre que la constitution des Etats Unis :
d’une part, une construction juridique pour le moins imparfaite, mais d’autre part, d’une solidité sans
égale. « La réussite de la Vème République tient à ce qu’elle est constituée d’une succession de
compromis, d’un mélange de recettes peu harmonieuses mais efficaces, de pratiques conventionnelles
qui complètent les brefs 92 articles initiaux. […] C’est parce que la Constitution de 1958 est
fondamentalement ambiguë dans son texte, plurielle dans ses lectures, évolutive dans son
interprétation qu’elle a pu s’adapter à des contraintes changeantes », ajoute Yves Mény66
. En effet, si
la Constitution doit réguler le domaine politique pour ne pas tomber dans une jungle sans foi ni loi, la
vie politique doit cependant bénéficier d’une certaine autonomie. Une Constitution doit vivre, évoluer,
s’adapter à un contexte politique, économique et international qui évolue considérablement. Au
contact de ces évolutions, Michel Debré voulait faire de ce « Monarque Républicain » le lien entre le
pacte social passé, le présent qui nécessite une prise de décision rapide et puissante, ainsi que les
revendications et les besoins des générations futures.
Enfin, troisièmement, la Vème République a bénéficié, durant ces quinze premières années,
d’un développement économique sans précédent : les Trente glorieuses. Les dirigeants de la IVème
République ont créé un contexte propice aux évolutions économiques (la signature du Traité de Rome
en 1957 avec les cinq partenaires d’Europe occidental ; les politiques d’aménagement du territoire ; les
instruments du développement économique, …) sans avoir pu bénéficier de ce triomphe : une
croissance économique supérieure à 5% par an, l’amélioration considérable des conditions et des
niveaux de vie, la transformation des structure économiques et sociales… Mais, fragilisée
politiquement par l’instabilité ministérielle et les guerres coloniales, affaiblie par la concurrence du
64
ibid 55 65
ibid 55 66
ibid 55
La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle
30
Parti communiste à gauche et des populistes à droite, les fondements de la IVème République se sont
effondrés sans que ses dirigeants ne puissent bénéficier de cette conjoncture économique unique. Dès
lors, les débuts de la Vème République sont inéluctablement liés, dans l’esprit républicain, à la
croissance des Trente glorieuses et à la prospérité de la population française. Yves Mény en conclut
alors que les institutions de la Vème République « étaient acceptées, enracinées et le peuple de
gauche comme la droite profonde avaient fait leurs un système qui, tout en assurant les libertés
politiques et l’efficacité gouvernementale, était associé à la période la plus intense de transformation
sociale et de prospérité économique que la France ait jamais connue »67
. Cependant, il est aisé de
remarquer que ce système politique a subi continuellement des critiques depuis 1958, et force est de
constater que ce système s’est peu à peu grippé et que ces critiques se sont nettement amplifiées dans
la France du XXIème siècle.
La Vème République : ce système politique archaïque et non-démocratique ?
Notre système politique est en train de se décomposer et ce de manière presque irréversible.
La raison principale provient de cette contradiction constante entre ce que les hommes politiques
affirment et le ressenti effectif des citoyens. La démocratie dans un tel régime politique serait, à cet
égard, réellement perdue. Pire, selon certains points de vue, notre pays ne serait même plus une
démocratie – du moins pas comme l’entendent les citoyens ainsi que la théorie classique –, alors que
de Gaulle vantait le mérite de la Vème République en matière de restauration du lien démocratique,
suite à la confiscation du pouvoir politique par le régime des partis rendant impuissante et incapable la
parole publique (et avec elle la IVème République). Si par son article 2, le texte de 1958 proclamait,
en citant Abraham Lincoln, « le gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple » – prônant
ainsi un lien direct établi entre le Président de la République et les citoyens, au-dessus de tous
pouvoirs – il a rapidement dévié vers le gouvernement d’une seule personne, sans le peuple et même
contre lui.
Plusieurs symptômes, plusieurs évènements sont, en effet, démonstratifs de cette agonie de la
démocratie française. C’est le cas, par exemple, de la dissolution de l’Assemblée nationale par Jacques
Chirac, en 1997. A cette occasion, le Président en exercice recherchait, par le biais des suffrages
exprimés par les Français, une adhésion massive à son message, lui permettant de bénéficier d’une
majorité plus large et, partant, de la puissance nécessaire à son action. Il dût se contenter d’un scénario
inverse, les électeurs montrant leur désaveu à l’égard du chef de l’Etat en désignant une majorité
parlementaire contraire à la majorité présidentielle. Certes, le chef de l’Etat dut s’accommoder de cinq
ans de cohabitation, mais jamais il ne songea à démissionner et donc à laisser sa place (car étant
67
ibid 55
La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle
31
intouchable). Arnaud Montebourg et Bastien François s’interrogent alors : « Existe-t-il, de par le
monde, une autre démocratie où le chef réel de l’exécutif, battu lors d’un scrutin national qu’il a [lui-
même] sollicité, non seulement ne quitte pas le pouvoir mais reste avec la complicité de tous ? »68
.
Certainement pas. Un deuxième symptôme, peut être le plus marquant pour la mémoire collective, est
celui du premier tour de l’élection présidentielle du 21 avril 2002. A cette date, 14 millions d’électeurs
ont préféré s’abstenir et 6 millions ont choisi Jean-Marie Le Pen. Au total, moins de la moitié des
électeurs ont voté pour les deux représentants des partis de gouvernement, d’autant plus que le
Président de la République a été désigné par un Français sur dix. Au second tour, le vote massif pour
Jacques Chirac (transformant un instant la République française en république bananière) a été
compris comme une adhésion à l’idéologie libérale qu’il accompagnait, alors qu’il ne s’agissait là que
d’un vote de barrage au Front national. Cette usurpation a eut pour conséquence de soulever la
contestation sociale contre la politique libérale du gouvernement, dès l’année suivante. En outre,
prolongeant la résistance sociale dans les urnes, les électeurs ont pu, à plusieurs reprises (élections
cantonales, régionales et européennes), signifier au gouvernement leur désaccord profond à l’encontre
de son action, sans que cela n’ait d’effets sur sa ligne politique. Il y eut aussi le référendum européen
du 29 mai 2005, auquel les partis de gouvernement se sont livrés en faveur du « Oui ». Au lieu de
reconnaître sa défaite et d’entendre enfin la voix du peuple, la classe dirigeante du pays stigmatisa le
vote négatif du référendum par le simple argument que le choix de 15 millions d’électeurs auraient été
abusés par un soi disant appel « populiste » et anti-européen des partis extrêmes. Alors que les
Français ont rejeté le projet de constitution européenne, le gouvernement français et les institutions
européennes ont opté pour un passage en force anti-démocratique en réintégrant les mêmes principes
dans un traité pour lequel la volonté des citoyens fut réduite au silence. Aujourd’hui encore, des
symptômes nouveaux apparaissent à l’instar de la candidature de Nicolas Sarkozy à l’élection
présidentielle de 2017. La République française est, en effet, le seul système politique du monde (du
moins, dans le cercle des démocraties modernes) dans lequel un Président sortant, ayant subi le
désaveu des citoyens lors de sa tentative de réélection, se représente devant le peuple, cinq ans plus
tard, pour briguer un nouveau mandat. Où est donc ce lien entre l’expression citoyenne par le vote et
l’exercice effectif du pouvoir, ce lien indispensable à un système politique véritablement
démocratique ?
Comment comprendre cette disparition progressive de la démocratie française ? Il y a tout
d’abord l’irresponsabilité politique dont bénéficient les décisions présidentielles prises au nom des
Français. Ainsi, selon Arnaud Montebourg et Bastien François : « Voilà un dirigeant politique qui
prend des décisions mais qui n’en répond jamais. Il n’en répond pas devant le Parlement qui ne peut
68
Arnaud Montebourg et Bastien François, La Constitution de la 6ème République – Réconcilier les Français avec la
démocratie, Odile Jacob, 15 septembre 2005
La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle
32
le questionner ; il n’en répond pas devant les citoyens qui n’accèdent pas à lui et ne peuvent le
contrôler ; il n’en répond pas davantage devant la justice à qui il refuse même son simple témoignage.
Il n’en répond que devant sa conscience, le cercle étroit de ses courtisans ou de sa famille, quelques
journalistes choisis pour leur esprit de révérence »69
. Cette irresponsabilité politique du chef de l’Etat
est progressivement devenue un principe se diffusant à l’ensemble de l’appareil d’Etat. A cela s’ajoute
la substitution de la délibération démocratique par la décision du chef de l’Etat sur les grands choix
politiques. La notion de débat a disparu, elle est complètement extérieure au système politique
français. « Il n’y a plus que les victoires des uns sur les autres par la force, précisément parce que le
Parlement enchaîné n’est plus que la chambre d’enregistrement des volontés d’un pouvoir exécutif
surpuissant et, en fait sinon en droit, irresponsable » (Arnaud Montebourg et Bastien François)70
. La
démocratie est, aujourd’hui, en grand danger. Le système politique français ne permet pas aux citoyens
de faire entendre leur voix, d’être réellement représentés. Ils en ont conscience et le montrent en
s’abstenant aux différentes échéances électorales ou en votant pour l’extrême droite. Ils en ont
conscience, tandis que les partis de gouvernement ont l’intime intuition que ces phénomènes ne sont
que passagers et reflètent, sinon un abus populiste des électeurs qu’il faut raisonner, du moins un
affaiblissement de l’esprit civique des citoyens qu’il faut redynamiser, mais en aucun cas une critique
massive du système politique qu’il est nécessaire de prendre en compte.
Guy Carcassonne, s’il a toujours défendu la Vème République, notamment pour avoir ancré la
France dans le rang des démocraties modernes (comme nous l’avons vu précédemment), ne manque
toutefois pas de lucidité sur la capacité du régime actuel à gagner en démocratie et en modernité. En
effet, il estime que les nombreux privilèges offerts au pouvoir exécutif pour assurer sa stabilité et son
pouvoir d’action, ainsi que le fait majoritaire, ont engendré des excès. En témoigne sa virulente mise
en garde d’une trop forte domination du Président de la République sur le Parlement : « Une
revendication de la majorité, contre le vœu de l’exécutif, cessait vite d’être un désaccord qu’il fallait
régler, pour devenir une rébellion qu’il fallait mater. […] Fort de ces moyens, le gouvernement avait
pris l’habitude de se croire détenteur du monopole de la raison et de l’intérêt général. Et comme il ne
trouvait pas en face de lui suffisamment de députés, suffisamment mobilisés, suffisamment longtemps,
pour résister à ses décisions, il les imposait quoi qu’il arrivât »71
. Ce phénomène d’écrasement des
révoltes internes à la majoritaire parlementaire, par la discipline de parti, se révèle être
particulièrement d’actualité au vu de l’utilisation systématique du troisième alinéa de l’article 49 de la
Constitution lors du quinquennat de François Hollande, dans le but de court-circuiter ce que l’on
appelle les « frondeurs ». Ainsi, le présidentialisme, aux allures césaro-bonapartistes, cette mystique
69
ibid 68 70
ibid 68 71
ibid 52
, p. 30-31
La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle
33
de l’homme providentiel, cette image tronquée du père de la nation, le paternalisme maladif de la
Vème République a provoqué, d’une part, une infantilisation et une dépossession des droits politiques
des citoyens, et d’autre part, une subordination extrême de la majorité parlementaire au bon vouloir du
prince.
Cette domination de l’exécutif s’est amplifiée à l’occasion de la réforme constitutionnelle de
septembre 2000 consacrant le quinquennat présidentiel et l’inversion du calendrier électoral. En effet,
au vu d’une telle domination, les constitutionnalistes se demandent même encore comment dénommer
le régime politique en place : à la fois parlementaire, car le gouvernement peut être renversé par le
Parlement et le vote d’une motion de censure, et à la fois présidentiel, car le Président de la
République est élu au suffrage universel, dirige le pouvoir exécutif et détient le droit de dissolution de
l’Assemblée nationale. Cependant, si Maurice Duverger a pu en conclure qu’il s’agirait en fait d’un
régime « semi-présidentiel »72
, il n’en est rien. En effet, le régime politique français ne ressemble
aucunement aux autres régimes semi-présidentiels (à l’instar de l’Autriche, du Portugal, de la Finlande
ou de l’Irlande) dans lesquels le Président de la République ne détient pas de rôle politique majeur. Ici
réside une première exception française. En outre, dans toutes les démocraties modernes, « une seule
élection fait le gouvernement du pays. En Europe, il s’agit de l’élection du Parlement. […] Le
gouvernement et son chef découlent de la majorité parlementaire. Parfois, il y a deux élections
directes, celle du Parlement et celle du Président de la République, mais cette dernière est sans
conséquence sur le gouvernement. La France est donc le seul pays qui connaisse deux élections
gouvernementales » argumente Olivier Duhamel73
. La déconnection dans le temps de ces deux
élections décisives a entraîné le phénomène de la cohabitation à plusieurs reprises, avec tous les effets
pervers qui en découlent. C’est d’ailleurs ce qui a justifié la mise en place du quinquennat et de
l’alignement du mandat présidentiel sur le mandat législatif, de sorte que la France réduise une de ces
deux exceptions. Cependant, l’autre, à savoir la domination sans partage de la vie politique par le
Président de la République, demeure et devient de plus en plus un cancer pour notre démocratie. A
l’occasion du passage du septennat au quinquennat, et comme le relève Raquel Garrido, « le
Parlement a, dans la pratique, abandonné les dernières prérogatives qui lui restaient. Son droit
d’amendement ? Il confine au simulacre. Quand à l’ordre du jour des assemblées, il demeure […]
largement corseté par les choix d’un gouvernement qu’il ne contrôle ni même n’influence. L’article
49-3 de la Constitution réduit littéralement les représentants de la nation au silence intégral »74
.
72
Olivier Duhamel, Vive la VIème République !, Seuil, juin 2002, p. 80 73
ibid 72, p. 80-81
74 Raquel Garrido, Guide citoyen de la 6ème République – Pourquoi et comment en finir avec la monarchie présidentielle ?,
Fayard, 7 octobre 2015, p. 14
La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle
34
Dès lors, le Président de la République apparaît tout puissant pour faire ce qu’il veut, mais
certainement pas ce qu’il a promis aux Français avant que ces derniers, pris par l’émotion, lui
donnèrent les clés du Palais de l’Elysée. Par son vote, le citoyen fait un chèque en blanc au chef de
l’Etat et n’a pas les moyens d’influer sur sa décision, d’où la forte ressemblance des politiques mises
en œuvres malgré les alternances et malgré des propositions de campagnes fortement éloignées. Dans
les faits, les politiques économiques des deux derniers Présidents de la République sont sensiblement
identiques. Mais pourquoi tant de promesses de campagne avant l’expression de la volonté populaire
dans les urnes, pour ensuite gouverner sans obstacles, et surtout sans la volonté populaire ? François
Hollande n’aurait sans doute pas été élu s’il n’avait pas promis de renégocier le traité « Merkozy », ce
qu’il ne fit évidement pas. Ce même François Hollande après avoir défendu la retraite à 60 ans contre
Nicolas Sarkozy, fit marche arrière. Comme Nicolas Sarkozy l’avait fait pour Gandrange, François
Hollande s’est engagé à sauver Florange, mais n’a rien fait pour cela. François Hollande a fortement
critiqué la volonté de Nicolas Sarkozy d’augmenter la TVA pour ensuite la faire passer à 20% une fois
arrivé au pouvoir. « Quand les reniements se mêlent au mensonge, emblème d’un régime à la fois
autoritaire et tristement baroque, comment s’étonner du discrédit dont souffre la parole politique ? »
s’interroge alors Raquel Garrido avant de poursuivre en déclarant que « la Vème République ne
parvient plus ni à capter l’expression politique de la majorité des citoyens ni à stimuler l’engagement
du peuple dans les affaires de la cité »75
.
Arnaud Montebourg et Bastien François ajoutent, quant à eux, que, si « la Vème République a
rendu des services indéniables à la France, [ce fut] au prix de sa démocratie. […] Toutes ces
décisions ont certes correspondu aux nécessités de leur temps ; elles ont produit leurs effets
bénéfiques. Mais, aujourd’hui, parce qu’elles ont été prises sans le peuple, et parfois contre lui, elles
sont les causes de l’affaiblissement politique de la Vème République »76
. A titre d’exemple, certes la
Vème République a sorti la France de la crise coloniale, mais cette histoire coloniale n’est encore pas
digérée aujourd’hui, parce que les tabous et l’oubli ont gagné face à une délibération politique
approfondie pourtant indispensable. Dès lors, les politiques d’intégration se sont soldées par de
cuisants échecs ; les dirigeants politiques, à défaut d’honorer leurs promesses, se sont toujours résolus
à ne pas entreprendre de réforme constitutionnelle sur le droit de vote des étrangers aux élections
locales. Ce faisant, tout cela participe au creusement du gouffre existant entre la Vème République et
une grande partie des citoyens issus des anciennes colonies françaises. Sur le même ton autoritaire, les
gouvernements de la Vème République ont participé à la construction européenne sans inviter les
citoyens à la décision, et donc en imposant des choix technocratiques dépourvus de délibération
politique. « Construire l’Europe sans qu’à aucun moment ne soit vérifiée la confiance de la Nation
75
ibid 74, p. 20-21 76
ibid 68
La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle
35
dans ce projet, sans que le débat politique n’ait pu s’installer sur des choix qui ont finalement été des
successions de tabous, voilà l’œuvre de la Vème République » déclarent Arnaud Montebourg et
Bastien François77
. Cette substitution du débat publique par son interdiction fut concomitante de
l’impossibilité pour le Parlement de contrôler l’évolution de la construction européenne ainsi que la
décision, libre et autoritaire, des gouvernements. Au regard de son « domaine réservé » en matière
d’actes internationaux, le Président de la République bénéficie d’une irresponsabilité politique totale,
lui permettant de ne jamais rendre de comptes sur ses décisions dont les conséquences, parfois
désastreuses, ne sont connues que trop tard. L’exemple du TAFTA est, à ce titre, particulièrement
saisissant, tant la transparence dans les débats internationaux fut exigée par les citoyens. Si aucune
pression citoyenne n’avait été exercée sur le gouvernement, il aurait sans doute ratifié le traité, y
compris avec tous ses effets néfastes. Arnaud Montebourg et Bastien François concluent alors avec un
propos à la fois lucide et alarmant : « La Vème République a organisé l’alliance d’un monarque avec
des corps technocratiques intermédiaires au profit d’une sorte de dictature éclairée. […] Mais voici
que le monarque n’est plus éclairé, obscurci dans sa moralité, dans sa clairvoyance et pour le moins
dans son génie personnel. Aujourd’hui, la Vème République est mourante de ses excès, de son
autoritarisme, de l’irresponsabilité et de l’impunité politiques qu’elle offre à ses dirigeants devenus
incapables de conduire le pays et d’imposer les solutions qu’ils proposent »78
. Ainsi, depuis plus de
trente ans, les électeurs votent systématiquement contre le pouvoir en place lorsqu’ils en ont
l’occasion, ce qui démontre l’ampleur du rejet pesant sur le système politique français.
Une VIème République : remède miracle contre la crise démocratique ?
Guy Carcassonne en est persuadé : « La Vème République a, plus ou moins brillamment,
triomphé de toutes les épreuves auxquelles l’ont soumise les Français et l’histoire, [et qui] lui ont
donné toutes sortes d’occasions de prouver sa souplesse et ses capacités d’adaptation. […] Que la
Vème République soit critiquable, il n’y a aucun doute. Qu’elle puisse souvent gagner à se réformer,
est une évidence. [...] Mais au moins faut-il constater qu’elle est, aujourd’hui, la dernière structure
encore solide dans un paysage politique par ailleurs dévasté, de sorte que l’urgence de la détruire à
son tour n’apparaît pas certaine »79
. Matthias Fekl80
, lui aussi, partage ce constat de la nécessité de
stabiliser la loi fondamentale dans cette période de crise économique et sociale, y compris compte tenu
des revendications légitimes des Français en matière de modernisation institutionnelle. Cependant,
Guy Carcassonne et Matthias Fekl oublient, à cet égard, un détail : si la Vème République est capable
77
ibid 68 78
ibid 68 79
ibid 52
, p. 34-35 80
Matthias Fekl, Non cumul, modernisation et démocratie, Commentaire n°141, 2013, p. 65
La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle
36
de résoudre cette crise démocratique comme elle a déjà pu le faire par le passé, elle demeure la cause
principale, la source, l’origine même des dysfonctionnements qui ont entraîné cette crise. En effet, si la
Vème République a contribué à régler certains problèmes, elle a surtout concouru à les aggraver. C’est
le serpent qui se mord la queue ! Il serait sage de sortir de cette hypocrisie conservatrice pour enfin
ouvrir les yeux sur la nécessaire réforme constitutionnelle d’ampleur dont la France et les Français ont
besoin.
Une réforme, certes, mais dans quel cadre ? Doit-on avancer vers une énième révision
constitutionnelle de la Vème République ? Ou doit-on, plutôt, envisager une refonte générale du
régime politique par le biais d’un changement de Constitution ? Les avis évoluent et dépendent de
plusieurs éléments – et notamment en fonction des intérêts et des calculs immédiats de chacun – qui
dépassent la plupart du temps le cercle des convictions. C’est ainsi que, après avoir critiqué la
perversion de la démocratie française par le présidentialisme gaulliste, après avoir pointé les travers
d’un régime autoritaire le qualifiant d’un « coup d’Etat permanent », après avoir fustigé la trahison de
De Gaulle lorsqu’il interpréta à sa guise l’article 5 de la Constitution déterminant le rôle d’ « arbitre »
du Président de la République, François Mitterrand y vit ensuite une opportunité exceptionnelle pour
prendre le pouvoir et s’adapter finalement aux institutions de la Vème République qui, en somme, lui
allèrent comme un gant. Il déclara d’ailleurs, en 1995, lorsqu’il quitta le Palais de l’Elysée : « Ces
institutions étaient dangereuses avant moi, elles le resteront après »81
– un propos dans lequel se
croisent lucidité et cynisme car n’ayant pas voulu modifier les fondements d’un système politique,
certes anti-démocratiques, mais dont il a tant profité. « Ainsi évoluent les positions constitutionnelles
des politiques, toujours déterminées par leur distance à l’égard du pouvoir. Plus ils en sont loin, plus
ils sont critiques, et disposés à changer de Constitution. Plus ils s’en approchent, mieux ils voient les
avantages de ce qu’ils décriaient », en conclut Olivier Duhamel82
. En effet, beaucoup de partis
politiques ou de candidats ont prôné, au moins, de grandes réformes de la norme fondamentale ou, au
plus, un changement de Constitution. Cependant aucun n’aura tenté de l’instaurer une fois au pouvoir,
optant, au contraire, pour des aménagements à la marge qui ne modifient en rien l’équilibre
fondamental de la Vème République. Le PS et l’UMP se sont toujours contentés d’aménager le régime
politique – ou d’en faire de simples promesses tombées dans l’oubli – plutôt que de s’attaquer à la
source de cette crise démocratique qui ronge le pays depuis plusieurs décennies. Nous devons nous
résoudre à un constat lucide, et sortir des postures si l’on veut purger le pays de cette crise de
régime qui n’en finit pas et qui désespère les citoyens. La Vème République est arrivée à sa fin, elle
n’est pas morte, comme certains le pensent, mais elle survit par soins palliatifs, ainsi que par la force
de l’idéologie conservatrice diffusée par la classe dirigeante. Tout le contraire de nombreux
81
Olivier Doubre, Une monarchie républicaine, En finir avec la Vème République, Politis n°1318, 11 septembre 2014, p. 7 82
ibid 72, p. 70
La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle
37
constitutionnalistes, ayant longtemps pensé pouvoir sauver la Vème République, pour finalement se
ranger dans le camp des réformistes.
Force est de constater qu’à chaque crise, un front des « raisonnables », un front conservateur,
se forme pour la minimiser, car un changement de Constitution serait profondément dramatique à leurs
yeux. Comme toujours, la Vème République résiste aux crises, ou du moins elle les repousse avant
qu’elles n’éclatent de nouveaux mais toujours avec plus d’ampleur. Les conservateurs défendant bec et
ongles le système politique actuel semblent se retrouver dans trois catégories qui s’entrecroisent. La
première est celle d’une droite qui, ayant intérêt à ce que rien ne change, s’attache tant bien que mal,
par tradition ou réflexe, à l’héritage gaulliste, ainsi qu’à cette sorte de monarchie républicaine. « La
droite gaulliste est philosophiquement bonapartiste ; elle n’imagine pas l’exercice du pouvoir sans
l’existence d’un chef, si possible charismatique » analyse Paul Alliès83
. Ne possédant plus de
Bonaparte, mais plutôt une multitude de petit chefs, « elle s’accroche à ces institutions, bien faites
pour elle ». Ainsi, à l’UMP, et aujourd’hui chez les Républicains (comme il faut à présent les appeler),
la VIème République n’a jamais été un sujet à débattre. Nicolas Sarkozy critique à ce sujet « la
maladie française de changer la constitution tous les cinq matins »84
. Si le Front National, par
l’intermédiaire de Jean-Marie Le Pen a, dans un premier temps, haï de Gaulle et proposé « une VIème
République honnête, nationale, populaire et respectable »85
, à présent, un changement de Constitution
a totalement disparu des projets de sa fille. Selon Jean-Luc Mélenchon, Marine Le Pen « a bien
compris quel pouvoir incroyable elle peut tirer du régime actuel »86
et notamment de l’article 16 de la
Constitution qui autorise une dictature provisoire. Il réside dans cet autoritarisme républicain un réel
point de confluence entre la droite et l’extrême droite françaises. La deuxième catégorie reflète le long
renoncement de la gauche qui, une fois au pouvoir, abandonne sa volonté de réformer le régime
politique en crise, de François Mitterrand à François Hollande, en passant par Lionel Jospin. En effet,
la gauche a toujours préservé ce statu quo, accordant toutefois quelques aménagements afin d’éviter
une quelconque comparaison avec la droite conservatrice. De nombreux rapports pour « refaire la
démocratie » ont été publiés ces dernières années, mais n’ont jamais été suivis d’un passage à l’acte,
réduisant au néant l’intérêt même de ces rapports. Au sujet de la Commission co-présidée par Claude
Bartolone et Michel Winock, ce dernier constata que « le groupe était divisé en trois blocs : pour un
régime présidentiel, pour un régime parlementaire, pour le statu quo. Le groupe de travail a écarté in
83
Paul Alliès et Morgane Bona, La VIème République peut répondre à la crise démocratique qui ronge le pays, Marianne, 12
septembre 2014 84
INA archives, Ils veulent une 6ème République, 11 avril 2013 85
Louis Hausalter, Ils sont pour la VIème République. Oui, mais laquelle ?, Slate, 30 octobre 2014 86
ibid 85
La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle
38
fine les deux premières options. C’est donc le statu quo que le groupe a cherché à améliorer »87
. Bien
évidemment, cette commission ne présentera pas de propositions pour remettre en cause la domination
sans partage du Président de la République, reflétant ainsi ce renoncement d’une partie de la gauche
qui, depuis longtemps, s’est résolue à conserver le statu quo. Enfin, la troisième et dernière catégorie
comprend les défenseurs « naturels » de la Vème République ayant vécu les dérives de la IVème du
nom. Sur ce même raisonnement, la Commission Bartolone-Winock a conclu qu’une VIème
République parlementaire ne serait qu’un retour au régime des partis, à son instabilité
gouvernementale et à son impuissance, entraînant par conséquent l’exigence d’une VIIème
République.
En outre, les conservateurs, parfois à court d’arguments, ont tôt fait de couper court à tout
débat en montrant que les changements de régime ont toujours été consécutifs à des révolutions, des
guerres ou des tentatives de putschs. Cet argument, à l’hypocrisie infinie, oublie néanmoins que la liste
des évènements entraînant un changement de régime peut s’allonger. A-t-on rappelé à Charles de
Gaulle, en 1958, que jamais une tentative de putsch militaire n’avait nécessité un changement de
Constitution ? Certainement pas. Une menace considérable pesait simplement sur la démocratie
française, ce qui suffisait amplement à justifier une réforme constitutionnelle d’ampleur. La tentative
de putsch a donc fait son entrée dans cette liste stérile, ce qui pourrait aussi être le cas de la menace
que représentent le désinvestissement général des citoyens dans la vie démocratique de la France, la
paralysie des institutions dominées par un monarque républicain, la disparition de la démocratie, la
possible prise de pouvoir par l’extrême droite, … autant de symptômes que la France vit aujourd’hui,
autant de conséquences directes de la Vème République, autant de séismes auxquels il convient de
mettre un terme en changeant de Constitution. La VIème République n’est pas un simple slogan. Ce
n’est pas non plus un simple changement de numéro. Contrairement à ce que pensait Guy
Carcassonne, le régime ne s’est pas montré « plus fort que ceux qui le font vivre » et ne les a pas
« pliés à ses règles »88
. L’inverse s’est produit et les politiciens se sont joués de la loi fondamentale, en
élaborant leurs propres normes, construisant ainsi un régime profondément anti-démocratique. Certes,
Guy Carcassonne a raison lorsqu’il déclare qu’ « une bonne Constitution ne peut suffire à faire le
bonheur d’une nation [mais qu’] une mauvaise peut suffire à faire son malheur »89
, cependant, aucun
régime politique n’a fait pire, que la Vème République, en termes de désinvestissement et de
désespérance des citoyens. Nul besoin de beaucoup d’imagination pour comprendre que cette
« mauvaise » constitution est sous nos yeux.
87
Paul Alliès et Bernard Vivien, Commission Bartolone-Winock : ça suffit !, Convention pour la 6ème République, 6 octobre
2015 88
ibid 52
, p. 36 89
ibid 52
, p. 36
La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle
39
Bien sûr, il est tentant de conclure que ce sont les hommes et non l’architecture du système
qu’il faut changer et donc que la VIème République n’est qu’un leurre. Il est évident que la
multiplication des affaires, l’impuissance et les postures des gouvernants, le comportement
inacceptable de certains élus, représentant davantage des intérêts particuliers que l’intérêt général, …
dégradent la vie politique française, et c’est en cela qu’il ne faut pas non plus « charger la Vème
République de tous les maux pour convaincre de la changer », comme le rappelle Paul Alliès.
« Néanmoins, elle est la cause d’une culture de l’irresponsabilité généralisée du sommet de l’Etat […]
jusqu’aux maires des plus petites communes. […] Elle est la cause indirecte d’une disparition de
l’esprit public dès lors que les élus peuvent avoir le sentiment d’être protégés par ses institutions » 90
.
