Il semble que Dressler fut le premier agrave recourir de maniegravere quasi systeacutematique aux principes
de la rheacutetorique notamment agrave employer le terme drsquoinvention1 et agrave fixer lrsquousage de la disposition2
Rendus publics en 1563 ndash mais jamais publieacutes ndash les Praeligcepta muiscaelig poeumlticaelig (laquo Preacuteceptes de
musique poeacutetique raquo) de Dressler sont un manuscrit assez court et diviseacute en quinze chapitres dans
lesquels une place importante est consacreacutee aux questions de consonances et drsquointervalles (chapitres
II agrave VII) et agrave celle de la disposition (un chapitre pour chacune des laquo parties raquo exorde (chap XII)
Crsquoest lrsquoart drsquoeacutelaborer un poegraveme musical3 Elle se distingue des autres parties de la Musique La
[partie] poeacutetique considegravere la [section] pratique chante Mais celle [qui nous occupe] compose de
nouvelles harmonies et laisse derriegravere elle une œuvre acheveacutee son auteur fucirct-il mort4
lrsquoaction de rassembler les diverses parties [vocales] de lrsquoharmonie en un tout gracircce agrave des
consonances diffeacuterentes et en suivant un juste calcul elle apparaicirct sous un seul aspect que lrsquoon nomme
Cette derniegravere preacutecision met en eacutevidence un aspect de cette discipline musicale auquel
lrsquoauteur des Preacuteceptes ndash tout comme ses successeurs ndash accorde une grande attention le fait que la
piegravece musicale composeacutee selon les meacutethodes de la musique poeacutetique soit laquo acheveacutee raquo crsquoest-agrave-dire
Lrsquoexamen du texte de Dressler fait eacutegalement apparaicirctre un trait dominant des ouvrages de
musique poeacutetique de cette peacuteriode agrave savoir le souci porteacute agrave la reacutealisation de ces passages conclusifs
deacutenommeacutes laquo clausules raquo Ce terme issu du lexique propre agrave la rheacutetorique6 renvoie geacuteneacuteralement agrave
la musique meacutedieacutevale7 Lrsquoauteur des Preacuteceptes indiquant la fonction preacutecise de ces clausules reacutevegravele
que le choix de recourir agrave la rheacutetorique va au-delagrave drsquoun simple emprunt ponctuel laquo celles-ci [les
clausules] nrsquoornent pas seulement le chant drsquoune faccedilon admirable mais relient eacutegalement les
1 TRACHIER 2001 p 35 2 Ibid p 38 3 laquo Est ars fingendi musicum carmen raquo 4 DRESSLER 2001 p 97 5 Ibid 6 REY 2000 Vol 1 p 773-774 7 ARNOLD 1983 t 2 p 433
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
128
sections de lrsquoharmonie entiegravere drsquoune maniegravere convenable1 raquo Lrsquoornement renvoie agrave lrsquoeacutelocution
rheacutetorique la convenance deacutesigne lrsquoefficaciteacute de lrsquoargument ou de la figure2 Nous aurions donc
affaire avec ces eacuteleacutements musicaux particuliers agrave des instruments de choix dans la perspective de
la poeacutetique musicale (nous les retrouverons en effet ndash et toujours preacutesenteacutes avec la mecircme insistance
ndash dans le texte de Burmeister) Drsquoailleurs il est preacuteciseacute au chapitre suivant qursquoil faut que les clausules
laquo reacutepondent avec convenance qursquoelles adhegraverent pleinement aux paroles comme au discours
musical raquo3 Cette volonteacute de traiter pleinement la musique comme un discours se manifeste
eacutegalement dans le chapitre consacreacute agrave lrsquoexorde puisque ce dernier doit laquo affirmer le ton raquo un ton
que laquo lrsquoauditeur puisse identifier raquo4
B2 MUSIQUE ET AFFECTS DANS LES PRECEPTA
La question se pose toutefois de savoir quelle importance Dressler accorde au sein drsquoune
musique penseacutee selon les principes de la rheacutetorique agrave la capaciteacute qursquoaurait une telle musique de
susciter des eacutemotions Les indications ne sont pas tregraves nombreuses et crsquoest pour lrsquoessentiel dans le
chapitre XIII ndash consacreacute agrave la laquo Construction du medium raquo ndash qursquoelles sont formuleacutees Sur les cinq
regravegles prescrites par Dressler deux (regravegles 1 et 4) concernent directement lrsquoimportance des affects
de lrsquoauditeur et une autre (regravegle 5) se trouve eacutegalement concerneacutee ndash mecircme si apparaicirct dans le cas
de cette regravegle une ambiguiumlteacute concernant la maniegravere par laquelle les eacutemotions ou affects sont
impliqueacutes dans une discipline rheacutetorique (concernant plus preacuteciseacutement le fait de pouvoir
consideacuterer que la mise en de bonnes dispositions de lrsquoauditeur ferait partie des affects agrave eacuteveiller)
Ces trois regravegles se preacutesentent de la maniegravere qui suit
Premiegravere regravegle Il faut avant tout choisir le ton convenant agrave la matiegravere [du discours] car
certains sont joyeux comme le premier le cinquiegraveme et le huitiegraveme certains sont funestes comme le
second le quatriegraveme et le sixiegraveme et certains sont chagrins ltet austegraveresgt comme le troisiegraveme et le
septiegraveme5 raquo [hellip]
Quatriegraveme regravegle Lorsqursquointerviennent des paroles pleines drsquoemphases il est bienseacuteant
drsquoavancer drsquoun pas ralenti en placcedilant ici ou lagrave quelques pauses geacuteneacuterales ce qui se produit drsquoordinaire
dans les messes en particulier sur le nom de Jeacutesus-Christ [hellip] Il est bienseacuteant aussi de ltfaire montergt
[la musique] quand la matiegravere est joyeuse ou pleine de colegravere et drsquooccuper un registre plus profond pour
exprimer la peine [hellip]
1 DRESSLER 2001 Chap VIII p 141 2 Op cit p 141 n 84 3 DRESSLER 2001 Chap IX p 170 4 Op cit Chap XII p 169 5 Cette classification se retrouve eacutegalement au chap XV p 181
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
129
Cinquiegraveme regravegle Bien que les combinaisons de consonances aient eacuteteacute preacutesenteacutees plus haut
cependant il faut examiner ici encore les consonances qui produisent des harmonies plus douces et celles
qui en fournissent de moins agreacuteables ainsi lrsquoenchaicircnement ou la progression de la tierce vers la quinte
ou de la 10e ltdixiegravemegt vers la 12e [biffeacute diapason] ndash puisque lrsquoappreacuteciation est la mecircme agrave lrsquooctave ndash
produit une sonoriteacute suave1
On peut faire quelques remarques au sujet de ces regravegles La premiegravere nous met en preacutesence
de lrsquoethos des modes cette conception heacuteriteacutee de celle des modes grecs2 qui fut transmise agrave travers
les modes eccleacutesiastiques et que lrsquoon retrouvera encore chez Mersenne ou Kircher3 Telle qursquoelle
apparait chez Dressler crsquoest bien lrsquoideacutee que la formulation drsquoun discours musical dans un mode
donneacute crsquoest-agrave-dire dans un systegraveme drsquointervalles donneacute induit par lui-mecircme chez lrsquoauditeur un eacutetat
eacutemotionnel une humeur geacuteneacuterale En drsquoautres termes il existe certains contextes musicaux qui
sont non rythmiques et qui agrave la fois contribuent agrave eacutetablir une disposition eacutemotionnelle (selon les
eacutecrits des Anciens) et expriment ces dispositions eacutemotionnelles
La regravegle suivante concerne lrsquoaspect dynamique de la musique Un point remarquable est agrave
noter lrsquoauteur preacuteconise le mecircme genre de traitement quand laquo la matiegravere est joyeuse ou pleine de
colegravere raquo On observera donc que mecircme si la similitude entre ces deux eacutemotions en termes
dynamiques nrsquoest pas explicitement formuleacutee elle est implicitement mais indubitablement prise en
compte
La derniegravere des regravegles mentionneacutees expose un trait de la musique qui ne relegraveve peut-ecirctre
pas directement de lrsquoexpression drsquoune eacutemotion ou de la maniegravere de la susciter mais srsquoy apparente
de pregraves ndash agrave moins qursquoil ne relegraveve bien du mecircme domaine de lrsquoaffectif Il srsquoagit de la laquo suaviteacute raquo de la
musique Si lrsquoon srsquoen tient au texte cet aspect de lrsquoart du meacutelopoegravete ne concerne pas les eacutemotions
agrave proprement parler mais lrsquoaspect agreacuteable que doit posseacuteder une cantilegravene nous sommes face agrave ce
devoir de lrsquoorateur qursquoest le placere ou delectare4
En bref deux des devoirs de lrsquoorateur transparaissent dans les recommandations formuleacutees
par Dressler eacutemouvoir (regravegles 1 et 4) et plaire (regravegle 5) Ici nous ne savons pas si ceux deux devoirs
(et plus preacuteciseacutement celui consistant agrave plaire) concernent semblablement les eacutemotions musicales
mais il nrsquoest pas certain que ce soit bien le cas
Si les Preacuteceptes de Dressler se preacutesentent avant tout comme un traiteacute de contrepoint et mecircme
srsquoils ne furent pas publieacutes cet ouvrage ndash qui rend compte de son enseignement agrave ses eacutelegraveves ndash est
1 DRESSLER 2001 Chap XIII p 173 175 2 Voir sur cette question les remarques formuleacutees par Boegravece BOECE pp 23-31 3 Voir Marin Mersenne Harmonie universelle contenant la theacuteorie et la pratique de la musique (1636-1637) et Athanasius Kircher Musurgia universalis sive Ars magna consoni et dissoni (1650) 4 Chez Tinctoris la deacutelectation est provoqueacutee en musique comme dans lrsquoart de lrsquoeacuteloquence par la varieacuteteacute TRACHIER 2001 p 43
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
130
sans doute le premier agrave exposer aussi preacuteciseacutement la technique de composition musicale selon les
regravegles de lrsquoeacuteloquence Nombre des termes employeacutes proviennent de Ciceacuteron et Quintilien Enfin
lrsquoauteur reprend la distinction des Anciens entre style orneacute et style seacutevegravere (ou si lrsquoon preacutefegravere entre
lrsquoasianisme et lrsquoatticisme)1 Dans la transposition qursquoil fait de cette distinction concernant la
musique Dressler oppose le style musical de Josquin agrave celui des franco-flamands du XVIe siegravecle
(Clemens Gombert Crecquillon) ndash bien que adoptant en cela le principe deacutefendu par Ciceacuteron
dans LrsquoOrateur (et par Aristote dans la Rheacutetorique Livre III) il penche finalement pour un style
eacutequilibreacute et preacuteserveacute des excegraves respectifs du deacutepouillement et de lrsquoornement il srsquoagit en
lrsquooccurrence drsquoun style incarneacute en musique par Roland de Lassus Dressler apparait comme une
sorte de preacutecurseur drsquoune eacutecriture musicale asservie au texte celui qui ouvre laquo la voie agrave une
codification des moyens2 raquo
B3 DE DRESSLER Agrave BURMEISTER
La fin du XVIe siegravecle voit se deacutevelopper la poeacutetique musicale selon la perspective que lrsquoœuvre
de Dressler avait ouverte une inteacutegration de plus en plus prononceacutee de la rheacutetorique Toutefois
les traiteacutes qui paraissent alors teacutemoignent aussi de lrsquoinfluence de Zarlino Crsquoest le cas de Johannes
Avianus (ca 1555-1617) dans son Isagogegrave in libros musicae poeumlticae 3
Il est le premier theacuteoricien connu agrave ce jour agrave utiliser lrsquoexpression harmonia perfecta pour lrsquoaccord
de tierce et de quinte harmonia imperfecta lui servant agrave deacutesigner lrsquoaccord de tierce et de sixte perfectum
servait jusqursquoalors agrave nommer la tierce majeure imperfectum la tierce mineure4
Sethus Calvisius (1556-1615) cantor agrave Pforta puis agrave Leipzig eacutelabore une theacuteorie qui repose
sur Le institutioni harmonische de Zarlino dans son Melopoiia sive Melodiaelig condendaelig ratio quam vulgo
musicam poeticam vocant5 Dans sa meacutethode Calvisius traite de la proximiteacute entre les mots et la
musique au sein de la composition compare la segmentation drsquoune piegravece musicale et la ponctuation
dans la poeacutesie indique le moyen de restituer la question au sein du langage verbal par lrsquousage drsquoune
cadence imparfaite
1 Voir PERNOT p 112-114 186-192 2 TRACHIER 2001 p 48 3 Avianus Johannes Isagogegrave in libros musicae poeumlticae Erfurt 1581 4 ABROMONT 2001 p 418 5 Melopoeia ou meacutethode pour composer une meacutelodie qui est communeacutement appeleacutee musique poeacutetique Erfurt 1592 Agrave la diffeacuterence de Zarlino toutefois Calvisius considegravere la quarte comme une consonnance Il reprend eacutegalement en le modifiant un systegraveme analogue agrave la solmisation et mis au point par Hubert Waelrand la laquo boceacutedisation raquo ABROMONT 2001 p 419
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
131
C JOACHIM BURMEISTER
C1 MUSICA POETICA ET AUTRES TRAITEacuteS
Autant lrsquoouvrage de Dressler avait le meacuterite drsquoeacutetablir les bases de la musique poeacutetique mais
nrsquoen traccedilait toutefois que les grandes lignes autant la Musica Poetica de Burmeister en propose une
preacutesentation plus eacutetoffeacutee Si Joachim Burmeister (1564-1629) cantor agrave Rostock agrave partir de 1589 et
eacutelegraveve drsquoun disciple de Melanchthon (Lucas Lossius) poursuit agrave certains eacutegards lrsquoentreprise de
Dressler les textes qursquoil publie eacutegalement reacutedigeacutes en latin ne sont plus seulement peacutedagogiques
mais visent eacutegalement un public eacuterudit La traditionnelle opposition entre le theacuteoricien (savant) et
le praticien (ignorant) eacutevolue alors
En deacutepit de la controverse dite du paragone ndash ou laquo parallegravele des arts raquo ndash qui avait vu agrave la
Renaissance la remise en cause par divers artistes (de Vinci Castiglione etc) de la distinction entre
arts libeacuteraux et arts meacutecaniques au profit drsquoun rapprochement entre arts du discours et arts non
verbaux ainsi que celle de la hieacuterarchie des arts la musique conservait en Allemagne une place
preacutepondeacuterante1 Toujours inteacutegreacutee aux arts libeacuteraux elle eacutetait en outre structureacutee en fonction de
lrsquoopposition traditionnelle entre musique theacuteorique et musique pratique la premiegravere eacutetant le
domaine du musicus ndash celui qui deacutetenait la science musicale ndash et la seconde celui du cantor Les
ouvrages de Burmeister cependant srsquoadressent non seulement agrave un simple praticien mais agrave laquo un
amateur passionneacute de musique latiniste au bagage culturel solide souhaitant acqueacuterir une
connaissance technique2 raquo Ainsi agrave la figure du meacutelopoegravete leacutegueacutee par Calvisius Burmeister ajoute-
t-il celle du laquo philomuse raquo (philomusus) celui qui aime la musique crsquoest agrave lui qursquoil srsquoadresse dans ses
divers ouvrages Hypomnematum Musicaelig Poeticaelig (1599) Musica autoscheacutediastikegrave (1601) et Musica Poetica
(1606)3
1 TRACHIER 2001 p 15 2 SUEUR DUBREUIL 2007 p 12 3 Traduits respectivement par les titres suivants Remarques de musique poeacutetique La Musique agrave lrsquoimproviste et La Musique poeacutetique BURMEISTER 2007
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
132
Ces textes eacuterudits qui toutefois ne seront pas citeacutes par les theacuteoriciens ulteacuterieurs
deacuteveloppent une conception rheacutetorique avanceacutee et non pas superficielle de la musique Il ne srsquoagit
pas drsquoune approche se bornant agrave eacutenumeacuterer des figures1 mais drsquoun projet visant bien agrave recourir agrave la
meacutethode de la rheacutetorique consideacutereacutee dans son entier afin drsquoatteindre son reacutesultat
La musique poeacutetique (hellip) est cette fameuse partie de la musique qui enseigne comment lrsquoon
doit eacutecrire un poegraveme musical en combinant les sons des meacutelodies pour en faire une harmonie orneacutee de
diverses affections qui constituent les peacuteriodes du discours et ce pour toucher en suscitant des
mouvements de lrsquoacircme varieacutes lrsquoesprit et le cœur des hommes2
La deacutemarche de Burmeister est dans son ensemble similaire agrave celle utiliseacutee dans les classes
de rheacutetorique On observe par exemple un recours freacutequent agrave la meacutemorisation3 au moyen de divers
scheacutemas ou synopsis4 Mais voyons plus preacuteciseacutement en quoi consistent les similitudes entre les
deux disciplines concerneacutees
C2 LA RHEacuteTORIQUE MUSICALE SELON BURMEISTER
Le Musica poetica marque tregraves clairement la veacuteritable entreacutee de la rheacutetorique comme discipline
servant agrave structurer la penseacutee musicale les reacutefeacuterences ne sont plus sporadiques comme chez
Dressler mais revendiqueacutees et permanentes On peut juger de leur rocircle en deux domaines le
recours aux laquo parties raquo de la rheacutetorique qui implique que lrsquoon organise deacutesormais la poeacutetique
musicale selon les scheacutemas de penseacutee de cette derniegravere et lrsquoemploi du vocabulaire de la rheacutetorique
C21 La rheacutetorique comme modegravele organisationnel
Selon les traducteurs de Burmeister Agathe Sueur et Pascal Dubreuil laquo Dans ses grandes
lignes la Musica Poetica imite lrsquoInstitution oratoire de Quintilien raquo5 Si cette observation est fondeacutee il
convient toutefois de preacuteciser en quoi consistent effectivement les laquo grandes lignes raquo Si lrsquoon
procegravede agrave un examen comparatif des deux traiteacutes entre drsquoune part les douze livres de lrsquoInstitution
oratoire et drsquoautre part les seize chapitres de la Musique poeacutetique on constate en effet certaines
similitudes Dans certains cas elles sont eacutevidentes comme dans celui du premier livre consacreacute agrave
1 SUEUR DUBREUIL 2007 p 5 2 BURMEISTER 2007 p 37 3 Concernant la technique dite des laquo lieux raquo se reacutefeacuterer agrave YATES 2008 4 Voir par exemple BURMEISTER 2007 p 110-111 ou p 318-321 5 SUEUR DUBREUIL 2007 p 14
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
133
lrsquoeacuteducation dispenseacutee aux enfants auquel reacutepond le premier chapitre traitant de lrsquoapprentissage de
lrsquoeacutecriture et de la lecture musicale ou celui du contenu des livres IX et XI de Quintilien (figures et
arrangements de mots meacutemorisation et prononciation) que lrsquoon retrouve aiseacutement dans le
chapitre 12 de la Musique poeacutetique (laquo Des figures ou ornements raquo) Dans drsquoautres cas le parallegravele est
valable mais drsquoune maniegravere plus vague au livre II des Institutions on peut faire plus ou moins
correspondre les chapitres 2 agrave 5 du traiteacute musical ndash dans les deux cas sont exposeacutes des rudiments
de lrsquoart concerneacute ainsi que des questions de deacutefinitions Mais drsquoautres cas encore ne permettent
aucune comparaison tout particuliegraverement les chapitres 6 agrave 9 de lrsquoouvrage de Burmeister qui traite
de questions speacutecifiques agrave la musique (transposition des modes etc) En deacutefinitive la comparaison
fait bien apparaicirctre une certaine volonteacute de laquo coller raquo agrave lrsquoenseignement de lrsquoeacuteloquence sans toutefois
que lrsquoenseignement de la musique parvienne agrave entrer dans le laquo moule raquo rheacutetorique De ce point de
vue donc le parallegravele entre les deux disciplines nrsquoest pas veacuteritablement concluant
Il nrsquoen demeure pas moins que les similitudes de meacutethode et plus encore de vocabulaire
sont frappantes Et pour peu que lrsquoon examine aussi les autres textes de Burmeister on srsquoapercevra
qursquoil reprend agrave son compte lrsquoensemble des diverses laquo parties raquo de la rheacutetorique invention
disposition eacutelocution et action
Si le chapitre de la Musique poeacutetique consacreacute agrave la disposition (laquo du poegraveme musical raquo Chap
XV) est assez court1 et si la question de lrsquoinvention est traiteacutee tout aussi briegravevement2 la question
de lrsquoeacutelocution et plus preacuteciseacutement de lrsquoexpression des laquo ideacutees raquo au moyen de figures (laquo Des
ornements ou figures musicales raquo Chap XII) est nettement plus deacuteveloppeacutee3
La figure est deacutefinie classiquement par lrsquoauteur comme laquo un deacuteveloppement musical (hellip)
qui srsquoeacutecarte de la maniegravere simple de composer4 raquo (Crsquoest nous qui soulignons) Les figures peuvent
ecirctre harmoniques meacutelodiques ou participer des deux Burmeister dresse une liste preacutecise pour
chacun de ces cas nommant ainsi un total de vingt-six figures puis il expose de maniegravere
approfondie chacune de ces figures illustrant parfois son propos drsquoun exemple musical La
terminologie de ces figures provient dans la grande majoriteacute des cas du vocabulaire des figures de
rheacutetorique (meacutetalepse noeumlma pleacuteonasme auxegravese hypotypose hyperbole etc) et quelques fois
seulement du lexique purement musical (faux bourdon fugue imaginaire) Nous le verrons ce point
est important
1 Burmeister insiste toutefois sur le rocircle de lrsquoexorde et sur la maniegravere de le composer 2 Voir le chapitre XVI laquo De lrsquoimitation raquo 3 La description des diffeacuterents styles (humble grand moyen et mixte) qui relegraveve aussi de lrsquoeacutelocution est donneacutee eacutegalement au chapitre XVI 4 laquo [] qui a simplici compositionis ratione discedit [] raquo BURMEISTER 2007 p 147
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
134
Enfin la partie de la rheacutetorique nommeacutee laquo action raquo se trouve exposeacutee dans un passage assez
long des Hypomnematum Musicaelig Poeticaelig Il y est question plus preacuteciseacutement de la prononciation du
discours1 Se reacutefeacuterant agrave Ciceacuteron (De Inventione et De la nature des dieux) il indique quels sont les divers
critegraveres distinctifs de la voix dont le critegravere deacutenommeacute laquo sonore raquo qui a pour vertu de rendre la voix
distincte le but rechercheacute est lrsquoeacuteclat de la voix instrumentale que Burmeister nomme
laquo chalcophonie raquo
C22 La rheacutetorique comme reacuteservoir lexical
Agrave la lecture des traiteacutes de Burmeister on est frappeacute par le foisonnement de vocabulaire
musical issu de la rheacutetorique mais aussi de la grammaire Comme nous lrsquoavons signaleacute il en va ainsi
pour le plus grand nombre des figures reacutepertorieacutees dans la Musica poetica Mais ce nrsquoest lagrave qursquoune
infime partie du vocabulaire rencontreacute Ainsi dans son exposeacute des lois de la syntaxe musicale2 un
long deacuteveloppement est consacreacute aux soleacutecismes crsquoest-agrave-dire aux fautes de laquo grammaire raquo
musicales Au nombre de ces fautes on trouve par exemple la tautoeumlpia laquo reacutepeacutetition de consonances
parfaites de la mecircme espegravece selon un mouvement identique3 la syzigia preacutecipiteacutee laquo lorsque des
unissons ou des octaves surviennent plus vite que de raison ou lorsqursquoils durent trop longtemps raquo4
ou encore la catachregravese de la quarte laquelle laquo insegravere une quarte qui jouant le rocircle de fondement se
retrouve placeacutee sous certains sons dans lrsquoharmonie alors qursquoelle ne peut jouer ce rocircle de soutien de
lrsquoharmonie en raison de sa faiblesse5
Face agrave ce laquo deacutemon de la terminologie6 raquo la question se pose de savoir si les innombrables
emprunts possegravedent une veacuteritable leacutegitimiteacute Une reacuteponse est fournie par Burmeister dans les
Remarques de musique poeacutetique Il preacutecise en effet que ses efforts visent agrave ce que
les eacuteleacutements qui sont neacutecessaires et nobles en cet art [lrsquoart de lrsquoharmonie] et qui jusque-lagrave eacutetaient
deacutepourvus de nom speacutecifique puissent en recevoir un de sorte que le discours visant agrave expliquer ces
questions usant de comparaisons ne soit pas entrepris en vain faute drsquoun vocabulaire adapteacute7
1 La prononciation est deacutefinie comme eacutetant laquo lrsquoaction de modeacuterer la voix le visage et le geste accompagneacutee de charme qui si elle est de qualiteacute a pour reacutesultat que les choses paraissent ecirctre conduites par lrsquoesprit raquo BURMEISTER 2007 p 297 2 laquo La syntaxe musicale est la maniegravere de combiner les sons de deux ou plusieurs meacutelodies afin de creacuteer une harmonie en vue du modulamen raquo Op cit p 71 3 Op cit p 85 4 Op cit p 91 5 Op cit p 93 6 SUEUR DUBREUIL 2007 p 14 7 BURMEISTER 2007 p 197 Cette explication est ainsi reformuleacutee dans La Musique agrave lrsquoimproviste laquo En inventant des termes nous nrsquoavons que chercheacute agrave pallier comme nous le pouvions la peacutenurie du vocabulaire qui faisait cruellement deacutefaut raquo Op cit p 217
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
135
Crsquoest Statius Olthoff cantor avant Burmeister agrave Rostock qui dans une lettre adresseacutee agrave ce
dernier complegravete ce premier eacuteleacutement de reacuteponse en lui eacutecrivant laquo tu eacutenonces toutes les matiegraveres agrave
lrsquoaide de vocables adapteacutes et convenables tireacutes du magasin des rheacuteteurs et emprunteacutes aux autres
arts afin qursquoainsi soit minime le risque drsquoerreur et drsquoheacutesitation drsquoordinaire lieacute agrave lrsquoambiguiumlteacute des
termes raquo1
Nous disposons donc drsquoune explication relativement satisfaisante pour lrsquousage massif des
termes de rheacutetorique que fait Burmeister dans ses ouvrages Il permet en effet drsquoaffiner lrsquooutillage
du compositeur dans son entreprise de reacutealisation de poegravemes musicaux il peut de la sorte savoir
preacuteciseacutement agrave quelle technique il a recours et quels effets elle peut provoquer
Toutefois si une telle meacutethode nous confirme la coheacuterence du projet deacutefendu par
Burmeister elle ne met pas directement en lumiegravere les caracteacuteristiques propres agrave lrsquoeacuteveil des affects
qursquoune rheacutetorique musicale serait supposeacutee engendrer Il convient donc drsquoexaminer ce qursquoil en est
vraiment agrave ce sujet
C3 RHEacuteTORIQUE MUSICALE ET EacuteMOTIONS CHEZ BURMEISTER
C31 Affections et affects
Lrsquoeacutetude des traiteacutes fait apparaicirctre que le souci de capter lrsquoauditeur par les eacutemotions est
profondeacutement ancreacute dans la theacuteorie et la pratique qui ici sont deacutefendues On peut ainsi repeacuterer
quelques principes fondamentaux qui traversent les divers traiteacutes de Burmeister
Le premier de ces principes apparaicirct agrave travers lrsquoattention particuliegravere qui est porteacutee aux
clausules ces passages musicaux mentionneacutes preacuteceacutedemment Dans le droit fil de Dressler lrsquoauteur
de la Musique poeacutetique leur confegravere un rocircle essentiel qui irrigue entiegraverement la musique
Une clausule (elle tire son nom de laquo clore raquo) est un petit deacuteveloppement musical constitueacute de
trois parties (autrement dit de trois sons) agrave savoir drsquoun deacutebut drsquoun milieu et drsquoune fin qui sert agrave terminer
les affections des meacutelodies crsquoest-agrave-dire les peacuteriodes et agrave finir lrsquoharmonie elle-mecircme [hellip] Aucune
harmonie ne peut ecirctre deacutepourvue de clausules En effet la clausule est agrave lrsquoharmonie ce que lrsquoacircme est au
corps animeacute Pour ces raisons si lrsquoapprenti veut eacuteviter que ses poegravemes ne paraissent deacutenueacutes de vie il
fera bien de ne jamais neacutegliger les clausules dans le travail syntaxique2
1 Op cit p 201 2 Op cit p 107 113 Ajoutons que lrsquoon tend parfois agrave assimiler abusivement les clausules agrave des cadences En rheacutetorique les clausules deacutegeacuteneacuteregraverent parfois en tics de discours et furent de ce fait critiqueacutees par Quintilien
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
136
Le caractegravere vivant (et donc plaisant) des piegraveces musicales serait ainsi intimement lieacute agrave
lrsquousage permanent et maicirctriseacute des clausules Mais voyons agrave preacutesent un autre terme employeacute par
Burmeister qui correspond agrave ce que lrsquoon peut appeler un concept il srsquoagit de lrsquoaffection musicale
un terme que nous avons deacutejagrave rencontreacute agrave deux reprises chez Burmeister ndash afin de deacutecrire la
poeacutetique musicale et preacuteciseacutement la clausule Voici la deacutefinition qui en est donneacutee
Affection musicale dans une meacutelodie ou une harmonie peacuteriode termineacutee par une clausule
qui eacutemeut et affecte lrsquoesprit et le cœur humains un mouvement [] qui est charmant agreacuteable et plaisant ou au
contraire deacuteplaisant et deacutesagreacuteable agrave la fois pour lrsquooreille et pour le cœur1
Lrsquoaffection (affectio et non affectus) ne revecirct pas ici le sens qursquoon lui connaicirct habituellement
crsquoest-agrave-dire celui de lrsquoeacutetat de ce qui est affecteacute comme par exemple dans une passion de lrsquoacircme
Lrsquoaffection musicale deacutesigne au contraire ce qui affecte On aura aussi remarqueacute qursquoune affection est
caracteacuteriseacutee techniquement parlant par le fait qursquoelle srsquoachegraveve par une clausule Ajoutons enfin que
Burmeister deacutefinit la meacutelodie comme laquo une affection composeacutee de sons (hellip) [qui] engendre des
affects raquo
La meacutelodie eacutetant en elle-mecircme ndash crsquoest-agrave-dire drsquoapregraves les deacutefinitions de Burmeister en toutes
circonstances ndash une affection lrsquoeacuteveil des eacutemotions est donc fondamentalement causeacute par toutes ces
peacuteriodes qursquoachegravevent les clausules les figures de rheacutetorique musicale ne sont que des cas
particuliers des telles affections Il est clair deacutesormais que la poeacutetique musicale est penseacutee agrave la fois
en deacutetail et en profondeur dans la perspective de la mobilisation des affects
Suivons donc comment les affections peuvent ecirctre employeacutees en fonction des deux devoirs
traditionnels de lrsquoorateur
C32 Susciter lrsquoadheacutesion de lrsquoauditeur le devoir de plaire
Le but eacutetant dans ce premier cas de provoquer la deacutelectation il est vraisemblable que cela
doit ecirctre accompli au moyen drsquoaffects agreacuteables2 Afin drsquoy parvenir il conviendra de respecter une
loi syntaxique crsquoest-agrave-dire laquo un principe une regravegle ou encore une convention musicale qui reacutegit
lrsquoassemblement des sons et permet de former une harmonie aux sonoriteacutes suaves raquo3 La suaviteacute
(caractegravere deacutejagrave mentionneacute par Dressler) suscitant les passions douces et qui est opposeacutee agrave la force
(vis) apparaicirct tout au long de la Musica poetica presque comme un synonyme de lrsquoagreacuteable comme
1 BURMEISTER 2007 p 277 La partie de la citation en italique est en allemand dans le texte original 2 Cette eacutequivalence entre lrsquoaffect exprimeacute par la musique et lrsquoaffect reacuteellement eacuteprouveacute par lrsquoauditeur fera preacuteciseacutement lrsquoobjet drsquoune
remise en cause agrave partir du XIXe siegravecle (voir chapitre VII) 3 Op cit p 79
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
137
la principale qualiteacute que doit posseacuteder la musique Par conseacutequent il conviendra drsquoeacuteviter des
situations comme la diplasis des consonances laquelle consiste en un laquo redoublement de consonances
imparfaites mecircleacutees agrave des consonances parfaites (hellip) Crsquoest pourquoi ineacutevitablement plus on
combine des intervalles harmoniques imparfaits moins lrsquoharmonie est suave1
Drsquoautres cas peuvent nuire agrave lrsquoaccueil favorable de lrsquoauditoire Celui eacutevoqueacute plus haut de
la syzigia preacutecipiteacutee soleacutecisme dans lequel on entend lrsquoharmonie qui srsquoest entrelaceacutee sur des sons
semblables entre eux de ce fait laquo les oreilles perccediloivent cela comme quelque chose de
deacutesagreacuteable raquo2 De mecircme si laquo on introduit des intervalles abscons et trop grands () comment une
harmonie peut-elle plaire raquo3
Sans entrer dans le deacutetail ajoutons que lrsquoon trouve aussi chez Burmeister une autre qualiteacute
fondamentale mentionneacutee sous le terme de summetria la proportion ou symeacutetrie on notera qursquoagrave
cette occasion la musique est plutocirct consideacutereacutee en termes matheacutematiques que discursifs crsquoest-agrave-
dire selon son statut de science du quadrivium4
Lrsquoadheacutesion de lrsquoauditeur deacutepend en outre de la disposition du poegraveme musical Lrsquoexorde
laquo premiegravere affection du poegraveme raquo est ici deacutecisive puisqursquoelle laquo sert agrave rendre les oreilles et lrsquoesprit de
lrsquoauditeur attentifs au discours musical et agrave capter sa bienveillance raquo5 Quant au medium le laquo corps
des cantilegravenes raquo il faut eacuteviter qursquoil laquo prenne de trop grandes proportions de peur que trop
deacuteveloppeacute il ne suscite le deacutegoucirct chez lrsquoauditeur raquo6
C33 Eacuteveiller les passions de lrsquoauditeur le devoir drsquoeacutemouvoir
Toutefois la maicirctrise de la musique poeacutetique nrsquoa pas seulement vocation agrave mettre lrsquoauditoire
dans une disposition favorable agrave lui plaire et pour cela agrave eacuteveiller des affects positifs Il faut aussi
lrsquoeacutemouvoir crsquoest-agrave-dire provoquer chez lui divers eacutetats affectifs ce qui peut ecirctre obtenu par divers
moyens qursquoil srsquoagisse (lagrave aussi agrave certains eacutegards) de la mise en condition de lrsquoauditeur ou de
lrsquoexpression de multiples eacutemotions particuliegraveres Burmeister rappelle notamment la position
deacutefendue par Platon en regard de la fonction eacutethique remplie par la musique Il maintient aussi
1 Op cit p 95 2 Op cit p 91 3 Op cit p 101 4 Op cit p 209 5 Op cit p 177 6 Op cit p 179
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
138
lrsquoanecdote ceacutelegravebre drsquoapregraves laquelle Pythagore ndash dans la version qursquoil donne ndash aurait su calmer un
jeune homme ivre gracircce agrave un air joueacute en mode phrygien avec un rythme spondeacute1
Burmeister reprend donc ici sans surprise le point de vue des Anciens sur lrsquoethos des modes
Ces derniers doivent ecirctre accommodeacutes aux matiegraveres (aux textes) leur correspondant selon qursquoelles
sont joyeuses et allegravegres tragiques et agiteacutees propices agrave la lamentation et aux larmes etc2
Enfin rappelons que toute la partie concernant lrsquoeacutelocution (le choix du style lrsquoutilisation
des figures mentionneacutees plus haut) a pour activiteacute principale de mettre en œuvre les techniques
suscitant les passions Il en va de mecircme pour la partie de la rheacutetorique nommeacutee action dont fait
partie la prononciation laquo La prononciation qui suscite les passions est lrsquoaction de modeacuterer la voix
conjugueacutee agrave lrsquoapparat en vue de susciter les passions Lrsquoapparat est une ornementation qui par les
gestes et lrsquoeacutenonciation mecircme de la voix srsquoajoute agrave la prononciation de la musique raquo3
CONCLUSION
La poeacutetique musicale de Joachim Burmeister peut ecirctre consideacutereacutee comme un projet
authentique de rheacutetorique musicale deacuteveloppeacute et solidement articuleacute dans lequel les parties de la
rheacutetorique sont toutes mises agrave contribution Mecircme si lrsquoapplication de la rheacutetorique agrave la composition
musicale nrsquoest pas complegravete elle est pousseacutee nettement plus loin que chez Dressler En outre la
preacutesentation drsquoune liste tregraves eacutetoffeacutee de figures de rheacutetorique musicale caracteacuteristique souvent
mentionneacutee quand on eacutevoque Burmeister ne doit pas masquer le sens reacuteel de la deacutemarche
lrsquoessentiel nrsquoest pas dans la maicirctrise des figures mais dans la compreacutehension des concepts et
des notions-clefs de la rheacutetorique compreacutehension permettant de passer de la theacuteorie agrave lrsquoactio sans qursquoil
y ait rupture4
Ajoutons que lrsquoarticulation de lrsquoart de lrsquoeacuteloquence et de la musique permet aussi de fournir
agrave la seconde toute la richesse lexicale du premier et que la mobilisation des affects chez lrsquoauditeur
est bel et bien au cœur de lrsquoenseignement proposeacute Avec Burmeister la rheacutetorique musicale est
pour ainsi dire sortie de son enfance
1 Op cit p 213 Drsquoapregraves Boegravece lrsquohistoire eacutetait un peu diffeacuterente puisque le jeune homme laquo avait eacuteteacute exciteacute par un chant en mode phrygien raquo et que Pythagore lrsquoaurait calmeacute laquo en reacutepondant sur un megravetre spondaiumlque raquo BOECE p 27 Voir aussi plus haut Chap I B11 laquo Damon drsquoAthegravenes raquo 2 BURMEISTER 2007 p 127 3 Op cit p 303 4 SUEUR DUBREUIL 2007 p 19
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
139
CHAPITRE 5 ndash RHEacuteTORIQUE MUSIQUE ET FIGURENLEHRE
INTRODUCTION
Sans aller jusqursquoagrave qualifier Burmeister de laquo fondateur raquo de la rheacutetorique musicale il est
indeacuteniable que ses traiteacutes marquent une eacutetape deacutecisive du point de vue qui nous occupe il est en
effet le premier agrave organiser une meacutethode de composition musicale agrave partir de la rheacutetorique dans le
cadre drsquoune discipline qursquoil nomme musica poetica et drsquoune maniegravere incontestable (la rheacutetorique eacutetait
encore timide chez Dressler) de plus il agit agrave la fois en cantor lutheacuterien en peacutedagogue et en
humaniste
En faisant entrer la musique dans les cateacutegories et la terminologie de la rheacutetorique
Burmeister contribue agrave faire entrer la musique au sein des humaniteacutes1 En ce sens il se reacutevegravele
comme un homme de la Renaissance soucieux de contribuer au savoir du laquo philomuse raquo
multipliant pour cela dans ses ouvrages le recours agrave des meacutethodes stimulant meacutemoire visuelle
(tableaux scheacutemas) dans la tradition de lrsquoart ndash rheacutetorique ndash de la meacutemoire2
1 BARTEL 1997 p 93 2 SUEUR DUBREUIL 2007 p 13
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
142
Burmeister est eacutegalement un continuateur de lrsquoentreprise visant agrave lier eacutetroitement la musique
agrave lrsquoenseignement et la propagation de la foi dans le cadre de la Reacuteforme lutheacuterienne ce que nous
avons nommeacute laquo preacutedication musicale raquo Sa formation de cantor lui en donnait les moyens puisque
sa formation avait associeacute theacuteologie lettres (dont la rheacutetorique) et musique et que ses traiteacutes
peuvent ecirctre vus comme un reacutesultat finalement logique de son cursus Il est donc bien en ce sens
lrsquoheacuteritier des travaux de theacuteorisation et de peacutedagogie musicale drsquoAgricola Lossius ou Dressler
Crsquoest cette compleacutementariteacute entre les divers fils constituant la poeacutetique musicale de
lrsquoAllemagne baroque qui incite agrave reconnaicirctre agrave Burmeister un rocircle majeur Toutefois on se doit de
noter que lrsquoexpression de laquo rheacutetorique musicale raquo pour deacutesigner ce qursquoil propose nrsquoest pas
pleinement satisfaisant
On remarquera tout drsquoabord que son travail semble avoir eacuteteacute totalement hermeacutetique agrave ce
qui se deacuteroulait tregraves exactement agrave la mecircme eacutepoque en Italie Quelques rares noms de compositeurs
italiens sont simplement citeacutes agrave la fin de la Musica poetica dont le madrigaliste Luca Marenzio (1554-
1599) 1 mais aucune trace de ce qui se deacuteroulait agrave Venise ou Florence Il est manifeste que lrsquounivers
de Burmeister est celui de la polyphonie (les auteurs citeacutes sont surtout Lassus Clemens non Papa
et Dressler) Si rheacutetorique musicale il y a elle semble donc nrsquoavoir aucunement beacuteneacuteficieacute de la
reacuteflexion meneacutee par Mei ou Galilei ainsi que des nouveauteacutes de Monteverdi
Ensuite il y a quelque chose de preacutecipiteacute dans lrsquoexpression de rheacutetorique musicale chez
Burmeister non seulement ne sont vraiment traiteacutes dans ses ouvrages que deux parties de la
rheacutetorique (disposition et eacutelocution) mais surtout le souci principal semble avoir eacuteteacute de donner agrave
la musique une terminologie Comme nous lrsquoavons vu au chapitre preacuteceacutedent lagrave est la fonction
centrale de la rheacutetorique chez Burmeister
Enfin la question se pose de la posteacuteriteacute de ses travaux Selon Sueur et Dubreuil si elle
constitue un eacuteclairage tregraves utile pour les recherches actuelles lrsquoœuvre de Burmeister pourrait nrsquoavoir
eu que peu ndash ou pas ndash drsquoeacutecho chez les auteurs suivants puisqursquoon en trouve aucun eacutecho chez
Bernhard ou Mattheson Nous verrons que ce point de vue est incomplet lrsquoœuvre de Burmeister
(et notamment sa liste du figures) eacutetait connue drsquoau moins un autre theacuteoricien J Thuringus qui la
pris en compte pour sa propre Figurenlehre mecircme si le nom de Burmeister nrsquoapparaicirct plus dans les
traiteacutes qui le suivent son influence demeure
1 BURMEISTER 2007 p 183 185
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
143
A LA RHEacuteTORIQUE DE LrsquoANTIQUITEacute
Lrsquoobservation que nous venons de faire selon laquelle la poeacutetique musicale de Burmeister
offrirait bien une discipline pour la musique et son usage religieux mais ne saurait ecirctre veacuteritablement
qualifieacutee de laquo rheacutetorique raquo appelle alors un questionnement En quoi pourrait consister une
veacuteritable rheacutetorique musicale Quelles seraient ses caracteacuteristiques
Afin de pouvoir reacutepondre nous proposons drsquoen revenir preacutealablement agrave la rheacutetorique elle-
mecircme et plus exactement agrave la rheacutetorique de lrsquoAntiquiteacute qui ndash essentiellement agrave partir de Burmeister
ndash sert de modegravele aux auteurs des traiteacutes de poeacutetique musicale Nous serons alors en position
drsquoexaminer quelles sont les relations qui existent entre rheacutetorique et musique
A1 SENS ET ORIGINES DE LA RHEacuteTORIQUE
Trois sens distincts peuvent ecirctre attribueacutes agrave la rheacutetorique1 Au sens le plus courant il srsquoagit
de lrsquoart du discours (bene dicendi scientia) crsquoest en premier lieu ce sens qui nous inteacuteressera puisque
nous nous attacherons agrave lrsquoeacutevolution de cet art On ajoutera qursquoil est un art agrave vocation essentiellement
pratique ndash si lrsquoon se reacutefegravere agrave la deacutefinition de Quintilien2
Deux autres sens peuvent ecirctre donneacutes agrave la rheacutetorique Elle peut aussi ecirctre lrsquoenseignement de lrsquoart
du discours ce qui implique sa pleine connaissance ou encore le fait drsquoavoir deacutecouvert ses
proceacutedeacutes Enfin la rheacutetorique peut ecirctre une theacuteorie du discours persuasif lrsquoideacutee est ici non pas de
pratiquer lrsquoart oratoire (en lrsquoeffectuant ou en le transmettant) mais de lrsquoeacutetudier et de le comprendre
la rheacutetorique est alors explicative ndash ce dernier sens deacutesignant non seulement la connaissance du
systegraveme de la rheacutetorique de tout ce qui la constitue mais aussi de son fonctionnement3
On peut la caracteacuteriser4 drsquoune premiegravere maniegravere la plus eacutevidente en la deacutefinissant comme
art ou technique de la persuasion par le discours5 Cet art oratoire use drsquoeffets que doit produire le
discours sur son auditoire il vise autant agrave eacutemouvoir qursquoagrave convaincre On rattache geacuteneacuteralement
ses origines agrave deux traditions distinctes la sophistique et le stoiumlcisme
1 REBOUL 1984 p 6 2 La division des arts selon Quintilien est la suivante arts theacuteoriques (laquo connaissance et appreacuteciation des choses raquo) arts pratiques (consistent entiegraverement dans lrsquoaction) arts effectifs (exeacutecution drsquoun ouvrage visible) La rheacutetorique tient en partie aux trois sortes mais pour lrsquoessentiel laquo comme lœuvre de la rheacutetorique consiste principalement dans laction je lappellerai un art pratique ou administratif car ce nom signifie la mecircme chose raquo QUINTILIEN Institutions oratoire Livre II Chap XVIII 3 laquo la rheacutetorique nrsquoest pas normative mais explicative raquo Voir Reboul 1984 p 6 4 De rhecirctorikecirc (teknecirc) laquo art oratoire raquo 5 REBOUL 1991 p 5
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
144
La rheacutetorique consideacutereacutee dans sa deacutefinition sophistique se trouve eacutetroitement lieacutee agrave la
persuasion obtenue si neacutecessaire par la manipulation de lrsquoauditoire1 Ce versant de la rheacutetorique
met en avant le lien existant entre lrsquoorateur et son public et donc sur les affects de ce dernier
comme lrsquoa fait remarquer Joeumllle Gardes-Tamine2
Lrsquoautre source de la rheacutetorique reacuteside dans le stoiumlcisme de Ciceacuteron ou de Quintilien elle
deacutefinit la rheacutetorique comme laquo art du bien dit raquo Crsquoest dans ce cas le discours lui-mecircme qui est mis
en avant il srsquoappuie sur la grammaire et possegravede une importante fonction eacuteducative et morale La
rheacutetorique se trouvera donc toujours comme eacutecarteleacutee entre les aspects proprement philosophiques
qursquoelle veacutehicule (et que lrsquoon retrouve preacutesents dans les deacutebats actuels concernant la philosophie du
langage) et la suspicion qursquoelle eacuteveille freacutequemment
A2 LA RHEacuteTORIQUE GRECQUE
Le nom de Gorgias (485-374) est largement associeacute agrave des questions propres agrave lrsquoeacutelocution ndash
le style et les figures de style On parle drsquoailleurs laquo de gorgianisme pour caracteacuteriser un discours
particuliegraverement eacuteloquent raquo ou de laquo figures gorgianiques raquo3 Jugeant que les figures de la rheacutetorique
touchaient directement lrsquoacircme4 il fut le premier agrave rapprocher discours et poeacutesie5 comparant la
persuasion agrave la meacutedecine En effet pour Gorgias la puissance du langage reacuteside dans la persuasion6
La figure du sophiste nous apparaicirct traditionnellement sous un jour neacutegatif en raison
notamment de lrsquoattaque meneacutee par Platon agrave son eacutegard Toutefois si Platon voit le sophiste comme
une caricature du philosophe comme un illusionniste7 son contemporain Isocrate (436-338) qui
aurait eacuteteacute eacutelegraveve de Prodicos et Gorgias8 se deacutemarque de cette condamnation (bien qursquoil rejette les
