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HAL Id: tel-01830467 https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-01830467 Submitted on 5 Jul 2018 HAL is a multi-disciplinary open access archive for the deposit and dissemination of sci- entific research documents, whether they are pub- lished or not. The documents may come from teaching and research institutions in France or abroad, or from public or private research centers. L’archive ouverte pluridisciplinaire HAL, est destinée au dépôt et à la diffusion de documents scientifiques de niveau recherche, publiés ou non, émanant des établissements d’enseignement et de recherche français ou étrangers, des laboratoires publics ou privés. La rhétorique musicale et les émotions : éveil ou expression des affects ? : perspectives historiques et théoriques Jacques Favier To cite this version: Jacques Favier. La rhétorique musicale et les émotions : éveil ou expression des affects ? : perspec- tives historiques et théoriques. Philosophie. Université de Strasbourg, 2017. Français. NNT : 2017STRAC035. tel-01830467
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La rhétorique musicale et les émotions: éveil ou ...

Nov 01, 2021

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Page 1: La rhétorique musicale et les émotions: éveil ou ...

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Submitted on 5 Jul 2018

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Lrsquoarchive ouverte pluridisciplinaire HAL estdestineacutee au deacutepocirct et agrave la diffusion de documentsscientifiques de niveau recherche publieacutes ou noneacutemanant des eacutetablissements drsquoenseignement et derecherche franccedilais ou eacutetrangers des laboratoirespublics ou priveacutes

La rheacutetorique musicale et les eacutemotions eacuteveil ouexpression des affects perspectives historiques et

theacuteoriquesJacques Favier

To cite this versionJacques Favier La rheacutetorique musicale et les eacutemotions eacuteveil ou expression des affects perspec-tives historiques et theacuteoriques Philosophie Universiteacute de Strasbourg 2017 Franccedilais NNT 2017STRAC035 tel-01830467

UNIVERSITEacute DE STRASBOURG

EacuteCOLE DOCTORALE DES HUMANITEacuteS

Uniteacute de recherche ED 520

THEgraveSE preacutesenteacutee par

Jacques FAVIER

soutenue le 28 octobre 2017

pour obtenir le grade de Docteur de lrsquouniversiteacute de Strasbourg

Discipline PHILOSOPHIE

La rheacutetorique musicale et les eacutemotions eacuteveil ou expression des affects

Perspectives historiques et theacuteoriques

THEgraveSE dirigeacutee par

DE BUZON Freacutedeacuteric Professeur universiteacute de Strasbourg

ARBO Alessandro Professeur universiteacute de Strasbourg

RAPPORTEURS

FRANGNE Pierre-Henry Professeur universiteacute de Rennes

VAN WYMEERSCH Brigitte Professeure ordinaire UC Louvain Belgique

AUTRES MEMBRES DU JURY

PSYCHOYOU Theacuteodora Maicirctresse de confeacuterences universiteacute de Paris IV Sorbonne

CHARRAK Andreacute Maicirctre de confeacuterences universiteacute de Paris I Pantheacuteon-Sorbonne

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

2

Remerciements

Je tiens tout drsquoabord agrave remercier chaleureusement MM Alessandro Arbo et Freacutedeacuteric de Buzon

pour la confiance et lrsquoattention qursquoils mrsquoont accordeacutees toutes ces anneacutees ainsi que pour leur aide

Je remercie eacutegalement

Pour leurs conseils et leurs indications Juan David Barrera et Michel Le Du

Pour leur soutien durant la reacutealisation de ce travail Marilyne Ruescas et Manali Allen

Enfin jrsquoadresse une penseacutee toute particuliegravere agrave Jean Robert agrave qui je dois ma premiegravere veacuteritable

rencontre avec la conception rheacutetorique de la musique

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

4

Table des matiegraveres

Remerciements 3

Table des matiegraveres 5

INTRODUCTION 15

Rheacutetorique musicale et eacutemotions 16

Musica poetica et eacutemotions 17

Plan de cette eacutetude 18

Le corpus 20

CHAPITRE 1 ndash AUX ORIGINES DE LA RHEacuteTORIQUE MUSICALE 21

Introduction 21

A MUSIQUE ET POEacuteSIE LYRIQUE GRECQUE 22

A1 VARIEacuteTEacute DES PASSIONS CHEZ LES POEgraveTES LYRIQUES 22

A2 LES POUVOIRS DE LA MUSIQUE 25

B LA MUSIQUE COMME PEacuteDAGOGIE ET COMME THEacuteRAPEUTIQUE 27

B1 LrsquoETHOS MUSICAL 27

B11 Damon drsquoAthegravenes 27

B12 Posteacuteriteacute de Damon 29

B13 Platon 31

B2 MUSIQUE ET THEacuteRAPEUTIQUE DES PASSIONS 33

B21 Traitement par imitation des passions modeacutereacutees 34

B22 Purification des passions violentes la transe de possession 35

B23 Purification des passions violentes la catharsis chez Aristote 36

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

6

C LrsquoHEacuteRITAGE DE LrsquoANTIQUITEacute 38

C1 ARISTOXEgraveNE DE TARENTE 38

C2 LES TRAITEacuteS DE LrsquoANTIQUITEacute TARDIVE 40

C3 CONFUSIONS CONCERNANT LES laquo MODES raquo MUSICAUX 41

C31 Ethos et ethos des modes 41

C32 Tons et modes 42

C33 Qualifications ethniques des modes grecs 42

C34 Complexiteacute du concept grec de laquo mode raquo 43

C35 Lrsquousage des modes transformeacute en regravegle intangible 44

Conclusion 44

D DU MOYEN-AGE Agrave LA RENAISSANCE 45

D1 LrsquoHEacuteRITAGE DE LrsquoEacuteTHIQUE GRECQUE 45

D11 Le dilemme des Pegraveres de lrsquoEacuteglise 45

D12 Saint Augustin et la science de la musique 46

D13 Autoriteacute de Boegravece et de Cassiodore 46

D2 LES TRAITEacuteS DE MUSIQUE DU VIe AU Xe SIEgraveCLES 47

D21 Influence drsquoAugustin et de Cassiodore 47

D22 Le concept de douceur musicale 48

D3 LES EFFETS DE LA MUSIQUE 48

D31 Un inteacuterecirct permanent 48

D32 Marsile Ficin et lrsquoimitation du monde 49

D33 Le Complexus effectuum musices de Tinctoris 50

Conclusion 50

CHAPITRE 2 - LA MUSIQUE COMME INSTRUMENT DE PREacuteDICATION 53

Introduction 53

A REacuteFORME LUTHEacuteRIENNE ET PREacuteDICATION 54

A1 LE CONTEXTE 54

A11 La Renaissance face agrave son passeacute 54

A12 Humanisme et Reacuteforme 54

A13 La parole agrave la Renaissance 55

A2 LUTHER ndash REacuteFORME ET PREacuteSERVATION DU PASSEacute 56

A3 PREacuteDICATION 57

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

7

A31 Le rocircle structurant de lrsquooffice religieux 57

A32 Recherche de clarteacute et drsquointelligibiliteacute 57

A33 Recherche de lrsquoadheacutesion de lrsquoauditoire 58

B PREacuteDICATION ET MUSIQUE 59

B1 LE PROBLEgraveME 59

B11 Religion et musique 59

B12 Eacuterasme et le plain-chant ideacuteal 60

B13 Solutions de divers reacuteformateurs 62

B14 Solutions dans la Contre-Reacuteforme 63

B2 LUTHER ET LA MUSIQUE 63

B21 Luther musicien 64

B22 Les pouvoirs de la musique selon Luther 64

B23 Relation entre la musique et la religion chreacutetienne 65

B24 La solution proposeacutee par Luther 66

C MOYENS DE LA PREacuteDICATION MUSICALE 67

C1 LrsquoUNITEacute MUSICALE ESSENTIELLE LE CHORAL 68

C11 Le choral et ses sources 68

C12 Le deacuteveloppement du choral 69

C2 INSTITUTIONS ET ACTEURS DE LA MUSIQUE RELIGIEUSE 69

C21 Une triade eacutecole-religion-musique 69

C22 Le cantor 70

C23 Le rocircle de lrsquoorgue 71

C3 UN MODEgraveLE POSSIBLE LA RHEacuteTORIQUE 72

C31 La Renaissance les Anciens et la parole 72

C32 Eacutelocution et expression des sentiments 73

C33 Les instances oratoires et la musique 74

C34 Vers la poeacutetique musicale 75

CHAPITRE 3 ndash MUSIQUE ET PAROLE DANS LA THEacuteORIE MUSICALE EN ITALIE 79

Introduction 79

A LA POLYPHONIE ET LrsquoŒUVRE DE ZARLINO 80

A1 SITUATION FRAGILE DE LA POLYPHONIE AU XVIe SIEgraveCLE 80

A12 La position de lrsquoEacuteglise romaine 81

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

8

A12 Simpliciteacute meacutelodique musiques profane et populaire 82

A2 CONCILIER THEacuteORIE ET PRATIQUE MUSICALES 83

A21 Zarlino et lrsquoHarmonie universelle 83

A22 Les deux sens du concept de laquo poeacutetique raquo 84

A23 La poeacutetique musicale comme art poieacutetique 86

A3 MUSIQUE PAROLES ET AFFECTS 88

A31 La poeacutetique musicale comme art fondeacute sur la parole 88

A32 La musique et les passions 89

A4 SUCCEgraveS DE ZARLINO 89

B LE REJET DE LA POLYPHONIE 90

B1 ZARLINO ET MEI ndash LA MUSIQUE ET SON AUDITOIRE 90

B11 Lrsquoideacuteal de lrsquoars perfecta 91

B12 Girolamo Mei et la critique de la polyphonie 92

B13 La musique au service de la parole 95

B2 MISE EN CAUSE DrsquoUNE MUSIQUE laquo GOTHIQUE raquo 95

B21 La camerata Bardi 95

B22 Radicalisation de la critique de la polyphonie ndash Vincenzo Galilei 96

B3 LES MOYENS DE LA MUSIQUE EXPRESSIVE ndash CACCINI 98

B31 Rheacutetorique et stile rappresentativo 98

B32 Limites du modegravele oratoire 99

B33 Pertinence du modegravele oratoire 100

B4 LA THEacuteORIE DES PASSIONS DE LA CAMERATA BARDI 101

B41 Catharsis 101

B42 Sympathie universelle et physiognomonie 103

C AVEgraveNEMENT DrsquoUNE SECONDA PRATTICA DE LA MUSIQUE 104

C1 ARTUSI ET LA DEacuteFENSE DE LrsquoARS PERFECTA 104

C11 Lrsquoheacuteritage de Ptoleacutemeacutee 105

C12 Imperfections de la musique moderne 107

C2 LA RHEacuteTORIQUE MUSICALE DE MONTEVERDI 109

C21 Leacutegitimation drsquoune pratique musicale centreacutee sur la meacutelodie 109

C22 Invention et disposition 111

C23 Eacutelocution et sprezzatura 112

C24 La seconda prattica et la theacuteorie des passions 114

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

9

Conclusion 116

CHAPITRE 4 ndash LrsquoESSOR DE LA POEacuteTIQUE MUSICALE 119

Introduction 119

A EacuteMERGENCE DrsquoUNE NOUVELLE DISCIPLINE MUSICALE 120

A1 ORIGINES COMMUNES Agrave LrsquoEUROPE ET SPEacuteCIFIQUES Agrave LrsquoALLEMAGNE 120

A2 REacuteFORME ET POEacuteTIQUE MUSICALE 122

A21 Lrsquoentourage de Luther 122

A22 De la theacuteologie agrave la rheacutetorique 122

A23 Heacuteritage des traiteacutes anteacuterieurs 123

A24 De la musique pratique agrave la poeacutetique musicale 124

B GALLUS DRESSLER 126

B1 LES PRECEPTA MUSICAElig POEumlTICAElig 127

B2 MUSIQUE ET AFFECTS DANS LES PRECEPTA 128

B3 DE DRESSLER Agrave BURMEISTER 130

C JOACHIM BURMEISTER 131

C1 MUSICA POETICA ET AUTRES TRAITEacuteS 131

C2 LA RHEacuteTORIQUE MUSICALE SELON BURMEISTER 132

C21 La rheacutetorique comme modegravele organisationnel 132

C22 La rheacutetorique comme reacuteservoir lexical 134

C3 RHEacuteTORIQUE MUSICALE ET EacuteMOTIONS CHEZ BURMEISTER 135

C31 Affections et affects 135

C32 Susciter lrsquoadheacutesion de lrsquoauditeur le devoir de plaire 136

C33 Eacuteveiller les passions de lrsquoauditeur le devoir drsquoeacutemouvoir 137