Revenir aux fondamentaux de la Vème République serait déjà un grand pas, cependant, on a déjà
réformé à de nombreuses reprises cette Vème République (24 fois !), et comme le souligne Bastien
François, de manière métaphorique, « aujourd’hui, il ne s’agit plus de faire des mises à jour, mais de
changer de système d’exploitation »91
. Les défenseurs du régime en place ont longtemps tenté de lui
donner une pleine cohérence, cependant, comme beaucoup de constitutionnalistes le pensent, on
accorde continuellement une « dernière » chance, à la Vème République, qu’elle rate
systématiquement. Olivier Duhamel déclare, en ce sens, que la crise démocratique obligera un jour ou
l’autre « à bricoler une énième réforme ou à changer de République. […] A court terme, les optimistes
excessifs ou les aveugles invétérés pourront entretenir l’illusion que tout est réglé. A long terme, cela
me semble quasiment exclu. Ce régime hybride a épuisé ses vertus, qui furent grandes. Cette
décrépitude déborde largement le seul cadre institutionnel. Elle abîme la politique. Elle entretient
l’incivisme et le désenchantement. Elle favorise le relâchement éthique et le populisme qui s’en
nourrit. […] Il est temps d’en finir. Vivement la VIème République »92
. Il réside une certaine urgence
dans la réponse à apporter à cette crise démocratique, et j’estime que la VIème République représente
une chance extraordinaire d’en sortir par le haut. Il s’agit en effet d’un remède à l’impasse dans lequel
s’est engouffré notre régime politique. Selon Paul Alliès, la Vème République porte « les stigmates
d’un ordre vertical, hiérarchique, hyper-centralisé et concentré dans le pouvoir et la personne du
Président. La société d’aujourd’hui, grâce à la révolution cybernétique, est hyper-décentralisée,
surinformée, interactive, bref à l’opposé de cette logique institutionnelle »93
.
***
En somme, il est « raisonnable » de conclure que la Vème République a fait son temps, mais il
faut tout de même louer sa forte capacité de résistance au changement. Cependant, pour reprendre les
90
ibid 83 91
ibid 85 92
ibid 72, p. 117-118 93
ibid 83
La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle
40
mots du doyen Georges Vedel, « Si une Constitution, pacte fondamental, doit être moins facile à
modifier que la législation ordinaire, sa rigidité ne doit pas aller jusqu’à permettre le blocage indéfini
des institutions »94
. Dès lors que la nécessité de changer de Constitution a été démontrée, il convient
de répondre à l’interrogation de Guy Carcassonne : « Une autre République, pourquoi pas ? Mais avec
qui d’autre ? Pour quoi d’autre ? Aussi longtemps que l’on n’aura pas apporté de réponses
convaincantes à ces questions élémentaires et légitimes, il semblera plus sage d’en demeurer à la
Constitution actuelle »95
. De nombreux projets alternatifs voient le jour depuis plus de 40 ans et depuis
que Pierre Mendès France n’a cessé de réclamer une République moderne, réellement démocratique, et
profondément citoyenne, une République qui considère les citoyens comme des êtres intelligents et
capables de s’investir dans la vie de la cité, une République qui permet de construire par l’interaction
des gouvernants et des gouvernés une société respectant, enfin, la devise de la République française :
Liberté, Egalité, Fraternité. Jusqu’à aujourd’hui, plusieurs autres politiciens ont proposé leur projet de
Constitution, à gauche comme à droite. Parmi eux, Arnaud Montebourg a toujours été persuadé que la
VIème République reflèterait le remède à prescrire à la France contre la dérive antidémocratique de la
Vème qui conjugue à la fois autoritarisme et impuissance. Selon lui, une nouvelle Constitution doit
avancer vers plus de démocratie et de délibération afin d’affronter plus efficacement les problèmes que
le pays rencontre. La VIème République apparaît alors comme un « nouvel outil démocratique », la
Nation ne pouvant régler « aucune de ses difficultés si elle continue à différer le moment où elle devra
se réconcilier avec elle-même et sa classe dirigeante, et reconstruire les outils politiques de prise de
décision en commun ». En redécouvrant la séparation des pouvoirs indispensable à l’appellation de
« démocratie », en passant d’un régime ultra-présidentiel à un régime primo-ministériel pour une
meilleure efficacité gouvernementale, en élaborant un nouveau système de responsabilité afin
d’accroître l’exemplarité des gouvernants, en offrant aux citoyens les moyens de jouer un rôle effectif
dans la définition des politiques qui leurs sont appliquées, … la VIème République « tire les leçons
des différentes expériences heureuses et malheureuses de notre histoire politique », rouvre « un
système politique totalement fermé sur lui-même, cadenassé par la structure autoritaire et
démagogique de la Vème République » 96
, restaure la représentation politique et la passion des citoyens
pour les affaires publiques. La VIème République, voilà le régime moderne tant attendu, ce remède
miracle contre la crise démocratique.
94
Paul Alliès, Pourquoi et comment une VIème République, Climats, 17 juin2002, p. 59 95
ibid 52
, p. 35 96
ibid 68
La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle
41
Chapitre deux – Le régime primo-ministériel ou
comment guérir la démocratie des poisons du
présidentialisme
L’extrême droite a dans son ADN une certaine fascination à l’égard de l’autorité, incarnée par
un chef charismatique auquel le peuple délègue sa confiance de manière inconditionnelle. La décision
de ce leader pourrait ainsi échapper à la délibération démocratique, les contre-pouvoirs étant
impuissants et les citoyens spectateurs. Dans cette situation où l’approbation silencieuse du peuple
prime – à l’exception de l’usage de référendums limitant le rôle des citoyens à répondre « oui » ou
« non » aux questionnements du leader – la démocratie décline avant de disparaître, pour laisser place
à l’autoritarisme.
Or, ce régime anti-démocratique basé sur l’autorité du chef de l’Etat dont les pouvoirs sont
sans limites est, à quelques choses près, le portrait de la Vème République. En effet, c’est en créant les
conditions de la toute-puissance du Président de la République et en tenant à distance le peuple, que
De Gaulle a imaginé la Vème République. Il s’agit d’un régime d’extrême concentration des pouvoirs
dans les mains d’une seule personne irresponsable politiquement et pénalement, ce qui a fait dire à de
nombreux observateurs que nous ne sommes pas en démocratie mais plutôt dans une sorte de
« monarchie républicaine ».
Guérir des poisons du présidentialisme paraît une nécessité pour sortir de cette crise
démocratique que connaît la France. Mais par quel moyen ? Certains opteraient pour un régime
présidentiel à l’américaine ce qui, nous le montrerons, entraînera un affaiblissement du pouvoir, tandis
que l’objectif de cette refonte démocratique que je prône, n’est pas un affaiblissement du pouvoir mais
La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle
42
une réorganisation plus démocratique de celui-ci. A l’inverse, il convient de démontrer la pertinence
du modèle démocratique européen, le régime primo-ministériel, permettant de dépasser les
dysfonctionnements de la dyarchie quinto-républicaine et remettant à l’ordre du jour les principes de la
séparation des pouvoirs et de la responsabilité des gouvernants.
Pourquoi doit-on en finir avec la « monarchie républicaine » ?
Guy Carcassonne a toujours soutenu la thèse que la Vème République est un régime
parlementaire, et non pas présidentiel ou semi-présidentiel. La raison ? Juridiquement, dès lors que le
gouvernement est responsable devant l’Assemblée nationale, le régime est qualifié de parlementaire.
Politiquement, la victoire à l’élection présidentielle n’attribue pas réellement le pouvoir. Seule la
victoire à l’élection législative permet de diriger effectivement les affaires du pays. « Si central que
soit le rôle qu’elle joue, l’élection présidentielle n’offre à celui qui la gagne que des possibilités ;
seule la victoire aux élections législatives donne le pouvoir » poursuit Guy Carcassonne. « La
primauté présidentielle est strictement proportionnée au soutien parlementaire »97
. Cependant,
Emmanuelle Mignon, ancienne directrice de cabinet de Nicolas Sarkozy, n’hésite pas à contredire le
constitutionnaliste français. En citant Jean Gicquel qui affirmait que la Vème République était « celle
du Président, comme jadis la IIIème avait été un Sénat et la IVème une Assemblée nationale », elle
rappelle que, dans la constitution de 1958, les pouvoirs du Président de la République sont
« quasiment sans limites »98
. Cette situation, résultant de plusieurs évolutions – l’élection du Président
de la République au suffrage universel direct (ce que de Gaulle appelait « la réforme définitive »99
), le
fait majoritaire, le quinquennat et l’inversion du calendrier électoral –, met ainsi en lumière la
présidentialisation du régime dont les successeurs de De Gaulle ont bénéficié. Dotés d’une légitimité
incomparable, les différents locataires du Palais de l’Elysée ont pu interpréter à leur guise le texte
constitutionnel pour donner un plein effet à leurs prérogatives, reléguant ainsi au second plan les
autres pouvoirs. « Tout se passe en France comme si, du fait de son élection et de ses responsabilités,
le chef de l’Etat n’appartenait plus tout à fait au commun des mortels » déclare alors Yves Mény.
Selon lui, le Président de la République, à l’inverse des autres chefs politiques européens, bénéficie
d’un double privilège. Il jouit, d’une part, de l’irresponsabilité d’un chef d’Etat dans un régime
présidentiel, et d’autre part, de l’éventail des pouvoirs d’un chef de gouvernement dans un régime
parlementaire. « C’est ce cumul ambigu qui lui assure à la fois des pouvoirs propres, une
irresponsabilité politique totale et une capacité de décision et de pression sur les autres organes
constitutionnels » 100
. Par « l’obscure clarté » de son article 5, la constitution de 1958 permet au chef
97
ibid 52
, p. 63 98
Colloque : La Vème République en débat, Amphithéâtre Emile Boutmy, 12 septembre 2008 99
Charles de Gaulle, Mémoires d’espoir, Plon, 17 septembre 1999 100
ibid 55
La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle
43
de l’Etat une large marge de manœuvre quant à l’interprétation du périmètre de ses prérogatives – d’un
simple arbitre jusqu’à un véritable monarque républicain (ce que tous les Présidents de la Vème
République ont bien évidemment choisi). Un texte ambigu, certes, mais reflétant surtout une parfaite
anomalie dans le monde des démocraties modernes. Comme le dit Raquel Garrido, « dans nulle autre
démocratie, de tels pouvoirs sont concentrés entre les mains d’un homme qui n’est responsable devant
aucune autorité politique »101
.
En somme, par son élection au suffrage universel direct, le Président de la République
bénéficie d’une légitimité inégalée, comparée notamment à celle de l’Assemblée nationale qui, si elle
aussi est directement issue de la voix des citoyens, demeure atomisée entre les 577 députés qui la
composent. Le gouvernement, nommé par le chef de l’Etat, se retrouve, lui aussi, subordonné à la
volonté du Président de la République, nourri de cet appui populaire et solennel. En outre, parce que
les partis politiques, tournés vers la conquête du pouvoir présidentiel, s’identifient à un Président
potentiel, ce dernier, une fois élu, sait qu’il pourra compter sur un Parlement discipliné, dévoué et
ratifiant toutes ses décisions. En effet, dès l’instauration du quinquennat, « en 2002, comme en 2007 et
2012, le corps électoral ne s’est déjugé à un mois d’intervalle et a offert à chaque fois en juin une
majorité parlementaire au président qu’il venait d’élire en mai » remarque Laurent Baumel102
. Nicolas
Sarkozy a par conséquent assumé cette hyper-présidentialisation ainsi que la relégation concomitante
de son Premier ministre, François Fillon, au rôle de collaborateur. Malgré une campagne prédisant une
conception plus ouverte et moins autoritaire du pouvoir présidentiel, François Hollande s’est employé
à poursuivre l’œuvre de son prédécesseur, en s’imposant comme le chef absolu et l’arbitre suprême du
pouvoir politique. « Dans ce régime, la famille politique qui gouverne le pays n’est pas un espace
politique avec ses débats et ses contradictions, où le chef devrait imposer par son charisme et sa force
de persuasion sa ligne politique. Elle est une armée structurée par un principe hiérarchique : la
fidélité et l’obéissance à celui que le peuple a adoubé à travers l’élection présidentielle » poursuit
Laurent Baumel103
. Dès lors, dans ces circonstances – lorsque la majorité présidentielle et la majorité
parlementaire sont de la même coloration politique, c’est à dire constamment depuis 2002 –, les
pouvoirs du Président de la République sont illimités.
En fixant l’ordre du jour du Conseil des ministres (qu’il préside par ailleurs), il détermine
l’action gouvernementale, son contenu comme son rythme. Il se réserve la charge de signer les décrets
les plus importants, laissant au Premier ministre ceux de second rang. Il détermine de manière
autoritaire la position du gouvernement sur chaque sujet et inscrit les projets de loi en Conseil des
101
ibid 74, p. 93 102
Laurent Baumel, Quand le Parlement s’éveillera…, Le bord de l’eau, 22 janvier 2015, p. 36 103
ibid 102, p. 40
La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle
44
ministres. Au moyen d’une organisation optimale de son cabinet, le Président de la République est
tenu au courant de tout, donne un avis sur tout, et rend les arbitrages les plus sensibles et les plus
stratégiques. S’il détient le pouvoir de nomination du Premier ministre et des autres membres du
gouvernement, il a aussi la possibilité de mettre fin à leur fonction si toutefois l’envie de l’un d’eux
venait à contredire la vision officielle du gouvernement. En effet, les ministres, y compris le premier
d’entre eux, n’ont de choix qu’entre la subordination et la démission. C’est d’ailleurs ce que Jean-
Pierre Chevènement expliqua avec sa fameuse formule : « Un ministre, ça ferme sa gueule ou ça
démissionne ! »104
; une règle qu’il s’appliqua trois fois et qui s’est imposée dans le cas d’Arnaud
Montebourg. Incarnant pourtant une ligne politique ayant reçu trois fois plus de soutien que celle du
Premier ministre actuel lors de la primaire socialiste de 2011, ce dernier fut mis à pied pour avoir
critiqué l’orientation économique du gouvernement auquel il participait. Selon Laurent Baumel, « Dès
lors qu’il est nommé ministre, ce qui pouvait encore être la veille une relation négociée sur fond de
rapport de forces devient, ipso facto, une relation de subordination, que le statut personnel du
ministre peut atténuer mais en aucun cas, sous ce régime, annuler »105
. L’exemple de Christian Eckert
reflète parfaitement ce devoir de subordination, lorsque, fraichement nommé Secrétaire d’Etat au
Budget, il défendait becs et ongles le CICE face aux frondeurs ; ce même dispositif qu’il critiquait
ouvertement quelques semaines auparavant. De plus, en tant que véritable chef du gouvernement – et,
partant, de la majorité parlementaire – le Président maîtrise le processus législatif et se saisit de tous
les moyens que la Constitution lui offre pour faire exécuter sa volonté. En effet, si la discipline fait
défaut dans l’hémicycle du Palais Bourbon, il dispose d’une série de moyens, représentatifs de ce que
l’on appelle le « parlementarisme rationalisé », et visant à garder la main sur l’élaboration de la loi :
l’utilisation des ordonnances, le contrôle de l’ordre du jour, la procédure de réserve des votes, le
passage en force de l’article 49-3, et, pour finir, l’arme suprême de la dissolution de l’Assemblée
nationale. Cet arsenal d’armes de dissuasion et de musellement du volontarisme des députés permet au
chef de l’Etat de freiner, de manière autoritaire, une contestation gênante de la politique du
gouvernement. Le Président peut aussi, à loisir, demander directement au peuple, en court-circuitant la
représentation nationale, de répondre à une question par la voie référendaire. Dès lors, selon Jean
Gicquel, ne s’étant jamais contenté d’être un arbitre, le Président de la République serait devenu tout à
la fois « chef de l’Etat, chef du gouvernement et chef de la majorité »106
. Bastien François va dans le
même sens en affirmant qu’ « Un Président de la République tout puissant, ayant accaparé l’essentiel
104
ibid 102, p. 43 105
ibid 102, p. 41 106
ibid 39, p. 75
La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle
45
du pouvoir gouvernant, s’appuie sur une majorité parlementaire à sa dévotion, sans contre-pouvoirs à
la mesure de sa puissance »107
.
La Vème République avait pourtant consacré le gouvernement comme une instance collégiale,
un espace de délibération, un collectif aux pouvoirs accrus ayant la charge de déterminer la politique
de la Nation. « Le Premier ministre dirige l’action du gouvernement » précise même le texte
constitutionnel de 1958. En théorie, en effet, il est le chef du gouvernement et conduit la politique du
pays. Le Premier ministre a, certes, une influence considérable sur la politique gouvernementale – cela
va de soi –, mais parce qu’il est sans cesse sous la menace de la révocation, le rapport de force avec le
chef de l’Etat demeure inégal et place le chef du gouvernement en position de subordination. « Dans
ce régime, tout ce qui est réussi l’est grâce au Président de la République. Tout ce qui ne va pas est
imputé au Premier ministre… Mais je ne l’ai compris qu’au bout d’un certain temps » déclarait
Jacques Chaban-Delmas108
, dont l’exemple reflète la métaphore du fusible témoignant de cette
situation de subordination. Dans la pratique, ni le gouvernement, ni le Premier ministre ne déterminent
la politique de la Nation, sous le contrôle de l’Assemblée nationale. Pire, le soutien parlementaire n’est
pas décisif pour un Premier ministre en conflit avec le chef de l’Etat. Il est certes nécessaire, mais pas
suffisant à son maintien à la tête du gouvernement. C’est dans la confiance du Président de la
République que réside le facteur essentiel de la survie du chef du gouvernement. Dès lors, selon les
mots d’Arnaud Montebourg et de Bastien François, « le Président de la Vème République ne fait donc
pas que gouverner. Il fait du gouvernement sa chose exclusive. Le Premier ministre n’est alors
responsable que devant un Président qui est, lui, politiquement irresponsable »109
. En outre, les autres
institutions, à l’instar du Parlement, du Conseil constitutionnel, du Conseil d’Etat ou du pouvoir
judiciaire, peuvent peser sur le cours des choses : le Parlement peut amender ou rejeter une loi, le
Conseil constitutionnel peut empêcher sa promulgation, le Conseil d’Etat peut annuler un acte
réglementaire, etc. Mais toutes ces prérogatives constituent seulement un pouvoir d’empêcher et non
d’entreprendre. D’autant plus que l’Assemblée nationale, le contre-pouvoir principal, demeure sous la
menace de la dissolution ou de l’usage de l’article 49-3, ce qui la place dans le plus grand des
inconforts. C’est pourquoi Arnaud Montebourg critique ce Président de la République « élu pour cinq
ans et qui concentre durant cette période l’ensemble des pouvoirs sans jamais en répondre devant qui
que ce soit »110
.
Cette sur-présidentialisation du régime, cet exercice solitaire du pouvoir corrélé à une
irresponsabilité extrême, n’est plus en adéquation avec la société actuelle et avec la volonté des
107
ibid 39, p. 75 108
Jacques Chapsal, Vie politique sous la Vème République – Tome 1 1958-1974, PUF, 1er décembre 1992 109
ibid 68 110
Anne-Laure Frémont, La VIème République en six principes, Le Figaro, 4 mai 2013
La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle
46
citoyens condamnés au silence. Pourtant, Pierre Rosanvallon affirme que ce phénomène
d’accaparement du pouvoir par une seule personne, ce « phénomène de polarisation-personnalisation
lié à la domination de l’exécutif »111
, s’est diffusé dans le monde comme un modèle dominant, ne
reflétant donc pas une exception française. Le Premier ministre britannique, la Chancelière allemande,
le Président du gouvernement espagnol détiennent autant de pouvoir que le Président français. On
appelle ainsi « élections masquées » ces modes de désignation indirects du chef politique du pays dans
les démocraties parlementaires d’Europe, car n’étant pas issu du suffrage universel direct mais ayant
les mêmes pouvoirs que le Président français. Or, ce n’est pas tant ce fait-là qui est le plus contesté ou
le plus déterminant dans cette hyper-présidentialisation du régime, mais plutôt le manque de contre-
pouvoirs institutionnels ou l’inefficience des mécanismes pour contrôler le pouvoir exécutif. La réelle
spécificité de cette « monarchie républicaine », Marie-Anne Cohendet, la décrit en ces termes : « Nous
avons un Président qui est très puissant dans les faits, et qui n’est pas contrôlé. Nous avons un
Président qui s’est octroyé le droit de révoquer le Gouvernement, mais qui ne peut être contrôlé par le
Gouvernement. Nous avons un Président qui a le droit de dissoudre l’Assemblée, mais que
l’Assemblée ne peut renvoyer »112
. Il est donc nécessaire d’atténuer cette anomalie française, ce
décalage insupportable entre la légitimité infinie dont bénéficie le Président élu au suffrage universel
direct et doté de pouvoirs illimités, d’un côté, et son irresponsabilité totale, de l’autre. Ce décalage est
la preuve de l’archaïsme de notre régime politique, aux antipodes du constitutionnalisme moderne
basé sur deux principes allant de pair : le pouvoir et la responsabilité. C’est à l’aide de ces deux
marqueurs que la démarcation s’établit entre régime démocratique et régime autoritaire. Selon Arnaud
Montebourg, « la responsabilité politique est une question de confiance, non de punition ou de
réparation. Tout le problème – la perversité – de la Vème République est là, dans son incapacité à
articuler pouvoir et responsabilité. » Aucun régime démocratique au monde n’offre, d’une part, des
pouvoirs illimités, et d’autre part, une irresponsabilité totale. La France, si. Aucun régime
démocratique au monde ne permet au chef de l’Etat de dissoudre la chambre haute du Parlement sans
mettre en jeu son mandat. La France, si. Aucun régime démocratique au monde ne considère le bon
vouloir du chef de l’Etat comme l’exercice normal du pouvoir. La France, si. Dès lors, le Président de
la République exerce son pouvoir absolu sans rendre de comptes à personne.
Laurent Baumel, « frondeur » au sein du groupe socialiste à l’Assemblée nationale, s’insurge
alors contre ce dysfonctionnement du régime démocratique français : « Comment un Président de la
République peut-il à ce point prendre le contre-pied du contrat qu’il a passé avec ceux qui l’ont élu et
persister dans cette voie alors que son parti en paye lourdement le prix [et sans rencontrer le moindre
obstacle] ? […] Entre deux élections présidentielles, il n’existe désormais aucune corde de rappel
111
ibid 39, p. 76 112
ibid 39, p. 76
La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle
47
dans notre régime pour empêcher un président de s’entêter dans une politique qui n’a pas du tout le
soutien des Français »113
. Jacques Attali, adepte du « despotisme éclairé », n’a jamais tari d’éloge ces
dirigeants entreprenant des réformes impopulaires, prenant les Français pour des enfants à éduquer
plutôt que de chercher à leur plaire. Mais comment justifier ce grand écart entre les engagements du
candidat à la présidentielle et la pratique effective du pouvoir du Président élu ? Comment justifier ces
revirements incessants au profit d’une ligne politique nettement plus libérale que l’orientation promise
durant la campagne électorale ? On peut aisément rapprocher ces interrogations du tournant néolibéral
du mandat de François Hollande, constituant une rupture du contrat démocratique qu’il a passé en
2012 avec les Français. La loi El Khomri, contre laquelle des centaines de milliers de français
manifestent leur mécontentement jour et nuit, et l’entêtement d’un pouvoir exécutif qui, contre vents et
marées, persiste dans sa ligne néolibérale, reflètent parfaitement ce dilemme autour duquel « la
procuration donnée [aux Présidents] ne saurait leur conférer le droit de mener une politique
ouvertement rejetée par leurs mandants, encore moins celui de s’écarter à leur guise du programme
sur la base duquel ils se sont vu octroyer cette confiance » (Laurent Baumel)114
. La Vème République
n’est désormais plus que cette démocratie intermittente et illusoire dans laquelle le peuple n’est
souverain qu’une fois tous les cinq ans au mois de mai. Et Arnaud Montebourg et Bastien François de
conclure que « les Français n’élisent pas leur représentant à l’Elysée, ils honorent les dieux ; ils ne
font pas de politique, ils attendent l’oracle ; ils ne discutent pas des programmes, ils applaudissent le
charisme ; ils ne confient pas le pouvoir, ils le donnent et sont parfois, comme en 2002, contraints de
l’abandonner à n’importe quel modéré, fut-il inacceptable, pour éviter le candidat d’inspiration
fasciste »115
. C’est la Vème République, ce régime hyper-présidentiel, qui entraîne la trahison de nos
gouvernants, qui leur permet de ne rendre aucun compte ni au Parlement ni aux électeurs, qui les rend
imperméables à toute remise en cause de leur politique, et ce, quelle que soit l’ampleur du discrédit
dont ils font l’objet. Par quel régime doit-on alors remplacer cette « monarchie républicaine » afin de
donner aux dirigeants les moyens de gouverner tout en étant pleinement responsable de leur action ?
L’évolution vers un régime présidentiel à l’américaine : l’expérience dangereuse à
éviter ?
Nous l’avons vu précédemment, entre partisans du régime présidentiel américain et adeptes du
régime primo-ministériel européen, le groupe de travail sur l’avenir des institutions, co-présidé par
Claude Bartolone et Michel Winock, a opté pour le statu quo et la préservation de notre système
politique, véritable bizarrerie constitutionnelle. Dès lors, par quel régime remplacer cette « monarchie
113
ibid 102, p. 27 et 53 114
ibid 102, p. 54 115
ibid 68
La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle
48
présidentielle » qui détruit la démocratie et affaiblit un pouvoir, qui n’est fort qu’en apparence. La
question qui se pose alors est la suivante : « qui sera le chef ? » Une majorité de ceux qui appellent le
changement de régime prônent la consécration du Premier ministre comme véritable chef du
gouvernement. Cependant, certains, à l’instar de Claude Bartolone, de Simone Veil, de Jean-Pierre
Raffarin ou de François Bayrou par exemple, désirent dépasser la dyarchie quinto-républicaine en
supprimant le poste de Premier ministre. Cependant, le choix du régime politique va plus loin que la
simple question du chef, c’est tout un système qu’il faut, en effet, penser pour substituer à la Vème
République une organisation institutionnelle efficiente et véritablement démocratique. Il convient donc
d’analyser les deux modèles constitutionnels classiques afin de construire un nouveau régime politique
français capable de faire sortir le pays de cette crise démocratique dans laquelle il semble s’être
englué.
« Qu’est-ce que le régime présidentiel ? » Telle est la question qu’il faut se poser dans un
premier temps. Contrairement à ce que l’on peut penser habituellement, la Vème République ne
saurait être un régime présidentiel, le régime présidentiel n’étant pas un système politique dans lequel
le Président dirige seul les affaires du pays. Ce que la théorie appelle régime présidentiel est un
système politique dans lequel le Président, dirigeant le pouvoir exécutif, et le Parlement, détenant le
pouvoir législatif, sont totalement séparés. L’ « irrévocabilité mutuelle des pouvoirs » est cette
situation propre au régime présidentiel, dans laquelle le Président ne peut dissoudre le Parlement qui,
en retour, ne peut renverser le gouvernement. Il s’agit de l’opposé parfait du régime parlementaire qui,
lui, consacre une symétrie parfaite entre un chef du gouvernement responsable devant le Parlement
mais pouvant le révoquer. Les pères fondateurs des Etats-Unis ont fondé ce régime présidentiel, car,
en lecteurs de Montesquieu, ils se méfiaient d’un pouvoir absolu. Dès lors, ils choisirent de le diviser
pour garantir sa faiblesse. Le pouvoir politique fut donc divisé entre le législatif qui limitera l’ambition
de l’exécutif d’accroitre ses pouvoirs, et l’exécutif qui limitera la volonté du législatif de gouverner.
La méfiance des Américains à l’égard du pouvoir, les a poussés à créer un régime « faible ». Arnaud
Montebourg et Bastien François se sont alors employé à critiqué cette « curieuse fascination » pour le
régime présidentiel, qui doit être à la fois rejetée et combattue. « Rejetée parce que le régime
présidentiel a en réalité été conçu par ses fondateurs en vue d’empêcher tout gouvernement d’agir. La
recette de cette impuissance est simple : chacun est maître dans son domaine sans avoir à craindre
l’immixtion de l’autre. […] Mais ce régime présidentiel à l’américaine doit être surtout combattu car
il est l’apanage des libéraux, ceux qui ne veulent pas que le politique soit fort, mais qui aspirent au
contraire à ce qu’il soit faible »116
. En effet, un régime faible aurait des conséquences désastreuses en
France. Dans une France gouvernée par un pouvoir politique faible, le pouvoir économique et
116
ibid 68
La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle
49
financier serait nettement plus puissant qu’il ne l’est aujourd’hui. Abandonner la démocratie aux
règles du marché – ou plutôt à leur absence de règles – entraînerait la chute irréversible de notre
démocratie. Dès lors, si l’expression « régime fort » peut inquiéter, tant à gauche qu’à droite (mais pas
pour les mêmes raisons), il convient de l’expliquer afin de la dédiaboliser. Un régime fort n’étant pas,
comme on pourrait l’entendre, un régime autoritaire ou dictatorial, mais plutôt un régime dans lequel
le pouvoir politique a les moyens de faire valoir, face aux autres pouvoirs non élus (économique,
financier, médiatique, etc.), sa puissance qu’il détient de la procuration que lui en fait le peuple.
Premièrement, tout défenseur de la démocratie conviendra qu’avec la mondialisation,
l’européanisation, la décentralisation, « le pouvoir national s’effrite, par le haut et par le bas. Il
s’érode également par les côtés. La part du politique dans les décisions qui gouvernent effectivement
nos vies tend à se réduire. Alors que s’accroît celle des entreprises, qui produisent des richesses. Et
qu’augmente exponentiellement celle des médias télévisuels et d’Internet, qui occupent désormais nos
enfants autant d’heures par semaine que l’école », analyse Olivier Duhamel117
. Dans ce contexte-là,
un régime présidentiel participerait grandement à finaliser le dépérissement de l’Etat et la disparition
de la démocratie en France. En effet, il condamne le Président à négocier continuellement avec le
Parlement qui, deux ans sur quatre, est politiquement hostile, et, quatre ans sur quatre, indiscipliné.
Dans un pays comme la France, dont les nombreuses réformes sont indispensables, mais difficiles à
mettre en œuvre, des blocages incessants, comme dans le régime présidentiel américain, mettraient des
freins considérables au volontarisme politique des gouvernants. Or, je suis de ceux qui croient encore
au volontarisme politique, à la force de la conviction des dirigeants, et il faut plus que jamais leur
donner les moyens d’entreprendre les réformes pour lesquelles nous les élisons, les moyens de peser
dans les affaires du pays, et d’imposer la voix des citoyens aux pouvoirs économique et financiers.
C’est d’ailleurs l’une des raisons de cette crise démocratique que nous connaissons. Un régime
présidentiel à l’américaine participerait donc à l’amplifier, malgré les illustres hommes et femmes
politiques qui le défendent.
Deuxièmement, n’oublions pas que la Vème République est critiquée pour l’irresponsabilité
dont bénéficie le chef de l’Etat. Or, dans un régime présidentiel, le Président exerce le pouvoir
exécutif, mais ne rend aucun compte devant le Parlement et les électeurs durant l’intégralité de son
mandat. Le Parlement ne peut donc renverser le Président par la voie de la motion de censure.