1 Et notamment en leurrant son lrsquoauditoire voir agrave ce sujet par exemple Platon (laquo Par la force de leur discours ils [Tisias et Gorgias] font paraicirctre petites les grandes choses et grandes les petites ils donnent agrave la nouveauteacute un ton archaiumlsant et agrave son contraire un ton nouveau raquo PLATON Phegravedre 267 a) ou Aristote (laquo comme dans lrsquoeacuteristique ce qui produit la duperie crsquoest ce qursquoon nrsquoajoute pas () Aussi srsquoindignait-on justement de la profession de Protagoras car crsquoest un leurre un faux-semblant de vraisemblance qui ne se trouve dans aucun autre art que la Rheacutetorique et lrsquoEacuteristique raquo ARISTOTE Rheacutetorique 1402 a) 2 laquo En utilisant des termes modernes on pourrait dire que la rheacutetorique se relie agrave la psychologie et agrave la sociologie Elle srsquoappuie eacutevidemment sur les meacutecanismes de la persuasion qui sont logiques raquo GARDES-TAMINE 1996 p 8 3 DANBLON 2005 p 28 PERNOT 2000 p 34 4 DANBLON 2005 p 28 5 GARDES-TAMINE 1996 p 24 6 laquo le langage exerce une violente contrainte sur lrsquoacircme comparable agrave lrsquoaction des drogues sur le corps et aux arts de sorcellerie et de magie il suscite ou supprime des opinions et des eacutemotions il prend des formes multiples parmi lesquelles la poeacutesie les incantations les discours eacutecrits avec art que lrsquoon prononce dans les deacutebats les controverses des philosophes raquo GORGIAS Eacuteloge drsquoHeacutelegravene 8-14 Voir PERNOT 2000 p 33 7 Voir agrave ce sujet la fin du Sophiste 8 PERNOT 2000 p 47
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
145
travers des sophistes comme la grandiloquence) Il cherche agrave moraliser la rheacutetorique agrave lrsquoidentifier
agrave la philosophie lrsquoharmonie devient alors la valeur centrale1
Face agrave cette controverse lrsquoattitude drsquoAristote se deacutemarque assez nettement puisque crsquoest
sur le plan de lrsquoaction qursquoil en pose les enjeux Il refuse en effet agrave la rheacutetorique le statut de science
preacutefeacuterant la deacutefinir comme art ou technique de persuasion Elle ne srsquooccupe pas de veacuteriteacute absolue
mais des affaires humaines (lrsquoauditoire doit donc y ecirctre pleinement pris en compte) Sa Rheacutetorique
reacutedigeacutee en vue drsquoun travail drsquoenseignement2 est geacuteneacuteralement consideacutereacutee comme lrsquoouvrage
fondateur de la theacuteorie de lrsquoargumentation ou si lrsquoon preacutefegravere le couronnement de la rheacutetorique
grecque3 Le premier livre concerne le raisonnement et les genres oratoires le deuxiegraveme propose
une theacuteorie des eacutemotions le troisiegraveme est consacreacute au style aux figures et aux parties du discours
Les trois eacuteleacutements qui structurent la penseacutee grecque concernant le discours crsquoest-agrave-dire
lrsquoethos le logos et le pathos font systegraveme dans la theacuteorie drsquoAristote Ces trois eacuteleacutements que lrsquoon peut
traduire par les fonctions respectives de lrsquoorateur de lrsquoargument et de lrsquoauditoire correspondent
aux divers moyens permettant la persuasion moyens qursquoAristote nomme preuves 4
Les preuves administreacutees par le moyen du discours sont de trois espegraveces les premiegraveres
consistent dans le caractegravere de lrsquoorateur les secondes dans les dispositions ougrave lrsquoon met lrsquoauditeur les
troisiegravemes dans le discours mecircme parce qursquoil deacutemontre ou paraicirct deacutemontrer5
Drsquoun cocircteacute en effet lrsquoorateur doit inspirer la confiance cet objectif deacutependra du
laquo caractegravere raquo qursquoil saura offrir agrave son auditoire un caractegravere qui sera construit dans le discours et en
sera ainsi un effet de lrsquoautre cocircteacute il importera de mettre lrsquoauditoire en disposition dans un eacutetat
eacutemotionnel donneacute en eacuteveillant chez lui diverses passions
A3 LA RHEacuteTORIQUE LATINE
1 Isocrate laquo tourne le dos agrave la grandiloquence et creacutee une prose distincte de la poeacutesie sobre claire preacutecise exempte de termes rares de neacuteologismes de meacutetaphores brillantes de rythmes marqueacutes mais subtilement belle et profondeacutement harmonieuse Sans ecirctre poeacutetique elle doit son rythme agrave lrsquoeacutequilibre de la peacuteriode et agrave la clausule qui la termine raquo REBOUL 1991 p 23 2 PERNOT 2000 p 63 3 Voir DANBLON 2005 p 38 et PERNOT 2000 p 38 4 Preacutecisons que les preuves sont dites laquo techniques raquo lorsqursquoelles relegravevent de la technique proprement rheacutetorique et laquo extra-techniques quand elles preacutecegravedent la rheacutetorique ndash les faits indiscutables les piegraveces agrave convictions les aveux etc 5 ARISTOTE Rheacutetorique 1356 a
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
146
Premier traiteacute drsquoimportance depuis celui drsquoAristote et faisant figure agrave bien des eacutegards de
lien entre les rheacutetorique grecque et romaine La Rheacutetorique agrave Herennius longtemps attribueacutee par
erreur agrave Ciceacuteron opegravere une synthegravese complegravete de lrsquoart qursquoil deacutecrit La classification du laquo systegraveme raquo
de la rheacutetorique heacuteriteacute drsquoAristote y apparaicirct de maniegravere plus preacutecise
Ciceacuteron (106-43) est une des figures majeures de la rheacutetorique romaine et une reacutefeacuterence
pour le XVIe siegravecle Ses traiteacutes vont au-delagrave drsquoune simple reprise de la rheacutetorique grecque Srsquoopposant
comme Isocrate agrave la condamnation formuleacutee par Platon il srsquoefforce de laquo rheacutetoriser raquo la philosophie
Il deacutefend une vision du monde dans laquelle la rheacutetorique est un art complet consiste en un
eacutequilibre entre forme et contenu srsquoarticule avec la philosophie et fait intimement interagir les trois
aspects du discours que sont le logos lrsquoethos et le pathos Toutefois crsquoest surtout le pathos qui occupe
une place significative que ce soit dans les eacuteleacutements relatifs au style (lrsquoeacutelocution) ou dans la
veacuteritable mis en scegravene que constitue lrsquoaction
Avec Ciceacuteron Quintilien (35-96) est lrsquoauteur qui contribuera le plus largement agrave
lrsquointroduction de la rheacutetorique au sein de la poeacutetique musicale speacutecialement chez Burmeister La
synthegravese qursquoil propose de la rheacutetorique donne lieu agrave une systeacutematisation tregraves avanceacutee nourrie drsquoune
grande richesse dans les sources reacutedigeacute agrave la toute fin de sa vie (93-95) son ouvrage majeur
beacuteneacuteficiait ainsi des fruits de sa longue carriegravere Aussi cette Institution oratoire apparait-elle comme
une veacuteritable somme1 (le terme drsquoinstitution eacutetant ici agrave entendre au sens drsquoeacuteducation lrsquoouvrage
couvre en effet lrsquointeacutegraliteacute de la formation de lrsquoorateur de lrsquoenfance jusqursquoagrave la retraite)2
A4 LE SYSTEgraveME DE LA RHEacuteTORIQUE
Ce que lrsquoon appelle parfois laquo systegraveme de la rheacutetorique raquo constitue durant lrsquoAntiquiteacute une
sorte de bien commun un enseignement qui srsquoest eacutetoffeacute au fil des siegravecles depuis la Gregravece classique
1 laquo le meilleur panorama existant de la rheacutetorique antique et le principal ouvrage qursquoil convient de lire si lrsquoon veut comprendre en profondeur cette discipline raquo PERNOT 2000 p 210 2 LrsquoInstitution oratoire est composeacutee de douze livres le premier srsquoadresse au preacutecepteur ou agrave lrsquoinstituteur exposant les travaux qui
preacutecegravedent lrsquoentreacutee de lrsquoeacutelegraveve dans la classe du rheacuteteur Le deuxiegraveme livre aborde les premiers rudiments de lrsquoenseignement (chap I
agrave XII) ainsi que divers problegravemes concernant la deacutefinition de la rheacutetorique (chap XIII agrave XXI)
La suite de lrsquoouvrage est organiseacutee selon les parties de la rheacutetorique Les livres III agrave VII traitent de lrsquoinvention et de la disposition les livres VIII agrave X de lrsquoeacutelocution le livre XI de la meacutemoire et de la prononciation (ou action) le dernier livre apporte diverses consideacuterations sur lrsquoimportance pour lrsquoorateur de la culture geacuteneacuterale et de la valeur morale
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
147
et helleacutenistique puis agrave travers lrsquoensemble de la civilisation romaine On peut deacutecrire ce systegraveme
comme un reacuteseau de listes de notions de termes techniques
Les devoirs de lrsquoorateur qui recoupent partiellement la distinction aristoteacutelicienne entre logos
ethos et pathos peuvent ecirctre reacutesumeacute par la triade latine docere placere movere (instruire plaire
eacutemouvoir)
Les genres du discours rheacutetorique (deacutetailleacutes par Aristote) deacutelibeacuteratif (conseiller ou
deacuteconseiller) judiciaire (accuser ou deacutefendre) eacutepidictique (louer ou blacircmer)
Les parties de la rheacutetorique invention (trouver les arguments) disposition (les ordonner en
un plan) eacutelocution (exprimer selon un style) meacutemoire (fixer le discours) action (prononcer le
discours)
La disposition elle-mecircme est constitueacute des parties du discours exorde narration proposition
argumentation (preuve reacutefutation) peacuteroraison
Les genres de style grand moyen simple (pour Quintilien eacutemouvoir plaire instruire)
Les formes stylistiques clarteacute ampleur ou digniteacute veacuteheacutemence eacuteclat vigueur beauteacute
simpliciteacute douceur sinceacuteriteacute seacuteveacuteriteacute etc
Les figures dont les figures drsquoeacutelocution reacutepeacutetition anaphore (commencement par le mecircme
mot des membres de phrases successives) retour en arriegravere concateacutenation etc
B MUSIQUE ET RHEacuteTORIQUE
De lrsquoAntiquiteacute agrave la renaissance la rheacutetorique et la musique ayant eacutevolueacute de maniegravere
indeacutependante (et jusqursquoagrave la fin du Moyen-acircge lrsquoune au sein du quadrium lrsquoautre au sein du trivium)
on peut consideacuterer que lrsquoideacutee drsquoune rheacutetorique musicale ne correspondit agrave aucune reacutealiteacute tangible
De ce fait et en raison eacutegalement du regain drsquointeacuterecirct pour les Anciens au XVIe siegravecle lrsquoeacutelaboration
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
148
de la rheacutetorique musicale srsquoest appuyeacutee sur le corpus que nous venons de mentionner avec une
preacutedilection pour lrsquoInstitution oratoire de Quintilien
B1 AFFINITEacuteS MENTIONNEacuteES PAR LES ANCIENS
Il ne fait aucun doute pour les rheacuteteurs de lrsquoAntiquiteacute qursquoil existe une sorte drsquoaffiniteacute entre
rheacutetorique et musique par laquelle ces deux disciplines agissent sur lrsquoacircme de lrsquoauditoire (Nous
parlons ici de laquo musique raquo en un sens qursquoa acquis ce terme depuis lrsquoeacutepoque moderne il convient
toutefois drsquoecirctre prudent agrave ce sujet)1 Ainsi Denys drsquoHalicarnasse eacutevoquant la lecture des discours
drsquoIsocrate affirme
Quand je lis nrsquoimporte quel discours drsquoIsocrate qursquoil ait eacuteteacute reacutedigeacute pour des tribunaux des
assembleacutees ou des paneacutegyries je deviens grave au moral et il se fait un grand calme dans mon esprit
comme agrave lrsquoaudition des airs spondiaques joueacutes agrave la flucircte pendant les libations ou des meacutelodies eacutecrites
dans la gamme dorienne ou le mode enharmonique Lorsque je prends en revanche un discours de
Deacutemosthegravene je suis saisi drsquoenthousiasme pousseacute dans un sens puis dans lrsquoautre eacuteprouvant eacutemotion
[pathos] sur eacutemotion deacutefiance angoisse crainte meacutepris haine pitieacute indulgence colegravere envie je passe
par tous les sentiments qui peuvent srsquoemparer de lrsquoesprit humain2
Par conseacutequent nous ne serons pas surpris de voir Quintilien mentionner cet aspect de la
musique alors qursquoil deacutefend la neacutecessiteacute pour lrsquoorateur de bien la connaicirctre
les armeacutees des Laceacutedeacutemoniens senflammaient aux accents de la musique Les clairons et les
trompettes de nos leacutegions ne produisent-ils pas le mecircme effet La supeacuterioriteacute des armes romaines
semble ecirctre en rapport avec la veacuteheacutemence de leurs accents Cest donc avec raison que Platon a cru que
la musique eacutetait neacutecessaire agrave lhomme public que les grecs appellent πολιτικόν3
Les comparaisons effectueacutees alors entre les deux arts permettent notamment drsquoexpliquer
comment fonctionne la rheacutetorique4 voire comment agrave lrsquoaide drsquoarts exteacuterieurs (la musique mais aussi
la geacuteomeacutetrie) lrsquoenseigner au mieux
je ne preacutetends pas former un orateur sur le modegravele de ceux qui existent ou qui ont existeacute mais
dapregraves le type ideacuteal dun orateur parfait et accompli sous tous les rapports5
1 Voir agrave ce sujet lrsquoouvrage Mousikeacute et logos de Johannes Lohmann qui aborde de cette question LOHMANN 1989 2 DENYS DrsquoHALICARNASSE 1998 p 92 3 QUINTILIEN I X sect 6 p 40 4 GALLO 2002 p 58 5 QUINTILIEN I X sect 3 p 39
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
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Lrsquoauteur preacutecise toutefois que ces apports exteacuterieurs possegravedent leur valeur non pas en eux-
mecircmes mais par le fait qursquoils viennent srsquointeacutegrer agrave lrsquoart oratoire deacutejagrave existant1
Il nrsquoen demeure pas moins que la musique est pour la rheacutetorique un apport preacutecieux2 Nous
pouvons donc veacuterifier agrave travers les exemples mentionneacutes et bien drsquoautres (chez Ciceacuteron dans la
Rheacutetorique agrave Herennius etc) que la musique est prise veacuteritablement en consideacuteration Tacircchons de
voir agrave preacutesent plus en deacutetails en quoi peuvent consister les relations entre les deux arts en partant
cette fois drsquoune revue meacutethodique des aspects susceptibles drsquoecirctre concerneacutes et que ces relations
aient eacuteteacute ou non envisageacutes par les auteurs de lrsquoAntiquiteacute
B2 UNE AUTRE AFFINITEacute ENVISAGEABLE LE VOCABULAIRE
Un simple coup drsquoœil sur les entreacutees drsquoun dictionnaire de rheacutetorique nous preacutesente un
vocabulaire qui renvoie freacutequemment de maniegravere directe ou indirecte agrave la musique cacophonie
cadence clausule composition emphase figure style fleuri gradation grave imitation ornement
peacuteriode reacutepeacutetition style transposition trope volume etc Si une telle eacutenumeacuteration ne deacutemontre
rien en elle-mecircme elle signale toutefois nous semble-t-il la proximiteacute des deux disciplines On
peut ajouter que dans les deux cas ces termes possegravedent une signification technique preacutecise tout
en rappelant que nous nrsquoavons ici mentionneacute aucun terme ayant inteacutegreacute le vocabulaire musical suite
agrave lrsquoavegravenement de la rheacutetorique musicale baroque Mais il apparaicirct qursquoun tel eacutetat de fait ne pouvait
qursquoencourager quelqursquoun comme Burmeister agrave venir puiser presque naturellement agrave ce lexique
En observant une telle liste du vocabulaire de la rheacutetorique nous pouvons eacutegalement
remarquer que les relations envisageables entre musique et rheacutetorique sont de nature diverse elles
peuvent concerner le son (sa hauteur par exemple) les traits relatifs agrave la voix (phraseacute rythme etc)
des eacuteleacutements de syntaxe ou de structure etc
En reacutesumeacute de telles indices rendaient tregraves plausible lrsquohypothegravese drsquoune association des deux
disciplines Reste agrave savoir en quoi elle consisterait concregravetement degraves lors qursquoil srsquoagirait drsquoeacutetablir une
veacuteritable meacutethode de composition fondeacutee sur la rheacutetorique
B3 CE QUE PEUT ETRE UNE VEacuteRITABLE RHEacuteTORIQUE MUSICALE
1 Ibid 2 Quintilien consacre ainsi dans lrsquoInstitution oratoire la plus grande partie drsquoun chapitre agrave la musique QUINTILIEN I X
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
150
La mise en œuvre de cette laquo hypothegravese raquo est veacuteritablement ce en quoi a consisteacute lrsquoeacutevolution
de la poeacutetique musicale allemande Mais un tel processus srsquoeacutetendit sur une tregraves longue peacuteriode
entraicircna certains choix theacuteoriques (et philosophiques) et rencontra divers obstacles
La rheacutetorique musicale au sens ougrave lrsquoon emploie parfois cette expression pour en deacutesigner
la forme systeacutematiseacutee agrave lrsquoextrecircme propre au monde germanique consiste bien en une conception
de la musique jusqursquoalors ineacutedite une discipline musicale rigoureusement calqueacutee sur le modegravele de
la rheacutetorique Un tel choix implique toutefois drsquoaller bien plus loin que lrsquoeacutetape franchie par
Burmeister il suppose en effet de penser la musique en prenant en compte tous les eacuteleacutements qui
caracteacuterisent la rheacutetorique (ou en prenant le problegraveme dans lrsquoautre sens de laquo rheacutetoriser raquo tous les
paramegravetres musicaux) et crsquoest drsquoailleurs mutatis mutandis agrave une tacircche aussi consideacuterable que se
consacrera Mattheson
Dans la quecircte drsquoune telle rheacutetorique musicale (vraiment musicale pourrait-on dire) lrsquoessentiel
du systegraveme de la rheacutetorique semble bien avoir eacuteteacute convoqueacute Lrsquoensemble des instances oratoires
tout drsquoabord lrsquoethos musical et plus encore le pathos musical ont fait lrsquoobjet drsquoune reacuteflexion
approfondie quand agrave ce que lrsquoon pourrait nommer lrsquoideacutee drsquoun logos musical elle se reacutevegravele
inseacuteparable du projet lui-mecircme degraves lors que la musique y est consideacutereacutee comme un discours1 Non
seulement comme soutien du discours verbal mais comme discours agrave part entiegravere
Mais les choses sont encore plus claires en ce qui concerne les parties de cette rheacutetorique
musicale Nous observerons toutefois que chacune de ces parties nrsquoa pas reccedilu le mecircme
deacuteveloppement En premier lieu lrsquoheacuteritage de Melanchthon ndash qui avait limiteacute la rheacutetorique aux trois
premiegraveres crsquoest-agrave-dire agrave celles de lrsquoeacutecriture du discours ndash a fortement peseacute mecircme si lrsquoaction (en
lrsquooccurrence lrsquointerpreacutetation musicale) a eacuteteacute abordeacutee par Burmeister Cependant lrsquoessor de la
rheacutetorique musicale a fondamentalement porteacute dans un premier temps sur la question de
lrsquoeacutelocution
C LrsquoEacuteLOCUTION
1 Notamment dans la perspective ouverte par G Mei et la Camerata fiorentina Voir aussi agrave ce sujet HARNONCOURT 1982 laquo Naissance et eacutevolution du discours musical raquo p 177-178
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
151
C1 EacuteLOCUTON ET THEacuteORIE DES FIGURES
En rheacutetorique lrsquoelocutio (eacutegalement appeleacutee decoratio) vise agrave rendre le discours convainquant
recourant pour ce faire agrave des figures de style
Durant lrsquoAntiquiteacute les notions de style et de figures avaient connu un deacuteveloppement
significatif agrave lrsquoeacutepoque helleacutenistique notamment dans le traiteacute Du style drsquoun certain Deacutemeacutetrios1 On
y trouvait plus particuliegraverement (outre la preacutesentation de quatre genres stylistiques au lieu de trois
ndash grand eacuteleacutegant simple et veacuteheacutement) une eacutetude fouilleacutee des moyens de style Laquelle impliquait laquo le
choix des mots leur ajustement entre eux les figures qui les incluent raquo2 Et par conseacutequent une
reacuteflexion sur le vocabulaire un examen de lrsquoagencement des mots et surtout une theacuteorie des figures
de style
La theacuteorie des figures repose sur les notions drsquoeacutecart et drsquoeffet les proceacutedeacutes reacutepertorieacutes sont
deacutefinis comme des changements ou des deacuteviations par rapport agrave lrsquousage laquo naturel raquo du langage3
Crsquoest ainsi que les figures de styles bien que traiteacutees auparavant (notamment par Aristote)
furent distingueacutees en tropes (remplacement drsquoun terme ndash le terme propre ndash par un autre) en figures
de penseacutees (portant sur plusieurs mots et affectant le contenu indeacutependamment de lrsquoexpression) et
en figures drsquoeacutelocution (portant sur plusieurs mors et affectant lrsquoexpression en elle-mecircme)
Au XVIIe siegravecle au sein de la poeacutetique musicale lrsquoeacutelocution (donc de telles figures et leur
emploi en fonction du style adopteacute par le compositeur) est initialement conccedilue pour enrichir le
discours verbal et le rendre plus convaincant Cette eacutelocution musicale manifeste agrave la fois une
vocation religieuse heacuteriteacutee drsquoAugustin et un modegravele celui des Institution oratoires
C2 LA RHEacuteTORIQUE CHEZ SAINT AUGUSTIN
Mecircme si concernant la place agrave accorder agrave la musique Luther avait passeacute outre les reacuteticences
formuleacutees par Augustin il apparaicirct que les recommandations de ce dernier concernant la rheacutetorique
eacutetaient bien preacutesentes au moment de la Reacuteforme En effet influenceacute par Platon et Ciceacuteron il avait
deacuteveloppeacute une conception chreacutetienne de la rheacutetorique4 destineacutee agrave relayer le message des Eacutecritures
1 Lrsquoidentiteacute de lrsquoauteur est incertaine il peut srsquoagir de Deacutemeacutetrios de Phalegravere (-IIIe s) ou selon une autre proposition drsquoun auteur
inconnu du Ier siegravecle GARDES-TAMINE 1996 p 117 2 Propos attribueacute par Isocrate agrave Denys drsquoHalicarnasse Citeacute par PERNOT 2000 p 86 3 PERNOT 2000 p 87 4 AUGUSTIN De Doctrina Christiana livre IV
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
152
Pour ce faire il avait chercheacute agrave eacutetablir le portrait de lrsquoorateur chreacutetien lequel ne relegraveve pas de la
communauteacute humaine mais de ce qui la transcende
lrsquoorateur chreacutetien disparaicirct dans la pleine communion entre le logos et le pathos avec une
preacuteeacuteminence pour ce dernier puisque crsquoest la communion qui assure lrsquoaccegraves agrave la Veacuteriteacute1
Le Moyen-acircge fut ainsi largement domineacute par une telle rheacutetorique centreacutee sur le lrsquoelocutio
plutocirct que sur lrsquoinventio inspireacutee drsquoAugustin et de Greacutegoire le Grand2 elle devint un art de
preacutedication (artes praedicandi) que lrsquoon retrouvait chez Cassiodore Isidore de Seacuteville ou Begravede le
Veacuteneacuterable3 Un art qui est eacutegalement agrave lrsquoœuvre chez Luther
C3 LrsquoEacuteLOCUTION DANS LrsquoINSTITUTION ORATOIRE DE QUINTILIEN
Parmi les diverses parties de la rheacutetorique Quintilien preacutesentait lrsquoeacutelocution comme la plus
difficile agrave acqueacuterir4 Dans le livre VIII il traitait respectivement de la clarteacute de lrsquoornementation et
de lrsquoamplification (et de la diminution) un chapitre abordait le rocircle des sentences (sententiae) crsquoest-
agrave-dire des formules brillantes qui consistent en des penseacutees morales universellement vraies et
louables5 Il terminait par la question des tropes ndash le trope eacutetant deacutefinie comme laquo un changement
par lequel on transporte un mot ou une phrase de sa signification propre en une autre qui lui donne
plus de force raquo6 Crsquoest ici ainsi que dans le livre suivant consacreacute aux figures que lrsquoon entrait dans
cette terminologie fastidieuse et parfois rebutante qui est souvent au cœur des critiques adresseacutees
agrave la rheacutetorique Quintilien toutefois ne deacutecrivait que les tropes jugeacutes reacuteellement significatifs7
Lrsquoeacutetude du style se poursuivait au Livre IX par celle des figures Deux types de figures se
distinguant dans leur rapport agrave lrsquoexpression et notamment agrave lrsquoexpression orale dans le cas des
figures de penseacutee crsquoest le contenu (au sens linguistique du terme) de lrsquoexpression qui est affecteacute
dans celui des figures drsquoeacutelocution crsquoest la forme (audible donc) de lrsquoexpression
Affirmant toute la speacutecificiteacute et la valeur de lrsquoart oratoire le deacutefinissant comme un art
pratique qui ne saurait donc ecirctre confondu avec un art theacuteorique (ou laquo administratif raquo)8 Quintilien
1 CARRILHO 1999 chap 5 (laquo Au-delagrave du langage la seconde sophistique et la rheacutetorique chreacutetienne raquo) p 79 2 MEYER M 1999 note ndeg15 p 356 3 Cassiodore Institution des lettres divines et humaines Isidore de Seacuteville Livre des Eacutetymologies Begravede le Veacuteneacuterable Traiteacute des tropes et des figures (TIMMERMANS 1999 p 91-92) voir aussi DE LIBERA 1993 p 258-270 4 QUINTILIEN VIII Introduction 5 Op cit Chap V 6 Op cit Chap VI 7 Agrave savoir meacutetaphore synecdoque meacutetonymie antonomase onomatopeacutee meacutetalepse alleacutegorie hyperbate et hyperbole 8 QUINTILIEN II XVIII
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
153
srsquoopposait avec vigueur tout comme Ciceacuteron aux critiques platoniciennes Loin de repreacutesenter une
menace lrsquoeacutelocution trouve ainsi toute sa place
D LA THEacuteORIE DES FIGURES ET LA POEacuteTIQUE MUSICALE
Or la grande affaire du XVIIe siegravecle pour la poeacutetique musicale est ce vaste domaine des
questions de style et des diverses theacuteories des figures ce que lrsquoon deacutesigne couramment sous le
terme de Figurenlehre
D1 MUSIQUE ET EacuteLOCUTION STYLE ET FIGURES DE RHEacuteTORIQUE
On peut deacutefinir le style comme ce qui caracteacuterise la maniegravere dont est composeacute le discours
Il est traditionnellement deacutefini par son genre (grave simple agreacuteable)1 et par ses qualiteacutes ou vertus
correction clarteacute convenance et ornementation2 Drsquoune maniegravere plus preacutecise on peut eacutegalement
deacutefinir le style comme choix des mots des figures des rythmes et des constructions de phrases
Aussi sans entrer dans le deacutetail des consideacuterations qui pourraient suivre ces quelques rappels on
observera qursquoune eacuteventuelle application agrave la musique paraicirct clairement envisageable Lrsquoideacutee de style
musical apparaicirct mecircme comme une des plus eacutevidentes adaptations de la musique agrave la rheacutetorique
Que peut-on dire des figures de rheacutetorique si on les aborde en relation avec la musique
Comme en drsquoautres occasions rapporteacutees preacuteceacutedemment la comparaison avec la musique peut ecirctre
employeacutee pour illustrer le fonctionnement drsquoune figure rheacutetorique crsquoest ce que fait lrsquoauteur du
Traiteacute du Sublime deacutecrivant la peacuteriphrase en eacutevoquant les notes drsquoaccompagnement drsquoune meacutelodie
Comme dans la musique les notes dites drsquoaccompagnement rendent le son principal plus
agreacuteable agrave lrsquooreille de mecircme la peacuteriphrase sert souvent drsquoaccompagnement agrave lrsquoexpression propre3
1 Ou encore noble tenue medium 2 Voir QUINTILIEN VIII La convenance deacutesigne la pertinence du style choisi en regard de son objet Ainsi le style grave vise agrave eacutemouvoir (pathos) et sera utiliseacute dans la peacuteroraison le style simple vise agrave eacuteduquer ou expliquer (logos) et concernera narration (ou la confirmation) le style agreacuteable vise agrave plaire (ethos) et sera employeacute dans lrsquoexorde 3 Traiteacute du Sublime eacuted H Lebegravegue Paris 1939 p 41 Voir GALLO 2002 p 58
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
154
Mais au-delagrave de cette simple utilisation la question principale est de savoir ce qursquoil en est
de lrsquoextension du concept de figure de rheacutetorique agrave celui de figure de rheacutetorique musicale Comme nous
lrsquoavons indiqueacute plus haut en parlant du style crsquoest lagrave un domaine se precirctant manifestement agrave une
telle opeacuteration puisque la notion de figure musicale existe deacutejagrave en elle-mecircme Aussi la premiegravere
utiliteacute du vocabulaire rheacutetorique fut de nature peacutedagogique comme ce fut le cas chez Burmseister
Ce nrsquoest qursquoen nommant les techniques employeacutees pas les anciens maicirctres de la polyphonie
vocale que leur musique pouvait ecirctre comprise et expliqueacutee Afin drsquoy parvenir et de faire de lrsquoart de la
composition un artisanat accessible agrave lrsquoeacutetudiant il fallait au professeur rendre ces pheacutenomegravenes musicaux
accessibles agrave lrsquoinstruction lrsquoanalyse et la composition De par lrsquoinsistance porteacutee sur les disciplines du
langage au sein des Lateinschulen la terminologie rheacutetorique eacutetait familiegravere et accessible agrave tous les
eacutetudiants1
Cette connaissance partageacutee de la rheacutetorique ainsi qursquoun reacutepertoire commun de
compositeurs relevant de la tradition polyphonique (Lassus Clemens non Papa) ont permis de
mettre en place au deacutebut du XVIIe siegravecle une premiegravere sorte de Figurenlehre centreacutee sur le discours
lui-mecircme au sens ougrave lrsquoon parle parfois drsquoun laquo langage musical raquo Ce moment consistera ainsi agrave
nommer organiser et classer les eacuteleacutements drsquoun logos musical pour scheacutematiser on peut associer agrave
ces trois eacutetapes les noms de Burmeister Nucius et Thuringus
D2 LA RHEacuteTORIQUE COMME TERMINOLOGIE DU DISCOURS MUSICAL
La rheacutetorique eacutetait envisageacutee par Burmeister comme un outil destineacute agrave fournir une meacutethode
de composition cela signifie donc que crsquoest bien la composition (la poeacutetique) musicale ndash conccedilue
notamment dans ses capaciteacutes expressives ndash qui eacutetait le point de deacutepart de son entreprise Lrsquoideacutee
eacutetait donc de se servir drsquoune discipline propre au langage verbal Le choix de cette deacutemarche eacutetait
approuveacute comme en teacutemoigne une remarque du professeur de rheacutetorique T Johannes Simonius
je vois qursquoen employant des mots et des termes grammaticaux et oratoires comme on les
appelle il a embrasseacute de faccedilon eacuterudite et subtile des matiegraveres tregraves utiles concernant la porteacutee la maniegravere
de transcrire en lettres un chant eacutecrit en notes (ce que nous appelons en vernaculaire transcrire)2
Comme nous lrsquoavons vu au chapitre preacuteceacutedent Burmeister srsquoest efforceacute drsquoeacutetendre le plus
loin possible ce transfert drsquoun art sur un autre y compris en ne se contentant pas de srsquoen tenir aux
1 BARTEL 1977 p 83 2 T Johannes SIMONIUS lettre du 07 juillet 1599 agrave Statius Olthff Voir BURMEISTER 2007 p 199
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
155
trois premiegraveres parties de la rheacutetorique agrave la suite de lrsquoinfluence pourtant deacutecisive de Melanchthon
sur la poeacutetique musicale naissante mais en se preacuteoccupant eacutegalement de lrsquoaction Afin de preacuteciser
sa conception de la prononciation Burmeister citait en effet directement Quintilien dans son Musica
autoscheacutediastikegrave Pour ce dernier
Toute lrsquoaction se divise en deux parties la voix et le geste lrsquoune eacutemeut les oreilles lrsquoautre les
yeux les deux sens gracircce auxquels toute passion peacutenegravetre jusqursquoagrave lrsquoesprit raquo1
Au-delagrave drsquoun simple transfert de terminologie drsquoautres theacuteoriciens contemporains de
Burmeister envisagegraverent de faire correspondre ces termes agrave des reacutealiteacutes musicales preacuteexistantes
Crsquoest lagrave tout particuliegraverement lrsquoobjectif rechercheacute par Nucius
D3 LA RHEacuteTORIQUE COMME OUTIL DrsquoIDENTIFICATION
Johannes Nucius (ca 1556-1620) theacuteoricien et compositeur de motets fait avancer
sensiblement la theacuteorie des figures dans son Musices poeticae2 Cet ouvrage est composeacute de neuf
chapitres dont le septiegraveme expose une liste des figures3 Ces derniegraveres se reacutepartissent en deux
cateacutegories les figurae princpales qui relegravevent de la technique purement musicale et les figurae minus
principales associeacutees au texte et agrave lrsquoexpression des affects Au titre des premiegraveres se trouvent la fuga
la commissura (note de passage) et la repetitio la seconde cateacutegorie comprend climax complexio
homioteleuton et syncopatio
Pour Nucius la fonction de la figure de rheacutetorique musicale doit veacuteritablement ecirctre
drsquoembellir la composition lrsquoimitation de la rheacutetorique doit combler non plus une carence dans le
vocabulaire musicale mais dans le mateacuteriau musical lui-mecircme
Alors que la Figurenlehre de Burmeister srsquoeacutetait deacuteveloppeacutee agrave partir drsquoun mateacuteriau musical
assignant une terminologie rheacutetorique agrave des techniques musicales tireacutees de la composition celle de
Nucius tenait au deacutesir drsquoeacutetablir une Figurenlehre musicale analogue au concept rheacutetorique des figures4
D4 CLARIFICATION DE LA FIGURENLEHRE
1 BURMEISTER p 297 2 Nucius Johannes Musices poeticae sive De compositione cantus praeceptiones 1613 3 1 Improvisation et composition 2 Consonnances et dissonances 3 Enchaicircnement des consonnances 4 Emploi des dissonances 5 Le son 6 Les parties 7 Proprieacuteteacutes des voix et figures musicales 8 Cadences 9 Modes 4 BARTEL 1997 p 102
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
156
Le concept de figure de rheacutetorique musicale de Nucius est repris par Joachim Thuringus1
dans son Opusculum bipartitum de primordiis musicis (1624) Proche de la famille de Burmeister
Thuringus propose une theacuteorie des figures qui integravegre eacutegalement Burmeister et Dressler Grand
connaisseur de la theacuteorie musicale de son eacutepoque2 il rectifie le mateacuteriau dont il dispose
Du fait de la mise en œuvre systeacutematique des principes de classification de Nucius il devint
neacutecessaire agrave Thuringus drsquoeffectuer [des] ajustements mineurs agrave la cateacutegorisation des figures de Nucius
laquo menant ainsi agrave son terme une distinction entre les figures autonomes et figurae minus principales de la
rheacutetorique musicale raquo3
Thuringus augmente significativement la liste des figurae minus principales y ajoutant pausa
(dont il reprend lrsquoideacutee agrave Dressler) anaphora catachresis noema pathopoeia4 parrhisia etc Agrave la diffeacuterence
de Nucius il ajoute agrave cette liste la repetitio et agrave lrsquoinverse transfert la syncopatio dans la cateacutegorie des
figurae principales Il modifie eacutegalement le nom de certaines figures proposeacute auparavant par
Burmeister5
Toutes ces modifications6 conduisent agrave une clarification qui va srsquoaveacuterer efficace puisque la
classification de Thuringus connaicirctra une indeacuteniable posteacuteriteacute jusqursquoagrave la fin du XVIIe siegravecle elle sera
adopteacutee par Kircher Janovka ou Bernhard
D5 FIGURENLEHRE ET AFFECTS
Qursquoen est-il de la place des affects dans la Figurenlehre qui srsquoeacutelabore ainsi Le fait qursquoelle soit
essentiellement centreacutee sur le logos musical laisse supposer qursquoelle nrsquoaborde que peu la question de
lrsquoexpression des affects Il en va effectivement bien ainsi (excepteacute pour Burmeister) La fonction
de deacutecoration attribueacutee aux figures assimileacutee agrave un embellissement semble refleacuteter lrsquoancienne valeur
de suaviteacute
Tout comme le peintre ne meacuterite aucun eacuteloge de quelque importance du fait qursquoil saurait
restituer les repegraveres lrsquoeacutetat ou la couleur drsquoune image mais plutocirct parce qursquoil confegravere agrave ses images des
gestes uniques des apparences particuliegraveres ou des couleurs distinctes satisfaisant les yeux des
1 Les dates de naissance et de deacutecegraves de Thuringus ne sont pas connues 2 Au tout deacutebut de lrsquoOpusculum bipartitum figure en effet un index des theacuteoriciens et compositeurs auxquels il se reacutefegravere on y trouve notamment outre les noms de Burmeister et Nucius ceux de Calvisius Faber Glarean Josquin Listenius ou Lassus 3 BARTEL 1997 p 105 4 Qursquoil eacutecrit par erreur laquo parthopoeia raquo 5 Le laquo faux bourdon raquo devient catachresis et le supplementum devient paragoge 6 Voir eacutegalement LEGRAND p 179
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
157
spectateurs de mecircme au sein drsquoune composition des ressemblances permanentes et un manque
drsquorsquoembellissements fleuris font que non seulement elle demeure non artistique mais ennuie lrsquoauditeur1
Les figures servent davantage agrave orner qursquoagrave eacutemouvoir mecircme si Nucius fait eacutetat de termes
affectifs que la musique serait appeleacutee agrave illustrer par la musique2
CONCLUSION
On constate donc que le souci principal pour Nucius et Thuringus est de parvenir agrave une
veacuteritable imitation des concepts de la rheacutetorique Il srsquoagit drsquoeacutetablir des figures qui soient agrave la fois
reacuteellement musicales et rheacutetoriques En drsquoautres termes de progresser vers une rheacutetorique musicale
autonome
E LrsquoEXPRESSION DES AFFECTS
E1 EacuteLOCUTION ET EacuteMOTIONS
Lrsquoelocutio vise la seacutelection et lrsquoarrangement des mots du discours Bien que le terme
laquo eacutelocution raquo soit souvent consideacutereacute comme quasiment synonyme de diction cette derniegravere
expression est trop restrictive pour qualifier ce qui est ici en jeu La notion de style mecircme imparfaite
agrave restituer cet aspect de la rheacutetorique dans son ensemble est toutefois sans doute plus proche3
Le style se preacuteoccupe avant tout des qualiteacutes du discours (correction clarteacute ornement)
Mais lrsquoexistence de divers genres stylistiques (grand moyen simple) atteste du fait qursquoil y a plusieurs
maniegraveres de bien eacutecrire ceci en respectant la convenance et en fonction de lrsquoeffet qui est
rechercheacute 4
1 BARTEL 1997 p 101 2 laquo Crainte raquo laquo lamentation raquo laquo ennui raquo laquo rire raquo etc G3 3 laquo La qualiteacute essentielle de lrsquoeacutelocution est la clarteacute crsquoest lrsquoeacutelocution qui doit recevoir les ornements du discours Elle est eacutegalement le support de lrsquoemphase et le lieu d-e manifestation de sentences Enfin lrsquoeacutelocution accepte naturellement les figures raquo MOLINIE 1992 p 127 4 PERNOT 2000 p 86
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
158
Appliquons-nous donc agrave bien connaicirctre avant tout ce quil faut faire pour plaire au juge pour
linstruire pour leacutemouvoir et ce que nous nous proposons dans chaque partie de loraison Avec cette
preacutecaution nous ne serons pas exposeacutes agrave employer dans lexorde dans la narration dans
largumentation des mots suranneacutes ou meacutetaphoriques ou trop nouveaux ni agrave arrondir deacuteleacutegantes
peacuteriodes dans la division et dans la partition1
Le travail concernant lrsquoeacutelocution devrait ainsi permettre drsquoarticuler correctement la
technique agrave lrsquoeffet preacutevu sur lrsquoauditoire On trouvera drsquoailleurs chez Hermogegravene de Tarse un
systegraveme permettant drsquoattribuer agrave une seacuterie de sept formes stylistiques2 la description speacutecifique de
chacun des moyens permettant drsquoatteindre cette forme meacutethode expression figure arrangement
des mots rythme etc3
Si lrsquoon srsquointeacuteresse agrave la figure de style ndash un eacuteleacutement agrave la fois typique et controverseacute de la
rheacutetorique ndash qui est donc lrsquoun de ces moyens il apparaicirct qursquoelle peut parfois ecirctre semblable pour
deux formes distinctes comme la laquo majesteacute raquo et la laquo pureteacute raquo4 Ce genre de situation soulegraveve en
reacutealiteacute un important problegraveme peut-on envisager au moins en droit que puisse exister une
correspondance terme agrave terme entre un affect preacutecis et la figure supposeacutee le repreacutesenter Quintilien
reacutecuse fermement une telle hypothegravese
je ne partage pas lopinion de ceux qui comptent autant de figures que daffections de lacircme non
quune affection ne soit une certaine qualiteacute de lacircme mais parce que toute figure proprement dite et
comme on doit lentendre nest point une simple expression de quelque chose que ce soit Ainsi
teacutemoigner de la colegravere du deacuteplaisir de la pitieacute de la crainte de la confiance du meacutepris ce nest point lagrave
user de figures non plus que dexhorter de menacer de prier dexcuser5
Non seulement lrsquoexpression de ces affects ne procegravede drsquoaucune figure mais une figure
nrsquoexprime rien Pour autant ceci ne retire rien agrave lrsquointeacuterecirct porteacute au deacuteveloppement de diverses
theacuteories des figures durant tout le XVIIe siegravecle degraves lors que la rheacutetorique musicale est avant tout une
pratique Les choix seront en revanche deacutetermineacutes en fonction de deux critegraveres principaux celui
de la finaliteacute des figures et le critegravere de la technique proprement musicale
E2 INFLUENCE DE LrsquoITALIE SUR LA POEacuteTIQUE MUSICALE GERMANIQUE
1 QUINTILIEN XI 1 sect 3 2 Clarteacute grandeur beauteacute vivaciteacute caractegravere sinceacuteriteacute habileteacute 3 Voire PERNOT 2000 p 216-218 4 Op cit p 218 5 QUINTILIEN IX 1 sect 4 p 319
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
159
La poeacutetique musicale allemande eacutevolue durant la seconde moitieacute du XVIIe siegravecle drsquoune
maniegravere tregraves nette 1 lrsquoinfluence de lrsquoItalie srsquoexerce fortement agrave travers lrsquoenseignement reccedilu par les
compositeurs comme Schuumltz aupregraves de Carissimi et les principes de la seconda prattica mis en œuvre
par Monteverdi font lrsquoobjet drsquoune veacuteritable theacuteorisation (que le compositeur lui-mecircme nrsquoeacutetait jamais
parvenu en deacutepit de ses annonces parvenu agrave reacutediger)2 Lrsquoorientation de la rheacutetorique musicale se
trouve notamment marqueacute par une accentuation du rocircle de lrsquoeacutelocution ainsi que par une
preacuteoccupation pour lrsquointerpreacutetation Crsquoest la recherche du pathos qui domine deacutesormais On observe
eacutegalement que cette nouvelle peacuteriode voit faiblir lrsquoinfluence proprement theacuteologique du
lutheacuteranisme ainsi lrsquoun des deux principaux acteurs de la poeacutetique musicale est un jeacutesuite installeacute
agrave Rome3 Lrsquoadvenue drsquoune rheacutetorique musicale qui suit lrsquoobjectif rechercheacute par Nucius ndash qursquoelle
deviennent une discipline agrave part entiegravere ndash semble ainsi la faire sortir du seul cadre de la propagation
de la foi la musique tend effectivement agrave devenir lrsquoobjet de cette discipline au lieu de nrsquoecirctre qursquoun
moyen pour une fin qui lui est exteacuterieure
E3 FINALITEacute DE LA FIGURE DE RHEacuteTORIQUE MUSICALE ndash KIRCHER
Athanasius Kircher (1601-1680) est ce que lrsquoon appelait alors un laquo polymathe raquo crsquoest-agrave-dire
un savant verseacute dans lrsquoeacutetude de nombreuses disciplines historien theacuteologien eacutegyptologue
geacuteographe astronome il se preacuteoccupe eacutegalement de matheacutematiques et de meacutedecine drsquoun cocircteacute il
adhegravere agrave une conception de la musique qui relegraveve du modegravele cosmologique meacutedieacuteval de lrsquoautre il
accorde un grand inteacuterecirct agrave lrsquoeacutetude des affects lequel est au centre de sa reacuteflexion musicale
La poeacutetique musicale est traiteacutee agrave deux reprises dans son Musurgia universalis4 Au livre VIII
dans un chapitre entiegraverement consacreacute agrave la rheacutetorique5 Kircher observe une similariteacute entre
musique et rheacutetorique et mentionne les trois parties concernant lrsquoeacutecriture du discours musical 6 il
distingue toutefois les deux arts car la musique exerce laquo une impression bien plus forte sur les
sentiments raquo7
1 Sans entrer ici dans un examen de la conjoncture historique il semble plus que vraisemblable que la trageacutedie de la Guerre de Trente ans ait eacutegalement joueacute un rocircle majeur dans cette rupture En teacutemoigne par exemple lrsquoabsence de publication drsquoouvrages entre 1624 et 1643 2 Voir SCHRADE 1981 p 193-194 3 laquo George Buelow a bien montreacute que la rheacutetorique musicale germanique est le fruit drsquoune eacutetrange hybridation des theacuteories meacutedieacutevales de la musique revues par les conceptions lutheacuteriennes et des innovations de la Renaissance et du Baroque italien () Kircher est le repreacutesentant le plus embleacutematique de cette curieuse synthegravese raquo LEGRAND 2002 p 186 4 Musurgia universalis sive Ars magna consoni et dissoni 1650 5 Livre VIII (Musurgia mirifica) chap 8 Musurgia rhetorica que lrsquoon pourrait traduire par rheacutetorique de la composition musicale raquo LEGRAND 2002 p 176 6 BARTEL 1997 p 108 7 laquo Musicum tanem maiorem in ijsdem permouendis impressionem obtinere raquo Citeacute par LEGRAND p 176
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
160
Crsquoest preacuteciseacutement la relation avec les affects qui caracteacuterise la deacutefinition que donne Kircher
de la figure de rheacutetorique musicale
Nos figures musicales sont et fonctionnent comme des deacutecorations des tropes et les diverses
sortes de discours de la rheacutetorique Car tout comme lrsquoorateur eacutemeut lrsquoauditeur par un habile agencement
de tropes ici pour faire rire lagrave pour tirer des larmes puis soudain pour susciter la pitieacute par moments
lrsquoindignation et la rage quelquefois lrsquoamour la pieacuteteacute et la droiture morale ou tout autres affects
contrasteacutes de mecircme la musique [eacutemeut lrsquoauditeur] par une combinaison habile de phrases et de passages
musicaux [] Il se trouve ainsi deux classes de figures reconnues en musique les figures principales et
minus principales1
Kircher reprend ici directement la distinction proposeacutee par Nucius et fournit une liste de
figures provenant directement de Thuringus2 Mais on observe avant tout que sa deacutefinition de la
figure est orienteacutee sur sa capaciteacute agrave susciter tel ou tel affect preacutecis Or au livre VIII de la Musurgia
universalis Kircher fournit une autre classification consacreacutee aux figures expressives (figurae minus