Conclusion 138

CHAPITRE 5 ndash RHEacuteTORIQUE MUSIQUE ET FIGURENLEHRE 141

Introduction 141

A LA RHEacuteTORIQUE DE LrsquoANTIQUITEacute 143

A1 SENS ET ORIGINES DE LA RHEacuteTORIQUE 143

A2 LA RHEacuteTORIQUE GRECQUE 144

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

10

A3 LA RHEacuteTORIQUE LATINE 145

A4 LE SYSTEgraveME DE LA RHEacuteTORIQUE 146

B MUSIQUE ET RHEacuteTORIQUE 147

B1 AFFINITEacuteS MENTIONNEacuteES PAR LES ANCIENS 148

B2 UNE AUTRE AFFINITEacute ENVISAGEABLE LE VOCABULAIRE 149

B3 CE QUE PEUT ETRE UNE VEacuteRITABLE RHEacuteTORIQUE MUSICALE 149

C LrsquoEacuteLOCUTION 150

C1 EacuteLOCUTON ET THEacuteORIE DES FIGURES 151

C2 LA RHEacuteTORIQUE CHEZ SAINT AUGUSTIN 151

C3 LrsquoEacuteLOCUTION DANS LrsquoINSTITUTION ORATOIRE DE QUINTILIEN 152

D LA THEacuteORIE DES FIGURES ET LA POEacuteTIQUE MUSICALE 153

D1 MUSIQUE ET EacuteLOCUTION STYLE ET FIGURES DE RHEacuteTORIQUE 153

D2 LA RHEacuteTORIQUE COMME TERMINOLOGIE DU DISCOURS MUSICAL 154

D3 LA RHEacuteTORIQUE COMME OUTIL DrsquoIDENTIFICATION 155

D4 CLARIFICATION DE LA FIGURENLEHRE 155

D5 FIGURENLEHRE ET AFFECTS 156

CONCLUSION 157

E LrsquoEXPRESSION DES AFFECTS 157

E1 EacuteLOCUTION ET EacuteMOTIONS 157

E2 INFLUENCE DE LrsquoITALIE SUR LA POEacuteTIQUE MUSICALE GERMANIQUE 158

E3 FINALITEacute DE LA FIGURE DE RHEacuteTORIQUE MUSICALE ndash KIRCHER 159

E4 NATURE DE LA FIGURE DE RHEacuteTORIQUE MUSICALE ndash BERNHARD 161

Conclusion 164

CHAPITRE 6 ndash LA POEacuteTIQUE MUSICALE DU BAROQUE TARDIF 167

Introduction 167

A UNE GRANDE DIVERSITEacute DANS LES APPROCHES 168

A1 PREacutePONDEacuteRANCE DU DISCOURS MUSICAL 168

A11 Lrsquoheacuteritage de Bernhard 168

A12 Delectare musicien et cuisinier 169

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

11

A13 La rheacutetorique avant tout 169

A2 PREMIERS TRAITEacuteS ENCYCLOPEacuteDIQUES 169

A3 LE DEacuteCLIN DES MODES 170

A4 LA MEacuteLODIE 171

A5 LE RYTHME 172

B JOHANN MATTHESON 173

B1 DER VOLLKOMMENE CAPELMEISTER 174

B2 LES LIEUX COMMUNS DE LrsquoINVENTION 175

B3 DISPOSITION 177

B4 MATTHESON ET LrsquoEacuteVEIL MUSICAL DES EacuteMOTIONS 178

B41 Influence de la philosophie carteacutesienne 178

B42 Une theacuteorie musicale des affects 179

B43 Un vaste dispositif pour eacuteveiller les eacutemotions 180

CONCLUSION 183

C LA FIN DE LA RHEacuteTORIQUE MUSICALE 183

INTRODUCTION 183

C1 LES LOCI TOPICI 183

C2 LE ROcircLE DE LA VOIX 184

C3 DES AFFECTS AUX laquo SENTIMENTS raquo FORKEL 186

CONCLUSION 187

D BILAN DE LrsquoEacuteTUDE DE LA POEacuteTIQUE MUSICALE ALLEMANDE 188

D1 CARACTEacuteRISTIQUES DE LA MUSICA POETICA 189

D11 Traits fondamentaux 189

D12 Traits concernant les principales parties de la rheacutetorique musicale 189

D2 PROBLEgraveMES SOULEVEacuteS PAR LrsquoEacuteTUDE DE LA MUSICA POETICA 190

D21 Fragiliteacute des bases theacuteoriques concernant les affects 190

D22 Efficaciteacute de la rheacutetorique musicale 190

D23 Musique et langage 191

D3 LrsquoEacuteLOCUTION MUSICALE 191

D31 Le problegraveme des modes 191

D32 Aspects dynamiques 192

D33 Figures de rheacutetorique musicale 192

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

12

CHAPITRE 7 ndash APREgraveS LA POEacuteTIQUE MUSICALE ENJEUX ET DEacuteBATS 195

Introduction 195

A THEacuteORIES PHILOSOPHIQUES AU XIXe ET AU XXe SIEgraveCLE 197

A1 LES EacuteMOTIONS ET LrsquoIDEacuteE DE LA MUSIQUE ABSOLUE 198

A11 Influence du romantisme 198

A12 Le formalisme hanslickien 199

A13 Lrsquoestheacutetique musicale de Schopenhauer 203

A2 DE NOUVELLES CONCEPTIONS DU DISCOURS MUSICAL 204

A21 Rocircle de la voix 205

A22 La musique comme langage autonome des affects 207

A23 Le symbole inacheveacute 208

B MUSIQUE PSYCHOLOGIE ET THEacuteORIE DE LrsquoINFORMATION 210

B1 LES EacuteMOTIONS 210

B11 Absence drsquoune theacuteorie unifieacutee des eacutemotions 211

B12 Les diffeacuterentes perspectives 212

B2 PSYCHOLOGIE EXPEacuteRIMENTALE ET MUSIQUE 215

B21 Les expeacuterimentations en psychologie de la musique 216

B22 Critique philosophique de la psychologie de la musique 218

B23 Erreur de la musique consideacutereacutee comme un stimulus 220

B24 Musique et eacutemotions neacutegatives 221

B3 LA MUSIQUE ET LA THEacuteORIE DE LrsquoINFORMATION 223

C SPEacuteCIFICITEacute DES EacuteMOTIONS MUSICALES 225

C1 IDEacuteE DrsquoUN EacuteTAT EacuteMOTIONNEL UNIQUE 225

C11 Les eacutemotions et lrsquoeacutemotion musicale 226

C12 Le laquo mouvement ideacuteal raquo 227

C2 EXPRESSION OU EacuteVEIL DES EacuteMOTIONS PAR LA MUSIQUE 228

C21 Ethos et pathos musical selon Nietzsche 228

C22 Une seacutemantique musicale 230

C23 Deacutebat actuel sur lrsquoexpression et lrsquoeacuteveil des eacutemotions 233

C3 LE ROcircLE DEacuteTERMINANT DE LrsquoAUDITEUR 235

C31 Empathie contagion et coupure face aux eacutemotions 236

C32 Lrsquoadheacutesion du public et la make-believe theory 238

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

13

Conclusion 240

CHAPITRE VIII ndash UNE RHEacuteTORIQUE MUSICALE AUJOURDrsquoHUI 243

Introduction 243

A APPLICATIONS CONTEMPORAINES DU MODEgraveLE DE RHEacuteTORIQUE MUSICALE 244

A1 HEacuteTEacuteRONOMIE ET FONCTIONNALITEacuteS DE LA MUSIQUE 244

A2 LA MUSIQUE laquo EN ELLE-MEcircME raquo 245

A3 CONCEPTION RHEacuteTORIQUE DE LA MUSIQUE 246

B QUELQUES laquo CANDIDATS raquo POSSIBLES 248

B1 UNE RHEacuteTORIQUE laquo INTRA-MUSICALE raquo 248

B2 LA MUSIQUE DE FILM 249

CONCLUSION 257

BIBLIOGRAPHIE 261

INDEX 273

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

14

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

15

INTRODUCTION

En 1475 Johannes Tinctoris eacutenumegravere dans son Complexus effectuum musices vingt principaux

effets de la musique Pour nombre de ces effets on pourrait eacutegalement parler de pouvoirs de la

musique qui outre ses vertus curatives peut tout aussi bien mener lrsquoacircme agrave la pieacuteteacute (laquo Animos ad

pietatem excitat raquo) que lrsquoinciter au combat (laquo Animos ad praelium incitat raquo) elle est eacutegalement capable

drsquoassurer le triomphe de lrsquoEacuteglise militante (laquo Ecclesiam militantem triumphanti assimilat raquo)

Si le deacutebat concernant les eacutemotions musicales heacuterite de difficulteacutes propres au domaine

affectif en geacuteneacuteral et peut-ecirctre en premier lieu des fluctuations de son vocabulaire (doit-on parler

de passions drsquoaffects drsquohumeurs drsquoeacutemotions de sentiments ) lrsquoexistence de laquo pouvoirs raquo que

possegravede la musique est un pheacutenomegravene tout aussi aveacutereacute et tout aussi probleacutematique

Degraves lors que de tels pouvoirs existent une seacuterie de questions apparaicirct concernant lrsquousage

qui peut ecirctre fait de ces pouvoirs les moyens ou techniques leur permettant de srsquoexercer les fins

auxquelles ils pourraient servir En drsquoautres termes et pour reacutesumer la musique peut-elle ecirctre

consideacutereacutee comme un simple outil

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

16

Rheacutetorique musicale et eacutemotions

Le thegraveme geacuteneacuteral abordeacute ici recoupe bien celui des eacutemotions musicales et plus preacuteciseacutement

lrsquoexamen de lrsquoideacutee selon laquelle on pourrait susciter agrave volonteacute telle ou telle eacutemotion bien preacutecise

(en termes plus anciens eacutemouvoir une passion donneacutee) Drsquoune certaine maniegravere une telle attente se

retrouve formuleacutee agrave toutes les eacutepoques mais elle a trouveacute une reacuteponse particuliegraverement aboutie

aux XVIIe et XVIII

e siegravecles Notre eacutetude sera ainsi orienteacutee par un certain nombre de questions

valables drsquoune maniegravere geacuteneacuterale (pour tout ce que lrsquoon pourrait qualifier de rheacutetorique musicale) et

par drsquoautres plus speacutecifiques agrave la rheacutetorique musicale telle qursquoelle srsquoest concregravetement eacutelaboreacutee (et

tout particuliegraverement dans la sphegravere culturelle germanique) Voyons tout drsquoabord ce qursquoil en est du

point de vue le plus geacuteneacuteral

En premier lieu de quelle maniegravere appreacutehende-t-on le concept de rheacutetorique musicale

Jusqursquoougrave peut-il ecirctre ou doit-il ecirctre approfondi On peut par exemple consideacuterer que cette

discipline consistera agrave employer la rheacutetorique afin de compleacuteter une meacutethode de composition ou

bien agrave lrsquoinverse agrave mettre la musique au service du discours verbal Lrsquointerrogation portera aussi sur

le degreacute drsquointeacutegration des deux disciplines

Nous pouvons aussi nous interroger sur la rheacutetorique convoqueacutee dans lrsquoeacutelaboration drsquoune

rheacutetorique musicale Celle qui srsquoest deacuteveloppeacutee agrave partir de la fin de la Renaissance srsquoest appuyeacutee sur

quelques auteurs latins essentiellement Ciceacuteron et Quintilien Mais un tel choix ne constitue pas

une neacutecessiteacute et en regard de lrsquoeacutevolution de la rheacutetorique ndash notamment depuis son renouveau au

XXe siegravecle ndash un eacuteventuel concept contemporain de rheacutetorique musicale pourrait se construire en

srsquoappuyant sur des travaux plus reacutecents (divers travaux actuels vont dans ce sens)

Lrsquoautre sujet deacuteterminant dont lrsquoeacutevolution doit ecirctre prise en compte est le domaine des

affects et la maniegravere dont ils sont penseacutes Quelles conceptions entrent en jeu La rheacutetorique

musicale telle que nous lrsquoidentifions le plus souvent (celle de lrsquoItalie et de lrsquoAllemagne baroques)

srsquoappuie sur lrsquoideacutee emprunteacutee aux Grecs que la repreacutesentation drsquoun affect suscitera par imitation

le mecircme affect sur lrsquoauditoire mais est-ce vraiment ainsi qursquoAristote avait exposeacute le

fonctionnement de la mimesis Et qursquoen est-il aujourdrsquohui de la maniegravere drsquoenvisager les eacutemotions

musicales

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

17

Musica poetica et eacutemotions

Venons-en agrave lrsquoexemple concret sans doute le plus marquant le cas de la rheacutetorique musicale

telle qursquoelle srsquoest deacuteveloppeacutee en Allemagne entre le XVIe et le XVIII

e siegravecle preacutesente en effet un

caractegravere bien speacutecifique lequel tient agrave ce que lrsquoideacutee de susciter des eacutemotions agrave volonteacute y soit

rationaliseacutee et systeacutematiseacutee agrave lrsquoextrecircme Une telle volonteacute poursuivie sur une tregraves longue peacuteriode et

deacuteveloppeacutee de maniegravere meacutethodique en tant que discipline agrave part entiegravere (la musica poetica) est un

cas tout-agrave-fait unique Aussi en raison de sa peacuterenniteacute et de la varieacuteteacute des analyses dont les divers

traiteacutes teacutemoignent on peut espeacuterer y trouver la manifestation de bien des deacutebats concernant les

eacutemotions musicales rocircles respectifs des meacutelodies des modes ou des rythmes participation du

public theacuteorie des affects qui serait sous-jacente relation entre la musique et le texte importance

de la voix

Tout cela ne suffit cependant peut-ecirctre pas agrave deacutefinir cette poeacutetique musicale nous devons