Inversement, le Parlement exerce le pouvoir législatif, sans avoir à supporter l’intervention du
gouvernement dans le processus législatif. Le Président ne peut donc pas s’engager dans la voie de la
dissolution du Parlement pour bénéficier d’une nouvelle représentation nationale plus favorable. Par
conséquent, dans les cas de crise entre l’exécutif et le législatif, le régime présidentiel n’offre pas au
117
ibid 72, p. 123-124
La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle
50
Président les moyens de les résoudre et de mettre en œuvre son programme ; il produit inévitablement
des situations de blocage et réduit considérablement la capacité d’action du Président. En effet, selon
Bastien François, « tout le monde sait que ça ne marcherait pas : c’est un système de négociation
permanente, source de blocages. […] Pas un spécialiste ne défendra sérieusement ce concept »118
. En
outre, les constitutionnalistes Français se sont déjà risqués à mettre en œuvre le régime présidentiel,
dans le cadre de la IIème République, en 1848. L’expérience prit fin trois ans plus tard avec le coup
d’Etat de Napoléon III. La psychose peut alors nous emporter si l’on imagine un tel système politique
en France à l’heure actuelle. Une Marine Le Pen élue Présidente de la République « et nous n’aurions
plus le choix qu’entre la soumission du parlement et sa rébellion, entre un coup d’Etat et une
révolution, entre la dictature douce et les affrontements durs. Qui veut prendre le risque de telles
alternatives ? », met ainsi en garde Olivier Duhamel119
.
En somme, le régime présidentiel entraîne un affaiblissement du pouvoir et a des
conséquences catastrophiques pour la démocratie. En France, il ne serait que néfaste, il ne s’agit pas de
remplacer un mal par un autre, voire de l’aggraver, mais plutôt de lui trouver une solution. Le régime
présidentiel ne règle pas le problème du présidentialisme, il en apporte d’autres à l’instar des blocages
incessant qu’il entraîne. A l’opposé, je pense, comme Olivier Duhamel, qu’il convient d’opter pour un
régime parlementaire, présentant le « mérite incomparable de posséder des procédures pacifiques de
résolution des conflits »120
. D’une part, le gouvernement est, dans ce type de régime, pleinement
responsable devant le Parlement. D’autre part, est offert à son chef le droit de dissolution afin de
résoudre politiquement une crise. Ainsi, selon Olivier Duhamel, « ces deux procédures, utiles par leur
seule existence, par la simple menace de leur emploi, règlent bien des différends qui ponctuent la vie
politique ordinaire »121
. Régime parlementaire, certes, mais corrélé à une démocratie primo-
ministérielle : telle est la thèse défendue par Olivier Duhamel, Arnaud Montebourg ou encore Bastien
François. Le terme est précis en ce qu’il indique que le pays est dirigé par le Premier ministre et non
par le Président (ou par les deux comme le consacre la dyarchie quinto-républicaine). Quelle
réorganisation du pouvoir exécutif, ancrée dans un régime primo-ministériel, contribuerait à
reconstruire la démocratie sur de bonnes bases ? C’est ce qu’il convient à présent d’expliquer.
Quelle réorganisation du pouvoir exécutif ?
Jamais un Président en exercice n’aura entrepris de révision de la constitution entraînant une
diminution conséquente de ses pouvoirs. Jamais un Président en exercice n’aura essayé de remettre en
cause les principes de la « monarchie républicaine », cet hyper-présidentialisme qui dégrade notre
118
ibid 85 119
ibid 72, p. 126 120
ibid 72, p. 126 121
ibid 72, p. 126-127
La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle
51
démocratie. Selon Emmanuelle Mignon, la dernière révision constitutionnelle, celle de 2008, est la
première dont l’objectif affiché est un rééquilibrage des pouvoirs de la Vème République et la mise en
place de limites aux pouvoirs du Président de la République. En tant que directrice de cabinet de
Nicolas Sarkozy, il est aisé de comprendre que sa vision des choses est biaisée. En effet, l’ancien
président savait précisément ce qu’il faisait et n’a pris aucun risque quant à un quelconque
rétrécissement du périmètre de ses pouvoirs. Si la révision de 2008 a permis d’instaurer trois types de
limites aux pouvoirs du Président de la République, toutes ses dispositions n’eurent que de légers
impacts. Selon Emmanuelle Mignon, le premier type de limites est d’ordre « symbolique » (car il
amorce une désacralisation de la fonction présidentielle) en ce qu’il restreint le droit de grâce, le
recours à l’article 16 et réduit à deux le nombre maximum de mandats présidentiels successifs. Le
deuxième type de limites est d’ordre « politique » et encadre directement les prérogatives
présidentielles : le contrôle de ses nominations et des opérations militaires par le Parlement,
l’expiration de sa présidence du conseil supérieur de la magistrature, etc. Ici encore les pouvoirs du
Président ne sont pas réellement remis en cause. Le troisième type de limites offre au Parlement « une
plus grande maîtrise de la procédure législative » 122
, à l’instar de la limitation de l’utilisation de
l’article 49-3, la revalorisation du travail des commissions, le partage de l’ordre du jour, etc.
Cependant, au vue de l’extrême soumission de l’Assemblée nationale sous le quinquennat de François
Hollande, et notamment dans le cadre de la procédure législative relative à la loi El Khomri, nous
pouvons conclure que ces limites mises en place par la révision de 2008 n’ont aucune conséquence,
aucun impact sur l’esprit hyper-présidentiel de la Vème République.
C’est la raison pour laquelle, prenant en compte la nécessité de remettre en question la nature
même du régime, il convient de s’orienter vers un régime primo-ministériel (et non un régime
présidentiel comme nous venons de le montrer). Qu’est-ce donc qu’un régime primo-ministériel ?
Tout d’abord, il s’agit d’un régime dont la simplicité contraste nettement avec l’extrême complexité
qui définissait la dyarchie quinto républicaine au sommet de l’Etat, cette « anomalie congénitale »
(Olivier Duhamel)123
. Or, connaissant l’attachement des Français à la figure du Président de la
République et à son élection au suffrage universel direct, il ne convient pas, contrairement à ce que
prônent certains, de retirer au peuple ce droit qu’il a intériorisé et qu’il ne manque pas de rappeler en
allant voter plus que pour toutes autres élections. Le maintien de cette dualité à la tête du pays
n’empêche aucunement l’affaiblissement du rôle du Président qui, s’il demeure chef de l’Etat, ne
gouverne plus. C’est le gouvernement, sous l’autorité du Premier ministre, qui exerce l’intégralité du
pouvoir exécutif. Désormais, on sait qui gouverne, ce qui présente d’emblée le mérite d’être clair pour
les citoyens. Le Président de la République, le Premier ministre et le Gouvernement : après avoir
122
ibid 98 123
ibid 72, p. 132
La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle
52
présenté le maintien des trois institutions de la Vème République, montrer ce qui change (et expliquer
pourquoi) est à présent nécessaire.
1. Le Président de la République : du despote éclairé à l’arbitre suprême
Premièrement, il convient d’aligner la fonction présidentielle sur les modèles démocratiques
modernes, en lui retirant ses compétences de gouvernant. Arnaud Montebourg et Bastien François en
sont convaincus : « Il suffit donc de cantonner le Président à ses fonctions d’arbitrage – qui sont
fondamentales – tout en l’empêchant dorénavant de s’immiscer dans le fonctionnement quotidien du
gouvernement, qui est seul à pouvoir répondre de sa politique devant l’Assemblée nationale. Dès lors,
le gouvernement gouvernera sous le contrôle des députés et le Président arbitrera, le cas échéant,
entre l’exécutif et le législatif, tout en veillant à la bonne application de la Constitution ». Le Président
ne gouverne donc plus, mais des missions primordiales lui sont maintenues, ce qui, par ailleurs,
justifie son élection au suffrage universel direct. Le chef de l’Etat est désormais le « garant de l’unité
de la Nation, de l’indépendance nationale, de l’intégrité du territoire et du respect des traités » 124
, le
gardien des droits fondamentaux et des intérêts des générations futurs, le protecteur de la Constitution
et du bon fonctionnement des institutions. Il devient cet arbitre moderne dont la démocratie française a
terriblement besoin. Il peut demander au Premier ministre qu’une loi soit votée par référendum, même
si cette compétence demeure exclusivement celle du chef du gouvernement. C’est dans le but de
dépasser cette ambiguïté du référendum français de la Vème République que ce pouvoir est transféré
au Premier ministre, car « le monopole donné, en fait, au chef de l’Etat conduit fatalement à ce que les
électeurs répondent non seulement à la question, mais aussi, dans une proportion variable, à son
auteur » (Guy Carcassonne)125
. Dans des circonstances exceptionnelles nécessitant son utilisation, le
Président de la République, en cas de blocage institutionnel, dispose de son pouvoir d’arbitrage
absolu : la dissolution de l’Assemblée nationale – pouvoir habituellement réservé au Premier ministre.
Ainsi, selon Guy Carcassonne, « Nul ne conteste que la dissolution soit un moyen démocratique et
approprié de faire trancher un conflit grave par le suffrage universel »126
. Le Président nomme le chef
du gouvernement, non selon son bon vouloir, mais plutôt en tenant compte du résultat des élections
législatives et donc en désignant le leader du parti (ou de la coalition) triomphant. Il ne peut bien
évidemment pas le révoquer quand il le désire. C’est à l’issue de nouvelles élections législatives ou
d’un vote d’une motion de censure que le Premier ministre est contraint de quitter son poste.
Cependant, afin d’éviter une instabilité gouvernementale, à l’image de ce que fut la IVème
République, le nouveau régime instaure le dispositif de la « défiance constructive » d’inspiration
germanique. Cette mesure implique qu’un groupe parlementaire, déposant une motion de censure pour
124
ibid 68 125
ibid 52, p. 100 126
ibid 52, p. 105
La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle
53
renverser le gouvernement, est contraint de présenter un nouveau gouvernement appuyé par une
nouvelle majorité parlementaire (sans quoi la motion de censure n’est pas recevable). « Cela
protégerait des majorités contre nature » déclare Guy Carcassonne127
. En outre, le chef de l’Etat
préside le Conseil des ministres et a la possibilité de participer aux délibérations, sa parole étant de
qualité, mais ne peut influer sur les décisions du gouvernement qui sont prises par le Premier ministre.
Il y est présent en tant que garant de la Constitution et des droits des citoyens et par ce biais il peut
saisir la Cour constitutionnelle pour juger de la conformité à la Constitution d’une loi (avant qu’elle
soit promulguée), d’un décret ou d’une ordonnance. Dans de nombreux Etats européens, à l’instar des
Pays-Bas, le chef de l’Etat participe aux débats entre les membres du gouvernement, sans que cela ait
de grandes incidences, en assumant sa responsabilité dans la continuité de l’Etat. Le futur régime
français doit s’en inspirer. De plus, il est chargé de nommer les présidents des Autorités
administratives indépendantes, de manière transparente et sous le contrôle de l’Assemblée nationale.
L’article 16, disposition particulièrement dangereuse au vu de la dictature temporaire qu’elle permet,
ainsi que le « domaine réservé » (autre bizarrerie institutionnelle française) du chef de l’Etat en
matière international disparaissent. Désormais, la conduite de la politique internationale et de la
politique de défense sont l’apanage du Premier ministre. Cependant, le Président reste un interlocuteur
privilégié dans ces domaines (toute décision prise nécessite qu’il en soit préalablement informé),
même s’il ne peut prendre part à cette décision. Il peut donc assister au Conseil supérieur de la défense
nationale et peut saisir la Cour constitutionnelle s’il estime qu’un engagement du gouvernement est
contraire à la Constitution. Par ailleurs, l’existence de « compétences liées » prouve une nouvelle fois
que le Président ne gouverne plus. En effet, il promulgue les lois votées par le Parlement ou par le
peuple au moyen du référendum, sans avoir son mot à dire. C’est cette obligation de signer quel que
soit son avis sur la loi en question que l’on appelle « compétence liée », même s’il peut saisir la Cour
constitutionnelle pour qu’elle juge de la constitutionnalité de la loi. Le pouvoir de dissolution de
l’Assemblée nationale, appartenant au Premier ministre, est aussi une « compétence liée », car le
Président ne peut refuser au chef du gouvernement d’utiliser cette arme lui permettant d’exercer son
autorité. Il en va de même pour les traités internationaux que le Président doit ratifier qu’il en
approuve ou non les finalités.
Alors qu’Anicet Le Pors soutenait l’idée que « donner un nouvel élan à la démocratie
française [exigeait] la réduction et le dépérissement de l’institution présidentielle, laquelle devrait
voir son rôle limité à sa contribution à l’expression de la continuité de l’Etat et à la représentation de
la France »128
, je pense qu’il faut conserver dans le giron présidentiel des compétences autrement plus
127
ibid 52, p. 252 128
Anicet Le Pors, VIème République ? De l’illusion à la responsabilité, Quelle VIème République ?, Le temps des cerises,
2007
La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle
54
fondamentales que celle d’un « inaugurateur de chrysanthèmes ». Un nouveau régime parlementaire
avec un Président complètement absent et la France sombrerait de nouveau dans l’instabilité
gouvernementale chronique. Sans un chef de l’Etat arbitre, le régime parlementaire perd de sa stabilité
et de sa force. C’est d’ailleurs le mal qui a affecté la IVème République, car elle ne disposait pas cet
arbitre du jeu politique capable de trouver une solution aux nombreuses crises institutionnelles qu’elle
a connues. Une situation intermédiaire entre un « inaugurateur de chrysanthèmes » et un « monarque
républicain » est nécessaire : un véritable arbitre moderne dont l’élection au suffrage universel direct
lui octroie la légitimité indispensable pour honorer les missions qui sont les siennes. Les défauts de
l’élection présidentielle dans la Vème République (centralisme abusif, personnalisation à outrance
dépassant le champ idéologique, combats de coq internes aux partis politiques, omniprésence des
médias dans la légitimation des candidats, …) n’auront plus lieu d’être dans un régime primo-
ministériel. En effet, l’élection du Président sera certes fortement attendue par le peuple français, mais
il ne s’agira plus de l’élection politique majeure, ce qui conduira sans nul doute à ce que de nombreux
partis politiques ne présentent pas de candidats. Dès lors, au lieu d’être un lieu de confrontation,
l’élection du chef de l’Etat rassemblera les citoyens autour d’une figure unificatrice de la Nation, un
grand sage, l’arbitre du jeu politique. En effet, comme l’affirme Bastien François, « la spécificité
française n’est pas l’élection du Président au suffrage universel direct, mais le fait que, doté de
moyens d’action très large, il soit en position de détenir une part importante du pouvoir
gouvernant »129
. Une fois ses pouvoirs réorganisés et limités à ceux d’un arbitre, priver les citoyens de
ce moment démocratique fondamental que constitue l’élection du Président paraît infaisable et
injustifié. Concernant la durée du mandat présidentiel, Marie-Claire Ponthoreau estime que « le
quinquennat a eu pour effet de renforcer le présidentialisme majoritaire ; la réforme s’est, de plus,
accompagnée de l’inversion du calendrier électoral, ce qui a eu pour conséquence de faire des
élections législatives une simple confirmation de l’élection présidentielle »130
. Dès lors, le fait
majoritaire et les pouvoirs du Président de la République s’accroissent, et, partant, le présidentialisme
aussi. A l’inverse, il convient d’opter pour un septennat non renouvelable du chef de l’Etat, afin de
déconnecter son mandat des autres échéances électorales et notamment des élections législatives. Le
Président n’est donc plus obsédé par sa réélection et peut ainsi gagner de la hauteur, s’imposer comme
le protecteur des droits fondamentaux et des valeurs de la Nation, en laissant au gouvernement la
gestion quotidienne des affaires du pays.
Enfin, et c’est là une revendication importante des citoyens, le Président de la République, si
son rôle effectif s’est vu diminué, ne doit pas demeurer au dessus des lois. Sous cette nouvelle
République, il est un justiciable ordinaire comme le sont les français. D’une part, le chef de l’Etat
129
ibid 39, p. 81 130
ibid 39, p. 83
La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle
55
« doit pouvoir être jugé [par les tribunaux ordinaires] dans des conditions de droit commun pour des
actes qui n’ont rien à voir avec sa fonction ou qui ont été commis antérieurement à sa fonction »,
(Arnaud Montebourg et Bastien François)131
. Mais parce qu’il peut être poursuivi pour des affaires
plus ou moins infondées, il est nécessaire de mettre en place un « filtre » que représente la
Commission des requêtes de la Cour de justice de la République. D’autre part, concernant les crimes et
délits qu’il peut commettre dans le cadre de ses fonctions présidentielles, c’est devant la Cour de
justice de la République que le chef de l’Etat répondra de ses actes. Dès lors, la Constitution prévoit
une destitution du Président de la République par la Cour constitutionnelle. Par ailleurs, lors de son
élection, le chef de l’Etat, prête serment de respecter la Constitution de la République. Si toutefois il
venait à violer ce serment, une procédure de destitution serait engagée.
2. Le Premier ministre et le Gouvernement : vers un régime primo-ministériel
A l’opposé de l’évolution de la place prise par le Premier ministre sous la Vème République,
la VIème marque un tournant considérable en le consacrant comme le véritable chef politique du pays.
Loin de faire du Premier ministre un fusible, un simple « collaborateur » du Président, comme Nicolas
Sarkozy a pu définir François Fillon durant son quinquennat, la VIème République s’inscrit
pleinement dans la modernité constitutionnelle incarnée par les régimes primo-ministériels européens.
Elle met ainsi un terme aux ambiguïtés de la Vème République et à ses perversions présidentialistes.
Désormais, le Gouvernement, placé sous l’autorité du Premier ministre, prend en main l’intégralité du
pouvoir exécutif.
Dans ces circonstances, « le pouvoir discrétionnaire du Président de la République, au
moment de nommer le Premier ministre, est fortement limité : ce dernier doit être le chef de la
coalition qui a remporté les élections législatives », comme l’envisagent Arnaud Montebourg et
Bastien François132
. Comme nous l’avons vu, le chef de l’Etat ne peut pas démettre le Premier ministre
de ses fonctions quand bon lui semble. Seule l’Assemblée nationale peut renverser le gouvernement
par le vote d’une motion de censure à la majorité absolue. Cependant, et c’est en cela que la VIème
République ne peut pas être le théâtre d’une instabilité gouvernementale à l’image de la valse des
présidents du Conseil sous la IVème du nom, « on ne peut démettre un gouvernement que si on peut le
remplacer par un autre », dont la majorité qui l’appuie doit être bien définie (Jean-Luc Mélenchon)133
.
Ce système freinera certainement les humeurs volatiles au sein de l’hémicycle, l’organisation d’une
majorité parlementaire alternative pour en remplacer une autre étant une tâche très difficile. Ce régime
aura donc le mérite d’être stable, comme le démontre la réussite de cette défiance constructive outre-
131
ibid 68 132
ibid 68 133
ibid 85
La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle
56
Rhin. De plus, et cela va de pair avec le point précédent, un nouveau Premier ministre, investi par une
nouvelle majorité parlementaire, doit présenter devant les députés son programme de législature sur
lequel il engage sa responsabilité. Par conséquent, toute tentative de renversement d’un gouvernement
doit, d’une part, trouver une majorité absolue à l’Assemblée nationale, d’autre part, créer un nouveau
gouvernement, avec à sa tête un chef, pour remplacer le précédent, et enfin, adopter ce programme
commun présenté par le nouveau Premier ministre par un vote d’investiture. L’accumulation de ces
trois conditions permettra sans nul doute de stabiliser la vie gouvernementale et d’envisager une action
sur le long terme, contrairement à ce que prédisent les ennemis du régime primo-ministériel qui
n’hésitent pas à rappeler les dérives de la IVème République.
En véritable chef de l’exécutif, le Premier ministre détermine l’ordre du jour du Conseil des
ministres, y présente les projets de loi du gouvernement et fixe la ligne politique de ce qui est
désormais un véritable collectif. Pour mettre en place son programme, il dispose de la totalité du
pouvoir réglementaire et de 75% de l’initiative des lois du gouvernement (les 25% restant étant
réservés aux députés et notamment à ceux de l’opposition). Devant compter sur une administration
placée sous son autorité, le Premier ministre bénéficie d’un « spoil system » à l’américaine. Ainsi, il
nomme l’ensemble des directeurs des administrations centrales, après avis des commissions
parlementaires concernées. Désormais, les ministres n’auront plus à s’entourer de cabinets d’un
effectif excessif puisqu’ils bénéficieront d’une véritable collaboration avec les hauts fonctionnaires –
ce qui n’est pas toujours le cas aujourd’hui et notamment à la Direction générale des finances
publiques. Le Premier ministre détient aussi le pouvoir référendaire. Même si l’initiative en est ouverte
au Président de la République et à l’opposition, sous certaines conditions, ainsi qu’aux citoyens, la
décision finale lui revient de droit. S’il est le chef de la politique intérieure, le Premier ministre ne voit
pas ses compétences limitées par le « domaine réservé » présidentiel concernant la politique
internationale. Selon Olivier Duhamel, « la politique étrangère exige parfois concentration dans la
décision et rapidité dans l’action. Raisons de plus pour la mettre entre les mains d’un gouvernant
responsable, pas d’un César inconscient »134
. Le Premier ministre détermine donc la politique de
défense, la politique diplomatique, il négocie les traités internationaux – le chef de l’Etat devant être
consulté – et les signe. A présent le Premier ministre est le seul représentant de la France au Conseil de
l’Union européenne, mettant un terme à cette exception française qui faisait la risée des autres pays.
En somme, l’unité du pouvoir, sa consistance, est garantie par le régime primo-ministériel,
contrairement à cette division systématique du pouvoir exécutif qui a été la marque de la Vème
République. Désormais, le gouvernement a un chef assumé et clairement identifié – le Premier
ministre – qui en nomme et révoque les membres. Sous son autorité, le gouvernement a la charge de
134
ibid 72, p. 151
La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle
57
mettre en œuvre la politique du pays, incluse dans le programme de législature présenté par le chef du
gouvernement lors de son investiture et approuvé par l’Assemblée nationale. Pour ce faire, le
gouvernement dispose de l’administration et de la force armée. Le gouvernement devient une force
collective à la tête de l’Etat au sein de laquelle les membres délibèrent, se concertent, trouvent des
consensus sur l’ensemble des sujets débattus. Le Conseil des ministres n’est plus cette « instance
consacrée à enregistrer des décisions, bien plus qu’à les délibérer » ; l’évolution qu’apporte la VIème
République justifie le nom de « Conseil » en le transformant en ce qu’il aurait toujours dû être : « le
lieu de collégialité active, solidaire et, partant, efficace ». Mais parce que ce lieu de collégialité a
besoin d’un chef – un Premier ministre qui le dirige mais qui « ne le résume pas » –, « c’est lui au nom
de son pouvoir de direction, qui convoque les réunions préparatoires ou décisionnelles, tranche les
désaccords, fréquents, entre ministres, indique à chacun d’eux les contraintes budgétaires qu’il lui
impose et, d’une manière générale, se comporte en chef de l’équipe gouvernementale », comme le
rappelle Guy Carcassonne135
. En outre, les membres du gouvernement sont désormais des ministres à
temps plein, ils ne peuvent donc plus cumuler cette fonction fondamentale avec un mandat de député
ou alors laisser leur suppléant assumer la continuité du mandat, temporairement, pour qu’une fois
démis de ses fonctions de ministres, ce dernier retrouve son poste de député. Par conséquent, lorsqu’ils
sont nommés au gouvernement, les députés cessent de l’être définitivement pour devenir ministres –
leur suppléant prenant le relais jusqu’à la fin de la législature. Arnaud Montebourg et Bastien François
rappellent alors judicieusement que « l’acceptation d’une fonction ministérielle implique un risque :
celui de ne pas retrouver son mandat automatiquement s’il venait à être démis de ses fonctions par le
Premier ministre ou si le gouvernement était renversé. C’est la condition d’une véritable solidarité
gouvernementale »136
.
Comme le souligne Guy Carcassonne (au sujet de la Vème République), « contrairement à
presque tous les autres systèmes parlementaires, ce n’est pas le chef de la majorité qui devient
Premier ministre, c’est plutôt celui qui est nommé Premier ministre qui devient chef de la
majorité »137
. On comprend donc mieux la contestation envers Manuel Valls au sein de la majorité
socialiste et notamment dans le cadre du processus législatif de la loi El Khomri, car ce n’est pas le
chef de la majorité que François Hollande a nommé en 2014. Il a nommé son ministre de l’Intérieur au
poste de Premier ministre, qui, n’ayant recueilli que 5% lors de la primaire socialiste de 2011, n’a pas
pu rassembler l’ensemble du groupe socialiste derrière lui. Ne faisant pas l’unanimité dans les rangs
du groupe parlementaire socialiste, Manuel Valls dut utiliser à de nombreuses reprises l’article 49-3,
privilégiant le passage en force au débat, le déni de démocratie à la délibération démocratique de la loi.
A l’inverse, dans le cadre de la VIème République, « les citoyens, lors des élections législatives,
135
ibid 52, p. 91 et 132 136
ibid 68 137
ibid 52, p. 135
La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle
58
choisissent leurs députés. En vérité, ils désignent une majorité parlementaire et, avec elle, son chef. Le
leader du parti majoritaire conduit le pays, sauf accident, le temps de la mandature. La démocratie
primo-ministérielle est parlementaire : c’est l’élection des députés qui détermine le pouvoir ; le
gouvernement et son chef sont, en permanence, responsables devant eux. La démocratie parlementaire
est primo-ministérielle : le Premier ministre est le vrai chef du gouvernement et de la majorité
parlementaire » (Olivier Duhamel)138
. En effet, les candidats au poste de Premier ministre conduisent
la campagne électorale de leur parti ou coalition – une coalition qui lui apporte son soutien avant
l’élection, lors de la campagne, et après, lors de son investiture par le Parlement, vérifiant ainsi le lien
politique qui unit le gouvernement, son chef, et la majorité parlementaire. Ainsi, il demeure le chef de
la majorité parlementaire et peut compter sur sa popularité auprès des députés de son camp pour durer
et mettre en œuvre le programme de législature, sur la base duquel il a été élu, collectivement au sein
de son gouvernement mais aussi en collaboration avec le Parlement.
Si le Premier ministre et, à travers lui, le gouvernement gouvernent, ils n’en demeurent pas
moins responsables, collectivement et individuellement, pénalement et politiquement. Ceux qui font
exécuter les lois ne peuvent pas se placer au-dessus d’elles. Ils sont certes ministres mais, avant tout,
citoyens ; et comme tout citoyen, ils doivent être responsables des actes qu’ils ont commis avant leur
prise de fonctions, aussi bien que des actes qui sont extérieurs à ces fonctions. Cependant, comme
pour le Président de la République, un « filtre » doit être mis en place : l’autorisation de la
Commission des requêtes de la Cour de justice de la République. Mais parce qu’ils doivent aussi être
jugés pour les actes constitutifs d’une infraction pénale qu’ils commettent dans le cadre de leurs
fonctions, la Cour de justice de la République se charge de juger directement la responsabilité des
ministres. Enfin, politiquement, le Premier ministre répond de l’action du gouvernement devant
l’Assemblée nationale. Ainsi, c’est le gouvernement dans son ensemble qui doit démissionner à la
suite d’une motion de censure ou parce que le Premier ministre le décide unilatéralement. Selon
Arnaud Montebourg et Bastien François, la VIème République clarifie « les différents types de
responsabilité des gouvernants : une responsabilité politique collective, une responsabilité pénale liée
à l’exercice du pouvoir, une responsabilité pénale de citoyen ordinaire » ; et précise « les effets
politiques d’une condamnation pénale : un ministre condamné pour un crime ou un délit est démis de
ses fonctions par la Cour constitutionnelle »139
. Cependant, la responsabilité des gouvernants
nécessite, outre la possibilité de juger leur action, la possibilité de la contrôler. Ainsi, le Parlement
exerce un contrôle de l’activité européenne du gouvernement et se donne le droit de voter les
transpositions en droit français des directives européennes. Le groupe de travail, présidé par Claude
Bartolone et Michel Winock, conclue lui aussi à la nécessité du contrôle de la politique européenne de
138
ibid 72, p. 131-132 139
ibid 68
La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle
59
l’exécutif par le Parlement. Ainsi, « il apparaît nécessaire que l’exécutif soit amené à négocier la
position qu’il défend sur la scène européenne, à rendre compte des décisions qui y sont adoptées [et
que] puisse être organisés à l’Assemblée nationale, avant les Conseils européens, des débats […]
suivis d’un vote »140
. Le chef du gouvernement bénéficierait donc d’un mandat, validé par le
Parlement, pour avancer la position de la France sur la scène européenne. En outre, quel que soit le
domaine concerné, le Parlement, par le biais des commissions spécialisées, peut auditionner les
ministres individuellement afin de contrôler leurs actions et leurs bilans. Par ailleurs, lors de
l’ouverture de chaque session ordinaire, le chef du gouvernement présente aux députés le bilan du
gouvernement par rapport au programme de législature fixé lors de son investiture. Parce que le
Premier ministre doit rendre des comptes en permanence devant les députés, il convient de remplacer
les questions au gouvernement des mardis et mercredis, véritable simulacre de contrôle parlementaire
sur l’activité gouvernementale, par un authentique processus de questions/réponses à l’image du
« question time » britannique, autrement plus pénible et imprévisible pour David Cameron que les
questions posées à l’avance à Manuel Valls et ses ministres.
***
La VIème République reflète donc une autre façon d’exercer l’autorité : « en incarnant la
participation d’un collectif de personnes aux affaires de la cité » selon Pierre-Yves Bulteau. « Dans ce
cas, celui ou celle qui détient l’autorité représente le « nous », n’a pas le pouvoir absolu, doit rendre
compte de son mandat qui est révocable, questionne le collectif représenté, explique ses décisions. La
responsabilité du détenteur de l’autorité est de poser des règles pour garantir le commencement, le
commandement et la réalisation du projet élaboré par le collectif qu’il représente. Cette conception de
l’autorité fait progresser la démocratie. Elle est aux antipodes du pouvoir absolu qui fait croire que
quelqu’un est naturellement compétent pour décider de tout, seul et tout le temps »141
. La
réorganisation du pouvoir exécutif, présentée dans cette partie, attribue clairement le pouvoir politique
et donne les moyens de contrôler l’action et de mettre en jeu la responsabilité politique des
gouvernants. Pouvoir et responsabilité, la VIème République consacrera ces deux principes pour
ancrer le système politique dans la modernité constitutionnelle et dans une vie politique réellement
démocratique.
140
ibid 39, p. 85 141
Pierre-Yves Bulteau, En finir avec les idées fausses propagées par l’extrême droite, L’Atelier, 3 avril 2014, p. 157-158
La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle
60
Chapitre trois – Reparlementariser la République pour
une véritable démocratie représentative et délibérative
Notre pays n’a jamais su construire un équilibre durable entre les pouvoirs, entre un pouvoir
législatif et un pouvoir exécutif, entre un régime parlementaire et un régime présidentialiste (pour ne
pas dire présidentiel ou semi-présidentiel). Le fait que, depuis l’avènement des principes
démocratiques, la France ait changé le plus de fois de texte constitutionnel n’est pas un hasard. La
thèse de la prépondérance parlementaire a toujours dominé l’histoire constitutionnelle de la France
jusqu’en 1958. Édouard Balladur déclare d’ailleurs que « dans la définition politique et morale de la
République, il était dit que le Parlement devait être tout-puissant, que le gouvernement devait être à sa
dévotion, qu’il ne devait pas y avoir de référendum, parce qu’il s’agit d’une pratique plébiscitaire des
régimes autoritaires, et qu’il ne devait pas y avoir de contrôle de la constitutionnalité de la loi, nul
pouvoir étant supérieur au pouvoir de la loi. C’était la conception française de la République. Elle a
montré ses avantages mais aussi ses inconvénients »142
. Sous la IVème République, en effet, ce
Parlement « sans foi ni loi » (Yves Mény)143
disposait d’une liberté et de pouvoirs considérables.