principales) deacutelaissant celles qui relegravevent de la syntaxe musicale Avec lui la raison drsquoecirctre des figures
devient veacuteritablement lrsquoexpression des affects
Certaines figures reposent sur lrsquoimitation des sons (ou de lrsquoabsence de son) pausa ou silence
et notamment le stenasmos (soupir ou sanglot) symplokegrave ou complexus (laquo les voix semblent respirer
comme une seule raquo pour laquo exprimer la ruse raquo) homoiosis ou expression fortement imitative dune
action abruptio figurant dans la conclusion dune action3 Drsquoautres figures relegraveveraient plutocirct des
tropes de la rheacutetorique
Agrave linverse lanabasis la catabasis et la cyclosis imitent des ideacutees ou des actions de faccedilon
neacutecessairement plus meacutetaphorique dans un systegraveme fondeacute sur une eacutequivalence conventionnelle entre
laigu et le haut le grave et le bas4
La deacutemarche de Kircher se rapproche drsquoailleurs quelque peu du modegravele de la Rheacutetorique
drsquoAristote au livre VIII de la Musurgia universalis en effet Kircher propose une classification des
affects en trois cateacutegories principales (joyeux pieux ndash ou silencieux ndash et triste) dont les autres sont
issus5 Chacun des modes (toni) eccleacutesiastiques est en outre associeacute agrave un affect
1 Musurgia universalis Livre 5 chap 19 Citeacute par BARTEL 1997 p 107 2 BARTEL 1997 p 107 3 Voir LEGRAND 2002 p 182 4 Ibid 5 KIRCHER Musurgia universalis Livre VIII chap 8 sect2 Voir BARTEL 1997 p 108-109
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
161
Les tropes ne sont pour nous que des peacuteriodes preacutecises dune meacutelodie accentueacutee connotant
un sentiment particulier de lacircme Les mettant en rapport avec la diversiteacute des douze tons nous en
posons douze aussi1
Mais on remarquera eacutegalement que Kircher retrouve lrsquoargumentation issue de Mei et Galilei
vantant les meacuterites du stylus recitativus et faisant agrave plusieurs reprise lrsquoeacuteloge de Carissimi Le
rapprochement entre rheacutetorique et musique est en effet selon lui favoriseacute par la monodie Le pathos
musical trouve ici toute sa place comme dans le Jephte de Carissimi ou au moyen drsquoun changement
de mode laquo le compositeur a su traduire le brusque passage de la joie agrave la douleur raquo 2 ou quand il
emploie le stile concitato pour restituer lrsquoardeur guerriegravere3
La rheacutetorique musicale deacutefendue par Kircher est fondamentalement tourneacutee vers le pathos
crsquoest-agrave-dire vers lrsquoauditoire teacutemoignant en cela de lrsquoinfluence italienne on remarquera toutefois
que le logos musical demeure preacutesent puisque dans le livre V la Musurgia universalis reprend agrave
scrupuleusement agrave son compte la Figurenlehre leacutegueacutee par Nucius et Thuringus Cette double
orientation nrsquoest pas sans conseacutequences parfois sur la coheacuterence du propos de Kircher4 Ce
dernier toutefois imprime agrave la poeacutetique musicale un caractegravere nouveau issu de lrsquointeacutegration du
style italien Ce caractegravere se trouvera exposeacute drsquoune maniegravere moins purement theacuteorique chez
Christoph Bernhard
E4 NATURE DE LA FIGURE DE RHEacuteTORIQUE MUSICALE ndash BERNHARD
Lrsquoinfluence italienne sur Christoph Bernhard (1628-1692) tient agrave lrsquoenseignement qursquoil reccedilut
agrave la cour de Dresde par Heinrich Schuumltz lequel eacutetait alleacute eacutetudier agrave Venise aupregraves de Giovanni
Gabrieli (dont lrsquoinfluence avait rapidement marqueacute son œuvre) et avait rencontreacute Monteverdi5
Bernhard connaicirct bien la musique italienne (Monteverdi Scacchi) srsquoeacutetant rendu lui-mecircme agrave deux
reprises en Italie durant les anneacutees 1650 il aurait eacutegalement eacutetudieacute aupregraves de Carissimi
La Figurenlehre de Bernhard est exposeacutee dans son Tractatus compositionis augmentatus publieacute
aux alentours de 1660 Si lrsquoobjectif des figures musicales est sensiblement le mecircme que celui que
1 LEGRAND 2002 p 178 2 Op cit p 176 3 Op cit p 185 4 BARTEL 1997 p 110 5 ARNOLD 1983 t II p 670 SCHRADE 1981 p 195
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
162
preacuteconisait Kircher le concept de figure qursquoil expose se deacutefinit avant tout en termes techniques
puisqursquoelle est
une certaine maniegravere drsquoemployer les dissonances les rendant non seulement inoffensives mais
plutocirct tregraves agreacuteables reacuteveacutelant au grand jour les capaciteacutes du compositeur1
Cette maniegravere de deacutefinir la figure agrave partir drsquoun critegravere objectif vise avant tout agrave fonder la
leacutegitimiteacute de lrsquousage des dissonances face agrave des critiques telles qursquoelles avaient eacuteteacute eacutemises par Artusi
Agrave sa maniegravere cette deacutefinition reprend aussi celle de lrsquoeacutecart singularisant la figure par rapport au
reste du discours
Lrsquoouvrage (assez bref) de Bernhard suit drsquoailleurs un plan construit sur une base purement
musicale apregraves trois chapitres de preacutesentation des regravegles du contrepoint traditionnel (qui
deacutetermine drsquoailleurs lrsquoutilisation des figures) vient lrsquoeacutetude des consonances (chap 4 agrave 13) celle des
dissonances et des divers styles (chap 14 agrave 43) suit lrsquoexamen des modes et des diverses
laquo affections raquo qursquoils peuvent subir (chap 44 agrave 56) lrsquoouvrage srsquoachegraveve par lrsquoeacutetude de la fugue (chap
57 agrave 63) et du contrepoint double et quadruple (chap 64 agrave 70) La preacutesentation des trois styles de
discours musical selon Bernhard est bel et bien donneacutee dans le cadre mecircme de la dissonance
Bernhard distingue deux genres de contrepoint aequalis (simple) et inaequalis (fleuri)2 ainsi
que deux styles principaux gravis (apparenteacute au stilo antico ou agrave la prima prattica) et luxurians (stilo
moderno ou seconda prattica) ce dernier se divise lui-mecircme en stylus luxurians communis (ie commun
au chant agrave lrsquoeacuteglise agrave la musique de table ou agrave la sonate) et luxurians theatralis3 Le stylus gravis se
caracteacuterise par un faible usage des dissonances donc des figures au contraire le stylus luxurians en
utilise beaucoup
Contrapunctus luxurians qui consiste en partie plutocirct en des notes rapides et des sauts eacutetranges
ce qui le rend bien adapteacute agrave eacutemouvoir les affects et drsquoun plus grand nombre de traitements par la
dissonance (ou de beaucoup de figures meacutelopoeacutetiques [Figuris Melopoeticis] que drsquoautres nomment
licences) que le [style] preacuteceacutedant Ses meacutelodies srsquoaccordent autant qursquoil est possible avec le texte agrave la
diffeacuterence du genre preacuteceacutedant4
1 laquo Figuram nenne ich eine gewiszlige Art die Dissonantzen zu gebrauchen daszlig dieselben nicht allein wiederlich sondern vielmehr annehmlich werden und des Componisten Kunst an den Tag legen raquo BERNHARD chap 16 sect 3 2 Op cit chap 3 sect 2-4 3 Op cit chap 3 sect 8-10 4 Op cit chap 3 sect 9
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
163
Bernhard reprend agrave son compte le propos de Monteverdi concernant la relation entre les
deux styles plutocirct que drsquoinsister sur leurs diffeacuterences il en souligne au contraire les liens1 On aura
toutefois pris soin de noter que ce sont bien trois styles qui sont examineacutes successivement dans le
Tractatus en outre la coheacuterence du modegravele proposeacute par Bernhard se retrouve dans le fait
remarquable que ce sont les figures qui deacutefinissent lrsquoexistence drsquoun style donneacute Quatre figures (et
donc seulement quatre types de dissonances) seulement interviennent en effet dans le stylus gravis
srsquoajoutent agrave ces derniegraveres quinze autres dans le stylus luxurians communis et huit figures
suppleacutementaires dans le stylus luxurians theatralis
Bernhard ne reprend pas agrave son compte la division des figures entre principales et minus
principales bien que lrsquoon puisse trouver une certaine similariteacute dans sa theacuteorie Il distingue en effet
entre figurae fundamentales et figurae superficiales (les secondes eacutetant non pas laquo superficielles raquo mais
faites sur ndash super facere ndash les premiegraveres) Les figurae fundamentales sont deacutefinie comme eacutetant celles
que lrsquoon doit trouver dans la composition fondamentale que ce soit dans le style ancien mais
non moins dans les styles utiliseacutes aujourdrsquohui Il en existe deux de cette sorte ligatura et transitus2
Le transitus deacutesigne tout agrave la fois nos actuelles notes de passages et broderies la ligatura (ou
syncopatio) srsquoapparentant au retard Nous sommes donc plus ou moins en preacutesence drsquoune cateacutegorie
de figures voisine de nos laquo notes eacutetrangegraveres raquo dans lrsquoharmonie tonale ce qui rapproche les figurae
fundamentales des figurae principales de Nucius Deux autres figures (superficiales) apparaissent dans le
style gravis quasi-transitus et quasi-syncopatio (qui srsquoapparente agrave lrsquoappogiature)
Dans le stylus luxurians communis srsquoajoutent donc superjectio anticipatio notae (anticipation)
subsumtio variatio multiplicatio prolongatio syncopatio catachresita passus duriusculus (voisine de la pathopoeia
de Burmeister laquo apte agrave engendrer les passion raquo) mutatio toni (changement de mode) inchoatio
imperfecta longinqua distantia consonantiae impropriae quaesitio notae cadentia duriuscula (laquo cadence un peu
dure raquo)3
Enfin le stylus luxurians theatralis ajoute extensio ellipsis (abandon drsquoune consonance
normalement attendue apregraves une dissonance) mora abruptio (introduction drsquoun silence laquo abrupt raquo)
transitus inversus heterolepsis (laquo saut dans une autre voix raquo) tertia deficiens imitatio (laquo des styles des grands
musiciens dans un but peacutedagogique raquo)4
1 BARTEL 1997 p 113-114 2 Drsquoapregraves HILSE 1973 Voir BARTEL 1997 p 173 3 BERNHARD chap 21-34 Les commentaires sont emprunteacutes agrave Denis Morrier MORRIER 2015 p 131-138 4 Op cit chap 35-43 MORRIER 2015 p 138-141
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
164
Bernhard cite pour chacun des styles qursquoil a deacutefini ainsi agrave partir des figures qui sont
employeacutees des exemples de compositeurs qui en sont repreacutesentatifs Palestrina Willaert ou
Josquin pour le stylus gravis Carissimi Scacchi ou Schuumltz pour le luxurians communis Monteverdi
pour le luxurians theatralis Marco Scacchi (ca 1600-1662) est drsquoailleurs lrsquoinspirateur de la tripartition
proposeacutee dans le Tractatus preacutesenteacutee chez lui selon les styles ecclesiasticus cubicularis et theatralis1
La reacuteactualisation de la Figurenlehre agrave laquelle procegravede Bernard fait finalement eacutecho agrave la
promotion du stile recitativo par Kircher elle est proposeacutee dans un souci de continuiteacute entre
lrsquoheacuteritage de la Renaissance et les innovations ulteacuterieures
CONCLUSION
Durant la phase de maturation que lrsquoon peut associer au XVIIe siegravecle pour la poeacutetique
musicale la composante majeure qui est deacuteveloppeacutee est lrsquoeacutelocution Au cœur de cette derniegravere se
trouve la theacuteorie des figures que lrsquoon pourrait drsquoailleurs avec plus de justesse eacutevoquer en parlant des
theacuteories des figures dans la mesure ougrave il en existe presque autant que de theacuteoriciens On observe
que ce deacuteveloppement de la rheacutetorique musicale conccediloit bien lrsquoeacutelaboration drsquoun discours selon les
trois instances oratoires (a) celle du logos de la construction rationnelle (rocircle des figurae principales)
avec lrsquoeacutelaboration meneacutee par Nucius et Thuringus agrave la suite de Burmeister (b) lrsquoethos agrave travers
lrsquoeacutetude des proprieacuteteacutes affectives des modes que lrsquoon retrouve partout (c) lrsquoinstance du pathos enfin
omnipreacutesente chez Kircher et Bernhard Avec ce dernier drsquoailleurs lrsquoeacutelocution musicale preacutesente
un degreacute de coheacuterence et de finesse remarquable puisque le style devient la stricte conseacutequence
drsquoun choix de figures deacutenombreacute de maniegravere exhaustive
En outre la Figurenlehre ne se reacuteduit nullement agrave un simple objet de speacuteculation En effet
la conception de la rheacutetorique musicale qui a pris son essor en Allemagne nrsquoest en rien une vue de
lrsquoesprit en teacutemoigne la dissertation reacutedigeacutee en 1664 par un eacutetudiant Elias Walther exposant
lrsquoanalyse drsquoun motet de Lassus2 au moyen des figures proposeacutees par Burmeister3
1 SCACCHI Marco Cribrum musicum ad triticum Siferticum seu Examinatio succinta psalmorum Venetiis Alessandro Vincenti 1643 Voir BARTEL 1997 p 116 2 Lassus In me transierunt 3 Voir BARTEL 1997 p 111
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
165
CHAPITRE 6 ndash LA POEacuteTIQUE MUSICALE DU BAROQUE TARDIF
INTRODUCTION
La derniegravere peacuteriode de la poeacutetique musicale germanique dans le deacutecoupage que nous avons
proposeacute correspond agrave peu pregraves agrave ce que lrsquoon nomme en musicologie le Baroque tardif crsquoest-agrave-
dire la premiegravere moitieacute du XVIIIe siegravecle1 Il devient difficile de rattacher la poeacutetique musicale aussi
eacutetroitement qursquoagrave ses deacutebuts aux exigences de lrsquooffice religieux mecircme si la musique sacreacutee vocale
(cantate et oratorio) ou pour lrsquoorgue reacutepond tregraves nettement aux critegraveres de la rheacutetorique2 Le
deacuteveloppement de la Figurenlehre notamment ainsi que lrsquoinfluence de la philosophie dont lrsquoeacutetude
des passions pour elles-mecircmes (et non plus simplement du point de vue pratique) conduit la
rheacutetorique musicale agrave devenir de plus en plus indeacutependante de la vocation religieuse qui lui eacutetait
initialement associeacutee Elle atteint ainsi une maturiteacute une pleacutenitude qui se manifestera dans un traiteacute
1 On peut renvoyer ici agrave la peacuteriodisation de la musique baroque proposeacutee initialement par Manfred Bukofzer (BUKOFZER 1982)
ainsi qursquoun commentaire de Marion Lafouge laquo Malgreacute un germanocentrisme certain qui conduit par exemple agrave minimiser les
origines italiennes de lrsquoopeacutera et plus geacuteneacuteralement lrsquoinfluence du style italien dans le deacuteveloppement du baroque musical la
peacuteriodisation proposeacutee par Bukofzer preacutevaut encore aujourdrsquohui y compris dans sa subdivision en trois phases lrsquoearly-baroque de
1580 agrave 1630 qui marque la disjonction avec la musique de la Renaissante le middle-baroque de 1630 agrave 1680 et le late-baroque qui tend
agrave se confondre avec le style rococo raquo (LAFOUGE 2010 p 12) 2 Voir agrave titre drsquoexemple lrsquoanalyse proposeacutee par P-A Clerc concernant le Praeludium en sol mineur BuxWv (manualiter) de Buxtehude les styles tonaliteacutes ainsi que diverses figures y sont indiqueacutes et commenteacutes en fonction de la disposition de lrsquoœuvre CLERC 2001 p 30-34
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
168
qui en repreacutesente en quelque sorte le couronnement le Vollkommene Capelmeister de Mattheson
Pour autant la poeacutetique musicale allemande ne se reacutesume pas agrave ce seul ouvrage
A UNE GRANDE DIVERSITEacute DANS LES APPROCHES
Il est difficile de mettre en avant telle ou telle caracteacuteristique de la poeacutetique musicale agrave partir
de la fin du XVIIe siegravecle qui permettrait de la deacutecrire sommairement Cela ne signifie pas qursquoil nrsquoy
ait aucune continuiteacute les influences de Kircher et Bernhard se retrouvent chez plusieurs
theacuteoriciens de mecircme que la reacuteflexion concernant le traitement du discours musical Mais crsquoest sans
doute lrsquoeacuteparpillement des centres drsquointeacuterecircts ou des maniegraveres de concevoir la rheacutetorique musicale
qui frappe le plus lorsque lrsquoon examine ce que proposent les divers auteurs Et ceci tant en ce qui
concerne le sens que lrsquoon doit accorder agrave lrsquoideacutee de laquo discours raquo musical et lrsquoaccent qursquoil convient de
mettre sur lrsquoune ou lrsquoautre de parties de la rheacutetorique (non plus seulement lrsquoeacutelocution mais aussi
lrsquoaction et bientocirct lrsquoinvention) que lrsquoeacuteleacutement strictement musical sur lequel faire reposer la capaciteacute
agrave exprimer des affects (modes meacutelodie ou rythme)
A1 PREacutePONDEacuteRANCE DU DISCOURS MUSICAL
A11 Lrsquoheacuteritage de Bernhard
Lrsquoeacutetude de la figure deacutefinie en tant que dissonance par Bernhard trouve un eacutecho durable
Crsquoest agrave partir de lrsquoanalyse des figurae superficiales que Johann Baptist Samber (1654-1717) deacutecrit en
effet la dissonance1 Le concept de figure de rheacutetorique musicale selon Bernhard semble aussi se
retrouver dans la theacuteorie de Johann Gottfried Walher (1684-1748) bien que ce dernier se soit reacutefeacutereacute
agrave Calvisius dans son analyse de la dissonance et que ses connaissances proviennent drsquoautres
auteurs2 David Heinichen (1683-1729) perpeacutetue eacutegalement lrsquoheacuteritage de Burmeister et Bernhard
La Figurenlehre demeure donc une question importante mais se voit traiteacutee de maniegraveres tregraves
diverses Ainsi Mauritius Johann Vogt (1669-1730) distingue-t-il figurae simplices et figurae ideales les
premiegraveres sont de simples ornements les secondes fonctionnant en relation eacutetroite avec le texte et
les affects
1 Enseignant et organiste agrave la catheacutedrale de Salzbourg JB Samber avait eacuteteacute lrsquoeacutelegraveve de Georg Muffat 2 Comme Werckmeister Fludd ou Kircher
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
169
A12 Delectare musicien et cuisinier
Le discours nrsquoest toutefois plus seulement envisageacute de maniegravere presque exclusive du point
de vue de lrsquoeacutecriture du discours (crsquoest-agrave-dire agrave partir des trois premiegraveres parties de la rheacutetorique)
mais aussi de son exeacutecution (lrsquoaction) Le rocircle de lrsquoexeacutecutant est ainsi lrsquoune des preacuteoccupations
principales de Wolfgang Caspar Printz (1641-1717) qui compare son activiteacute agrave la cuisine
Pourquoi le musicien (Musicant) soucieux qursquoil est de deacutelecter lrsquooreille ne devrait-il pas lui-aussi
mobiliser autant drsquoefforts que le cuisinier ou le peintre dans la recherche de toutes les variations afin de
justifier sa vocation Apregraves tout la musique elle-mecircme se reacutesume agrave des variations de son et tout ce qui
est reacutepeacuteteacutes sans modification est ennui plutocirct que plaisir de lrsquooreille1
A13 La rheacutetorique avant tout
Agrave lrsquoopposeacute certains accordent toujours agrave lrsquoideacutee de discours le rocircle central Retrouvant en
apparence la deacutemarche initiale de Burmeister pour la pousser agrave lrsquoextrecircme Johann Georg Ahle
(1651-1706) propose une theacuteorie des figures tout agrave fait unique puisqursquoelle est la seule agrave avoir
assimileacute toutes les figures de rheacutetorique existantes2
Le concept de figure chez Ahle ne prend pas pour point de deacutepart un eacuteleacutement musical
auquel la rheacutetorique viendrait donner sa terminologie (Burmeister) ou son sens (Nucius) mais bien
la rheacutetorique elle-mecircme (y compris celles qui sont purement litteacuteraires) laquelle sera appeleacutee agrave
trouver sa traduction dans la musique
Tout comme les orateurs ou les poegravetes un grand nombre de figures de rheacutetorique bien des
meacutelopoegravetes y ont recours dans leur discours musical3
A2 PREMIERS TRAITEacuteS ENCYCLOPEacuteDIQUES
Une tout autre maniegravere de contribuer agrave la poeacutetique musicale se traduit par la publication
drsquoun des premiers dictionnaires de musique avec le Lexicon de Johann Gottfried Walther4
1 PRINTZ Wolfgang Caspar Phrynis Mytilenaeus part 2 chap 8 sect 3 45 Citeacute par BARTEL 1997 p 120 2 La theacuteorie de Ahle est exposeacutee dans le laquo Sommer-Gespraumlche raquo deuxiegraveme des quatre volumes composant son Johan Georg Ahlens musikalisches Gespraumlche (1695ndash1701) Ahle organiste agrave Mulhausen fut le preacutedeacutecesseur agrave ce poste de JS Bach Compositeur de musique sacreacutee drsquoœuvres chorales et des chansons (ses œuvres sont pour la plupart perdues) 3 Voir BARTEL 1997 p 123 4 Walther Johann Gottfried Musicalisches Lexicon oder Musicalische Bibliothek 1732
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
170
Cousin et ami de JS Bach ami de Werckmeister il eacutetait organiste theacuteoricien et
compositeur son Lexicon compile avant tout les traiteacutes de poeacutetique musicale du XVIIe siegravecle mais
rapporte aussi les theacuteories plus reacutecentes Conccedilu sur le modegravele du Dictionnaire de musique de Brossard1
il combine les points de vue terminologiques et historiques
Lrsquoouvrage de JG Walther teacutemoigne drsquoune tradition qui va se deacutevelopper au cours du XVIIIe
siegravecle celles de peacutedagogues produisant des traiteacutes agrave caractegravere encyclopeacutediques Mattheson en est
sans doute le repreacutesentant le plus ceacutelegravebre Mais on peut eacutegalement citer la veacuteritable encyclopeacutedie
musicale que constitue lrsquoAnleitung zu der musikalischen Gelahrtheit (1758) de Jacob Adlung (1699-
1762) ou la personnaliteacute influente du peacutedagogue Lorenz Christoph Mizler von Kolof (1711-1778)
cherchant agrave fonder la musique sur des bases matheacutematiques et philosophiques2
A3 LE DEacuteCLIN DES MODES
La diversiteacute des orientations de la poeacutetique musicale apparaicirct aussi quand on examine le
sujet en fonction du mateacuteriel musical lui-mecircme Selon les auteurs lrsquoaccent nrsquoest pas mis sur le mecircme
aspect mais au-delagrave on observe que certains tendent agrave voir leur rocircle srsquoaccroicirctre et drsquoautres perdre
en visibiliteacute
Les modes musicaux entrent dans cette seconde cateacutegorie On ne peut aller jusqursquoagrave dire
qursquoils sont purement et simplement absents des traiteacutes puisque M J Vogt consacre toute une partie
de son Conclave thesauri magnae artis musicae (1719) au plain-chant et aux modes eccleacutesiastiques
Toutefois comme cela va apparaicirctre chez Mattheson lrsquoassurance drsquoun lien solide entre un mode
donneacute et un affect qui lui serait associeacute nrsquoest plus vraiment de mise ce en raison de lrsquoeacutevolution
geacuteneacuterale des mentaliteacutes
De plus en plus crsquoest la nature du compositeur et du public au lieu de la science de la musique
qui deviennent le facteur deacuteterminant de lrsquoexpression musicale des affects3
Cette tendance se manifeste clairement chez Tomaacuteš Baltazar Janovka (1699-1741) Ayant
reccedilu une eacuteducation jeacutesuite comme Kircher empruntant agrave ce dernier sa terminologie il insiste tout
autant que lui sur lrsquoimportance des figures pour lrsquoexpression des affects4 En revanche il ne partage
pas lrsquoideacutee drsquoun rocircle similaire que pourraient jouer les modes eccleacutesiastiques
1 Brossard Seacutebastien de Dictionnaire de musique contenant une explication des termes grecs latins italiens et franccedilois 1703 2 ABROMONT 2004 p 447 451 3 BARTEL 1997 p 46 4 Op cit p 125
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
171
On remarquera que cette eacutevolution se deacuteroule au moment ougrave devient centrale la question
des tempeacuteraments ndash et agrave ougrave srsquoaffirme la tonaliteacute Significativement drsquoailleurs lrsquoideacutee apparaicirctra que
lrsquoon puisse transfeacuterer le tregraves confus laquo ethos de modes raquo vers les tempeacuteraments comme le propose
Johann Georg Neidhardt (1685-1739) qui laquo recommande que ceux-ci [les tempeacuteraments] soient
diffeacuterents pour le village la ville la grande ville et la cour raquo1
Pour Janovka en revanche les figures de rheacutetoriques musicales jouent bien un rocircle
deacuteterminant dans lrsquoexpression et le deacuteclenchement des affects
les figures musicales sont des passages musicaux speacuteciaux par lesquels des affects speacutecifiques
de lrsquoacircme se trouvent manifesteacutees par exemple amour joie feacuterociteacute violence digniteacute modestie
modeacuteration pieacuteteacute compassion etc2
A4 LA MEacuteLODIE
Si les modes perdent de leur pertinence comme moyen drsquoexprimer les affects la meacutelodie
confirme en revanche sa place On peut voir dans cet eacutetat de fait le reacutesultat de lrsquoinfluence italienne
et notamment du stilo recitativo inteacutegreacute agrave la poeacutetique musicale par Kircher et Bernhard Lrsquoun des
theacuteoriciens qui en perpeacutetuent le plus nettement la Figurenlehre M J Vogt srsquoeacutetait drsquoailleurs lui aussi
rendu en Italie pour y eacutetudier la musique
Si sa theacuteorie des figures rappelle les preacuteceacutedentes elle est toutefois speacutecifique agrave son auteur
la cateacutegorisation des figures ne recouvrant pas celle traditionnelle entre principales et minus
principales en deacutepit drsquoune similariteacute apparente
Les figurae simplices crsquoest-agrave-dire les ornements suivent une terminologie eacutetablie
majoritairement en langue italienne groppo harpegiatura mezocirolo trilla etc Elles peuvent ecirctre
combineacutees dans un proceacutedeacute de phantasia afin de creacuteer des figurae compositae3
Les figurae ideales correspondent agrave ce que lrsquoon attend de figures de rheacutetorique musicale elles
suivent une eacutetymologie grecque emphasis metabasis apotomia etc4
Vogt reacuteduit le concept de figure de rheacutetorique musicale agrave deux drsquoentre elles lrsquohypotypose
et la prosopopeacutee Cette derniegravere est synonyme de la pathopoeia deacutesignant de faccedilon geacuteneacuterale depuis
Burmeister un passage musical cherchant agrave susciter un affect Lrsquohypotypose est la repreacutesentation
1 ABROMONT 2004 p 444 2 JANOVKA Tomaacuteš Baltazar Clavis ad thesaurum 46f Citeacute par BARTEL 1997 p 126 3 BARTEL 1997 p 128 4 Op cit p 128-129
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
172
directe vivante de lrsquoideacutee issue du texte Aussi les concepts drsquoideacutee (celle qui deacutetermine les figurae
ideales) drsquohypotypose et de prosopopeacutee se trouvent quasiment indissociables
Ceci est soutenu ulteacuterieurement par la deacutefinition de Vogt drsquoidea musica comme eacutetant laquo la
repreacutesentation musicale drsquoune chose Lrsquoideacutee [idea] est agrave proprement parler ce qui est deacutepeint agrave travers les
figures de lrsquohypotypose raquo
Mais crsquoest aussi la meacutelodie en elle-mecircme qui deacutetermine les affects et notamment le periodus
(peacuteriode ou passage) Certaines figures en effet peuvent ecirctre employeacutees au deacutebut drsquoune peacuteriode
(ad arsin) comme lrsquoantitheton ou le schematoides drsquoautres interviennent agrave la fin (ad thesin) comme
lrsquoanaphora
La theacuteorie de Vogt exercera son influence sur ses successeurs notamment J G Walther
(qui reprend une partie de sa terminologie dans le Lexicon) et plus tardivement Meirad Spiess
Quant agrave lrsquoimportance de la meacutelodie (plus preacuteciseacutement de la monodie) et agrave lrsquointeacuterecirct que lui portent
les theacuteoriciens elle apparaicirct eacutegalement dans la theacuteorie eacutelaboreacutee par W C Printz elle est inseacuteparable
de lrsquoattention porteacutee aux questions de rythme
A5 LE RYTHME
Cantor compositeur historien W C Printz preacutefigure un peu le theacuteoricien encyclopeacutediste
tel que J G Walther en donnera plus tard lrsquoexemple On lui attribue vingt-six traiteacutes parmi lesquels
un Compendium musicae1 ainsi que le Phrynis Mitilenaeus2 Printz aborde de nombreuses et tregraves diverses
questions techniques (intervalles megravetres affects accordage tempeacuterament transposition basse
continue etc) et reacutedige une histoire allemande de la musique il srsquointeacuteresse eacutegalement agrave la musique
populaire rurale3
Crsquoest toutefois sa theacuteorie du rythme qui le singularise Printz souhaite en effet remplacer
lrsquoancien tactus (division en poseacute et leveacute ndash abaissement puis eacuteleacutevation de la main) Mais au-delagrave des
questions de rythmes consideacutereacutes en eux-mecircmes ce sont les figures de rheacutetoriques musicales qui
sont deacutetermineacutees selon des critegraveres rythmiques ou plus largement dynamiques (Vogt parle plus de
laquo variations raquo que de figures) La division premiegravere des figures distingue les figures de silences
1 Printz Wolfgang Caspar Compendium musicae in quo explicantur omnia ea quae ad oden arificiose componendam requiruntur 1668 2 Printz Wolfgang Caspar Phrynis Mitilenaeus oder Satytischer Componist (1676-1679) 3 ABROMONT 2001 p 434
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
173
(pauses) des figures sonores ces derniegraveres eacutetant elles-mecircmes subdiviseacutees ndash un peu comme chez
Vogt ndash en figures simples et figures composeacutees La classification se poursuit les figures (sonores)
simples constituant une classe (figures de marche stationnaires de saut mixtes etc) les figures
composeacutees en formant une autre (figure de course de sur-place mixtes) Enfin chaque espegravece de
figure ainsi deacutesigneacutee comporte un certain nombre de figures particuliegraveres par exemple les figures
(sonores et composeacutees) de course sont les suivantes circulo tirata bombilans (trilles) passagio1
Nous pouvons ajouter ici deux remarques lrsquoaspect rythmique ndash ou dynamique ndash de la
theacuteorie de Printz lrsquooriente vers la monodie les ornements que sont les figures chez Printz sont
consideacutereacutes pour eux-mecircmes2
Agrave travers la conception deacuteveloppeacutee ici on peut voir une marque suppleacutementaire de
lrsquoinfluence italienne sur la musique allemande et plus preacuteciseacutement sur la maniegravere de penser la
composition Les questions de rythmes eacutetaient certes preacutesentes dans certains traiteacutes du XVIe siegravecle
(comme chez Dressler) Leur importance eacutetait toutefois sans commune mesure Ce changement se
reacutevegravelera pleinement dans la poeacutetique musicale au sein de la theacuteorie deacuteveloppeacutee par Mattheson
B JOHANN MATTHESON
Pregraves drsquoun siegravecle et demi seacutepare les textes de Burmeister de la publication en 1739 du
volumineux traiteacute intituleacute Der vollkommene Cappelmesiter3 (484 pages dans lrsquoeacutedition drsquoorigine) Son
auteur Johann Mathesson (1681-1764) theacuteoricien et compositeur eacutetait lrsquoami de Haendel et
Telemann Directeur de la musique de la catheacutedrale de Hambourg de 1715 agrave 1728 la surditeacute lrsquoavait
conduit par la suite agrave se concentrer sur la reacutedaction de ses traiteacutes Il produisit notamment une
traduction de la poleacutemique ayant opposeacute Raguenet et Le Cerf de la Vieacuteville
1 Voir BARTEL 1997 p 120 2 laquo Printz deacutefinit tous ses ornements en tant qursquoornements meacutelodiques tout-agrave-fait indeacutependants de leurs implications harmoniques ou de leurs capaciteacutes expressives Ses exemples sont sans exception monodiques raquo2 BARTEL 1997 p 121 3 Der vollkommene Cappelmesiter Das ist Gruumlndliche Anzeige aller derjenigen Sachen die einer wissen koumlnnen und vollkommen inne haben muszlig der einer Capelle mit Ehren und Nutzen vorstehen will Hamburg Verlegts Christian Herold 1739 (laquo Le Musicien accompli ou Instructions essentielles dans toutes les matiegraveres que doit connaicirctre posseacuteder et maicirctriser celui qui entend preacutesider dignement et efficacement aux destineacutees drsquoun orchestre raquo) Voir MATTHESON 1999 et MATHESON 2002 Les citations de ce texte de Mattheson que nous avons traduites seront indiqueacutees par lrsquoabreacuteviation laquo VC raquo suivie des mentions de livre chapitre et paragraphe
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
174
Dressler avait contribueacute agrave la mise en place drsquoune musique conccedilue en relation eacutetroite avec
les mots eacutebauchant seulement la dimension propre agrave lrsquoeacuteveil des eacutemotions au moyen de la musique
Burmeister quant agrave lui avait radicaliseacute la laquo rheacutetorisation raquo de la musique ainsi eacutebaucheacutee calquant
sa meacutethode sur celle des orateurs de lrsquoAntiquiteacute dans cet esprit ndash et en prenant comme reacutefeacuterence
les œuvres de Lassus ndash il srsquoeacutetait efforceacute de rendre compte des moyens permettant drsquoeacutemouvoir
lrsquoauditeur portant lrsquoessentiel de son analyse sur lrsquoornementation et plus preacuteciseacutement sur la
description des figures musicales Si lrsquoon adopte une tripartition qui est parfois utiliseacutee pour eacutevoquer
la musique baroque1 ces deux theacuteoriciens appartiennent alors au laquo premier baroque raquo
B1 DER VOLLKOMMENE CAPELMEISTER
Nous effectuons ici par conseacutequent un saut pour examiner un des ouvrages theacuteoriques les
plus marquants du laquo baroque tardif raquo En ce qui concerne le deacuteveloppement de la rheacutetorique
musicale on peut consideacuterer Der vollkommene Capelmeister comme un veacuteritable aboutissement
Mattheson pousse encore plus loin que Burmeister lrsquoassimilation de la musique agrave la rheacutetorique et
lrsquoexpression laquo poeacutetique musicale raquo prend avec lui une signification et une valeur remarquables
Ecirctre neacute agrave lrsquoart de la poeacutesie est tout-agrave-fait essentiel pour le poegravete il en va de mecircme pour le
meacutelopoegravete [Melopoet] degraves lors qursquoil ne lui faudra pas seulement donner au monde une certaine nature
inneacutee afin drsquoeacutecrire sa meacutelodie mais qursquoil devra pour lrsquoessentiel ecirctre exerceacute dans ces aspects de la
philosophie sans lesquels on ne peut ecirctre ni un poegravete du son ni un juge des autres poegravetes Quand je parle
drsquoun poegravete je parle de quelque chose de plus que drsquoun grand philosophe de quelque chose de plus qursquoun
moraliste de quelque chose de plus qursquoun savant logicien de quelque chose de plus qursquoun
matheacutematicien etc2
Le Traiteacute de Mattheson est aussi un teacutemoignage de lrsquoultime stade de cette conception
rheacutetorique de la musique (mecircme si drsquoautres traiteacutes seront encore publieacutes comme ceux de Quantz
ou de Forkel) Il nous donne agrave voir en ce sens agrave bien des eacutegards un eacutetat laquo acheveacute raquo de cette penseacutee
musicale
Der vollkommene Cappelmeister est structureacute en trois grandes sections la premiegravere est
consacreacutee agrave ce que lrsquoon pourrait nommer une laquo musicologie raquo (science histoire de la musique etc)
la seconde eacutetudie la meacutelodie et la troisiegraveme concerne le contrepoint (que lrsquoauteur preacutefegravere nommer
1 Agrave savoir scheacutematiquement un premier baroque (1600-1650) un baroque central (1650-1700) et un baroque tardif (1700-1750) 2 VC II Chap 2 sect 8
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
175
symphoniurgie ou encore laquo composition pleinement ajusteacutee raquo)1 Dans cet ouvrage toutes les parties
de la rheacutetorique telles qursquoexposeacutees dans les Institutions oratoires de Quintilien sont deacutesormais prises
en consideacuteration et sont traiteacutees en termes musicaux2 Toutefois autant lrsquoeacutetude de lrsquoinvention ou
celle de la disposition donnent lieu agrave un deacuteveloppement autrement plus pousseacute que ce que lrsquoon
trouvait auparavant autant celle des figures de rheacutetorique dans le cadre de lrsquoeacutelucution semble
reacuteduite agrave la portion congrue3 en regard de la description minutieuse qursquoen faisait nombre de ses
preacutedeacutecesseurs avec lesquels on pouvait agrave juste titre parler de Figurenlehre Ce traitement sommaire
chez Mattheson de la decoratio4 tient notamment agrave sa meacutefiance envers lrsquoornementation excessive et
au constat que les figures sont rarement peacuterennes5
B2 LES LIEUX COMMUNS DE LrsquoINVENTION
On remarquera tout drsquoabord un domaine qui eacutetait abordeacute sommairement dans le traiteacute de
Burmeister et qui fait ici lrsquoobjet drsquoune discussion particuliegraverement deacuteveloppeacutee celui de lrsquoinvention
Lrsquoinvention terme qui nrsquoa donc rien agrave voir avec la forme musicale homonyme mais tout avec son
eacutetymologie (laquo trouver raquo) deacutesigne la recherche et le choix des eacuteleacutements musicaux notamment en
relation avec les affects ou plus geacuteneacuteralement la recherche des ideacutees qui seront utiliseacutees dans
lrsquoeacutelaboration du discours
Lrsquoinvention consiste agrave trouver les arguments6 Le terme est agrave comprendre en srsquoappuyant sur
son sens eacutetymologique drsquoune deacutecouverte plutocirct que sur le sens de creacuteation drsquoun argument Crsquoest agrave
cette partie de la rheacutetorique qursquoappartient le choix du genre de discours (deacutelibeacuteratif judiciaire
deacutemonstratif) puisque ce genre deacuteterminera lrsquoargumentation
[Lrsquoargumentation] consiste dans le choix de propositions qui seront ensuite enchaicircneacutees deux agrave
deux puis lieacutees dans le cadre drsquoun raisonnement7
1 La traduction des titres complets de ces sections se formulerait comme suit (1) laquo De lrsquoobservation scientifique des choses neacutecessaires agrave un enseignement musical rigoureux raquo (2) laquo De la veacuteritable composition drsquoune meacutelodie ou la reacuteunion de chants en une seule partie avec leurs circonstances et caracteacuteristiques (3) De la combinaison de meacutelodies diffeacuterentes ou encore de la composition pleinement ajusteacutee qui en reacutealiteacute est appeleacutee harmonie raquo Cette derniegravere crsquoest-agrave-dire la symphonurgie est deacutefinie comme laquo Une combinaison artistique de meacutelodies diffeacuterentes qui sonnent ensemble et par laquelle une harmonie multiple est immeacutediatement creacuteeacutee raquo (VC III chap 1 sect 4) Elle est laquo par ailleurs de faccedilon barbare nommeacutee contrepoint raquo (VC chap 1 sect 10) 2 BUTLER 2006 p 652 3 laquo Enfin srsquoil nous faut toutefois dire un mot au sujet de la deacutecoration (hellip) raquo (VC II Chap 14 sect 40) 4 VC II Chap 14 sectsect 40-52 5 G Butler voit dans cette attitude de Mattheson un signe du deacuteclin de lrsquoenseignement de la rheacutetorique laquo Sans goucirct ni art les interpregravetes utilisent les figures de maniegravere immodeacutereacutee excessive et agrave des mauvais moments raquo BUTLER 2006 p 655 6 Pour une description deacutetailleacutee de lrsquoinvention en geacuteneacuteral dans la rheacutetorique voir GARDES-TAMINE 1996 p 59-96 7 GARDES-TAMINE 1996 p 73
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
176
Lrsquoorateur sera ainsi conduit agrave puiser dans la topique les arguments et les eacutetats de cause La
topique srsquooccupe des lieux il srsquoagit notamment des lieux communs comme celui de la modestie de
la fatigue du temps qui presse ou encore des larmes laquo en termes modernes on pourrait parler de
steacutereacuteotypes raquo1 Les arguments sont des laquo uniteacutes minimales de raisonnement raquo2 comme la deacutefinition
lrsquoeacutenumeacuteration lrsquoeacutetymologie le genre et lrsquoespegravece la cause et lrsquoeffet les opposeacutes Quant aux eacutetats de
cause3 ils relegravevent de la doctrine de la stasis deacutefinie par Hermagoras (IIe siegravecle av J-C) comme laquo ce
qui dans un deacutebat fait lrsquoobjet drsquoune discussion entre diverses parties et peut ecirctre diffeacuterencieacute en
divers niveaux et moments raquo4 Il srsquoagit agrave la fois de la fin et drsquoun commencement drsquoun mouvement
pheacutenomegravene laquo eacuteclairant la reacutesolution progressive drsquoune controverse raquo5
Ce qui existait depuis Burmeister drsquoune maniegravere assez embryonnaire devient chez
Mattheson une longue exposition meacutethodique une sorte de manuel pratique Dans le chapitre
laquo invention meacutelodique raquo de Der vollkommene Capellmeister6 srsquoil est toujours possible de trouver ses
ideacutees musicales par soi-mecircme ou de les emprunter chez drsquoautres il ne faut cependant pas heacutesiter agrave
les puiser dans le reacuteservoir des lieux communs des loci topici ndash lesquels sont aussi nommeacutes sources
drsquoinvention7 Lrsquoauteur eacutenumegravere quinze sortes de loci topici8 Lrsquoeacutetude des loci topici occupe en fait la quasi-
totaliteacute du chapitre 49 et donne lrsquooccasion drsquoune discussion approfondie Examinons briegravevement
quelques-uns de ces laquo lieux raquo
Le locus descriptionis10 consiste dans la description des mouvements de lrsquoacircme qursquoil srsquoagisse
de musique vocale ou de musique instrumentale la repreacutesentation de ces mouvements doit
impliquer un discours compreacutehensible
La preacutesentation du locus causaelig materialis est elle-mecircme subdiviseacutee
laquo La matiegravere (causa materialis) est de trois sortes [agrave partir] de quoi en quoi avec quoi (Ex qua
in qua amp circa quam) raquo11
1 Op cit p 74 laquo Les topoi prennent souvent la forme de petits sceacutenarios culturels comme celui qui repreacutesente la vie dans une citeacute ou la violence agrave lrsquoeacutecole raquo 2 Op cit p 76 3 Rheacutetorique agrave Herrenius I 17-27 II 3-26 4 Citeacute par CARRILHO 1999 p 59 Voir aussi PERNOT 2000 p 90 5 CARRILHO 1999 p 59 6 VC II Chap 4 7 VC II Chap 4 sect 21 8 laquo Ils [les loci topici] se nomment ainsi Locus notationis descriptionis generis amp Speciei totius amp partium causaelig efficientis materialis formalis finalis effectorum adjunctorum circumstantiarum comparatorum oppositorum exemplorum testimoniorum raquo VC II Chap 4 sect 23 9 VC II Chap 4 du sect 20 agrave la fin 10 VC II Chap 4 sectsect 43-47 11 VC II Chap 4 sect 54
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
177
Le locus causaelig materialis ex qua1 est un lieu particuliegraverement puissant Crsquoest litteacuteralement le
lieu de la cause mateacuterielle (crsquoest-agrave-dire de la substance musicale elle-mecircme) agrave partir de quoi on
obtient lrsquoeffet voulu Dans le cas drsquoune harmonisation exclusivement constitueacutee de consonances la
matiegravere drsquoougrave (agrave partir de quoi) la phrase musicale est tireacutee apportera sans doute quelque chose de
speacutecial mais tout aussi bien des choses laquo abominables raquo pourront ecirctre repreacutesenteacutees par lrsquousage
des dissonances auquel cas lagrave aussi lrsquoinvention sera obtenue ex loco Materiaelig2
Le locus causaelig materialis in qua consiste agrave se soumettre laquo au texte ou agrave la passion particuliegravere
que lrsquoon a choisi de repreacutesenter3 Le locus causaelig materialis circa quam relegraveve de tout ce qui nous entoure
mais plus particuliegraverement de lrsquoauditoire4
Le locus adjunctorum enfin
laquo prend place principalement dans la composition avec la repreacutesentation de certains
personnages (comme dans les oratorios les opeacuteras les cantates etc) et lrsquoon tend agrave le consideacuterer de trois
maniegraveres agrave savoir selon les donneacutees de lrsquoacircme de corps et de la fortune Si quelqursquoun indiquait que ces
choses ne peuvent ecirctre repreacutesenteacutees en musique on peut lrsquoassurer et le convaincre qursquoil ne se tromperait
pas peu raquo5
B3 DISPOSITION
Alors que la disposition (le laquo plan raquo) drsquoune cantilegravene se preacutesentait chez Dressler ou
Burmeister sous une forme simple (exordium medium finis) celle qursquoexpose Mattheson preacutesente
lrsquointeacutegraliteacute des six parties de la rheacutetorique romaine (ce qui se donnait comme un deacuteveloppement
central sans plus de preacutecision fait place deacutesormais agrave quatre parties)6 Il nrsquoen oublie pas pour autant
lrsquoimportance du scheacutema tripartite qui dans son effet sur le public demeure opeacuteratoire
laquo Le grand art des orateurs consiste en ce qursquoils preacutesentent drsquoabord les choses les plus fortes
au milieu les plus faibles et enfin les conclusions qui produisent de lrsquoeffet raquo7
1 VC II Chap 4 sectsect 55-59 2 VC II Chap 4 sectsect 55-58 3 VC II Chap 4 sect 60 4 VC II Chap 4 sectsect 61-64 5 VC II Chap 4 sectsect 71-72 6 Preacutecisons que la preacutesentation que donne Mattheson de lrsquoexorde diffegravere sensiblement de celle proposeacutee par Burmeister ceci toutefois vraisemblablement en raison de lrsquoeacutevolution suivie par la musique notamment en ce qui concerne le rocircle de la fugue preacutepondeacuterant agrave lrsquoeacutepoque de Burmeister 7 VC II Chap 14 sect 25
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
178
Lrsquoauteur commence par deacutefinir tregraves preacuteciseacutement exordium narratio propositio confutatio
confirmatio et peroratio1 Puis il srsquoengage dans une analyse tregraves pousseacutee2 drsquoun aria da capo de Benedetto
Marcello afin drsquoillustrer son propos Mattheson cherche ainsi agrave montrer que la coheacuterence drsquoune
œuvre tient aux relations qui existent entre les diffeacuterentes parties qui la composent ce qui confegravere
agrave la disposition toute sa valeur
B4 MATTHESON ET LrsquoEacuteVEIL MUSICAL DES EacuteMOTIONS
B41 Influence de la philosophie carteacutesienne
Certes lrsquoouvrage de Mattheson est clairement un traiteacute de rheacutetorique musicale mais il est
tout de mecircme frappant de voir agrave quel point la place accordeacutee aux affects y est consideacuterable voire
preacutepondeacuterante Lrsquoeacuteveil des eacutemotions chez lrsquoauditeur est la preacuteoccupation centrale et tous les aspects
de la musique sont consideacutereacutes dans leur dimension affective Lrsquoobjectif du meacutelopoegravete (terme
employeacute par lrsquoauteur)3 eacutetant bien de produire sur lrsquoauditoire les mecircmes effets que ceux exprimeacutes
dans le texte Cette preacuteoccupation concernant les eacutemotions qursquoil faut eacuteveiller chez lrsquoauditeur et les
moyens permettant drsquoy parvenir se manifeste tant dans un examen des passions elles-mecircmes (leur
nature leurs manifestations physiques) que dans la description de la maniegravere permettant agrave lrsquoorateur
musical de les mobiliser que ce soit par la disposition de lrsquoœuvre par les ideacutees musicales qui srsquoy
trouvent par le style etc