en effet ne pas perdre de vue deux facteurs vraiment deacuteterminants lrsquoun concernant la finaliteacute qui

fut assigneacutee agrave la musica poetica (tout au moins agrave ses deacutebuts) et lrsquoautre touchant agrave la perception

dominante de ce que pouvait ecirctre la relation entre musique et affect La finaliteacute est drsquoordre religieux

lrsquoessor de la musica poetica srsquoest accompli comme mise en œuvre de la penseacutee lutheacuterienne Quant au

lien entre musique et eacutemotions il est agrave chercher ailleurs que dans le monde germanique plus

preacuteciseacutement dans lrsquoItalie du second XVIe siegravecle Srsquoil fallait employer une seule formule afin de cerner

lrsquoenjeu qui traverse la partie de notre eacutetude consacreacutee agrave la musica poetica nous dirions que la poeacutetique

musicale de lrsquoAllemagne baroque fut un projet de persuasion par la musique crsquoest en effet ce qui la

caracteacuterise comme rheacutetorique musicale crsquoest-agrave-dire comme un art de persuader son auditoire au

moyen drsquoun discours musical Lrsquoeacutetude consistera donc en ce qui concerne lrsquoAllemagne baroque agrave

examiner cette entreprise unique en son genre tant du point de vue de lrsquoeacutevolution des techniques

musicales eacutelaboreacutees que du point de vue philosophique Elle appellera un certain nombre

drsquointerrogations

Une premiegravere peut ecirctre envisageacutee concernant la musica poetica en tant que pheacutenomegravene

deacutelimiteacute dans le temps peut-elle ecirctre consideacutereacutee mutatis mutandis comme un tout homogegravene Si

tel ne devait pas ecirctre le cas on peut neacuteanmoins repeacuterer quelques traits plus geacuteneacuteraux facilitant

lrsquointelligibiliteacute du pheacutenomegravene Et en premier lieux les deux facteurs souligneacutes plus haut agrave savoir

lrsquoinfluence du lutheacuteranisme et celle de lrsquoItalie Cette preacutesence de quelques caractegraveres dominants

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

18

permet de distinguer plusieurs phases chronologiques et de donner une certaine leacutegitimiteacute aux trois

principales peacuteriodes que nous proposons

Un deuxiegraveme questionnement sera relatif agrave la mise en œuvre du projet de persuasion par la

musique ndash lrsquoexpression de laquo mise en œuvre raquo eacutetant drsquoailleurs ici particuliegraverement bien approprieacutee

puisque crsquoest preacuteciseacutement en cela que consiste la poeacutetique ou poiumleacutetique tout ce qui concerne la

production ici la production drsquoun discours musical susceptible drsquoemporter lrsquoadheacutesion des fidegraveles

Lrsquoeacutetude de la poeacutetique musicale est ainsi celle drsquoun outillage eacutelaboreacute au fil des traiteacutes Nous serons

donc conduits agrave suivre de pregraves les techniques proposeacutees par les theacuteoriciens pour obtenir les effets

rechercheacutes

Toutefois lrsquoeacutelaboration et lrsquousage de ces techniques reposent sur des principes theacuteoriques

supposeacutes en garantir lrsquoefficaciteacute employer tel mode eccleacutesiastique plutocirct que tel autre telle figure

meacutelodique cela suppose en effet que lrsquoon se sente assureacute que le mode de hypodorien par exemple

confeacuterera effectivement une coloration meacutelancolique qui sera eacuteprouveacutee par lrsquoauditeur ou que la

figure de lrsquoabruptio provoquera effectivement la surprise Mais drsquoougrave viennent les certitudes selon

lesquelles ces moyens fonctionneront effectivement comme preacutevu Chercher les raisons ayant

garanti ndash aux yeux des theacuteoriciens et praticiens de lrsquoAllemagne baroque ndash que leurs efforts

reposaient sur des bases assureacutees conduit agrave nous interroger sur les fondements de la science du

musicus heacuteriteacutee de Boegravece sur les ideacutees de Luther concernant la musique ou encore sur les principes

deacuteveloppeacutes en Italie agrave la fin du XVIe siegravecle Mais auparavant il nous faudra remonter jusqursquoagrave la

penseacutee grecque de lrsquoAntiquiteacute agrave laquelle se rapportent in fine ces trois composantes

Ainsi le traitement philosophique invite agrave repeacuterer les principales questions que pose la

musica poetica et agrave les mettre en perspective tant vis-agrave-vis des conceptions dont elles heacuteritent que de

celles qui lrsquoont suivies

Plan de cette eacutetude

Le preacutesent sujet consistant agrave examiner la relation entre rheacutetorique musicale et eacutemotions tout

en portant lrsquoaccent sur sa manifestation la plus aboutie notre eacutetude se deacuteroulera en trois principales

eacutetapes ce qui preacutecegravede la musica poetica son eacutevolution agrave proprement parler ce qui lui succegravede

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

19

La premiegravere eacutetape preacutesentera ainsi (1) une sorte drsquoarcheacuteologie des principes sur lesquels

srsquoest baseacutee la rheacutetorique musicale il srsquoagira notamment de suivre comment la penseacutee grecque

durant lrsquoAntiquiteacute a abordeacute les relations entre musique et affects et comment cette penseacutee a pu ecirctre

interpreacuteteacutee (eacuteventuellement de maniegravere erroneacutee) Ceci nous conduira agrave aborder la question des

modes musicaux et agrave voir quelle intelligibiliteacute peut apporter la ceacutelegravebre distinction rheacutetorique entre

ethos logos et pathos si on lrsquoapplique agrave la musique Suivront les deux eacutetapes deacutecisives que nous avons

identifieacutes concernant la rheacutetorique musicale (2) la volonteacute de confier agrave la musique un rocircle dans la

preacutedication religieuse ceci en accord avec lrsquoideacutee tregraves positive que se faisait Luther de la musique

(contrairement agrave lrsquoimmense majoriteacute des theacuteologiens qursquoils fussent catholiques ou reacuteformeacutes) 1 (3)

lrsquoapparition drsquoune laquo rheacutetorique musicale raquo en Italie notamment agrave travers lrsquoinfluence de la Camerata

Bardi qui se traduisit non par lrsquoeacutelaboration de traiteacutes mais par une seconda prattica de la musique

centreacutee sur lrsquoideacutee drsquoun discours musical et lrsquoexpression des passions

La deuxiegraveme partie examinant la musica poetica proprement dite fait apparaicirctre lrsquoempreinte

de ces deux pheacutenomegravenes sur son eacutevolution Nous proposons ici de distinguer trois peacuteriodes (4)

lrsquoavegravenement de la poeacutetique musicale allemande pendant le XVIe siegravecle qui reacutesulte de lrsquoeacutelan de la

Reacuteforme lutheacuterienne et srsquoappuie outre sur la production drsquoun grand nombre de chorals sur des

traiteacutes proceacutedant drsquoune tradition deacutejagrave vivace (5) une modification au siegravecle suivant marqueacutee par

lrsquousage de la rheacutetorique comme mode drsquoorganisation et par une forte influence italienne (6) une

derniegravere peacuteriode plus heacuteteacuterogegravene pouvant teacutemoigner tout agrave la fois drsquoun veacuteritable accomplissement

(Mattheson) que des manifestations de son deacutecalage grandissant avec les nouvelles preacuteoccupations

de lrsquoeacutepoque

Quant agrave lrsquoexamen de ce qui a suivi la musica poetica il sera proposeacute sur deux chapitres (7)

lrsquoeacutevolution de la philosophie de la musique notamment au sujet des eacutemotions musicales que cette

reacuteflexion consiste en une critique de la musica poetica ou qursquoelle lrsquoutilise dans une probleacutematique plus

vaste (interrogeant ce que recouvre lrsquoideacutee drsquoexpression musicale des eacutemotions) (8) ce que lrsquoon

pourrait envisager deacutesormais eacuteventuellement comme eacutetant apparenteacute agrave une rheacutetorique musicale

La reacuteponse deacutependra en partie de la maniegravere dont lrsquoestheacutetique musicale a eacutevolueacute depuis le XIXe

siegravecle

1 Voir chap 3 B2 laquo Luther et la musique raquo

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

20

Le corpus

Les sources bibliographiques de notre eacutetude procegravedent de lrsquoobjectif fixeacute mettre en

perspective les principales questions poseacutees par la rheacutetorique musicale allemande agrave partir des

conceptions philosophiques qui lui sont anteacuterieures et posteacuterieures

La partie centrale de notre corpus correspond donc aux textes relatifs agrave la poeacutetique

musicale Les sources primaires se concentrent sur les traiteacutes de Gallus Dressler Joachim

Burmeister Christoph Bernhard et Johann Mattheson au titre des sources secondaires il faut

mentionner lrsquoouvrage tregraves documenteacute de Dietrich Bartel Musica poetica qui constitue une source

drsquoinformations compleacutementaires tregraves preacutecieuse Nous pouvons eacutegalement associer aux traiteacutes

originaux les textes relatifs aux deacutebats italiens (Mei Caccini Artusi)

Notre examen des conceptions antiques combine lrsquoeacutetude de textes originaux (comme ceux

drsquoAristote Aristoxegravene Quintilien Boegravece ou Augustin) et un ensemble drsquoanalyses reacutecentes souvent

publieacutees dans des ouvrages collectifs Les sources posteacuterieures au XVIIIe siegravecle suivent une meacutethode

similaire Preacutecisons toutefois que si les textes les plus reacutecents concernant les eacutemotions musicales

proposent souvent une synthegravese de textes plus anciens ils participent eacutegalement aux deacutebats actuels

et constituent donc agrave ce titre des sources primaires Nous rangeons dans cette cateacutegorie Music and

the Emotions de Malcom Budd que nous avons traduit preacuteceacutedemment et qui constitue pour nous

un repegravere important notamment au cours du dernier chapitre

CHAPITRE 1 ndash AUX ORIGINES DE LA RHEacuteTORIQUE MUSICALE

INTRODUCTION

Dans le cadre de lrsquoAntiquiteacute grecque ce que nous appelons laquo musique raquo ressort bien souvent

du chant ou de la poeacutesie accompagneacutee drsquoun autre cocircteacute la theacuteorie musicale grecque qui nous est

connue par les traiteacutes impliquait plutocirct lrsquoeacutetude des nombres et consistait alors en une science de

lrsquoharmonie des intervalles et des tons (ou modes)

Pour autant les effets de ce que lrsquoon qualifiera donc ici ndash peut-ecirctre un peu abusivement ndash

de musique1 par exemple ceux de la meacutelodie ont eacuteteacute alors identifieacutes et eacutetudieacutes depuis les plus

anciens poegravetes lyriques jusqursquoau theacuteoriciens de lrsquoAntiquiteacute tardive Nous disposons ainsi drsquoun grand

nombre drsquoinformations sur le sujet qursquoil srsquoagisse de passages drsquoouvrages philosophiques ou de

traiteacutes theacuteoriques faisant eacutetat des pouvoirs ou des effets de la musique et de la maniegravere par laquelle

ils peuvent ecirctre utiliseacutes agrave diverses fins

On trouve dans les traiteacutes theacuteoriques meacutedieacutevaux qui reprennent pour une bonne part

lrsquoheacuteritage de lrsquoAntiquiteacute une preacuteoccupation semblable et assez reacuteguliegravere pour les divers effets que

la musique est susceptible de produire sur lrsquoacircme

1 Si notamment on accorde creacutedit agrave cette observation de Johannes Lohmann laquo La faute reacutedhibitoire chez tous ceux qui se sont occupeacutes jusqursquoagrave preacutesent de musique grecque () consiste agrave preacutesupposer comme donneacutees objectives une certaine forme fondamentale et certaines repreacutesentations fondamentales de la musique ndash comme une chose qui se trouverait lagrave devant nous ndash et agrave interpreacuteter agrave partir de cette quasi-chose composeacutee de preacutejugeacutes inconscients et inveacuterifieacutes les sources de la musique grecque raquo (LOHMANN 1989 p 46)

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

22

Par conseacutequent mecircme srsquoil nrsquoexiste vraisemblablement rien que lrsquoon puisse assimiler durant

toute cette peacuteriode agrave une rheacutetorique musicale lrsquoexamen des theacuteories anciennes concernant musique

et affects apportera de nombreux eacuteleacutements susceptibles drsquoeacuteclairer la future musica poetica

A MUSIQUE ET POEacuteSIE LYRIQUE GRECQUE

A1 VARIEacuteTEacute DES PASSIONS CHEZ LES POEgraveTES LYRIQUES

Si lrsquoon veut examiner la question des eacutemotions musicales dans la Gregravece antique il importe

donc au preacutealable de souligner les limites de la transposition que lrsquoon peut faire de lrsquoideacutee de

laquo musique raquo pour cette peacuteriode La distinction entre poeacutesie et musique y est en effet assez floue1

Degraves la peacuteriode dite geacuteomeacutetrique (Xe-VIIIe siegravecle) la poeacutesie eacutepique est exprimeacutee par le chant

accompagneacute drsquoun instrument (la cithare lrsquoaulos ulteacuterieurement la lyre) Mais il est difficile de

preacuteciser la nature des liens existants entre les aspects musicaux de la poeacutesie et les eacutemotions Et tout

drsquoabord en raison de la nature tregraves geacuteneacuterale de ce qui est dit sur le sujet

