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La Roumanie, une nation au carrefour de l'Europe centrale Conversation avec Mr. Mihail Nasta, Professeur des Universités de Cluj et de Bruxelles (ULB). La première caractérisque de la Rouma- nie est sa diversité. Si, pour Robert Philippot, ce pays est un « carrefour culturel », c’est en tant que l’histoire l’associe au monde balkani- que, ayant subi comme lui l’inuence religieuse et arsque de Byzance puis turco-oomane. Mais, poursuit-il, « La Roumanie n’aeste pas moins sa vocaon carpato-danubienne, que la géographie impose, c’est-à-dire l’ouverture vers le monde germanique et hongrois, et par- delà, vers la civilisaon occidentale, c’est-à-dire le catholicisme, la Réforme, le mouvement des Lumières et le romansme ». Une diversité certes qui ne va pas sans les forces centrifu- ges qui de tout temps ont ravagé ces contrées et fait de ses paysages, aux dires de Claudio Magris, « doux et harmonieux », une terre se trouvant « sur la route du mal » – ainsi le chro- niqueur Grigore Ureche (né en 1590) d’épingler le trajet des invasions qui déferlent de siècle en siècle sur l’Europe. Dans son Danubio (1986), Magris en a dépeint la fureur par ce bref mais saisissant tableau: « du sabre courbe des Gètes qui croisait le glaive romain (…) ; de l’épée de fer adorée comme une divinité par les Scythes ; des enfants enlevés par les Turcs et du joug ooman de bois échangé, pour d’autres jougs, de fer cee fois ; route du blé, route du jonc, qu’Eenne de Moldavie, le Grand 1 , t brûler pour arrêter l’avance des troupes de Mahomet II ; route des paysans molestés et martyrisés, des carnages et des rapines, du servage et de la violence ». De ces mulples opposions se déclinant en autant de batailles et troupes d’occupaon traversant l’histoire roumaine, il est pourtant un principe d’unité qui a œuvré à leur paradoxale fusion : la lanité que Trajan lui a imprimée et qui ne s’est jamais estompé. « C’est ce qui lui a permis de résister, arme Philippot, au déferlement des Slaves au Moyen Age et, intellectuellement plus tard, au presge de l’hellénisme ». Une conscience dès lors du legs lan qui d’être ainsi ravivée à des moments historiques décisifs (1848, 1856-1859, 1916- 1918) aura permis la réunion des principautés de Transylvanie et de Moldo-Valachie à maintes reprises ajournée du fait de leurs desnées di- vergentes. Diplomac World a demandé au Professeur Mihail Nasta d’expliquer ce parcularisme de la culture roumaine, – ce qu’il appelle « le para- doxe de notre lanité orientale » – qui aurait perduré depuis le retrait des Romains en 271. 1 Stefan (Etienne), dit « le Grand » (Stefan cel Mare, 1457-1504), proclamé l’athlète du Christ pour ses victoire contre les Ottomans et les Tartares, fonda plus de 40 monastères, déclenchant l’essor de la première Renaissance de l’art des fresques des églises orthodoxes. Ces monastères de Moldavie sont inclus sur la liste du Patrimoine Mondial de l’UNESCO. Leur présentation en a été faite dans le numéro 22 de Diplomatic World (Printemps 2009). DW 42
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La Roumanie, une nation au carrefour de l'Europe …smooz.4your.net/diplomatic-world/files/ROUMANIENASTA.pdf1 Stefan (Etienne), dit « le Grand » (Stefan cel Mare, 1457-1504), proclamé

Jan 03, 2020

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La Roumanie, une nation au

carrefour de l'Europe centrale

Conversation avec Mr. Mihail Nasta,Professeur des Universités de Cluj et de Bruxelles (ULB).