Entre le traiteacute proposeacute par Burmeister et celui de Mattheson lrsquoeacutetude des passions et plus
particuliegraverement celle opeacutereacutee par la philosophie au XVIIe siegravecle a influenceacute les esprits crsquoest le cas
pour lrsquoauteur du Musicien accompli Il remarque en effet que
La doctrine des tempeacuteraments et des eacutemotions pour laquelle il faut lire tout particuliegraverement
Descartes car il a travailleacute beaucoup sur la musique convient tregraves bien ici puisqursquoelle apprend agrave distinguer
correctement entre les eacutetats drsquoacircme des auditeurs et la maniegravere par laquelle les pouvoirs du son les
affectent4
1 VC II Chap 14 sectsect 7-12 2 Voir BUTLER 2006 p 754 3 laquo Mattheson donne une deacutefinition de la meacutelopoeacutesie comme laquo habiliteacute efficace dans lrsquoinvention et la fabrication de phrases pouvant ecirctre chanteacutees de telle sorte qursquoelles soient plaisantes agrave lrsquooreille raquo deacutefinition qursquoil emprunte directement au traiteacute De la musique reacutedigeacute
par Aristide Quintilien (IIIe s) Voir VC II Chap 5 sect 1 4 VC I Chap 3 sect 51 Dans ce chapitre intituleacute laquo Le son et la theacuteorie naturelle de la musique raquo la question des passions intervient dans le prolongement drsquoune discussion concernant les effets de la musique sur le plan physiologique lrsquoauteur faisant valoir lrsquousage meacutedical de la musique pour les infirmiteacutes physiques laquo Les sons travaillent fortement les muscles du corps humain raquo (VC I Chap 3 sect 48) Le traitement philosophique des passions notamment par Descartes sera examineacute plus loin
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
179
Il y a donc leacutegitimiteacute pour Mattheson agrave examiner les passions avec soin Un tel examen
qui permettra au compositeur de posseacuteder la connaissance neacutecessaire agrave la reacutealisation de ses objectifs
ndash susciter chez lrsquoauditeur les eacutemotions approprieacutees au discours ndash se trouve drsquoautant mieux fondeacute
qursquoil remplit une veacuteritable fonction eacutethique (on retrouve ici agrave lrsquoarriegravere-plan les preacuteoccupations deacutejagrave
formuleacutees chez Platon ou Aristote)1
Ce que sont les passions quel est leur nombre la maniegravere par laquelle elles sont provoqueacutees et
stimuleacutees de telles questions semblent davantage approprieacutees au philosophe accompli qursquoau musicien
Neacuteanmoins ce dernier doit savoir lesquelles parmi les dispositions des hommes sont le veacuteritable
mateacuteriau de la vertu Laquelle nrsquoest rien drsquoautre qursquoune disposition bien ordonneacutee et tempeacutereacutee avec soin2
B42 Une theacuteorie musicale des affects
Mattheson passe donc en revue et de maniegravere deacutetailleacutee3 un grand nombre drsquoeacutemotions4
Lrsquoamour figure au sommet de la hieacuterarchie du fait qursquoil tient de loin une plus grande place au sein
des piegraveces musicales que les autres passions (sect 61) Mais il existe diffeacuterentes sortes drsquoamour dont
les effets sur les ecirctres sont variables il convient donc au compositeur de puiser dans sa propre
expeacuterience affective qursquoelle soit laquo preacutesente ou passeacutee raquo lrsquoauteur ajoute drsquoailleurs qursquoune absence
drsquoexpeacuterience en ce domaine le rendra incapable agrave accomplir une telle tacircche (sect 62)
La tristesse neacutecessite eacutegalement drsquoecirctre eacuteprouveacute afin drsquoecirctre correctement repreacutesenteacutee faute
de quoi laquo tous les loci topici (hellip) seraient inutiles La raison tient au fait que tristesse et amours sont
deux choses eacutetroitement lieacutees raquo (sect 68) La tristesse dans la musique sacreacutee par exemple est un affect
important5
Tous les affects ne donnent pas lieu agrave une deacutefinition aussi preacutecise et sont parfois
mentionneacutes de maniegravere groupeacutee Ainsi deux groupes opposeacutes drsquoeacutemotions sont successivement
eacutenumeacutereacutes sans que soit indiqueacute au sein de chacun de ces groupes les traits distinctifs dans les
implications musicales des diverses eacutemotions Il en va ainsi par exemple de la fierteacute de lrsquoattitude
hautaine ou de lrsquoarrogance drsquoune part et drsquoautre part de lrsquohumiliteacute ou de la patience (sect 72-73) De
1 Voir agrave ce sujet le chapitre 5 de cette mecircme section laquo Lrsquousage quotidien de la musique dans la reacutepublique raquo 2 VC I Chap 3 sect 52 Mattheson preacutecise un peu plus loin en quoi peut consister la fonction eacutethique de la musique laquo Quand il ne se trouve aucune passion ou aucun affect il nrsquoy a pas non plus de morale Si nos passions sont malades il faut alors les gueacuterir non pas les assassiner raquo VC I Chap 3 sect 53 3 Il preacutecise toutefois qursquoil serait peacutenible de les examiner toutes et que laquo seules les plus importantes doivent ecirctre mentionneacutees raquo VC I Chap 3 sect 60 4 Voir VC I Chap 3 sectsect 56-82 5 Mattheson rapporte lrsquoexplication ndash qursquoil juge bonne ndash fournie par le philosophe sceptique Franccedilois de La Mothe Le Vayer (1583-1672) concernant le fait ndash dont le caractegravere paradoxal avait eacuteteacute noteacute depuis lrsquoAntiquiteacute ndash que le plus grand nombre se plaise agrave entendre de la musique triste Selon ce dernier cela proviendrait de ce que laquo la plupart des gens sont malheureux raquo VC I Chap 3 sect 66
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
180
mecircme pour le domaine de la colegravere de lrsquoardeur de la vengeance de la rage de la furie ndash lesquelles
toutefois sont bien plus aiseacutees agrave traiter musicalement que des passions plaisantes (sect 75)
Lrsquoespoir (sectsect 77-79) est preacutesenteacute comme un affect qui est drsquoune grande complexiteacute agrave restituer
en musique Il neacutecessite notamment laquo la plus douce combinaison de son qui soit au monde raquo
Mattheson fait remarquer que la musique (tout comme la poeacutesie) entretient des rapports
eacutetroits avec la jalousie ceci tenant au fait qursquoelle combine en reacutealiteacute sept autres passions
laquo meacutefiance deacutesir revanche tristesse crainte et honte raquo lesquelles srsquoajoutent agrave une eacutemotion qui
domine lrsquoensemble lrsquoamour ardent (sect 76)
Cette deacutefinition de la jalousie comme combinaison drsquoautres affects anticipe un
deacuteveloppement de lrsquoauteur particuliegraverement inteacuteressant Agrave lrsquooccasion de lrsquoexamen de la pitieacute (sect 81)
en effet il preacutecise en quoi peut consister une combinaison drsquoeacutemotions Il expose une distinction
entre affects simples (amour et tristesse) et affects composeacutes comme la pitieacute qui en reacutesulte
discussion occupant lrsquoessentiel de la fin du chapitre
Un tel exposeacute remarquable par sa finesse et la richesse de son propos rappelle agrave la fois ndash
bien qursquoil soit toutefois nettement plus bref ndash ce que lrsquoon trouve dans les ouvrages classiques traitant
des passions que ces textes proviennent des Anciens ou drsquoauteurs plus proches de lrsquoeacutepoque de
Mattheson
Ainsi eacutequipeacute le compositeur est alors en mesure de dresser correctement un tableau des
eacutemotions qursquoil entend faire intervenir dans sa musique
B43 Un vaste dispositif pour eacuteveiller les eacutemotions
Le meacutelopoegravete pourra poursuivre la meacutethode rheacutetorique traditionnelle en ayant recours aux
diverses parties de la rheacutetorique musicale indiqueacutees plus haut en choisissant les ideacutees musicales
neacutecessaire dans le reacuteservoir des lieux communs en eacutetablissant le plan de la piegravece musicale
(disposition) en deacutecidant quels styles conviennent ou encore en ayant recours (avec parcimonie)
aux figures
Mais si lrsquoon en revient au cadre de lrsquoinvention et plus preacuteciseacutement agrave lrsquoemploi du locus causaelig
materialis ex qua mentionneacute plus haut ce sont lrsquoensemble des paramegravetres musicaux qui sont appeleacutes
agrave intervenir afin que les eacutemotions de lrsquoauditoire soient mobiliseacutees modes tonaliteacutes rythme megravetres
phraseacutes tempos symboles particulariteacutes contrapunctiques harmoniques timbres instrumentation
etc Crsquoest lagrave que plus particuliegraverement on peut voir en quoi consiste lrsquoexpression des eacutemotions
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
181
dans le contexte de la poeacutetique musicale typique de lrsquoAllemagne baroque Voyons plus en deacutetail
certains de ces paramegravetres
Commenccedilons par la question des eacutechelles drsquointervalles Le choix des modes ou tonaliteacutes est
un choix expressif la maniegravere drsquoecirctre lrsquohumeur qui est traditionnellement associeacutee ndash pas seulement
en Allemagne ndash agrave tel ou tel mode ceci est conccedilu comme un moyen de persuasion
Tout un chapitre est consacreacute aux modes1 grecs et eccleacutesiastiques qui sont eacutetudieacutes en deacutetail
dans leur eacutevolution historique Mattheson fait alors eacutetats des divers theacuteoriciens engageacutes dans ce
domaine comme Boegravece Glarean Zarlino etc Toutefois srsquoil fait largement eacutetat des proprieacuteteacutes
structurelles des modes il ne fait nullement mention de leurs eacuteventuelles proprieacuteteacutes affectives
En raison de lrsquoavegravenement de la tonaliteacute se seront les diverses tonaliteacutes qui seront
consideacutereacutees dans leurs liens avec les affects Cet examen nrsquoest pas donneacute dans Der volkommene
Cappelmeister mais dans un ouvrage plus ancien de Mattheson Das neu-eroumlffnete Orchester (1713)
Apparaissant comme un continuateur drsquoAthanasius Kircher il reprend agrave son compte une partie des
consideacuterations de ce dernier Il demeure toutefois prudent quant agrave lrsquoexactitude des caractegraveres
susceptibles de correspondre agrave divers affects2 Srsquoopposant agrave Werckmeister il refuse lrsquoassociation
faite entre affects et tonaliteacutes comportant des beacutemols (tendres) ou des diegraveses (dures)3 Pour
reacutesumer nous pouvons dire que Mattheson demeure tregraves circonspect sur lrsquoincidence des systegravemes
drsquointervalles dans lrsquoart drsquoeacutemouvoir lrsquoauditeur
Lrsquoeacutetude du megravetre musical fait lrsquoobjet drsquoun chapitre4 qui insiste sur la dimension poeacutetique de
cette discipline5 mais ne fait eacutetat drsquoaucune implication concernant lrsquoexpression des eacutemotions Le
chapitre suivant consacreacute agrave la structure du temps musical6 signale le rocircle tregraves subtil que joue le
battement et les diverses maniegraveres de traiter le temps musical en ce domaine crsquoest agrave chacun (au
compositeur) de trouver en soi-mecircme les liens intimes avec les affects7
Drsquoune maniegravere plus nette le tempo peut ecirctre une tregraves bonne occasion dans le traitement
du temps musical de mettre en œuvre le devoir oratoire drsquoeacuteveiller les eacutemotions
1 VC I Chap 9 2 Ut majeur est caracteacuteriseacute comme plutocirct rude et audacieux ut mineur comme doux autant que triste reacute majeur tranchant et volontaire mi beacutemol majeur contenant beaucoup de pathos etc Mattheson nrsquoexamine en outre que dix-sept tonaliteacutes sur les vingt-quatre existantes ndash les sept autres eacutetant inusiteacutees agrave lrsquoeacutepoque CANTAGREL 1998 p 171-172 3 BUTLER 2006 p 656 4 VC II Chap 6 laquo De la longueur et de la briegraveveteacute du son ou la construction des rythmes raquo 5 Qualifieacutee par Mattheson de laquo rhytmopoeacutesie raquo (RhytmopoumlieRhythmopoeia) 6 VC II Chap 7 laquo De la mesure du temps [Zeit-Maasse] raquo 7 VC II Chap 7 sectsect 17-21
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
182
On peut percevoir une diversiteacute peu commune dans lrsquoexpression des affects aussi bien que
dans lrsquoobservation de toutes les ceacutesures du discours musical ceci de maniegravere plus claire encore quand
les compositeurs sont bons lorsque par exemple un adagio deacutepeint la deacutetresse un lamento la
lamentation un lento le soulagement un andante lrsquoespoir un affetuoso lrsquoamour un allegro le reacuteconfort
un presto lrsquoimpatience etc Qursquoun compositeur y ait penseacute ou non cela peut encore ecirctre une reacuteussite si
son geacutenie fonctionne effectivement Cela peut se produire tregraves souvent sans que nous en ayons
connaissance ni y participions ([note de Mattheson] on sait que ces adverbes qui indiquent le
mouvement particulier des meacutelodies sont freacutequemment employeacutes en fait comme nom servant agrave
diffeacuterencier les mouvements)1
Lrsquoemphase dans le domaine meacutelodique2 et la ponctuation3 jouent eacutegalement un rocircle
Lrsquoaccentuation est agrave maicirctriser avec soin sa reacutepeacutetition notamment (qui laquo est emphatique raquo) ne doit
pas ecirctre employeacutee inconsideacutereacutement faute de quoi elle geacuteneacuterera lrsquoincompreacutehension voire le
deacutegoucirct4 Lrsquoorateur musical qui a pour devoir de plaire agrave lrsquoauditeur aura alors clairement eacutechoueacute dans
son but De mecircme et dans lrsquoapplication des preacuteceptes de Quintilien5 la ponctuation doit
promouvoir la clarteacute du discours Pour autant dans cet aspect de lrsquoart de la poeacutetique musicale le
devoir drsquoeacutemouvoir est eacutegalement preacutesent la ponctuation (lrsquoemploi des ceacutesures) doit en effet
intervenir afin de deacutecrire le caractegravere des actions deacutecrites dans le texte eacutetant entendu que certains
textes sont marqueacutes par des affects dominants6 La mise en œuvre de telles techniques implique en
outre un lien eacutetroit avec la prise en compte de la sonoriteacute des mots7 (le laquo systegraveme raquo de la rheacutetorique
constitue bien un tout ces diverses parties interagissent entre elles)
Mattheson examine enfin de nombreuses danses indiquant leurs caractegraveres affectifs et
analysant certaines drsquoentre elles en deacutetail Dans le chapitre intituleacute laquo Des cateacutegories de meacutelodies et
de leurs caracteacuteristiques speacuteciales raquo8 il aborde tout drsquoabord les genres de meacutelodies vocales (reacutecitatif
arioso aria etc)9 avant de deacutecrire vingt-deux meacutelodies purement instrumentales les danses10 et ces
genres instrumentaux des laquo cateacutegories speacuteciales de meacutelodies raquo11 tels les fantaisies chaconnes (et
passacailles) sonates concerto grosso ouvertures etc qui tendent de plus en plus agrave devenir des
laquo mouvements raquo Lrsquoexamen des danses est dans la plupart des cas lrsquooccasion de deacutecrire les affects
1 VC II Chap 12 sect 34 2 VC II Chap 8 3 VC II Chap 9 4 VC II Chap 8 sectsect 36-37 5 VC II Chap 9 sect 17 6 VC II Chap 9 sectsect 42-44 7 VC II Chap 11 8 VC II Chap 13 9 VC II Chap 13 sectsect 3-78 10 VC II Chap 13 sectsect 79-129 11 VC II Chap 13 sectsect 130-141
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
183
qui leur sont associeacutes Crsquoest une laquo joie mesureacutee raquo en ce qui concerne le menuet1 pour lequel il
propose une analyse de type syntaxique La gavotte exprime la jubilation le rigaudon la badinerie
la marche (seacuterieuse ou comique) montre lrsquoheacuteroiumlsme et le courage le passepied traduit la frivoliteacute et
la sarabande lrsquoambition etc
CONCLUSION
Comme nous pouvons le constater Mattheson geacuteneacuteralise lrsquoapplication de la rheacutetorique
musicale agrave la quasi-totaliteacute des paramegravetres musicaux En bon rheacutetoricien il se montre en outre
perspicace en ce qui concerne les usages susceptibles de produire des effets caricaturaux2 dont les
reacutesultats sont souvent agrave lrsquoopposeacute des effets reacuteellement rechercheacutes On observe aussi qursquoil accorde
un rocircle important dans lrsquooutillage qursquoil propose au compositeur afin de mobiliser les affects voulus
aux composantes dynamiques et meacutelodico-rythmiques
C LA FIN DE LA RHEacuteTORIQUE MUSICALE
INTRODUCTION
Si le traiteacute de Mattheson constitue bien une sorte drsquoaboutissement pour la poeacutetique
musicale il serait exageacutereacute drsquoen deacuteduire qursquoelle srsquoeacuteteint avec lui Les techniques longuement
deacuteveloppeacutees et affineacutees eacutetaient toujours employeacutees mecircme si une attention se portait deacutesormais de
plus en plus vers des aspects comme lrsquoinvention ou lrsquointerpreacutetation Le contexte geacuteneacuteral nrsquoeacutetait
toutefois plus favorable agrave la peacuterenniteacute de cette discipline apparue deux siegravecles plus tocirct
C1 LES LOCI TOPICI
1 VC II Chap 13 sectsect 81-86 2 Nous nrsquoavons pas mentionneacute la question des styles sur lesquels il produit eacutegalement une analyse nuanceacutee et prudente (VC I Chap 10) Voir sur ce sujet SUEUR 2013 p 359
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
184
La place accordeacutee aux loci topici chez Mattheson est remarquable en ce qursquoil propose drsquoutiliser
tous ceux qui existent et accorde une place agrave lrsquoinvention qursquoelle nrsquoavait pas connu auparavant Cela
ne signifie pas qursquoelle eacutetait totalement neacutegligeacutee puisque Nucius mentionnait deacutejagrave dans son Musices
poeticae lrsquoexistence de listes de mots relatifs au mouvement au lieu aux affects etc que pouvaient
utiliser les compositeurs1 et que Kircher en avait formuleacute explicitement le terme Mais lrsquoessor de la
musique instrumentale au XVIIe siegravecle semble en avoir favoriseacute lrsquoideacutee
Agrave cet eacutegard particuliegraverement feacutecond fut lrsquoincorporation de la technique de phantasia2 laquo utiliseacutee
en reacutefeacuterence agrave certains scheacutemas courts et meacutecaniques de contrepoint appeleacutee ainsi parce que ces derniers
eacutetaient le produit de lrsquoimagination du compositeur ou de lrsquointerprecircte raquo3
Le deacuteveloppement de la musique instrumentale mais aussi lrsquointeacuterecirct pour lrsquoexpression des
affects avait conduit agrave des choix comme celui de Mattheson qui comme nous lrsquoavons vu deacutecrivait
dans son ouvrage quatorze loci topici Le contexte voulait que le mateacuteriau utilisable fucirct partageacute par
les compositeurs et le public le lien entre ce mateacuteriau et un affect donneacute pouvait ainsi ecirctre assureacute
Car pour le musicus poeticus une telle composition conccedilue et perccedilue rationnellement saurait
deacutepeindre et eacuteveiller les affects deacutesireacutes que le texte appelait toujours dans lrsquointention de glorifier Dieu
et drsquoeacutedifier lrsquoauditeur4
Tout comme Mattheson Meinrad Spiess (1683-1761) propose5 drsquoutiliser les loci topici David
Heinichen (1683-1729) en suggegravere aussi lrsquoutilisation car ils aident le compositeur agrave bien se laquo saisir
du sens du texte raquo6 Il nrsquoen ira plus de mecircme pour Johann Adolph Scheibe (1708-1776) qui dans
un contexte qui nrsquoest plus tout-agrave-fait celui du Baroque considegravere lrsquoinvention comme un pheacutenomegravene
inneacute et qui donc ne saurait ecirctre enseigneacute7
C2 LE ROcircLE DE LA VOIX
Drsquoune maniegravere geacuteneacuterale lrsquointerpreacutetation (ou en termes rheacutetoriques lrsquoaction) devient lrsquoobjet
drsquoune attention de plus en plus deacuteveloppeacutee Cela eacutetait deacutejagrave le cas chez Mattheson crsquoest encore plus
1 BARTEL 1997 p 77 2 Notamment par Vogt 3 BARTEL 1997 p 78 4 Op cit p 80 5 Tractatus musicus compositorio-practicus (1745) Le Tractatus de Spiess est destineacute agrave la musique drsquoeacuteglise et prend laquo la deacutefense de la modaliteacute (contre la simple dualiteacute majeur-mineur) raquo ABROMONT 2001 p 443 6 BARTEL 1997 p 53 7 Op cit p 155
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
185
frappant chez Johann Joachim Quantz (1697-1773) dont le traiteacute sur le jeu de flucircte aborde les
questions de dynamique du jeu drsquoornementation ou de styles1 Toutefois crsquoest avant tout la voix
qui est concerneacutee agrave travers la question de lrsquointerpreacutetation
La theacuteorie musicale de Scheibe qui est exposeacutee dans un peacuteriodique de critique musicale
qursquoil publie2 participe deacutejagrave de la penseacutee des Lumiegraveres rejetant les dogmes theacuteologiques heacuteriteacutes de
Luther Si Scheibe conccediloit bien la musique comme un art oratoire crsquoest en raison de sa relation
eacutetroite avec la voix La musique est aussi laquo le veacuteritable langage des affects raquo3 Cependant lrsquoinsistance
sur le rocircle des affects et leur expression par la musique ne suppose pas pour lui qursquoil y ait une
reacutefeacuterence au texte (agrave lrsquoopposeacute de ce que lrsquoon trouvait chez Ahle par exemple)
La raison agrave cela tient agrave la maniegravere mecircme drsquoenvisager une possible relation de termes agrave termes
entre une figure et un affect car les figures sont innombrables
leur nombre est si grand qursquoelles ne peuvent ecirctre aiseacutement deacutecompteacutees Aussi le compositeur
intelligent en inventera-t-il continuellement de nouvelles sans pouvoir toujours ecirctre conscient drsquoelles ou
de leur nom4
On trouve dans cette remarque un eacutecho aux observations faites en France par Bernard
Lamy concernant les figures de rheacutetorique et auxquelles Scheibe se reacutefegravere explicitement5
Lamy en effet rejette (comme lrsquoavait deacutejagrave fait Quintilien) la possibiliteacute drsquoune
correspondance stricte entre affect et figure non parce qursquoil serait impossible de repreacutesenter la
passion mais parce qursquoune telle entreprise serait impossible agrave mener agrave bien Si comme lrsquoindique le
titre de lrsquoun des chapitres son ouvrage La Rheacutetorique ou lrsquoart du parler laquo Le nombre des figures est
infini raquo crsquoest que les affects eux-mecircmes sont innombrables
je nrsquoai pas preacutetendu parler de toutes les figures il faudrait drsquoaussi gros volumes pour marquer
les caractegraveres des passions dans les discours que pour exprimer ceux que les mecircmes passions peignent
sur le visage6
1 QUANTZ Johann Joachim Versuch einer Anweisung die Floumlte traversiere zu spielen 1752 Lrsquoouvrage fut publieacute presque simultaneacutement en cinq langues Oxford t 2 p 532-533 ABROMONT 2001 p 446 2 Der critische Musikus 1738 1740 1745 3 BARTEL 1997 p 149 4 Der critische Musikus p 697 Citeacute par BARTEL 1997 p 155 5 laquo Les affects peuvent-ils ecirctre exprimeacutes sans [les figures] Car les figures sont elles-mecircmes le langage des affects comme le Professeur Gottsched nous en a bien informeacute dans son Critische Dichtkunst en accord avec B Lamy raquo Der critische Musikus p 683 Voir BARTEL 1997 p 155 6 LAMY 1998 Livre II Chapitre X p 238
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
186
Pour Lamy la figure est donc lrsquoexpression au mecircme titre que toute autre expression drsquoun
affect (pour Quintilien la figure ne saurait lrsquoecirctre pour la raison plus geacuteneacuterale qursquoelle nrsquoexprime
rien)
Et pour Scheibe si la figure de rheacutetorique musicale est efficace crsquoest parce qursquoelle tire son
origine de la voix La musique instrumentale elle-mecircme est fondeacutee sur la voix crsquoest pourquoi
drsquoailleurs elle peut restituer des effets drsquoexclamation ou drsquointerrogation1 Changement dans la
maniegravere de concevoir les affects ideacutee que la musique (agrave travers les figures) en serait le laquo langage raquo
deacutetachement drsquoun lien strict avec le texte autonomie rendue possible de la musique instrumentale
en raison mecircme de ses origines vocales on voit agrave travers ces eacuteleacutements se dessiner une tendance
qui quelques deacutecennies plus tard accegravedera au premier plan celle de la musique dite laquo absolue raquo2
La theacuteorie exposeacutee par Scheibe ne va pas aussi loin mais le changement nrsquoen est pas moins
significatif comme le remarque Bartel
Agrave travers la Figurenlehre de Scheibe le concept de figures de rheacutetorique musicale se voit retireacutee
de la tradition de la musica poetica et placeacutee dans le contexte des Lumiegraveres3
C3 DES AFFECTS AUX laquo SENTIMENTS raquo FORKEL
Le sort de la figure est encore plus radical dans la theacuteorie de Johann Nikolaus Forkel
puisqursquoon ne peut plus vraiment dire qursquoil srsquoagisse drsquoune figure de rheacutetorique musicale
Lrsquoeacutepoque ougrave sort lrsquoAllgemeine Geschichte de Musik (1788-1801) nrsquoest tout simplement plus celle
de Baroque comme son titre lrsquoindique cet ouvrage est un livre drsquohistoire et la poeacutetique musicale
ne participe plus vraiment de la theacuteorie La preacutesentation du livre ne suit pas le plan de la rheacutetorique
comme crsquoeacutetait encore le cas pour Mattheson les six parties le constituant relegravevent davantage de la
musicologie peacuteriodes historiques styles genres musicaux organisation exeacutecution critique
musicale La terminologie employeacutee ndash laquo estheacutetique raquo goucirct raquo laquo individualisation raquo ndash teacutemoigne bien
drsquoune nouvelle eacutepoque celle de lrsquoEmpfindsamkeit
Pourtant la classification des figures que preacutesente Forkel pourrait en premiegravere instance
laisser supposer une veacuteritable continuiteacute avec celles de Nucius de Bernhard ou de Vogt on y
trouve en effet deux cateacutegories de figures les unes sont pour lrsquointellect les autres laquo pour
1 BARTEL 1997 p 150-151 2 Pour reprendre lrsquoexpression employeacutee par Carl Dahlhaus (Dahlhaus 1997) 3 Op cit p 156
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
187
lrsquoimagination raquo les derniegraveres permettant lrsquoexpression des sentiments1 Mais la comparaison ne va
pas au-delagrave de cette ressemblance ce que reacutevegravele la description des figures pour lrsquoimagination et la
maniegravere dont elles sont elles-mecircmes subdiviseacutees
Lrsquoexpression des sentiments est effectueacutee agrave travers lrsquousage des figures pour lrsquoimagination
Lesquelles peuvent ecirctre agrave nouveau diviseacutees en deux cateacutegories celles qui imitent de maniegravere reacutealiste un
objet ou un son (par exemple lrsquoorage) et celles qui deacutepeignent les sentiments intimes de telle maniegravere
qursquoils semblent visibles agrave lrsquoimagination2
Il est clair que ne sommes plus dans la mecircme conception de la relation entre musique et
affects qursquoagrave lrsquoeacutepoque baroque Lrsquoexpression de laquo sentiments intimes raquo relegraveve plus de la conception
romantique de lrsquoart et plus particuliegraverement de la musique Lrsquoideacutee qursquoil existe des affect objectifs
repreacutesentable et mobilisables agrave volonteacute a fait place aux sentiments subjectifs ndash et un grand creacutedit
sera accordeacute agrave la notion drsquoineffable Certes Forkel mentionne un certain nombre de figures (ellipsis
paronomase suspension dubitation etc) Mais lagrave aussi lrsquoanalogie est tregraves limiteacutee Forkel prend lrsquoexemple
de la faccedilon par laquelle il conviendrait de traduire la peine drsquoune megravere lors de la perte de son enfant
ce qui devrait ecirctre repreacutesenteacute par la musique
crsquoest uniquement le sentiment passionneacute de la perte plutocirct que lrsquoeffusion naturelle de la peine
par les geacutemissement les pleurs et les sanglots3
Une telle remarque pointe un deacutebat sur ce qursquoest laquo lrsquoexpression raquo musicale des sentiment
deacutebat qui va connaicirctre un eacutecho grandissant agrave partir du XIXe siegravecle Quant agrave la laquo figure raquo musicale que
propose Forkel elle nrsquoimite plus la figure de rheacutetorique se deacutefinissant plutocirct comme analogue agrave
lrsquoexpression humaine
CONCLUSION
Jusqursquoau milieu du XVIIIe siegravecle les concepts de la rheacutetorique musicale ont conserveacute leur
inteacuterecirct au prix toutefois drsquoune eacutevolution sur plusieurs plans Lrsquoun concerne lrsquoaffaiblissement des
aspects relatifs agrave la seule eacutecriture au profit de lrsquoexeacutecution Lrsquoautre se rapporte aux caracteacuteristiques
de la musique supposeacutees jouer un rocircle majeur lrsquoinfluence des eacutechelles drsquointervalles srsquoefface devant
lrsquoimportance du cheminement meacutelodico-rythmique
1 Allgemeine Geschichte 54 2 BARTEL 1997 p 163 3 Allgemeine Geschichte 59
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
188
Lrsquoheacuteritage de la theacuteologie lutheacuterienne nrsquoa pas non plus entiegraverement disparu Ne serait-ce
bien entendu qursquoagrave travers lrsquoexemple donneacute par la musique sacreacutee de J-S Bach Mais aussi en la
personne du theacuteologien Gottfried Ephraim Scheibel (1696-1759) auteur en 1721 drsquoun traiteacute1 ougrave il
preacuteconise les parodies (substitutions de textes sacreacutes sur des airs profanes)2 et lrsquousage du stylus
theatralis La capaciteacute de la musique agrave mouvoir les affects entre en effet en pleine harmonie avec la
parole divine aussi ne saurait-elle ecirctre reacuteserveacutee agrave un usage profane
Je ne comprends pas pourquoi lrsquoopeacutera serait seul agrave avoir le privilegravege de provoquer les larmes
et pourquoi cela ne serait pas tout aussi approprieacute au temple3
La vivaciteacute de la poeacutetique musicale est donc demeureacutee durant le baroque tardif comme en
teacutemoigne lrsquoœuvre de Mattheson et la multipliciteacute des pistes suivies par drsquoautres theacuteoriciens
Toutefois en raison de divers facteurs (deacuteclin de lrsquoenseignement de la rheacutetorique changements
dans les styles musicaux modification dans les conceptions concernant les pheacutenomegravenes affectifs
rameneacutes agrave la subjectiviteacute de lrsquoindividu) la rheacutetorique musicale perdit ses assises4 Et malgreacute
quelques tentatives isoleacutees lrsquoeacutedifice finit par sombrer totalement
D BILAN DE LrsquoEacuteTUDE DE LA POEacuteTIQUE MUSICALE ALLEMANDE
Reacutepertorier les reacutesultats de lrsquoexamen des textes que nous venons drsquoeacutetudier vise avant tout agrave
nous procurer deux supports neacutecessaires agrave un traitement correct du corpus contemporain
concernant la rheacutetorique musicale et les eacutemotions une connaissance des caracteacuteristiques de la
poeacutetique musicale une connaissance des problegravemes qursquoelle soulegraveve La premiegravere partie du bilan
permet ainsi de contribuer agrave deacutegager un concept satisfaisant de la rheacutetorique musicale La seconde
quant agrave elle est lieacutee agrave des enjeux qui deacutepassent le cadre culturellement deacutelimiteacute de la poeacutetique
musicale (de lrsquoAllemagne baroque) elle doit donc ecirctre donneacutee dans une perspective plus geacuteneacuterale
celle des questions qui feront lrsquoobjet de deacutebats ulteacuterieurs notamment les plus reacutecents
1 Scheibel Gottfried Ephraim Zufaumlllige Gedanken von der Kirchenmusik 1721 Die Geschichte der Kirchemusik alter und neuer Zeiten 1738 2 ABROMONT 2001 p 446 3 BUELOW George Scheibel New Grove dictionnary 16 601 4 BUTLER 2006 p 658
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
189
D1 CARACTEacuteRISTIQUES DE LA MUSICA POETICA
D11 Traits fondamentaux
- La poeacutetique musicale de lrsquoAllemagne baroque se preacutesente comme un art intermeacutediaire
entre la theacuteorie et la pratique musicales (seules ces deux derniegraveres existaient auparavant) permettant
drsquoeacutetablir la continuiteacute entre les diverses disciplines de la musique elle tend dans son eacutevolution agrave
ecirctre consideacutereacutee comme un art supeacuterieur
- Son but est de permettre au musicien de toucher lrsquoauditeur de lrsquoaffecter en suscitant des
mouvements varieacutes de son acircme (Le rocircle des affects tend dans lrsquoeacutevolution chronologique des
traiteacutes agrave devenir de plus en plus important)
- Les œuvres dont elle enseigne la composition sont qualifieacutees de poegravemes musicaux
- La musique est ici consideacutereacutee comme un art de nature discursif Mais elle-mecircme est tenue
dans sa fabrication de suivre au plus pregraves un discours articuleacute qui lui est exteacuterieur et qui est le
texte (la fonction initiale de la poeacutetique musicale eacutetant la preacutedication) Dans le mecircme temps la
poeacutetique musicale vise agrave produire une œuvre acheveacutee autonome
- Cet art donne lieu agrave une codification tregraves pousseacutee au moyen notamment drsquoun vocabulaire
dont le lexique est lui-mecircme importeacute de la rheacutetorique
- La poeacutetique musicale srsquoorganise sur le scheacutema des parties de la rheacutetorique lesquelles sont
toutes traiteacutees en termes musicaux (les parties relatives agrave la meacutemoire et agrave lrsquoaction sont peu
deacuteveloppeacutees mais sont cependant inteacutegreacutees) Agrave ce titre on peut donc bien parler drsquoune veacuteritable
rheacutetorique musicale ndash le terme nrsquoest pas abusif
D12 Traits concernant les principales parties de la rheacutetorique musicale
- Lrsquoinvention ndash recherche des ideacutees musicales ndash peut se faire par emprunts agrave des œuvres
preacuteexistantes ou utilisation des lieux communs (loci topici) de la rheacutetorique musicale
- La disposition ndash des ideacutees musicales ndash qui est essentielle agrave la coheacuterence de lrsquoœuvre et
contribue largement agrave lrsquoaccueil favorable de cette derniegravere par lrsquoauditeur eacutevolue drsquoun scheacutema
tripartite vers une structure plus eacutevolueacutee allant jusqursquoagrave six parties
- Lrsquoeacutelocution ndash art de lrsquoexpression des ideacutees ndash donne lieu agrave des prescriptions deacutetailleacutees Ainsi
lrsquoornement doit ecirctre conduit en respectant la convenance laquelle garantit lrsquoefficaciteacute du poegraveme
musical Le style doit ecirctre adapteacute et eacuteviter les deux excegraves de la seacutecheresse et de la boursoufflure
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
190
Les figures (cas particuliers drsquoaffections) qui ne sont pas neacutecessairement figeacutees sont utiles mais leur
usage est parfois discutable Les systegravemes drsquoeacutechelles drsquointervalles (modes puis tonaliteacutes) participent
agrave lrsquoeacuteveil des passions de lrsquoauditeur Les aspects dynamiques de la musique la vitesse le rythme sont
drsquoune grande importance
D2 PROBLEgraveMES SOULEVEacuteS PAR LrsquoEacuteTUDE DE LA MUSICA POETICA
D21 Fragiliteacute des bases theacuteoriques concernant les affects
Tout drsquoabord on constate que la theacuteorie des affects mise agrave contribution dans les divers
traiteacutes (que cette theacuteorie soit explicitement indiqueacutee ou non) ne semble pas constituer un
fondement vraiment assureacute Toutefois les conceptions philosophiques ont fortement eacutevolueacute entre
Burmeister et Mattheson Remarquons aussi que la question de savoir si la sollicitation des affects
chez lrsquoauditeur ne reacutepond qursquoau devoir oratoire drsquoeacutemouvoir ou si le devoir de plaire est eacutegalement
concerneacute ne se trouve pas clairement trancheacutee et lrsquoon notera concernant ce dernier cas que si la
mise en condition de lrsquoauditeur (afin qursquoil accueille favorablement le poegraveme musical) suppose que
lrsquoon eacuteveille chez lui des affects une telle opeacuteration ne supposera pas que ces affects soient exprimeacutes
musicalement En outre si lrsquoanalyse des eacutemotions peut donner lieu agrave une distinction utile entre
eacutemotions simples et eacutemotions composeacutees des confusions ou des impreacutecisions se manifestent
parfois dans leur description On remarquera toutefois que certains cas paradoxaux sont bien
repeacutereacutes comme celui des eacutemotions neacutegatives
D22 Efficaciteacute de la rheacutetorique musicale
Une autre question est agrave consideacuterer celle de lrsquoefficience reacuteelle ou supposeacutee des techniques
mises en œuvre par la poeacutetique musicale En effet on considegravere avec raison que cette derniegravere (et
plus geacuteneacuteralement les theacuteories deacuteveloppeacutees en Europe agrave lrsquoeacutepoque baroque) eacutetait prisonniegravere drsquoune
conception des eacutemotions reacuteduisant ces derniegraveres agrave des entiteacutes deacutetermineacutees et fixes et on en deacuteduit
geacuteneacuteralement que cette erreur invalide de fait le bien-fondeacute de lrsquousage drsquoune rheacutetorique musicale
Toutefois on ne saurait restreindre le deacutebat agrave la seule question de savoir si la poeacutetique musicale
eacutetait eacutepisteacutemologiquement fondeacutee (question qui devint de plus en plus pressante au XVIIIe siegravecle)
il est tout aussi important de savoir si elle produisait effectivement les effets rechercheacutes sur
lrsquoauditeur Supposer que ces effets nrsquoeacutetaient pas atteints reste agrave veacuterifier et en tout eacutetat de cause les
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
191
auteurs que nous avons eacutetudieacutes ne semblent pas douter de lrsquoefficaciteacute de lrsquoart dont ils exposent les
regravegles
Drsquoun autre cocircteacute les vrais enjeux ici concernent bien plus speacutecifiquement lrsquoefficaciteacute des
techniques exposeacutees et crsquoest ainsi qursquoils devraient ecirctre abordeacutes Ce qursquoil conviendrait de faire par
conseacutequent serait de savoir si lrsquoexpression des affects est elle-mecircme une affection (au sens ougrave
Burmeister emploie ce terme) ce dont les theacuteoriciens que nous avons eacutetudieacutes ne semblent pas
douter Ou encore si les divers effets produits sur lrsquoauditeur tiennent aux eacuteleacutements constitutifs de
la musique consideacutereacutes en eux-mecircmes et non agrave quelque chose qui leur serait exteacuterieur
D23 Musique et langage
Au nombre des problegravemes souleveacutes lors de lrsquoeacutetude de la poeacutetique musicale il faut bien
entendu compter celui drsquoune certaine maniegravere au centre du deacutebat de la relation entre musique et
langage
On peut certes indiquer que la conception que nous avons examineacutee repose sur un
traitement de la musique comme un art discursif Mais outre le fait que cette approche laquo triviaire raquo
de la musique nrsquoait pas eacuteteacute partageacutee par tous les theacuteoriciens ndash y compris agrave cette mecircme eacutepoque ndash
nous devons voir un autre problegraveme qui est implicitement poseacute dans le cas de la rheacutetorique
musicale la musique est-elle agrave consideacuterer comme un langage ou comme un art qui calque ses
mouvements sur un langage articuleacute Indubitablement crsquoest la deuxiegraveme reacuteponse qui est la bonne
puisque la musique est supposeacutee suivre le texte Pourtant lrsquoorganisation drsquoune discipline musicale
sur le modegravele de la rheacutetorique donc du langage verbal fait de la musique elle-mecircme un langage
En outre certaines finaliteacutes attribueacutees agrave la poeacutetique musicale tendraient agrave valider lrsquoideacutee qursquoelle
permet de composer des œuvres musicales acheveacutees et indeacutependantes des conditions de leur
composition (Dressler) voire gracircce agrave leur disposition (Mattheson) des œuvres posseacutedant une
coheacuterence interne qui ferait finalement penser aux critegraveres drsquoune musique autonome Nous avons
donc affaire manifestement agrave de multiples contradictions
D3 LrsquoEacuteLOCUTION MUSICALE
D31 Le problegraveme des modes
Il faut enfin voir comment divers aspects de lrsquoeacutelocution sont appeleacutes agrave trouver un eacutecho dans
les deacutebats sur les eacutemotions musicales
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
192
On remarquera que les diverses theacuteories que nous avons examineacutees reprennent agrave leur
compte lrsquoideacutee que les systegravemes drsquoeacutechelles drsquointervalles (modes ou tonaliteacutes) joueraient un rocircle dans
le fait que les auditeurs se trouvent affecteacutes Cela est sans doute une des principales faiblesses du
point de vue contemporain de la poeacutetique musicale ndash ne serait-ce qursquoen raison des modifications
qursquoont subies les attributions pour tel ou tel mode ou tonaliteacute de tel ou tel affect On notera
toutefois que la critique est drsquoautant plus justifieacutee que lrsquoon considegraverera que les paramegravetres drsquoune
œuvre musicale sont supposeacutes correspondre agrave des critegraveres universels
En drsquoautres termes de tels critegraveres universels ne sont pas une obligation En lrsquooccurrence
lrsquoauditoire viseacute par la rheacutetorique musicale allemande ndash lutheacuterienne ndash de lrsquoacircge baroque est un
auditoire restreint il ne srsquoagit pas drsquoun auditoire universel qui transcenderait les eacutepoques et les
cultures si une telle rheacutetorique musicale parvient agrave laquo persuader raquo lrsquoauditoire qui est le sien et ce
gracircce agrave lrsquoemploi de modes ou de tonaliteacutes fonctionnant en tant que conventions lies agrave des
circonstances culturelles particuliegraveres alors son but est atteint
D32 Aspects dynamiques
Le rocircle des aspects dynamiques de la musique rappeleacutes plus haut et qui sont preacutesenteacutes
comme eacutetant drsquoune grande importance par les theacuteoriciens de la poeacutetique musicale constitue quant
agrave lui lrsquoeacuteleacutement qui est le moins discutable On notera toutefois que pointent dans ce domaine aussi
certaines difficulteacutes les descriptions faites par Mattheson concernant certaines passions proches
entre elles ne donnent aucun moyen de permettre une expression musicale par les seuls aspects
dynamiques qui les diffeacuterencierait pire il apparait que lrsquoexpression drsquoaffects comme la colegravere et la
joie passerait par lrsquoemploi de traits similaires (selon Dressler) La pertinence de lrsquoideacutee drsquoune
expression musicale correcte des eacutemotions srsquoen trouve donc affaiblie de ce cocircteacute-lagrave eacutegalement
D33 Figures de rheacutetorique musicale
Achevons ce panorama par le cas des figures de rheacutetorique musicale Agrave premiegravere vue il
semble difficile agrave deacutefendre tant la multiplication des figures (celles notamment proposeacutees par
Burmeister) peut precircter le flanc agrave de nombreuses critiques portant soit sur le constat drsquoune subtiliteacute
et drsquoune complexiteacute assez vaines ndash degraves lors que ces figures reacutesulteraient davantage drsquoune codification
figeacutee et vaine que drsquoune utilisation concregravete reacuteelle par les compositeurs soit sur les caricatures et
les effets deacuteplaceacutes agrave quoi pourrait conduire leur usage Mais il faut preacuteciser que les propos tenus
sur ces figures sont varieacutes (selon les auteurs) et nuanceacutes Mattheson se montre on lrsquoa vu tregraves reacuteserveacute
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
193
sur leur usage et Burmeister cherche moins agrave prescrire des regravegles dogmatiques qursquoagrave mettre en
eacutevidence des principes qui sont clairement argumenteacutes Il y a en outre une conscience claire des
outrances qursquoun mauvais usage des figures pourrait entraicircner et les divers auteurs sont les premiers
agrave avertir de ce danger Tout ceci bien entendu nrsquoeacutelimine pas pour autant la validiteacute de toute
critique notamment celle (qui rejoint drsquoune certaine maniegravere celle des autres aspects de lrsquoeacutelocution
musicale) portant sur les risques de confusion entre plusieurs eacutemotions diffeacuterentes que pourrait
mobiliser une mecircme figure Mais ce nrsquoest lagrave qursquoun aspect parmi drsquoautres des limites touchant
lrsquoexpression musicale des eacutemotions
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
194
CHAPITRE 7 ndash APREgraveS LA POEacuteTIQUE MUSICALE ENJEUX ET DEacuteBATS
INTRODUCTION
La tradition de la rheacutetorique musicale srsquoest eacuteteinte en Allemagne au cours du XVIIIe siegravecle
Ce pheacutenomegravene comme nous lrsquoavons vu peut ecirctre associeacute agrave un certain nombre de facteurs parmi
lesquels figurent le deacuteclin de lrsquoenseignement de la rheacutetorique elle-mecircme le changement de styles
musicaux (galant puis laquo classique raquo) lrsquoimportance croissante de la musique instrumentale1 ou
encore lrsquoideacutee que lrsquoon peut se faire du domaine des affects Cependant si lrsquoon examine les divers
aspects de la penseacutee musicale agrave partir de la fin du XVIIIe siegravecle et jusqursquoagrave aujourdrsquohui on remarquera
que lrsquoattention porteacutee agrave la question des eacutemotions associeacutees agrave la musique ne faiblit pas qursquoelle suscite
mecircme un grand inteacuterecirct En outre lrsquoideacutee de laquo discours raquo musical subsiste agrave la disparition de la
rheacutetorique musicale
Ce qui semble bien srsquoeffacer en mecircme temps que cette derniegravere en revanche crsquoest la faccedilon
dont les trois termes de musique de discours et drsquoaffects se trouvaient eacutetroitement associeacutes Nous
pourrions dire que dans le contexte de la musica poetica lrsquoorganisation de lrsquoœuvre deacutependait en
premier lieu du discours La musique tout en conservant certaines regravegles propres eacutetait eacutelaboreacutee
dans ce cadre et les affects repreacutesenteacutes ou susciteacutes eacutetaient envisageacutes en fonction des neacutecessiteacutes
du discours Aussi peut-on consideacuterer aujourdrsquohui comme lrsquoenvisage Francis Wolff que le
laquo problegraveme de lrsquoeacutemotion raquo dans la musique tel qursquoil se pose depuis tient agrave cet heacuteritage
1 ETA Hoffmann affirmait que la symphonie eacutetait laquo devenue pour ainsi dire lrsquoopeacutera des instruments raquo Citeacute par DAHLHAUS 1997 p 17
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
196
LrsquoHumanisme naissant avait fait de lrsquoeacutemotion la finaliteacute de la musique elle eacutetait exprimeacutee par
le texte soutenue par les inflexions vocales et les intonations instrumentales Les voix et le drame
srsquoestompant comme agrave la limite de la mer un visage de sable la finaliteacute humaniste est resteacutee crsquoest
lrsquoeacutemotion mais elle est deacutesormais orpheline du texte1
Une grande source de confusion concernant le thegraveme de la rheacutetorique musicale tient agrave ce