En effet la relation entre la musique et les affects ne suscite pas une veacuteritable reacuteflexion agrave

lrsquoeacutepoque de la poeacutesie lyrique Cela tient sans doute avant tout au fait que la musique et la poeacutesie

ne sont pas clairement seacutepareacutees ou plus preacuteciseacutement au fait que la musique ne possegravede pas de

statut speacutecifique et clairement eacutetabli Aussi le plaisir ou les divers effets que le poegraveme lyrique est

susceptible de produire se trouve rattacheacute au texte non agrave la meacutelodie qui lrsquoaccompagne La

connaissance que peut apporter le chant tient avant tout aux faciliteacutes de meacutemorisation qursquoil offre

et la meacutelodie est en ce sens une mneacutemotechnique2

Quand on passe en revue les diverses eacutemotions pouvant ecirctre impliqueacutees dans la poeacutesie

lyrique grecque il est difficile de deacutefinir la nature de lrsquoarticulation entre eacutemotion et musique En

revanche on peut constater lrsquoexistence drsquoune indeacuteniable varieacuteteacute drsquoaffects qui sont associeacutes agrave la

musique ce peut ecirctre le courage les lamentations et la souffrance la passion amoureuse la

sensualiteacute ou encore un sentiment de pleacutenitude

1 Ce qui apparaicirct notamment dans lrsquoideacutee de meacutelodie telle qursquoelle se preacutesente chez les Grecs laquo Le concept de meacutelos signifie lrsquoabstraction qursquoest la structure meacutelodique de la parole humaine Celle-ci est en soi une coloration involontaire de ce qui est dit spontaneacutement raquo LOHMANN 1989 p 19 2 Voir LASSERRE 1954 p 15

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

23

Il srsquoagira pour Tyrteacutee (-VIIe s) drsquoeacutemotions associeacutees aux vertus guerriegraveres1 Selon une

source du XVIIIe siegravecle il aurait su en effet en tant que geacuteneacuteral drsquoarmeacutee

tellement encourager ses soldats par ses poeacutesies martiales son chant guerrier et le son de sa

flucircte que la victoire se deacuteclara pour Laceacutedeacutemone

Selon la mecircme source toutefois les Spartiates nrsquoallaient laquo jamais au combat sans des joueurs

de flucircte qui entonnaient des chants doux pour tempeacuterer leur courage de peur qursquoune ardeur

teacutemeacuteraire ne les emportacirct trop loin raquo

Les auteurs en concluent qursquoil y a lagrave une contradiction qursquoils se proposent de reacutesoudre en

affirmant que crsquoest la poeacutesie ndash crsquoest-agrave-dire le texte ndash de Tyrteacutee qui aurait susciteacute lrsquoenthousiasme des

soldats et non pas la musique2 Une telle conclusion ne va cependant pas de soi mais nous

observerons qursquoelle cherche agrave reacutepondre agrave ce problegraveme fondamental qui se pose reacuteguliegraverement ndash

pour ne pas dire toujours ndash degraves qursquoil est question des effets de la musique sur lrsquoacircme (ou sur les

eacutemotions en langage actuel) les effets drsquoune sorte de musique semblent difficiles agrave relier de

maniegravere reacuteguliegravere agrave cette musique

Bien diffeacuterent est Archiloque (-712 -664) connu comme poegravete eacuteleacutegiaque3 Il compose non

des chants guerriers comme Tyrteacutee mais des poegravemes ougrave dominent les lamentations la satire et le

thegraveme des souffrances amoureuses ceci drsquoune maniegravere excessive selon Pindare puisque le nom

drsquoArchiloque serait devenu agrave son eacutepoque laquo synonyme de blacircme agrave outrance raquo4 Il est preacutesenteacute par

Nietzsche comme lrsquoune des deux sources avec Homegravere de lrsquoœuvre drsquoart laquo dionysio-appolienne raquo5

Toutefois si Archiloque fut bien musicien et poegravete la question de savoir si sa poeacutesie eacutetait constitueacutee

de strophes proprement musicales se trouve fort controverseacutee6

La poeacutesie de Sappho (ca -630 -580) qui srsquoaccompagnait agrave la lyre (ou plus exactement agrave un

instrument y eacutetant apparenteacute le barbitos) et pratique de ce fait la poeacutesie lyrique7 preacutesente des

caractegraveres de douceur et de sensualiteacute elle est largement consacreacutee au thegraveme de la passion

amoureuse La situation du point de vue qui nous inteacuteresse est toutefois similaire agrave celle

1 En deacutepit du fait que Platon ait pu donner un certain eacutecho agrave Tyrteacutee et agrave la valeur que repreacutesentait Sparte agrave ses yeux il semblerait que lrsquoauteur des Lois prenne ses distances avec Tyrteacutee Voir sur cette question DES PLACES 1942 2 DE LABORDE ROUSSIER 1780 Livre cinquiegraveme p 121-122 p123 3 Voir FORD 1993 4 Op cit p 68 5 NIETZSCHE 2004 La Naissance de la trageacutedie sect5 p 42-47 6 Voir sur ce point VON WILAMOWITZ-MOumlLLENDERFF 1995 p 106-107 7 MICHELS 1988 p 171

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

24

drsquoArchiloque en deacutepit du rocircle de la musique (dont lrsquoaccompagnement avec un instrument) on y

trouve des aspects meacutetriques originaux (comme la laquo strophe saphique raquo) mais non des caractegraveres

indeacutependants des paroles1 ndash au sens de lrsquoutilisation drsquoun mode particulier Aussi il semble bien que

ce soit au seul langage que Sappho de mecircme qursquoAlceacutee2 aient confieacute laquo le privilegravege drsquoexprimer leurs

sentiments raquo3 Aristoxegravene aurait attribueacute agrave Sappho lrsquoinvention du mode myxolydien4 mais il

semblerait qursquoelle fut plutocirct le fait de Terpandre5

Tout comme dans le cas de Sappho le terme de poeacutesie lyrique employeacute pour qualifier les

poegravemes homeacuteriques se trouve justifieacute par lrsquoemploi du phorminx sorte drsquoancecirctre de la lyre Ces

poegravemes font intervenir la musique agrave plusieurs reprises mais plus particuliegraverement dans la

repreacutesentation de musiciens laquo amateurs raquo6 Au chant IX de lrsquoIliade Achille apparaicirct srsquoaccompagnant

au phorminx la musique y manifeste une capaciteacute theacuterapeutique puisqursquoelle lui permet de maicirctriser

ses eacutemotions

Plusieurs maniegraveres drsquointerpreacuteter une telle scegravene sont selon S Perseau envisageables La

plus courante est drsquoenvisager comme eacutevidente la persuasion qursquoexercerait la musique Une autre

option consisterait agrave attribuer un tel effet agrave la qualiteacute des paroles mises en musique ainsi selon

Aristide Quintilien7 Achille trouverait le remegravede au chagrin non par un chant drsquoamour mais par le

rappel de laquo hauts faits guerriers raquo8 Franccedilois Lasserre valide une telle consideacuteration constatant que

dans ce mecircme chant IX Homegravere laquo prend soin drsquoassocier le plaisir drsquoAchille non agrave la meacutelodie ()

mais au reacutecit des exploits heacuteroiumlques raquo Ce nrsquoest donc lagrave encore que le verbe poeacutetique et non les

eacuteleacutements proprement musicaux qui intervient9 Une troisiegraveme possibiliteacute enfin consisterait agrave

prendre en consideacuteration une eacutemotion speacutecifique laquo la seule eacutemotion que lrsquoon trouve associeacutee de

faccedilon constante agrave la musique aussi bien par le narrateur que par lrsquoauditoire lui-mecircme raquo10 Il srsquoagirait

drsquoune laquo joie deacutelicieuse lieacutee agrave un sentiment de pleacutenitude intenseacutement ressenti raquo11 Lrsquoideacutee sous-jacente

est ici que lrsquoauditoire doit ecirctre agrave consideacuterer dans sa totaliteacute crsquoest ce qui unit qui est viseacute On

remarquera ainsi que lrsquoon est loin de la condamnation ulteacuterieure des poegravetes par Platon car laquo Exiler

1 Et que nous qualifierions aujourdrsquohui de purement musicaux 2 Alceacutee de Mytilegravene (ca 630 ca 580) 3 LASSERRE 1954 p 20 4 Aristoxegravene De la musique chap X 5 LOHMANN 1989 p 92 6 Nous nous rapportons ici agrave lrsquoanalyse proposeacutee par Sylvie Perceau dans son article laquo Heacuteros agrave la cithare ndash La musique de lrsquoexcellence chez Homegravere raquo Voir Perceau 2007 7 ARISTIDE QUINTILIEN De musica livre II chap 10 8 PERCEAU 2007 p 21 9 LASSERRE 1954 p 13 10 PERCEAU 2007 p 25 11 Ibid

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

25

lrsquoaegravede congeacutedier la musique crsquoest simultaneacutement congeacutedier une forme drsquoeacutethique et de paix

sociale raquo1

A2 LES POUVOIRS DE LA MUSIQUE

Il semblerait qursquoau sixiegraveme siegravecle apparaisse une certaine prise de conscience du pouvoir

qursquoexerce la musique2 se manifestant notamment agrave travers les leacutegendes qui se deacuteveloppent comme

celle drsquoOrpheacutee de Museacutee ou drsquoAmphion La musique tendrait agrave y ecirctre deacutesormais preacutesenteacutee comme

anteacuterieure agrave la poeacutesie3

Ceci donne un indeacuteniable inteacuterecirct agrave cette laquo joie deacutelicieuse raquo mentionneacutee plus haut agrave propos

de lrsquoIliade puisqursquoil semblerait qursquoelle soit bien rattacheacutee de maniegravere speacutecifique agrave la musique Au

chant VIII de lrsquoOdysseacutee cette terpsis deacutesigne un sentiment de pleacutenitude une grande joie qui accorde

lrsquoensemble des auditeurs

La musique est ce qui unit et accorde crsquoest pourquoi le plaisir qursquoelle dispense ne peut

srsquoexprimer pleinement si le chant nrsquoest pas gracieux agrave tous Il faut donc eacuteviter de chanter quelque chose

qui puisse faire pleurer car crsquoest laquo tous ensembles que les convives doivent partager le plaisir de la

musique hocirctes et inviteacutes raquo4

Mais il existerait eacutegalement un affect tregraves diffeacuterent et en un sens presque opposeacute agrave la terpsis

Il srsquoagit de la thelxis laquelle pourrait ecirctre deacutefinie comme un engourdissement un effet de torpeur

produit par un sortilegravege il srsquoagit drsquoune persuasion que Sextus Empiricus deacutecrit ainsi

la musique exerce sur nous un pouvoir sans violence et avec un charme persuasif obtient les

mecircmes reacutesultats que la philosophie5

On pourrait illustrer un tel pheacutenomegravene par lrsquoexemple du chant des siregravenes auquel Ulysse se

trouve exposeacute dans lrsquoOdysseacutee bien que cet exemple puisse precircter agrave confusion6 Ceci drsquoautant plus

que selon S Perceau cette persuasion ne devrait au contraire rien agrave la musique mais agrave la seule

parole Aussi les propos de Sextus Empiricus ne seraient pas pertinents lrsquoart de lrsquoaegravede pourrait

1 PERCEAU 2007 p 24 2 Lrsquoideacutee que la musique produirait un veacuteritable effet se manifeste notamment avec Solon lequel affirme laquo le chant me tient lieu de discours raquo (LASSERRE 1954 p 19) La musique voyant se deacutevelopper un lyrisme choral prend en effet agrave cette eacutepoque son indeacutependance et devient un art nommeacute sophia Ce dernier terme renvoie agrave la connaissance et la maicirctrise drsquoune technique agrave une discipline la musique ne se caracteacuterise pas comme un don mais comme possession drsquoun talent exerceacute (LASSERRE 1954 p 20) 3 LASSERRE 1954 p 31 4 PERCEAU 2007 p 25 5 SEXTUS EMPIRICUS Contre les musiciens 7 6 Voir PERCEAU 2007 p 22

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

26

mecircme au contraire constituer un rempart contre le pouvoir enjocircleur de la poeacutesie1 En revanche

la musique est eacutegalement capable drsquointervenir au cours de divers rituels Ce qui nous amegravene agrave

consideacuterer ces formules meacutelodiques appeleacutees nomes

Selon Lasserre la plus ancienne occurrence du terme de laquo nome raquo est le fait drsquoAlcman qui

eacutevoque laquo les nomes de tous les oiseaux raquo Il srsquoagirait de meacutelodies invariables2 Initialement destineacute agrave

qualifier un rite ou un usage particulier le mot nome en est venu agrave deacutesigner la meacutelodie qui y eacutetait

associeacutee Il en va ainsi du Nome du Figuier (ougrave lrsquoon chasse des victimes expiatoires avec des

branches de figuier) ou du Nome du Chariot (associeacute au culte de Cybegravele) au Nome du Cheval au