Mais à un Parlement surpuissant, les fondateurs de la Vème République substituèrent un
Parlement soumis, impuissant, peut-être même inutile, du fait des excessives restrictions qu’il dut
subir. Cette obstruction s’est faite au profit du pouvoir exécutif, jusque-là affaibli par une instabilité
gouvernementale, par le périmètre élastique du domaine de la loi et par l’absence d’une légitimité du
gouvernement à contrôler la procédure législative. Certes, un rééquilibrage des pouvoirs était
nécessaire, mais « jamais sans doute, au cours de deux siècles d’histoire du parlementarisme pourtant
142
ibid 98 143
ibid 55
La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle
61
riche en innovations constitutionnelles, on n’a vu une telle débauche de moyens mis au service de la
suprématie du pouvoir exécutif, une telle combinatoire d’instruments de discipline parlementaire »
(Arnaud Montebourg et Bastien François)144
. Les pères fondateurs de la Vème République donnèrent
un nom à cette situation : « le parlementarisme rationalisé ».
Dès lors, à partir de 1958, les pouvoirs du gouvernement doivent primer sur la délibération,
sur la concertation, sur le débat au sein de l’hémicycle du Palais Bourbon. En outre, l’irresponsabilité
dont bénéficient le Président de la République et les membres du gouvernement s’est peu à peu
diffusée à l’ensemble de la classe politique et donc des parlementaires. Ce Parlement diminué, réduit à
un rôle de chambre d’enregistrement de la volonté gouvernementale, a vu ses rangs gonfler de
parlementaires incompétents, s’accrochant à leur siège durant plusieurs décennies, cumulant les
mandats et érigeant en règle l’absentéisme, ne délibérant pas, ne contrôlant pas le gouvernement mais
plutôt s’auto-flagellant et n’ayant donc pas d’utilité déterminante pour la société. A l’inverse de cette
dynamique, la refonte démocratique inhérente à une nouvelle République s’appuie sur un Parlement
revalorisé ainsi que véritablement exemplaire et représentatif – deux avancées nécessaires à un régime
primo-ministériel et, par-dessus tout, devenues essentielles dans cette crise démocratique qui touche de
plein fouet l’image des parlementaires français.
La rationalisation du parlementarisme ou la pollution de la démocratie française ?
La Vème République est vue comme une véritable révolution constitutionnelle en ce qu’elle
marque un virage complet par rapport aux deux République précédentes. En effet, elle restreint les
marges de manœuvre, elle corsète les pouvoirs du Parlement par le biais de moyens considérables à
cette fin : l’organisation du débat et le contrôle de l’ordre du jour par le pouvoir exécutif, la limitation
du nombre des commissions parlementaires, l’irrecevabilité financière des amendements, la restriction
du domaine de la loi et l’extension du pouvoir réglementaire, la mise en place de moyens pour
contourner la délibération du Parlement dans le processus législatif (le vote bloqué, l’article 49-3, …),
etc. En somme, la Constitution de 1958 a posé des règles d’une sévérité extrême pour affaiblir le
pouvoir législatif. Cependant, comme le rappelle Edouard Balladur, ce revirement de situation s’est
aggravé, en 1958, par l’accumulation de deux systèmes : d’une part, le parlementarisme rationalisé,
« qui justifie que le gouvernement ait toute une série de pouvoirs de contrainte sur le Parlement, des
dispositions qui auraient été tout à fait justifiées si le régime n’avait été que parlementaire » ; et
d’autre part, « l’affirmation de pouvoirs présidentiels indépendants du Parlement » créant un certain
« équilibre instable » sous la Vème République145
. Ce déséquilibre s’est par ailleurs accentué au profit
du pouvoir exécutif lorsque le chef de l’Etat fut élu au suffrage universel direct et que le fait
144
ibid 68 145
ibid 98
La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle
62
majoritaire fut consacré. Dès lors, le Parlement apparaît subordonné au pouvoir exécutif et, de ce fait,
il délibère peu car sa décision est coordonnée à la volonté gouvernementale.
En outre, il faut toutefois rappeler que l’affaiblissement du Parlement, dans cette mise en
cause de l’équilibre des pouvoirs tel qu’institué dans l’histoire de la République française ante 1958,
n’aurait pas eu la même efficacité s’il n’avait pas reçu l’assentiment des concernés. En effet, l’ « auto-
flagellation parlementaire », comme l’appelle Yves Mény, a joué un grand rôle dans cette légitimation
du parlementarisme rationalisé et notamment par deux facteurs principaux : « en premier lieu,
l’apprentissage de la discipline majoritaire s’est effectué de manière quasi-militaire, les députés
entérinant plus ou moins sans broncher les ukases gouvernementaux relayés par la direction du
groupe parlementaire ; en second lieu, le Parlement s’est marginalisé et s’est parfois cantonné dans le
rôle d’une simple machine à voter en raison du faible professionnalisme et de l’absentéisme des
parlementaires »146
. La discipline majoritaire a ainsi mis en place un frein au volontarisme politique
des députés en les transformant en soldats dociles du gouvernement dans l’hémicycle du Palais
Bourbon. La conséquence ? La disparition de la principale mission démocratique du Parlement, à
savoir la discussion, la délibération, le débat. « Il n’y a pas de délibération s’il n’est pas possible de
faire évoluer sa position en fonction des arguments auxquels on est confronté. Est-ce que la
délibération comme fruit de l’argumentation peut être possible dans un parlement politique
classique ? De moins en moins, parce que chaque parlementaire est d’abord déterminé par son
appartenance politique », ajoute Pierre Rosanvallon147
pour montrer en quoi la discipline de parti
entrave considérablement le débat parlementaire. Du fait de leur dépendance totale au gouvernement,
les députés de la majorité ne confronte pas des arguments, ne présentent pas leurs idées personnelles,
leurs convictions, mais se font plutôt les relais de la volonté gouvernementale. S’éloigne en ce sens
l’idéal délibératif du parlement à mesure que les capacités de discussion, de délibération et
d’argumentation s’amenuisent. D’où l’incompréhension de plusieurs députés de la majorité actuelle
que l’on qualifie de « frondeurs » pour le seul fait qu’ils affirment leur désaccord à l’encontre de
« certaines » décisions du gouvernement – des décisions par ailleurs contraires à leurs engagements de
campagne. Ainsi, lorsqu’on lui reproche de voter contre l’avis du Président de la République, Pouria
Amirshahi répond, en fervent défenseur du principe de séparation des pouvoirs, qu’il fait partie du
pouvoir législatif et qu’il n’est donc pas un porte-parole du pouvoir exécutif. Laurent Baumel poursuit
dans la même ligne : « la domination repose largement sur le consentement des dominés eux-mêmes.
Le déroulement des discussion à l’Assemblée nationale est ainsi structuré par toute une série de rites
manifestant la soumission volontaire et satisfaite des députés majoritaires à leur gouvernement »148
. Il
146
ibid 55 147
ibid 18 148
ibid 102, p. 46
La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle
63
convient de souligner l’exemple d’autodestruction délibérée du droit d’amendement dans lequel le
député défend, dans un premier temps, son amendement avec conviction, puis, dans un second temps,
après avis défavorable du ministre et du rapporteur, le retire en bon soldat. Si toutefois, le député
décidait de ne pas retirer son amendement et que ce dernier était susceptible d’être adopté en séance, le
ministre a la possibilité de la suspendre pour rappeler à l’ordre le député récalcitrant dans les couloirs
de l’Assemblée nationale. Ainsi va le débat démocratique dans l’enceinte du Parlement, ainsi va la
liberté de décision des parlementaires qui pourtant est érigée en principe fondateur de la démocratie
française dans le titre IV de la Constitution de 1958.
Suite à ce propos liminaire sur le parlementarisme rationalisé, son avènement au début de la
Vème République puis son apprentissage et son intériorisation par les parlementaires eux-mêmes, il
convient à présent de présenter et d’analyser dans le détail l’architecture, savamment pensée, de la
rationalisation du parlementarisme pour en démontrer les effets néfastes sur la vie démocratique du
pays. Alors que le Parlement demeure un acteur démocratique incontournable – par ses fonctions de
représentation, de contrôle et de décision, par le débat démocratique organisé en son sein où
s’affrontent la majorité et l’opposition parlementaires –, de Gaulle décida de contraindre son
impérialisme et d’anéantir le régime des partis dont il avait horreur, mais s’employa en même temps à
construire un système empêchant, tout simplement, le Parlement d’exister. Avant toute chose, il suffit
de mettre en parallèle l’article 24 de notre Constitution et la réalité pour déceler un immense décalage :
« Le Parlement vote la loi. Il contrôle l’action du Gouvernement. Il évalue les politiques publiques ».
En ce sens, le texte de 1958 consacre, en théorie, les trois missions principales du Parlement, à savoir
la décision, le contrôle et l’évaluation.
Premièrement, la conduite effective du pouvoir contredit la théorie classique du régime
représentatif voulant que les représentants du peuple délibèrent, fabriquent et votent les lois ainsi que
le budget. Ce portrait idéalisé repose sur des suppositions que la pratique a réduites à néant. En effet,
Yves Mény rappelle que « le Parlement n’a ni la compétence ni les moyens de faire la loi. Il ne
dispose ni de son temps ni de son ordre du jour. Son indépendance n’est qu’un mot »149
. Actuellement,
le Parlement n’a pas les moyens (ou la volonté) de préparer des propositions de loi et – quand bien
même il y parvenait – de les adopter. Cette fonction d’initiative législative est pleinement entre les
mains du gouvernement, à l’inverse des dispositions de l’article 39 concluant que « l’initiative des lois
appartient concurremment au Premier ministre et aux membres du Parlement ». Cependant, selon
Guy Carcassonne, cette disproportion entre projets de loi et propositions de loi est pour le moins
« normale », pour ne pas dire « légitime ». Il ne convient donc pas de s’en inquiéter et de tenter d’en
apporter des solutions. « Dans toutes les démocraties modernes, les projets sont à l’origine de plus de
149
ibid 55
La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle
64
80% des lois. Dans toutes les démocraties modernes, l’exécutif est mieux outillé que le législatif pour
préparer des textes. Dans toutes les démocraties modernes, le pacte majoritaire conduit les
parlementaires à laisser au gouvernement qu’ils soutiennent le soin de conduire la politique voulue en
commun »150
. Voir dans ce déséquilibre un indicateur de l’abaissement du Parlement est donc
particulièrement insensé pour Guy Carcassonne. Effectivement, il est logique que le gouvernement ait
une prépondérance dans l’initiative législative afin de mettre en œuvre le programme pour lequel il a
était nommé, même si le Parlement devrait tout de même détenir les moyens de proposer et d’adopter
les lois qu’ils jugent nécessaire. Or, le problème n’est pas tant dans cette disproportion, mais plutôt
dans l’incapacité du Parlement à négocier, débattre, amender ou rejeter les projets de loi du
gouvernement. D’une part, le domaine de la loi est défini restrictivement par l’article 34 ainsi que par
la concurrence du pouvoir réglementaire (article 37) et du recours illimité aux ordonnances (article
38). En effet, la combinaison des articles 34 et 37 reflète une révolution par rapport à la conception
traditionnelle de la procédure législative. A partir de 1958, les domaines de compétence de la loi sont
encadrés par la Constitution et, par ce biais, disparait la souveraineté du Parlement. « Réputée
expression de la volonté générale, la loi n’avait connu aucune véritable limite, ce qui lui permettait de
légiférer sur tout et à n’importe quel moment. […] [Aujourd’hui] il ne lui suffit plus de vouloir pour
pouvoir. Son champ d’action est circonscrit, et divers moyens sont prévus pour l’y cantonner » (Guy
Carcassonne)151
. Cependant, il faut nuancer cette restriction du domaine de la loi, car cette délimitation
a peu à peu été oubliée, le Parlement légiférant dans des domaines non inscrit dans l’article 34.
Inversement, le domaine du règlement s’est, lui aussi, considérablement élargi, la délimitation des
articles 34 et 37 devenant de plus en plus poreuse. Mais la loi est aussi concurrencée par le référendum
(certes moins fréquemment), les décisions des collectivités territoriales et les résolutions de l’Union
européenne. La loi doit aussi subir les conséquences de la personnalisation de la vie politique et de
l’égo surdimensionné de ministres jugeant indispensable d’attacher leur nom à une loi afin de laisser
une trace de leur passage au gouvernement. Dès lors, selon Guy Carcassonne, désormais, « la
demande de loi est devenue incontrôlée, l’inflation législative a suivi, le genre régressant en qualité
au rythme auquel il progresse en quantité. On légifère par réflexe plus que par raison, rares sont les
lois pensées. Des textes préparés à la hâte et adoptés dans la précipitation révèlent très vite des
malfaçons que sont supposés corriger d’autres textes préparés à la hâte et adoptés dans la
précipitation, qui eux-mêmes… »152
. D’autre part, le droit d’amendement des parlementaires est
excessivement restreint par le principe de l’irrecevabilité financière consacrée par l’article 40 de la
Constitution (« Les propositions et amendements formulés par les membres du Parlement ne sont pas
recevables lorsque leur adoption aurait pour conséquences soit une diminution des ressources
150
ibid 52, p. 201 151
ibid 52, p. 179-180 152
ibid 52, p. 185
La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle
65
publiques, soit la création ou l’aggravation d’une charge publique »). Ainsi, les amendements
contrevenants à ce principe ne sont ni examinés, ni votés, ni mêmes distribués. Ils ne passent pas le
filtre de la Commission des finances utilisant l’irrecevabilité financière démesurément. Elle est
absolue, mais de manière générale, toute loi (ou tout amendement) peut être jugée coûteuse, entraînant
par conséquent une hausse de la dépense publique. L’application outrancière de l’article 40 s’est
parfois révélée absurde, à l’image de René Pleven, Garde des Sceaux, qui jugea irrecevable la
proposition d’un député de supprimer la peine de mort pour le simple motif que l’emprisonnement (en
remplacement de l’exécution) augmenterait la dépense publique de l’administration pénitentiaire. De
plus, les parlementaires se sont vu retirer leur mission historique de vote du budget. En véritable
simulacre, le vote de la loi de finances reflète l’essentiel de leur compétence en la matière (c’est dire la
faible capacité du Parlement à jouer sur la politique budgétaire du pays). Ce constat s’aggrave lorsque
l’on analyse la reconduction de 95% du budget d’une année sur l’autre, les 5% restants étant consacrés
au remboursement de la dette publique. Les choix budgétaires du gouvernement n’impliquent donc
jamais la consultation des parlementaires (il en va de même pour la politique internationale). Enfin, le
gouvernement dispose de deux armes redoutables pour contraindre le Parlement d’adopter les textes de
loi sans les modifier, ni même les débattre : le recours au vote bloqué et la mise en jeu de la
responsabilité gouvernementale sur le vote d’un texte (plus connue sous le nom de 49-3). Concernant
l’utilisation du vote bloqué, le gouvernement interpelle les parlementaires en leur demandant de
statuer sur l’intégralité (ou une partie) d’un projet de loi, par le biais d’un vote unique, en ne prenant
en compte que les amendements gouvernementaux. Cette arme, permettant d’ « éviter que le texte
initial ne soit défiguré ou dénaturé au cours de la discussion » (Arnaud Montebourg et Bastien
François)153
, réduit considérablement le rôle et l’influence du Parlement dans le processus législatif
qui, pourtant, est de son ressort. S’agissant du 49-3 à présent, ce dispositif permet au gouvernement de
mettre en jeu la responsabilité du gouvernement sur le vote d’un projet de loi. On pourrait croire que
son utilisation reflète une prise de risque, de la part du Premier ministre, de voir le gouvernement
tomber et avec lui le texte de loi en question. Cependant, cette arme (une nouvelle bizarrerie unique au
monde) n’a jamais entraîné le renversement d’un gouvernement, mais a plutôt permis de discipliner la
majorité parlementaire. Toute la perversité, tout le vice de cette procédure résident dans le fait qu’elle
n’est utilisée que pour couper court au débat démocratique, pour éviter que les parlementaires ne
fassent ce pour quoi ils ont été élus (c’est-à-dire délibérer, amender un texte de loi, confronter des
arguments, …), pour les contraindre (plutôt que de les convaincre) à adopter une loi qui peut aller à
l’encontre des convictions de certains, et non pour mettre un terme à une procédure législative qui
s’enlise et retarde le calendrier gouvernemental. Guy Carcassonne y a alors apporté toute sa lumière
pour décrire avec splendeur une arme d’une noirceur infinie, allant par ailleurs dans le sens de ceux
153
ibid 68
La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle
66
que l’on nomme les « frondeurs » dans le cas de la loi El Khomri : les députés de la majorité « n’ont
d’alternative qu’entre se résigner à ce à quoi ils rechignent, ou bien ouvrir une crise grave qui, de
plus, peut conduire à la mise en cause de leur propre survie par la dissolution. Jusqu’ici, ils ont
toujours choisi la première solution. […] Le Problème était celui de cette dérive qui avait vu se
banaliser une arme dont l’utilisation devait rester exceptionnelle. Elle était faite pour des
gouvernements fragiles, elle fut utilisée par des gouvernements forts d’une large majorité, qu’ils
étaient pourtant incapables de convaincre. Elle était faite pour conclure un débat qui ne pouvait
aboutir autrement, elle fut utilisée pour y couper court. Elle était faite pour mettre les députés devant
leurs responsabilités, elle fut utilisée pour les en soulager ou affranchir le gouvernement des siennes.
[…] [Elle] contribue à entretenir l’idée répandue chez les députés, qu’il est vain de contrarier le
gouvernement puisque celui-ci aura toujours le dernier mot grâce à cette arme »154
. Autre exemple
fondamental de restriction du rôle du Parlement dans la procédure législative, la limitation à six du
nombre des commissions parlementaires a entraîné une limitation en retour de leur spécialisation.
Tous les projets de loi passant devant les différentes commissions compétentes, ces dernières sont vite
débordées, ce qui contraint leur temps d’analyse et d’amendement des lois et restreint
considérablement la qualité du travail parlementaire et, partant, la qualité de la législation française
également. En somme, la fonction décisionnelle, le volontarisme politique et la force de la conviction
des parlementaires se retrouvent particulièrement amoindris dans la procédure législative.
Deuxièmement, le Parlement de la Vème République apparaît incapable de remplir sa mission
de contrôle du gouvernement et son corollaire, l’évaluation des politiques gouvernementales. Dans la
tradition démocratique héritée de deux cents ans d’histoire du parlementarisme, l’une des fonctions
principales du Parlement était de contrôler les décisions du gouvernement – un gouvernement par
ailleurs responsable devant le Parlement. « Contrôle et évaluation – y compris de la législation elle-
même, trop souvent adoptée dans la précipitation et sans réflexion – ont été les parents pauvres de la
Vème République » va jusqu’à déclarer Guy Carcassonne155
. Pourtant, l’article 24 de la Constitution
fait expressément mention de cette double mission du Parlement. Cependant, à l’inverse de leurs
homologues européens, les parlementaires français ne mobilisent que trop peu leur temps de travail à
l’évaluation des politiques publiques. En effet, c’est incontestablement dans le domaine du contrôle de
l’action du gouvernement que les parlementaires se sont le moins bien adaptés aux transformations
institutionnelles de la Vème République ainsi qu’à l’évolution des mœurs et des manières de
gouverner au cours de la fin du XXème et du début du XXIème siècle. Théoriquement, le contrôle
peut prendre diverses formes. Il peut s’agir, d’une part, d’un contrôle purement et simplement partisan
en ce qu’il reflète la critique de l’action gouvernementale par les parlementaires de l’opposition et la
154
ibid 52, p. 254 155
ibid 52, p. 141
La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle
67
présentation de contre-propositions, de points de vue antagonistes sur la conduite des affaires du pays.
Cependant, les parlementaires de l’opposition se gardent bien de prendre le risque de faire des
propositions, car, dépourvus de pouvoirs constitutionnels propres et de pouvoirs de sanction, ils
demeurent dans une position confortable et limitent ainsi leur action à la simple critique. Mais malheur
à ceux qui tenteraient d’approuver les initiatives de la majorité parlementaire et du gouvernement :
légitime comme illégitime la critique doit être totale et permanente durant l’intégralité du quinquennat.
D’autre part, après le contrôle « inoffensif » de l’opposition, les parlementaires ont aussi les moyens
de contrôler le gouvernement en le sanctionnant, un fait rarissime pour ne pas dire impossible tant que
la discipline majoritaire entravera le volontarisme des parlementaires. Dans le cas de l’utilisation de
l’article 49-3 concernant la loi El Khomri, les frondeurs et les députés d’extrême gauche ont préféré
déposer leur propre motion de censure, tout en sachant qu’ils ne rassembleraient pas les 58 signatures
nécessaires (sans doute ont-ils fait exprès de ne pas les rassembler), plutôt que de franchir le Rubicon
en votant la motion de censure déposée par l’opposition de droite qui aurait entraîné sans nul doute le
renversement du gouvernement. Selon Yves Mény, « on ne conçoit pas un régime parlementaire sans
[la question de confiance et la motion de censure], mais en même temps, on ne se fait guère d’illusion
sur leur impact »156
. En effet, la motion de censure de gauche n’a eu qu’un effet dissuasif limité auprès
du gouvernement, celui-ci allant jusqu’à menacer les frondeurs d’une éviction du Parti socialiste.
Mais, même dans ce cas extrême, cette procédure n’eut aucun impact sur le gouvernement, d’une part,
la motion de censure de gauche n’a pas abouti et, d’autre part, le projet de loi est resté inchangé. Ce
mode de contrôle politique du gouvernement est donc englué dans le système majoritaire que les
parlementaires eux-mêmes ont intériorisé. Qu’une majorité parlementaire soutienne de manière
générale son gouvernement est une donnée essentielle. Cependant, que le gouvernement soit
intouchable au point qu’il contraigne les députés de la majorité parlementaire à approuver toutes ses
décisions sans les débattre, ni même modifier les dispositions pour lesquelles ils sont en désaccord, est
devenue excessif, destructeur et, surtout, anti-démocratique. Dès lors, pour résumer ces deux premiers
types de contrôle du gouvernement par le Parlement, la fameuse citation de Laurent Fabius est un
passage inévitable : « L’Assemblée nationale, c’est simple. Si tu es dans l’opposition, tu ne peux pas
l’ouvrir, et si tu es dans la majorité, on te demande de la fermer ». Le rôle politique du parlement est
par conséquent pure fiction : il délègue la quasi-totalité de son pouvoir d’initiative des lois au
gouvernement, et se contente d’adopter les décisions de ce dernier sans intervenir de manière
déterminante dans le processus législatif. Paul Alliès déclare alors qu’ « on ne s’étonnera pas que les
citoyens finissent par s’en apercevoir et fassent preuve de plus en plus de scepticisme à l’égard de la
démocratie pluraliste »157
et, partant, à l’égard des parlementaires. Il est donc impossible de rendre au
Parlement, majorité comme opposition, les moyens de peser sur les décisions qui font le quotidien des
156
ibid 55 157
ibid 94, p. 24
La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle
68
Français, sans remettre en cause, ne serait-ce que timidement, les principes de la discipline de parti et
du fait majoritaire. Enfin, un troisième type de contrôle de l’action du gouvernement – plus subtil et
moins fréquent, plus complexe et moins médiatique, mais tout aussi noble – requiert beaucoup de
travail et d’énergie, d’abnégation et de volonté : il s’agit de contrôles et d’évaluations ponctuels sur
certaines actions précises du gouvernement par diverses voies, telles que les questions écrites, la
participation active aux commissions d’enquête ou de contrôle, aux rapports des commissions
sectorielles, aux missions d’études, aux auditions, … Les députés, par le biais de leur mission de
contrôle, assurent le suivi de la mise en œuvre et de l’exécution de la loi, ainsi que son impact. La
qualité de l’évaluation des politiques publiques reflète un des principaux critères permettant de juger
de la modernité et de la performance du pouvoir législatif. Or, ce type de contrôle ne saurait être
efficient (ou suffisant) tant que l’esprit partisan prévaut sur la réflexion, sur l’argumentaire, sur une
investigation honnête et complète. Aujourd’hui, les députés sont démunis et n’ont pas les capacités
pour entreprendre une évaluation complète des politiques publiques.
L’analyse et l’inventaire des « tares » du parlementarisme rationalisé ne peuvent pas non plus
nier les incohérences et les perversions démocratiques inhérentes au fonctionnement de la deuxième
chambre du Parlement, à savoir le Sénat. Gérontocratie, cumul des mandats, irresponsabilité,
éloignement des citoyens, … le Sénat concentre de nombreuses anomalies démocratiques que les
Français relèvent et critiquent de plus en plus. La question du devenir de cette deuxième chambre du
Parlement doit donc se poser, tout comme celle de son maintien, au vue des dysfonctionnements
incessants du bicaméralisme français. Au lieu de favoriser le débat et la participation des citoyens à la
vie politique, le Sénat et le bicaméralisme entraînent blocages de la fonction délibérative du Parlement
et incompréhension des citoyens quant à la complexité de la navette parlementaire et l’illégitimité
d’une assemblée qu’ils n’ont pas eux-mêmes désignée. Ainsi, une rénovation du bicaméralisme
français paraît inévitable pour redonner sens au pouvoir législatif aux yeux des Français et garantir les
moyens de mettre en œuvre les prérogatives qui sont les siennes de manière coordonnée et non
contradictoire. Les propositions ne manquent pas concernant une réorientation du fonctionnement et
de l’organisation du bicaméralisme français, mais les réformes peinent à voir le jour depuis l’échec de
Charles de Gaulle en 1969. Alors que plusieurs pays se sont lancés dans une réorganisation du
bicaméralisme, tout en le conservant, en abaissant les pouvoirs de la chambre basse, à l’instar de
l’Italie, la France, elle aussi, doit se lancer dans le débat du devenir du Parlement plutôt que de
sombrer dans un immobilisme qui attise tous les jours un peu plus les critiques de citoyens qui ne
comprennent pas le rôle du Sénat, sa légitimité dans le vote des lois et celle des sénateurs dont
l’élection leur échappe. Tandis que, jusqu’à présent, on a demandé aux Français de choisir entre un
parlement monocaméral et un parlement bicaméral, il conviendrait de s’intéresser aux pouvoirs réels
du Parlement, à son organisation et à sa légitimité dans l’exercice du pouvoir législatif. Il s’agira donc
La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle
69
d’explorer les différentes options de réforme et de modernisation du bicaméralisme français pour
avancer les orientations souhaitables et nécessaires.
Un Parlement qui s’autodétruit tant objectivement dans la pratique réelle du
pouvoir que subjectivement aux yeux des Français par des défauts d’exemplarité et
de représentativité
Les parlementaires seraient donc ces représentants de la Nation auxquels la Constitution de
1958 (par les dispositifs du parlementarisme rationalisé et la concurrence entre les deux chambres du
Parlement) et ses évolutions (le fait majoritaire, l’inversion du calendrier électoral, …) auraient
contraint leurs pouvoirs, corseté leurs marges de manœuvre et privé de moyens de réaliser les missions
pour lesquelles ils ont été élus. Pourtant, il ne faut pas conclure hâtivement à un tel constat. Certes, la
Constitution de la Vème République et l’héritage gaulliste pèsent lourd dans l’équilibre des pouvoirs
tel qu’institué dans ce parlementarisme rationalisé, que je décris dans ces quelques paragraphes
précédents, mais les députés et leur extrême docilité ont joué un rôle considérable dans cette
affaiblissement de l’Assemblée nationale. La façon par laquelle le gouvernement traite cavalièrement
la Chambre haute du Parlement n’est donc pas la seule cause de cette dérive du parlementarisme
rationalisé. Entre aussi en jeu ce que Yves Mény appelle l’ « auto-flagellation » des députés158
.
Guy Carcassonne va encore plus loin. Selon le constitutionnaliste français, les députés
détiennent tous les pouvoirs possibles et inimaginables, sans exception. Alors qu’ils détiennent autant
voire plus de pouvoirs que leurs homologues des régimes parlementaires voisins, les députés français
ne s’en saisissent pas. « C’est le serpent qui se mord la queue ! Le Parlement a un droit de vie ou de
mort sur la loi, sur le gouvernement, un droit illimité d’interpeller le gouvernement, d’amender la loi,
de voter ou non le budget, d’allouer les crédits, de contrôler la totalité des administrations, … […] Le
problème réside dans le fait que les parlementaires sont à ce point aliénés à la volonté
gouvernementale qu’ils n’ont pas conscience de la puissance phénoménale qui est la leur, et ne se
trouvent que quelques uns en séance. S’ils étaient plus nombreux à être présents, ils prendraient
conscience de la réalité de leur pouvoir et seraient en mesure de l’exercer. N’étant pas nombreux, ils
n’en ont pas conscience. N’en ayant pas conscience, ils ne sont pas nombreux. Voilà la raison pour
laquelle le Parlement est mué »159
. En effet, comme le souligne Guy Carcassonne, l’absentéisme des
députés est une des causes principales de cet affaiblissement de l’Assemblée nationale. Il est bon ton
de répéter toujours les mêmes arguments pour le moins discutable. D’un côté, lorsqu’on dit qu’ils sont
présents au moins deux jours par semaine, il convient de rectifier cette affirmation. En effet, pour une
écrasante majorité, ils sont présents à l’Assemblée nationale à partir du mardi matin, lors de la réunion
158
ibid 55 159
ibid 98
La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle
70
de groupe, jusqu’au mercredi après-midi, lors des séances de questions au gouvernement, après quoi
ils se « volatilisent ». En somme, leur présence équivaut à une trentaine d’heure maximum… D’un
autre côté, lorsqu’on dit que s’ils ne sont pas dans l’hémicycle, ils sont tout de même présents en
commission. Ceux qui répondent trop facilement avec cette excuse, qui semble indépassable à
première vue, oublient néanmoins que le journal officiel rend compte de la présence des députés en
commission et démontre que le travail en commission n’est l’apanage que d’une minorité de députés.