que mecircme si lrsquoon est conscient de la place majeure qursquoy tient la penseacutee theacuteorique exposeacutee dans les
traiteacutes de lrsquoAllemagne baroque on puisse vouloir se refuser agrave la limiter agrave cette tradition On peut
mecircme vouloir envisager un concept laquo large raquo de rheacutetorique musicale non limiteacute dans le temps en
cherchant agrave savoir par exemple si certaines œuvres musicales ne rempliraient pas des critegraveres
entrant dans un tel concept quand bien mecircme ne seraient-elles pas qualifieacutees de la sorte Pour
autant cela ne saurait nous dispenser de garder agrave lrsquoesprit une caracteacuteristique propre agrave la rheacutetorique
musicale baroque le fait que le discours dont il est question est fondamentalement un texte chanteacute
crsquoest-agrave-dire un discours verbal et que le deacuteclenchement des passions ne se conccediloit pas
indeacutependamment de ce discours verbal2
Le modegravele la regravegle principale dans le cadre de la rheacutetorique musicale baroque (italienne ou
allemande) est externe agrave la musique Aussi dans un contexte ougrave une place de plus en plus grande
revient agrave la musique instrumentale lrsquoideacutee drsquoun laquo discours musical raquo ne peut que changer
profondeacutement de nature Il srsquoagira degraves lors drsquoun discours autonome speacutecifiquement musical Nous
pouvons alors avoir affaire agrave des concepts de discours musical (et eacuteventuellement de rheacutetorique
musicale) bien diffeacuterents Drsquoougrave le risque de confusions
Les diverses theacuteories susceptibles drsquoeacuteclairer le problegraveme de la rheacutetorique musicale et des
eacutemotions (du XIXe siegravecle agrave aujourdrsquohui) se preacutesentent ainsi drsquoune maniegravere tregraves morceleacutee le discours
verbal ne jouant plus son rocircle de fil directeur De maniegravere tregraves scheacutematique nous pourrions dire
que le plus souvent la musique est penseacutee soit comme un discours soit comme un art eacutetroitement
associeacute aux eacutemotions Ou en drsquoautres termes penseacutee soit du point de vue du message qursquoelle
constitue soit de lrsquoeffet qursquoelle produit sur le public Mais ces deux approches ne se trouvent pas
pour autant neacutecessairement associeacutees et dire que la musique serait le langage des eacutemotions ne
suffit pas degraves lors que lrsquoon oublie de preacuteciser si lrsquoon entend cette expression au sens strict du terme
ou srsquoil srsquoagit drsquoune simple meacutetaphore
1 WOLFF 2015 p 244-245 2 Commentant lrsquoavis de Pontus de Tyard qui preacutefeacuterait la douceur de la voix seule au laquo grand bruit raquo inintelligible de la musique figureacutee Freacutedeacuteric de Buzon rappelle qursquolaquo il y a un effet de la musique dans lrsquoeacutemotion des passions mais qui nrsquoa de sens que si le texte poeacutetique fournit un sujet lrsquointelligibiliteacute du texte est essentielle raquo DE BUZON 1992 p 122
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
197
Dans ce panorama des multiples maniegraveres drsquoenvisager la musique que nous proposons une
premiegravere approche consiste agrave se preacuteoccuper avant tout du message musical et drsquoun eacuteventuel lien de
cause agrave effet qursquoil serait susceptible drsquoentretenir avec telle ou telle eacutemotion particuliegravere Mais cette
approche passe sous silence comme si cela ne meacuteritait pas drsquoecirctre examineacute une distinction entre
expression (musicale) drsquoune eacutemotion et deacuteclenchement de lrsquoeacutemotion chez lrsquoauditeur En effet dans
ces diverses conceptions parfois radicalement diffeacuterentes des eacutemotions musicales ce qui est
implicitement donneacute pour acquis crsquoest que par mimeacutetisme il y aurait une sorte de communication
ou de contagion eacutemotionnelle
Or cette supposition peut ecirctre contesteacutee et de multiples maniegraveres On peut tout drsquoabord
consideacuterer que si la musique suscite des eacutemotions ces derniegraveres pourraient bien ecirctre speacutecifiquement
musicales et non par les eacutemotions simplement transmises par la musique Ensuite on ne peut
durablement srsquointerroger sur la communication drsquoeacutemotions par la musique sans observer
qursquoexprimer une eacutemotion et provoquer une eacutemotion ne signifient pas la mecircme chose le terme
drsquoexpression pouvant lui-mecircme revecirctir plusieurs sens Enfin ne consideacuterer que le message musical
risque drsquoinciter agrave voir lrsquoauditeur comme une sorte drsquoobjet drsquoexpeacuterience purement passif La question
de la reacuteception de la musique devient donc deacutecisive (et non pas simplement celle des eacutemotions ou les
eacutetats drsquoacircme que le compositeur voudrait communiquer ni celle de la musique elle-mecircme ndash de la
musique laquo seule raquo)
A THEacuteORIES PHILOSOPHIQUES AU XIXe ET AU XXe SIEgraveCLE
Avec le deacuteclin de la rheacutetorique musicale et lrsquoapparition drsquoune conception de la musique
libeacutereacutee de toute regravegle extramusicale lrsquoideacutee drsquoun langage musical autonome se deacuteveloppe Lrsquoimitation
musicale se trouve freacutequemment compareacutee au XVIIIe siegravecle agrave un langage1 On trouve formuleacutee chez
Kant lrsquoideacutee selon laquelle la musique serait le laquo langage des affects raquo
De mecircme que la modulation est en quelque sorte un langage universel des sensations
intelligible pour tout homme de mecircme la musique utilise ce langage pour lui-mecircme et dans toute sa
1 Crsquoest le cas chez Rousseau Diderot ou drsquoAlembert qui poursuivent lagrave lrsquoideacutee drsquoimitation preacutesente chez Du Bos ou Batteux (MULLER FABRE 2013 p 17) ce dernier voyant lrsquoimitation de la nature comme point commun agrave lrsquoensemble des laquo beaux arts raquo (ABROMONT 2001 p 453)
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
198
puissance en tant que langage des affects et communique donc universellement en obeacuteissant agrave la loi
de lrsquoassociation les ideacutees estheacutetiques qui y sont lieacutees1
Le point de deacutepart pour Kant mais avant lui pour Rousseau ainsi que dans bien des
theacuteories qui suivront est lrsquointonation vocale Ce concept de langage lrsquoideacutee du modegravele que jouerait
la voix pour la musique ainsi que celle drsquoune musique laquo pure raquo vont conduire agrave lrsquoeacutelaboration de
multiples theacuteories philosophiques destineacutees agrave rendre compte du lien existant entre musique et
eacutemotions
A1 LES EacuteMOTIONS ET LrsquoIDEacuteE DE LA MUSIQUE ABSOLUE
Sous lrsquoinfluence des poegravetes romantiques comme Ludwig Tieck Wilhelm Heinrich
Wackenroder puis ETA Hoffmann se constitue au deacutebut du XIXe siegravecle une maniegravere drsquoenvisager
la musique comme un art autonome une musique pure ou absolue ne devant plus ses principes agrave un
art exteacuterieur comme crsquoeacutetait le cas dans la rheacutetorique musicale La musique tendra mecircme agrave ecirctre
conccedilue comme le plus eacuteleveacute des arts La theacuteorie romantique de la musique absolue se forge agrave partir
de lrsquoestheacutetique musicale de lrsquoEmpfindsamkeit dans les anneacutees 1780-17902 et relegraveve du topos poeacutetique
de lrsquoineffable3 Elle tend agrave voir dans la musique instrumentale une laquo religion de lrsquoart raquo4
Lrsquoideacutee de la musique absolue ndash lrsquoaffirmation de la musique instrumentale comme laquo veacuteritable raquo
musique ndash srsquoassocie () chez Hoffmann agrave lrsquoestheacutetique du sublime La musique laquo deacutetacheacutee raquo du langage
et des fonctions laquo srsquoeacutelegraveve raquo par-dessus les limitations terrestres vers le pressentiment de lrsquoinfini5
A11 Influence du romantisme
Quand on aborde le XIXe siegravecle on preacutesente souvent la philosophie de lrsquoart en geacuteneacuteral et
de la musique en particulier agrave travers lrsquoopposition entre une estheacutetique de la forme et une estheacutetique
du sentiment Mais les distinctions qui caracteacuterisent la musique allemande du XIXe siegravecle ne
dessinent pas toujours des frontiegraveres bien nettes Lrsquoopposition entre le courant romantique et un
autre formaliste (peut-ecirctre davantage inscrit dans la continuation du siegravecle preacuteceacutedent) est elle-
mecircme parfois effaceacutee Ceci toutefois nrsquoest incompreacutehensible que si lrsquoon oublie le fait que le
1 KANT 1985 Critique de la faculteacute de juger sect 53 p 287 2 DAHLHAUS 1997 p 39 3 laquo la musique exprime ce que des mots ne sauraient mecircme bredouiller raquo DAHLHAUS 1997 p 61 4 Voir DAHLHAUS 1997 chap VI 5 DAHLHAUS 1997 p 38
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
199
romantisme a aussi influenceacute les partisans du formalisme drsquoune certaine maniegravere crsquoest tout
lrsquounivers musical du XIXe siegravecle allemand qui srsquoest trouveacute marqueacute peu ou prou par le paradigme de
la laquo religion de lrsquoart raquo Lrsquoideacuteal musical de toute cette eacutepoque a chercheacute agrave associer une theacuteorie faisant
de la musique un langage au-delagrave du langage (en adoptant ou non les principes matheacutematiques
heacuteriteacutes du XVIIIe siegravecle) Drsquoougrave lrsquoinfluence drsquoun philosophe comme Schopenhauer qui accordait agrave la
musique une place deacutecisive
la musique qui va au-delagrave des Ideacutees est complegravetement indeacutependante du monde pheacutenomeacutenal
() Elle nrsquoest donc pas comme les autres arts une reproduction des Ideacutees mais une reproduction de
la volonteacute au mecircme titre que les Ideacutees elles-mecircmes1
Les conceptions de Schopenhauer pouvaient tout autant marquer Wagner (deacutecouvrant son
œuvre en 1854) que pour certains aspects srsquoaccorder avec la theacuteorie de Hanslick Et lrsquoon trouve
drsquoailleurs agrave la source de courants que lrsquoon tient parfois pour inconciliables un concept de logique
musicale lequel fut expliciteacute par Forkel ndash crsquoest-agrave-dire par un theacuteoricien de la rheacutetorique musicale
Le langage est le vecirctement des penseacutees comme la meacutelodie est le vecirctement de lrsquoharmonie On
peut deacutefinir sous cet angle lrsquoharmonie comme une logique de la musique puisqursquoelle entretient avec la
meacutelodie agrave peu pregraves le mecircme rapport que la logique avec lrsquoexpression dans le langage elle corrige et
deacutetermine une phrase meacutelodique de telle maniegravere que celle-ci paraicirct devenir une veacuteriteacute reacuteelle pour le
sentiment2
Voyons en quoi la question des eacutemotions musicales et de la possibiliteacute que lrsquoon puisse les
susciter chez le public est abordeacutee chez deux auteurs que lrsquoon peut consideacuterer comme faisant partie
des plus repreacutesentatifs respectivement de lrsquoestheacutetique de la forme et de celle du sentiment3
A12 Le formalisme hanslickien
La penseacutee de Hanslick est une forme aboutie de ce que lrsquoon deacutenomme souvent de maniegravere
un peu sommaire le laquo formalisme musical raquo On pourrait reacutesumer cette theacuteorie en disant qursquoelle
srsquoen tient agrave la musique elle-mecircme Selon Hanslick qui considegravere la musique comme une laquo forme
1 SCHOPENHAUER 2004 sect 52 p 329 2 Forkel J-N Allgemeine Geschichte der Musik Leipzig 1788 (reacuteeacutedition Graz 1967) vol I p 24 Drsquoapregraves Dahlhaus Tieck avait suivi les confeacuterences de Forkel agrave Goumlttingen 3 On peut associer agrave lrsquoapproche formaliste de la musique un compositeur comme Brahms et plus tard le philosophe Wittgenstein dont les remarques sur la question se rapprochent fortement de la theacuteorie de Hanslick Concernant lrsquoestheacutetique dite du sentiment on citera Wagner ainsi que Nietzche ndash qui fut initialement tregraves proche de la meacutetaphysique de Schopenhauer mais eacutevolua par la suite
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
200
autonome du beau raquo1 la maniegravere dont elle est abordeacutee dans les conversations de son temps
constitue une laquo vieille erreur raquo par laquelle sa seule base estheacutetique serait lrsquoeacutemotion ou la passion2
le sentiment joue un double rocircle dans la maniegravere geacuteneacuteralement adopteacutee de consideacuterer la
musique Ou bien on assigne agrave cet art pour but et mission drsquoeacuteveiller des sentiments de laquo beaux raquo
sentiments ou bien on deacutesigne les sentiments comme contenus de la musique exprimeacutes par lrsquoœuvre
drsquoart Les deux deacutefinitions ont cela de commun qursquoelles sont aussi fausses lrsquoune que lrsquoautre3
Le ton souvent poleacutemique voire virulent qui est souvent celui de Hanslick est sans doute
du ndash au moins en partie ndash au fait qursquoil considegravere que la tendance dominante bien avant lui mais
aussi agrave sa propre eacutepoque est bien agrave une estheacutetique domineacutee par le sentiment Il eacutetablit drsquoailleurs
une liste nominative des auteurs auxquels il srsquooppose On y voit ainsi citeacutes les repreacutesentants de la
rheacutetorique musicale du XVIIIe siegravecle comme Mattheson Neidhardt ou Forkel ainsi que des auteurs
qui lui sont contemporains comme Gottfried Weber4 ou Wagner
Quelques citations de musicographes anciens et modernes choisis dans la foule de ceux dont
nous disposons [] pour donner une ideacutee de lrsquoempire qursquoest arriveacute agrave exercer lrsquoopinion en question
Mattheson laquo Dans toute meacutelodie nous devons nous proposer comme but principal une
eacutemotion de lrsquoacircme (ou plusieurs si la situation srsquoy precircte) raquo []
Neidhardt laquo Le but final de la musique est drsquoexciter toutes les passions par de simples sons et
par leur rythme mieux que le meilleur orateur raquo []
J-N Forkel laquo Les figures en musique sont la mecircme chose qursquoen rheacutetorique et en poeacutesie crsquoest-
agrave-dire les maniegraveres diverses drsquoexprimer les sentiments et les passions raquo []
Gottfried Weber laquo La musique est lrsquoart drsquoexprimer des sentiments par les sons raquo []
Richard Wagner laquo Lrsquoorgane du cœur est le son son langage artistiquement conscient est la
musique raquo5
Ces extraits nous informent sur deux choses drsquoune part Hanslick reacutecuse clairement la
penseacutee qui a sous-tendue lrsquoAffekenlehre de la tradition baroque mais aussi et alors mecircme que la
tradition de la rheacutetorique musicale a disparue sur le fait que certaines de ses bases conceptuelles
seraient non seulement preacutesentes mais mecircme probablement toujours dominantes
1 HANSLICK 1986 p 60 2 Op cit p 61 3 Ibid 4 Jacob Gottfried Weber (1779-1839) musicographe auteur drsquoune Theorie der Tonsetzkunst (dont est tireacute de la deuxiegraveme eacutedition de 1821 t I p 15 lrsquoextrait citeacute par Hanslick) 5 HANSLICK 1986 p 68-70
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
201
Il convient de souligner ici qursquoHanslick ne rejette nullement lrsquoexistence ni mecircme le rocircle des
eacutemotions ou des sentiments dans la musique 1 il indique drsquoailleurs clairement sa position sur la
question
Des adversaires passionneacutes mrsquoont attribueacute lrsquointention de faire la guerre agrave tout ce qui touche au
sentiment mais [] je me borne agrave protester contre lrsquoimmixtion abusive du sentiment dans la science []
Je suis parfaitement drsquoavis qursquoen derniegravere analyse lrsquoappreacuteciation du beau reposera toujours sur lrsquoaction
immeacutediate du sentiment2
La reacutealiteacute de la thegravese soutenue par Hanslick est qursquoil prend en compte agrave la fois la forme et
les sentiments mais refuse lrsquoaffirmation selon laquelle les sentiments ou les eacutemotions seraient
contenus dans la musique ni mecircme qursquoils les entraicircneraient selon une loi de cause agrave effet 3 disons
que la musique peut drsquoune maniegravere assez geacuteneacuterale eacuteveiller des eacutemotions Hanslick ne tient pas les
eacutemotions pour neacutegligeables il leur accorde un statut diffeacuterent de celui que leur confegraverent les
tenants de la laquo sensibiliteacute raquo
Hanslick applique en quelque sorte agrave la musique lrsquoimpeacuteratif cateacutegorique de Kant la
musique est une fin en elle-mecircme non pas seulement un moyen Il fait reposer son argument sur
le fait que les eacutemotions contiennent des penseacutees Selon Malcolm Budd4 qui partage sur ce point
lrsquoopinion de Hanslick le raisonnement serait le suivant
(i) la musique ne peut repreacutesenter les penseacutees (ii) les sentiments deacutefinis et les eacutemotions (hellip)
entraicircnent ou contiennent des penseacutees par conseacutequent (iii) la musique ne peut repreacutesenter des
sentiments ou des eacutemotions deacutefinies5
Hanslick admet toutefois une exception agrave cette affirmation
la musique peut repreacutesenter les laquo proprieacuteteacutes dynamiques raquo des sentiments leur force et la faccedilon
par laquelle elles se deacuteveloppent leur laquo vitesse lenteur force faiblesse augmentation et diminution
drsquointensiteacute raquo6
1 En ce sens le titre que Budd donne au chapitre de son ouvrage Music and the Emotions consacreacute agrave Hanslik (laquo The repudiation of emotion raquo) peut-il ecirctre de nature agrave suggeacuterer une ideacutee inexacte de lrsquoestheacutetique hanslickienne 2 HANSLICK 1986 p 56 3 Op cit 65-66 4 Notre eacutetude des relations entre musique et eacutemotions tout particuliegraverement agrave partir du XIXe siegravecle accorde une place importante aux analyses apporteacutees par cet auteur dans son ouvrage Music and the Emotions ndash The Philosophical Theories (BUDD 1985) 5 BUDD 1978 II sect6 2015 p 56 HANSLICK 1986 p 72-73 6 Ibid HANSLICK 1986 p 75
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
202
Hanslick ajoute que deux sentiments opposeacutes peuvent parfois partager des proprieacuteteacutes
dynamiques semblables Si la position qursquoil deacutefend est donc bien fondamentalement une deacutefense
de lrsquoautonomie de la musique il semblerait qursquoune telle autonomie ne soit pas totale ndash en teacutemoigne
cette relation qursquoil reconnait avec les proprieacuteteacutes dynamiques des sentiments
Il apparaicirct qursquoHanslick admet lrsquoexistence de deux types de lien entre musique et eacutemotion
(ce qui interdit donc une version forte drsquoun tel formalisme musical) (a) lrsquoeacuteveil musical de lrsquoeacutemotion
et (b) lrsquoexpression musicale de lrsquoeacutemotion Comment consideacuterer alors pour que la musique soit bien
une laquo forme autonome du beau raquo le rocircle de lrsquoeacuteveil musical des eacutemotions par la musique La reacuteponse
drsquoHanslick consiste agrave deacutefinir lrsquoexpeacuterience de la musique comme contemplation deacutepassionneacutee crsquoest-
agrave-dire une contemplation dans laquelle la notion mecircme de plaisir est contingente une expeacuterience
laquo affranchie de lrsquoexpeacuterience de lrsquoeacutemotion raquo1 Budd remarque toutefois qursquoil nrsquoest pas neacutecessaire de
nier laquo le rocircle drsquoune eacutemotion extra-musicale dans la reacuteaction estheacutetique agrave la musique raquo pour conserver
la nature speacutecifiquement musicale de la beauteacute en musique et donc pour respecter son autonomie
Le laquo deacutesaveu raquo (ou la laquo reacutepudiation raquo) de lrsquoeacutemotion2 dans la musique serait en ce sens une opeacuteration
inutile
Le second type de lien valable selon Hanslick entre eacutemotion et œuvre musicale concerne
lrsquoexpression musicale de lrsquoeacutemotion Il faut entendre ici le fait qursquoune œuvre musicale peut ecirctre
caracteacuteriseacutee par des termes drsquoeacutemotion employeacutes de maniegravere strictement figurative Hanslick
reconnait en effet un usage individuel des termes drsquoeacutemotion (usage qursquoil a fait lui-mecircme tregraves
reacuteguliegraverement en tant que critique musical dans des comptes rendus de concerts) On rejoint ici
ce que Budd nomme laquo thegravese de la description purement audible raquo une thegravese qui si elle nrsquoest pas
pleinement convaincante est utile dans le cas de traits de la musique pour lesquels on ne dispose
pas de nom (on peut alors leur associer par deacuteplacement des adjectifs relevant de la nature comme
laquo nuageux raquo ou des eacutemotions) On remarquera agrave ce sujet que le vocabulaire des eacutemotions joue alors
pour Hanslick un rocircle finalement assez proche de celui de la rheacutetorique jouait initialement chez
Burmeister un reacuteservoir lexical destineacute agrave suppleacuteer une carence terminologique strictement
musicale
Pour Hanslick ce nrsquoest pas la repreacutesentation des sentiments qui deacutetermine la valeur de la
musique mecircme si lrsquoeacuteveil drsquoeacutemotions est possible Que peut-on en deacuteduire alors en ce qui concerne
le rocircle des eacutemotions dans lrsquoapproche drsquoune rheacutetorique musicale Si Hanslick parvient agrave justifier
1 BUDD 1978 II sect11 2015 p 67 HANSLICK 1986 p 61-67 p 121 sq 2 Pour reprendre lrsquoexpression choisie par M Budd pour deacutesigner la penseacutee de Hanslick
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
203
son propos une approche de ce genre risque de se trouver infondeacutee Toutefois comme lrsquoobserve
Budd qui pourtant deacutefend lrsquoexigence drsquoautonomie de la musique (et en ce sens se positionne
comme un tenant du formalisme) lrsquoexistence drsquoun lien possible entre la beauteacute musicale et la
repreacutesentation drsquoun sentiment nrsquoest pas reacutefuteacutee par Hanslick1 Lrsquoideacutee de rheacutetorique musicale est
finalement davantage mise entre parenthegraveses que congeacutedieacutee Lrsquoindeacuteniable valeur de la conception
formaliste ne doit pas faire oublier ses limites2
A13 Lrsquoestheacutetique musicale de Schopenhauer
Toujours en envisageant que lrsquoideacutee de la musique absolue se deacutecline au XIXe siegravecle selon
les deux principales cateacutegories de lrsquoestheacutetique de la forme et de lrsquoestheacutetique du sentiment on peut
consideacuterer que crsquoest Schopenhauer qui fournit dans Le Monde comme volonteacute et comme repreacutesentation la
version sans doute la plus ceacutelegravebre du second cas
La musique nrsquoy est plus penseacutee comme chez Hanslick selon le critegravere central du Beau mais
selon celui de la volonteacute pour Schopenhauer le monde nrsquoexiste exteacuterieurement que comme
repreacutesentation et inteacuterieurement comme volonteacute (laquelle est premiegravere) Puisque nous faisons
partie des entiteacutes dont nous souhaitons connaicirctre la nature intime laquo se tient devant nous (hellip) un
passage souterrain un accord secret raquo Le paralleacutelisme avec Kant prend alors fin car la chose en
soi est susceptible drsquoecirctre connue il faut pour cela que notre conscience soit enleveacutee dans la
contemplation deacutepassionneacutee de lrsquoobjet
La musique est une copie de lrsquoessence la plus intime du monde la volonteacute qursquoelle rend
manifeste ainsi tout comme la vie une meacutelodie est un processus avec un deacutebut et une fin de
mecircme la succession de deacutesaccords et de reacuteconciliation dans une meacutelodie est analogue agrave celle de
deacutesirs toujours nouveaux et de leur satisfaction
Crsquoest en raison drsquoune correspondance entre les modes de la volonteacute (dont les eacutemotions) et
les meacutelodies que la musique est qualifieacutee de laquo langage des eacutemotions raquo la musique exprimant non
une occurrence particuliegravere mais lrsquoessence abstraite des pheacutenomegravenes eux-mecircmes La musique peut
in abstracto deacutepeindre et reproduire dans le deacutetail les eacutemotions humaines et nous aimons y entendre
lrsquohistoire secregravete de notre volonteacute
1 Sandrine Darsel souligne eacutegalement les faiblesses de la position de Hanslick rappelant notamment que laquo les eacutemotions sont des
formes de vie complexes raquo et qursquolaquo une œuvre musicale peut repreacutesenter sans lrsquoaide de mots les composants cognitifs drsquoune eacutemotion raquo DARSEL 2009 p 128 2 On pourrait formuler le mecircme genre drsquoobservation au sujet du laquo formalisme enrichi raquo (enhanced formalism) deacuteveloppeacute au cours des derniegraveres deacutecennies par Peter Kivy
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
204
Le problegraveme de la theacuteorie de Schopenhauer est que si brillante soit-elle elle preacutesente de
nombreuses faiblesses pointeacutee par M Budd1
Elle heacuterite en premier lieu des faiblesses de sa meacutetaphysique En effet cette derniegravere
implique entre autres (a) de supposer une chose en soi nrsquoexistant ni dans le temps ni dans lrsquoespace
mais srsquoy laquo objectivant raquo dans notre monde spatio-temporel raquo (b) de postuler une laquo volonteacute raquo qui
serait la nature intime des choses du monde naturel (c) de concevoir un pur objet de connaissance
Il convient en outre pour souscrire agrave cette meacutetaphysique drsquoaccepter le pessimisme de son auteur
concernant lrsquoexistence humaine
La theacuteorie de Schopenhauer preacutesente drsquoautres deacutefauts (a) souvent la musique ne produit
pas les effets qursquoil deacutecrit qursquoune meacutelodie soit analogue au chemin par lequel se fait connaicirctre agrave
nous la volonteacute ne suffit pas agrave la rendre inteacuteressante (b) la valeur eacuteleveacutee que Schopenhauer confegravere
agrave la musique est eacutequivoque si elle peut peacuteneacutetrer notre cœur par flatterie comme il lrsquoeacutecrit elle nrsquoest
plus qursquoune consolation occasionnelle (c) enfin on peut constater dans un exemple comme le
Preacutelude de Tristan et Isolde qursquoun effort continuel peut ne jamais se trouver pleinement reacutesolu
La conclusion de Budd est donc qursquoen deacutepit du rocircle consideacuterable que Schopenhauer
attribue agrave la musique sa philosophie de la musique nrsquoest pas recevable
Comme nous lrsquoavons indiqueacute les diffeacuterences entre les deux principales tendances de
lrsquoestheacutetique musicale ne doivent pas faire oublier ce qursquoelles ont en commun Car mecircme si lrsquoune
promeut une conception de la musique comme un art autonome alors que lrsquoautre la fait deacutependre
drsquoun domaine qui lui est exteacuterieur lrsquoinfluence romantique se manifeste dans les deux cas (Beethoven
pouvant repreacutesenter de ce point de vue un laquo ancecirctre raquo commun tant pour Brahms que pour
Wagner tant pour Hanslick que pour Schopenhauer) Et crsquoest le jugement subjectif qui est privileacutegieacute
dans les deux cas qursquoil srsquoagisse drsquoacceacuteder au Beau ou agrave la Volonteacute Degraves lors que la musique soit en
contact direct ou simplement accidentel avec les eacutemotions ces derniegraveres ne sont de toutes maniegraveres
pas envisageacutees comme des pheacutenomegravenes objectifs Comment dans ces conditions pourrait-on
envisager de les mobiliser comme dans lrsquoancien contexte de la poeacutetique musicale
A2 DE NOUVELLES CONCEPTIONS DU DISCOURS MUSICAL
Avec le deacuteveloppement des sciences expeacuterimentales reacuteapparait mecircme si crsquoest dans une
perspective tregraves diffeacuterente de lrsquoacircge baroque lrsquointeacuterecirct concernant la nature des pheacutenomegravenes affectifs
1 BUDD 1978 chapitre V sectsect 11-14
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
205
La relation des eacutemotions agrave la musique sera alors envisageacutee agrave nouveau frais et des conceptions
anciennes trouveront des formulations ineacutedites
A21 Rocircle de la voix
Nous avions vu que pour Scheibe si la musique est un art oratoire particuliegraverement adapteacute
agrave lrsquoexpression des affects crsquoest en raison de son origine qui est eacutetroitement associeacutee agrave la voix
humaine Une telle conception qui semble retrouver les anciennes consideacuterations de Mei sur la
nature monodique de la musique grecque se retrouve dans le texte posthume de Rousseau consacreacute
agrave lrsquoorigine des langues
Les preacutemiegraveres histoires les preacutemiegraveres harangues les preacutemiegraveres lois furent en vers la poesie
fut trouveacutee avant la prose cela devoit ecirctre puisque les passions parleacuterent avant la raison Il en fut de
mecircme de la musique il nrsquoy eut point drsquoabord drsquoautre musique que la meacutelodie ni drsquoautre meacutelodie que le
son varieacute de la parole les accens formoient le chant les quantiteacutes formoient la mesure et lrsquoon parloient
autant par les sons et par le rythme que par les articulations et les voix Dire et chanter eacutetoit autrefois la
mecircme chose dit Strabon ce qui montre ajoucircte-t-il que la poumlesie est la source de lrsquoeacuteloquence Il faloit
dire que lrsquoune et lrsquoautre eurent la mecircme source et ne furent drsquoabord que la mecircme chose1
En deacutepit des changements ayant marqueacute tant la musique que la science et donc la maniegravere
de concevoir la nature des affects le rocircle attribueacute agrave la voix humaine comme facteur principal dans
les eacutemotions musicales reacuteapparaicirct tregraves reacuteguliegraverement Par exemple chez Darwin
Les sonoriteacutes musicales et le rythme eacutetaient employeacutes par nos ancecirctres preacutehumains pendant la
saison des amours lorsque toutes sortes drsquoanimaux eacutetaient exciteacutes non seulement par lrsquoamour mais aussi
par les passions fortes de la jalousie de la rivaliteacute et du triomphe En raison du principe profondeacutement
ancreacute des associations heacuteriteacutees les sonoriteacutes musicales seraient dans ce cas semblables agrave lrsquoeacutevocation
vague et indeacutetermineacutee des eacutemotions fortes drsquoune eacutepoque lointaine2
Il suffit alors de suivre le propos de Darwin pour y retrouver lrsquoeacutecho de Rousseau et faisant
en quelque sorte de lrsquoorateur et du musicien des cousins La laquo source raquo commune au dire et au
chanter remontant mecircme clairement pour Darwin aux instincts preacutehumains dont les passions
participent
1 ROUSSEAU 1990 p 115 Essai sur lrsquoorigine des langues chap XII 2 DARWIN citeacute par BUDD 1978 chap IV sect 6 2015 p 112
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
206
Lrsquoorateur exalteacute le barde ou le musicien quand il excite chez ses auditeurs les eacutemotions les
plus fortes au moyen de sonoriteacutes varieacutees et de cadences soupccedilonne quelque peu qursquoil use des mecircmes
moyens que ceux par lesquels ses ancecirctres semi-humains eacuteveillaient il y a bien longtemps les passions
ardentes de tout un chacun alors qursquoils faisaient leur cour et eacutetaient soumis agrave la rivaliteacute1
Cet accent mis sur la parenteacute entre la voix et la musique ainsi que sur le rocircle deacuteterminant
que peut jouer la voix (directement ou indirectement agrave travers son imitation par la musique) ne
suffit toutefois pas agrave rendre compte de la relation qui existe entre lrsquoeacutemotion veacutehiculeacutee par la voix
et lrsquoeacutemotion ressentie par lrsquoauditeur En effet tout affect eacuteprouveacute ne peut pas ecirctre
systeacutematiquement rapporteacute agrave la simple reproduction drsquoun affect entendu quand une personne en
colegravere lance laquo taisez-vous raquo agrave une autre le son et le ton de sa voix ne cherchent pas agrave faire eacuteprouver
et reproduire cette colegravere par lrsquoautre mais bien plutocirct agrave provoquer quelque chose comme de
lrsquoobeacuteissance Dans le mecircme ordre drsquoideacutee le tout deacutebut drsquoune piegravece musicale (son exorde dans une
conception rheacutetorique) consiste parfois agrave frapper les esprits et non pas neacutecessairement pour
eacutevoquer le propos contenu dans le texte mais pour conduite le public agrave ecirctre attentif la fonction
est alors la mecircme que celle des coups frappeacutes au deacutebut drsquoune piegravece de theacuteacirctre
Ce deacutecalage possible entre expression et effet pourrait drsquoailleurs valoir en drsquoautres cas En
effet si la musique et la poeacutesie se trouvent lieacutees par cet eacuteleacutement commun qursquoest la voix la question
va alors se poser pour ce qui concerne les eacutemotions musicales de savoir si les eacutemotions dont il
srsquoagit sont agrave consideacuterer selon le point de vue de la premiegravere ou de la troisiegraveme personne Un poegraveme
lyrique peut ecirctre eacuteprouveacute comme srsquoil srsquoagissait soit drsquoune voix inteacuterieure soit drsquoun discours
comme R K Elliott a pu le souligner lorsque nous faisons lrsquoexpeacuterience drsquoun poegraveme comme
srsquoil eacutetait lrsquoexpression humaine de lrsquoeacutemotion notre imagination peut poursuivre selon lrsquoun ou lrsquoautre de
ces chemins nous pouvons eacuteprouver le poegraveme laquo de lrsquointeacuterieur raquo ou laquo de lrsquoexteacuterieur raquo Afin drsquoeacuteprouver le
poegraveme de lrsquointeacuterieur il convient de se placer soi-mecircme en imagination dans la situation du laquo locuteur raquo
du poegraveme et drsquoeacuteprouver lrsquoexpression et lrsquoeacutemotion exprimeacutee depuis cette position () Afin drsquoeacuteprouver le
poegraveme de lrsquoexteacuterieur on ne doit pas se placer en imagination dans la situation du locuteur du poegraveme2
La possibiliteacute que lrsquoauditeur puisse eacuteprouver un poegraveme ndash ou un poegraveme musical ndash de
lrsquoexteacuterieur met en eacutevidence le fait que lrsquoexpression drsquoune eacutemotion nrsquoappellera pas neacutecessairement le
ressenti de la mecircme eacutemotion Par exemple lrsquoexpression du regret ressentie en troisiegraveme personne
1 DARWIN 1965 p 87 217 Voir BUDD 1978 chap IV sect 6 2015 p 113 Darwin deacuteveloppe eacutegalement cette question dans The Descent of Man voir DARWIN 1881 Part III chap XIX ndash Voice and Musical Powers p 566-573 2 BUDD 1978 chap VI sect 6 2015 p 211
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
207
(laquo de lrsquoexteacuterieur raquo) pourra susciter de la pitieacute1 Le caractegravere abusif que peut comporter une
assimilation parfois faite entre laquo repreacutesenter raquo et laquo susciter raquo une eacutemotion preacutecise se manifeste bel
et bien nous y reviendrons ulteacuterieurement
A22 La musique comme langage autonome des affects
Un projet inheacuterent agrave lrsquoeacutelaboration de la rheacutetorique musicale auquel de multiples
contributions furent apporteacutees (degraves Caccini puis de Burmeister agrave Mattheson) trouva une posteacuteriteacute
bien apregraves la fin de la poeacutetique musicale Il srsquoagit de lrsquoeacutetablissement de correspondances les plus
rigoureuses possibles entre traits musicaux et affects associeacutes Cette quecircte trouva en effet un
deacutefenseur avec Deryck Cooke que lrsquoon peut consideacuterer comme un repreacutesentant des theacuteories
expressivistes de la musique (voire plus geacuteneacuteralement de lrsquoart) Dans cette approche la musique
est conccedilue comme un veacutehicule transmettant certaines expeacuteriences tout particuliegraverement les affects
De ce fait le compositeur est vu comme transformant ses eacutemotions en sons musicaux qui sont
transformeacutes en scheacutemas sur une partition lesquels sont transformeacutes en retour en sons musicaux enfin
transformeacutes en eacutemotions que lrsquoauditeur compreacutehensif eacuteprouve lorsqursquoil eacutecoute la musique2
Les eacuteleacutements de lrsquoexpression musicale reposent sur les tensions entre les notes caracteacuteriseacutees
par la hauteur le temps et le volume 3 un exposeacute donne une part importante agrave lrsquoexamen des divers
intervalles
Il est agrave noter que si ce projet reprend celui de la poeacutetique musicale cette derniegravere est
totalement absente de lrsquoouvrage de Cooke4 quand bien mecircme certaines œuvres de J-S Bach
servent drsquoillustration du propos alors que lrsquoauteur fait reacutefeacuterence agrave la polyphonie de la Renaissance
aux eacutepoques classique romantique et au XXe siegravecle Lrsquoexamen de la conception de lrsquoœuvre musicale
ne mentionne donc agrave aucun moment les parties de la rheacutetorique ne serait-ce qursquoagrave titre drsquoindication
Aussi nrsquoapparaicirct aucune remarque concernant ce qui pourrait correspondre agrave lrsquoinvention Lrsquoauteur
deacuteveloppe en revanche ce qursquoil considegravere comme une eacutetape essentielle (intervenant
chronologiquement apregraves la conception de lrsquoœuvre) lrsquoinspiration Se reacutefeacuterant agrave Freud Cooke
deacutefinit lrsquoinspiration en se basant sur lrsquoinconscient
1 Ibid 2 BUDD 1978 chap VII sect 3 2015 p 204 3 COOKE 1959 p 34 4 Lequel ne visait pas un style musical particulier mais la musique tonale laquo au sens le plus large du terme qursquoelle soit eacutecrite par Dufay en 1440 Byrd en 1611 Mozart en 1782 ou Stravinsky en 1953 raquo COOKE 1959 p xiii
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
208
Dans lrsquoinconscient du compositeur se trouve exposeacutee toute la musique qursquoil a pu entendre
eacutetudier ou eacutecrire lui-mecircme () Et crsquoest de ce magasin que doit venir lrsquoinspiration () En drsquoautres termes
ce que nous appelons laquo inspiration raquo doit ecirctre une nouvelle mise en forme creacuteative inconsciente de
mateacuteriaux preacuteexistants dans la tradition1
Cependant mecircme si la penseacutee de Cooke paraicirct ainsi eacutetrangegravere agrave celle de la musica poetica sa
conception concernant les eacutemotions musicales srsquoy apparente fortement et crsquoest pourquoi elle se
heurte agrave la mecircme objection que lui adresse Budd la theacuteorie expressiviste deacutefendue par Cooke en
effet laquo regarde la musique comme un pur outil raquo2 Or on ne peut dissocier aussi nettement
lrsquoexpeacuterience de lrsquohumeur ou de lrsquoeacutemotion exprimeacutee par une œuvre musicale de lrsquoexpeacuterience propre
agrave la musique elle-mecircme cette erreur Budd la nomme laquo heacutereacutesie de lrsquoexpeacuterience seacuteparable raquo3
En outre la conception deacutefendue par Cooke se heurte agrave un second obstacle relevant cette
fois drsquoune ideacutee de la musique comme art autonome (et non comme pour les theacuteoriciens de la musica
poetica drsquoune musique suivant un texte verbal)
lrsquoideacutee que la musique est un langage des eacutemotions est souvent critiqueacutee sur la base du fait qursquoil
manque agrave la musique une exigence essentielle du langage une syntaxe Un dictionnaire qui deacutefinit le
vocabulaire de base du supposeacute langage de la musique en assignant les eacutemotions agrave des phrases
meacutelodiques primitives omet un trait neacutecessaire du langage ndash un trait sans lequel le soit disant laquo langage raquo
ne veut rien dire ndash car il nrsquoapporte qursquoun vocabulaire et non des regravegles deacuteterminant la signification de
lrsquoensemble en vertu des significations de ses eacuteleacutements seacutemantiques et de leur arrangement4
Lrsquoouvrage de Cooke illustre ainsi toute la difficulteacute que peut rencontrer une entreprise
visant agrave eacutetablir pleinement la musique comme un langage des eacutemotions degraves lors que les eacutemotions
consideacutereacutees ne sont plus accessibles indeacutependamment de la musique elle-mecircme (par le texte) On
peut degraves lors chercher un modegravele associant la musique et les eacutemotions qui soit plus souple qui
prenne acte des limites de la musique dans sa preacutetention agrave ecirctre un langage
A23 Le symbole inacheveacute
1 COOKE 1959 p 171 2 BUDD 1978 chap VII sect 4 2015 p 206 3 Op cit chap VII sect 5 2015 p 209 Il convient de distinguer cette inseacuteparabiliteacute entre lrsquoexpeacuterience de lrsquoaffect et lrsquoexpeacuterience de la musique drsquoune autre celle entre laquo forme raquo et laquo contenu raquo de la musique ndash ponteacutee tant par Hanslick que par Wittgenstein (voir plus loin (B23 laquo Erreur de la musique consideacutereacutee comme un stimulus raquo) 4 BUDD 1978 chap VII sect 3 2015 p 205
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
209
Crsquoest un modegravele de ce genre qui est proposeacute par Susanne K Langer1 Un morceau de
musique y est deacutefini comme symbole preacutesentationnel et inacheveacute lequel symbolise la simple forme
drsquoun sentiment Voyons les divers concepts qui sont employeacutes
Le symbole est le veacutehicule de la conception drsquoun objet preacutesentant une structure similaire agrave
ce dernier (une image une partition une carte une proposition sont des symboles) Il faut
distinguer entre symbole linguistique et non-linguistique ou selon les termes de Langer entre
symbole discursif et non-discursif eacutegalement nommeacute laquo preacutesentationnel raquo Un symbole non-
discursif (un tableau par exemple) ne symbolise pas des uniteacutes de signification discregravetes et fixes
ses eacuteleacutements ne sont compris que par la signification du symbole saisi entiegraverement
Dans le cas particulier de la musique sa fonction principale est selon Langer de symboliser
les sentiments la musique serait le symbole preacutesentationnel de la vie eacutemotionnelle
On observera toutefois que diffeacuterentes sortes de sentiments peuvent partager la mecircme
morphologie en outre la musique possegravede quasiment tous les traits drsquoun symbolisme veacuteritable
mais non la preacutesence drsquoune signification fixe La musique repreacutesente donc la seule morphologie du
sentiment non sa nature complegravete crsquoest en cela qursquoelle est un laquo symbole inacheveacute raquo
De nombreuses critiques ont eacuteteacute adresseacutees agrave lrsquoencontre de la theacuteorie de Langer2 Au nombre
des critiques figure notamment le fait que la terminologie employeacutee pour le symbole discursif qui
est emprunteacutee au Tractatus logico-philosophicus de Wittgenstein (symbole discursif image fait eacutetat de
choses objets structure forme etc) nrsquoest pas employeacutee de la mecircme maniegravere il srsquoagit degraves lors
drsquoune imitation verbale du Tractatus ce qui ocircte au propos de Langer la pertinence que ce vocabulaire
devait apporter3
Lrsquointeacuterecirct de la musique serait de nous preacutesenter le sentiment de telle sorte que lrsquoon puisse y
reacutefleacutechir et le comprendre comme le fait le symbole discursif pour le monde physique Mais du fait
que la musique soit un laquo symbole inacheveacute raquo lequel ne peut que preacutesenter de nouvelles formes de
sentiments4 agrave suivre lrsquoideacutee drsquoune eacuteducation des sentiments par lrsquoart ne tient plus
Plus grave peut-ecirctre est le fait de constater que si le symbole musical est effectivement
laquo inacheveacute raquo sa situation est tregraves eacuteloigneacutee des conditions souhaiteacutees dans le cadre de cette thegravese
les formes en effet ne sont pas speacutecifiques aux sentiments Il faudrait que lrsquoaspect heacutedonique de
notre vie eacutemotive ne puisse donner lieu agrave une repreacutesentation pour que cette derniegravere valle comme
miroir de la morphologie du sentiment
1 Essentiellement dans Philosophy in a New Key 1951 2 Voir ARBO 2013 p 102-118 BUDD 1978 chap VI sectsect 7-14 DUFOUR 2005 p 64-66 FUBINI 1983 p 166-171 3- BUDD 1978 chap VI 4 Lrsquoexpression de laquo forme drsquoun sentiment raquo est elle-mecircme probleacutematique Voir agrave ce sujet ARBO 2013 p 107-110
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
210
Enfin une objection deacutecisive peut-ecirctre formuleacutee 1 les œuvres musicales remarquables et
celles qui sont quelconques ont la mecircme relation avec les formes de sentiments un symbole
preacutesentationnel ne possegravedera pas neacutecessairement de valeur musicale alors que Langer soutient que
toute œuvre articulant et preacutesentant le sentiment agrave notre compreacutehension est artistiquement bonne
En un tel cas une mauvaise œuvre musicale devrait avoir une forme diffeacuterente du sentiment qursquoelle
distord mais comment deacutefinir indeacutependamment de la forme drsquoune œuvre musicale celle du
sentiment dont elle est supposeacutee ecirctre le sujet Langer ne donne pas de reacuteponse Ne pas savoir si
la fausseteacute drsquoune œuvre musicale vis-agrave-vis du sentiment en constitue un deacutefaut retire tout son inteacuterecirct
agrave la thegravese de Langer
B MUSIQUE PSYCHOLOGIE ET THEacuteORIE DE LrsquoINFORMATION
Quelles que soient leurs particulariteacutes et leur pertinence respective les theacuteories que nous
avons examineacutees sont pour lrsquoessentiel speacuteculatives quand bien mecircme certaines srsquoappuient sur des
consideacuterations scientifiques comme crsquoest le cas pour Darwin Il est toutefois utile drsquoexaminer une
tout autre piste et de srsquointerroger sur les enseignements que peuvent apporter certaines disciplines
faisant intervenir lrsquoexpeacuterimentation scientifique
B1 LES EacuteMOTIONS
Si lrsquoon se situe dans un cadre ougrave la musique est assimileacutee agrave un art oratoire la musique a pour
but de susciter des eacutemotions chez lrsquoauditeur De ce point de vue lrsquoeacutetude concernant la nature des
eacutemotions proprement dites pourrait ecirctre consideacutereacutee comme secondaire mais cela ne signifie pas
qursquoelle perdre tout inteacuterecirct connaicirctre les eacutemotions peut en effet ecirctre aussi un point de deacutepart afin
de savoir comment eacutelaborer son laquo discours raquo Toute la troisiegraveme partie de la Rheacutetorique drsquoAristote
consiste preacuteciseacutement en une theacuteorie des passions destineacutee agrave fournir agrave lrsquoorateur une connaissance
indispensable preacutealable au travail drsquoeacutelaboration la theacuteorie des affects de lrsquoeacutepoque baroque comme
celle que propose Mattheson dans son Vollkommenne Capelmeister srsquoinscrit dans une deacutemarche
similaire
1 BUDD 1978 chap VI sect 14 2015 p 199-202
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
211
B11 Absence drsquoune theacuteorie unifieacutee des eacutemotions
Une hypotheacutetique theacuteorie des affects peut-elle ecirctre envisageable aujourdrsquohui La principale
difficulteacute qui se pose est qursquoil nrsquoexiste pas de doctrine unifieacutee concernant les pheacutenomegravenes affectifs
Le problegraveme se manifeste drsquoembleacutee agrave travers la difficulteacute ougrave nous trouvons quand il srsquoagit du