Nome du Jardin etc3 Crsquoest ainsi par une sorte de meacutetonymie que ces airs dont lrsquoorigine se trouverait

dans des chants populaires ou des danses auraient eacuteteacute qualifieacutes de laquo lois raquo

les nomes eacutetaient primitivement destineacutes dans leur grande majoriteacute agrave seconder

lrsquoaccomplissement de rites importants [] devaient leur nom de laquo lois raquo au fait que ces rites eux-mecircmes

eacutetaient appeleacutes νόμοι4

Le fait que lrsquoon attribue parfois lrsquoeacutelaboration des nomes agrave Terpandre serait ainsi tregraves

largement voire totalement abusif5 Le pseudo-Plutarque se basant sur Heacuteraclite comme source

drsquoune telle affirmation est en reacutealiteacute plus nuanceacute

Terpandre agrave ce que dit Heacuteraclite lrsquoauteur des premiers nomes citharodiques aurait pour

chaque nome doteacute des vers composeacutes par lui ou tireacutes drsquoHomegravere drsquoune meacutelodie et les aurait chanteacutes ainsi

dans les concours Il aurait drsquoautre part le premier donneacute leurs noms aux nomes citharodiques6

Cette situation viendrait de ce qursquoil ait transposeacute certains de ces airs issus de la flucircte sur la

lyre pour accompagner ses poegravemes leur attribuant alors le nom de nomes deacutejagrave existants7 La

populariteacute dont il jouissait agrave Spartes aurait en outre favoriseacute cette ideacutee drsquoune laquo invention raquo des nomes

par Terpandre

Au-delagrave de lrsquoexistence de ces nomes qui tout en signalant une origine fonctionnelle agrave ces

meacutelodies contribuent ainsi agrave lrsquoeacutemancipation de la musique vis-agrave-vis de la poeacutesie lrsquounification de

1 PERCEAU 2007 p 24 2 Les nomes pourraient eacutegalement ecirctre deacutecrits comme des modes 3 LASSERRE 1954 p 22-25 4 LASSERRE 1954 p 26 5 Voir ABROMONT 2001 p 473-474 6 PSEUDO-PLUTARQUE 1954 p 134 7 LASSERRE 1954 p 26

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

27

lrsquoart musical trouve une illustration dans le premier traiteacute de musique que lrsquoon connaisse le Peri

mousikegraves de Lasos drsquoHermione1 Agrave la fois poegravete lyrique et theacuteoricien Lasos traite des consonnances

de la gamme drsquoacoustique de rythme de meacutetrique 2 son traiteacute aborde aussi les questions

drsquoeacutelocution (prononciation des lettres) en outre il suit un plan qui selon Martianus Capella serait

devenu le plan classique des traiteacutes de musique3

Enfin Lasos proposait une seacuterie de gammes ou harmonies qui eacutetaient deacutetermineacutees par

leur registre (et semblent ecirctre fondeacutees au moins pour certaines sur certains nomes)4 Et ces

harmonies reacutepondent agrave un critegravere de convenance entre ces harmonies et les genres poeacutetiques5 En

drsquoautres termes apparait ici une caracteacuteristique majeure de la relation entre musique et passions

une caracteacuteristique susceptible drsquoecirctre envisageacutee sous une perspective rheacutetorique lrsquoeacutethique musicale

B LA MUSIQUE COMME PEacuteDAGOGIE ET COMME THEacuteRAPEUTIQUE

B1 LrsquoETHOS MUSICAL

Le Ve siegravecle marque une tendance agrave associer la musique agrave des preacuteoccupations morales

Pindare relativement proche de Lasos dans son approche est favorable aux diverses sortes de

musique admirateur du pouvoir des instruments comme le barbiton laquo apaisant les voix et les

esprits agiteacutes par le vin raquo6 Pratinas de Phlionte en revanche se montre beaucoup plus seacutevegravere en ce

qui concerne les convenances Il est particuliegraverement critique agrave lrsquoeacutegard de lrsquoaulodie

Car la flucircte continue Pratinas a son domaine particulier sa convenance propre indigne de

srsquointroduire dans le theacuteacirctre de Dionysos elle est lrsquoinstrument des reacutejouissances symposiaques et des

deacuteregraveglements eacuterotiques Le cortegravege lrsquoassaut des portes lrsquoivresse voilagrave le contexte des airs de flucircte7

B11 Damon drsquoAthegravenes

1 LASSERRE 1954 p 35 2 ABROMONT 2001 p 374 3 LASSERRE 1954 p 44 4 Du plus grave au plus aigu iastien eacuteolien dorien phrygien lydien lydien surtendu LASSERRE 1954 p 38-41 5 laquo Convenances relatives drsquoabord telle tonaliteacute convient au sujet du chant aux circonstances de son audition agrave la composition du cœur Convenances absolues bientocirct telle tonaliteacute est convenante parce que le chant la danse la fecircte les exeacutecutants qui lui correspondent sont deacutecents raquo LASSERRE 1954 p 43 6 Citeacute par LASSERRE 1954 p 47 7 LASSERRE 1954 p 46

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

28

Mais la figure centrale et la plus ceacutelegravebre de lrsquoeacutethique musicale grecque est sans doute Damon

drsquoAthegravenes crsquoest un sophiste (eacutelegraveve de Prodicos) leacutegislateur et philosophe de tradition

pythagoricienne On sait peu de chose le concernant agrave part qursquoil avait eacuteteacute conseiller de Peacutericlegraves et

fut ostraciseacute peut-ecirctre en raison de ses sympathies pour Spartes

Il precircte agrave la musique des vertus peacutedagogiques et politiques et procircne lrsquoeacuteducation musicale

comme facteur drsquoeacutequilibre social La musique selon lui peut tout autant corriger les vices ou y

conduire Le lien entre musique et morale se traduit pour Damon par un refus de toute innovation

musicale (susceptible de rompre lrsquoeacutequilibre social) et lrsquoenseignement de la musique vise agrave former

les caractegraveres en vue de la vie de la citeacute1 Deux vertus notamment seront ainsi mis en avant le

sentiment religieux et le courage2 Le choix des formes musicales se verra reacuteglementeacute dans un tel

but

Pour Damon la musique favorise leacutequilibre et surtout la conservation sociale3 Les modes

traduisent en effet des eacutetats drsquoacircme

lrsquoacircme reacutepond aux stimuli musicaux qui lui parviennent en se mettant pour ainsi dire agrave lrsquounisson

des structures musicales qui lui sont adresseacutees de la mecircme maniegravere qursquoelle dicte au musicien les

structures musicales qui expriment ses eacutetats particuliers4

Aristide Quintilien rapporte bien agrave Damon lrsquoideacutee que crsquoest par un tel processus mimeacutetique

que la musique est capable drsquoeacuteduquer lrsquoacircme

Car que les sons drsquoune phrase meacutelodique faccedilonnent chez lrsquoenfant comme chez lrsquoadulte selon le

principe de la ressemblance un caractegravere qursquoils nrsquoont pas encore ou deacuteveloppent selon le mecircme principe

un caractegravere qursquoils ont deacutejagrave les sectateurs de Damon lrsquoont deacutemontreacute5

Crsquoest ainsi que par exemple lrsquoharmonie phrygienne est susceptible de corriger les deacutesordres

qui caracteacuterise la jeunesse Et ce serait drsquoabord agrave Damon qursquoaurait eacuteteacute attribueacute un rocircle que la

posteacuteriteacute agrave deacutevolu agrave Pythagore dans une leacutegende devenue classique afin de calmer la violence de

jeunes gens (un ou plusieurs selon les versions) un sage enjoint de jouer un air ou un mode

particulier Cette anecdote ceacutelegravebre est rapporteacutee agrave diverses reprises par Marcianus Capella Galien

1 MOUTSOPOULOS 2007 p 41 2 MOUTSOPOULOS 2007 p 42 3 FUBINI 1983 p 21 4 MOUTSOPOULOS 2007 p 41 5 LASSERRE 1954 p 58

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

29

Ciceacuteron Quintilien ou Boegravece On notera drsquoailleurs que chez ce dernier1 crsquoest le mode phrygien qui

est la cause du mal et non plus son remegravede

La discipline qursquoopegravere la musique sur lrsquoacircme concerne non seulement lrsquoindividu mais aussi

la citeacute

Les modes (dorien phrygien lydien etc) en particulier seraient ainsi la traduction non

seulement deacutetats dacircme individuels mais de couleurs nationales et de reacutegimes politiques deacutemocratiques

oligarchiques ou tyranniques2

Le modegravele politique selon Damon semble avoir eacuteteacute Spartes Aussi nrsquoest-il pas surprenant

que la musique qui doit ecirctre inculqueacutee de preacutefeacuterence offre des caracteacuteristiques viriles et heacuteroiumlques

qursquoil srsquoagisse du mode dorien ou de la danse de genre guerrier ou pyrrhique3

B12 Posteacuteriteacute de Damon

La conception damonienne ne semble pas avoir eacuteteacute accepteacutee par tous loin srsquoen faut Divers

arguments lui seront en effet opposeacute Lrsquoun srsquoen prend au IVe siegravecle au bien-fondeacute de lrsquoargument

de lrsquoimitation deacutefendu alors par le courant des Harmoniciens4 choisissant un contre-exemple qui

met seacuterieusement agrave lrsquoeacutepreuve lrsquoideacutee drsquoeacutethique musicale

Les Harmoniciens preacutetendent que certaines meacutelodies rendent les hommes maicirctres drsquoeux-

mecircmes ou senseacutes ou justes ou encore courageux tandis que drsquoautres les font lacircches ils ne se doutent

pas que le genre chromatique serait aussi incapable de rendre lacircche un homme qui lrsquoutiliserait que le

genre enharmonique de le rendre courageux Qui ne sait en effet que les Eacutetoliens les Dolopes et tous

les habitants de la reacutegion des Thermopyles qui ne connaissent que la musique diatonique sont plus

courageux que les acteurs de trageacutedie qui passent leur temps agrave chanter dans le genre enharmonique 5

La simple observation des faits contredit la theacuteorie ce nrsquoest pas parce que lrsquoon chante drsquoune

maniegravere qui se rapprocherait mimeacutetiquement des sons de la voix des ecirctres courageux qursquoon le

devient La limite de lrsquoeacutethique musicale est ici cruellement pointeacutee

1 laquo Qui donc ne sait pas que Pythagore en reacutepondant sur un megravetre spondaiumlque agrave un adolescent enivreacute de Taormina qui avait eacuteteacute exciteacute par un chant du mode phrygien lrsquoa adouci et rendu maicirctre de soi raquo Boegravece 2004 p 27 Selon Quintilien Pythagore apaisa plusieurs jeunes gens laquo en ordonnant agrave la musicienne de jouer sur un ton plus grave raquo QUINTILIEN Institutions oratoires I 10 sect42 2 FUBINI 1983 p 22 3 LASSERRE 1954 p 71 4 Voir plus loin la critique adresseacutee aux Harmoniciens par Aristoxegravene (C1 laquo Aristoxegravene de Tarente raquo) 5 Extrait du discours du papyrus drsquoHibeh Citeacute par LASSERRE 1954 p 85

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

30

Mais lrsquoopposition agrave lrsquoheacuteritage de Damon se manifeste de diverses autres maniegraveres Pour

Deacutemocrite la musique est un art reacutecent et superflu un art drsquoagreacutement et elle ne possegravede pas la

mecircme valeur eacuteducative que les autres arts pour Eacutephore la situation est mecircme plus grave puisque

la musique aurait selon lui laquo eacuteteacute introduite parmi les hommes pour les illusionner raquo1

Une autre faccedilon de prendre ses distances avec lrsquoideacutee drsquoun pouvoir eacutethique attribueacute agrave la

musique se retrouve chez Eacutepicure qui selon ses biographes preacutefeacuterait laquo jouir de la musique qursquoen

disserter raquo On trouvera ulteacuterieurement une version explicite et argumenteacutee de la conception

eacutepicurienne de la musique chez un contemporain de Ciceacuteron Philodegraveme de Gadara (-110-100 -

40-35) Pour lui la musique laquo nrsquoa aucune efficaciteacute ni physique ni morale drsquoaucune sorte raquo2 Il

deacutenie agrave la musique tout pouvoir rationnel toute regravegle toute loi et conteste donc la theacuteorie de lrsquoethos3

Pour Philodegraveme comme pour Eacutepicure la musique est surtout laquo un agreacuteable passe-temps raquo4 un

plaisir acoustique5 une laquo source non neacutecessaire de plaisir parmi drsquoautres raquo6

Ces diverses objections avanceacutees agrave lrsquoencontre des principes de lrsquoeacutethique musicale se

heurtaient toutefois agrave de nombreux partisans de la tradition damonienne dont lrsquoheacuteritage fut

multiple On le retrouve en effet chez les pythagoriciens (ce qui nrsquoest pas surprenant dans la mesure

ougrave Damon lui-mecircme srsquoinscrivait dans la tradition pythagoricienne)7 mais aussi chez les sophistes

La penseacutee de Damon laisse drsquoailleurs son empreinte sur la rheacutetorique8