Le cumul des mandats et l’enracinement local qui en découle amènent les députés cumulards à
privilégier les sollicitations au niveau local dans leur circonscription, ainsi que leur mandat local, au
détriment de leurs fonctions législatives qu’ils négligent, à l’exception des retransmissions
télévisuelles des mardis et mercredis après-midi. Enfin, dernièrement, lorsqu’on dit que seuls les
députés intéressés et compétents doivent intervenir et affirmer leur présence dans l’hémicycle par des
expertises parlementaires de qualités que les députés non concernés ne peuvent offrir à l’auditoire, que
ces députés compétents sont les seuls à même de fournir un travail de qualité tandis que les autres
députés nuiraient à la bonne tenue et à l’efficacité des débats, il faut alors souligner qu’heureusement
seuls ces grands sages travaillent à l’élaboration de la législation française, et pour preuve, elle est
d’une admirable qualité ! Sortons un instant de l’ironie pour montrer tout ce qu’il y a de plus absurde
dans cette tentative de légitimation de l’absence de la quasi-totalité des députés en séance. Guy
Carcassonne parvient d’ailleurs à démontrer la nécessité que chaque député, et pas seulement les
« spécialistes », participe dans l’élaboration de la législation, en affirmant que « le rôle d’une
assemblée, la vertu admirable, parfois magique, d’une assemblée, réside dans l’intervention du huron,
l’intervention de l’homme de bon sens. Une loi ne doit jamais être faite entre les seuls spécialistes.
Que les spécialistes y contribuent et y pèsent d’un poids essentiel, soit. Mais, de grâce, que les non-
spécialistes qui sont évidemment des parlementaires et qui sont comptables de leur population et d’un
certain nombre de réalités puissent le faire ! »160
. Rien, pas même ces trois argumentaires
irrecevables, ne pourront légitimer l’absentéisme des parlementaires français, cet absentéisme qui
nourrit l’affaiblissement du Parlement français dans ces rapports de force avec le pouvoir exécutif.
Yves Mény en conclue que « la diminutio capitis de la représentation nationale n’eut pas été si
profonde et si constante si les députés eux-mêmes n’avaient pas prêté la main à l’opération »161
.
Les pouvoirs des députés pourront toujours être étendus, mais pour quoi faire de plus ? La
culture de la soumission est à ce point déterminante dans le travail des députés, qu’ils se sentent
dépossédés, s’abstiennent de remplir leurs missions et ne se saisissent pas des moyens d’exister. En
2008, la réforme constitutionnelle, même si son impact fut plus limité que ce qu’ont affirmé les
participants au groupe de travail, a offert aux représentants de la Nation de jouer un rôle plus
160
ibid 98 161
ibid 55
La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle
71
important dans les affaires du pays (réglementation de l’utilisation de l’article 49-3, accroissement du
pouvoir des commissions sectorielles, davantage de marges de manœuvre dans la fixation de l’ordre
du jour, contrôle du pouvoir de nomination, possibilité de mettre fin à l’engagement des forces armées
françaises, l’élaboration d’études d’impact accompagnant les projets de loi afin que soit expliqué
pourquoi la législation actuelle doit être modifiée, …). En outre, la fin du cumul d’un mandat national
et d’un mandat local permettra, à compter de 2017, d’avoir (espérons-le) des députés de plein exercice.
Si elles ne remettent pas en cause l’essence de la Vème République, c'est-à-dire la suprématie du
pouvoir exécutif et sa domination sur le pouvoir législatif, les députés pourront se saisir de ces
avancées afin de s’investir davantage et de manière plus efficace et mieux organisée. En effet, les
institutions de la Vème République demeurent inchangées, mais les textes ne régissent pas tout, la
pratique politique étant aussi importante. Depuis 1958, cette culture de l’exécutif, cette culture de la
soumission des députés, s’est développée, renforcée et diffusée durant les renouvellements de la
Chambre haute du Parlement. Cependant, avec un tel renouvellement de l’hémicycle, lors des
élections législatives de 2012, les citoyens étaient en droit d’attendre davantage de leurs représentants
et surtout avaient l’espoir d’avoir des représentants revendiquant haut et fort leur puissance et non des
représentants englués dans les logiques de discipline de parti. Une nouvelle fois les espoirs laissèrent
place à la déception au vu de la docilité des députés de la majorité parlementaire de la XIVème
législature. Les élections législatives de 2017 reflèteront-elles donc ce grand renouvellement de la
classe politique tant attendue, ce grand changement dans la manière de penser la fonction et
l’indépendance parlementaires ? Sans être pessimiste, rien n’est moins sûr.
Alors qu’une grande partie des députés de la majorité votent machinalement les textes du
gouvernement, d’autres, les frondeurs (occasionnels ou inconditionnels), lorsqu’ils sont en désaccord
avec un projet de loi du gouvernement, s’abstiennent mais ne votent pas contre. Du moins, c’est ce
qu’ils ont toujours décidé de faire jusqu’au projet de loi El Khomri pour lequel ils étaient partagés
entre l’abstention et le vote négatif, ce qui a poussé Manuel Valls à utiliser le 49-3. Entre le vote
militaire et docile, les tentatives limités d’amender les projets de loi dans des aspects minimes, et le
vote négatif ou l’abstention pour marquer l’opposition à une loi qui n’a jamais fait l’objet
d’engagement de campagne devant les électeurs, les députés de la majorité se déchirent, la situation
étant propice au passage en force et au déni de démocratie. Comme le rappelle Edouard Balladur,
« pour que les gens aient envie d’exercer un pouvoir, il faut qu’ils aient le sentiment d’exercer ce
pouvoir et qu’ils le détiennent »162
. Guy Carcassonne l’a montré, les députés détiennent ce pouvoir
(même s’il est en grande partie contraint par divers dispositifs), mais, pour beaucoup d’entre eux,
n’ont pas le sentiment de l’exercer ou n’ont pas envie de l’exercer, au vue de l’action (ou plutôt
l’inaction) de nombreux députés de la majorité parlementaire. En effet, les députés de la majorité sont
162
ibid 98
La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle
72
à ce point aliénés à la culture de la soumission sans discussion au gouvernement qu’ils ont une image
restrictive de leurs pouvoirs, de leurs marges de manœuvre et des moyens de réaliser les missions qui
sont les leurs. Le constitutionnaliste français résume parfaitement cette soumission acceptée des
députés français, une citation qui a nourri ma vision des choses : « En Allemagne, en Espagne, quand
il y a plusieurs centaines de députés présents en séance, plusieurs dizaines de députés présents en
commissions, quand le ministre vient déposer son projet, il passe un moment autrement plus difficile
que quand le ministre français vient déposer son projet à l’Assemblée nationale devant des députés de
la majorité tétanisés et des députés de l’opposition montés sur des ressorts, chacun étant ainsi
condamné à son rôle convenu dont il ne sort pas »163
. Le Parlement français ne peut pas demeurer
cette chambre d’enregistrement docile au possible, mais doit faire prévaloir son pouvoir de
délibération des lois du gouvernement pour chercher non pas un renoncement de ce dernier ou, à
l’inverse, un passage en force, mais plutôt une concertation afin d’aboutir à une position commune
(rendue possible par l’évolution du pouvoir exécutif développée précédemment et par celle du pouvoir
législatif introduite en ces termes). En effet, le rapport de force entre exécutif et législatif ne doit pas
se résumer au « tout ou rien » que nous impose le gouvernement Valls depuis son avènement, à savoir
« tout » concernant, par exemple, la loi El Khomri appuyée par trois 49-3, et « rien » s’agissant, par
exemple, de la réforme constitutionnelle relative à l’état d’urgence ou à la déchéance de nationalité
(sans toutefois prendre de parti pris). Laurent Baumel, député de la majorité, décrit de l’intérieur cette
autodestruction des députés en rappelant qu’ils « se sont auto-convaincus qu’une rupture de la
discipline majoritaire débouche obligatoirement sur un grave désordre politique, nuisible à leur
propre camp. L’enjeu est d’arriver à admettre que la présomption de confiance qui doit évidemment
continuer de les lier, lorsqu’ils appartienne à la majorité, au président et au gouvernement ne leur
impose pas d’accorder, par avance, un soutien inconditionnel à tous les projets du gouvernement, ni
d’accepter d’être mis, comme les électeurs, devant le fait accompli de changements d’orientation
entérinés dans les cercles restreints du pouvoir où les membres les plus influents sont souvent
dépourvus de toute légitimité électorale. La possibilité d’assumer, le cas échéant, des divergences de
vue entre le gouvernement et les députés de son camp offrirait d’ailleurs des espaces de libertés aux
députés de l’opposition qui pourraient eux-mêmes, de temps à autre, transgresser la stérilité de
l’affrontement mécanique des blocs, dont la fameuse séance des questions au gouvernement offre une
illustration parfois bien navrante, pour accorder, en sens inverse, leur soutien à des choix
gouvernementaux qu’ils approuvent sur le fond »164
. Des évolutions seront proposées dans les
développements suivants afin de donner au Parlement les moyens d’exister dans l’élaboration des
politiques publiques mais aussi de demeurer un réel pouvoir législatif capable de faire entendre sa voix
163
ibid 98 164
ibid 102, p. 88
La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle
73
sur le long terme, mais encore faut-il que les parlementaires s’en saisissent afin que ces évolutions ne
soient, comme les précédentes, tombées dans l’oubli et dans la culture de la soumission du Parlement.
Les députés voient cette situation de soumission comme allant de soi, comme un fait contre
lequel il est vain de s’engager, stigmatisant par la même ceux qui seraient tentés de sortir du rang.
Mais les députés ne voient-ils pas que c’est leur image et celle de la noble institution qu’ils ont
l’honneur de représenter devant leurs concitoyens, qu’ils dégradent jour après jour en ne remplissant
que trop peu les missions pour lesquelles ils ont été élus, en ne respectant pas le contrat qu’ils ont
passé avec les électeurs, et pire (avec une approche populiste mais pour le moins légitime au vu du
sentiment général demeurant dans la population française) en ne faisant pas ce pourquoi ils sont payés
par les impôts des français ? En effet, aujourd’hui, les Français ont de plus en plus de mal à
comprendre ce qui légitime la rémunération des députés, sachant qu’il est dès lors convenu qu’ils
n’ont plus aucun pouvoir, ou plutôt qu’ils ne s’en saisissent pas, voire qu’ils cultivent l’absentéisme
chronique et qu’ils s’adonnent à crier, huer, lire le journal, jouer sur leur portable, etc. lorsqu’ils sont
en séance. Il est vrai que, à l’heure où la pression fiscale sur les foyers français est à son paroxysme,
des économies sont à chercher n’importe où, alors pourquoi pas au Parlement ? C’est ce que pensent
de nombreux Français aujourd’hui, alors que se creuse chaque jour un immense gouffre entre des
représentants coupés de leurs représentés et des citoyens appelant à davantage d’exemplarité chez ceux
qu’ils élisent. Ici réside une des causes de l’essoufflement démocratique que la France connaît
actuellement. Plutôt que de tenter de faire des économies sur la démocratie, il convient de redorer
l’idéal démocratique présent à différents degrés dans le cœur des Français, il convient d’exiger une
exemplarité sans faille dans la façon dont les députés remplissent leurs fonctions, il convient de poser
des règles, à défaut qu’une prise de conscience des députés aille de soi, pour cultiver cette exemplarité,
qu’elle rentre dans les mœurs par le biais d’un cercle vertueux entre, d’un côté, une pratique
respectueuse, responsable et redevable de la fonction parlementaire et, de l’autre côté, un attachement
plus prononcé des citoyens français à la démocratie délibérative et au rôle du Parlement. Bien sûr
l’instauration d’un système de règles pour contraindre les députés de modifier leur comportement
paraît inefficiente, mais la chaîne d’irresponsabilité qui horrifie les Français, partant du Président de la
République et se diffusant à l’ensemble de la classe politique française, est telle qu’il faut agir. La
prise de conscience et le changement volontaire sont très certainement préférables à la contrainte, mais
dans cette jungle sans règle, l’instauration de règles et leur force persuasive seront vu d’un très bon œil
chez les citoyens français. En effet, j’ai l’intime conviction, comme bon nombre de français, qu’aucun
changement ne se fera sans la mise en place de règles et de sanctions. Les députés ne feront pas
l’effort d’eux-mêmes. Comme le rappelle Matthias Fekl, « la démocratie suppose la confiance. C’est
le sens de la nécessaire moralisation de notre vie publique et de l’exigence d’exemplarité : à l’heure
où les Français consentent beaucoup d’efforts, ils sont plus que jamais en droit d’en attendre autant
La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle
74
de leurs élus et, plus généralement, de leurs élites »165
. Ces dernières années, l’indemnité
représentative de frais de mandat (IRFM) fait beaucoup débat. Or, les citoyens français
comprendraient réellement sa légitimité si certaines règles sont mises en place, à propos de
l’absentéisme et du comportement des députés par exemple, mais aussi de l’usage de cette IRFM, et de
la prévention des conflits d’intérêts. L’exemplarité est donc une denrée rare en politique. Il ne faut pas
seulement qu’elle devienne un simple principe réduit à néant par la pratique du pouvoir, mais plutôt
une règle, une condition pour pouvoir représenter le peuple ou pour continuer à le représenter.
Comment comprendre qu’un jeune SDF, volant un paquet de pates et un paquet de riz, soit sanctionné
de deux mois de prison ferme, alors que l’hémicycle du Palais Bourbon reçoit la visite hebdomadaire
de députés (Patrick Balkany et Sylvie Andrieux par exemple) qui n’ont rien n’exemplaire, si ce n’est
leur obstination à rester en place, malgré le discrédit dont ils souffrent, malgré les peines que la justice
leur a infligés, malgré le déshonneur républicain dont ils font l’objet. Les exemples ne manquent pas,
pourtant rien n’est fait pour que cela change.
En outre, mon propos liminaire dans cette réflexion qui est mienne sur les réponses à donner à
la crise démocratique française m’a amené à développer plusieurs pistes sur le manque de
représentativité des dirigeants politiques, et notamment de ceux que l’on appelle les représentants de la
Nation, les députés. Symboles de la démocratie représentative, ils reçoivent un mandat de leurs
électeurs et, partant, un « permis de gouverner » comme le souligne Pierre Rosanvallon, mais un
permis qui n’est pas assorti d’un « code de gouvernement avec des sanctions »166
. Comme nous
venons de le montrer, le devoir d’exemplarité des élus nécessite de fixer des règles. Mais leur manque
de représentativité ne peut pas être sanctionné. Cet autre facteur qui nourrit l’exaspération citoyenne à
l’égard de la démocratie française trouve sa source lors de l’élection, et même avant les élections, lors
de l’investiture des candidats par les partis politiques. C’est donc en amont des élections qu’il faut
introduire des dispositifs permettant de bénéficier d’une assemblée plus représentative de l’ensemble
des citoyens dans leur diversité. Effectivement, en premier lieu, le scrutin uninominal à deux tours
favorise les candidats des grands partis au détriment des petits candidats. En revanche, il permet aux
citoyens de désigner directement qui les représentera dans l’hémicycle du Palais Bourbon. Ainsi, il
permet d’attribuer directement le pouvoir, ce qui crée une certaine relation représentés-représentant
impossible avec d’autres modes de scrutin. Désignation directe des représentants, certes, mais une
désignation qui exclue les petits candidats et avec eux les électeurs qui partagent leurs convictions.
Dans ces circonstances que faire ? Vers où aller pour créer les modalités d’une véritable assemblée
représentative de l’ensemble des opinions ? Mais cette « démocratisation de la démocratie » (Béligh
et Hamdi Nabli) ne s’arrête pas à la représentation de la diversité des opinions car elle suppose aussi
165
ibid 80, p. 72 166
ibid 18
La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle
75
« le renforcement de la représentativité – politique et sociologique – de la représentation
nationale »167
. En effet, l’idée que l’Assemblée nationale est devenue un « club de mâles blancs
bourgeois et sexagénaires » n’est pas vraiment un cliché. Certes, il faut se défère des généralités, mais
une grande part des députés français répondent de ce portrait. Par conséquent, au-delà du mode de
scrutin, et comme il a été fait pour la parité, l’ingénierie constitutionnelle et la comparaison des
dispositifs existants dans les démocraties voisines doivent nous permettre de trouver les moyens de
remédier à ce défaut de représentativité. D’une part, il est indispensable d’ouvrir les chances d’accéder
au poste de député aux jeunes générations, pour un renouvellement de la classe dirigeante du pays. Le
renouvellement, l’alternance, ne doivent plus se faire qu’entre les seules mains des gérontocrates.
D’autre part, l’hémicycle du Palais Bourbon doit être le théâtre dont les acteurs ne sont pas tous
« recrutés » chez les diplômés du supérieur, les fonctionnaires ou les professions libérales. Il est
nécessaire que les ouvriers ou les agriculteurs, par exemple, puissent davantage y avoir accès. Parce
que la France est un vieux pays d’immigration, la population française est riche d’une diversité
culturelle qu’il faut voir fleurir sur la scène politique. En effet, si certaines populations d’origines
étrangères ont été facilement intégrées dans les rangs de l’Assemblée nationale, les diversités visibles
quant à elles, celles issues des dernières vagues d’immigration, n’ont que trop peu accès aux élections
législatives. Comment remédier à ces inégalités d’accès entraînant en retour une inégalité de
représentation ? Bien sûr il est illusoire de penser que l’Assemblée nationale peut être le véritable
miroir de la société française dans son ensemble. Cependant, de nombreux dispositifs peuvent être mis
en place pour permettre des avancées en la matière. Repenser le Parlement de demain c’est donc aussi
ça, répondre aux exigences des citoyens concernant l’exemplarité et la représentativité des
représentants de la Nation ; c’est par conséquent réaffirmer les pouvoirs du Parlement pour qu’il
puisse agir indépendamment dans son rapport de force avec le gouvernement et ainsi couper court à
cette culture de la soumission et à cette « auto-flagellation » des députés ; c’est aussi lui permettre de
redorer son image vis-à-vis des citoyens afin que l’idéal démocratique refleurisse en France dans une
relation de confiance entre représentés et représentants.
Repenser le rôle et le fonctionnement du pouvoir législatif : comment redorer
l’image du Parlement dans un régime novateur ?
En 1962, lors des débats inhérents à la « réforme finale » de Charles de Gaulle, Paul Reynaud
s’exclama dans l’hémicycle du Palais Bourbon pour alerter contre les dérives présidentielles à venir,
celles qui ont fait de la Vème République un régime anti-démocratique dans lequel la décision d’un
seul homme prévaut sur la délibération de la représentation nationale : « Pour nous, républicains, la
167
ibid 20, p. 11
La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle
76
France est ici, au Parlement, et non ailleurs. Depuis 1789, les représentants du peuple savent
qu’ensemble ils sont la Nation et qu’il n’y a pas d’expression plus haute de la volonté du peuple que le
vote qu’ils émettent, après une délibération publique. Monsieur le Premier ministre, allez dire à
l’Elysée que notre administration pour le passé est intacte, mais que cette Assemblée n’est pas assez
dégénérée pour renier la République »168
. Depuis cette intervention magistrale, le Parlement français a
connu une période de silence et d’incapacité entrecoupée de bref moment de rassemblement historique
autour des grandes lois que la Vème République a vu naître.
Reparlementariser la vie politique française ne signifie pas revenir aux fondements du régime
parlementaire de la IVème République, mais plutôt de repenser le rôle et le fonctionnement du pouvoir
législatif avec un regard novateur afin de l’ancrer pleinement dans le régime primo-ministériel
présenté précédemment. Il s’agit par conséquent de supprimer ou modifier certains freins à son action,
de lui donner les moyens de mettre en œuvre les missions qui sont les siennes, de réorganiser le
bicaméralisme pour lui donner tout son sens et de mettre en place des dispositifs permettant une
meilleure représentativité de la population française et une meilleure exemplarité des représentants de
la Nation. Cette volonté de définir un parlement du XXIème siècle se retrouve pleinement dans le
projet de VIème République d’Arnaud Montebourg. En effet, ce nouveau régime qu’il appelle de ses
vœux « rend sa place au Parlement. Non pas par un retour en arrière qui serait dangereux et inutile,
mais en le replaçant au cœur de la vie politique dans le cadre d’un bicaméralisme profondément
rénové. Un Parlement plus représentatif de la diversité des courants d’opinion, des parlementaires
exerçant dorénavant leurs missions à plein temps, un travail parlementaire mieux organisé, plus
transparent, favorisant le débat et l’information des citoyens, une place importante faite à
l’opposition »169
. Le décor est planté, le remodelage du pouvoir législatif doit se faire intégralement.
C’est ce qu’il convient maintenant de présenter.
1. La question du bicaméralisme : quel devenir pour le Sénat ?
Avant d’apporter des réponses aux problèmes internes au Parlement et aux fonctions
parlementaires, encore faut-il trouver l’organisation optimale du Parlement au regard de la nécessité de
repenser le bicaméralisme français. Doit-on avancer vers un pouvoir législatif monocaméral avec la
seule Assemblée nationale ? Doit-on plutôt envisager de moderniser le bicaméralisme avec une
Chambre basse aux pouvoirs moins importants ? En tout cas, la situation actuelle ne peut plus
perdurer.
168
Paul Reynaud, Discours à l’Assemblée nationale, 4 octobre 1962 169
ibid 68
La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle
77
Le Sénat demeure cette anomalie démocratique qui ne fait pas sens, ou plutôt qui ne fait plus
sens, dans l’imaginaire républicain français et dont le déficit de légitimité devient de plus en plus
problématique. Pourtant, par deux fois, en 1946 et 1969, les Français ont répondu négativement à des
référendums tendant plus ou moins explicitement à la disparition ou l’abaissement du Sénat, cette
deuxième chambre du Parlement que de Gaulle a toujours regretté de n’avoir pas supprimée dans le
cadre de la Constitution de 1958, cette même chambre qui, faisant l’objet de modification lors de la
tentative de réforme constitutionnelle de 1969, a conduit à la chute de l’homme du 18 juin. Après cet
échec, il déclara : « Le Sénat a un privilège exorbitant et imparable, celui de tout bloquer. S’il y a eu
une erreur dans la Constitution de 1958, c’est bien celle-là : de créer un corps contre lequel on ne
peut rien, alors qu’on peut quelque chose contre tous les autres »170
. Aujourd’hui, en revanche, le
Sénat paraît plus que jamais éloigné des citoyens, il ne fait pas sens et concentre toutes les critiques à
l’encontre du régime actuel. Si certains ont avancé l’hypothèse de la simple suppression du Sénat,
d’autres, à l’instar de Guy Carcassonne, restent attachés au bicaméralisme français, tout en ne tarissant
pas d’éloges l’organisation actuelle. En effet, cette deuxième chambre « permet une réflexion qui, ne
serait-ce que matériellement du fait des navettes, diminue le risque de foucades, de décisions hâtives
prises sous l’empire d’un évènement, d’une émotion. Elle peut contribuer de ce fait à une meilleure
qualité de la production législative. A tous égards, donc, le bicaméralisme est intrinsèquement bon.
Mais il n’apporte ce qu’il promet qu’à certaines conditions que la Vème République ne remplit pas
toutes »171
, souligne le grand constitutionnaliste. Or, actuellement, force est de constater que le Sénat
ne permet pas une meilleure réflexion, mais un blocage, ou plutôt un ralentissement dans le calendrier
gouvernemental, à l’image de la navette parlementaire inhérente à la loi El Khomri. Qui aujourd’hui
peut croire que les navettes entre les deux chambres du Parlement permettent une meilleure réflexion
et une plus grande qualité de la loi ? Les navettes parlementaires sont au contraire le théâtre d’un
pathétique blocage des réformes qui ne trouve pas sa justification dans la représentation des
collectivités territoriales, mais plutôt dans l’existence de logiques politiques et politiciennes. C’est
d’ailleurs ce que souligne Yves Mény, lorsqu’il rappelle la justification par l’idéologie du libéralisme
politique de l’existence d’une deuxième chambre : « Pourquoi faire assurer la représentation par
deux chambres au risque d’organiser des conflits inutiles, ou d’aboutir à un consensus qui rend la
dualité de représentation sans objet ? […] Si la faculté d’empêcher constitue l’une des composantes
essentielles d’un régime libéral, alors la seconde chambre trouve sa pleine justification dans la
modération des excès de la chambre basse »172
.
170
ibid 94, p. 40 171
ibid 52, p. 142 172
ibid 55
La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle
78
Une remise en cause de ce principe de la tradition du libéralisme politique est donc inévitable
dans la nécessaire revalorisation des pouvoirs du Parlement et de sa place dans la définition de la
politique française. Plutôt que de diviser le Parlement pour mieux le contrôler et pour le soumettre, il
convient de trouver une nouvelle organisation au sein de laquelle l’Assemblée nationale et le Sénat
pourrait jouer un rôle distinct dans une collaboration et non pas une confrontation. L’existence d’une
deuxième chambre est nécessaire dans un Etat fédéral, mais pas dans un Etat unitaire, et la France,
même si son organisation est décentralisée, ne saurait être autre chose. Dans ces circonstances, la
sauvegarde du Sénat n’est pas indispensable, y compris en justifiant son maintient par son rôle de
représentation des territoires et des collectivités territoriales. Elle n’est pas indispensable, certes, mais
elle demeure souhaitable. Souhaitable, certes, mais dans une organisation profondément différente à
celle que nous connaissons et que les Français critiquent. Les partisans d’une VIème République et
ceux qui s’inscrivent dans une réforme de la Vème ont apporté à cette question par leur imagination
constitutionnelle débordante qui m’a inspiré.
Par conséquent, les pouvoirs et les fonctions des deux chambres doivent demeurer distincts. A
l’Assemblée nationale doit appartenir la fonction de décision, la fonction législative et de contrôle du
gouvernement, tandis que le Sénat doit devenir une chambre consultative dans la procédure législative
ordinaire. En revanche, il retrouverait sa fonction législative pour les seuls domaines des réformes
constitutionnelles et des traités internationaux comme c’est désormais le cas en Italie. Cependant,
l’Assemblée nationale doit avoir le dernier mot pour ne pas que les blocages empêchent les avancées
nécessaires en la matière. J’estime, par ailleurs, qu’il convient d’aller encore plus loin, en confiant au
« nouveau » Sénat le soin d’évaluer les politiques publiques, car fonction d’évaluation et fonction
consultative sont véritablement liées. Assisté par la Cour des comptes, il deviendrait un véritable pôle
d’évaluation parlementaire en produisant des rapports en menant de larges consultations et notamment
citoyennes en amont du vote, puis en évaluant l’impact de la loi en aval. Ainsi, les doublons, les
blocages et les redondances de la procédure législative seraient évités pour laisser place à un pouvoir
législatif complémentaire, puissant et efficace. Cette nouvelle organisation aura aussi le mérite de
donner du sens au Sénat chez les citoyens. En outre, et comme l’ont prôné de nombreux
« réformateurs », dont Claude Bartolone et Charles de Gaulle avant lui, la fusion du Sénat et du
Conseil économique, social et environnemental (CESE) est pertinente. Dès lors, le Sénat représenterait
dans ces circonstances non seulement les collectivités territoriales, mais aussi les activités (et non les
intérêts) économiques, sociales, environnementales et culturelles. Cette évolution entrainerait de facto
une suppression du CESE qui peine à trouver un rôle dans le jeu des institutions et qui est totalement
oublié des Français. Le « nouveau » Sénat serait alors composé de deux collèges distincts, le collège
des sénateurs parlementaires, élus au deuxième degré (comme actuellement) et détenant seuls la
fonction législative concernant les réformes constitutionnelles, et les traités internationaux et le collège
La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle
79
des « membres représentants des forces actives du pays […] élus, selon un scrutin de liste, par les
membres de corps et organismes qu’ils ont vocation à représenter » (Claude Bartolone et Michel
Winock)173
participant à la fonction consultative et d’évaluation des politiques publiques. Ainsi se
résume l’organisation d’un Parlement moderne comme je l’entends et à partir de laquelle d’autres
évolutions doivent être envisagées.
2. Cumul des mandats et mode de scrutin : vers une redéfinition de la démographie du
Parlement ?
Par la loi organique du 14 février 2014 interdisant le cumul des mandats, le gouvernement
français a mis fin à cette exception constitutionnelle française à l’origine de nombreux
dysfonctionnement. Comme le soulignent Arnaud Montebourg et Bastien François, le cumul des
mandats est « à la source de nombreux conflits d’intérêts pouvant conduire parfois à de la corruption,
il transforme les représentants de la Nation en lobbyistes des collectivités territoriales, il empêche tout
travail parlementaire sérieux et toute réforme ambitieuse du Parlement »174
. En outre, Yves Mény
impute au cumul des mandats « la cause essentielle de l’absentéisme parlementaire et de l’abandon
du contrôle législatif sur l’exécutif »175
. Or, cette avancée nécessaire n’est pas une fin en soi. Il ne faut
pas tomber bêtement dans les discours faisant l’éloge de la limitation du cumul des mandats comme
« l’alpha et l’oméga de la réforme démocratique » (Matthias Fekl)176
. Cette réforme est, certes,
essentielle, mais doit aussi précéder de nombreuses autres avancées démocratiques afin de faire
renaître une relation de confiance entre représentants et représentés. Nombreux sont ceux à vouloir
enrichir le non cumul des mandats d’une limitation dans le temps. Ainsi, certains estiment que le
mandat unique ou la limitation à deux mandats consécutifs sont nécessaires pour éviter la
gérontocratie qui gangrène notre démocratie. Bien évidemment, il faut trouver des moyens de limiter
dans le temps l’exercice de la fonction parlementaire, mais le non-cumul des mandats dans le temps
est-il la solution ? Selon Béligh et Hamdi Nabli, « la restriction du cumul des mandats dans le temps
[…] est une condition sine qua non de l’enrichissement des profils sociologiques des parlementaires et
de lutte contre la gérontocratie dans les assemblées parlementaires »177
. Or, il est naïf de croire que la
limitation des mandats électoraux permettra à elle seule de mettre un terme à la gérontocratie et à la
surreprésentation du « vieux blanc bourgeois ». A l’inverse, je partage l’inquiétude de Claude
Bartolone quant aux effets néfastes d’une limitation du mandat parlementaire dans le temps lorsqu’il
souligne les risques d’affaiblissement des parlementaires au regard de leur relégation par d’autres
173
ibid 39, p. 104 174
ibid 68 175
ibid 55 176
ibid 55 177
ibid 20, p. 43
La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle
80
institutions politiques et médiatiques préservant leur pouvoir et leur influence sur le long terme. En
outre, Guy Carcassonne rappelle lui aussi l’inefficience d’un tel système : « Que l’on travaille bien ou
non, le résultat est le même, on ne peut pas être réélu. Puisqu’ils savent qu’ils ne pourront pas être
réélus, les députés se divisent en deux catégories : ceux qui, une fois élus, ne mettent pas les pieds au
parlement, parce que, de toute façon, leur présence ou leur absence ne change rien à leur sort ; et
ceux qui une fois élus n’ont qu’un seul mandat pour s’enrichir et sont donc beaucoup plus actifs au
parlement mais pour d’autres raisons »178
. J’estime, par ailleurs, qu’il s’agit là d’une restriction des
droits des citoyens, lorsqu’il leur est interdit de renouveler le mandat de leur représentant, qu’il est fait
ou non honneur au contrat qu’il a passé avec ses électeurs, à la fonction qui est la sienne et qu’il en est
fait ou non un bon usage. Je crois plutôt qu’il faut fixer un âge limite à partir duquel un mandat
parlementaire ne peut être sollicité. Même s’il est difficile de fixer une limite d’âge, je pense que cette
solution, à l’inverse de la limitation du nombre de mandat consécutif, présente peu d’inconvénients.