vocabulaire agrave employer Certains termes sont geacuteneacuteralement eacuteviteacutes comme laquo passion raquo qui a perdu
son statut de terme geacuteneacuterique deacutesignant le domaine des affects dans son ensemble il en va en effet
aujourdrsquohui diffeacuteremment
[Le terme de passion] deacutesigne soit des pheacutenomegravenes affectifs particuliegraverement intenses et
souvent dirigeacutes vers des personnes () soit peut-ecirctre les puissants deacutesirs lieacutes agrave leur satisfaction ou
frustration1
Quant au terme laquo sentiment raquo il peut deacutesigner tout agrave la fois un pheacutenomegravene cognitif ou une
disposition affective Le terme laquo eacutemotion raquo est deacutesormais celui qui est le plus souvent employeacute de
maniegravere geacuteneacuterale il peut ecirctre deacutefini comme laquo mouvement affectif raquo ou comme laquo reacuteaction affective
() agrave une situation reacuteelle ou imagineacutee raquo2
Cette situation demeure toutefois fragile chez P M S Hacker par exemple utiliseacute afin de
deacutesigner lrsquoensemble du domaine affectif le terme drsquoeacutemotion se restreint en tant que concept agrave une
cateacutegorie drsquoaffection Hacker distingue en effet trois sortes drsquoaffections (a) lrsquoagitation (eacutetat
temporaire qui nrsquoest pas motif drsquoaction) (b) lrsquoeacutemotion qui a un objet speacutecifique et est motif
drsquoaction (les eacutemotions se deacuteclinent en perturbations eacutemotionnelles et attitudes eacutemotionnelles) (c)
lrsquohumeur (mood) dispositionnelle ou occurrente et se manifestant dans un mode de comportement3
Le manque de preacutecision et surtout drsquoun usage commun concernant le vocabulaire des
affects nrsquoest pas une speacutecificiteacute contemporaine4 Cette difficulteacute reflegravete drsquoailleurs lrsquoimpossibiliteacute qui
semble reacutegner concernant une theacuteorie susceptible de recevoir un consensus sur la question laquelle
concerne autant lrsquoinvestigation philosophique que la recherche en psychologie
1 DEONNA TERRONI 2008 p 13-14 2 PACHERY 2006 p 244 3 HACKER 2004 p 7 4 Sans nous eacutetendre sur le sujet nous pouvons mentionner les reacutefeacuterences proposeacutees par Lalande dans son Vocabulaire technique et critique de la philosophie lrsquoincertitude concernant le statut du concept drsquoeacutemotion y transparaicirct selon qursquoil cite Theacuteodule Ribot (laquo Jrsquoentends par eacutemotion un choc brusque souvent violent intense avec augmentation ou arrecirct des mouvements la peur la colegravere le coup de foudre en amour etc En cela je me conforme agrave lrsquoeacutetymologie du mot eacutemotion qui signifie surtout mouvement raquo RIBOT Theacuteodule La logique des sentiments 1904 p 67) ou Paul Janet (laquo Nous appellerons eacutemotions les sensations consideacutereacutees du point de vue affectif crsquoest-agrave-dire comme plaisir et douleur et nous reacuteserverons le nom de sensation pour les pheacutenomegravenes de repreacutesentation raquo JANET Paul Traiteacute de philosophie) LALANDE Andreacute Vocabulaire technique et critique de la philosophie ()
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
212
il nrsquoexiste donc pas de veacuteritable theacuteorie des eacutemotions Par laquo veacuteritable theacuteorie de lrsquoeacutemotion raquo
jrsquoentends une theacuteorie de lrsquoorganisme humain ou des systegravemes biologiques en geacuteneacuteral au sein desquels
a lrsquoeacutemotion sa place propre parmi drsquoautres composantes comme le traitement de lrsquoinformation et
lrsquoadaptation1
Face agrave une telle situation il convient peut-ecirctre de srsquoen tenir agrave une conception minimaliste
des eacutemotions Crsquoest lrsquooption choisie par M Budd qui se preacuteoccupe avant tout de lrsquoeacutemotion
consideacutereacutee comme eacutepisode ou occurrence plutocirct que comme une disposition (comme une
tendance agrave subir lrsquoeacutemotion quand des penseacutees sont agrave lrsquoesprit) Les deacutefinitions les plus plausibles
concernant les eacutemotions suivent celles qui sont traceacutees par Aristote dans la Rheacutetorique ce qui conduit
Budd agrave deacutefendre lrsquoideacutee drsquoune eacutemotion deacutefinie comme eacutetant une penseacutee eacuteprouveacutee avec plaisir ou
peine un tel modegravele se montrera assez souple afin de caracteacuteriser les eacutemotions dans la plupart des
cas degraves lors que les eacutemotions constituent une classe heacuteteacuterogegravene On aboutit ainsi agrave lrsquoeacutenumeacuteration
de quelques traits comme le fait que les eacutemotions possegravedent une grandeur intensive mais non une
grandeur extensive qursquoelles peuvent avoir des opposeacutes peuvent ecirctre meacutelangeacutees peuvent ecirctre mal
dirigeacutees etc2
B12 Les diffeacuterentes perspectives
Toutefois malgreacute lrsquoabsence drsquoune theacuteorie commune concernant les eacutemotions la recherche
srsquoest consideacuterablement deacuteveloppeacutee Selon Armelle Nugier on peut distinguer quatre principales
perspectives darwinienne jamesienne cognitive et socio-constructiviste3 Chacune de ces pistes
peut ecirctre examineacutee sur le plan speacutecifique des eacutemotions musicales
Dans le courant issu des travaux de Darwin qui se caracteacuterise par lrsquoideacutee que les eacutemotions
sont universelles et adaptatives les travaux ont accumuleacute les preuves concernant lrsquoexistence
drsquoeacutemotions primaires (ainsi que de leur aspect adaptatif)4 On retrouve ici la tregraves ancienne ideacutee des
eacutemotions de base deacutefendue tant chez les Stoiumlciens qursquoau XVIIe siegravecle5 Paul Ekman reprend agrave son
compte cette conception parlant drsquoeacutemotions de base pour celles qui sont universellement partageacutees
(lrsquouniversaliteacute eacutetant mesureacutee agrave la reconnaissance des expressions du visage)6 Il propose une liste de
1 FRIJDA 1989 Citeacute par COPPIN SANDER 2010 2 BUDD 1978 chap I sect 10 2015 p 45-46 3 Voir NUGIER 2009 4 Ibid 5 Ces eacutemotions sont pour les Stoiumlciens au nombre de quatre (plaisir deacuteplaisir appeacutetit peur) Hobbes en distingue sept (appeacutetit deacutesir amour aversion haine joie chagrin) et Descartes six (admiration ndash entendue au sens de laquo surprise raquo ndash amour haine deacutesir joie tristesse) 6 DEONNA TERRONI 2008 p 26-27
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
213
six eacutemotions de base (surprise peur colegravere deacutegoucirct tristesse joie) qursquoil eacutetendra ulteacuterieurement agrave
une quinzaine1 Dans la perspective darwinienne les eacutemotions jouent une fonction adaptative par
le signal qursquoelles eacutemettent agrave lrsquoorganisme (la colegravere par exemple se distinguant de la joie laquo au niveau
de lrsquoexpression faciale de lrsquointonation et drsquoautres manifestations physiologiques)2 On remarquera
aussi que la fonction communicative des eacutemotions est susceptible de geacuteneacuterer des reacuteponses
eacutemotionnelles qui diffegraverent de celles qui sont exprimeacutees
Par exemple il a pu ecirctre mis en eacutevidence que la communication drsquoune eacutemotion permet agrave celui
qui la ressent de faire comprendre agrave lrsquoautre la faccedilon dont il a perccedilu la situation et drsquoinduire chez lui une
eacutemotion (dite compleacutementaire) qui a pour but de modifier son comportement () Crsquoest exactement ce
qursquoil se passe lorsque des parents teacutemoins de la violation drsquoun interdit par leur enfant en exprimant de
la tristesse ou de la deacuteception suscitent en lui de la culpabiliteacute ou de la honte qui le conduiront agrave ne pas
reacuteiteacuterer la transgression et agrave eacuteviter de se retrouver dans des situations similaires3
Dans la perspective issue des travaux de William James et de Carl Lange lrsquoexpeacuterience drsquoune
eacutemotion est avant tout celle des changements corporels ou physiologiques lrsquoaccompagnant crsquoest
parce que nous percevons certains changements corporels peacuteripheacuteriques que nous eacuteprouvons une
eacutemotion (la peur lorsque nous nous trouvons soudain face agrave un ours pour reprendre un exemple
utiliseacute par James)
Un des inteacuterecircts de lrsquoapproche jamesienne tient agrave sa capaciteacute agrave remettre en cause la fausse
eacutevidence avec laquelle nous identifions comme une seule eacutemotion comme eacutetat subjectif identique
des combinaisons physiologiques simplement semblables
Le corps est agrave consideacuterer comme un instrument de musique dont les sons qui en eacutemanent (les
sentiments subjectifs) seraient le produit des diffeacuterents accords joueacutes par les cordes (combinaisons
drsquoactivations diffeacuterentes des organes du corps) Les accords possibles sont infinis mais certains peuvent
nous paraicirctre pourtant similaires (mecircme note mais de gamme diffeacuterente par exemple) De la mecircme
maniegravere il y aurait au niveau corporel des eacutetats relativement semblables les uns aux autres que nous
aurions tendance agrave cateacutegoriser sous la mecircme eacutetiquette4
Le choix de la meacutetaphore musicale interpelle nous sommes en effet ici agrave lrsquoopposeacute de la
conception de Schopenhauer (et des Ideacutees platoniciennes) srsquoil nrsquoexiste pas laquo la raquo peur ou laquo la raquo joie
il nrsquoy a aucun sens agrave dire que le musique pourrait ecirctre la repreacutesentation de leur essence En revanche
1 DEONNA TERRONI 2008 p 29 2 NUGIER 2009 3 Ibid 4 Op cit p 9
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
214
la subtiliteacute (rythmique meacutelodique harmonique ou concernant le timbre) drsquoun message musical peut
effectivement ecirctre compareacutee agrave celle drsquoun pheacutenomegravene affectif degraves lors quelle que soit la maniegravere
dont on interpreacuteterait les eacutemotions du point de vue purement eacutepisteacutemique se trouverait conforteacutee
lrsquoideacutee que la musique est agrave mecircme de restituer les innombrables variations de la vie affective De
mecircme que la conception deacutefendue par Scheibe selon laquelle drsquoinnombrables figures de rheacutetorique
musicale correspondent agrave drsquoinnombrables passions
La perspective cognitive qui laquo peut ecirctre consideacutereacutee comme la plus dominante des theacuteories
sur les eacutemotions raquo1 fait valoir qursquoun mecircme eacuteveacutenement peut susciter des eacutemotions diffeacuterentes selon
les individus voire chez le mecircme individu mais agrave diffeacuterents moments Une telle appreacuteciation de la
vie affective utilisant notamment le concept drsquoappraisal2 contribue sans doute largement agrave rendre
caduque ou pour le moins agrave repenser agrave nouveaux frais le principe drsquoaffects autonomes et
mobilisables agrave volonteacute principe commun agrave lrsquoAffectenlehre de la musica poetica et aux theacuteories
expressivistes du genre de celle deacutefendue par Cooke En effet puisque la signification eacutemotionnelle
drsquoune situation donneacutee varie en fonction des individus et des situations il devient difficile
drsquoenvisager que la musique puisse par ses seules ressources eacuteveiller un affect deacutetermineacute
Agrave certains eacutegards une perspective dite socio-constructiviste prolonge une telle conception
en insistant cette fois sur lrsquoinfluence sociale et culturelle pesant sur les eacutemotions ces derniegraveres
devenant des laquo scripts raquo reacutegis par des normes socio-culturelles On peut alors ecirctre inviteacute agrave interroger
le cas de la rheacutetorique musicale allemande du monde lutheacuterien une telle conception pourrait ecirctre
de nature agrave accorder un certain creacutedit agrave lrsquohypothegravese selon laquelle cet auditoire bien particulier du
XVIIe siegravecle pouvait effectivement ecirctre toucheacute et de la maniegravere voulue par les meacutelopoegravetes qui
suivaient les preacuteceptes de Thuringus ou Bernhard
Selon Deonna et Teroni le modegravele le plus apte agrave rendre compte de la nature des eacutemotions
qursquoils nomment theacuteorie dynamique des affects doit permettre de concilier lrsquoapport jamsien
concernant le rocircle central du corps et une intentionaliteacutes axiologique (et donc une composante
cognitive) agrave la premiegravere personne Ce modegravele ne passe pas par lrsquoideacutee drsquoune quelconque perception
de valeur3 laquo pour la simple raison qursquoil nrsquoexiste pas drsquoorgane de lrsquoeacutemotion apte agrave jouer le mecircme rocircle
que lrsquoœil ou lrsquooreille raquo4 La solution consisterait plutocirct agrave recourir aux sensations corporelles et de les
1 NUGIER 2009 p 10 2 Ou en drsquoautres termes de lrsquoeacutevaluation cognitive la reacuteaction eacutemotionnelle est conditionneacutee par les interpreacutetations et les repreacutesentations cognitives de la signification de lrsquoeacuteveacutenement pour lrsquoindividu NUGIER 2009 p 13 3 laquo Avoir peur crsquoest percevoir un danger ecirctre triste percevoir une perte de la mecircme maniegravere qursquoavoir une expeacuterience visuelle speacutecifique crsquoest percevoir par exemple une voiture raquo DEONNA TERRONI 2008 p 63 4 DEONNA TERRONI 2008 p 65
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
215
faire fonctionner comme des expeacuteriences de valeur agrave lrsquoexemple de la deacutetection par le sens du
toucher drsquoune surface racircpeuse (la sensibiliteacute affective et la sensibiliteacute tactile offrent en effet de
grandes similitudes) on peut alors parler drsquoun caractegravere dynamique de la perception Drsquoapregraves les
auteurs un tel modegravele serait en mesure de deacutefendre une theacuteorie unifieacutee des eacutemotions
En deacutepit du manque drsquouniteacute qui caracteacuterise une hypotheacutetique theacuteorie des eacutemotions le
deacuteveloppement des recherches a largement encourageacute lrsquoexploration de pistes concernant la relation
entre musique et eacutemotions En ce domaine des avanceacutees peuvent ecirctre soit le fruit du travail des
psychologues soit celui drsquoune theacuteorisation issue de la musicologie On peut notamment remarquer
lrsquoexistence drsquoune psychologie expeacuterimentale concernant la musique ainsi que celle drsquoune tentative
visant agrave concilier certains acquis scientifiques et la theacuteorie musicale
B2 PSYCHOLOGIE EXPEacuteRIMENTALE ET MUSIQUE
Si la musique est consideacutereacutee comme le langage des eacutemotions dans un sens comparable agrave
celui deacutefendu par lrsquoapproche romantique du deacutebut du XIXe siegravecle ndash agrave savoir que la musique
donnerait accegraves agrave lrsquoessence des choses laquelle serait ineffable inexprimable ndash si en drsquoautres
termes la musique est la voix royale de lrsquoaccegraves agrave lrsquointimiteacute ou agrave lrsquointeacuterioriteacute de lrsquoacircme humaine agrave
quoi peut nous renvoyer lrsquoideacutee mecircme de proceacuteder agrave des laquo expeacuterimentations raquo concernant les liens
entre musique et eacutemotions Un tel projet ne risque-t-il pas de nous conduire agrave deux options tout
aussi deacuteplorables lrsquoune que lrsquoautre Soit il eacutechouera agrave nous apporter quelque explication que ce
soit ndash ce qui devrait ecirctre le cas si la musique exprime ce qui est inaccessible drsquoune autre maniegravere
et dans ce cas la deacutemarche expeacuterimentale sera sans inteacuterecirct Soit elle rendra compte de tout ou
partie de ce que sont les eacutemotions musicales mais dans ce cas nrsquoaura-t-elle pas ruineacute la croyance
agrave laquelle nous faisons reacutefeacuterence Si nous adheacuterons agrave une telle croyance il est donc vraisemblable
que nous porterons un jugement neacutegatif sur lrsquoideacutee drsquoexpeacuterimentation
La conception romantique de la musique assimileacutee agrave un langage des eacutemotions fait
geacuteneacuteralement comme srsquoil eacutetait entendu que la nature du lien existant entre le corps et lrsquoesprit eacutetait
une question reacutesolue (elle se reacutefegravere en effet expresseacutement ou non agrave la conception carteacutesienne de
la seacuteparation entre deux substances irreacuteductibles lrsquoune agrave lrsquoautre res extensa et res cogitans ndash la matiegravere
et lrsquoesprit)1 Agrave sa deacutecharge toutefois nous devons ajouter que lrsquoapproche mateacuterialiste souvent
1 Le dualisme carteacutesien a eacuteteacute mis en cause aussi bien en neurologie (voir DAMASIO 2001) qursquoen philosophie de lrsquoesprit (RYLE 2005) On notera toutefois que la critique formuleacutee par Damasio repose sur une lecture (pour ne pas dire une absence de lecture) des textes de Descartes notamment du traiteacute des Passions de lrsquoacircme Ce qui fait dire agrave Denis Kambouchner que Damasio srsquoest surtout meacutepris
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
216
preacutepondeacuterante en science ndash celle plus preacuteciseacutement que lrsquoon deacutesigne par laquo physicalisme raquo ndash nrsquoest
pas neacutecessairement plus vertueuse sur ce point Or il faut rappeler que ce que lrsquoon nomme le
laquo problegraveme corps-esprit raquo nrsquoest pas un problegraveme reacutesolu agrave ce jour et qursquoil nrsquoest pas assureacute qursquoil le
soit jamais En drsquoautres termes il srsquoagit lagrave drsquoune eacutenigme drsquoune aporie crsquoest-agrave-dire typiquement drsquoun
problegraveme de philosophie Ce nrsquoest donc pas parce que la conception romantique se montre limiteacutee
que la conception mateacuterialiste srsquoen trouvera automatiquement justifieacutee
Pour autant la question des eacutemotions musicales appelle depuis longtemps une curiositeacute
leacutegitime En outre le caractegravere philosophique de cette question non seulement ne retire rien agrave
lrsquointeacuterecirct que peut preacutesenter une recherche dans le domaine de la science expeacuterimentale mais permet
mecircme de nourrir cette recherche (la critique philosophique de la recherche psychologique
concernant les eacutemotions et la musique peut donc demeurer une critique constructive)
B21 Les expeacuterimentations en psychologie de la musique
Voyons tout drsquoabord ce qursquoil en est des reacutesultats que lrsquoon peut tirer drsquoexpeacuteriences reacutealiseacutees
dans le domaine de la psychologie neurocognitive1 (nous proceacutederons dans un deuxiegraveme temps agrave
lrsquoexamen des critiques ou objections qui peuvent ecirctre faites) Je mrsquoappuierai ici pour lrsquoessentiel sur
un article drsquoEmmanuel Bigand paru dans la revue Pour la science sous le titre laquo Les Eacutemotions
musicales raquo et sur lrsquoouvrage collectif intituleacute Musique Langage Eacutemotion ndash Approches neuro-cognitives2
Tout drsquoabord les expeacuteriences qui sont reacutealiseacutees3 permettent de mettre en eacutevidence des
correacutelats objectifs pour certains eacuteveacutenements veacutecus de maniegravere subjective les reacuteseaux neuronaux
eacutemotionnels par exemple sont impliqueacutes lors de lrsquoeacutecoute de la musique4 La recherche de la
signature eacutelectro-physiologique des laquo frissons dans le dos5 raquo montre que laquo la musique ne provoque
laquo dans sa preacutesentation de la penseacutee carteacutesienne comme rejetant les eacutemotions agrave la peacuteripheacuterie de la vie psychique ou mentale raquo KAMBOUCHNER 2009 p 86 1 Si la psychologie de la musique entendue au sens le plus large nrsquoeacutetait guegravere aiseacutee agrave distinguer initialement de la philosophie de la musique elle a suivi le cheminement de la psychologie entendue au sens drsquoune science qui srsquoest autonomiseacutee au XIXe siegravecle Nous pouvons signaler deux jalons en ce qui concerne le XXe siegravecle La Perception de la musique de R Francegraves (1958) et LrsquoEsprit musicien drsquoA Sloboda (1988) ce dernier eacutetant un repreacutesentant actuel important dans le domaine de la neuropsychologie de la musique 2 BIGAND 2008 Voir aussi KOLINSKY MORAIS PERETZ 2010 (notamment les articles de GREWE KOPIEZ ALTENMUumlLLER et de SAMSON DELLACHERIE) 3 Les meacutethodes employeacutees ici peuvent consister agrave la fois dans lrsquousage de techniques comme lrsquoIRMf (imagerie par reacutesonance magneacutetique fonctionnelle) et dans le recours agrave des questions poseacutes agrave des auditeurs 4 laquo la musique active les mecircmes reacutegions ceacutereacutebrales que les stimulus ayant une forte implication biologique tels que nourriture stimulations sexuelles voire certaines drogues raquo BIGAND 2008 p 135 5 Effectueacutee par Eckart Altenmuller de lrsquoInstitut de musique de Hanovre
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
217
pas simplement des sentiments abstraits mais qursquoelle deacuteclenche des changements de lrsquoactiviteacute
ceacutereacutebrale1 Il y aurait aussi une diffeacuterence dans lrsquoactiviteacute des deux heacutemisphegraveres ceacutereacutebraux
lrsquoheacutemisphegravere gauche semble plus actif lors de lrsquoeacutecoute de musique gaie et lrsquoheacutemisphegravere droit
lors de lrsquoeacutecoute de la musique triste2
Partant de ce type de constatations les psychologues tirent des conclusions concernant les
ideacutees a priori que lrsquoon peut avoir sur les eacutemotions musicales ou en drsquoautres termes concernant la
psychologie ordinaire Certaines de ces conclusions sont pourrait-on dire assez preacutevisibles au sens
ougrave elles semblent confirmer nos ideacutees courantes sur la question Par exemple la stabiliteacute qui
semblerait aveacutereacutee des reacuteponses eacutemotionnelles les diverses reacuteponses eacutemotionnelles agrave des passages
musicaux expressifs de la gaieteacute de la colegravere de la peur ou de la tristesse sont reproductibles entre
les auditeurs3 Un autre exemple se rencontre dans le fait qursquoexistent des laquo universaux raquo expressifs
Ainsi certains changements dans la musique agissent sur les eacutemotions quelle que soit la culture
les changements de mode et de tempo ont des effets systeacutematiques sur la valence eacutemotionnelle
des morceaux un morceau semble plus gai lorsque son tempo augmente4
Drsquoautres conclusions nous apparaicirctrons moins bien proches de ce que nous laissent parfois
croire nos preacutejugeacutes voire les infirmeront dans tous les cas elles apporteront alors des
informations drsquoun grand inteacuterecirct Ainsi lrsquoexpeacuterimentation met-elle en eacutevidence une interaction
aveacutereacutee entre les scheacutemas cognitifs les affects et le corps lrsquoeacutemotion ressentie active des scheacutemas
moteurs (des mouvements meacutemoriseacutes) qui agissent eux-mecircmes sur la perception de la musique
eacutecouteacutee5 par conseacutequent laquo les eacutemotions musicales ne sont pas purement intellectuelles raquo
Dans une expeacuterience meneacutee en 2005 au sein de lrsquoIRCAM des extraits musicaux ont eacuteteacute
diffuseacutes agrave des auditeurs qui devaient dire srsquoils les trouvaient gais tristes sereins ou inquieacutetants
lrsquoanalyse des reacutesultats a eacuteteacute eacutetablie agrave partir de trois paramegravetres principaux6 laquo lrsquoeacutenergie raquo (ou
intensiteacute) des eacutemotions la valence eacutemotionnelle (ou heacutedonique plaisir ou deacuteplaisir) lrsquoeacutemotion
corporelle (son caractegravere dynamique) Or les eacutemotions prennent place sur le diagramme indiquant
les reacutesultats en fonction de ces divers paramegravetres et laissent apparaicirctre ainsi un tregraves grand nombre
(laquo quasi infini raquo) drsquoeacutemotions laquo subtilement diffeacuterentes raquo Certes nous pouvions nous en douter mais
1 BIGAND 2008 p 135 2 Op cit p 137 3 Op cit p134 4 Ibid p 137 SAMSON et DELLACHEIRE op cit p 76 5 BIGAND 2008 p 136-137 6 GREWE KOPIEZ et ALTENMUumlLLER op cit p 49
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
218
lrsquoexpeacuterience confirmerait ici que le recours agrave quelques eacutemotions dites laquo de base raquo ne permet
nullement de rendre compte de la multipliciteacute des eacutemotions musicales1 La meacutetaphore musicale
employeacutee agrave propos de la perspective jamesienne des eacutemotions (et des innombrables combinaisons
de sensations corporelles) se trouverait en revanche plutocirct conforteacutee
Enfin concernant la rapiditeacute du deacuteroulement des processus eacutemotionnels les eacutetudes tendent
agrave reacuteveacuteler une situation contraire agrave celle qui nous semble geacuteneacuteralement eacutevidente Ces processus en
effet ne sont pas plus lents que dans le cas des eacutemotions de la vie quotidienne puisqursquoune demi-
seconde suffit (dans lrsquoexpeacuterience effectueacutee) agrave lrsquoauditeur agrave identifier le caractegravere expressif drsquoune
eacutemotion pour une piegravece musicale donneacutee
Les exemples que nous venons de mentionner indiquent clairement que lrsquoexpeacuterimentation
en psychologie neurocognitive portant sur les eacutemotions musicales permet drsquoeacutetablir un certain
nombre de faits certains eacutetant preacutevisibles drsquoautres moins Ajoutons qursquoici la validiteacute des
expeacuteriences meneacutees ndash et plus preacuteciseacutement des protocoles drsquoexpeacuterimentation ndash nrsquoest nullement mise
en doute2 Toutefois cette validiteacute nrsquoest assureacutee que si nous acceptons le cadre theacuteorique sous-
jacent aux dites expeacuteriences Mais devons-nous accepter ce cadre theacuteorique Crsquoest lagrave que la
question drsquoune critique philosophique srsquointerpose
B22 Critique philosophique de la psychologie de la musique
Une telle critique ne vaut toutefois que si elle ne se trompe pas de cible En effet le but de
la neuropsychologie eacutetant essentiellement de nature theacuterapeutique il nrsquoest pas anormal que son
questionnement diffegravere de celui de la philosophie et ce serait par conseacutequent lui faire un mauvais
procegraves drsquointention que de lui reprocher de ne pas mettre au centre de ses preacuteoccupations ce qui de
toute faccedilon nrsquoest pas lrsquoobjet de ses recherches Pour autant la reacuteflexion propre agrave la philosophie de
la musique orienteacutee plus speacutecifiquement sur les aspects estheacutetiques et ontologiques de la question
apporte un eacuteclairage diffeacuterent qui agrave ce titre peut ecirctre utile agrave la psychologie En outre il nous semble
utile de rappeler que cet aspect de la philosophie contemporaine est bien vivace et qursquoil doit en
quelque sorte faire valoir ses droits face aux autres disciplines
Ces preacutecisions poseacutees le constat geacuteneacuteral pourrait se formuler ainsi en certaines
circonstances les expeacuteriences concernant les eacutemotions musicales considegraverent preacutealablement
comme acquis un certain nombre de points qui ne le sont pas aussi les conclusions tireacutees de ces
1 BIGAND 2008 p 136 2 Ce dont de toute maniegravere nous ne serions pas ici agrave mecircme de juger
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
219
expeacuteriences ne sont pas toujours aussi eacutevidentes ni acceptables qursquoelles pourraient paraicirctre
Toutefois il ne srsquoagit pas de verser dans une forme drsquoantipsychologisme (tel qursquoil se preacutesente parfois
dans la penseacutee franccedilaise)1 notre critique nrsquoest nullement une hostiliteacute de principe envers la
psychologie expeacuterimentale elle se veut constructive drsquoailleurs il apparait que les objections de
nature philosophique qui peuvent ecirctre formuleacutees sont parfois prises en compte par les
psychologues eux-mecircmes
Lrsquointerrogation philosophique concernant les eacutemotions musicales srsquoest longtemps exprimeacutee
dans le seul cadre de la theacuteorie ou de la critique musicale par exemple agrave travers les observations de
Mattheson puis celle de Hanslick ou Schopenhauer ceci jusqursquoau XXe siegravecle En revanche depuis
quelques deacutecennies un travail drsquoanalyse et de construction theacuteorique srsquoest deacuteveloppeacute notamment
au sein de la philosophie analytique avec les travaux de Peter Kivy Aaron Ridley Roger Scruton
ou Stephen Davies On trouve eacutegalement un aperccedilu de ce renouvellement dans lrsquoouvrage de
Malcolm Budd deacutejagrave mentionneacute (essentiellement sous forme drsquoun bilan tregraves deacutetailleacute des principales
theacuteories philosophiques ayant cours sur la question) ou dans un article de Jerrold Levinson intituleacute
laquo Musique et eacutemotions neacutegatives raquo2
Certaines observations preacutesentes dans ces textes sont eacutegalement prises en compte dans le
cadre de la psychologie expeacuterimentale Ainsi une premiegravere erreur qui pourrait affaiblir la valeur des
eacutetudes effectueacutees consisterait agrave consideacuterer que les eacutemotions musicales sont de mecircme nature que les
eacutemotions de la vie quotidienne alors que comme le note Levinson elles laquo diffegraverent de maniegravere
cruciale et eacutevidente3 raquo La tristesse eacuteprouveacutee en eacutecoutant de la musique nrsquoexige en elle-mecircme aucune
reacuteaction observation que complegravete celle de Bigand laquo la survie drsquoun individu ne deacutepend pas de sa
sensibiliteacute agrave la musique4 raquo De mecircme lrsquoapproche en neuropsychologie est compatible avec un quasi
consensus en philosophie de lrsquoesprit qui associe lrsquoexistence dans toute eacutemotion drsquoune composante
affective et drsquoune composante cognitive
Cependant le cadre theacuteorique visant agrave rendre compte de la nature des eacutemotions en geacuteneacuteral
fait ndash comme nous lrsquoavons plus haut ndash lrsquoobjet drsquoun deacutebat complexe qui est loin drsquoecirctre clos et le
positionnement de la psychologie neurocognitive nrsquoest pas toujours tregraves clair sur ce point par
exemple est-il de type behavioriste Y a-t-il une adheacutesion complegravete ou partielle au physicalisme
1 Et non pas en un sens plus traditionnel employeacute par Popper ou Frege 2 BUDD 1978 LEVINSON 1997 p 77-113 3 LEVINSON 1997 p 98 4 BIGAND 2008 p 133
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
220
(crsquoest-agrave-dire agrave un reacuteductionnisme mateacuterialiste ramenant dans le contexte plus geacuteneacuteral du problegraveme
corpsesprit tous les eacuteveacutenements mentaux ndash y compris les eacutemotions ndash agrave une explication
physiologique) Face aux embuches que preacutesente cette question concernant la nature des
eacutemotions on peut opter non pour une deacutefinition geacuteneacuterale mais plutocirct pour un modegravele valable
dans la plupart des cas (lrsquoeacutemotion comme penseacutee accompagneacutee de plaisir ou de peine ndash pour
reprendre la conception proposeacutee par Aristote) permettant de se dispenser drsquoavoir recours aux
ceacutelegravebres laquo eacutemotions de base raquo dont le nombre et lrsquoidentiteacute srsquoavegraverent toujours fluctuants1
B23 Erreur de la musique consideacutereacutee comme un stimulus
Toutefois agrave la lecture des textes philosophiques nous deacutecouvrons un problegraveme sans doute
plus grave et qui ne semble pas avoir eacuteteacute pris en compte dans le cadre des recherches
expeacuterimentales Ce problegraveme renvoie agrave cette laquo vieille raquo erreur signaleacutee par Hanslick qui fut
caracteacuteristique de la conception de la musique au cours des XVIIe et XVIII
e siegravecles celle que
preacuteciseacutement lrsquoon nomme parfois laquo theacuteorie des affects raquo une erreur dont cette conception ne srsquoest
jamais remise
Crsquoest dans le cadre de cette approche en effet et notamment dans la perspective drsquoeacutetablir
la rheacutetorique musicale que les theacuteoriciens de lrsquoAllemagne baroque avaient dresseacute les diverses figures
(rythmiques meacutelodiques harmoniques) supposeacutees eacuteveiller telle ou telle eacutemotion Or lrsquoerreur
fondamentale dont nous parlons ici procegravede de la conception qui avait cours alors sur les eacutemotions
lrsquoideacutee que ces derniegraveres eacutetaient des entiteacutes individuelles et autonomes dans un tel arriegravere-plan
laquo theacuteorique raquo on concevait alors la musique selon la conception expressiviste crsquoest-agrave-dire comme
une sorte de veacutehicule susceptible de transmettre telle ou telle eacutemotion telle ou telle succession
drsquoeacutemotions Crsquoest cette conception (que certains ont eacutegalement pu nommer laquo modegravele de la
casserole2 raquo) dont la pertinence a eacuteteacute battue en bregraveche degraves le XIXe siegravecle par Hanslick reacutesumant sa
penseacutee sur cette question en indiquant que laquo le champagne musical nait avec la bouteille raquo
Lrsquoouvrage de M Budd revient longuement et de diverses maniegraveres sur cette erreur Tout
drsquoabord agrave travers un chapitre consacreacute agrave Hanslick Puis en eacutelargissant la focale sur lrsquoerreur telle que
nous lrsquoavons mentionneacutee de maniegravere plus geacuteneacuterale en effet il est trompeur de consideacuterer dans
lrsquoexpeacuterience eacutemotionnelle que nous faisons de la musique qursquoil existe drsquoune part lrsquoexpeacuterience de la
1 Pour les Stoiumlciens plaisir deacuteplaisir appeacutetit peur pour Hobbes appeacutetit deacutesir amour aversion haine joie chagrin pour Descartes admiration-surprise amour haine deacutesir joie tristesse pour Ekman surprise peur colegravere deacutegoucirct tristesse joie (Voir DEONNA TERRONI 2008 p 28-29) 2 Voir BOUCOURECHLIEV 1993 p 11
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
221
musique elle-mecircme et drsquoautre part celle drsquoeacutemotions que lrsquoon eacuteprouve et de ceacuteder ainsi agrave laquo lrsquoheacutereacutesie
de lrsquoexpeacuterience seacuteparable raquo1
Cette remarque est directement lieacutee agrave une autre critique heacuteriteacutee du formalisme hanslickien
puis prolongeacutee par Wittgenstein ou S Langer2 la musique ne saurait ecirctre consideacutereacutee comme un
simple stimulus sa valeur doit aussi ndash et surtout ndash ecirctre jugeacutee pour ce qursquoelle est elle-mecircme
Wittgenstein fait en effet la remarque suivante
On a parfois dit que ce que la musique nous transmet ce sont des sentiments drsquoalleacutegresse de
meacutelancolie de triomphe etc etc et ce qui nous reacutepugne dans cette explication crsquoest qursquoelle semble
dire que la musique est un instrument qui vise agrave produire en nous une succession de sentiments Et on
pourrait en conclure que nrsquoimporte quel autre moyen de produire de tels sentiments ferait pour nous
lrsquoaffaire agrave la place de la musique ndash Agrave une telle explication nous sommes tenteacutes de reacutepondre laquo Ce que la
musique nous transmet crsquoest elle-mecircme raquo3
Les theacuteories expressivistes de maniegravere geacuteneacuterale (et non seulement celles associant
lrsquoexpression et la transmission de lrsquoeacutemotion) sont typiquement susceptibles de tomber sous le coup
de lrsquoheacutereacutesie de lrsquoexpeacuterience seacuteparable Agrave bien des eacutegards de mecircme elles ramegravenent les eacuteveacutenements
musicaux agrave de simples stimuli Or dans le cadre de lrsquoexpeacuterimentation en psychologie musicale les
piegraveces de musiques sont consideacutereacutees et employeacutees tregraves preacuteciseacutement en tant que stimuli La question
qui doit ecirctre poseacutee alors est la suivante lrsquoexpeacuterimentation en psychologie musicale telle qursquoelle
nous est preacutesenteacutee nrsquoadhegravere-t-elle pas de fait agrave un modegravele de theacuteorie expressiviste Si ce nrsquoest pas
le cas en quoi srsquoen diffeacuterencie-t-elle Si crsquoest bien le cas comment reacutepondra-t-elle agrave la critique
formuleacutee par Budd
B24 Musique et eacutemotions neacutegatives
Mentionnons enfin un point qui srsquoil ne fait pas lrsquoobjet drsquoune objection directe de la part de
lrsquoexamen philosophique ndash comme il en va preacuteceacutedemment ndash pourrait srsquoaveacuterer nous semble-t-il le
plus gecircnant pour la pertinence de certains travaux expeacuterimentaux Nous avons fait eacutetat
preacuteceacutedemment drsquoune eacutetude effectueacutee avec lrsquoIRCAM et qui analysait les reacuteactions eacutemotionnelles
selon trois paramegravetres Or Bigand ajoute au sujet de la valence eacutemotionnelle (un des trois
paramegravetres) la preacutecision suivante
1 BUDD 1978 Chap VII sect5 Voir plus haut la section A22 laquo La musique comme langage des affect raquo Voir aussi LEVINSON 1997 p 92 2 LANGER 1951 La position de Langer srsquooppose agrave celle deacutefendue par Deryck Cooke dans The Langage of Music (London 1959) 3 WITTGENSTEIN 1996 p 273 Dans le mecircme ordre drsquoideacutee Wittgenstein note laquo Si je trouve un menuet admirable je ne peux pas dire Prenez-en un autre Il fait le mecircme effet Qursquoentendez-vous par lagrave Ce nrsquoest pas le mecircme raquo WITTGENSTEIN 1992 p 75
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
222
Cet axe ne retrace pas le caractegravere agreacuteable ndash lrsquoagreacuteabiliteacute ndash geacuteneacuteralement rapporteacute dans les
eacutetudes sur les eacutemotions En effet lrsquoune des speacutecificiteacutes de la musique est de pouvoir ecirctre jugeacutee plaisante
mecircme si lrsquoeacutemotion induite est triste crsquoest-agrave-dire mecircme si elle a une valence neacutegative1
Nous nrsquoavons pas lieu de juger de la valeur des raisons ayant conduit agrave un tel choix (elles
peuvent tregraves bien se justifier drsquoun point de vue meacutethodologique) en outre nous pouvons noter
que lrsquoauteur a bien pris acte drsquoun trait essentiel de la musique celui concernant les eacutemotions
neacutegatives En revanche la question se pose de savoir si une telle omission quand bien mecircme elle
serait assumeacutee nrsquoaurait pas des conseacutequences neacutefastes quant agrave lrsquointerpreacutetation que lrsquoon pourrait
donner des reacutesultats obtenus
Cette question des eacutemotions neacutegatives en musique et plus geacuteneacuteralement dans le domaine
artistique a eacuteteacute abordeacutee depuis longtemps Elle est deacutejagrave preacutesente chez Aristote (avec la question de
la trageacutedie et de la catharsis) elle se manifeste aussi par exemple dans lrsquoestheacutetique du Sublime qui
srsquoest deacuteveloppeacutee au XVIIIe siegravecle Le paradoxe drsquoun plaisir eacuteprouveacute agrave lrsquoeacutecoute drsquoune musique eacuteveillant
des eacutemotions deacuteplaisantes a eacuteteacute speacutecifiquement traiteacute par Levinson qui au terme de son article
eacutenumegravere huit laquo reacutecompenses raquo susceptibles drsquoen rendre compte2 Au nombre de ces derniegraveres
figurent par exemple (a) la capaciteacute pour lrsquoauditeur de deacuteguster de savourer en connaisseur des
eacutemotions deacutetacheacutees de leur contexte et consideacutereacutees en elles-mecircmes (b) la compreacutehension de telles
eacutemotions (disposer drsquoune connaissance par le biais de lrsquointrospection) (c) une communion
imaginaire avec le compositeur de lrsquoœuvre (d) la possibiliteacute drsquoappreacutehender lrsquoexpression des
eacutemotions En consideacuterant ces exemples nous remarquons qursquoils pourraient donner lieu agrave chaque
fois agrave des seacuteries drsquoexpeacuterimentations diffeacuterentes Drsquoun autre cocircteacute on peut se demander si ce ne serait
pas une seule et mecircme approche de lrsquoeacutemotion musicale qui est adopteacutee dans les expeacuteriences
reacutealiseacutees agrave savoir celle de lrsquoappreacutehension de lrsquoexpression de lrsquoeacutemotion Or manifestement cela ne
saurait constituer qursquoune facette du problegraveme traiteacute3
Pour conclure sur la question de la psychologie de la musique rappelons que nous ne visons
nullement une critique de principe envers la psychologie expeacuterimentale en musique (et plus
1 BIGAND 2008 p 136 2 LEVINSON 1997 p 99-106 3 De mecircme Levinson mentionne quelles conditions sont neacutecessaires agrave une forte reacuteponse eacutemotionnelle lrsquoappartenance du passage musical agrave un style familier de lrsquoauditeur une attention focaliseacutee sur la musique le fait de srsquoautoriser agrave ecirctre eacutemu (op cit pp 93-95) Certes certaines conditions posent des difficulteacutes (comment par exemple savoir si le sujet de lrsquoexpeacuterience laquo srsquoautorise raquo ou non agrave ecirctre eacutemu ) Pour autant il est clair que ce genre drsquoobservation ne saurait ecirctre tenu pour neacutegligeable pour les expeacuteriences en psychologie de la musique afin de pouvoir tirer des conclusions suffisamment solides sur la question Preacutecisons cependant que certaines expeacuteriences partagent certaines des affirmations faites par Levinson ainsi par exemple Grewe Kopiez et Altenmuumlller deacutecrive le deacuteroulement drsquoune expeacuterience meneacutee en preacutecisant laquo Nous avons essayeacute de garantir que les participants se concentrent sur la musique leurs propres sentiments et la tacircche drsquoobservation raquo (GREWE KOPIEZ ALTENMUumlLLER 2010 p55)
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
223
preacuteciseacutement envers lrsquoapproche neurocognitive) mais souhaitons faire eacutetat de certains manques qui
semblent gecircnants dans le cadre theacuteorique ou philosophique de lrsquoexpeacuterimentation Ces manques
nrsquoinvalident pas les conclusions preacutesenteacutees en ce qui concerne les preacuteoccupations propres agrave la
neuropsychologie (la viseacutee de cette discipline ne concernant pas initialement une interrogation de
type ontologique sur les eacutemotions musicales mais bien souvent des applications pratiques ndash
notamment meacutedicales)1 Pour autant il nous semble que les remarques de caractegravere philosophique
que nous avons indiqueacutees devraient ecirctre prises en compte dans lrsquointeacuterecirct mecircme de futures eacutetudes
expeacuterimentales
B3 LA MUSIQUE ET LA THEacuteORIE DE LrsquoINFORMATION
Lrsquoeacutetablissement drsquoun pont entre psychologie et musique peut srsquoeffectuer agrave partir de
protocoles scientifiques mais les lacunes conceptuelles que reacutevegravele parfois la psychologie
expeacuterimentale invite agrave envisager aussi ce que peut ecirctre une meacutethode en quelque sorte inverse celle
consistant agrave partir de la theacuteorie musicale et agrave chercher agrave quels modegraveles psychologique ou
physiologiques pourraient reacutepondre les pheacutenomegravenes musicaux tels que la theacuteorie les preacutesente
(reacutesolution drsquoune dissonance notes fonctionnelles etc)
Crsquoest agrave une deacutemarche de ce genre que lrsquoon peut identifier lrsquoœuvre de Leonard B Meyer2
qui a voulu examiner en deacutetail comment certaines expeacuteriences affectives pouvaient ecirctre provoqueacutees
par la musique Comme nous lrsquoavons vu plus haut la possibiliteacute drsquoune communication musicale est
conditionneacutee selon Budd par un impeacuteratif eacuteviter lrsquoheacutereacutesie de lrsquoexpeacuterience seacuteparable Cette
communication suppose eacutegalement qursquoil y ait compreacutehension musicale partageacutee par le compositeur
et par lrsquoauditeur
Selon Meyer il existe deux sortes de signification musicale absolue (intra-musicale) ou
reacutefeacuterentielle laquelle concerne la relation de lrsquoœuvre musicale avec des pheacutenomegravenes extra-
musicaux Meyer entend concilier deux conceptions qui semblent opposeacutees le formalisme et ce
qursquoil nomme laquo expressionisme absolu raquo la premiegravere conception se basant sur une signification
absolue intellectuelle et la seconde sur une signification absolue eacutemotionnelle Il propose donc agrave
cette fin une theacuteorie geacuteneacuterale de la nature de lrsquoeacutemotion Sa thegravese est que laquo Lrsquoeacutemotion ou lrsquoaffect est
1 laquo La neuropsychologie est avant tout une discipline clinique Elle a alors un premier but celui de comprendre le deacuteficit drsquoun patient dans sa globaliteacute (SIEROFF 2003 p 311) 2 MEYER Leonard B Emotion and Meaning in Music 1956 Music the Arts and Ideas 1967
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
224
eacuteveilleacute quand une tendance agrave reacutepondre est arrecircteacutee ou inhibeacutee raquo (mais lrsquoinhibition nrsquoest fait
remarquer Budd ni une condition neacutecessaire ni une condition suffisante)1
Le caractegravere plaisant drsquoune expeacuterience eacutemotionnelle deacutepend selon Meyer
de la croyance (ou de la non-croyance) dans la reacutesolution de la tendance inhibeacutee
Selon M Budd La thegravese de Meyer sur la nature de lrsquoeacutemotion est incorrecte mais son
interpreacutetation de laquo la maniegravere par laquelle la structure musicale peut geacuteneacuterer de lrsquoeacutemotion par une
reacuteponse estheacutetique agrave la musique raquo conserve son inteacuterecirct Comment Meyer deacutefinit lrsquoeacuteveil musical de
lrsquoeacutemotion chez un auditeur comprenant la signification absolue Au sein drsquoun style donneacute certaines
suites sont plus probables que drsquoautres si une attente provoqueacutee par un stimulus (musical)
demeure inconsciente la tension est eacuteprouveacutee comme un affect Au sein drsquoun style de musique
donneacute les mecircmes processus conduiront selon le genre drsquoauditeur concerneacute agrave des attitudes
diffeacuterentes
Lrsquoinhibition drsquoune tendance agrave reacutepondre ou au niveau conscient la frustration de lrsquoattente est
la base de la reacuteponse affective et de la reacuteponse estheacutetique intellectuelle agrave la musique () Alors que le
musicien confirmeacute attend consciemment la reacutesolution attendue drsquoun accord de septiegraveme de dominante
le musicien non confirmeacute mais exerceacute ressentira le retard comme un affect2
Afin de caracteacuteriser les expeacuteriences susceptibles drsquoecirctre communiqueacutees par la musique
Meyer srsquoappuie sur la theacuteorie de lrsquoinformation3 Il se base sur les concepts techniques de laquo message raquo
laquo information raquo laquo bruits raquo ou laquo redondance raquo Pour reacutesumer la thegravese de Meyer il y a signification
musicale lorsque quelque chose advient de moins probable que ce qui eacutetait attendu en drsquoautres
termes la musique est aussi significative qursquoelle est informative elle contient par ailleurs des
redondances consideacuterables
Meyer entend expliquer au moyen de sa thegravese sur la signification musicale la diffeacuterence