La posteacuteriteacute de Damon apparaicirct eacutegalement chez Platon et Aristote Elle y reccediloit toutefois

certaines inflexions

1 LASSERRE 1954 p 87 2 DELATTRE 2007 p 99 3 ABROMONT 2004 p 376 4 FUBINI 1983 p 27 5 FUBINI 1983 p 28 6 DELATTRE 2007 p 100 7 ABROMONT 2004 p 374 8 laquo Ainsi la rheacutetorique accueillait agrave son tour le principe adopteacute par les musiciens sous lrsquoinfluence de la peacutedagogie damonienne Le deacutebat qui srsquoinstitue sur les moyens agrave choisir pour assurer agrave lrsquoœuvre litteacuteraire discours ou traiteacute une action sur lrsquoacircme met en eacutevidence en effet un souci eacuteducatif soit qursquoon veuille proceacuteder par lrsquoeacutebranlement patheacutetique de lrsquoacircme soit qursquoon preacutefegravere des deacutemonstrations sollicitant lrsquoactiviteacute de la raison raquo LASSERRE 1954 p 81

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

31

B13 Platon

Platon identifie agrave plusieurs reprises musique et philosophie notamment dans le Pheacutedon et

dans le Phegravedre1 Il se rattache parfois agrave leacutethique musicale de Damon exposant les termes des deacutebats

concernant les harmonies les rythmes les modes utiles ou nocifs du point de vue peacutedagogique 2

parfois aux pythagoriciens comme Philolaos (ca -450 -400)3 ou Archytas (ca -430 -360) en ce sens

qursquoil est avant tout soucieux drsquoeacuteviter lanarchie musicale dans la Citeacute

Linfluence des theacuteories de Damon apparaicirct clairement dans la Reacutepublique puisqursquoil y fait

explicitement reacutefeacuterence agrave son enseignement4 Lrsquoeacutethique musicale se deacutecline notamment agrave travers

trois eacuteleacutements majeurs les harmonies (ou modes) les instruments les rythmes Platon applique

alors pour lrsquoessentiel les preacuteceptes damoniens

On retrouve la condamnation des harmonies ionienne et lydienne laquo molles et propres aux

beuveries raquo il ne restera en fait que deux harmonies souhaitables laquo la dorienne et la phrygienne raquo

demande Glaucon agrave Socrate

Je ne connais pas les harmonies dis-je mais conserve-nous cette harmonie-lagrave qui saurait imiter

de faccedilon approprieacutee les accents et la prosodie drsquoun homme viril engageacute dans une action de guerre ou

dans toute autre action violente () Et conserve encore une autre harmonie pour lrsquohomme engageacute dans

une action du temps de paix deacutepourvue de violence mais volontaire () Ces deux harmonies-lagrave qui

imiteront de la faccedilon la plus belle ce qui est violent ce qui est volontaire les accents des gens dans le

malheur ceux des gens dans le bonheur des gens sages des gens virils celles-lagrave laisse-les-nous5

On remarquera que Platon se garde drsquoecirctre trop affirmatif quant agrave la deacutenomination des

harmonies Faut-il y voir la conscience de lrsquoincertitude qui reacutegnait deacutejagrave semble-t-il en ce domaine

Toujours-est-il que lrsquoon retrouve bien ici les deux modes mis en avant par Damon6

1 PLATON Pheacutedon 60d-61a Socrate eacutevoque la composition drsquoun hymne La question de savoir srsquoil srsquoagit bien de musique ou seulement drsquoun texte nrsquoest toutefois pas trancheacutee Phegravedre 258d-259d Socrate raconte le mythe de ces hommes dont le plaisir procurer par le chant leur fait oublier de manger et de boire qui moururent sans srsquoen apercevoir et dont surgirent la race des cigales 2 FUBINI 1983 p 26 3 Les nombres exercent selon lui leur pouvoir dans toutes les activiteacutes humaines 4 laquo nous prendrons conseil aussi chez Damon pour savoir quelles mesures conviennent pour la perte du sens de la liberteacute pour lrsquoexcegraves pour la folie et pour les autres vices et quels rythmes il faut laisser pour les dispositions contraires raquo Platon Reacutepublique III 400b 5 PLATON Reacutepublique III 399 a-c 6 La gamme dorienne eacutetait associeacutee agrave la perfection politique du reacutegime laceacutedeacutemonien Quant agrave la phrygienne Damon lui laquo fait correspondre la vertu qursquoil appelle sagesse ou modeacuteration et qui est en reacutealiteacute la maicirctrise de soi raquo LASSERRE 1954 p 62

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

32

La restriction est tout aussi seacutevegravere en ce qui concerne les instruments seule la lyre et la

cithare sont admises dans la citeacute la syrinx convenant aux campagnes En revanche les instruments

procurant une trop grande richesse seront proscrits1 Le choix des rythmes suit le mecircme critegravere

ne pas chercher des rythmes diversifieacutes ni des mesures varieacutees mais voir quels sont les rythmes

drsquoune vie ordonneacutee et virile Quand on les aura reconnus on contraindra le pied et la meacutelodie agrave suivre

la parole de lrsquohomme de cette qualiteacute et non pas la parole agrave suivre le pied et la meacutelodie2

La penseacutee platonicienne ne se reacuteduit cependant pas agrave la seule eacutethique musicale tregraves

influenceacute par le pythagorisme Platon considegravere que la musique est au principe du monde et agit

sur lrsquoacircme La structure ternaire de lrsquoacircme est compareacutee agrave celle de lrsquoharmonie la negravete (note la plus

aigueuml) lrsquohypate (note la plus grave) et la megravese (note commune unissant deux teacutetracordes)3 Cette

conception est affirmeacutee tant dans la Reacutepublique4 que dans le Timeacutee5

Selon E Moutsopoulos6 crsquoest le meacutelange des contraires (de lrsquoecirctre et du non-ecirctre dans le

Sophiste de lrsquoillimiteacute et de la limite dans le Philegravebe enfin du Mecircme et de lrsquoAutre dans le Timeacutee) qui

constitue dans les derniers textes platoniciens lrsquoessence de lrsquoAcircme du Monde laquelle fait lrsquoobjet

drsquoopeacuterations deacutemiurgiques tregraves comparables agrave ce que lrsquoon trouve dans les systegravemes de la musique

grecque dans le Timeacutee puis dans les Lois lrsquoharmonie concerne laquo le plan de lrsquoeacutequilibre entre les

diverses parties du corps entre le corps et lrsquoacircme enfin entre les faculteacutes mecircmes de cette derniegravere raquo7

Le mouvement musical devient ainsi un principe theacuterapeutique afin drsquoeacuteviter lrsquohypertrophie

de lrsquoacircme ou du corps il conviendra de pratiquer respectivement la gymnastique ou la musique8

1 laquo Donc pour les triangles les harpes et tous les instruments qui sont agrave plusieurs cordes et agrave plusieurs harmonies nous nrsquoaurons pas agrave nourrir drsquoartisans raquo PLATON Reacutepublique III 399 c-d 2 PLATON Reacutepublique III 399e-400a 3 Le systegraveme de lrsquooctachorde (union de deux teacutetracordes) se preacutesente ainsi (a) teacuteracorde des aigues ndash negravete paranegravete trite paramegravese ndash (b) teacutetracorde des graves ndash megravese lichanos parhypate hypate Voir VASSILIADOU 1985 p 23 4 laquo que lrsquohomme juste ne laisse aucun des eacuteleacutements en lui srsquooccuper des affaires drsquoautrui ni les races qui sont dans son acircme srsquooccuper de tout en empieacutetant les unes sur les affaires des autres mais qursquoil deacutetermine bien ce qui lui est reacuteellement propre se dirige et srsquoordonne lui-mecircme et harmonise ces parties qui sont trois tout agrave fait comme les trois termes drsquoune harmonie la plus basse la plus haute et la moyenne ndash et drsquoautres srsquoil srsquoen trouve ecirctre dans lrsquointervalle ndash qursquoil lie toutes ces choses ensemble et que lui qui est formeacute de plusieurs il devienne tout agrave fait un modeacutereacute et harmoniseacute raquo Platon Reacutepublique IV 443d-e 5 laquo Lrsquoharmonie qui est faite de mouvements apparenteacutes aux reacutevolutions de notre acircme nrsquoapparaicirct pas agrave lrsquohomme qui entretient avec les Muses un commerce guideacute par lrsquointelligence comme tout juste bonne agrave procurer un plaisir eacutetranger agrave la raison ce qui est son utiliteacute comme le veut actuellement lrsquoopinion Mais puisque la reacutevolution de lrsquoacircme est en nous deacutepourvue drsquoharmonie crsquoest pour y mettre ordre et accord que lrsquoharmonie a eacuteteacute donneacutee agrave lrsquoacircme comme allieacutee par les Muses En outre les rythme crsquoest encore une fois parce que nous sommes pour la plupart drsquoentre nous eacutetrangers agrave la mesure et que nous manquons de gracircce qursquoil nous a eacuteteacute donneacute comme auxiliaire par les mecircmes Muses pour les mecircmes fins raquo Platon Timeacutee 47d 6 laquo Lrsquoanalogie de ces opeacuterations deacutemiurgiques avec celles consistant en lrsquoanalyse de certaines donneacutees musicales est frappante Le

rapprochement des notions drsquoacircme et drsquoharmonie deacutejagrave effectueacute dans la Reacutepublique se renouvelle ici sur un plan cosmique et partant

absolu On se rend parfaitement compte de la hantise que la question de meacutelange de meacutedieacuteteacute drsquointermeacutediaire exerce sur la penseacutee

de Platon raquo MOUTSOPOULOS 1985 p 4-5 7 MOUTSOPOULOS 1985 p 9 8 laquo Contre ces deux maladies [lrsquoardeur excessive de lrsquoacircme ou celle du corps] il nrsquoy a effectivement qursquoun seul remegravede ne mouvoir ni lrsquoacircme sans le corps ni le corps sans lrsquoacircme pour que se deacutefendant lrsquoune contre lrsquoautre ces deux parties preacuteservent leur eacutequilibre et restent en santeacute raquo Platon Timeacutee 88b

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

33

La confusion susceptible drsquoecirctre instaureacutee entre les genres de chants ou de musique

repreacutesente une menace sur lrsquoordre exposeacute par Platon Et crsquoest le meacutelange de ces genres qui a

laquo engendreacute la deacutecadence de la musique et par conseacutequent des theacuteacirctres raquo1

La condamnation des poegravetes par Platon se preacutesente donc comme la sanction drsquoune activiteacute

deacutesastreuse par laquelle ils ont preacutecipiteacutes la disparition drsquoun gouvernement dans lequel le peuple

eacutetait laquo lesclave volontaire des lois raquo

En ce temps-lagrave notre musique eacutetait diviseacutee en plusieurs espegraveces et figures ()2 Ces chants-lagrave

et certains autres ayant eacuteteacute reacutegleacutes il neacutetait pas permis duser dune espegravece de meacutelodie pour une autre

espegravece On ne sen remettait pas comme agrave preacutesent pour reconnaicirctre la valeur dun chant et juger et

punir ensuite ceux qui seacutecartaient de la regravegle agrave une foule ignorante qui sifflait et poussait des cris ou qui

applaudissait mais aux gens deacutesigneacutes pour cela par leur science de leacuteducation () Les poegravetes furent les

premiers qui avec le temps violegraverent ces regravegles Ce nest pas quils manquassent de talent mais

meacuteconnaissant les justes exigences de la Muse et lusage ils sabandonnegraverent agrave un enthousiasme insenseacute

et se laissegraverent emporter trop loin par le sentiment du plaisir () confondant tout pecircle-mecircle ils

ravalegraverent inconsciemment la musique et poussegraverent la sottise jusquagrave croire quelle navait pas de valeur

intrinsegraveque et que le plaisir de celui qui la goucircte quil soit bon ou meacutechant est la regravegle la plus sucircre pour

en bien juger En composant des poegravemes suivant cette ideacutee et en y ajoutant des paroles conformes ils

inspiregraverent agrave la multitude le meacutepris des usages et laudace de juger comme si elle en eacutetait capable3

Il ressort ainsi que le laquo lrsquoinfluence beacuteneacutefique de la musique nrsquoest pas irreacutesistible raquo4 et que le

jugement du public nrsquoest pas infaillible Platon semble bien faire ici une concession aux critiques

visant le bien-fondeacute de lrsquoeacutethique musicale Lrsquoeacuteducation musicale visera donc agrave instruire le jugement

et agrave fournir des meacutethodes mneacutemotechniques5

B2 MUSIQUE ET THEacuteRAPEUTIQUE DES PASSIONS

1 FUBINI 1983 p 14 2 laquo Il y avait dabord une espegravece de chants qui eacutetaient des priegraveres aux dieux et quon appelait hymnes Il y en avait une autre opposeacutee agrave celle-lagrave qui portait le nom speacutecial de thregravene puis une troisiegraveme les peacuteans et une quatriegraveme je crois ougrave lon ceacuteleacutebrait la naissance de Dionysos et quon appelait dithyrambe et lon donnait le nom mecircme de nome agrave une autre espegravece de dithyrambe que lon qualifiait de cithareacutedique raquo 3 Platon Lois III 700 4 LASSERRE 1954 p 89 5 Ibid p 89

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

34

Dans le contexte de lrsquoeacutethique la musique se voit attribuer une vocation peacutedagogique