La politique est devenue un métier et doit le demeurer. Non pas un métier comme les autres, mais dont
la professionnalisation est avouée, une professionnalisation que je ne critique d’ailleurs pas, car un
pouvoir législatif fort nécessite des parlementaires de métier, des parlementaires de plein exercice
capable de mettre en pratique l’ensemble de leurs pouvoirs pour ne pas retomber dans une situation de
subordination à leur encontre. C’est en cela qu’une trop forte rotation des parlementaires, induise par
une limitation du cumul des mandats dans le temps, quoique prônée par de nombreux
« réformateurs », seraient, à mon sens, une grave erreur entraînant un affaiblissement de la fonction
parlementaire dans les rapports de force avec les autres pouvoirs. Pourquoi donc mettre des limites à
l’exercice de ce métier dans le temps en termes restriction de la représentation aux élections ? Je pense
en revanche que, comme tout autre métier, un âge de départ à la retraite est nécessaire et que cette
limite doit être fixée à 60 ans, après quoi les parlementaires n’ont plus la possibilité de renouveler leur
mandat. Avec une législature de cinq ans, le départ à la retraite des parlementaires se ferait au
maximum à l’âge de 65 ans. Il s’agit là d’un mode de limitation moins brutal tant pour de « jeunes »
parlementaires, ayant déjà écoulé deux mandats et souhaitant le renouveler afin de poursuivre leur
travail au Parlement, que pour les électeurs qui verraient d’un très mauvais œil la restriction de leur
droit de vote quant à l’impossibilité de renouveler le contrat démocratique qu’ils ont passé avec leur
représentant.
La question du cumul des mandats et de la limitation dans le temps de l’activité parlementaire
doit être complétée par la réforme du mode de scrutin aux élections législatives. Plutôt que de
transformer les élections sénatoriales en un scrutin direct à la proportionnelle afin de corriger les effets
néfastes du scrutin majoritaire à l’Assemblée nationale, il me semble indispensable d’introduire une
178
ibid 98
La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle
81
dose de proportionnelle à l’Assemblée nationale, là où sera réellement l’essentiel du pouvoir législatif.
En effet, j’estime qu’une élection des sénateurs au suffrage universel proportionnel serait une erreur,
car le suffrage universel octroie une légitimité exceptionnelle dont les membres de la chambre basse
ne doivent pas jouir. Par ailleurs, leur nouvelle fonction consultative ne nécessite pas non plus leur
désignation directement par les citoyens. Introduire un scrutin à la proportionnelle dans le cadre des
élections sénatoriales relèverait effectivement d’un leurre tant ces élus représentatifs de la diversité des
opinions n’auraient pas réellement de pouvoir de décision. En outre, pourquoi demander la
participation des citoyens à une nouvelle élection, alors que l’abstention est déjà très importante
concernant de nombreuses autres échéances électorales. Il est d’ailleurs certain que la participation
citoyenne à l’élection de sénateurs aux pouvoirs nettement amoindris serait particulièrement faible.
L’élection au deuxième degré des sénateurs ne pose donc plus de problèmes dans ces circonstances,
l’essentiel du pouvoir législatif n’étant pas là. En revanche, il est possible de faire évoluer les élections
sénatoriales dans un cadre régional dans le but de faire correspondre l’institution à l’époque actuelle
qui a vu s’affirmer les pouvoirs des régions. La question du chantier du scrutin électoral se pose donc
avec beaucoup plus de vigueur concernant l’Assemblée nationale, la chambre détenant l’essentiel du
pouvoir législatif. Introduire une dose de proportionnelle aux élections législatives est une idée assez
répandue chez de nombreux partisans d’une réforme constitutionnelle. Il est vrai que cette dose de
proportionnelle, corrélée au scrutin uninominal à deux tours en vigueur, détient plusieurs avantages.
D’une part, il permet de réduire considérablement la déformation de la représentation politique à
l’Assemblée nationale. En effet, certes les citoyens élisent un député dans une circonscription en le
désignant directement, établissant par ailleurs une relation de proximité entre représentants et
représentés, mais il est aisé de se rendre compte que ce mode de scrutin favorise le bipartisme (Parti
socialiste et Les Républicains), même si on nous martèle qu’il a laissé place à un tripartisme (avec la
montée du Front national). Le deuxième tour est donc le théâtre d’un affrontement quasi-exclusif entre
les candidats du PS et des Républicains (ou du centre droit au moyen des alliances politiciennes),
excluant dès lors de l’hémicycle les partis que l’on dit « extrêmes », tant à gauche qu’à droite. Ainsi,
comme le constate Yves Mény, « les partis mineurs sont laminés au second tour par l’application
d’un seuil d’exclusion élevé (12,5% des inscrits actuellement) et les partis d’importance moyenne
sous-représentés s’ils n’ont pas conclu des alliances électorales »179
. Alors que certains critiquent
l’introduction d’une dose de proportionnelle pour le seul fait qu’elle permettrait l’entrée au Parlement
de formations politiques extrémistes, il convient de rappeler que cet endiguement et cette exclusion
que subissent les partis extrémistes fait aussi leur jeu en retour. Claude Bartolone et Michel Winock
rappelle d’ailleurs qu’une telle exclusion d’un parti ne fait que « nourrir la défiance des citoyens vis-à-
vis du système institutionnel et même de manière paradoxale renforcer ce parti »180
. L’homme
179
ibid 55 180
ibid 39, p. 56
La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle
82
politique et l’historien définissent en ces termes la crainte de voir entrer le Front national en masse
dans l’hémicycle du Palais Bourbon, une crainte qui au fond discrédite la question de la
proportionnelle avec de mauvais arguments. Car « la question de la proportionnelle ne se réduit pas à
la représentation du FN. Elle vaut pour tous les partis et surtout pour l’équité de la représentation des
idées politiques réellement existantes dans le pays » (Paul Alliès)181
. En somme, une élection
législative avec une dose de proportionnelle permettrait la représentation à l’Assemblée nationale de
toutes les tendances politiques. Il s’agit par là d’adapter le mode de scrutin actuel pour le rendre
compatible aux exigences de représentation démocratique des citoyens et pour améliorer la démocratie
représentative à la française, une démocratie représentative qui, on l’a vu, est en crise actuellement.
D’autre part, la deuxième vertu de l’introduction d’une dose de proportionnelle est de favoriser les
coalitions et l’intelligence parlementaire au service d’une meilleure délibération et d’un pouvoir
législatif revigoré. Pouria Amirshahi poursuit : « Si je suis élu dans une assemblée à la
proportionnelle, il y aura énormément de diversité et il sera nécessaire de s’allier, de débattre et de
s’organiser en coalitions, en collectifs, pour faire émerger des propositions »182
. Les adversaires de la
proportionnelle ont eu tôt fait de critiquer ce mode de scrutin en avançant le spectre de l’instabilité
institutionnelle. Or il convient de rétorquer que le régime qui a duré le plus longtemps en France
depuis 1789 est la IIIème République, un régime assez stable qui a offert aux Français des lois parmi
les plus grandes de la République française encore d’actualité aujourd’hui. En outre, la cause de
l’instabilité durant la IVème République n’était pas non plus imputé au mode de scrutin mais plutôt au
système des partis. Enfin, on ne peut pas dire que la Vème République soit réellement stable au regard
des alternances et des remaniements incessants. Et quand bien même les commentateurs affirmeraient
qu’elle l’est, ce n’est pas grâce au scrutin uninominal à deux tours, mais plutôt au moyen du
parlementarisme rationalisé. Par conséquent, si je suis favorable à l’introduction d’une dose de
proportionnelle, il s’agit là d’un ajustement du mode de scrutin actuel pour permettre la représentation
de l’ensemble des tendances politiques, pour un débat pluraliste et libre entre représentants de la
Nation. Cette dose de proportionnelle ne doit donc pas être trop importante, car s’agissant simplement
d’un ajustement, mais suffisamment grande pour pouvoir influer sur la représentativité des députés.
Alors que la commission Jospin avait opté pour une dose de 10%, François Hollande avait souhaité,
durant sa campagne, que 15% des députés soient élus à la proportionnelle. J’estime en revanche que
ces chiffres sont trop faibles pour avoir l’ambition d’impacter la représentativité à l’Assemblée
nationale et qu’il convient d’ouvrir à la proportionnelle l’élection d’un tiers des députés dans un cadre
régional. Ainsi, il faut mettre en place un système intermédiaire, entre le scrutin uninominal à deux
tours et un scrutin proportionnel, dans lequel l’électeur, en votant pour un candidat de sa
circonscription, va aussi désigner le parti politique du candidat pour lequel il a voté directement. Au
181
ibid 83 182
ibid 34
La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle
83
niveau régional, le pourcentage de voix recueillies par un parti politique déterminera le nombre de
sièges dont il disposera à l’Assemblée nationale.
Au sein de ce nouveau Parlement, la question du nombre de députés et de sénateurs se pose
légitimement. En effet, les nouvelles compétences du Sénat rend inutile la présence de 348 sénateurs.
Par ailleurs, l’interdiction du cumul des mandats et les autres évolutions que je présente en ces
quelques lignes mèneront à une transformation du rôle des députés, des députés, qui plus est, à temps
plein. Il est donc indispensable de réorganiser les moyens et les effectifs mis à leur disposition. La
diminution du nombre de députés élus au scrutin uninominal à deux tours (de 577 à 300, auxquels il
faut ajouter 150 députés élus à la proportionnelle, c'est-à-dire deux tiers élus au scrutin uninominal à
deux tours et un tiers à la proportionnelle dans un cadre régional) est nécessaire et les économies ainsi
dégagées permettront d’utiliser les moyens différemment, et notamment en leur donnant les moyens de
s’entourer d’ « un véritable staff, à l’image de nombre de leurs homologues étrangers qui sont souvent
mieux à même de s’acquitter tant de leur travail législatif que de leur mission de contrôle du
gouvernement, sur pièces et sur place, et d’évaluation des politiques publiques » (Matthias Fekl)183
.
Dans ces circonstances, l’Assemblée nationale et les députés seraient plus actifs et plus efficaces, donc
plus puissants.
3. Encadrement de la fonction parlementaire : des élus plus représentatifs et exemplaires ?
J’alertais dans les paragraphes précédents quant aux manquements des députés en termes de
représentativité et d’exemplarité. Certes, avec la mise en place d’une limite d’âge ainsi que d’une dose
de proportionnelle élevée aux élections législatives, les députés seraient plus représentatifs des
Français, du point de vue générationnel et du point de vue de la diversité des opinions politiques à un
instant t. Cependant, cela ne prétend pas remettre en cause l’autre aspect de la représentativité reflétant
une approche sociologique et non pas politique. Aujourd’hui, et comme nous l’avons vu
précédemment, les Français exigent plus de ressemblance avec leurs représentants afin de pouvoir
bénéficier d’une réelle représentativité du point de vue des conditions de vie. En effet, ils font un lien
(et ils ont raison) entre le partage de certaines caractéristiques et la prise en compte, voire la défense de
leurs intérêts. Michel Winock en fait alors le constat suivant : « Ceux qui ont parlé [de la
représentation] ont été unanimes à dénoncer les inégalités observables sur ce plan […], qu’il s’agisse
de la surreprésentation des diplômés du supérieur, des fonctionnaires et des catégories dirigeantes au
détriment des populaires, des inégalités entre jeunes et personnes âgées ou encore entre hommes et
femmes »184
. Les écarts étant plus importants que jamais auparavant, il convient d’y apporter des
183
ibid 80, p. 69 184
ibid 39, p. 41
La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle
84
solutions. En effet, 55% des députés de l’Assemblée nationale issue des élections législatives de juin
2012 sont fonctionnaires et la part des cadres et professions intellectuelles supérieures est de 81,5%,
tandis que seulement 2,4% sont employés et 5,9% sont issus des professions intermédiaires. On
comprend aisément que des cadres d’entreprise peuvent avoir une vision différente de celle des
ouvriers et des employés sur de nombreux sujets par exemple, c’est pourquoi doivent être mis en place
les moyens de remédier à cette situation profondément inégalitaire. Il est vrai que nous sommes bien
loin de la IIIème République, dont l’Assemblée nationale de l’époque était nettement plus
représentative de la diversité sociologique de la population française avec l’entrée des classes
populaires au Parlement. Cependant, cette représentation des couches populaires étaient l’apanage des
partis de gauche, qui ont, depuis bien longtemps, substitué un nouveau rapport à leur base sociale et à
celle qu’ils disent représenter et défendre. Ce développement débouche inévitablement sur la question
des quotas d’élus que l’on doit étendre ou non au-delà de la parité homme/femme. Or, les quotas
seraient particulièrement difficile à mettre en œuvre car différentes catégories peuvent se chevaucher,
d’où l’impossibilité de comptabiliser certaines caractéristiques pour doter l’Assemblée nationale d’une
représentativité sans faille. En effet, les citoyens appartiennent à différentes catégories (sexe,
profession et catégories socioprofessionnelles, rémunération, origine, …). D’autre part, il est
inenvisageable d’utiliser des statistiques religieuses ou ethniques avec le risque d’une explosion du
communautarisme et des scissions dans la population française, qui a davantage besoin d’unité au
regard de l’actualité et de l’héritage républicain. Alors que Guy Carcassonne pensait que « les
parlementaires sont les représentants de la Nation et non les mandataires de leurs électeurs, ni de
quiconque », ajoutant qu’il ne s’agit que d’ « une forme particulière de nomination, qui ne crée aucun
lien personnel, subjectif, entre celui qui nomme et celui qui est nommé »185
, je ne partage pas son
interprétation de l’article 27 de la Constitution. Tandis que Bernard Manin avait l’intime conviction
que « le fait qu’il existe une distorsion dans la représentation ne prouve pas que les catégories sous-
représentées voient leurs intérêts négligés »186
, je ne partage pas non plus son point de vue tant la
proximité sociale entre le représentant et le représenté nourrit les prises de positions du premier pour la
défense des intérêts du second. Pour autant, et compte tenu de la difficulté de la mise en œuvre de
quotas au-delà de la parité, il convient de trouver d’autres dispositifs et notamment la création d’un
véritable statut de l’élu. Au gouvernement, Matthias Fekl loue les bienfaits d’un tel dispositif
« facilitant l’engagement dans la vie publique de toutes les catégories socioprofessionnelles […] en
permettant de mieux concilier la vie professionnelle et l’exercice d’un mandat électif ainsi que les
allers-retours entre vie active et vie élective »187
. Il est donc indispensable de se doter d’un véritable
statut de l’élu afin d’ouvrir les mandats parlementaires aux salariés du privé en leur offrant les
185
ibid 52, p. 160 186
ibid 39, p. 50 187
ibid 80, p. 69
La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle
85
garanties nécessaires à la reprise de leur emploi et à la progression de leur carrière et en favorisant leur
reconversion tant de la sphère privé à l’Assemblée nationale qu’à leur retour dans le privé. Cela
implique donc, au-delà de la réforme constitutionnelle de modifier le droit du travail en reconnaissant
l’existence d’un congé électif et de formations suffisantes pour permettre à tous citoyens de s’engager
dans la vie de la cité.
Je l’ai abordé précédemment, démocratie et confiance se nourrissent l’une de l’autre dans un
cercle vertueux. Or, ce cercle vertueux est aujourd’hui en panne et s’est transformé en un cercle
vicieux dans lequel les défauts d’exemplarité des députés et le rejet de la politique et des institutions
s’accentuent. Les Français exigent un certain devoir d’exemplarité que les députés ne peuvent pas
ignorer. La mise en place de plusieurs règles encadrant l’élu et d’un système de sanctions pour
prévenir les manquements à leurs devoirs sont une étape essentielle dans ce processus de moralisation
de la vie politique. Morale, exemplarité et confiance, ce triptyque apparaît comme une utopie plus
qu’un objectif, mais une utopie vers laquelle il faut tendre. D’une part, l’Assemblée nationale doit se
munir d’un système de contrôle de l’utilisation de l’IRFM afin de lutter contre de susceptibles usages
frauduleux ou problématiques du point de vue de l’éthique républicaine ou contre les conflits
d’intérêts et la corruption des parlementaires. Le Bureau de l’Assemblée nationale pourrait avoir la
compétence de contrôler l’utilisation de l’IRFM, mais à la condition que ce contrôle soit totalement
transparent, afin d’éviter toute dissimulation interne par l’organe de direction de l’Assemblée
nationale. D’autre part, l’exemplarité est en lien constant avec la présence des députés au Palais
Bourbon. Comme dans tous métiers, l’absentéisme doit être contrôlé, sanctionné ou justifié. Si
l’interdiction du cumul des mandats entraînera à coup sûr une baisse de l’absentéisme, il semble
inévitable que, dans les circonstances actuelles, de nombreux députés s’abstiennent encore et toujours
de se rendre régulièrement et fréquemment à l’Assemblée nationale pour faire ce pour quoi ils ont été
élus et ce pour quoi ils sont rémunérés. L’absentéisme est l’une des plus grandes reproches que font
les citoyens aux députés. Dès lors, ils verraient d’un bon œil la mise en place de sanction pécuniaire
pour punir les députés absents. Il convient donc de moderniser en ce sens le règlement de l’Assemblée
nationale et de constitutionnaliser cette réglementation de la présence des députés au Palais Bourbon
visant leur exemplarité. Enfin, qui de mieux placés pour juger de l’exemplarité de l’élu que ses
électeurs ? Les citoyens ne doivent plus demeurer que ces électeurs qui n’ont plus aucun moyen
d’expression et de décision entre les élections. Cela nous amène à la question du droit de révoquer les
parlementaires. Cette mesure est mise en œuvre dans diverse démocratie occidentale à l’instar des
Etats-Unis avec le système du Recall et au Canada avec le Recall and Initiative Act permettant aux
électeurs d’obliger leur député à démissionner. Ce droit de révoquer existe par ailleurs en Suisse et en
Allemagne et apporterait grandement à la démocratie française en disciplinant les députés pour que
refleurisse en retour une relation de confiance entre représentants et représentés. Raquel Garrido est
La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle
86
d’ailleurs très sensible à ce droit de révoquer qui « affectera profondément les comportements
civiques, tant en amont des élections qu’en aval. La révocabilité changerait la nature des campagnes
électorales, qui deviendraient d’authentiques moments de délibération collective autour de
programmes. […] En effet, puisque la régularité du mandat sera largement jugée à l’aune du respect
des programmes, les candidats auront tout intérêt à ce que les citoyens y soient associés. […] Le droit
de révoquer favoriserait l’intérêt général plutôt que des intérêts particuliers. L’élu serait ramené dans
le giron de la volonté de ses électeurs, ce qui l’obligerait à garder une certaine indépendance vis-à-vis
des influences particulières, des marchés ou des lobbies, par exemple »188
. Par ce dispositif, les
rapports entre représentants et représentés seraient transformés et resserrés vers des liens de proximité
et d’interdépendance. François Hollande avait lui-même prôné la mise en place d’ « un exercice de
vérification démocratique au milieu de la législature » dans son livre Devoirs de vérité, co-rédigé avec
Edwy Plenel189
. Ainsi, lors de l’élection, le contrat de confiance passé entre les électeurs et le député
pourrait être remis en cause après coup si l’élu rompt la confiance de ses électeurs en ne faisant pas ce
pour quoi il a été élu ou s’il ne mérite plus de les représenter au Palais Bourbon au regard des affaires
judiciaires de plusieurs députés (Patrick Balkany et Sylvie Andrieux par exemple) qui, dans un
système politique permettant aux citoyens de destituer les députés, seraient à coup sûr démis de leur
fonction parlementaire. Ce dispositif permettra aussi aux citoyens de sanctionner leur représentant ou
plutôt de prévenir contre une utilisation frauduleuse de leur fonction parlementaire et ainsi de mettre à
distance les phénomènes de conflits d’intérêts, de trafic d’influence, de corruption, … en somme, de
mettre à distance la vie politique de tout ce qui lui fait déshonneur. Jean-Louis Nadal a, par ailleurs
entrepris une réflexion dans ce sens, dans son rapport « Renouer la confiance publique »190
, en
envisageant la création de dispositif de destitution des députés et de privation de leur mandat. A ceux
qui y verront la cause d’une future instabilité parlementaire, il faudra rappeler que, ce n’est pas le
changement légitime de représentant qui rend le pouvoir législatif instable, mais plutôt son absence de
légitimité, ce à quoi je tente d’apporter des réponses. D’un point de vue pratique, à partir du milieu du
mandat législatif (deux ans et demi pour une législation de cinq ans), si un nombre suffisant
d’électeurs (qu’il convient de fixer) s’inscrit sur une pétition, un référendum révocatoire est organisé.
On demande alors aux citoyens s’ils sont pour ou contre la démission du député en question, la
majorité dictant son sort entre le maintien ou la révocation. Par conséquent, entre contrôle de
l’utilisation de l’IRFM, sanction pécuniaire contre l’absentéisme et référendum révocatoire, cette
arsenal de mesures permettrait de discipliner les parlementaires afin de tendre vers un Parlement
exemplaire et respectant la confiance que les citoyens placent dans l’institution, et, partant, de redorer
l’image et la légitimité de la plus noble des institutions démocratiques.
188
ibid 74, p. 39 189
François Hollande et Edwy Plenel, Devoirs de vérité, Stock, 10 mai 2006 190
ibid 74, p. 40
La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle
87
4. Un Parlement au rôle accru : le pouvoir législatif moderne dont la France a besoin ?
A présent, il est impératif de rendre sa place au Parlement dans le jeu des institutions
politiques en réduisant le déséquilibre entre pouvoir exécutif et législatif. Cette « reparlementarisation
de la vie politique, qui ne signifie en rien un retour nostalgique à un passé mythifié ni un abandon de
l’exigence de stabilité gouvernementale, est la condition première d’une renaissance démocratique
dans notre pays. Car la démocratie gouvernante n’est rien sans la démocratie délibérante » (Arnaud
Montebourg et Bastien François). Ainsi, « si le gouvernement garde, pour l’essentiel, la maîtrise du
processus législatif, il n’en est plus l’acteur dominant. Car dorénavant, les parlementaires sont mieux
armés pour discuter et contrôler son action » 191
. En effet, l’objectif n’est pas d’annihiler les acquis de
la Vème République, mais plutôt d’en améliorer le fonctionnement et les rapports de force entre les
différents pouvoirs politiques, d’en supprimer les dysfonctionnements et de créer les dispositifs
indispensables à la sortie de la crise démocratique que connaît la France. Comme nous l’avons vu
précédemment, l’article 24 de la Constitution de 1958 est obsolète en ce que le Parlement n’a pas les
moyens de contrôler le gouvernement, d’évaluer les politiques gouvernementales et d’agir réellement
sur la procédure législative. Dès lors, la VIème République doit être l’occasion de garantir les
pouvoirs de l’Assemblée nationale et de la libérer de ses carcans en supprimant toutes les barrières du
parlementarisme rationalisé qui permet au monarque républicain de pouvoir compter à tout moment
d’un Parlement godillot, véritable chambre d’enregistrement de sa volonté. Il sera par ailleurs essentiel
de reconnaître au Parlement des compétences en matière internationale et européenne pour pouvoir
contrôler l’action gouvernementale dans ces domaines cruciaux ayant des effets considérables sur la
politique intérieure. Il faut par ailleurs couper court à une exception française, celle de l’inutilité de
l’opposition. La France est sans doute le pays (dans le cercle des démocraties modernes) où
l’opposition ne sert strictement à rien, à part à borner son action à l’obstruction parlementaire et à la
saisine du Conseil constitutionnelle. Améliorer le parlementarisme revient donc aussi à créer un
véritable statut de l’opposition et en garantissant aux minorités parlementaires des droits effectifs, afin
de les responsabilisés dans la procédure législative et le contrôle du gouvernement.
Premièrement, si le gouvernement doit pouvoir compter sur une majorité solide et lui
apportant son soutien, il convient de mettre un terme à son extrême docilité et à cette fâcheuse
tendance à accepter et trouver normal le traitement cavalier du Parlement par le gouvernement.
L’Assemblée nationale doit en ce sens retrouver sa fonction de délibération et son rôle essentiel dans
la détermination et la conduite de la politique de la France. Cela passera inévitablement par la
suppression de la limitation du nombre des commissions permanentes. Eléments essentiels du pouvoir
législatif, leur poids sera renforcé. Le passage de six à huit commissions en 2008 était sur ce point
191
ibid 68
La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle
88
qu’une réformette sur laquelle il n’est pas utile de s’attarder, à part pour souligner que la méfiance de
l’exécutif à l’égard des commissions permanentes qui, jadis, avait motivé De Gaulle a limité leur
nombre, demeure toujours. Dans un régime démocratique moderne, et je m’emploie pour que la
VIème République en ait les caractéristiques, chaque commission permanente se voit attribuer un
domaine précis de l’action gouvernementale pour mieux en préparer les lois et contrôler leur
application. Ainsi, le nombre de commissions parlementaires doit calquer le nombre de ministères afin
que chaque commission soit en liaison avec un seul ministère (pour contrôler son action et avoir
davantage de pouvoirs dans l’étude de ses projets de loi) et non plusieurs comme c’est le cas
aujourd’hui. Plusieurs commissions sont prises par l’urgence et la surcharge de travail, à l’instar des
commissions des Finances et des Affaires sociales impliquées dans la quasi-totalité des projets de loi
et donc incapables d’agir efficacement sur l’activité législative. Supprimer la limitation du nombre des
commissions leur permettra de renforcer leur poids et leur rôle dans le processus législatif, de
s’organiser plus librement pour une répartition de la charge de travail plus équitable entre elles.
Contrairement à ce que proposent de nombreux réformateurs, il ne convient pas de donner plus de
prérogatives à la commission des affaires européennes. En effet, j’estime que cette commission doit
être supprimée, car « les compétences de celles-ci iraient fatalement en s’élargissant au détriment des
autres, établissant une coupure entre la politique nationale et la politique européenne » (Arnaud
Montebourg et Bastien François)192
. En effet, le contrôle de l’action européenne du gouvernement doit
être l’apanage de tous les députés et non le domaine réservé des membres d’une commission
spécialisée dans les questions européennes. La composition des différentes commissions permanentes
se fera proportionnellement à celle de l’Assemblée nationale, les présidences des commissions étant
attribuées à des députés de la majorité, à l’exception de la commission des Finances, dont la
présidence revient de droit à un député de l’opposition. De cette innovation, nous sommes en droit
d’espérer que cette commission exerce un meilleur contrôle sur le domaine le plus obscur, mais aussi
le plus éminent, de l’action gouvernementale : la préparation et l’exécution du Budget. En outre, ce
dispositif responsabilisera l’opposition qui, à défaut de toujours être dans la critique plus ou moins
légitime et plus ou moins hypocrite, mesurera plus facilement l’importance et la complexité de la
dimension financière en ayant plus de responsabilités. Il sera aussi essentiel de faciliter et enrichir le
travail de la commission des Finances en mettant à sa disposition l’expertise de la Cour des Comptes.
Concernant les modalités du renforcement des liens entre ces deux acteurs, Matthias Fekl rappelle que
« la jurisprudence constitutionnelle protège l’indépendance de la Cour en tant que juridiction
financière, ce qui n’interdit pas de renforcer le lien organique entre le Parlement et la Cour dans ses
missions de contrôle et d’évaluation »193
.
192
ibid 68 193
ibid 80, p. 70
La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle
89
Restons un instant sur le domaine financier, et notamment sur l’article 40 de la Constitution.
Ce dispositif restreignant considérablement le droit d’amendement des députés, par l’irrecevabilité
financière qu’il consacre. En effet, est interdit de déposer un amendement (ou une proposition de loi)
entraînant une baisse des recettes de l’Etat ou une hausse de la dépense publique. Dès lors, cet article
représente une réelle contrainte et un affaiblissement de la liberté de l’initiative parlementaire, d’autant
que, comme le souligne Claude Bartolone, « cette mesure n’a, par ailleurs, pas empêché la
dégradation des finances publiques »194
. Tandis que le Budget est une compétence historique du
Parlement dans notre héritage démocratique issu de la Révolution française, les députés français s’en
sont vu déposséder par cette sévère limitation. En effet, du moment que toute loi ou tout amendement
est susceptible d’impacté les finances publiques, il est légitime de se demander ce qui est désormais du
ressort du Parlement. Tandis qu’Arnaud Montebourg et Bastien François souhaitaient y substituer le
système plus souple de la compensation (« la diminution d’une ressource publique doit être
compensée par l’augmentation d’une autre ressource publique ; l’augmentation d’une dépense doit
être gagée par la diminution d’une autre dépense »)195
, j’estime que cela revient à remplacer un
problème par un autre, à substituer à une limitation explicite une limitation implicite au regard de la
complexité de la compensation financière. En revanche, je plaide pour la simple suppression de
l’article 40 et pour une confiance rendue aux députés dans la gestion des finances publiques, car la
suppression de ce dispositif les transforme en véritable co-auteurs du Budget tout en leur permettant
d’exercer pleinement leur droit d’amendement et d’intiative législative. Dans sa volonté d’aboutir à un
Parlement plus puissant, synonyme d’une démocratie délibérative renaissante, Matthias Fekl souligne
que « légiférer mieux, s’interroger sur la pertinence de chaque norme adoptée, accroître la qualité
des textes n’est pas seulement une exigence de sécurité juridique, c’est aussi un enjeu de compétitivité
et d’attractivité économique »196
auquel les députés doivent être entièrement parti prenante. En outre,
au regard de l’abus du gouvernement en matière de dépôt d’amendements sur ses propres projets de loi
et, qui plus est, au dernier moment, empêchant ainsi les députés de prendre le temps nécessaire à leurs
études et analyses afin de préparer un vote réfléchi à leur égard, il convient d’interdire au
gouvernement d’amender ses propres projets de loi, ou, comme le conseillent Claude Bartolone et
Michel Winock, de « soumettre ses amendements à un délai de dépôt »197
. En effet, cette interdiction
amènera le gouvernement a mieux préparé ses projets de loi et non pas à les déposer hâtivement
comme c’est trop souvent le cas. Il en va de la qualité de notre législation. Il en va aussi de la qualité
du travail des députés dans la délibération et le vote des projets de loi gouvernementaux.