essentielle entre musiques raffineacutee et primitive elle tient agrave la rapiditeacute de la satisfaction drsquoune
inclination On remarquera toutefois que certaines œuvres musicales syntaxiquement simples sont
tregraves eacutemouvantes et peuvent donc avoir une grande valeur musicale
M Budd formule une objection qui pourrait se reacuteveacuteler insurmontable pour la theacuteorie de
Meyer drsquoapregraves cette derniegravere en effet la porteacutee musicale drsquoune œuvre devrait deacutecroitre agrave mesure
que lrsquoauditeur en devient plus familier or il semble bien qursquoil nrsquoen va pas ainsi Agrave cela la theacuteorie
de Meyer preacutesente cependant plusieurs reacutefutations le rocircle de lrsquooubli de la modification perpeacutetuelle
1 MEYER LB 1961 p 14 31 2 MEYER LB 1961 p 43 40 3 Essentiellement sur les travaux de Warren Weaver coauteur avec Claude Shannon de The Mathematical Theory of Communication 1949
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
225
de lrsquoexpeacuterience musicale passeacutee la varieacuteteacute des exeacutecutions un oubli deacutelibeacutereacute par lrsquoauditeur de ce
qursquoil sait de lrsquoœuvre Ainsi en deacutepit de ses failles on peut consideacuterer que la theacuteorie de Meyer
demeure stimulante1 [Voir BUDD 1978 Chap VIII sect 13]
Drsquoune maniegravere plus geacuteneacuterale il apparaicirct que les pistes exploreacutees faisant intervenir la
recherche scientifique en psychologie ne manquent ni de valeur ni drsquointeacuterecirct Neacuteanmoins leurs
limites sont eacutegalement aveacutereacutees Crsquoest donc lrsquoideacutee mecircme drsquoune conception des eacutemotions musicales
envisageacutee sous lrsquoangle drsquoune simple relation de cause agrave effet qui doit ecirctre reacuteexamineacutee
C SPEacuteCIFICITEacute DES EacuteMOTIONS MUSICALES
Jusqursquoagrave preacutesent nous avons envisageacute diverses maniegraveres de penser lrsquoarticulation des
eacutemotions et de la musique Les conceptions peuvent parfois apparaicirctre comme opposeacutees ou tout
au moins inconciliables Nous pouvons ainsi constater qursquoil existe tout un panel de possibiliteacutes
concernant la relation entre eacutemotions et musique Toutefois ces conceptions consistent drsquoune
maniegravere ou drsquoune autre agrave consideacuterer drsquoune part un pheacutenomegravene actif (une eacutemotion) et drsquoautre part
la musique En effet mecircme si lrsquoon oppose agrave une thegravese expressiviste le formalisme tel qursquoexposeacute par
Hanslick par exemple en deacutepit de lrsquoopposition concernant le fait que lrsquoeacutemotion soit effectivement
(ou non) transmise par la musique ce sont deux objets distincts qui sont consideacutereacutes dans les deux
cas
Mais il y existe une autre maniegravere drsquoentendre ce que lrsquoon nomme une laquo eacutemotion musicale raquo
celle consistant agrave srsquointerroger sur des eacutemotions qui nrsquoexisteraient pas autrement qursquoen lien avec la
musique voire sur la possibiliteacute que toute laquo eacutemotion musicale raquo soit de ce genre Il convient donc
de srsquointerroger sur le cas drsquoeacutemotions speacutecifiquement musicales
C1 IDEacuteE DrsquoUN EacuteTAT EacuteMOTIONNEL UNIQUE
Une premiegravere maniegravere de rendre compte drsquoune telle speacutecificiteacute est drsquoenvisager que
nrsquoexisterait qursquoune et une seule eacutemotion proprement musicale On peut penser par exemple agrave un
eacutetat associeacute agrave la contemplation estheacutetique ou au plaisir intellectuel que lrsquoon prend agrave laquo comprendre raquo
1 Voir BUDD 1978 Chap VIII sect 13
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
226
la musique (agrave en identifier tel thegraveme ou certaines variations subtiles par exemple) Cette ideacutee drsquoune
eacutemotion musicale unique peut ecirctre envisager de diverses maniegraveres
C11 Les eacutemotions et lrsquoeacutemotion musicale
Afin drsquoeacuteviter lrsquoeacutecueil de lrsquoheacutereacutesie de lrsquoexpeacuterience seacuteparable une option consiste agrave prendre
lrsquoexpression laquo eacutemotion musicale raquo au pied de la lettre crsquoest-agrave-dire agrave envisager qursquoune eacutemotion
musicale est effectivement une eacutemotion en tant que telle et aucunement la laquo transmission raquo drsquoune
eacutemotion extra-musicale Une telle conception se manifeste parfois chez certains compositeurs
Ainsi la musique provoquerait pour Debussy un eacutetat drsquoeacutemotion qui lui est speacutecifique1
On connait eacutegalement lrsquoideacutee que se fait Stravinsky de lrsquoart musical ou tout au moins cette
ceacutelegravebre et si radicale formule qui ferait presque passer Hanslick pour un partisan de lrsquoestheacutetique du
sentiment
Je considegravere la musique par son essence impuissante agrave exprimer quoi que ce soit un
sentiment une attitude un eacutetat psychologique un pheacutenomegravene de la nature etc2
Preacutecisons toutefois que ce jugement srsquoinscrit dans une conception bien particuliegravere (pour
ne pas dire une meacutetaphysique) agrave laquelle adheacuterait Strasvinsky une conception assez peu connue et
que Souvtchninsky a qualifieacute de laquo rationalisme mystique raquo3 Le travail du compositeur consiste agrave
eacutetablir un ordre lequel produira une eacutemotion particuliegravere lagrave aussi4
Ainsi nous pourrions donner agrave lrsquoideacutee drsquoeacutemotion musicale le sens drsquoune eacutemotion unique
Encore faudrait-il preacuteciser en quoi consiste cette eacutemotion unique On trouvait deacutejagrave en effet dans
la Gregravece homeacuterique la notion de terpsis qualifiant une joie franche et partageacutee On peut aussi
envisager ce genre drsquoeacutemotion ou de plaisir bien speacutecifique que lrsquoon pourrait qualifier de
contemplation estheacutetique Une telle notion preacutesente dans les eacutecrits de Boris de Schloezer5 est
largement exposeacutee par Edmund Gurney
1 laquo Cette supposition est tireacutee drsquoune remarque de Monsieur Croche pour qui laquo La musique est un total de forces eacuteparses On en fait une chanson speacuteculative raquo (DEBUSSY 1987 p 52) Aussi drsquoapregraves R Muller et F Fabre la conception de Debussy est que laquo Le but nrsquoest pas que lrsquoauditeur saisisse des structures ou deacutechiffre des messages () mais qursquoil atteigne cet eacutetat de recircve et drsquoeacutemotion qursquoon ne trouve qursquoen musique le total drsquoeacutemotion reacutepondant au total des forces le total drsquoeacutemotions que peut donner une mise en place harmonique est introuvable en quelque art que ce soit raquo (MULLER FABRE 2013 p 50) 2 STRASVINSKY Igor Chroniques de ma vie 1935 reacuteeacuted Paris Denoeumll 1971 p 63 3 Ce systegraveme laquo dont lrsquoideacutee fondamentale consiste dans le projet de reconstitution psycho-physiologique des pegraveres et des ancecirctres est baseacute sur une theacuteologie agrave la fois eschatologique et eacutethique et sur une conception pragmatique de lrsquoorganisation de la vie humaine raquo SOUVTCHINSKY 2004 p 196 4 MULLER FABRE 2013 p 51 5 Muller et Fabre notent que pour B de Schloezer laquo Si les eacuteleacutements affectifs se voient reacutehabiliteacutes ce nrsquoest pas comme drsquoordinaires eacutetats drsquoacircme (du compositeur de lrsquointerpregravete de lrsquoauditeur) mais comme effets sur la sensibiliteacute et dans le temps drsquoun travail de saisie intellectuelle des formes et structures raquo MULLER FABRE 2013 p 54
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
227
C12 Le laquo mouvement ideacuteal raquo
Contrairement agrave Hanslick Gurney1 ne nie pas lrsquoexistence des eacutemotions musicales au
contraire il existe selon lui une eacutemotion agreacuteable et qui est speacutecifiquement musicale2
Nous reacuteagissons agrave la musique et plus preacuteciseacutement aux formes meacutelodiques (lesquelles
constituent les uniteacutes cardinales de la musique) sans pouvoir nous reacutefeacuterer agrave des formes similaires
provenant du monde naturel Il existerait donc une nature tout agrave fait propre agrave la forme musicale
la faculteacute musicale unique relegraveve drsquoun processus de perception de la forme musicale dans son
eacutevolution dans la succession de ses moments Gurney nomme ce processus laquo mouvement ideacuteal raquo
La musique produit donc un effet une impression dans la mesure non pas ougrave elle exprime une
eacutemotion (extra-musicale) mais du fait qursquoelle produit lrsquoeacutemotion qui lui est speacutecifique et qui reacutesulte
de lrsquoappreacuteciation de la beauteacute musicale cette eacutemotion est donc inconnue en dehors de la musique
Gurney envisagea une explication agrave cette eacutemotion speacutecifiquement musicale une
explication puiseacutee dans la theacuteorie de Darwin3 qui suggeacuterait que laquo le pouvoir de produire des sons
musicaux fut employeacute au niveau du deacuteveloppement preacute-humain agrave des fins sexuelles raquo4
La theacuteorie de Gurney se compose ainsi de deux thegraveses principales (a) il existe une espegravece
drsquoeacutemotion propre agrave la musique (b) dont la source est lrsquoexcitation sexuelle primitive Mais ces deux
thegraveses posent problegraveme
Concernant la source laquo preacute-humaine raquo de lrsquoeacutemotion musicale ce qui est commun agrave
lrsquoeacutemotion musicale que nous connaissons aujourdrsquohui et agrave son origine lointaine ne consiste pas en
telle ou telle forme meacutelodique mais dans le sens de ce laquo mouvement ideacuteal raquo toujours susceptible
de nous mettre en contact avec la source eacutemotionnelle primitive Ne pouvant toutefois rendre
compte de la possibiliteacute drsquoun tel contact Gurney finit par exclure cette thegravese
Contre lrsquoautre thegravese qui affirme lrsquoexistence drsquoune eacutemotion musicale speacutecifique plusieurs
critiques peuvent ecirctre formuleacutees comme le fait que lrsquouniciteacute de cette eacutemotion unique ne rend pas
compte de la varieacuteteacute des reacuteponses eacutemotionnelles ou le fait que lrsquoon puisse prendre du plaisir sans
eacuteprouver drsquoeacutemotion
Pour Gurney attribuer une qualiteacute eacutemotionnelle agrave la musique signifie que la musique
provoque lrsquoeacutemotion non qursquoelle lrsquoexprime
1 GURNEY Edmund The Power of Sound 1880 2 laquo Gurney croyait qursquoil existe une espegravece particuliegravere drsquoeacutemotion agreacuteable que nous eacuteprouvons quand et seulement quand () une forme meacutelodique et eacuteprouveacutee comme belle raquo BUDD 1978 chap IV sect 2 2015 p 107 3 DARWIN The Descent of Man 1874 4 BUDD 1978 IV sect6 2015 p 112 Voir plus haut A21 laquo Le rocircle de la voix raquo
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
228
Il nrsquoest pas neacutecessaire que le sentiment qui reacuteside en nous soit le mecircme que la qualiteacute attribueacutee
agrave la musique le sentiment speacutecial correspondant agrave la musique meacutelancolique est la meacutelancolie mais le
sentiment speacutecial correspondant agrave la musique capricieuse ou humoristique nrsquoest pas le caractegravere
capricieux ou humoristique mais la surprise ou lrsquoamusement1
Gurney oppose en outre une seacuterie drsquoarguments contre lrsquoideacutee selon laquelle la musique
consisterait agrave exprimer clairement telle ou telle eacutemotion (la musique eacutetant consideacutereacutee comme laquo art
de lrsquoexpression deacutefinissable raquo) la belle musique nrsquoexprime tregraves souvent aucune eacutemotion
deacutefinissable raquo certains traits associeacutes agrave lrsquoexpression drsquoune eacutemotion peuvent ecirctre preacutesents sans que
la musique produise drsquoeffet lrsquoexpression que revecirct la musique peut varier selon les personnes
C2 EXPRESSION OU EacuteVEIL DES EacuteMOTIONS PAR LA MUSIQUE
Le problegraveme de la relation entre expression drsquoune eacutemotion par la musique et deacuteclenchement
de cette mecircme eacutemotion chez lrsquoauditeur consiste agrave savoir srsquoil est vrai que le fait mecircme drsquoexprimer
(de traduire de laquo repreacutesenter raquo) une eacutemotion donneacutee aura bien pour effet de faire eacuteprouver cette
mecircme eacutemotion Il ne se posera toutefois pas dans les mecircmes termes selon la maniegravere dont est
conccedilue la musique Si elle est mise au service drsquoun discours qui lui est exteacuterieur comme le texte
drsquoune cantate par exemple il se pourrait que le problegraveme se dissipe pour ainsi dire de lui-mecircme
pour diverses raisons la charge eacutemotionnelle peut ecirctre porteacutee avant tout par le discours verbal et
la musique nrsquointerviendrait que comme une sorte de compleacutement drsquoinformation on peut juger que
les effets reconnus agrave la musique (notamment dynamiques comme sa capaciteacute agrave apaiser ou agrave creacuteer
une tension) suffiront agrave fournir un contexte en lien avec lrsquoaffect propre au texte la repreacutesentation
directe (usage drsquoune musique imitative) peut ecirctre rechercheacutee pour elle-mecircme
Si en revanche crsquoest la musique qui est conccedilue comme eacutetant le discours le problegraveme se
pose car lrsquoexpression musicale drsquoun affect pourrait eacutechouer ndash ne pas donner lieu chez lrsquoauditeur agrave
la reacuteponse eacutemotionnelle semblable agrave lrsquoaffect exprimeacute
C21 Ethos et pathos musical selon Nietzsche
1 BUDD 1978 IV sect10 2015 p 121 GURNEY 1880 p 131 n
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
229
Nietzsche avait perccedilu lrsquoenjeu traversant la musique de son temps et sa capaciteacute agrave ecirctre agrave la
hauteur du statut de laquo langage des eacutemotions raquo qui lui eacutetait souvent accordeacute Et crsquoest avec des notions
emprunteacutees agrave la rheacutetorique qursquoil a poseacute le problegraveme
Avant Wagner la musique avait dans lrsquoensemble drsquoeacutetroites limites elle se rapportait aux eacutetats
durables de lrsquorsquohomme agrave ce que les Grecs appellent lrsquoethos et nrsquoavait commenceacute qursquoavec Beethoven agrave
deacutecouvrir la langue du pathos du vouloir passionneacute des drames qui se deacuteroulent agrave lrsquointeacuterieur de lrsquohomme
Auparavant telle humeur tel eacutetat drsquoacircme reacutesolu ou serein recueilli ou repentant devaient se reacuteveacuteler par
des sons telle frappante monotonie de la forme dont la dureacutee se prolongeait avait pour but drsquoamener
lrsquoauditeur agrave telle interpreacutetation et agrave le transposer finalement dans la mecircme humeur1
Nietzsche qui souscrit agrave lrsquoideacutee drsquoun langage originaire deacutejagrave formuleacutee par Rousseau et
deacutefendue par les poegravetes romantiques allemands2 et qui avait repris agrave son compte la meacutetaphysique
de Schopenhauer emploie le couple ethospathos afin de mettre en eacutevidence une confusion agrave laquelle
se trouve confronteacutee la musique laquo absolue raquo instrumentale crsquoest-agrave-dire celle qui ne peut compter
que sur ses propres ressources Cette confusion repose sur une distinction entre drsquoune part un ethos
musical (celui accordeacute aux modes par exemple ou agrave aux rythmes de danse chez Mattheson) qui
renvoie selon notre vocabulaire actuel agrave une disposition eacutemotionnelle et drsquoautre part un pathos
musical de nature eacutequivoque car on ne sait srsquoil doit ecirctre identifieacute aux anciennes figures de
rheacutetorique musicales (comme la pathopoeia) ou agrave une compreacutehension plus profonde du mouvement
propre agrave la passion Or dans le cas drsquoune musique pure crsquoest cette derniegravere acception du pathos
musical qui doit ecirctre retenue
Nietzsche explique que jusqursquoagrave Beethoven et Wagner la musique repreacutesente un ethos crsquoest-agrave-
dire un eacutetat drsquoacircme (Stimmung) et non pas un pathos crsquoest-agrave-dire une passion La repreacutesentation de lrsquoethos
est celle drsquoun eacutetat drsquoacircme fixe statique et figeacute alors que la repreacutesentation du pathos est la repreacutesentation
du mouvement continu au sein duquel cet eacutetat drsquoacircme se deacuteploie Ce qui drsquoailleurs caracteacuterise la musique
de Beethoven ajoute Nietzsche crsquoest qursquoil cherche agrave peindre le pathos au moyen de lrsquoethos Autrement
dit il ne deacutecrit pas le mouvement par lequel la passion passe par divers eacutetats ou moments drsquoune maniegravere
continue mais il isole dans ce cours continu diffeacuterents eacutetat statiques qursquoil conserve agrave titre drsquoimages fixes
en les sortant du mouvement dans lesquelles elles sont prises3
1 Nietzsche Wagner agrave Bayreuth sect 9 in NIETZSCHE 1990 p 151-152 2 laquo Nietzsche oppose agrave notre langage ordinaire reacutesultat solidifieacute drsquoun processus de constitution le langage originaire de lrsquohumaniteacute dont notre langage ordinaire conserve encore quelque chose () Si le mot agrave lrsquoorigine peut renvoyer agrave quelque chose crsquoest preacuteciseacutement parce que le support sonore conserve quelque chose de ce agrave quoi il reacutefegravere En ce sens ce langage nrsquoest pas conceptuel mais musical raquo DUFOUR 2005a p 84 3 DUFOUR 2005a p 85
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
230
Le reproche adresseacute par Nietzsche agrave Beethoven correspond mutatis mutandis agrave celui que
lrsquoon pourrait adresser abusivement agrave la rheacutetorique musicale ndash reacuteduire le mouvement drsquoune passion
agrave une figure musicale conventionnelle (agrave un mouvement abreacutegeacute en quelque sorte)1 ndash degraves lors que
lrsquoon oublierait que la figure de rheacutetorique musicale fonctionne en compleacutementariteacute du texte verbal
En revanche si lrsquoon conccediloit la musique comme un art autonome la repreacutesentation drsquoun affect par
le recours agrave une simple figure conventionnelle risque drsquoecirctre insuffisant
C22 Une seacutemantique musicale
En effet affirmer que drsquoune maniegravere geacuteneacuterale lrsquoexpression drsquoun affect par le musicien
(compositeur ou interpregravete) deacuteclencherait ce mecircme affect chez le public est abusif Comme nous
avons pu le voir que ce soit chez les Grecs ou Moyen-acircge et mecircme dans la penseacutee de la musica
poetica les effets ou pouvoirs de la musique sont envisageacutes comme des faculteacutes propres agrave la
musique non le reacutesultat de lrsquoexpression drsquoun affect
Il est neacutecessaire de savoir en quel sens on entend lrsquoexpression de laquo langage raquo pouvant ecirctre
employeacute pour la musique cette question faisant alors apparaicirctre la difficulteacute qursquoil y a de maniegravere
geacuteneacuterale agrave savoir ce que lrsquoon deacutesigne par langage Si lrsquoon envisage qursquoil srsquoagit plus que drsquoune
meacutetaphore il faudrait alors savoir jusqursquoougrave lrsquoon peut pousser la comparaison2 Par exemple si lrsquoon
affirme que la musique est un veacuteritable langage tout comme lrsquoest le langage naturel on devrait en
principe ecirctre en mesure drsquoopeacuterer des traductions effectuer des versions ougrave lrsquoon laquo traduirait raquo la
Symphonie pastorale ou une autre œuvre en langue franccedilaise3 ainsi que des thegravemes en pouvant
traduire musicalement non seulement un poegraveme mais le mode drsquoemploi drsquoun appareil meacutenager4
Le problegraveme est donc de savoir si la musique possegravede effectivement des eacuteleacutements comme
une syntaxe un vocabulaire une composante seacutemantique etc Dufour admet que lrsquoon pourrait
attribuer agrave la musique les premiegraveres caracteacuteristiques
1 On remarquera en effet si lrsquoon pousse agrave son terme lrsquoobservation de Nietzsche qursquoil convient de remplacer la repreacutesentation musicale drsquoun mouvement par le mouvement propre agrave la musique de choisir la laquo preacutesentation raquo drsquoun mouvement et non de sa laquo re-preacutesentation raquo (Pour reprendre la distinction classique entre Darstellung et Vorstellung) 2 laquo Au sens large du mot langage il est incontestable que la musique est un langage crsquoest-agrave-dire un systegraveme de signes (intervalles plutocirct que notes) avec des regravegles drsquoemploi Mais on ne peut nullement en conclure que la musique soit une langue au mecircme titre que les langues naturelles ou que la langue des signes () drsquoun autre cocircteacute un texte musical ne peut jamais ecirctre traduit en un autre systegraveme de signes on traduit un texte de Cervantegraves drsquoespagnol en franccedilais on traduit pour les sourds un exposeacute oral en langue des signes on ne traduit pas une partition Lrsquoimpossibiliteacute de traduire interdit au langage musical drsquoecirctre appeleacute une langue au sens des langues humaines La possibiliteacute du narratif musical est donc deacutejagrave bien compromise raquo SEVE 2002 p266-267 3 laquo Eacutelegraveve un Tel voulez-vous me traduire en franccedilais le 1er Mouvement du dernier Quatuor de Schubert Vous savez que je ne veux pas drsquoanalyse musicale ni de biographie ni de psychanalyse ni de bavardage poeacutetique Non je veux une vraie une bonne traduction En franccedilais En franccedilais correct raquo TARDIEU Jean Obscuriteacute du jour Genegraveve Skira 1974 Citeacute par DUFOUR 2005 p 13 4 Crsquoest un cas de ce genre qui est proposeacute par Hergeacute lorsque dans Les cigares du pharaon Tintin sculpte une trompe avec laquelle il communique agrave des eacuteleacutephants Tintin fournit drsquoailleurs un premier cours laquo Ce nrsquoest pas si compliqueacute drsquoailleurs lrsquoeacuteleacutephant Sol la si do signifie oui Do si la sol non Agrave boire srsquoexprime par sol sol fa fa Eacutevidemment le plus difficile crsquoest drsquoattraper lrsquoaccent raquo
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
231
Le vocabulaire ce sont les notes et la syntaxe ce sont les lois qui reacutegissent les rapports entre
les sons et qui permettent donc de les assembler ndash en somme les traiteacutes drsquoharmonie pour ce qui est de
la musique tonale lesquels enseignent non pas ce qui est laquo beau raquo mais ce qui est laquo correct raquo par
opposition avec ce qui est laquo erroneacute raquo1
Il reste que cette deacutenomination des regravegles musicales sous le terme de laquo syntaxe raquo ne vaut lagrave
aussi que si lrsquoon accorde un sens restreint agrave ce mot on peut par prudence parler plutocirct drsquoune
laquo quasi-syntaxe raquo crsquoest-agrave-dire drsquoun ensemble de regravegles moins contraignant qursquoune syntaxe dans le
langage verbal2 Il nrsquoest pas assureacute non plus que lrsquoexpression de laquo vocabulaire musical raquo ait plus de
valeur qursquoun usage simplement meacutetaphorique
Evidemment si la musique nrsquoest pas un veacuteritable langage elle ne possegravede pas un veacuteritable
vocabulaire Et crsquoest bien le cas les laquo significations raquo de ce que lrsquoon estime ecirctre ses termes de base ne
neacutecessitent pas drsquoecirctre apprises comme les significations des mots drsquoun langage ndash qui sont deacutetermineacutes
conventionnellement ndash neacutecessitent drsquoecirctre apprises on nrsquoa pas besoin non plus de srsquoen souvenir ndash
comme il le faut pour les significations des mots ndash afin de comprendre leurs usages3
On constera que bien des traits grammaticaux proprement linguistiques (comme la
personne le temps le cas etc) sont difficiles agrave envisager dans le cas de la musique De mecircme la
musique est-elle en mesure de formuler des termes conceptuels ou des termes indexicaux (laquo je raquo
laquo maintenant raquo laquo ici raquo etc) Lrsquoobstacle majeur agrave lrsquoideacutee que la musique soit bien un langage est
drsquoordre seacutemantique Aussi une seacutemantique musicale ne peut au mieux preacutetendre fonctionner qursquoagrave
un niveau laquo eacuteleacutementaire raquo comme lrsquoindique A Boucourechliev
En effet il existe une seacutemantique musicale eacuteleacutementaire qui peut engendrer la confusion dans
la mesure ougrave elle peut infleacutechir ou laquo teinter raquo ce qursquoelle prend pour laquo le sens raquo (qursquoelle nrsquoest pas) Elle
fonctionne agrave un niveau trop sommaire et surtout trop geacuteneacuteral alors que le sens immanent est
absolument singulier et irreacuteductible agrave un signe une formule Cette seacutemantique eacuteleacutementaire est manifesteacutee
par des figures qui ont traverseacute lrsquohistoire jusqursquoagrave nous () un catalogue de ces figures-formules avait
mecircme eacuteteacute dresseacute au XVIIIe siegravecle agrave lrsquousage des compositeurs4
1 DUFOUR 2005b p 45 2 laquo Il ne faut pas surestimer le rapport entre la syntaxe du langage naturel et la quasi-syntaxe qui est en jeu dans la perception de la musique Notamment on doit encore montrer que les eacuteleacutements quasi-syntaxiques de la musique jouent un rocircle comparable agrave celui que jouent les eacuteleacutements syntaxiques drsquoun langage raquo CASATI DOKIC 1998 p 128 3 BUDD 1978 Chap VII sect 1-4 4 BOUCOURECHLIEV 1993 p 10-11
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
232
Boucourechliev preacutecise que de telles figures permettent de connoter des eacutemotions telles
que la tristesse (par chromatisme descendant) lrsquoheacuteroiumlsme la joie etc1 On voit bien ici ce que doit
lrsquoideacutee drsquoune signification musicale aux traiteacutes de poeacutetique musicale Et lrsquoon devra remarquer que ces
laquo significations raquo concernant les affects relegravevent largement de conventions valables pour une culture
bien particuliegravere Jean-Jacques Nattiez pourtant attacheacute agrave lrsquoideacutee qursquoil puisse exister une signification
musicale remarque que lrsquoexistence drsquoindices extra-musicaux est indispensable2 La musique ne peut
donc pas au-delagrave du simple usage meacutetaphorique ecirctre qualifieacutee de langage3
Face agrave cette situation lrsquoideacutee de signification musicale nrsquoest pas pour autant abandonneacutee On
la retrouve par exemple dans des courants issus de la seacutemiotique comme la narratologie musicale
La theacuteorie proposeacutee par Langer voyant la musique comme symbole incomplet cherche eacutegalement
agrave prendre en compte cet obstacle seacutemantique On mentionnera enfin la conception exposeacutee par
Francis Wolff qui voit un preacutejugeacute deacutesignatif dans lrsquoobstacle seacutemantique laquo lrsquoideacutee que signifier crsquoest
forceacutement nommer raquo Wolff reprend drsquoune certaine maniegravere lrsquoideacutee deacuteveloppeacutee par Nietzsche selon
laquelle crsquoest le mouvement qui est lrsquoobjet de la musique car laquo elle ne figure pas des choses mais
des eacuteveacutenements purs de toute chose raquo4 Dans une telle perspective les notions de langage et de
discours musicaux peuvent trouver leur acception speacutecifique
Toute musique repreacutesente une succession agrave la fois neacutecessaire et inattendue drsquoeacuteveacutenements dans
un monde ideacuteal Nous comprenons cet ordre rationnel et nous y entendons parfois lrsquoexpression des
eacutemotions attentes deacuteceptions deacutesirs et craintes de celui qui le repreacutesente Crsquoest en effet ainsi que
srsquoeacuteclaire le rapport entre laquo discursiviteacute raquo musicale et laquo expressiviteacute raquo Ce que repreacutesente la musique le
quoi crsquoest ce monde imaginaire purement verbal drsquoeacuteveacutenements rationnellement lieacutes et la maniegravere dont
elle le repreacutesente le comment est adverbiale ce sont les manifestations exteacuterieures de lrsquoacte mecircme de le
repreacutesenter ndash doucement violemment joyeusement tristement etc5
1 Op cit p 11 2 laquo une association seacutemantique plus preacutecise [qursquoun aspect eacutemotionnel dans le caractegravere drsquoune musique] entre cette musique et un objet ou une situation nrsquoest possible que si un eacuteleacutement contextuel ndash sceacutenographique ou linguistique ndash vient reacuteduire le nombre de connotations possibles associeacutees agrave cette musique au point parfois de reacuteduire cette prolifeacuteration de significations potentielles agrave un deacutenotation stable raquo Voir DUFOUR 2005b p 54-55 3 laquo En reacutesumeacute si la musique a un sens ou une signification il doit srsquoagir drsquoun sens non naturel puisqursquoil est saisi par lrsquoauditeur il nrsquoest pas laquo dans la musique raquo indeacutependamment de lui Le paradigme du sens non naturel est le sens linguistique qui est par deacutefinition conceptuel Mais le deacutefenseur de la thegravese selon laquelle la musique repreacutesente soutient typiquement que ce qursquoelle repreacutesente est laquo ineffable raquo et donc non conceptuel Toute la difficulteacute consiste donc pour lui agrave deacutefinir une notion de sens musical qui est non conceptuel mais qui ne se reacuteduit pas agrave la signification naturelle () La musique nrsquoest pas un langage car le langage est une structure ougrave lrsquoeacuteleacutement syntaxique deacutepend eacutetroitement de lrsquoeacuteleacutement seacutemantique ce qui nrsquoest pas le cas pour la musique raquo CASATI DOKIC 1998 p 132 135 4 laquo Nous entendons que la musique parle mais sans noms elle parle pour ainsi dire un langage purement verbal drsquoeacuteveacutenements De lagrave lrsquoimpossibiliteacute ougrave nous nous trouvons de deacutesigner ce dont elle parle () On dira que crsquoest lagrave lrsquoincompleacutetude de la musique puisqursquoelle eacutechoue agrave deacutesigner par des noms ou agrave repreacutesenter par des images On pourrait dire aussi bien que crsquoest sa compleacutetude ou mecircme sa perfection propre sans rien pouvoir nommer elle parvient agrave nous parler et sans figurer aucune chose elle reacuteussit agrave repreacutesenter Car crsquoest la compleacutetude mecircme drsquoun langage ideacuteal de ne recourir qursquoagrave des verbes comme la musique raquo WOLFF 2015 p 291 5 WOLFF 2015 p 291-292
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
233
Pour autant on voit difficilement comment lrsquoobstacle seacutemantique peut ecirctre entiegraverement
leveacute la musique nrsquoeacutetant pas un langage la notion de laquo langage des eacutemotions raquo est alors difficilement
utilisable afin rendre compte des eacutemotions musicales Ce qui suppose drsquoenvisager drsquoautres pistes
que celles de lrsquoexpression drsquoun contenu (les eacutemotions) par un langage (la musique)
C23 Deacutebat actuel sur lrsquoexpression et lrsquoeacuteveil des eacutemotions
Lrsquoarticulation entre expression et eacuteveil de lrsquoeacutemotion par la musique donne lieu tout
particuliegraverement depuis les derniegraveres deacutecennies agrave un deacutebat qui nrsquoest pas acheveacute Plusieurs auteurs
proposent une conception des eacutemotions musicales qui drsquoune maniegravere ou drsquoune autre les
distinguent drsquoeacutemotions extra-musicales simplement exprimeacutees par la musique
Dans une perspective formaliste Peter Kivy rejoint en partie la conception deacutefendue par
Gurney agrave travers le concept de laquo mouvement ideacuteal raquo Pour Peter Kivy les eacutemotions musicales ne
sont pas des copies drsquoeacutemotions indeacutependantes de la musique mais des eacutemotions au plein sens du
terme des eacutemotions speacutecifiques qui caracteacuterisent notre expeacuterience de la musique En revanche agrave
la diffeacuterence de Gurney nous nrsquoavons pas affaire agrave une et une seule eacutemotion speacutecifique qui serait
lieacutee au plaisir de la contemplation musicale il peut exister au contraire une infiniteacute de sortes de
tristesse dont les nuances sont agrave chaque fois associeacutees agrave la speacutecificiteacute de lrsquoœuvre Une telle
approche impliquant la perception de lrsquoobjet de lrsquoeacutemotion (en lrsquooccurrence la musique elle-mecircme)
ainsi que les repreacutesentations et croyances qui lui sont associeacutees1 se place dans le cadre drsquoun theacuteorie
cognitiviste des eacutemotions (et des eacutevaluations cognitives)
On peut envisager une raison par laquelle la musique pourrait en un sens eacuteveiller une
eacutemotion passant aussi mais drsquoune autre maniegravere par la reconnaissance drsquoune eacutemotion Il srsquoagit
drsquoune explication proposeacutee par Aaron Ridley qui tiendrait agrave la relation laquo meacutelismatique raquo de la
musique agrave la voix humaine
la musique expressive est ce qui en vertu de sa ressemblance avec les tons les inflexions et les
accents de la voix humaine expressive induit dans lrsquoesprit de lrsquoauditeur une voix semblable La musique
expressive preacutesente une relation meacutelismatique agrave la voix humaine expressive () Nous deacutecrivons les
lignes meacutelodiques comme laquo soupirantes raquo et laquo chuchotantes raquo laquo geacutemissantes raquo () laquo deacuteclamatoires raquo
1 KIVY 2001 p 102
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
234
laquo enjocircleuses raquo et laquo hysteacuterique raquo Dans la majoriteacute des cas lorsque la description convient le contour de
la meacutelodie () sera meacutelismatique1
On retrouve dans cette approche (qualifieacutee de contour theory par Kivy) la conception
preacuteceacutedemment envisageacutee par Scheibe exposeacutee par Rousseau et partiellement reprise par Darwin
Il nrsquoy a pas imitation meacutetaphorique de la passion mais imitation directe de la voix dans laquelle
srsquoexprime un affect2 On peut toutefois se demander comme le fait Budd si la production drsquoune
œuvre drsquoart sonnant directement comme lrsquoexpression vocale drsquoune eacutemotion preacutesenterait un grand
inteacuterecirct artistique
Certainement notre attitude envers une telle œuvre serait tregraves diffeacuterente de notre attitude
concernant lrsquoexpression musicale de lrsquoeacutemotion Il est probable que nous ne serions pas passionneacutes agrave
lrsquoeacutecoute drsquoune œuvre de cette espegravece speacutecialement si lrsquoeacutemotion sur laquelle les manifestations audibles
eacutetaient baseacutees se trouvaient ecirctre le deacutecouragement ou la deacutetresse Les sons par lesquels les gens
expriment leur chagrin par exemple sont typiquement des choses qursquoen elles-mecircmes nous ne voudrions
pas entendre3
Dans les cas que nous venons de voir le point central consiste dans le fait de reconnaicirctre
un affect exprimeacute Il existe toutefois drsquoautres theacuteories qui cherchent agrave rendre compte des effets que
peut susciter lrsquoexpression musicale des eacutemotions On mentionnera tout drsquoabord une thegravese deacutefendue
par Stephen Davies4 et nommeacutee laquo theacuteorie de la contagion raquo par Kivy selon laquelle les proprieacuteteacutes
eacutemergentes de lrsquoexpressiviteacute musicale deacutependent drsquoune similariteacute entre caractegraveres dynamiques
proprement musicaux et certains comportements humains 5 ce serait par empathie mais surtout
en raison drsquoune exposition prolongeacutee agrave lrsquoeacutecoute de la musique que la reacuteponse eacutemotionnelle de
lrsquoauditeur interviendrait6 Une telle explication est toutefois drsquoune porteacutee limiteacutee ne rendant pas
compte de bien des expeacuteriences que lrsquoon peut faire de la musique en outre elle cadre mal avec le
concept drsquoimitation geacuteneacuteralement sous-jacent dans lrsquoideacutee qursquoexpression et deacuteclenchement drsquoune
mecircme eacutemotion seraient eacutetroitement lieacutees
1 RIDLEY 1995 p 76 2 laquo La recognition de ce meacutelisme passe par de multiples voix on va drsquoune reconnaissance directe de la musique agrave quelques caractegraveres de la voix expressive agrave une reconnaissance fondeacutee sur la meacutediation du langage () Par ailleurs () lrsquoaptitude agrave nous orienter vers les qualiteacutes preacutecises des meacutelismes ou gestes musicaux qursquoon entend dans une musique ne srsquoaccompagne geacuteneacuteralement pas drsquoun simple acte de reconnaissance reacuteclamant une reacuteponse sympathique raquo ARBO 2010 p 322 3 BUDD 1978 chap VII sect 11 2015 p 221 4 DAVIES 1994 5 Voir ARBO 2010 p 315 6 laquo selon Davies nous pourrions dire qursquoune musique triste mecircme si elle ne nous rend pas forceacutement tristes aura tendance agrave nous faire ressentir cette eacutemotion lors drsquoune eacutecoute prolongeacutee raquo ARBO 2010 p 315
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
235
Jerrold Levinson propose de son cocircteacute un modegravele dans lequel lrsquoeacutemotion eacuteprouveacutee par
lrsquoauditeur tiendrait agrave lrsquoideacutee qursquoil se ferait drsquoune personne imaginaire (persona) qui srsquoexprimerait agrave
travers la musique1 Toutefois comme lrsquoa observeacute Roger Scruton une telle proposition risque de
simplement reporter la question de savoir comment le contenu expressif peut ecirctre reconnu2
Scruton envisage quant agrave lui que le lien entre expression et deacuteclenchement drsquoun affect tienne
agrave la capaciteacute de lrsquoauditeur de saisir la meacutetaphore par laquelle lrsquoexpeacuterience musicale traduit
lrsquoexpression drsquoune eacutemotion
La reacuteponse agrave lrsquoexpression peut alors srsquoexpliquer comme une reacuteponse sympathique () nous
bougeons avec la musique et en imitant ses mouvements nous partageons drsquoune maniegravere imaginative
la vie sous laquelle elle a pris forme3
Peter Kivy fait eacutetat de ce qursquoil voit comme un point commun entre Levinson Davies et lui-
mecircme le fait que les eacutemotions musicales ne sauraient quelle que soit la maniegravere dont on en rende
compte ecirctre des eacutemotions entendues au sens litteacuteral comme la tristesse la joie ou autres4 Il ne
saurait donc ecirctre question dans tous les cas de souscrire agrave une theacuteorie expressiviste des eacutemotions
musicales agrave lrsquoideacutee de communication drsquoune eacutemotion par le compositeur agrave lrsquoadresse de lrsquoauditeur
via le message musical qui exprimerait cette eacutemotion
C3 LE ROcircLE DEacuteTERMINANT DE LrsquoAUDITEUR
Mais un autre paramegravetre est agrave prendre en compte en ce qui concerne le deacuteclenchement
drsquoeacutemotions par la musique celui de la disposition du public envers la musique qursquoil eacutecoute Aristote
indique en effet que la persuasion (qui est le but de la rheacutetorique) reacutesulte de la disposition des
auditeurs laquo quand le discours les amegravene agrave eacuteprouver une passion raquo5 Mais ce qursquoil faut plus
preacuteciseacutement prendre en compte ici crsquoest le fait que lrsquoauditeur soit favorablement disposeacute envers le
message musical qui lui est adresseacute On ne peut mettre simplement entre parenthegraveses ce point et
reacuteduire lrsquoauditeur agrave un sujet purement passif
Nous devons donc examiner deux choses Drsquoune part envisager une diffeacuterence qui peut
exister entre lrsquoeacutemotion que la musique pourrait drsquoune maniegravere ou drsquoune autre eacutevoquer ou
1 Cette conception eacutegalement discuteacutee par Jenefer Robinson (voir ROBINSON 1994) par Davies ou encore Kivy (parmi drsquoautres) est abordeacutee et deacutefendue par Tom Cochrane (COCHRANE 2010) 2 LEVINSON Jerrold The Pleasure of Aesthetics p 107 SCRUTON Roger The Aesthetics of Music p 352 3 SCRUTON Roger laquo The nature of musical expression raquo in The New Grove Dictionary of Music ans Musicians S Sadie vol 6 London Macmillan 1980 p 327-332 Voir ARBO 2010 4 KIVY p 118 On peut joindre Malcolm Budd agrave cette liste en raison notamment de la critique qursquoil porte envers lrsquoheacutereacutesie de lrsquoexpeacuterience seacuteparable 5 ARISTOTE Rheacutetorique Livre I 1356a p 23
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
236
repreacutesenter et lrsquoeacutemotion que le public peut eacuteprouver effectivement en eacutecoutant la musique car il
nrsquoest pas certain que ce soit la mecircme dans les deux cas Drsquoautre part voir quel rocircle peut jouer une
disposition voire une volonteacute propre agrave lrsquoauditeur disposition agrave mecircme de susciter une bonne
reacuteception de lrsquoeacutemotion que la musique preacutetend lui faire eacuteprouver
C31 Empathie contagion et coupure face aux eacutemotions
Dans le cadre drsquoune eacutetude meneacutee en France et au Canada et visant agrave laquo construire un portrait
psychosocial et cognitif de lrsquoadolescent violent raquo un groupe de chercheurs en psychoeacuteducation srsquoest
interrogeacute sur la notion drsquoempathie1
Agrave la lecture de lrsquoarticle rendant compte de ce travail il apparaicirct que cette notion loin drsquoecirctre
univoque peut revecirctir des sens tregraves diffeacuterents les auteurs soutiennent en outre que la reacuteaction
eacutemotionnelle agrave lrsquoexpression par autrui drsquoune eacutemotion peut prendre trois formes distinctes Si une
telle hypothegravese srsquoaveacuterait exacte lrsquoideacutee drsquoune communication de lrsquoeacutemotion drsquoun individu agrave un autre
selon le modegravele expressiviste ne constituerait plus dans le meilleur des cas qursquoune simple option
parmi drsquoautre en tout eacutetat de cause la transmission de lrsquoeacutemotion ne serait nullement garantie
Les auteurs commencent par souligner la confusion qui marque lrsquoideacutee drsquoempathie
depuis lrsquoapparition relativement reacutecente (fin XIXe) de la notion drsquoempathie les travaux qui lui
ont eacuteteacute consacreacutes ont reacuteguliegraverement signaleacute qursquoelle pouvait revecirctir de tregraves nombreuses et tregraves diverses
significations De fait aucun consensus nrsquoa jamais existeacute et lrsquoempathie peut encore signifier
actuellement (a) une simple contagion eacutemotionnelle (b) une capaciteacute cognitive agrave se repreacutesenter
comprendre les eacutemotions des autres (c) une capaciteacute cognitive agrave se repreacutesenter lrsquoensemble des eacutetats
mentaux de lrsquoautre (d) une capaciteacute drsquoeacutecoute et (e) le fait de reacuteagir agrave la souffrance de lrsquoautre2
Il srsquoavegravere que lrsquoempathie pour les auteurs doit ecirctre vue comme un pheacutenomegravene dans lequel
lrsquoadheacutesion agrave lrsquoeacutemotion de lrsquoautre peut ecirctre plus ou moins prononceacutee allant drsquoun simple sentiment
de proximiteacute agrave un veacuteritable partage ce dernier eacutetant donc toujours mesureacute3 Le cas extrecircme de
lrsquoempathie sera celui de la contagion eacutemotionnelle (au sens drsquoun pheacutenomegravene mimeacutetique) dans
lequel il semble bien que ne se manifestent aucun eacuteleacutement cognitif4 Cette polariteacute de lrsquoempathie
renvoie pour les auteurs au deacuteveloppement de lrsquoindividu5 Il reacutesulte de cette situation que la
1 FAVRE et al 2005 2 Op cit sect 11 3 Op cit sect 36 4 laquo La contagion eacutemotionnelle peut ecirctre consideacutereacutee comme relevant drsquoun fonctionnement eacuteleacutementaire automatique deacutejagrave affirmeacute chez lrsquoanimal raquo Op cit sect 27 5 laquo Notre hypothegravese est qursquoen lrsquoabsence de processus de reacutegulation assurant efficacement le maintien de lrsquoorganisation individuelle la contagion eacutemotionnelle automatique ontogeacuteneacutetiquement premiegravere srsquoeffectue sans entrave et entraicircne une quasi-identiteacute des
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
237
reconnaissance drsquoune eacutemotion donneacutee disons la deacutetresse aura pour effet de deacuteclencher soit une
deacutetresse similaire (contagion eacutemotionnelle) soit de la peine pour lrsquoindividu exprimant de la deacutetresse
(empathie au sens restreint)1
Mais il convient drsquoajouter agrave cette diffeacuterenciation un troisiegraveme type de reacuteaction possible qui
tient avant tout agrave la personnaliteacute de la personne confronteacutee agrave lrsquoexpression drsquoune eacutemotion
Il peut en effet srsquoinstaurer un refus geacuteneacuteral de laquo partager raquo lrsquoeacutemotion de lrsquoautre un refus de
laisser srsquoopeacuterer le processus primaire de contagion eacutemotionnelle que celle-ci soit positive ou neacutegative
Pour cette raison il nous semble neacutecessaire de faire reacutefeacuterence agrave la notion de coupure par rapport aux
eacutemotions2
Lrsquoobservation faite ici nous semble pertinente et sans doute au-delagrave du seul cadre de lrsquoeacutetude
reacutealiseacutee par les auteurs Pour prendre un seul exemple il peut arriver que lrsquoon reacuteagisse agrave lrsquoexpression
drsquoune plainte eacutemise par quelqursquoun par une forme drsquoagacement (en reprochant agrave cette personne ses
laquo pleurnicheries raquo) lrsquoagacement pouvant drsquoailleurs tout aussi bien se manifester face agrave lrsquoexpression
exubeacuterante de la joie3
La clarification que proposent les auteurs de cette eacutetude nous semble devoir ecirctre prise en
compte Mecircme si une telle distinction peut nous paraicirctre reacutetrospectivement aller de soi elle nrsquoa pas
agrave notre connaissance donneacute lieu agrave un examen speacutecifique tel qursquoil est ici formuleacute Et une telle
contribution met en lumiegravere un aspect parmi drsquoautres de lrsquoattention toute particuliegravere qursquoil
convient drsquoapporter agrave lrsquoauditoire dans la perspective drsquoune rheacutetorique musicale Car la reacuteception de
lrsquoœuvre en est un eacuteleacutement incontournable
eacutemotions comme dans le cas du beacutebeacute qui imite les cris de ses congeacutenegraveres () Par contre degraves lors que ces processus reacutegulateurs sont efficaces degraves lors que lrsquoindividu est suffisamment constitueacute et capable drsquoassurer le maintien de son organisation au moins dans certaines marges la contagion eacutemotionnelle se trouve contenue reacuteguleacutee et ne suscite donc qursquoune similitude partielle entre lrsquoeacutemotion de la personne cible et lrsquoeacutemotion que lrsquoon pourra alors qualifier leacutegitimement drsquoempathique Op cit sect 35 1 Cette diffeacuterence entre les eacutemotions impliqueacutees dans le cadre de lrsquoempathie (ou de la sympathie selon la maniegravere preacutecise dont on deacutefinira les termes) est mentionneacutee par Sandrine Darsel laquo La reacuteaction eacutemotionnelle nrsquoimplique () pas lrsquoidentiteacute des eacutemotions ressenties par les deux personnes il est possible drsquoavoir pitieacute de quelqursquoun qui est triste La reacuteponse sympathique ne suppose pas non plus lrsquoidentiteacute de lrsquoobjet propositionnel de lrsquoeacutemotion lrsquoouvrier est triste que lrsquousine PSA ferme quant agrave moi je suis triste que lrsquoouvrier soit attristeacute par la perte de son emploi raquo DARSEL 2010 p 133 2 FAVRE et al 2005 sect 40 3 Afin drsquoillustrer ce que peuvent ecirctre les trois cas ainsi distingueacutes nous pouvons mentionner certains des items constituant un test