Lrsquoeacuteducation lrsquoapprentissage des harmonies des rythmes des instruments qui conviennent favorise

la vertu et par contrecoup lrsquointeacuterecirct de la citeacute Ceci en raison de lrsquoeffet mimeacutetique qui est attribueacute agrave

la musique Ce nrsquoest toutefois pas lagrave le seul rocircle qui peut lui ecirctre accordeacute lrsquoautre pouvoir majeur

reconnu agrave la musique est celui qui consiste en une vertu theacuterapeutique laquelle peut se deacutecliner en

diverses variantes que sont lrsquoapaisement le sentiment de pleacutenitude ou la purgation

Dans les deux premiers cas il srsquoagira drsquolaquo administrer raquo une musique dont les caracteacuteristiques

imitent celles de lrsquoaffect voulu le dernier peut suivre deux options en fonction de lrsquoaffect dont il

convient de se deacutebarrasser Le traitement musical sera donc soit allopathique (en offrant un modegravele

contraire agrave la mauvaise disposition affective) comme chez Damon ou les pythagoriciens soit

homeacuteopathique comme chez Terpandre ou Aristote1

B21 Traitement par imitation des passions modeacutereacutees

Dans le cas drsquoune vertu apaisante il est difficile de distinguer entre la capaciteacute peacutedagogique

et la capaciteacute curative si ce nrsquoest lorsque lrsquoexemple choisi fait apparaicirctre lrsquoemploi de la musique

comme un veacuteritable traitement Il en va bien ainsi dans lrsquoeacutepisode mentionneacute preacuteceacutedemment qui

attribuait tantocirct agrave Damon tantocirct agrave Pythagore le meacuterite drsquoavoir pour ainsi dire laquo gueacuteri raquo de jeunes

gens de leur violence

Lrsquoactiviteacute de Terpandre est eacutegalement preacutesenteacutee de la sorte le laquo feacutecond chantre de Lesbos raquo2

gracircce agrave lrsquoajout de trois cordes agrave sa lyre ndash qui lui aurait permis de traduire une grande varieacuteteacute de

sentiments3 ndash ayant su apaiser une discorde au sein des Laceacutedeacutemoniens

Cette ideacutee drsquoune vertu calmante de la musique concernerait drsquoailleurs autant lrsquoacircme que le

corps Boegravece attribue en effet toujours agrave Terpandre ainsi qursquoagrave Arion de Meacutethymneacutee4 la capaciteacute

de gueacuterir laquo agrave lrsquoaide du chant les habitants de Lesbos et des Ioniens des maladies les plus graves raquo

il affirme aussi que lrsquoemploi de modes musicaux aurait permis de dissiper les souffrances dues agrave la

sciatique

Un autre pouvoir que lrsquoon pourrait qualifier de theacuterapeutique est eacutegalement attribueacute agrave la

musique Il srsquoagit du cas mentionneacute plus haut de la terpsis Telle que deacutecrite par S Perceau la terpsis

1 Voir LASSERRE 1954 p 63 2 Terpandre aurait en effet eacuteteacute surnommeacute ainsi agrave Sparte LABORDE ROUSSIER 1780 p 117 3 ROUSSEAU Dictionnaire de musique p 227 4 Arion de Meacutethymneacutee est un personnage en partie leacutegendaire supposeacute avoir veacutecu eacutegalement au VIIe siegravecle Cytharegravede il aurait eacuteteacute

capable drsquoattirer un dauphin par son chant

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

35

preacutesente en effet les caractegraveres suivants elle est uniquement de lrsquoordre du plaisir du bien-ecirctre et

suscite la bienveillance elle est speacutecifique agrave la musique elle est consciente elle est partageacutee

B22 Purification des passions violentes la transe de possession

Pour Quintilien la musique a la capaciteacute drsquoeacutemouvoir et apaiser les passions elle possegravederait

donc un effet potentiellement agrave la fois protreptique et calmant1 Une telle capaciteacute peut ecirctre illustreacutee

par le cas de la transe de possession La transe rituelle (mania) telle que la deacutecrit Platon semble

consister avant tout en un processus de reacuteconciliation et de reacuteinsertion de lrsquoindividu2 On retrouve

ici sa preacuteoccupation pour ce qui concerne lrsquoordre cosmique lrsquoharmonie universelle et ses

correspondances avec lrsquoacircme Dans le Phegravedre toutefois crsquoest au cours drsquoun deacuteveloppement consacreacute

au rocircle de la persuasion dans la rheacutetorique que Platon deacutecrit quatre sortes de folies dues agrave une

impulsion divine

Dans la folie divine nous avons distingueacutes quatre parties Nous avons rapporteacute agrave Apollon

lrsquoinspiration divinatoire agrave Dionysos lrsquoinspiration initiatique aux Muses lrsquoinspiration poeacutetique la

quatriegraveme enfin la folie amoureuse nous lrsquoavons rapporteacute agrave Aphrodite et agrave Eacuteros Et nous avons deacuteclareacute

que la folie amoureuse eacutetait la meilleure3

Trois de ces folies sont deacutecrites agrave lrsquoaide drsquoeacutepithegravetes concernant leur fonction 4 mais la

quatriegraveme lrsquoest de maniegravere formelle la folie drsquoinspiration divinatoire (dionysiaque) ou mania

teacutelestique est celle qui comporte des rites (teletai)5

Cette transe de possession voit lrsquoindividu srsquoidentifier au dieu qui le possegravede Le processus

est favoriseacute par lrsquoutilisation de lrsquoaulos La musique (ou plus exactement le jeu de lrsquoaulos) agit alors

en prolongeant paradoxalement le mouvement mecircme du trouble afin de le faire disparaicirctre Cette

maniegravere drsquoagir est drsquoailleurs similaire agrave celle employeacutee par les megraveres pour endormir leurs enfants

1 PERCEAU 2007 p 21 2 laquo Les gens un peu fragiles psychologiquement qui par suite du courroux drsquoun dieu souffrent de folie divine srsquoen gueacuterissent en pratiquant la transe rituelle laquelle est deacuteclencheacutee par une devise [un signal] musicale et prend la forme drsquoune danse musique et danse par lrsquoeffet de leur mouvement reacuteintegravegrent le malade dans le mouvement geacuteneacuteral du cosmos la gueacuterison eacutetant assureacutee gracircce agrave la bienveillance des dieux rendus propices par des sacrifices raquo ROUGET p 372 3 PLATON Phegravedre 265 b Rouget parle de laquo quatre sortes de mania de folies diffeacuterentes la laquo mantique raquo inspireacutee par Apollon la laquo teacutelestique raquo par Dionysos la laquo poeacutetique raquo par les Muses lrsquolaquo eacuterotique raquo par Eacuteros et Aphrodite raquo ROUGET 1990 p 344 4 Lrsquoinspiration apollinienne (mania mantique) se rapporte agrave la divination celle due aux Muses (poeacutetique) agrave la creacuteation celle drsquoAphrodite et Eacuteros (mania eacuterotique) au transport de lrsquoamour 5 ROUGET 1990 p 345 laquo Cette folie teacutelestique nrsquoest autre que la transe de possession raquo

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

36

On peut conjecturer que cest lexpeacuterience qui a fait connaicirctre et employer ces mouvements

aux nourrices des petits enfants et aux femmes qui opegraverent la gueacuterison du mal des Corybantes car

lorsquune megravere veut endormir un beacutebeacute qui a peine agrave sassoupir au lieu de le laisser en repos elle lagite

et ne cesse pas de le bercer dans ses bras et au lieu de garder le silence elle lui chante une chanson en

un mot elle charme son oreille comme on fait avec la flucircte et comme on gueacuterit des transports

freacuteneacutetiques par les mouvements de la danse et par la musique1

Selon Platon le processus drsquoune cure coybantique consiste donc en ce que la musique et la

danse favorisent la reacuteconciliation de lrsquoindividu deacutechireacute avec lui-mecircme

Cependant si Platon est en mesure drsquoexpliquer les effets de la musique sur la gueacuterison de

la folie il ne sait expliquer les effets de la musique sur son deacuteclenchement Crsquoest en revanche le

cas drsquoAristote qui deacutefend une laquo theacuteorie geacuteneacuterale des effets de la musique baseacutee sur lrsquoideacutee que celle-

ci a le pouvoir de repreacutesenter et drsquoimiter les eacutetats de lrsquoacircme raquo2

B23 Purification des passions violentes la catharsis chez Aristote

Si lrsquoon suit le pseudo-Plutarque Aristote reprend agrave son compte les propos de Platon sur

lrsquoharmonie des sphegraveres3 Outre cette tradition pythagoricienne Aristote partage eacutegalement

lrsquoheacuteritage damonien deacutejagrave exposeacute par Platon qursquoil srsquoagisse des rythmes des instruments ou des

harmonies agrave enseigner Ou plutocirct il semble le partager lorsqursquoil affirme au sujet du dorien

en ce qui regarde lrsquoeacuteducation comme nous lrsquoavons deacutejagrave dit on doit employer parmi les

meacutelodies celles qui ont un caractegravere moral et les modes musicaux de mecircme nature Or tel est

preacuteciseacutement le mode dorien4

Juste apregraves cette remarque toutefois un deacutesaccord se manifeste clairement

Mais nous devons aussi accepter tout autre mode pouvant nous ecirctre recommandeacute par ceux qui

participent agrave la vie philosophique et auxquels les questions drsquoeacuteducation musicale sont familiegraveres Mais le

Socrate de la Reacutepublique a tort de ne laisser subsister que le mode phrygien avec le dorien et cela alors

qursquoil a rejeteacute la flucircte du nombre des instruments car le mode phrygien exerce parmi les modes

1 PLATON Lois VII 790 2 ROUGET 1990 p 397-8 3 laquo Lrsquoharmonie est ceacuteleste en ce qursquoelle participe de la nature des dieux de la nature du beau et de toute excellence Diviseacutee numeacuteriquement en quatre parties elle possegravede deux moyennes lrsquoarithmeacutetique et lrsquoharmonique de plus ses parties ses dimensions maximum et minimum et les diffeacuterences des unes aux autres comportent les deux raisons arithmeacutetique et geacuteomeacutetrique Car crsquoest en deux teacutetracordes que srsquoordonne toute meacutelodie raquo PSEUDO-PLUTARQUE 1954 chap 23 p 142 4 ARISTOTE Politique VIII 1342 a

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

37

exactement la mecircme influence que la flucircte parmi les instruments lrsquoun et lrsquoautre sont orgiastiques et

passionnels1

Aristote distingue bien ici deux usages possibles de la musique lrsquousage peacutedagogique et un

autre qui a recours aux passions Pour le premier cas lrsquoeacutethique musicale heacuteriteacutee de Damon garde

sa pertinence dans le second il faudra proceacuteder autrement La musique ne va pas proceacuteder de

maniegravere allopathique (en luttant contre un affect neacutefaste par lrsquoemploi drsquoune harmonie associeacutee agrave un

affect contraire) mais de maniegravere homeacuteopathique en accompagnant la passion orgiastique ou plus

geacuteneacuteralement des passions violentes (comme la pitieacute ou la terreur) Crsquoest ici qursquoopegraverera la catharsis

laquelle peut ecirctre preacutesenteacutee laquo comme eacutetant du mecircme ordre que celle qui est agrave lrsquoœuvre dans le

theacuteacirctre raquo2 Le mode phrygien ndash ou plutocirct laquo le raquo phrygien en geacuteneacuteral qui est associeacute agrave lrsquousage de

lrsquoaulos ou drsquoun megravetre comme le dithyrambe permet la purgation ou le deacutefoulement3 Aristote insiste

alors sur lrsquoimportance de la vertu mimeacutetique de la musique

les meacutelodies renferment en elles-mecircmes des imitations des ideacutees morales (crsquoest lagrave un fait

eacutevident car degraves lrsquoorigine les modes musicaux diffegraverent essentiellement lrsquoun de lrsquoautre de sorte que les

auditeurs en sont affecteacutes diffeacuteremment et ne sont pas dans les mecircmes sentiments agrave lrsquoeacutegard de chacun

drsquoeux pour certains de ces modes crsquoest dans une disposition plus triste et plus grave qursquoon les eacutecoute

le mode dit myxolydien par exemple pour drsquoautres au contraire crsquoest dans un eacutetat drsquoesprit plus

amollissant comme pour les modes relacirccheacutes un autre enfin plonge lrsquoacircme dans un eacutetat moyen et lui

donne son maximum de stabiliteacute comme seul de tous les modes semble faire le dorien tandis que le

phrygien rend les auditeurs enthousiastes4

Et crsquoest preacuteciseacutement cette varieacuteteacute des affects leur heacuteteacuterogeacuteneacuteiteacute qui conduit Aristote agrave

opeacuterer une diffeacuterenciation dans la relation existant entre la musique joueacutee et lrsquoeffet produit

on voit que nous devons nous servir de tous les modes mais que nous ne devons pas les

employer tous de la mecircme maniegravere dans lrsquoeacuteducation nous utiliserons les modes aux tendances morales

les plus prononceacutees et quand il srsquoagira drsquoeacutecouter la musique exeacutecuteacutee par drsquoautres nous pourrons

admettre les actifs et les modes exalteacutes5

1 ARISTOTE Politique VIII 1342 a-b 2 ROUGET 1990 p 404 3 Terme proposeacute par Gilbert Rouget pour qualifier le phrygien ROUGET 1990 p 405 4 ARISTOTE Politique VIII 1340 a-b 5 Op cit VIII 1342 a