194
ibid 39, p. 106 195
ibid 68 196
ibid 80, p. 70 197
ibid 39, p. 106
La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle
90
Concernant l’initiative de la loi, et comme nous l’avons montré, il n’est pas utile de revenir sur
le déséquilibre entre projets et propositions de loi, tant il est normal qu’un gouvernement soit
davantage à l’initiative des lois afin de mettre en œuvre le programme pour lequel il a été mis à la tête
du pays. « Il ne s’agit pas de se retrouver dans la situation de la IVème République lorsque les
assemblées fixaient seules leur ordre du jour, interdisant de fait au gouvernement de faire valoir ses
priorités. Mais il s’agit d’empêcher que cette priorité ne devienne une maîtrise absolue » (Arnaud
Montebourg et Bastien François)198
. En effet, il est nécessaire de délimiter une part de l’initiative des
lois d’origine parlementaire pour ne pas que l’initiative gouvernementale n’empiète trop sur le droit
d’initiative des députés. Dès lors, un quart de l’ordre du jour doit être fixé par les députés
(propositions de loi ou simples débats parlementaires), une partie étant accordée à l’opposition. Ainsi,
elle se voit confier la garantie de pouvoir proposer de nouvelles lois, ce qui, aujourd’hui, demeure très
rare. D’autre part, le débat et le vote en séance plénière s’ouvre avec l’examen du texte issu de la
délibération de la commission permanente concernée. Cette avancée donne plus de poids au travail des
commissions et permet de gagner beaucoup de temps en séance plénière. Les amendements
rédactionnels étant traités directement en commission, les députés, en séance plénière, pourront utiliser
le temps ainsi libéré pour analyser et amender le fond, à l’exception des lois de finances, dont le texte
présenté en séance plénière sera celui du gouvernement. Nous l’avons vu précédemment, le vote
bloqué et le 49-3 sont fortement critiqués aujourd’hui tant ils entravent le débat public, le travail
parlementaire et, partant, le fonctionnement démocratique du pays. Pour le premier des deux
dispositifs, le vote bloqué, sont utilisation doit être limitée et doit demeurée une exception. Ainsi, le
gouvernement ne pourra plus « faire surgir de façon inopinée, à la manière d’un prestidigitateur,
plusieurs amendements ad hoc, jamais discutés, face auxquels les parlementaires seraient forcés de
répondre sèchement et dans la précipitation par oui ou par non ». En revanche, il doit pouvoir
compter sur cette arme assez « commode » pour s’en servir « d’assurance contre le défaut de
solidarité temporaire de sa majorité et d’arme pour lutter contre une excessive obstruction de
l’opposition » (Arnaud Montebourg et Bastien François)199
. Quand au deuxième, le 49-3, tandis que
certains veulent le maintenir pour les projets de loi de finances, et pour les raisons exposées plus haut,
son utilisation doit être totalement supprimée tant elle représente la quintessence de la perversion
démocratique de la Vème République.
Deuxièmement, la réforme constitutionnelle doit aussi être l’occasion d’améliorer les
instruments de contrôle du gouvernement et d’évaluation des politiques publiques, car dans ces
domaines « tout ou presque reste à construire » (Matthias Fekl)200
. La mission de contrôle des députés
198
ibid 68 199
ibid 68 200
ibid 80, p. 71
La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle
91
doit débuter dès l’investiture du Premier ministre et de son gouvernement. En effet, le chef du
gouvernement engage la responsabilité du collectif qu’il a l’honneur de présider en vérifiant que le
programme proposé obtient un soutien suffisant de la part de la majorité parlementaire. A partir de ce
moment là, le gouvernement est investi d’une mission : mettre en œuvre le programme pour lequel il a
été mis à la tête du régime politique, sous les yeux d’une Assemblée nationale plus puissante et moins
docile qu’actuellement, devant laquelle il est effectivement responsable. En revanche, grâce à la
motion de censure constructive, inspirée du système politique allemand et analysée dans le deuxième
chapitre, la VIème République ne connaîtra pas d’instabilité ministérielle, tant les mécanismes de
défiance devront répondre à différents critères. Certes, ces critères doivent demeurer difficilement
cumulables, afin d’éviter la valse des gouvernements due à des alliances de circonstances, cependant
le renversement du gouvernement doit planer sur le gouvernement comme une menace (contrairement
à la situation actuelle), la motion de censure pouvant être utilisée à tout moment dans la pratique.
Ainsi, dès lors que l’Assemblée nationale retire sa confiance au gouvernement, il est interdit au
Premier ministre d’utiliser le droit de dissolution. Seul le Président de la République, en tant
qu’arbitre, peut prendre la voie de la dissolution pour mettre un terme à une crise institutionnelle.
Parce que le contrôle de l’action du gouvernement par le Parlement est une affaire de tous les
jours, il convient de supprimer la prétendue semaine de contrôle parlementaire, car désormais le
contrôle de la part des députés doit se faire tout au long de l’année et non plus sur une seule semaine.
Claude Bartolone propose alors de remplacer cette semaine de contrôle par une semaine consacrée aux
travaux des commissions permanentes, ce qui serait une avancée légitime en vue de donner plus de
poids aux commissions. Il a aussi été proposé d’instaurer un rapporteur de l’opposition pour chaque
texte de loi, aux côtés du rapporteur de la majorité, afin de donner davantage de droits à l’opposition
dans le contrôle du gouvernement. Cependant, cette proposition est difficilement envisageable au vu
du risque d’obstruction de la part de l’opposition. Nul besoin d’un troisième avis (outre ceux du
Ministre et du rapporteur principal), pour conseiller le député déposant un amendement de le maintenir
ou non. En outre, l’instauration d’un rapporteur de l’opposition n’est pas une garantie à l’évolution
vers un débat parlementaire de plus grande qualité. En revanche, c’est lors des questions au
gouvernement que les moyens de contrôle de l’opposition doivent être réévalués. Introduire plus de
réactivité dans les séances de questions est une nécessité pour redonner du sens à l’action des députés
en la matière et à la réponse des ministres. Actuellement, les ministres ont deux minutes (à part le
Premier ministre) pour répondre à la question d’un député. En grand connaisseur des QAG, Claude
Bartolone estime que « la brièveté de l’exercice permet aux ministres interrogés de faire diversion et
de meubler ces quelques minutes sans apporter de réponse précise à la question posée »201
. Les
201
ibid 39, p. 111
La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle
92
députés doivent par conséquent avoir un droit de réplique pour relancer le ministre concerné lorsque la
réponse n’est pas, à leurs yeux, satisfaisante. L’échange oral lors des QAG serait d’une toute autre
qualité que le spectacle honteux auquel assistent indirectement les Français par le biais de leur
télévision.
Aujourd’hui les parlementaires sont désarmés dans leur mission de contrôle de l’action du
gouvernement dans plusieurs domaines et notamment son action militaire et son action dans l’enceinte
des institutions européennes. D’une part, au regard de la facilité avec laquelle les dispositions du droit
européen s’applique sur le territoire français, le contrôle parlementaire en la matière paraît pour le
moins légitime. La France est en retard sur ce point, contrairement à deux pays en pointe. En
Allemagne et au Danemark, sont organisées, en amont, des séances plénières, et en aval, des séances
de la commission des affaires européennes, afin de contrôler l’action du gouvernement au Conseil
européen, tandis que les parlementaires français sont aujourd’hui des acteurs plus que passifs. Plutôt
que de rester dans la simple information a posteriori des parlementaires, il convient de leur octroyer
des pouvoirs de contrôle effectifs de l’action du gouvernement. En effet, le gouvernement agit au
Conseil de l’Europe comme un législateur ordinaire. Selon Arnaud Montebourg et Bastien François,
« les résolutions parlementaires n’ont de sens que si le gouvernement est tenu de les prendre en
considération lorsqu’il délibère avec ses homologues au sein du Conseil des ministres européen »202
.
Un débat public doit donc être organisé, à l’Assemblée nationale, à la suite duquel intervient un vote
qui détermine la position de la majorité de la représentation nationale, position que le gouvernement
aura à charge de représenter et défendre à Bruxelles. En aval des délibérations bruxelloises, le
gouvernement viendra rendre compte de ce mandat qui lui a été confié par la représentation nationale.
D’autre part, les opérations militaires extérieures doivent être mieux contrôlées par l’Assemblée
nationale. Au Royaume-Uni, c’est le Parlement qui a interdit David Cameron d’engager les troupes
britanniques au Proche Orient. L’Assemblée nationale doit avoir un pouvoir similaire en matière de
contrôle de l’action militaire du gouvernement français. L’action d’une autre catégorie d’acteurs doit
aussi être contrôlée : il s’agit des Autorités administratives indépendantes. Elles jouent un rôle crucial
dans la régulation de nombreux domaines et, sans porter atteinte à leur indépendance, les AAI seront
contraintes de rendre compte de leur action devant les députés de la commission concernée, une fois
par an. Le pouvoir de nomination de l’exécutif sera aussi contrôlé par l’Assemblée nationale et
nécessitera un avis favorable de sa part à une majorité positive des trois cinquièmes (à l’inverse d’un
droit de véto des trois cinquièmes actuellement).
La nouvelle Constitution donnera enfin une place aux commissions d’enquêtes et aux missions
d’informations, organes essentiels du contrôle parlementaire de l’action du gouvernement. Ainsi, le
202
ibid 68
La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle
93
gouvernement ne pourra plus s’opposer à la création des commissions d’enquêtes. Celles-ci ne
pourront en revanche dépasser une année. L’opposition (60 députés au minimum) se verra, par
ailleurs, confier le droit de créer une commission d’enquête. Pour une meilleure information des
citoyens, les députés en désaccord avec les dispositions du rapport de la commission d’enquête auront
la possibilité d’exprimer et de développer leur désaccord en annexe. Selon Arnaud Montebourg et
Bastien François, il « manque en France une véritable culture de l’accountability, ce terme anglais
presque intraduisible signifiant que les hommes politiques doivent rendre des comptes sur l’usage
qu’ils font ou ont fait de la confiance qui leur a été accordée »203
. La France est là encore en retard par
rapport aux autres démocraties européennes. Chaque année, un ministre est auditionné par la
commission parlementaire compétente sur le bilan de leur action à la tête du ministère. Pour que ce
contrôle soit efficace, les parlementaires seront aidés par la Cour des comptes, chargée de rédiger des
rapports d’analyse de l’action du ministre mis en parallèle avec le programme voté lors de l’investiture
du gouvernement. Ainsi, sera rétablie la responsabilité individuelle des ministres devant les députés,
qui pourront, s’ils jugent que le ministre en question a échoué dans ses missions, le démettre de ses
fonctions.
***
Voilà les avancées que j’estime nécessaire pour sortir de ce parlementarisme rationalisé et de
la culture de la soumission que les députés eux-mêmes perpétuent et se transmettent de génération en
génération. De la réorganisation du bicaméralisme (en redéfinissant le sens et le rôle du Sénat) à la
reparlementarisation du régime politique (par le développement des pouvoirs des parlementaires), en
passant par une moralisation de la vie politique ainsi qu’une redéfinition des critères d’éligibilité et des
modes de scrutin, voilà les innovations constitutionnelles nécessaires pour bénéficier d’un pouvoir
législatif digne de ce nom, un pouvoir législatif puissant qui n’a pas à envier ses homologues
européens, un pouvoir législatif digne du contrat passé avec les électeurs, un pouvoir législatif à
l’image redorée et à l’honneur sauf. La rénovation démocratique ne s’arrête cependant pas là. Le rôle
et l’action d’autres acteurs légitimes, que certains qualifient de contre-pouvoirs, doivent être repensés
pour que cette crise démocratique laisse place à une longue période de prospérité, de confiance, de
cohésion et de solidarité.
203
ibid 68
La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle
94
Chapitre quatre – Le Conseil constitutionnel, les médias
et les citoyens : des contre-pouvoirs à repenser dans une
démocratie renaissante
Selon Paul Alliès, « la Vème République a vu se démultiplier, bien au-delà de sa loi
fondamentale, des contre-pouvoirs toujours considérés comme bienvenus pour corriger la puissance
politique du « pouvoir d’Etat », entendu comme les institutions gouvernantes par opposition à la
société civile au contenu toujours très flou. […] Les organes, qui ne procèdent pas de l’élection mais
en jugent et modifient les effets politiques, prolifèrent. Et il n’est pas sûr que cela participe d’une
efficace limitation démocratique du pouvoir »204
. En effet, de nombreux contre-pouvoirs s’investissent
de plus en plus dans la vie démocratique française avec l’objectif de concurrencer le pouvoir politique
dans la conduite effective de la vie du pays.
Cependant, alors que certains contre-pouvoirs ne bénéficient pas d’une légitimité
démocratique suffisante mais exercent une influence considérable sur le pouvoir, d’autres ne possèdent
pas de pouvoirs à la hauteur de leur légitimité. Nous nous intéresserons, dans les prochaines lignes, à
trois acteurs dont le rôle et le fonctionnement doivent être repensés dans une indispensable
légitimation de leur action dans le jeu institutionnel français : d’une part, la juridiction
constitutionnelle, dont le pouvoir suprême de redéfinition des lois doit être remis en question et dont la
composition doit être démocratisée ; d’autre part, les médias, un quatrième pouvoir dont les
manquements en termes d’indépendance et de pluralisme en font un pouvoir d’influence illégitime à
réguler ; enfin, les citoyens, cette force silencieuse – mais dont la légitimité dépasse celle de tout autre
204
ibid 94, p.42-43
La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle
95
acteur – aux droits limités à l’élection des dirigeants politiques, dans un système qui ne leur offre, à
défaut de pouvoir peser sur le cours des choses, que la révolte ou la résignation.
Du Conseil à la Cour constitutionnelle : la démocratisation et la redéfinition des
pouvoirs d’une institution majeure de la République française
En 1958, le Conseil constitutionnel pénètre dans le champ juridictionnel, au sens de Pierre
Bourdieu, jusqu’alors structuré autour de deux organes principaux – le Conseil d’Etat concernant
l’administratif et la Cour de cassation en charge du juridictionnel –, dans l’objectif de compléter
l’entreprise de limitation des pouvoirs du Parlement et son interventionnisme sans limite, autrement
appelé le « parlementarisme rationnalisé ». Aujourd’hui, cette institution de la Vème République
concentre de nombreuses critiques au regard de sa composition, de son rôle et de ses pouvoirs
considérables dans la procédure législative. Son caractère illégitime et antidémocratique m’amène à
développer plusieurs réformes dans le but de lui donner un visage démocratique et acceptable au
regard des exigences des Français. Ces différentes réformes redéfiniront son rôle en lui donnant les
caractéristiques d’une véritable « Cour constitutionnelle ».
1. Du contrôle a priori au contrôle a posteriori, une évolution essentielle du rôle du Conseil
constitutionnel
Dès sa création, en 1958, le Conseil constitutionnel avait pour mission de « brider le
Parlement, d’empêcher le législateur de déborder du domaine restreint que lui accorde la
Constitution de 1958 » (Arnaud Montebourg et Bastien François)205
. Cependant, il aura tôt fait de
substituer à sa mission d’obstacle aux pouvoirs parlementaires au service de l’exécutif, une autre
mission de protection des droits fondamentaux des citoyens, de la Constitution et de l’Etat de droit. La
réforme constitutionnelle de 2008 eut à cet égard un impact considérable.
En effet, avant 2008, l’action du Conseil constitutionnel s’inscrivait intégralement dans un
puissant interventionnisme dans la réécriture des lois (entre le vote par le Parlement et la promulgation
de la loi). Ayant le dernier mot ainsi que l’interprétation suprême du texte constitutionnel, il s’est
octroyé de nombreux pouvoirs pour faire entendre ses positions dans la procédure législative.
Cependant, ces pouvoirs considérables posent de nombreux problèmes au regard du déficit de
légitimité démocratique dont souffre le Conseil constitutionnel. En effet, sur quelle légitimité s’appuie
le Conseil constitutionnel pour statuer sur la conformité des lois à la Constitution, pour s’instituer
comme juge suprême de la loi ordinaire, pour imposer son interprétation d’un « bloc de
constitutionnalité » hétéroclite corsetant le pouvoir législatif ? S’il est convenu que le Conseil
205
ibid 68
La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle
96
constitutionnel rend des services pour le moins utiles dans la pérennité de l’Etat de droit, il paraît tout
à fait légitime de s’indigner contre ses décisions arbitraires, reflétant davantage des critères
idéologiques qu’une expertise constitutionnelle, venant contredire le gouvernement et la majorité
parlementaire pourtant désignés par la volonté populaire. Yves Mény affirme d’ailleurs que cela
accentue « le sentiment d’impuissance de la volonté populaire régulièrement exprimée dans les
élections législatives »206
. Arnaud Montebourg et Bastien François s’élèvent, quant à eux, contre la
toute puissance de cette « troisième chambre parlementaire », une sorte de tuteur du législateur
intervenant comme bon lui semble et ayant le dernier mot dans la procédure législative : « Que le
Conseil constitutionnel censure une loi inconstitutionnelle est certes désagréable pour le
gouvernement et sa majorité. Qu’il le fasse souvent sur des fondements incertains et qu’il laisse
transparaître ainsi l’arbitraire de ses opinions, interroge la portée juridique du contrôle de
constitutionnalité tel qu’il s’exerce sous la Vème République. Mais qu’il propose une nouvelle
rédaction de la loi et soit en position de l’imposer change la nature de son rôle et le transforme en
véritable acteur du pouvoir normatif. Ce qui est pour le moins problématique »207
.
A partir de la réforme constitutionnelle de 2008, l’action du Conseil constitutionnel s’est
ouverte au contrôle a posteriori (après la promulgation de la loi lors de son application à un cas
concret). Désormais, la saisine du Conseil constitutionnel n’est plus l’apanage que des seuls hommes
politiques, mais est devenue le droit de chaque citoyen, où plutôt de chaque justiciable à l’occasion
d’un procès, lorsqu’il estime que ses droits et libertés sont bafoués. Avec la fameuse « question
prioritaire de constitutionnalité », le voilà « le moment où les Français peuvent enfin se réclamer de
leur propre Constitution » (Guy Carcassonne)208
. Le Conseil constitutionnel est alors compétent dans
tous les domaines et se fait le garant des droits et libertés des citoyens. Cette réforme reflète en ce sens
une avancée considérable dans les droits des citoyens et dans l’évolution du rôle du Conseil, cependant
persiste encore le problème évident de la légitimité du contrôle a priori (avant la promulgation de la
loi). Alors que certains louent le mérite du Conseil constitutionnel, affirmant qu’il n’entrave en rien les
pouvoirs et la liberté des pouvoirs législatifs et exécutifs, que seulement s’affirme un simple contrôle
de conformité de la loi à la Constitution et qu’en plus de défendre les droits et libertés des Français il
leur en offre davantage, il convient de rétablir la vérité, celle de l’institutionnalisation progressive d’un
obstacle, aux fondements idéologiques, à l’interventionnisme politique du gouvernement trop souvent
censuré dans la mise en œuvre du programme pour lequel il a été élu par le peuple français et donc par
la volonté populaire. Certains y voient le moyen de résister contre d’éventuelles législations d’une
extrême droite arrivée au pouvoir, mais si arrivée au pouvoir de l’extrême droite il y a, les débats de
206
ibid 55 207
ibid 68 208
ibid 52, p. 304
La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle
97
fond inhérents aux lois en question n’ont pas à être tranchés par les conseillers constitutionnels. La
seule institution compétente et légitime pour intervenir dans la rédaction de la loi reste et restera le
Parlement, et qui plus est dans le cadre d’un nouveau régime politique axé sur la prédominance du
pouvoir législatif à l’image de celui que je dessine au moyen de cette réflexion.
Dès lors, j’estime qu’il est essentiel de mettre des limites à son pouvoir démesuré dans la
procédure législative. Cela passera par un passage intégral du contrôle a priori au contrôle a posteriori,
à l’exception des lois organiques et des règlements des deux assemblées du Parlement. Le contrôle de
constitutionnalité a priori concernant les lois organiques et les règlements est certes préservé,
cependant, le Conseil constitutionnel ne pourra plus censurer les lois ordinaires. Lorsqu’il sera saisi
pour juger de la conformité des lois ordinaires à la constitution, il n’aura qu’une fonction consultative
en ce qu’il conseillera le Parlement de retraiter les passages problématiques des textes de loi en
question. Seul le Président de la République, en tant qu’arbitre, pourra saisir le Conseil constitutionnel
à cette fin. En outre, sa fonction de contrôle a posteriori (là où les lois s’appliquent à des cas concrets),
consacrée par la réforme de 2008 et la création de la question prioritaire de constitutionnalité,
représentera la majeure partie de son travail, « car ce n’est pas au moment de sa conception qu’une loi
peut éventuellement porter atteinte aux droits fondamentaux des citoyens, mais au moment de son
application » (Arnaud Montebourg et Bastien François)209
. Parce que le Conseil constitutionnel doit
demeurer indépendant dans le champ juridictionnel pour mener à bien sa mission de contrôle de
constitutionnalité a posteriori et de protection des droits et libertés des citoyens, il pourra prendre en
charge directement une question prioritaire de constitutionnalité, sans que le Conseil d’Etat ou la Cour
de cassation n’aient à juger du caractère « sérieux » ou non de la QPC en question.
2. La composition problématique et antidémocratique du Conseil constitutionnel : une
nécessaire démocratisation du mode de nomination
D’autres réformes sont indispensables pour que le Conseil constitutionnel se transforme en
véritable Cour constitutionnelle. Il en va évidemment de la composition et du mode de désignation des
conseillers constitutionnels. La composition du Conseil constitutionnel est, en effet, pour le moins
absurde. Il s’agit d’une institution se voulant indépendante du pouvoir politique, cependant, comme le
rappelle Guy Carcassonne, « ses membres sont nommés par les autorité les plus politiques qui
soient ». Cette institution doit, par ailleurs, bénéficier d’une légitimité démocratique indiscutable, mais
« ses membres ne sont pas élus, leur désignation n’a pas même à être ratifiée, ils procèdent d’un choix
largement discrétionnaire ». Alors qu’il est convenu que le Conseil constitutionnel exerce un rôle à la
209
ibid 68
La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle
98
fois sensible et primordial, « ses membres peuvent être parfaitement incultes en droit » 210
. Cerise sur
le gâteau (nous ne sommes pas à un dysfonctionnement près), le Conseil constitutionnel fait aussi
office de « maison de retraite » pour les anciens Présidents de la République.
Si l’éminent constitutionnaliste français juge inutile et illégitime la présence des anciens chefs
d’Etat, critiquant dans le même sens la décision de l’Assemblée nationale d’écarter l’amendement du
Sénat mettant un terme à la catégorie des membres de droit, il s’emploie à défendre le mode de
nomination du Conseil constitutionnel et y trouve même une certaine efficacité, là où je ne
m’aventurerais cependant pas. Certes le mandat de neuf ans non renouvelable et non révocable permet
d’attendre des conseillers constitutionnels une pleine indépendance de leur part ; certes on peut
attendre des autorités de nominations qu’elles choisissent des membres aux qualifications juridiques
certifiées… cependant, ce ne sont là que des suppositions qui ne font que perpétuer un mode de
nomination antidémocratique et non conforme aux caractères équitables et impartiaux du procès
(compte tenu de la place prise par le contrôle constitutionnel a posteriori). D’autre part, le groupe de
travail coprésidé par Claude Bartolone et Michel Winock a conclu à la nécessité de moderniser et de
démocratiser le mode de nomination des membres du Conseil constitutionnel en insistant sur la
nécessaire « détention d’une certaine compétence juridique (carrière professionnelle, universitaire ou
politique) » compte tenu de « l’accroissement des affaires traitées » et de « la complexité des dossiers,
notamment pour l’examen des questions prioritaires de constitutionnalité »211
. Le Conseil
constitutionnel gagnerait de cette exigence une certaine crédibilité renforcée d’une forte légitimité
dans son action.
Il convient tout d’abord de supprimer le deuxième alinéa de l’article 56 de la Constitution
concernant la catégorie des membres de droit afin de mettre un terme à la présence des anciens
Présidents de la République qui n’a plus lieu d’être. S’agissant du mode de nomination des membres
du Conseil constitutionnel, rompre avec cette anomalie française que constitue la nomination des
membres par les autorités politiques est une nécessité. A l’image du système allemand par exemple, la
France doit se diriger vers une élection des membres du Conseil constitutionnel par les députés avec
une majorité des deux tiers. Ainsi « nous aurons alors l’assurance qu’un courant d’opinion ne peut
imposer de force ses représentants à la Cour. Une légitimité démocratique doublée d’une garantie de
pluralisme, voilà qui donnera [au Conseil] une tout autre dimension ». Pour rendre compte de ce
pluralisme et lui donner plus de force, il sera essentiel de promouvoir la transparence dans la
contribution de chaque membre à la décision du Conseil constitutionnel. Chaque membre pourra
désormais exprimer son désaccord en annexe du rapport du Conseil. Parce qu’il n’est « pas une
institution juridictionnelle comme les autres. Ses décisions, même les plus techniques, sont
210
ibid 52, p. 278 211
ibid 39, p. 129
La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle
99
fondamentalement politiques en ce qu’elles portent sur les règles communes de la cité. Il est donc
essentiel de publiciser les désaccords qui la traversent afin que le public puisse en débattre et se faire
sa propre opinion » ajoutent par ailleurs Arnaud Montebourg et Bastien François212
. La publication de
ce que l’on appelle les « opinions dissidentes » permettra aux citoyens de savoir que la décision du
Conseil n’a pas été unanime et pourquoi.
Par ces quelques réformes, le Conseil constitutionnel aura les caractéristiques d’une véritable
Cour suprême comme celle dont la démocratie française a besoin. Contrôle a posteriori couplé à une
fonction consultative dans la procédure législative ordinaire et démocratisation du mode de
désignation de ses membres, il ne manque plus que le titre de « Cour » à cette institution majeure de la
République pour que le Conseil se transforme en une Cour constitutionnelle moderne.
La problématique de l’indépendance et du pluralisme des médias : l’urgence de la
démocratisation d’un quatrième pouvoir illégitime
Dans une lettre qu’il adressa aux Français, François Mitterrand déclara : « Montesquieu
pourrait se réjouir de ce qu’un quatrième pouvoir ait rejoint les trois autres et donné à sa théorie de
la séparation des pouvoirs l’ultime hommage de notre siècle »213
. Par l’expression « quatrième
pouvoir », il est convenu d’entendre l’influence des moyens de transmission de l’information (presse
écrite et médias audio-visuels) sur les citoyens et le pouvoir politique. Aujourd’hui, l’essor des médias
et le développement perpétuel de ses moyens d’influer sur la conduite de la vie de la cité amène à se
poser des questions sur la légitimité de son pouvoir, de son rôle et invite à émettre des hypothèses pour
démocratiser son fonctionnement et ainsi lui donner un visage acceptable pour la vie démocratique de
notre pays. Alors que durant de longues décennies, l’inquiétude portait sur l’essor de ce pouvoir des
médias entraînant de nombreuses critiques à son égard, sous les travaux de Paul Lazarsfeld par
exemple, le rôle des médias ne posent plus réellement de problème si tenté qu’il s’inscrive dans
l’information des citoyens. Or, ce n’est pas tant son rôle qui est aujourd’hui interrogé, mais plutôt sa
légitimité, au regard de ses manquements en termes de pluralisme, d’indépendance et d’objectivité –
autant de caractéristiques indispensables pour assurer la légitimité démocratique d’un tel contre-
pouvoir. L’indépendance des médias, leur neutralité et la production d’une information rendant
compte du pluralisme des opinions sont bafoués par la pratique actuelle des médias. L’ancien
Président de la République a donc commis une erreur de constat en observant une séparation des
pouvoirs, ce qu’il convient à présent de démontrer avant de développer des solutions pour remédier à
ce problème.
212
ibid 68 213
François Mitterrand, Lettre à tous les Français, avril 1988
La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle
100
Alors que la Constitution de la Vème République ne fait que trop peu mention du pouvoir
médiatique en se contentant simplement de rappeler l’importance du principe du pluralisme de
l’information, ce qui bien évidemment reste et restera lettre morte tant que le fonctionnement des
médias ne sera pas réformé et que son pouvoir ne sera pas régulé par la Constitution. Une nouvelle
constitution serait, dans ces circonstances, l’occasion de créer un chapitre dédié aux médias dans
lequel plusieurs dispositifs favoriseraient l’avènement de médias indépendants et pluralistes et dont
bénéficieraient la population française et son régime politique. Il s’agit là d’une condition sine qua non
du bon fonctionnement démocratique de la France. Des principes doivent être fixés, des règles doivent
être respectées. La question de l’appropriation démocratique des médias est primordiale au même titre
que celles qui ont été débattues précédemment.
1. L’indépendance des médias : une imposture antidémocratique à démonter
Le « quatrième pouvoir » serait-il donc pleinement indépendant, si l’on en croit François
Mitterrand, au regard d’une « éventuelle » stricte séparation des pouvoirs dont nous, Français, devons
être fiers ? « Médias indépendants » ? N’y a-t’il pas quelque chose de frappant ? Ne voyez-vous pas un
oxymore qui n’a rien à envier à l’ « obscure clarté » de Corneille ? Bien sûr, un Alain Peyrefitte
moderne, ancien Ministre de l’Information de Charles de Gaulle du temps de l’ORTF, ne va plus faire
l’éloge de la politique gouvernementale à la télévision, au journal de 20 heures. La raison ? Il n’a plus
besoin de le faire. Hommes politiques, « grands » journalistes et présidents des grands groupes
médiatiques sont une seule et même famille, un seul et même cercle dans lequel se cultive une certaine
interdépendance des intérêts, des valeurs et des opinions à véhiculer. L’indépendance des médias,
facteur démocratique essentiel d’un régime politique, n’est, dans ces circonstances, qu’une illusion.
Les journalistes partagent de nombreux traits communs avec les hommes politiques et les
grands patrons et, notamment, en termes d’origine sociale et de formation. Pas de fils d’ouvriers parmi
les journalistes. Comment donc rendre compte des conditions de vie des classes populaires dont ils ne
connaissent que les contours ? Comment comprendre leurs revendications sociales lors de
manifestations, par exemple, pour ensuite informer correctement le citoyen ? Les journalistes
observent les classes populaires comme les explorateurs observaient les tribus indiennes aux Etats-
Unis au XIXème siècle. Ils n’en connaissent pas les valeurs, ils ne connaissent pas non plus la réalité
de leur quotidien, de leurs conditions de vie, … Impossible dans ces circonstances de diffuser une
information digne de ce nom. A l’inverse, les journalistes médiatiques, les directions de rédactions,
issus des mêmes milieux sociaux que les propriétaires médiatiques sont plus aptes à défendre les
intérêts et la vision de leur « patron ». Les hommes politiques ont, par ailleurs, tellement à gagner
d’avoir dans leur cercle d’amis des journalistes influents qu’ils cultivent cette interdépendance. Cette
interdépendance entre journalistes médiatiques et hommes politiques est tellement forte qu’elle
La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle
101
débouche aisément sur des relations conjugales, à l’instar de Christine Ockrent et Bernard Kouchner,
Audrey Pulvar et Arnaud Montebourg, Marie Drucker et François Baroin, Anne Sinclair et Dominique
Strauss-Kahn, … Renaud Lambert en vient même à dire que « quarante ans après Alain Peyrefite,
l’indépendance des journalistes a fait d’énormes progrès : un ministre n’a plus à s’inviter au journal
télévisé pour vanter la politique de son gouvernement, c’est sa femme qui le fait pour lui »214
. Au vu
de cette relation malsaine – voire consanguine – entre ces deux familles que sont les journalistes
politiques et les hommes politiques, et dont la proximité paraît pour le moins « gênante », si l’on
estime que le principe de l’indépendance des médias est garant du bon fonctionnement de la
démocratie, il est tout à fait normal – pour ne pas dire légitime – que certains hommes politiques,
n’ayant pas de liens forts avec de « grands journalistes », dénoncent cette relation nocive entre le
pouvoir politique et les médias. Par exemple, François Bayrou s’est lancé dans une critique virulente
de l’indépendance des médias, et plus précisément à l’encontre de TF1, le 2 septembre 2006 (c'est-à-
dire au moment du lancement de la campagne présidentielle et de la guerre à la succession de Jacques
Chirac au trône suprême). En direct au journal télévisé, il déclara : « Je considère que l’argent et la
politique doivent être séparés. L’un ne doit pas avoir barre sur l’autre. Notamment lorsque ces
puissances détiennent de très grands médias. […] Il y a un problème républicain dès l’instant que de
très gros intérêts financiers, industriels sont liés à de très gros intérêts médiatiques, et sont en liaison
intime avec les responsables politiques »215
. Les journalistes ne sont pas réellement visés par ces
critiques, dont la précédente n’est qu’un exemple parmi d’autres. Ils sont, pour ainsi dire, « victimes »
de ce système d’interdépendance entre hommes politiques et patrons de médias aux intérêts
convergents, les uns voulant influer sur la politique gouvernementale à leur guise et les autres désirant
avoir des relais de leur action (ou de leur inaction) dans la sphère médiatique. Alors que « toute la
France » a défilé pour la liberté de la presse, sous le slogan « Je suis Charlie », en janvier 2015, mais
pour des raisons différentes de celles analysées ici, il devient essentiel de donner un visage
démocratique aux médias, de mettre en place des dispositifs permettant l’indépendance et la liberté des
journalistes.