destineacute agrave valider lrsquohypothegravese eacutemise par les chercheurs Pour chacun de ces trois items est indiqueacutee la situation donneacutee puis les trois
reacuteactions possibles contagion empathie et coupure Nous avons eacutegalement laisseacute accessoirement lrsquoindication par une lettre du
nombre de reacuteaction mentionneacutes au cours du test (la lettre (a) indiquant le plus grand) On notera au passage que dans les cas
mentionneacutes la contagion eacutemotionnelle nrsquoest jamais citeacutee de maniegravere preacutefeacuterentielle
(Item 4) Les gens qui pleurent de joie (c) jrsquoai envie de pleurer avec eux (a) je les trouve eacutemouvant ou (b) je les trouve ridicules
(Item 9) Si les autres autour de moi font les laquo fous raquo (b) je ne peux mrsquoempecirccher drsquoecirctre moi aussi tregraves exciteacute (c) je suis capable de
garder mon calme ou (a) je suis mal agrave lrsquoaise jrsquoessaie de les calmer
(Item 10) Quand une personne que jrsquoaime est malheureuse (b) je ne peux pas le supporter ccedila me rend trop malheureux (a) ccedila me fait de la peine pour elle ou (c) je suis irriteacute(e) et je cherche la cause de son malheur
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
238
C32 Lrsquoadheacutesion du public et la make-believe theory
Ici apparaicirct en effet un autre genre de reacuteserve que lrsquoon peut opposer agrave une theacuteorie
expressiviste de la transmission des eacutemotions La possibiliteacute drsquoune coupure face agrave lrsquoeacutemotion crsquoest-
agrave-dire de son rejet porte lrsquoaccent sur la part drsquoadheacutesion de lrsquoauditeur que neacutecessite lrsquoeacuteventuelle
communication de lrsquoaffect
Budd rappelle une distinction opeacutereacutee par J Stuart Mill entre deux styles de musique
exprimant lrsquoeacutemotion le poeacutetique et lrsquooratoire Dans le premier cas lrsquoexpression de lrsquoeacutemotion
srsquoeffectue laquo dans la totale inconscience de tout auditeur raquo ndash ce qui nous renverrai agrave la personne
imaginaire proposeacutee par Levinson ndash soit laquo fonctionnant sur la croyance les sentiments et la volonteacute
drsquoun autre raquo1 Lrsquoenjeu qui se manifeste est bien celui de la maniegravere dont lrsquoauditeur considegravere non
pas simplement lrsquoœuvre mais lrsquoorateur musical
Or la musique expressive qui est entendue comme oratoire devient responsable de certains
deacutefauts qui peuvent ecirctre preacutesents dans lrsquoexpression oratoire de lrsquoeacutemotion Par exemple il peut se trouver
un deacutesaccord entre expression et eacutemotions lrsquoexpression est destineacutee agrave convaincre les autres drsquoune force
drsquoune profondeur ou drsquoune pureteacute de sentiment qui nrsquoest pas reacuteelle Srsquoil se trouve en un sens un
deacutesaccord entre eacutemotion et expression dans lrsquoexpeacuterience que fait quelqursquoun drsquoune musique expressive
il peut ressentir la musique comme nrsquoeacutetant pas sincegravere et pour cela ne pas lui accorder de valeur2
La rejet drsquoune musique perccedilue de la sorte nous renvoie agrave ce lrsquoon pourrait nommer un
laquo procegraves raquo qui a reacuteguliegraverement eacuteteacute fait agrave la rheacutetorique et qui concerne deux sortes de critiques qui
lui sont adresseacutes La premiegravere sorte consiste agrave souligner son caractegravere au choix deacutesuet creux
deacutepasseacute emphatique inutile ridicule vain etc On parlera parfois drsquoailleurs drsquoun argument ou
drsquoune formule laquo purement rheacutetorique raquo Ce premier cas renvoie agrave une activiteacute qui ne se voit que
trop agrave lrsquoutilisation par lrsquoauteur du discours de ficelles parfaitement identifieacutees Lrsquoautre sorte de
critique relegraveve non de la moquerie mais drsquoune accusation plus grave la rheacutetorique ne se verra plus
reprocher sa maladresse mais au contraire sa trop grande habileteacute Agrave lrsquoimage de ces illusionnistes
que sont les sophistes la rheacutetorique est avant tout une entreprise de manipulation le discours ici
est potentiellement un terrain mineacute et il devient hasardeux de srsquoy fier Dans un tel cas les qualiteacutes
propres au discours son attrait deviennent autant de signaux indiquant agrave quel point il faut se tenir
sur ses gardes
1 MILL 1980 Voir eacutegalement BUDD 1978 chap 7 sect 14 2015 p 231 2 BUDD 1978 chap 7 sect 14 2015 p 232
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
239
Le deacutecalage que peut ressentir un auditeur face agrave une musique qursquoil percevrait pourtant
correctement comme expressive drsquoune eacutemotion donneacutee (le deacutesespoir par exemple) tiendra donc agrave
un jugement qursquoil portera sur une intention qui est rechercheacutee Il nrsquoentendra donc pas lrsquoexpression
drsquoun deacutesespoir qursquoil eacuteprouverait agrave son tour par contagion mais une laquo pleurnicherie raquo totalement
factice un deacutesespoir drsquoopeacuterette La distinction proposeacutee par Stuart Mill et le commentaire qursquoen
donne Budd nous indiquent que crsquoest la perception par lrsquoauditeur de la sinceacuteriteacute de lrsquoœuvre qui est
ici deacutecisive Lrsquoauditeur ne veut pas se laquo faire avoir raquo par la combine rheacutetorique drsquoun beau parleur
Pour qursquoil y ait adheacutesion de lrsquoauditeur elle doit ecirctre au moins en partie de sa propre
initiative Nous refusons que lrsquoorateur musical puisse nous laquo faire croire raquo qursquoil faut pleurer ou avoir
peur en nous faisant entendre lrsquoexpression de la plainte ou de la peur pour que lrsquoeacutemotion advienne
nous devons ecirctre precircts agrave jouer le jeu agrave faire comme srsquoil existait un motif de tristesse ou de danger
Crsquoest agrave un tel pheacutenomegravene de simulation que srsquoest inteacuteresseacute Kendall Walton1 La make-believe
theory affirme qursquoune eacutemotion dirigeacutee vers une entiteacute fictionnelle peut entraicircner un eacutetat
physiologiquepsychologique qui est une laquo quasi-eacutemotion raquo et dont les symptocircmes sont similaires
agrave une veacuteritable eacutemotion bien que lrsquoon soit conscient de la nature imaginaire de la situation2
La notion que deacutesigne lrsquoexpression laquo make-believe raquo3 est assez deacutelicate agrave rendre en franccedilais si
bien qursquoelle se trouve parfois directement formuleacutee dans sa forme originale en anglais4 Cette
notion est parfois traduite par laquo simulation raquo ou par des expressions comme laquo faire croire raquo ou laquo faire
semblant raquo Mais de tels choix ne renseignent pas sur la personne agrave qui srsquoapplique lrsquoattitude qursquoils
expriment Afin de traduire correctement lrsquoideacutee de make-believe telle que lrsquoemploie Walton il faut
preacuteciser que si une personne laquo fait semblant raquo ou laquo simule raquo une eacutemotion un tel acte nrsquoest
aucunement destineacute agrave quelqursquoun drsquoautre mais agrave elle-mecircme et ceci sans qursquoil y ait duperie cette
personne est agrave lrsquoinitiative du processus elle se fait consciemment croire qursquoelle eacuteprouve cette
eacutemotion Pour autant ce choix peut conduire agrave de veacuteritables reacuteactions physiologiques telles qursquoelles
se manifestent dans les eacutemotions de la vie courante
Par exemple une personne se fait croire qursquoelle a peur pour elle-mecircme si sa quasi-crainte ndash flux
croissant drsquoadreacutenaline augmentation du pouls et tension musculaire ainsi que les sensations associeacutees
1 Voir WALTON 1973 et WALTON 1978 2 Cette conception des eacutemotions dans le cadre des fictions srsquooppose agrave une laquo theacuteorie de lrsquoillusion raquo selon laquelle laquo les lecteurs ou spectateurs de fictions au fait de la nature fictionnelle du reacutecit en viendraient agrave croire en la reacutealiteacute des personnages et eacuteveacutenements repreacutesenteacutes raquo PELLETIER Jeacuterocircme laquo La fiction comme culture de la simulation raquo in Poeacutetique avril 2008 ndeg154 p 132 3 Reprise et compleacuteteacutee par M Budd au cours du chapitre VII de Music and the Emotions 4 Bien que lrsquoon puisse ecirctre tenteacute de la rapprocher voire de lrsquoassimiler agrave lrsquoideacutee de laquo suspension de lrsquoincreacuteduliteacute raquo (willing suspension of disbelief) proposeacutee par Coleridge Walton se refuse agrave proceacuteder de la sorte une telle expression suggegravere une acceptation momentaneacutee drsquoun fait de fiction comme eacutetant reacuteel alors que selon lui le lecteur drsquoune fiction nrsquoa jamais la moindre croyance de ce genre Voir WALTON 1980
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
240
ndash est causeacute par le fait qursquoelle se rende compte qursquoelle fait comme si elle est ou pourrait ecirctre en danger
Quelqursquoun eacuteprouve de la peur pour lui-mecircme en se le faisant croire si la prise de conscience qursquoil fait
comme srsquoil eacutetait en danger lui cause la sensation de son cœur qui bat de ses muscles qui se tendent1
Walton rappelle toutefois que cette similariteacute des eacutemotions et des sensations engageacutees par
un univers fictif nrsquoimplique pas ce agrave quoi les eacutemotions du monde reacuteel nous exposent
Les mondes auxquels on se fait croire preacutesentent une combinaison drsquoavantage unique Ils sont
suffisamment semblables au monde reacuteel pour ecirctre drocircles pour permettre la surprise le suspens et le
frisson de la deacutecouverte Cependant ils peuvent ecirctre manipuleacutes comme cela est impossible dans le
monde reacuteel ils nous autorisent souvent agrave nous confronter en toute impuniteacute agrave des choses dangereuses
() sans avoir agrave faire face aux conseacutequences habituelles du monde reacuteel quotidien et ils nous donnent
lrsquooccasion de tester nos reacuteactions agrave la trageacutedie sans que la trageacutedie nrsquoaffecte qui que ce soit2
Les eacutemotions musicales telles qursquoelles adviennent dans la theacuteorie de Walton fonctionnent
en ce domaine de la mecircme maniegravere que Schopenhauer lrsquoavait envisageacute
Nous subissons une expeacuterience qui est analogue agrave ce que nous eacuteprouvons lorsque nous
eacuteprouvons deacutesir et satisfaction du deacutesir mais aucun sacrifice nrsquoest requis Et crsquoest preacuteciseacutement parce que
ceci constitue la nature de lrsquoexpeacuterience musicale que Schopenhauer pense la musique comme une forme
drsquoart tellement eacuteleveacutee3
CONCLUSION
Influenceacutee par la philosophie des Lumiegraveres ou par le romantisme la question des affects
est abordeacutee drsquoune faccedilon qui tranche tregraves nettement drsquoavec celle qui preacutevalait jusqursquoagrave Mattheson
Par la suite et jusqursquoagrave aujourdrsquohui deux aspects qui dans la poeacutetique musicale eacutetaient eacutetroitement
associeacutes ndash celui du discours et celui des affects ndash tendent agrave devenir deux problegravemes diffeacuterents Drsquoun
1 BUDD 1978 chap VII sect 10 2015 p 215 2 WALTON Kendall 1973 p 300 3 BUDD 1978 chap V sect 10 2015 p 168 Pour Schopenhauer la musique laquo est pour nous agrave la fois parfaitement intelligible et tout agrave fait inexplicable cela tient agrave ce qursquoelle nous montre tous les mouvements de notre acircme mecircme les plus cacheacutes deacutelivreacutes deacutesormais de la reacutealiteacute et de ses tourments raquo (SCHOPENHAUER sect 52 p 337) Levinson rappelle lui aussi cette sorte drsquoimpuniteacute que permettent les eacutemotions musicales laquo dans lrsquoisolement contextuel drsquoune reacuteponse musicale il devient possible pour nous de savourer le sentiment pour son caractegravere speacutecial puisque pour une fois la deacutetresse suppleacutementaire qui lrsquoaccompagne dans le contexte de la vie nous est eacutepargneacute raquo (LEVINSON 1997 p 100)
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
241
cocircteacute se deacuteveloppe toute une controverse concernant lrsquoideacutee drsquoun langage musical de lrsquoautre se
multiplient les modegraveles theacuteoriques cherchant agrave rendre compte de la nature et du fonctionnement
des eacutemotions musicales (dans ce dernier domaine un deacutebat majeur tourne autour du creacutedit que
lrsquoon peut apporter agrave la possibiliteacute drsquoexprimer des eacutemotions) Lrsquoeacutetude de la reacuteception de la musique
ndash et donc de lrsquoauditeur ndash tend agrave soulever un inteacuterecirct croissant
CHAPITRE VIII ndash UNE RHEacuteTORIQUE MUSICALE AUJOURDrsquoHUI
INTRODUCTION
La rheacutetorique musicale fait aujourdrsquohui deacutebat que ce soit sur le plan de lrsquoeacutetude de la musique
baroque1 de la recherche drsquoune rheacutetorique musicale qui serait proprement contemporaine2 ou
encore des fondements philosophiques drsquoune telle discipline ndash dans ce dernier domaine
lrsquoopposition est parfois vive entre partisans drsquoune seacutemiotique musicale et tenants du formalisme
musical3 En outre les intentions des compositeurs quant agrave cette conception nrsquoest pas toujours
eacutevidente
En consideacuterant la question [de lrsquoœuvre drsquoart et ses destinataires implicites] du point de vue des
compositeurs il est assez eacutevident que de faccedilon geacuteneacuterale les auteurs du XXe siegravecle nrsquoont attribueacute aucune
importance particuliegravere aux reacuteactions du public face agrave leurs œuvres Ceci ne signifie pas que les
compositeurs aient a priori renonceacute agrave la possibiliteacute de communiquer de toucher ou convaincre les
auditeurs mais plus simplement que lrsquoexigence de solliciter certaines reacuteponses du public nrsquoa pas
constitueacute un reacutefeacuterant essentiel lors de la creacuteation4
1 MALHOMME 2002 SHARPE 2000 Part I3 p 66-83 2 Revue Musurgia laquo Rheacutetorique musicale raquo 2005 3 Voir par exemple les propositions respectives de Nattiez et Dufour ou celles de Budd Kivy et Sharpe 4 Le fait que la musique soit agrave penser en fonction du public et non pas pour elle-mecircme
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
244
Pourtant si lrsquoon souhaite trouver drsquoeacuteventuels candidats au rocircle actuel drsquoune rheacutetorique
musical il sera difficile de ne pas inteacutegrer que lrsquoauditoire doit y jouer une place importante Drsquoautres
points seront agrave prendre en compte ce que le deacutebat sur les eacutemotions musicales a mis en eacutevidence
agrave savoir la neacutecessiteacute de distinguer entre expression et eacuteveil de eacutemotions la critique visant la
rheacutetorique musicale quant agrave ses capaciteacutes agrave reacuteellement eacuteveiller des eacutemotions ou encore le fait que
dans sa forme deacuteveloppeacutee dans lrsquoAllemagne baroque la musique suivait un discours verbal
A APPLICATIONS CONTEMPORAINES DU MODEgraveLE DE RHEacuteTORIQUE MUSICALE
Il nous semble opportun degraves lors de rappeler une opposition classique en lrsquoestheacutetique
musicale celle qui distingue entre conception heacuteteacuteronome et conception autonome de la musique1
Dans le premier cas la musique fait avant tout reacutefeacuterence agrave quelque chose qui lui est exteacuterieur agrave un
pheacutenomegravene extra-musical dans le second elle ne se comprend et ne tient sa valeur que par elle-
mecircme
A1 HEacuteTEacuteRONOMIE ET FONCTIONNALITEacuteS DE LA MUSIQUE
Lrsquoideacutee drsquoune heacuteteacuteronomie de la musique signifie donc agrave lrsquoopposeacute que ses regravegles sont
subordonneacutees agrave des principes ou des finaliteacutes qui lui sont exteacuterieures Il en va ainsi dans le cas des
musiques dites fonctionnelles dont nous pouvons trouver une deacutefinition chez Christian Accaoui
Quand elle est fonctionnelle la musique joue un rocircle elle est au service de quelque chose elle
accompagne une activiteacute ou srsquointegravegre en tant qursquoeacuteleacutement dans un ensemble plus vaste () elle est alors
en partie faccedilonneacutee par le rocircle qui lui est imparti2
La musique fonctionnelle est ainsi deacutefinie comme une musique qui accompagne une
activiteacute Crsquoest eacutevidemment le cas de la rheacutetorique musicale telle qursquoelle fut theacuteoriseacutee de Caccini agrave
1 Voir ARNOLD 1983 t 1 p 734 ainsi que la Preacuteface de Music and the Emotions de M Budd (BUDD 2015 Voir eacutegalement la proposition formuleacutee par L B Meyer et cherchant agrave deacutepasser cette opposition MEYER 2011 p 51-53 2 ACCAOUI 2011 p 136
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
245
Mattheson et crsquoest eacutegalement le cas de maniegravere geacuteneacuterale de nombreuses œuvres de musique
sacreacutee1
Avec lrsquoavegravenement de la laquo musique absolue raquo srsquoest affirmeacutee une attitude critique envers la
musique fonctionnelle C Accaoui attribue plus particuliegraverement agrave Schiller la formulation drsquoun ideacuteal
conciliant lrsquoexigence drsquoune dimension eacutethique de la musique et le rejet de la fonction utilitaire (rejet
lieacute agrave laquo lrsquoestheacutetique du deacutesinteacuteressement et de la contemplation raquo propre au Romantisme)2
Cette attitude srsquoest toutefois poursuivie au-delagrave des seuls romantiques et srsquoest prolongeacutee au
XXe siegravecle tant chez les compositeurs que les theacuteoriciens On retrouve ainsi une charge
particuliegraverement forte chez Adorno formuleacutee agrave lrsquooccasion de sa ceacutelegravebre prise de position contre la
musique de Stravinsky3 ou dans le chapitre laquo Fonction raquo de son Introduction agrave la sociologie de la musique4
Dans ce dernier texte la terminologie utiliseacutee est exclusivement deacutevalorisante laquo langue agrave tout
faire raquo laquo reacutesidu de lrsquoart raquo laquo consolation raquo laquo reacutegression raquo laquo escroquerie raquo laquo tapage raquo (dans le cas de la
musique des geacuteneacuteriques de films) laquo parodie raquo (de la grande musique) laquo ideacuteologie raquo laquo dressage raquo etc
Le verdict est veacuteritablement sans appel5
A2 LA MUSIQUE laquo EN ELLE-MEcircME raquo
En deacutepit drsquoun incontestable deacuteveloppement des conceptions heacuteteacuteronomes agrave partir de la
Renaissance cette tradition ne srsquoeacutetait pas interrompue durant lrsquoeacutepoque moderne on la retrouvait
parmi bien drsquoautres chez Leibniz Euler ou Chabanon6 Mais crsquoest dans le contexte de lrsquoopposition
1 Si lrsquoon devait interroger le concept de rheacutetorique musicale en srsquointeacuteressant de pregraves agrave tout ce qui conditionne lrsquoesprit (ou en drsquoautres termes le met en une certaine disposition ou humeur) nous pourrions eacutetendre cette remarque agrave certaines activiteacutes lieacutees agrave la musique comme la musicotheacuterapie ou au domaine de la musique drsquoambiance 2 laquo une question srsquoimpose que Schilller eacutenonce en termes kantiens comment faire passer la socieacuteteacute drsquoun eacutetat de nature domineacute par le sensible le mateacuteriel la force le physique agrave un eacutetat de raison domineacute par la raison la loi morale Ougrave trouver le levier Sa reacuteponse est simple (lettre 9) Lrsquoinstrument rechercheacute est le bel art () Le problegraveme politique est reacutesolu par lrsquoutopie estheacutetique raquo ACCAOUI 2011 p 141 3 laquo Stravinsky et la restauration raquo in Adorno 2000 4 ADORNO 1994 p 45-59 5 Bien entendu ce choix srsquoexplique par le contexte geacuteneacuteral dans lequel prend place son propos celui drsquoune approche sociologique ainsi que par la critique de lrsquoideacuteologie bourgeoise qui traverse lrsquoensemble de son œuvre 6 Chabanon Michel De la musique consideacutereacutee en elle-mecircme et dans ses rapports avec la parole les langues la poeacutesie et le theacuteacirctre (1785) in MULLER FABRE 2013 p 147-165 EULER 2015 On notera qursquoEuler nrsquoignore pas lrsquoimportance que peut revecirctir une certaine approche discursive dans la musique laquo Il nrsquoy aurait pas grand plaisir agrave entendre une longue suite drsquoaccords alors mecircme que chacun pris isoleacutement serait assez agreacuteable si comme les phrases drsquoun discours ils nrsquoeacutetaient pas lieacutes dans leur sens raquo (EULER 2015 Tentamen III sect 8 p 122) La position de Leibniz quant agrave elle est loin drsquoecirctre strictement tributaire drsquoune vision matheacutematique ndash en deacutepit de ses compeacutetences en ce domaine Intervenant dans le deacutebat concernant le tempeacuterament musical il se montre en effet tregraves reacuteserveacute face agrave Conrad Henfling (lettre de Leibniz agrave Henfling du 24 octobre 1708) ou agrave Christian Goldbach (LEIBNIZ 1998) La lecture de ces textes montre clairement que Leibniz adopte sur ce sujet le point de vue du physicien et accorde une grande place agrave lrsquoacoustique en teacutemoigne son eacutechange avec Edme Mariotte agrave qui il preacutecise en aoucirct 1681 laquo Je distingue dans le son lrsquoorigine la propagation et la perception raquo (Ak III t 3 p 447-482)
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
246
entre estheacutetique de la forme et estheacutetique du sentiment que le formalisme srsquoest plus nettement
affirmeacute
Toutefois lrsquoeacutemergence de lrsquoautonomie musicale et le rejet de la musique fonctionnelle peut
conduire agrave mettre en quelque sorte entre parenthegraveses peu ou prou lrsquoexistence du public Alors
mecircme qursquoeacutetait advenue ce que Kivy nomme la laquo grande seacuteparation raquo de la seconde moitieacute du XVIIIe
siegravecle ndash crsquoest-agrave-dire lrsquoinvention du concert public1 le romantisme menait au laquo primat de lrsquoart sur la
reacutealiteacute raquo2 Aussi au XXe siegravecle nombre drsquoarguments qui par ailleurs pouvaient offrir un grand
inteacuterecirct se retrouvent affaiblis en raison de cet oubli presque complet du public dont ils eacutetaient
porteurs il en va ainsi de la position drsquoAlban Berg dans une poleacutemique lrsquoayant opposeacute agrave Hans
Pfizner3 drsquoAdorno alors qursquoil deacutenonce la musique de Stravinsky laquo comme un objet en soi raquo mais
oublie lrsquousage que le public pourrait en faire de sa propre initiative4 et peut-ecirctre tout autant de
Stravinsky lui-mecircme dans sa ceacutelegravebre assertion preacuteceacutedemment mentionneacutee
A3 CONCEPTION RHEacuteTORIQUE DE LA MUSIQUE
Qursquoen est-il des conceptions de lrsquoautonomie ou de lrsquoheacuteteacuteronomie musicales dans le cas
particulier drsquoune conception rheacutetorique de la musique Nous pouvons agrave premiegravere vue ecirctre tenteacutes
de consideacuterer la reacuteponse comme eacutevidente la rheacutetorique musicale semble pour ainsi dire par
deacutefinition relever de lrsquoheacuteteacuteronomie et mecircme agrave double titre non seulement elle se plie aux regravegles
drsquoun art du langage naturel mais elle se trouve en outre cantonneacutee agrave un rocircle drsquoillustration
drsquoeacuteveacutenements extra-musicaux (description de lieux de caractegraveres peinture drsquoeacutemotions diverses
symboles religieux ou eacutesoteacuteriques etc)
Il faut toutefois signaler que cette consideacuteration ne vaut (et en partie seulement) que si lrsquoon
srsquoen tient agrave la rheacutetorique musicale entendue au sens eacutetroit (historique) du terme mais la rheacutetorique
musicale peut se voir attribuer une porteacutee plus large Drsquoune part une approche contemporaine
pourra envisager de recourir comme bases proprement rheacutetorique aux travaux deacuteveloppeacutees en ce
domaine depuis ces derniegraveres deacutecennies Crsquoest ce qursquoenvisage Carlo Benzi
1 KIVY 2002 Chap 6 ndash Enhanced Formalism p 105 Cette notion de grande seacuteparation (great divide) joue un rocircle important dans lrsquoargumentation de Kivy durant tout ce chapitre 2 ACCAOUI 2011 p 140 3 Face agrave lrsquoacadeacutemisme et le chauvinisme de Pfizner qui entendait deacutefendre lrsquointeacutegriteacute de la musique allemande face au seacuterialisme ou au jazz Berg proposait une analyse drsquoune Recircverie de Schumann mettant en eacutevidence le rocircle essentiel des qualiteacutes formelles il entendait ainsi faire valoir que laquo la perfection formelle engendre la beauteacute qui nrsquoest pas une attente ou une envie du public mais une qualiteacute intrinsegraveque de lrsquoœuvre raquo WARSZAWSKI 2005 laquo Agrave propos de la fonction de la musique raquo 4 WARSZAWSKI 2005 laquo Lrsquoacircme et le corps raquo
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
247
Si lrsquoon veut aujourdrsquohui par analogie avec le passeacute analyser le reacutepertoire contemporain dans
un sens rheacutetorique [en utilisant des figures comme lrsquoanaphore ou la paronomase] il semblera neacutecessaire
de se reacutefeacuterer aux theacuteories preacuteceacutedemment citeacutees eacutelaboreacutees pendant la deuxiegraveme moitieacute du vingtiegraveme
siegravecle1
Drsquoautre part (et cela va souvent de pair dans les conceptions actuelles) si lrsquoon adopte un
sens plus large de la notion de rheacutetorique musicale on doit alors faire place agrave lrsquoideacutee selon laquelle
le discours dans lequel se deacuteploie la rheacutetorique pourrait ecirctre un discours proprement musical ndash et
non celui du langage naturel auquel la musique serait soumise Or crsquoest bien une telle ideacutee que lrsquoon
retrouve dans de nombreuses eacutetudes contemporaines sur la rheacutetorique musicale crsquoest donc pour
ainsi dire une telle rheacutetorique laquo intra-musicale raquo qui est analyseacutee par exemple dans la revue
Musurgia2 On notera au passage que le champ drsquoinvestigation ainsi ouvert devrait conduire agrave
exposer preacuteciseacutement la conception de langage que lrsquoon accorde alors agrave la musique
On peut toutefois srsquointerroger sur la valeur pouvant ecirctre accordeacutee agrave une telle approche de
la rheacutetorique musicale Non pas au sens ougrave elle serait illeacutegitime mais au sens ougrave elle ne pourrait
concerner qursquoun auditoire finalement limiteacute celui du petit nombre des initieacutes agrave la musique pure
savante celui des personnes rompues tant aux regravegles du contrepoint qursquoaux divers laquo langages raquo
forgeacutes par les compositeurs contemporains Agrave deacutefaut drsquoune maicirctrise suffisante des regravegles de la
composition musicale lrsquoauditeur du laquo grand public raquo ne saurait en effet ecirctre concerneacute par une telle
rheacutetorique musicale (pas davantage que nous pourrions ecirctre toucheacutes par une argumentation
formuleacutee en une langue qui nous est eacutetrangegravere) Bien entendu on peut alors faire valoir en
reprenant une ideacutee avanceacutee par L B Meyer3 qursquoun auditeur non exerceacute pourrait tregraves bien ressentir
comme un affect ce qursquoun auditeur exerceacute comprendra intellectuellement comme un eacuteveacutenement
musical preacutecis (la reacutesolution drsquoune dissonance par exemple) Remarquons toutefois que cela
reviendra agrave donner creacutedit agrave lrsquoideacutee drsquoune manipulation de lrsquoauditeur4
Se posera aussi la question de savoir ce que devient le statut des eacutemotions musicales dans
un tel cas Si lrsquoauditoire concerneacute se trouve deacutetacheacute affectivement de la musique dans une attitude
contemplative le but drsquoune rheacutetorique musicale nrsquoest-il pas manqueacute Et si celui qui est susceptible
drsquoecirctre affecteacute lrsquoest alors qursquoil ne maicirctrise pas lrsquoessentiel du discours musical ne serait-il pas affecteacute
pour de mauvaises raisons ndash auquel cas le but serait eacutegalement manqueacute
1 BENZI 2005 p 111 2 Revue Musurgia 2005Voir notamment les articles de S Pasticci et C Benzi 3 MEYER 2011 p 87 4 Dans tous les cas cependant lrsquoideacutee avanceacutee par Meyer reste une hypothegravese
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
248
Si nous prenons en consideacuteration lrsquoopposition entre autonomie et heacuteteacuteronomie nous en
venons donc agrave devoir distinguer entre deux options possibles une rheacutetorique laquo intra raquo musicale et
une rheacutetorique laquo extra raquo musicale Dans le premier cas nous avons affaire agrave un discours strictement
musical dans le second agrave un discours qui lui est exteacuterieur il peut srsquoagir drsquoun discours formuleacute
dans le langage naturel (lrsquoallemand le latin lrsquoitalien le franccedilais etc) qui se trouve illustreacute ou renforceacute
au moyen drsquoeacuteleacutements musicaux ce peut ecirctre aussi si nous nous placcedilons plus speacutecifiquement dans
le contexte contemporain un autre discours comme celui de la narration cineacutematographique
B QUELQUES laquo CANDIDATS raquo POSSIBLES
B1 UNE RHEacuteTORIQUE laquo INTRA-MUSICALE raquo
Dans un numeacutero consacreacute agrave la rheacutetorique musicale la revue Musurgia a preacutesenteacute une seacuterie
drsquoarticles proposant une lecture rheacutetorique de diverses œuvres posteacuterieures agrave la peacuteriode baroque
pour la musique de Haydn (en srsquoappuyant sur les travaux du Groupe micro) pour Schumann ou encore
pour Debussy (la Soireacutee dans Grenade agrave partir drsquoune lecture de Barthes) Deux articles appliquent le
mecircme genre de lecture agrave des œuvres contemporaines
Pour Suzanna Pasticci le critegravere deacutecisif consideacutereacute comme le marqueur drsquoune conception
rheacutetorique de la musique renvoie au caractegravere utilitaire propre agrave la musique fonctionnelle
un eacuteleacutement musical ne peut ecirctre consideacutereacute comme un moyen rheacutetorique que lorsqursquoil est
possible de deacutemontrer que celui-ci est utiliseacute par le compositeur pour susciter des reacuteponses preacutecises et
bien deacutetermineacutees de la part de son auditeur1
Pasticci cherche agrave rendre compte agrave travers des œuvres de Nono et Maderna de la citation
musicale selon une telle perspective
Si lrsquoauditeur parvient agrave lrsquoidentifier et agrave lrsquointerpreacuteter alors la citation assume pleinement sa
fonction rheacutetorique et apparaicirct comme un moyen rheacutetorique utile pour atteindre un effet speacutecifique et
bien deacutetermineacute2
1 PASTICCI 2005 p 103 2 Op cit p 102
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
249
Benzi propose quant agrave lui de srsquoappuyer sur la seacutemiologie pour eacutelaborer un modegravele de
rheacutetorique musicale
Si lrsquoon veut eacutetendre ces principes [ceux de la rheacutetorique] au domaine musical il faut consideacuterer
ce que peut signifier lrsquolaquo intention communicative raquo dans un passage non verbal Les recherches
deacuteveloppeacutees pendant les anneacutees soixante par rapport aux mass media au cineacutema et aux images en geacuteneacuteral
preacutesentent de fortes analogies avec les theacuteories rheacutetoriques litteacuteraires1
Benzi propose alors drsquoanalyser Eacuteclats de P Boulez (le deacuteroulement de lrsquoœuvre) en termes
rheacutetoriques (anaphores paronomases) Il en vient agrave la conclusion en srsquoappuyant sur une expeacuterience
psychologique meneacutee par Iregravene Deliegravege qursquoil laquo existe mecircme dans le reacutepertoire contemporain une
rheacutetorique du discours musical particuliegraverement efficace raquo2
Mecircme srsquoils ont lrsquointeacuterecirct de porter clairement au centre du deacutebat la question laquo utilitaire raquo de
la musique ces deux articles nous semblent repreacutesentatifs drsquoun problegraveme concernant lrsquoideacutee drsquoune
rheacutetorique laquo interne raquo agrave la musique Quand bien mecircme les œuvres les plus reacutecentes qui sont
examineacutees (celles de Nono Maderna ou Boulez) pourraient ecirctre analyseacutees en termes rheacutetoriques
leur processus de creacuteation nrsquoa nullement suivi de tels principes Ces analyses a posteriori drsquoœuvres de
diverses eacutepoques3 permettent donc drsquoenvisager seulement une laquo possible raquo rheacutetorique musicale les
lectures qui sont proposeacutees demeurent des hypothegraveses aucunement des cas aveacutereacutes drsquoœuvres
eacutelaboreacutees selon lrsquoeacutequivalent contemporain de lrsquoancienne musica poetica4 Sans nous prononcer sur le
fait que drsquoautres compositeurs aient pu effectivement proceacuteder ainsi nous ne pouvons toutefois
que constater que la promotion de la rheacutetorique musicale proposeacutee dans les articles de la revue
Musurgia ne rend pas compte drsquoune musique qui soit deacutelibeacutereacutement penseacutee selon une approche
rheacutetorique
B2 LA MUSIQUE DE FILM
En revanche il est clair que dans le cas de certaines musiques laquo fonctionnelles raquo on trouvera
des similitudes avec des caracteacuteristiques propres agrave la musica poetica Il en va ainsi pour les musiques
1 BENZI 2005 p 110 Benzi qui fait notamment reacutefeacuterences aux travaux drsquoU Eco et R Barthes preacutecise que laquo Cette perspective drsquoorigine seacutemiologique permet drsquoanalyser drsquoune faccedilon similaire des œuvres appartenant agrave tous les arts en les consideacuterant comme des textes crsquoest-agrave-dire comme des tissus de signes dont lrsquoefficaciteacute rheacutetorique ne fonctionne que si la forme est clairement reconnaissable par les destinataires raquo 2 Op cit p 129 3 Nicolas Meeugraves et Jean-Pierre Bartoli ont proposeacute une analyse de la Fantaisie en reacute mineur de Mozart selon des critegraveres rheacutetoriques BARTOLI MEEUS 2010 4 Eacutetant entendu toutefois qursquoil nrsquoest pas aveacutereacute non plus que les compositeurs de lrsquoeacutepoque baroque aient eux-mecircmes systeacutematiquement baseacute leur travail de composition sur les traiteacutes de poeacutetique musicale
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
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accompagnant des productions audio-visuelles drsquoune maniegravere geacuteneacuterale (par exemple dans la
publiciteacute) La musique de film semble particuliegraverement remarquable agrave cet eacutegard on peut en effet
identifier un certain nombre de traits susceptibles de donner creacutedit agrave un tel rapprochement
B21 Multiples fonctions de la musique au cineacutema
La musique de film est appeleacutee agrave remplir diverses fonctions Aaron Copland en aurait
distingueacute cinq (laquo creacuteer une atmosphegravere souligner les eacutetats psychologiques des personnages fournir
un mastic drsquoarriegravere-fond susciter une impression de continuiteacute maintenir la tension puis y mettre
un terme raquo)1 Michel Chion souligne eacutegalement la fonction unificatrice de la musique face au flux
des images parlant drsquoun laquo englobement unifiant raquo il mentionne eacutegalement une fonction de
ponctuation 2 Levinson identifie quant agrave lui quatorze fonctions3
Mecircme si la preacutesence drsquoune narration nrsquoen caracteacuterise pas neacutecessairement toutes les œuvres
le reacutecit est un aspect majeur de lrsquoart cineacutematographique et fait lrsquoobjet drsquoune eacutetude speacutecifique dans
le cadre des analyses de film4 On y retrouve alors reacuteguliegraverement la question du rocircle de la musique
mis en regard avec un reacutecit extra-musical agrave lrsquoinstar de la rheacutetorique musicale la musique se verra
ainsi attribuer le rocircle drsquoexprimer ce que les images tout comme le texte verbal ne peuvent faire
(exprimer des eacutemotions par exemple) Cet aspect de la relation musiqueimages inciterait donc agrave
privileacutegier la compleacutementariteacute entre les deux eacuteleacutements
Je nrsquoaime pas les musiques qui expriment ce qui est eacutevident () Cela me semble inutile et
redondant La musique devrait exprimer tout ce que le texte lrsquoimage le bruitage ne peuvent pas
exprimer Elle doit intervenir comme une sorte drsquoexpression poeacutetique suppleacutementaire5
La relation entre la musique et la narration crsquoest-agrave-dire entre la musique et un discours qui
deacutetermine son eacutelaboration se trouve ainsi caracteacuteriseacutee agrave partir drsquoun concept issu de la narratologie
celui de la dieacutegegravese (ce qui fait partie de lrsquounivers du reacutecit) Michel Chion a eacutelaboreacute une terminologie
concernant la musique de film (et lrsquoaudiovisuel en geacuteneacuteral) il indique notamment les deux
principales positions que peut adopter la musique par rapport au reacutecit du film
1 Citeacute par LEVINSON p 23 2 CHION 2013 p 44-46 3 LEVINSON p 24-25 4 Voir par exemple laquo La meacutediation de lrsquohistoire raquo in JULLIER 2012 p 64-98 5 Entretien avec Vladimir COSMA in BINH MOURE SOJCHER 2014 p 44
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
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Dite aussi laquo musique non-dieacutegeacutetique raquo la musique de fosse est la musique perccedilue comme
eacutemanant drsquoun lieu et drsquoune source en dehors du temps et du lieu de lrsquoaction montreacutee agrave lrsquoeacutecran () [La
musique drsquoeacutecran] correspond agrave ce qursquoon appelle souvent laquo musique dieacutegeacutetique raquo eacutemanant drsquoune source
existant concregravetement dans le monde dieacutegeacutetique du film dans le preacutesent de la scegravene1
Dans lrsquoeacutelaboration de la musique de film un rocircle central est accordeacute agrave lrsquoexpression ou au
deacuteclenchement des eacutemotions par la musique Cette derniegravere toutefois ne se reacuteduit pas agrave ce but2
Ainsi tout comme chez les theacuteoriciens du XVIIe siegravecle tels Nucius ou Thuringus se distinguait la
technique proprement musicale de celle destineacutee agrave lrsquoexpression des affects du texte (et donc les
figurae principales et des figurae minus principales) la musique de film pourra intervenir soit pour des
raisons indiffeacuterentes agrave tout aspect eacutemotionnel soit pour des raisons y eacutetant eacutetroitement associeacutees
La musique pourra dans le premier cas avoir comme finaliteacute la fonction unificatrice mentionneacutee
preacuteceacutedemment ou encore laquo lrsquoembellissement ou lrsquoenrichissement du film comme objet
drsquoappreacuteciation estheacutetique raquo3 La musique pourra eacutegalement intervenir en produisant un effet soit
empathique soit laquo anempathique raquo selon que la musique semblera en harmonie ou indiffeacuterente vis-
agrave-vis de climat de la scegravene4
B22 Repreacutesentation et eacuteveil drsquoeacutemotions dans la musique de film
Nous nous retrouverons toutefois confronteacute avec la question des eacutemotions dans la
musique de film agrave une distinction souvent eacutevacueacutee et qui pourtant se trouve au cœur du deacutebat
concernant les eacutemotions musicales la distinction entre la repreacutesentation drsquoeacutemotions (qui dans le
cas drsquoun film sont par deacutefinition extra-musicales) et le deacuteclenchement de certaines eacutemotions
suivant lrsquoune ou lrsquoautre des fonctions que peut remplir la musique Ainsi parmi les quatorze
fonctions mentionneacutees par Levinson et plus preacuteciseacutement celles en lien avec les affects certaines
entrent dans le premier cas
lrsquoindication ou la reacuteveacutelation de quelque chose ayant trait agrave lrsquoeacutetat psychologique drsquoun personnage
y compris ses eacutetats eacutemotionnels ses traits de personnaliteacute () la modification ou la qualification drsquoune
caracteacuterisation psychologique drsquoun personnage comme lorsque la musique suggegravere lrsquointensiteacute de la
souffrance drsquoun personnage due agrave la perte de quelqursquoun le fait de souligner ou de corroborer lrsquoeacutetat
psychologique drsquoun personnage ()5
1 CHION 2013 p 200 2 Voir les diverses fonctions de la musique de film mentionneacutees par Copland et Levinson 3 LEVINSON 1999 p 25 Entendue en un sens rheacutetorique une telle musique a dans un tel cas pour fonction de plaire 4 CHION 2013 p 202 laquo Preacutesents avant le drame les musiques ou les bruits anempathiques se continuent pendant ou reprennent apregraves celui-ci sans en ecirctre affecteacutes comme si de rien nrsquoeacutetait raquo 5 LEVINSON 1999 p 24
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
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Et drsquoautres relegravevent clairement du second
le fait de provoquer directement chez le spectateur une tension une peur une interrogation
une relacircchement eacutemotionnel une joie ou un autre eacutetat cognitif ou affectif de ce genre () le fait de
bercer ou drsquohypnotiser le spectateur afin de faciliter son implication eacutemotionnelle dans un univers
fictionnel auquel il se montrerait autrement reacutefractaire1
On remarquera au passage que ces exemples respectifs peuvent aider agrave bien mesurer ce qui
seacutepare la repreacutesentation drsquoune eacutemotion par la musique et le deacuteclenchement drsquoune eacutemotion par la
musique car il nrsquoest absolument pas assureacute que lrsquoon parle bien des mecircmes eacutemotions voire du
mecircme genre drsquoeacutemotions dans les deux cas ou tout au moins que lrsquoobjet drsquoune eacutemotion donneacutee soit
le mecircme Rien ne garantit que la laquo peur raquo eacuteveilleacutee chez le spectateur soit autre chose qursquoune reacuteaction
psychologique ou physiologique directe aux caractegraveres propres de le musique (ni qursquoelle
laquo repreacutesenterait raquo la peur drsquoun personnage)
Les reacuteponses eacutemotionnelles agrave la musique sont drsquoailleurs parfois comparables agrave des reacuteflexes
elles culminent dans ce qursquoon appelle des frissons musicaux qui libegraverent des endorphines et deacuteclenchent
drsquoimportantes variations du deacutebit sanguin dans les reacutegions du cerveau usuellement impliqueacute dans la
reacuteponse agrave des stimuli aussi gratifiant que le sexe et la nourriture2
Quant agrave la possibiliteacute que la musique puisse bercer ou hypnotiser elle nous renverrait agrave un
pheacutenomegravene comme celui deacutecrit chez Homegravere sous le terme de thelxis cette faculteacute drsquoensorcellement
ou drsquoengourdissement de lrsquoauditeur et lagrave encore donc aucunement agrave une laquo expression raquo drsquoeacutemotion
mais plutocirct agrave un de ces effets ou pouvoirs tels que Tinctoris pouvait les eacutenumeacuterer
Cependant la place accordeacutee aux eacutemotions dans la musique de film pourrait nous
rapprocher de maniegravere plus directe de la tradition baroque de la rheacutetorique musicale Dans un
ouvrage consacreacute agrave la theacuteorie de la musique de film Juraj Lexmann consacre un chapitre entier agrave la
question des eacutemotions agrave leur nature et agrave la maniegravere de les susciter par la musique Lexmann faisant
drsquoailleurs expresseacutement reacutefeacuterence agrave la theacuteorie des affects de Mattheson3 On peut alors consideacuterer
qursquoun tel chapitre complet joue bien lui-mecircme le rocircle drsquoune theacuteorie des affects drsquoune maniegravere tregraves
1 Ibid 2 JULLIER 2012 p 253 3 LEXMANN 2006 p 34
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similaire agrave lrsquoAffektenlehre exposeacutee par Mattheson dans son Vollkommene Cappelmeister (voire
auparavant par la theacuteorie des passions constituant lrsquoune des trois parties de la Rheacutetorique drsquoAristote)
B23 Manuels pratiques de musique de film
Nous envisageons dans ce cas qursquoune comparaison (limiteacutee toutefois) soit possible entre
certains aspects des traiteacutes de poeacutetique musicale baroque et certains ouvrages reacutecents consacreacutes agrave
la musique de film Une telle possibiliteacute pourrait trouver sa justification dans le fait que la musique
pour le cineacutema reacutepond avant tout agrave des exigences pratiques (non agrave des principes theacuteoriques) et que
les ouvrages qui lrsquoeacutetudient puissent ecirctre des laquo manuels raquo destineacutes agrave donner des conseils pour
lrsquoeacutelaboration et la composition de la musique
On trouve un exemple de ce genre avec le Guide pratique de la musique de film de Vivien Villani
Cet ouvrage peut pour partie effectivement faire penser agrave lrsquoeacutequivalent drsquoun traiteacute de poeacutetique
musicale (la viseacutee pratique y est indeacuteniable et se trouve mecircme ouvertement revendiqueacutee) mecircme srsquoil
serait exageacutereacute drsquoy voir une meacutethode agrave proprement parler1 Le deuxiegraveme chapitre est particuliegraverement
reacuteveacutelateur Intituleacute laquo Pouvoirs et fonctions de la musique au cineacutema raquo il constitue en reacutealiteacute les deux
tiers de lrsquoouvrage Y sont preacutesenteacutes les nombreux cas possibles concernant lrsquousage de la musique
(concernant les liens avec lrsquoaction avec les sentiments etc) exposeacutes avec de tregraves nombreux
exemples concrets Lrsquoauteur consacre eacutegalement plusieurs pages aux variations theacutematiques
deacuteclineacutees agrave partir des divers eacuteleacutements techniques orchestration tempo rythme harmonie mode
tonaliteacute registre dimensions style2 De ce point de vue la preacutesentation et le contenu de cet ouvrage
preacutesentent bien une analogie avec le principe des traiteacutes de rheacutetorique musicale lrsquoexposition
deacutetailleacutee des diffeacuterents cas de figure agrave envisager afin de mettre la musique au service du discours
cineacutematographique renvoie agrave lrsquoinvention (et dans la tradition rheacutetorique elle-mecircme agrave lrsquoexamen des
eacutetats de cause) la description des divers aspects techniques concernant le traitement theacutematique
se rapprocherait plutocirct de lrsquoeacutelocution Nous pouvons ajouter le recours massif aux exemples ce
qui renforce la similitude avec les traiteacutes de la musica poetica
B24 Lrsquoauditoire
Il faut enfin souligner le fait que la musique de film est penseacutee en fonction du public cet
aspect relevant de la neacutecessiteacute et non drsquoun choix du compositeur Aussi ce dernier est-il confronteacute
1 VILLANI p 42 2 Op cit p 120-132