La première caractéristi que de la Rouma-nie est sa diversité. Si, pour Robert Philippot, ce pays est un « carrefour culturel », c’est en tant que l’histoire l’associe au monde balkani-que, ayant subi comme lui l’infl uence religieuse et arti sti que de Byzance puis turco-ott omane. Mais, poursuit-il, « La Roumanie n’att este pas moins sa vocati on carpato-danubienne, que la géographie impose, c’est-à-dire l’ouverture vers le monde germanique et hongrois, et par-delà, vers la civilisati on occidentale, c’est-à-dire le catholicisme, la Réforme, le mouvement des Lumières et le romanti sme ». Une diversité certes qui ne va pas sans les forces centrifu-ges qui de tout temps ont ravagé ces contrées et fait de ses paysages, aux dires de Claudio Magris, « doux et harmonieux », une terre se trouvant « sur la route du mal » – ainsi le chro-

niqueur Grigore Ureche (né en 1590) d’épingler le trajet des invasions qui déferlent de siècle en siècle sur l’Europe. Dans son Danubio (1986), Magris en a dépeint la fureur par ce bref mais saisissant tableau: « du sabre courbe des Gètes qui croisait le glaive romain (…) ; de l’épée de fer adorée comme une divinité par les Scythes ; des enfants enlevés par les Turcs et du joug ott oman de bois échangé, pour d’autres jougs, de fer cett e fois ; route du blé, route du jonc, qu’Eti enne de Moldavie, le Grand1, fi t brûler pour arrêter l’avance des troupes de Mahomet II ; route des paysans molestés et martyrisés, des carnages et des rapines, du servage et de la violence ». De ces multi ples oppositi ons se déclinant en autant de batailles et troupes d’occupati on traversant l’histoire roumaine, il est pourtant un principe d’unité qui a œuvré

à leur paradoxale fusion : la lati nité que Trajan lui a imprimée et qui ne s’est jamais estompé. « C’est ce qui lui a permis de résister, affi rme Philippot, au déferlement des Slaves au Moyen Age et, intellectuellement plus tard, au presti ge de l’hellénisme ». Une conscience dès lors du legs lati n qui d’être ainsi ravivée à des moments historiques décisifs (1848, 1856-1859, 1916-1918) aura permis la réunion des principautés de Transylvanie et de Moldo-Valachie à maintes reprises ajournée du fait de leurs desti nées di-vergentes.

Diplomati c World a demandé au Professeur Mihail Nasta d’expliquer ce parti cularisme de la culture roumaine, – ce qu’il appelle « le para-doxe de notre lati nité orientale » – qui aurait perduré depuis le retrait des Romains en 271.

1 Stefan (Etienne), dit « le Grand » (Stefan cel Mare, 1457-1504), proclamé l’athlète du Christ pour ses victoire contre les Ottomans et les Tartares, fonda plus de 40 monastères, déclenchant l’essor de la première Renaissance de l’art des fresques des églises orthodoxes. Ces monastères de Moldavie sont inclus sur la liste du Patrimoine Mondial de l’UNESCO. Leur présentation en a été faite dans le numéro 22 de Diplomatic World (Printemps 2009).

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Situer la confi guration d’un pays européen

Parmi les saillies de la physionomie histori-que des Roumains, il en est un qui aura contri-bué à forger la personnalité de ce pays : sa to-pographie. L’architecture du relief ne permet pas seulement d’expliquer la localisati on des ressources naturelles : elle détermine d’une manière conti ngente l’installati on des peuples qui s’y croisent. L’architectonique se structure autour des Carpates qui, d’enserrer le plateau central de la Transylvanie, forment comme un coin géologique ramassé en hauteur et, selon un arc qu’étagent les collines péricarpati ques, s’enfoncent loin en contrebas au sud, dans les plaines de la Valachie (aujourd’hui Muntenia) et à l’est, celles de la Moldavie. Toutes deux s’évasent alors vers les ourlets de leurs fron-ti ères fl uviales respecti ves, le Prut et le pres-ti gieux Danube. A la pointe de l’équerre au croisement des Carpates orientales et celles méridionales se dresse la ville historique de Braşov, le Kronstad allemand construit en 1211 par l’Ordre teutonique à la boucle d’une cein-ture de fortifi cati ons visant à contrer les razzias tartares. La géographie de la Roumanie avec ses trois grandes provinces s’arti cule autour de

cett e véritable forteresse naturelle que consti -tue le surlèvement transylvain dont l’accès consiste litt éralement –Transylvania surgit dans un document lati n en 1075, sous la forme ultra silvam (« au-delà de la forêt ») – à traverser les forêts de hêtres tapissant ces contreforts karsti ques et qu’évoque une ballade ancienne : codrul frate cu românul (le « pays des forêts, frère du roumain »).