Or, parmi les journalistes médiatiques, nombreux sont ceux qui n’hésitent pas à défendre ce
système en tentant par tous les moyens de faire perdurer l’illusion de cette indépendance médiatique.
Serge Allimi les appelle « les nouveaux chiens de garde »216
des propriétaires de médias en référence à
l’œuvre de Paul Nizan. Mais, alors que beaucoup le nient et montrent qu’il réside une pleine
indépendance dans le journalisme et qu’ils sont libres dans leur métier, à l’image de Jean-Pierre
Elkabbach, d’autres voient le contrôle sur les journalistes (et les médias en général) comme étant
214
Gilles Balbastre, Yannick Kergoat et Serge Halimi, Les nouveaux chiens de garde, JEM productions, 11 janvier 2012 215
Marc Endeweld, Des médias sous influences, Marianne n°993, 22 avril 2016 216
Serge Halimi, Les nouveaux chiens de garde, Liber, 18 novembre 2005
La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle
102
normal, voire naturel. Ainsi, Laurent Joffrin avoue que lorsqu’ « on crée un journal, on ne va pas
donner les clés à une poignée de journaliste que l’on a employée. Il est logique que le propriétaire fixe
une orientation ». Il s’agit pour lui d’une « puissance diffuse constante »217
, là où d’autres parleraient
d’emprise des propriétaires de médias sur la diffusion de l’information et des idées. Il n’a pourtant
jamais été question de « donner les clés » d’un journal aux journalistes, mais plutôt de respecter leur
liberté et leur indépendance dans leur travail quotidien qui a un rôle essentiel dans le bon
fonctionnement démocratique d’un pays. Franz-Olivier Giesbert est encore plus explicite que son
confrère : « Tout propriétaire a des droits sur son journal. Il a, lui, le pouvoir. Le pouvoir du
journaliste, c’est une vaste rigolade. Le pouvoir stable, c’est le pouvoir du capital et il est tout à fait
normal que le pouvoir s’exerce »218
. Dès lors, les journalistes n’ont pas le choix : ils doivent respecter
la ligne fixée par les propriétaires de médias. Ces propriétaires voient dans le marché de l’information
un double intérêt : outre la volonté de faire des profits, ils souhaitent par-dessus tout influer sur la vie
politique et sur le pouvoir. Possédant de véritables empires médiatiques, et, partant, l’arme suprême de
dire ce qu’il faut penser et ce à quoi il faut penser, ils détiennent à l’égard des hommes politiques
d’énormes pouvoirs d’influence, autrement appelés « corruption ». En 2007, la relation d’amitié entre
Nicolas Sarkozy et les propriétaires des grands médias (Martin Bouygues, Serge Dassault, Arnaud
Lagardère ou encore Bernard Arnault) a joué un rôle majeur dans l’accession de celui-ci à l’Elysée. A
tel point que certains ont fêté cette élection au Fouquet’s le soir même. Chacun avait à y gagner : le
premier voulait le pouvoir, les seconds voulaient influer sur celui-ci. C’est d’ailleurs pour cela que ces
relations d’amitiés existent. François Bayrou a d’ailleurs critiqué ouvertement la proximité de Nicolas
Sarkozy « avec des responsables économiques extrêmement puissants »219
. Cependant, il va sans dire
que Nicolas Sarkozy ne fut qu’un pion pour ces propriétaires de grands groupes, lesquels n’ont eu
aucun mal à s’en détacher le moment voulu, pour ensuite s’attacher les amitiés d’un autre candidat à
placer au pouvoir. « Depuis la victoire de Mitterrand en 1981, les politiques ont compris qu’ils
devaient se rapprocher des patrons de média pour gagner la présidentielle » (François Bayrou)220
.
Notre Président de la République actuel, François Hollande, n’a d’ailleurs pas échappé à la règle.
Alors que Martin Bouygues affirmait que sa relation avec Nicolas Sarkozy était plus un « handicap
qu’un avantage »221
(hausse de la taxation de TF1 par exemple), François Hollande – ayant compris
que la proximité avec les journalistes « ne valait rien » à côté de l’amitié des directeurs de rédaction et
surtout des propriétaires de médias – se jeta sur l’occasion et rencontra le patron de TF1 à six mois de
l’échéance électorale, c'est-à-dire au cœur de la campagne présidentielle. Sans doute cherchait-il à
217
ibid 214 218
ibid 214 219
ibid 214 220
ibid 215 221
ibid 215
La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle
103
nouer un accord avec le patron de la plus grande chaîne d’Europe, qui jusqu’à présent était fortement
ancrée à droite, afin de bénéficier d’un traitement plus favorable. Peut-être a-t-il été question du
passage en clair de LCI, voulu par Martin Bouygues et soutenu par François Hollande après coup,
ainsi que du nouveau Ministère de la Défense, le « Pentagone à la française », dans le 15ème
arrondissement, dont la construction fut confiée au groupe Bouygues. En outre, l’amitié entre François
Hollande et François Pinault, longtemps cachée pour les raisons expliquées précédemment, ne l’est
plus vraiment, elle est même assumée car, comme le rappelle un collaborateur du Président de la
République, « entre Pinault et Hollande, s’est développée une forme d’intimité. Une relation de
confiance dépolluée de tout intérêt puisque Pinault n’attend plus rien du pouvoir »222
. De toute
évidence, les entretiens entre le propriétaire du Point (entre autre) et le Président de la République sont
donc pleinement amicaux et non professionnels, comme ceux qu’il effectuait avec l’ancien Président,
Nicolas Sarkozy, avant que leur relation se dégrade au cours du quinquennat précédent (comme un
certain Martin Bouygues). L’éloge de Serge Dassault fait à l’exécutif est en revanche plus paradoxal,
pas simplement du fait qu’il est sénateur des Républicains, mais surtout parce qu’il est propriétaire du
Figaro, le principal quotidien de droite. Selon lui, « François Hollande et le ministre de la Défense
sont excellents pour la vente de [ses] avions »223
. A l’approche de la campagne présidentielle, il est
évident que les deux parties ont à y gagner. Ainsi, les patrons de médias ont leur poulain, mais cette
association est souvent temporaire si tenté que le poulain pose problème et n’incarne plus
suffisamment la défense des intérêts des grands groupes. Les poulains se suivent, ils s’enchaînent, et
force est de constater qu’il y en a énormément, à l’instar d’Emmanuel Macron, ayant bien compris ce
qu’il pouvait retirer d’une amitié avec les patrons des grands groupes médiatiques, et de Manuel Valls
qui a les faveurs du groupe Havas.
Ainsi va l’indépendance des médias à l’égard du pouvoir ! Les propriétaires des médias et les
directeurs des rédactions soutiennent des candidats au poste suprême pour ensuite avoir leur oreille
une fois l’accession à la tête de l’Etat. Les hommes politiques, les propriétaires des grands médias et
les « grands » journalistes forment une grande famille, un cercle dans lequel une socialisation est
obligatoire, un entre-soi qui se matérialise par des réunions mensuelles au Siècle, un cercle privé dans
le 1er arrondissement de Paris où se mêlent le gratin du monde des médias et de l’argent ainsi que des
hommes politiques de premier plan pour discuter des politiques à mettre en œuvre sans l’avis du
peuple. Selon Frédéric Lordon, ce genre de grande messe de l’élite politico-médiatico-économique
française entraîne « des pertes de liberté de paroles, des pertes de sens critiques et cela produit un
effet de normalisation, d’adaptation, d’ajustement, voire d’auto censure par les journalistes. Ils savent
222
ibid 215 223
ibid 215
La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle
104
ce qui peut être dit et ce qui doit être tu »224
. Les journalistes font ainsi parti de ce cercle et ne doivent
pas aller à l’encontre des intérêts de celui-ci, sinon l’éviction est proche. C’est d’ailleurs le sort qui a
été réservé à Claude Sérillon en 1999. En effet, lors d’une interview du Premier ministre, Lionel
Jospin, au cours de laquelle le grand journaliste de France 2 déclara : « Vous avez conscience que le
militant socialiste Lionel Jospin, je pense à celui du congrès de Metz notamment, a beaucoup changé.
Il est devenu beaucoup plus pragmatique, et se dit, au fond, qu’on ne peut plus vraiment agir sur la loi
du marché »225
. Cette phrase assassine déstabilisa le chef du gouvernement dont la réponse est
désormais rentrée dans les anales : « Il ne faut pas attendre tout de l’Etat ou du gouvernement ». Après
de forte critique de la presse du lendemain, Manuel Valls, alors conseiller en communication du
Premier ministre, n’hésita pas une seconde pour faire pression sur la direction de France télévision afin
que le journaliste vedette soit écarté. « Valls, quand vous l’aviez en direct, il pouvait être aussi directif
qu’au moment de l’ORTF, avec des montées de testostérones très fortes. Sarkozy envoyait ses
conseillers Frank Louvrier ou Pierre Giacometti qui étaient finalement plus en rondeur. En fait, Valls
croit en l’indépendance de la presse comme en l’Immaculée Conception. Il méprise la profession de
journaliste »226
. Ce témoignage d’un ancien directeur de France télévision est frappant par le portrait
qu’il dresse de l’actuel Premier ministre, mais qui n’est que le reflet d’une pratique très autoritaire du
pouvoir à l’égard du journalisme politique. La pression pesant sur les journalistes est aussi, et surtout,
exercée par les directions de rédaction et les propriétaires de médias. Cette situation inacceptable pour
les journalistes a même entraîné leur soulèvement, sous forme de grèves et de motions de défiance à
l’égard des directions de rédaction. Les rédactions, et à travers elles les journalistes, désirent par ces
moyens gagner plus de poids dans le rapport de force qui les oppose trop souvent à leur direction. La
motion de défiance n’est pas reconnue aujourd’hui et se retrouve ainsi impuissante pour demander le
départ du directeur de la rédaction et ainsi se réapproprier la plénitude de leur métier et de leur liberté
journalistique. Ce fut notamment le cas de Matthieu Gallet, à la tête de Radio France, ou de Christophe
Barbier, directeur de l’Express, qui, tous deux, ont sauvé leur place malgré les motions de défiance
présentées contre leur personne. Ainsi, les directeurs de rédaction, appuyés par les propriétaires des
médias et les actionnaires, semblent inattaquables. Chez l’Obs, Matthieu Croissandeau, dont la place
de directeur de la rédaction a été contestée par des journalistes massivement mobilisés, a opté pour le
licenciement de ses adjoints, Pascal Riché et Aude Lancelin, en cammoufflant derrière cette éviction
« économique » un recadrage idéologique de la rédaction. Matthieu Croissandeau, admirateur et
proche de Manuel Valls et d’Emmanuel Macron, en licenciant Aude Lancelin, qu’il jugeait trop
proche de Nuit Debout, a d’une part montré qu’il était seul maître à bord avec le soutien des
actionnaires et que son hebdomadaire ne s’ouvrirait aucunement à des idées d’une gauche « plus
224
ibid 214 225
ibid 215 226
ibid 215
La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle
105
radicale ». En guise de réponse, la rédaction accusa le pouvoir politique d’une intervention
inacceptable à l’approche des élections. Chez France télévision, les journalistes ont voté massivement
une motion de défiance à l’encontre de Michel Field (un révolté rentré dans le rang), afin de redonner
au service public toute son indépendance. Un autre exemple de révolté rentré dans le rang : Philippe
Val. Ce dernier, après avoir fait carrière dans l’impertinence, arriva à la tête de France Inter, nommé
par Jean-Luc Hesse, directeur de Radio France et ami de Nicolas Sarkozy. Mais lorsque les deux
humoristes, Didier Porte et Stéphane Guillon, jugés « impertinents », critiquent sans limite le
Président de la République et le gouvernement, Philippe Val s’empresse de les licencier. Ainsi, selon
Michel Naudy, « les journalistes qui commencent une carrière dans l’impertinence, la contradiction et
la critique du pouvoir, sont soit passés aux oubliettes, soit récupérés et rentrés dans le rang. Il n’y a
pas d’autres alternatives que ces deux là. Le système jette tout ce qu’il ne peut pas reprendre. Si vous
restez à l’antenne, vous n’y restez jamais impunément »227
.
Les journalistes sont donc contraints de s’adapter aux logiques professionnelles des médias
mais, dans ces circonstances, ne peuvent guère produire un bon travail d’investigation et d’information
des citoyens. La pression exercée sur eux, tant de la part de la direction de leur rédaction, appuyée par
les actionnaires, que de la part du pouvoir politique, les contraint dans leur métier et la liberté de
l’exercer comme bon leur semble et comme l’indique le code de déontologie du journalisme. Alors
que Philippe Val était le premier à brandir les affiches « Je suis Charlie » pour la liberté d’expression
des journalistes, peut-être serait-il enfin souhaitable de mettre un terme à ce système allant à l’encontre
de l’indépendance des médias en offrant davantage de marges de manœuvre aux journalistes, tant dans
le secteur privé que dans le service public. Le quatrième pouvoir est ainsi conjugué à d’autres pouvoirs
(le pouvoir politique et le pouvoir économique notamment). Ce n’est pas un pouvoir autonome,
contrairement à ce que pensait François Mitterrand, la séparation des pouvoirs n’est donc pas à cet
égard respectée, elle est bafouée par les relations malsaines qui unissent hommes politiques,
propriétaires de médias et journalistes médiatiques, formant la classe dirigeante du pays et défendant
leurs intérêts face à des citoyens démunis.
2. Le pluralisme des médias : un critère démocratique essentiel mais ignoré
Outre l’indépendance des médias, le pluralisme apparaît comme un principe fondamental de
l’information citoyenne dans une société démocratique. Par pluralisme, on entend une variété des
points de vue exprimés, des opinions représentées ainsi que des sources d’information, nécessitant, par
ailleurs, l’impossible intervention d’une quelconque influence sur les priorités politiques. Or, il va sans
dire que le monde des médias ne respecte aucunement cette exigence démocratique du pluralisme de
227
ibid 214
La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle
106
l’information. On peut trouver des causes de ce dysfonctionnement dans l’absence de marge de
manœuvre des journalistes, pris en étau entre les principes déontologiques du journalisme et la
pression exercée par les actionnaires et les directions de rédaction pour contrôler leur expression et
faire en sorte qu’elle s’inscrive dans une ligne fixée préalablement, une ligne qui prend en compte la
nécessaire défense des intérêts des propriétaires des médias et leurs visions des choses à présenter au
grand public. Or, il réside un problème démocratique dès l’instant où ces propriétaires de médias,
ayant une influence considérable sur la ligne éditoriale, sont aussi et par-dessus tout des entrepreneurs
de grands groupes du CAC 40 et accessoirement des milliardaires. On peut alors comprendre aisément
que leurs intérêts peuvent aller à l’encontre de ceux d’ouvriers en grève pour lutter contre des
licenciements abusifs. En effet, c’est la doctrine néolibérale qui est répandue unilatéralement et
intégralement, servant par là même les intérêts des grands groupes industriels à la tête des différents
médias. Cependant, il réside un problème évident dès lors que la pensée unique n’est pas en
concordance avec la vision des citoyens dans leur ensemble. Il paraît donc légitime de se demander
pourquoi d’autres opinions, d’autres points de vue – qui, d’une part, représentent l’opinion de
nombreux citoyens, et, d’autre part, permettraient aux citoyens de bénéficier d’un plus large panel
d’informations afin de forger leurs opinions et non pas de rester passif face au martèlement des mêmes
principes néolibéraux – ne sont pas présentés dans les médias, et si toutefois ils le sont, pourquoi leur
accorde-t-on si peu de temps d’antenne ? Le pluralisme n’existe pas dans les médias, les propriétaires
des grands médias, leurs actionnaires, et une grande partie de la classe politique auraient beaucoup à
perdre s’ils s’engageaient dans la mise en œuvre d’un pluralisme digne de ce nom. Pourtant force est
de constater qu’ils essaient de s’en donner l’apparence.
En effet, il existe une figure essentielle des médias, une sorte de gardien de l’objectivité de
l’information et de sa dépolitisation. Il s’agit du spécialiste, autrement appelé « expert médiatique ».
Leur omniprésence sur les plateaux télé, à la radio ou dans la presse écrite trouve sa légitimation dans
leurs titres universitaires qui donnent à leur prise de parole l’argument scientifique et la force de
l’évidence ne pouvant pas être remis en cause. Ils se succèdent, se remplacent, se croisent dans
l’espace médiatique pour répandre la parole « divine », un message intouchable mais toujours orienté
politiquement, car ces « experts » ne sont pas qu’universitaires. Ils siègent aussi au conseil
d’administration de grandes entreprises, de banques ou de sociétés d’assurances. L’objectivité dont ils
sont comptables atteint donc ses limites. Cependant, lorsqu’ils sont invités, seuls leurs titres
universitaires sont précisés, car bien évidemment « n’importe quel citoyen, téléspectateur, regarderait
d’un tout autre œil un brillant économiste universitaire s’il savait que ce dernier est largement
rétribué par les banques, les compagnies d’assurance et les sociétés privées »228
, s’ils savaient qu’ils
228
ibid 214
La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle
107
ne peuvent donc pas rester indépendants, car étant incrustés dans les logiques des milieux d’affaires et
de la doctrine néolibérale, et qu’ils participent aux grandes messes du Siècle une fois par mois. Ils sont
en quelques sortes les portes paroles, légitimés par leurs titres universitaires, des tenants de la pensée
unique, dans l’intégralité de la sphère médiatique au cœur de laquelle ils jouent un puissant rôle. Or,
sans objectivité et sans neutralité des journalistes et des experts, le pluralisme n’existe pas. Les experts
médiatiques sont convaincus des bienfaits du marché et discutent entre eux au cours de débats qui ne
disent pas leur nom, des émissions qui ne sont que des simulacres de débat au cours desquels deux
experts que tout oppose officiellement (pour préserver les traits du débat démocratique) s’aperçoivent
en fin de compte qu’ils sont sur la même longueur d’onde car étant tous deux convaincus des bienfaits
du marché. D’autres experts médiatiques potentiels pourraient aussi être invités et débattre pour
confronter différents points de vue, différentes opinions. Il ne s’agit donc pas de débat, ni même de
pluralisme, mais plutôt d’un phénomène d’homogénéisation de l’information véhiculée, un
phénomène réellement nocif démocratiquement. Plusieurs experts aux opinions divergentes de la
pensée unique sont néanmoins invités mais à une fréquence nettement plus faible qu’un Jacques Attali,
le « champion » des experts médiatiques. Ces experts aux points de vue divergents sur des questions
essentielles qui intéressent les citoyens et à travers desquels ils construisent leur opinion, mériteraient
d’être invités plus souvent. Le pluralisme des médias auraient tout à y gagner, et à travers lui la
démocratie elle-même. Car dans les conditions dommageables présentées précédemment et auxquelles
il est nécessaire d’apporter des réponses, le débat médiatique est réellement atrophié. Du fait de cette
homogénéisation de la pensée des experts médiatiques, convaincus des bénéfices du néolibéralisme et
discutant dans le cadre, les experts discutant hors du cadre pour le changer sont écartés ou, pour les
chanceux, restent invités mais à de très rares occasions. Dès lors, il est impossible de développer à
l’antenne un argumentaire accessible, cohérent et solide contre les fondements de la globalisation, de
l’Union européenne et de sa politique budgétaire, ainsi que de l’entreprise de remise en cause globale
du périmètre de l’Etat par exemple.
Concernant la crise économique de 2008 qui plongea dans la précarité de nombreux français et
qui a profondément affaibli l’économie française, la quasi-totalité des experts médiatiques, et les plus
éminents d’entre eux (Alain Minc, Daniel Cohen, …) n’ont rien anticipé et ont poursuivi leur rôle de
légitimateur du système à l’origine même de ce cataclysme. Il s’agit là d’une inexpiable erreur aux
conséquences désastreuses de la part de ceux qui nous disent le « vrai » et dont la place privilégié
d’expert médiatique n’a aucunement été remise en cause après coup. Le problème est bien là.
Comment des économistes, dont le rôle est de décrypter les phénomènes économiques pour
l’information des citoyens, ayant fait de terribles erreurs aux conséquences désastreuses poussées par
la défense des intérêts de la classe dirigeante du pays (dont ils font partie) et des principes de la pensée
néolibérale, et non par un simple devoir d’information et de neutralité à l’égard des citoyens, peuvent
La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle
108
rester à l’antenne impunément tout en gardant leur statut d’ « expert » ? Le fait qu’ils aient eux-mêmes
commenté leurs propres erreurs est tout autant invraisemblable. Ce sont les gardiens d’un système
dominant pour les dominants, leur place est donc garantie, quoi qu’il arrive, par les dominants dont ils
défendent les intérêts devant les citoyens. Mais pourquoi d’autres experts, plus critiques du système
dans lequel nous vivons, ne sont-ils pas invités pour débattre réellement avec ces « chiens de garde » ?
Tout simplement parce que le pluralisme n’existe pas dans la sphère médiatique.
Il est aussi très alarmant de voir comment les médias retranscrivent les informations inhérentes
aux mouvements sociaux. L’accent est mis la plupart du temps sur les effets négatifs de ses
mouvements sociaux (grèves, occupations d’usines, …) et non pas sur leurs motifs, sur les
revendications des grévistes, sur leur motivation. Ainsi, lorsqu’un dispositif gouvernemental sur
l’organisation et le fonctionnement de l’entreprise est débattu, le point de vue des salariés n’est pas
consulté. Seul les experts médiatiques et les chefs d’entreprise ont leur mot à dire sur une question qui
concerne également les employés bien évidemment. Or, au vu de la forte probabilité que le point de
vue des salariés grévistes ne soit pas en concordance avec celui des chefs d’entreprise, pourquoi, au
regard des exigences en terme de pluralisme des opinions, les salariés ne sont-ils pas consultés,
pourquoi leurs points de vue, qui méritent tout autant un passage à l’antenne que ceux des chefs
d’entreprise, ne sont pas présentés aux citoyens ? Un exemple qui illustre bien ce parti pris dans la
diffusion et le choix de l’information est celui de la médiatisation de la révolte sociale des salariés de
l’usine Continental de Clairoix en 2009. A cette occasion, David Pujadas a interviewé le délégué
syndical Xavier Matthieu, mais l’échange se focalisa sur la séquestration des patrons de l’entreprise
pour lutter contre un plan social illégitime au regard des bénéfices enregistrés par l’entreprise. Le
journaliste vedette de France télévision posa trois questions aux syndicalistes : « Est-ce que vous
regrettez les violences ? » ; « Est-ce que la fin justifie les moyens ? » et « Est-ce que vous lancez un
appel au calme ce soir ? » Au regard des questions posées, on remarque clairement que le journaliste
juge inutile de solliciter Xavier Matthieu pour argumenter sur les motifs et la légitimité de cette révolte
sociale et préfère, à l’inverse, demander des explications sur la « violence » des salariés. Mais face à
l’intransigeance du syndicaliste – « Je n’ai pas d’appel au calme à lancer. Les gens sont en colère et
la colère il faut qu’elle s’exprime. Il y a un proverbe des manifestants qui dit « qui sème la misère
récolte la colère ». C’est ce qu’ils ont aujourd’hui. Il y a plus de mille familles qui vont être à la rue
[…], qui vont être obligées de vendre leur baraque. Il faut que vous compreniez ça… »229
– David
Pujadas, en bon professionnel des médias, coupe court à l’interview, qui ressemblait plutôt à un triple
appel à l’arrêt des « violences », un triple appel qui sonne comme un symbole de cette bien-pensance
journalistique au service des intérêts des grands groupes privés et du pouvoir. Pour les journalistes
229
ibid 214
La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle
109
médiatiques et les directeurs de rédaction, il existe une violence légitime de la part de la classe
dirigeante politico-économique, mais ils ne conçoivent pas de violence légitime des classes populaires
et des mouvements sociaux. Qui a dit que les classes sociales avaient disparues ? En tant que « bien
penseur de génie », Bernard-Henri Lévy qualifia de « contre nature » le fait de « retenir des personnes
contre leur consentement »230
. Mais qu’est ce qui est « contre nature » ? Où est la limite entre ce qui
l’est et ce qui ne l’est pas ? Le fait de supprimer des milliers d’emplois, alors que l’entreprise
enregistre d’énormes profits, n’est-il pas contre nature ? Ne venant pas des mêmes milieux que les
intéressés, ils ne connaissent que les contours de leurs conditions de vie, de leur quotidien et de leurs
préoccupations. Plus récemment, le 31 mars, lors du JT de France 2, alors que Nuit debout fait son
apparition, la Une et un tiers de l’émission sont consacrés au transfert de Salah Abdeslam et des
matériaux de fabrication de ses nouvelles toilettes en prison. Concernant, les manifestations contre la
loi El Khomri, à présent, les motifs et les revendications du mouvement ne sont aucunement relatés,
tandis que plusieurs minutes sont accordées aux violences policières et à la grève des transports en Ile-
de-France (encore et toujours les conséquences et non pas les motifs), avant que soit diffusé
l’interview d’un chef d’entreprise affirmant qu’il est indispensable pour lui de pouvoir licencier plus
facilement et en plus grand nombre. Aucun mot sur les revendications sociales et sur le mouvement
naissant de Nuit debout. Sans prendre parti, il est tout de même incroyable que la candidature de
Philippe Poutou à la présidentielle de 2017 n’obtienne que quelques secondes d’antennes (et aucune
concernant son programme) en insistant sur son très faible score de 2012, tandis que plusieurs minutes
sont consacrées aux « concours de dédicaces » entre les candidats à la primaire des Républicains au
salon du livre.
A l’image de la direction de la rédaction de France télévision qui ordonna à un reporter,
Philippe Boisserie, présent lors du génocide au Rwanda en 1994, lui demandant de ne faire que
« l’évacuation des Français [car] on n’est pas là pour faire des sujets sur des noirs qui s’entretuent ;
de toute façon ça n’intéresse personne », qui est légitime pour choisir ce qui intéresse ou non les
citoyens alors que seul les citoyens sont légitimes de s’intéresser ou non à un sujet qui leur est
communiqué ? Qui est légitime pour faire de son point de vue, dicté par les principes d’une pensée
unique, la vérité ultime à laquelle les citoyens doivent souscrire car n’ayant pas de points de vue
divergents pour confronter les opinions existantes ? Pourquoi les intérêts privés priment-ils sur la
démocratie et sur le droit des citoyens de disposer d’une information pluraliste et indépendante ?
Olivier Duhamel dresse d’ailleurs un constat intéressant sur ce dysfonctionnement du rôle des médias
dans une société démocratique et le traitement partial de la vie politique française : « Que la politique
soit de l’ordre du symbolique n’est évidemment pas nouveau. Pas plus que le fait qu’elle doive traiter
230
ibid 214
La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle
110
non seulement la réalité, mais également l’idée fausse que l’on s’en fait, tantôt chez les citoyens,
tantôt chez les personnes intéressées, quand ce n’est pas chez les uns et les autres. Mais ce type
d’écart entre le réel et sa perception restait relativement exceptionnel. Avec la médiatisation du
politique, et « l’info fait divers » dominant le médiatique, ces décalages tendant à se généraliser. Nous
entrons alors dans un nouveau système qui complique sérieusement la tâche des gouvernants et les
possibilités données aux gouvernés de les apprécier en raison »231
. D’un côté, des gouvernants
contraints par la puissance médiatique de la pensée unique, de l’autre côté, des citoyens privés d’un
traitement démocratique de l’information, le « quatrième pouvoir » doit être repensé et régulé de
l’extérieur, dans un nouveau cadre constitutionnel, car ne pouvant pas se réformer de l’intérieur.
3. Pour une réappropriation des médias par les journalistes et pour les citoyens : élément
essentiel d’une refondation démocratique à venir
Repenser et réguler la sphère médiatique, Pierre Mauroy, alors chef du gouvernement, se lança
dans l’aventure en 1983, en vain. Devant les députés, il présenta son ambition de redonner aux médias
français leurs indépendances et de garantir leur pluralisme : « Nous pensons qu’il convient, dans une
démocratie comme la notre, d’établir un certains nombre de règles et qu’il faut à nouveau poser les
principes auxquels des démocrates devraient souscrire sans hésitation : réaffirmer la nécessité du
pluralisme dans la presse ; assurer la transparence de ses organes dirigeants ; limiter la
concentration et se donner les moyens de contrôler efficacement ses dispositions. [...] Nous tolérons la
puissance de la presse, mais nous ne tolèrerons pas la puissance de l’argent ! »232
. La mise en
pratique ne refléta cependant pas la grandeur de son volontarisme et de sa force de conviction. Certes,
les médias affirment leur rôle de « contre pouvoir », mais nous venons de démontrer qu’il s’inscrit
dans des relations de connivence entre hommes politiques, grands groupes privés et journalistes
médiatiques, des acteurs aux logiques normalement éloignées mais aux intérêts effectivement
analogues. Dans un régime politique comme le notre, un tel contre pouvoir doit avoir un
fonctionnement et une légitimité démocratiques sans faille car étant au cœur de l’information des
citoyens. Aucune pression d’ordre politique, économique ou financier ne doit contrevenir à la liberté
des journalistes et aux principes déontologiques qui font la noblesse de ce métier d’une importance
considérable dans le fonctionnement démocratique du pays. Or, dans les circonstances actuelles, le
discours de l’ancien Premier ministre reflète quatre décennies de renoncements à contrôler les dérives
anti-démocratiques de ce « quatrième pouvoir » ; quatre décennies qui ont vu les grands groupes
devenir des empires médiatiques concentrant entre quelques mains la quasi-totalité des médias. Pierre
Mauroy identifia clairement un ennemi : la concentration des médias par les puissances d’argent ; et
231
ibid 72, p. 52 232
ibid 214
La République face à la crise démocratique – Quelle réforme constitutionnelle
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un objectif : l’appropriation démocratique des médias, permettant ainsi aux journalistes de se défaire
de la pression des directeurs de rédaction et, à travers eux, des propriétaires des médias, cadenassant la