Survoler les plaines jusqu’aux frontiè-res de l’Europe

Un ti ers du pays roumain – la Transylvanie – jouit de ce charme propre à la cohabitati on mixte de ses trois composantes : roumaine, par une souche majoritaire persistante – c’est alors l’Ardeal (forme traditi onnelle des Rou-mains pour désigner cett e région) ; hongroise par un lignage magyare, qui s’est voulu domi-nateur et de nos jours composant 7 % de la populati on – c’est dès le XIIe siècle l’Erdély et mot dérivé de erdő (forêt) ; enfi n, allemande, raréfi ée, mais presti gieuse par le passé, avec ses sept villes hanséati ques qui ont donné un nom à toute la région : Siebenbürgen, ou « Les sept bourgades » – Kronstadt bien sûr parmi les plus connues, mais aussi Klausenburg (Cluj – le

clusium des villes fortes romaines), Hermanns-tadt (Sibiu) ou Schesburg (Sighisoara). Ces Germains de Transylvanie sont couramment appelés les Saşi (Saxons) bien qu’ils proviennent d’une migrati on médiévale de Luxembourgeois. Ce que démontre clairement leur idiome.

Si le Plateau transylvain occupe une positi on centrale dans cett e confi gurati on, échappent à cet ensemble les 1075 km du Danube (l’Ister de Hölderlin) qui, de toujours rouler ses fl ots vers l’est, traverse la province de Dobroudja pour s’y étaler en un somptueux Delta avec ses trois grands bras et son labyrinthe de canaux – jungle palustre aux joncs centenaires que peu-plent pélicans, cormorans et trois cents autres volati les. Il a échappé de justesse au délire de l’industrialisati on prônée par Ceausescu, qui voulait recycler la moiti é de cett e zone dans une énorme usine de... pâte à papier !

Plus au sud s’étale la région de la plaine du Bărăgan, où étaient parqués les Tziganes, forcés à l’exil par le régime fasciste d’Antonescu : une véritable steppe aux horizons sans fi n où Ovide ne voyait que désolati on : « Vous n’y verriez, écrit-il dans Tristes, que des terres toutes nues,

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sans ombre, sans verdure » (III, 10, 75). C’est à Constantza, l’anti que Tomi sur la Mer Noire, que fut assigné à résidence le poète banni par Auguste où son art de l’éroti sme se délita mé-lancoliquement à l’extrême limes de l’Empire. C’est que César avait su choisir sa vengeance... Ce « chantre des tendres amours » (tenerorum lusor amorum) ne pouvait prospérer que dans l’Urbs où il jouait des mass-médias et poti ns de salon : il est « génie du marketi ng », s’écrie Magris. Quelle compagnie alors que ces Sarma-tes, Gètes et Besses à cheval qui n’obéissent pas au préteur et se moquent du légat ! Tomi était alors une conquête récente et le Danube, une barrière plus effi cace que la crainte des Romains. Sauf durant ces hivers longs et rigou-reux, quand les cours d’eau sont pris dans les glaces. Rien n’arrête plus ces Barbares qui s’y précipitent parfois par populati ons enti ères, enlevant hommes et troupeaux et assiégeant les villes qu’ils criblent de leurs redoutées fl èches empoisonnées.

La question de la « romanité » du langage

Le caractère (néo-)lati n de la grammaire et des régularités du phonéti sme « roman » se sont maintenues plus d’un millénaire et demi ! Quelques 23.000 inscripti ons permett ent de saisir l’extension du lati n sur les Balkans. Après la conquête Trajane de la Dacie en l’an 107 après J.C., la prati que et le rayonnement de la lingua franca fi nira par l’acculturer à la lati -nité. Cett e phase importante de l’histoire du roumain ne s’interrompt pas avec l’évacuati on décrétée en 271 par l’empereur Aurélien qui, sous la pression des tribus germaniques, po-siti onnera ses légions au sud du Danube (Bul-garie et Serbie). Ce retrait est loin d’avoir été général et le tourbillon des invasions (Goths, Huns, Avars) qui en a suivi, ébranlant certes les vesti ges de civilisati on urbaine et obligeant les habitants à se réfugier dans les massifs boisés, n’aurait pas, d’après les recherches archéolo-giques, aff ecté la conti nuité du peuplement. C’est au VIe siècle, avec les migrati ons Slaves, que s’amorce la longue période de leur sym-biose avec les Daco-Roumains : cett e deuxième étape dans l’évoluti on du langage inclura un

fondamentalement sa structure. Ferments de mixité, les emprunts à la civilisati on slavo-by-zanti ne, – notamment, le slavon liturgique,

codifi é après Cyrille et Méthode, – eurent une emprise forte sur les structures politi co-admi-nistrati ves des principautés de Moldavie et de Ungro-Valachie. D’emblée, ce réseau culturel imposa la généralisati on de l’écriture cyrillique qui perdura jusqu'au XIXe siècle dans la graphie des documents rédigés en roumain.

Le premier document écrit en roumain date de 1521 : une lett re du boyard Neacşu envoyée au maire de Braşov, Johannes Benkner qui, justement, fi t venir du sud des Carpates, un certain Coresi, diacre mais surtout typographe, qui imprima pour le compte des autorités tran-sylvaines, des textes religieux. La Réforme avait gagné ces contrées et l’orthodoxie traditi on-nelle voulut contrer les hérésies se propageant par les dialectes. Coresi, en publiant dans une langue unifi ée et pan-roumaine, fi t tant et si bien qu’il joua à son échelle le même rôle que Luther dans l’histoire de l’allemand litt éraire.

C’est au XVIIe siècle que les Roumains lâ-chèrent fi nalement l’intermédiaire slavon en traduisant directement du grec dont l’infl uence devint prédominante, et singulièrement au XVIIIe siècle, sous les règnes des princes pha-nariotes2. Mais, par un curieux paradoxe, c’est au moment où la culture roumaine est la plus tributaire de la culture néo-grecque qu’elle s’occidentalise : les Roumains s’instruisent des litt ératures européennes dans des textes traduits en grec et roumain. De même, avec la réunion alors d’une facti on importante de l’Eglise orthodoxe à l’Eglise romaine, les catho-liques tentent d’établir une fronti ère spirituelle redoublant celle politi que entre les Roumains transylvains, sujets de l’Empire des Habsbourg, et leurs frères, de langue et de religion, mais vassaux des Turcs en Moldavie et en Valachie. Ce fut le grand mérite des réformistes inspirés par l’École lati niste de Transylvanie non seule-ment d’imposer une modernisati on rapide du langage commun, mais aussi d’encourager les Roumains à dégager leur culture du slavonisme d’Orient pour la ratt acher à l’Occident roman, italianisant et français. Selon Catherine Duran-din3, « Ces nouveaux catholiques, clercs ou écri-vains, ne retrouvèrent pas seulement le chemin du Vati can mais celui de la Rome ancienne ».

Entretien mis en texte par Eric Dumont

2 Cette vision d’une interface culturelle, initiée dès le XVIIIe siècle par le Prince Dimitrie Cantemir, domine la célèbre étude, écrite en français, de Nicolae Iorga, Byzance après Byzance (1932). Sa conception de Byzance, – non pas seulement les dehors, mais aussi l’essence, d’une « vie byzantine » qui irradia toute l’Europe depuis la Renaissance – s’incarne dans les agissements des princes moldo-valaques : les Domnitori infl uencés par les milieux intellectuels de Constantinople depuis l’ancien Empire. C’est l’irruption des thèses nationalistes issues des Lumières et, dès 1821, les guerres d’indépendance grecque qui, sans provoquer de franche coupure, éloignèrent de cette Byzance des valeurs et des formes qui avait su sur-vivre sans État quatre siècles après avoir vécu mille ans.

3 Voir son Histoire des Roumains, parue chez Fayard en 1995.

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