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

38

Mais pourquoi le phrygien aurait-il eacuteteacute en mesure de susciter de telles eacutelans passionnels

Cela pourrait tenir aux capaciteacutes de ses divers eacuteleacutements (mode rythme instrument) lesquelles lui

auraient confeacutereacute des capaciteacutes expressives tregraves importantes

Les aulegravetes phrygiens observe Louis Laloy devaient ecirctre les laquo veacuteritables tziganes de

lrsquoantiquiteacute raquo La technique de lrsquoinstrument la qualiteacute de son timbre et la richesse de ses inflexions jointes

aux possibiliteacutes expressives du mode permettaient certainement de produire des meacutelodies drsquoune grande

charge eacutemotionnelle1

En ne se contentant pas de la seule vertu eacuteducative de la musique Aristote dispose laquo drsquoune

liberteacute que Platon nrsquoavait pas conquise raquo2 Il srsquoaffranchit donc de Platon et le deacutepasse ouvrant au

passage la voie agrave une reacuteflexion approfondie entre la musique et les affects qursquoelle peut imiter ou

deacuteclencher

C LrsquoHEacuteRITAGE DE LrsquoANTIQUITEacute

C1 ARISTOXEgraveNE DE TARENTE

Ancien eacutelegraveve drsquoArisote Aristoxegravene de Tarente (ca -375360) en est bien lrsquoheacuteritier non pas

au sens ougrave il reprendrait les conceptions deacutefendues par son maicirctre mais parce qursquoil en reprend la

meacutethode crsquoest-agrave-dire qursquoil eacutelabore une laquo veacuteritable science musicale raquo eacutetudiant son propre objet les

sons les intervalles et les notes 3 il ajoute ainsi laquo une science nouvelle au corpus aristoteacutelicien raquo4 Si

on peut le consideacuterer comme le fondateur de lrsquoestheacutetique musicale5 cela tient agrave cette volonteacute

drsquoeacutetablir une science musicale et de lui assigner la recherche drsquoun savoir complet non seulement

le savoir harmonique mais aussi rythmique et meacutetrique ne srsquoappuyant ni sur la seule raison ni sur

la seule sensation acoustique et srsquoeacutetendant agrave toutes les musiques y compris les plus anciennes

1 ROUGET 1990 p 403-404 2 Aristote va jusqursquoagrave admettre que la musique est inutile mais crsquoest preacuteciseacutement cette inutiliteacute qui est le laquo signe distinctif de sa convenance agrave lrsquoeacuteducation libeacuterale raquo LASSERRE 1954 p 90 3 BELIS 1986 p 233 4 BELIS 1986 p 236 5 ABROMONT 2004 p 375

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

39

Srsquoil ne rejette pas la valeur eacutethique de la musique il donne agrave cette derniegravere laquo un fondement

empirico-perceptif raquo1 et refuse de srsquoen tenir agrave une conception qui permettrait drsquoappliquer

aveugleacutement tel caractegravere agrave tel genre de musique

lrsquoethos drsquoune composition ne deacutepend pas directement de ses aspects formels mais de la maniegravere

dont le compositeur les a actualiseacutes dans des seacutequences meacutelodiques et rythmiques particuliegraveres les a

meacutelangeacutes et combineacutes les uns aux autres2

Toutefois la preacuteoccupation majeure drsquoAristoxegravene concerne comme chez Aristote celle de

la formation du jugement il deacutefinit le jugement musical comme laquo connaissance exacte des

convenances relatives institueacutees par lrsquousage ou par la regravegle raquo3 ce qui implique que lrsquoon connaisse

toute la musique y compris les harmonies condamneacutees par Platon car elles avaient pu jadis

exprimer des vertus utiles4

La critique faite ici par Aristoxegravene touche eacutegalement les Harmoniciens invitant ces derniers

agrave ne pas tout ramener au seul critegravere de la raison il se meacutefie en effet des speacuteculations musicales5

Lrsquoeacuteducation du goucirct passe en effet par une forme de compleacutementariteacute entre deux types de

critegraveres qui eacutetaient jusqursquoalors opposeacutes ceux qui ne relevaient que de la seule raison ndash crsquoest-agrave-dire

le choix des Pythagoriciens et des Harmoniciens ndash et ceux qui relevaient de lrsquoexpeacuterience acoustique

seule ndash option deacutefendue par les musiciens Pour Aristoxegravene la perception sensible est premiegravere

mais la raison est neacutecessaire agrave lrsquoappreacuteciation de la convenance6

Agrave travers cette maniegravere de deacutecrire la nature du jugement musical Aristoxegravene deacuteveloppe

aussi une eacutetude des effets psychologiques de la musique qui sont eacutegalement pris en consideacuteration

agrave travers le concept aristoxeacutenien de dunamis

1 FUBINI 1983 p 33 2 BARKER 2007 p 72 A Barker ajoute laquo Mais il demeure vrai malgreacute tout que le Dorien par exemple se precircte plus volontiers que le Phrygien agrave une chregravesis approprieacutee agrave un ethos sobre et sans deacutetour et qursquoun compositeur peut plus facilement creacuteer un ethos de lamentation agrave partir drsquoun contexte meacutelodique Mixolydien BARKER 2007 p 73 3 LASSERRE 1954 p 92 4 Op cit p 93 5 Comme cette pratique nommeacutee catapycnose laquo en usage dans les eacutecoles de musique () ougrave les intervalles devaient ecirctre tregraves serreacutes Il srsquoagit du laquo morcellement en petits intervalles de quart de ton drsquoune ligne droite ou plutocirct de plusieurs lignes droites raquo Cette pratique pose problegraveme puisqursquoelle oublie la sensation le mouvement meacutelodique et donne lrsquoillusion drsquoune reacuteponse scientifique Voir BELIS 1986 p 92-97 6 Pour Aristoxegravene (Elementa harmonica) laquo Comprendre la musique deacutepend de deux choses la perception et la meacutemoire parce qursquoon doit percevoir ce qui vient agrave lrsquoecirctre et se souvenir de ce qui est devenu Il nrsquoy a pas drsquoautre moyen de suivre les contenus musicaux raquo Voir BARKER 2007 p 64

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

40

Le fait drsquoassigner une certaine dunamis agrave une note crsquoest un peu comme la reconnaicirctre au sens

moderne de la tonique ou de la dominante agrave la clef qui preacutevaut () [La dunamis drsquoun son] deacutepend

du contexte musical et notre reconnaissance de ce son () deacutepend de notre meacutemoire1

En outre reconnaicirctre cette dunamis dans un eacuteleacutement musical appellera des attentes Suivre

une meacutelodie consiste alors agrave anticiper sur ce qui va suivre2

Pour reacutesumer la theacuteorie musicale drsquoAristoxegravene ne reacutecuse pas le rocircle de lrsquoeacutethique3 Toutefois

au sein du jugement qui la deacutetermine la place principale revient agrave la connaissance de toute les

musiques ndash et non plus agrave lrsquoappareil matheacutematique privileacutegieacute par les Harmoniciens

C2 LES TRAITEacuteS DE LrsquoANTIQUITEacute TARDIVE

Les traiteacutes qui nous sont parvenus nrsquoapportent pas en ce qui concerne la question des

pouvoirs de la musique et de ses effets sur les passions drsquoeacuteleacutements nouveaux qui soient significatifs

Ils ont toutefois directement ou indirectement eu une certaine influence dans la mesure ougrave ils ont

eacuteteacute repris bien plus tard Aristide Quintilien a eacuteteacute eacutetudieacute par Girolamo Mei Vincenzo Galilei ou

Marin Mersenne Ptoleacutemeacutee est citeacute comme une reacutefeacuterence importante par Giovanni Artusi On

retrouve les principales preacuteoccupations des theacuteoriciens grecs des siegravecles preacuteceacutedents la question de

lrsquoethos et de la convenance lrsquoinfluence pythagoricienne les effets beacuteneacutefiques ou nocifs que produit

la musique

Claude Ptoleacutemeacutee (ca 83 161) auteur des Harmoniques (Harmonika) proposait une

description complegravete de la theacuteorie musicale grecque4 qui toutefois apporte peu drsquoeacuteleacutements

concernant les effets de la musique Il nrsquoen va pas de mecircme pour le De musica reacutedigeacute au IIIe siegravecle

et attribueacute abusivement agrave Plutarque qui offre eacutegalement une preacutesentation de la theacuteorie musicale

grecque rapportant les ideacutees de Platon ou Aristote Cet ouvrage aborde les effets de la musique sur

1 BARKER A 2007 p 65 2 laquo la dianoia implique un mode drsquoentendement agrave la fois reacutetrospectif et preacutedictif raquo BARKER 2007 p 66 3 Lrsquoimportance accordeacutee au critegravere de convenance en teacutemoigne Aristoxegravene deacuteplorait drsquoailleurs comme Aristote et Platon avant lui la corruption du goucirct chez le public lrsquoaccegraves agrave une culture musicale tregraves eacutetendue visait agrave remeacutedier agrave cette situation 4 Ptoleacutemeacutee deacutecrit notamment le systema teleion (Systegraveme Parfait) le monocorde les genres il srsquooppose aux conceptions deacuteveloppeacutees par Aristoxegravene et critique la theacuteorie modale de ce dernier il aborde eacutegalement lrsquoharmonie des sphegraveres ou rapports entre la musique le microcosme (lrsquoacircme) et le macrocosme (les planegravetes) (Abromont 2001 p 376-377) Consideacutereacutee par Lohmann comme laquo lrsquoœuvre standard conclusive de la fin du monde antique raquo (Lohmann 1989 p 46) le traiteacute des Harmoniques est surtout connu par le Commentaire qursquoen a donneacute Portphyre (PORPHYRE Commentaire aux Harmoniques de Claude Ptoleacutemeacutee)

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

41

lrsquohomme les regravegles de composition drsquoune phrase musicale les genres et lrsquoethos 1 la question des

nomes y est largement abordeacutee2

On trouve dans le Peri mousikegraves drsquoAristide Quintilien un prolongement du rocircle eacuteducatif et

moral attribueacute agrave la musique Il est agrave remarquer eacutegalement qursquoil semble avoir eacuteteacute le seul theacuteoricien

ayant traiteacute des principes de composition (melopeia)

Celui qui eacutetudie la musique dit Aristide Quintilianum doit srsquoattacher agrave la diction lrsquoharmonie

le rythme mais surtout agrave la convenance de la penseacutee

Aristide Quintilien attribue lrsquoeffet psychagogique de la musique agrave la qualiteacute des paroles du

poegraveme Pour autant il attribue un effet protreptique agrave la laquo persuasion de la meacutelodie raquo (la thelxis)3

C3 CONFUSIONS CONCERNANT LES laquo MODES raquo MUSICAUX

C31 Ethos et ethos des modes

Si on le rapporte agrave la rheacutetorique lrsquoethos correspond pour un orateur au caractegravere qursquoil doit

posseacuteder afin de pouvoir au mieux convaincre son public en lui inspirant confiance (en lui plaisant)4

Ceci implique que ce caractegravere qui laisse apparaicirctre certains affects devra geacuteneacuteralement traduire la

maicirctrise de soi le calme la deacutetermination Les passions qui sont mobiliseacutees dans lrsquoethos de lrsquoorateur

relegravevent donc plutocirct de passions modeacutereacutees contrairement aux passions violentes qui interviennent

dans le cadre du pathos et que lrsquoon cherche soit agrave communiquer directement au public soit agrave

exprimer afin de susciter par une mise en scegravene une autre passion elle-mecircme violente (la crainte

la colegravere etc)5

Rattacheacutee agrave ce contexte mais entendue dans son acception la plus courante lrsquoexpression

laquo ethos des modes raquo peut laisser supposer lrsquoideacutee selon laquelle la musique grecque aurait employeacute des

modes correspondant mutatis mutandis agrave ce que nous deacutesignons sous ce terme et que lrsquoinfluence

de ces modes sur le public eacutetait telle que cela justifiait que lrsquoon en codifie rigoureusement lrsquousage

1 laquo Les teacutemoignages sur la date exacte dapparition de ce concept sont tregraves incertains Le Pseudo-Plutarque () affirme quagrave leacutepoque dHomegravere la musique apparaicirct quand le corps et lesprit des hommes en eacutetat deacutebrieacuteteacute sont transformeacutes sous leffet du vin pour les remettre sur la juste voie de lordre et de la mesure et leur rendre le sens raquo FUBINI 1983 p 12 2 Voir FUBINI 1983 p 14 3 PERCEAU 2007 p 21 4 laquo On persuade par le caractegravere quand le discours est de nature agrave rendre lrsquoorateur digne de foi () Mais il faut que cette confiance soit lrsquoeffet drsquoun discours non drsquoune preacutevention sur le caractegravere de lrsquoorateur raquo (ARISTOTE Rheacutetorique 1356a p 22-23) 5 Tout ceci est largement exposeacute dans la Poeacutetique drsquoAristote

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

42

en fonction du bien de la citeacute ou de telle ou telle fonction bien preacutecise Cette hypothegravese finit par

ecirctre consideacutereacutee comme vraie et allait connaicirctre un grand succegraves agrave partir de la Renaissance et au

deacutebut de la peacuteriode Baroque ndash notamment chez certains auteurs de la poeacutetique musicale allemande

ndash avant de perdre de son prestige

Nous devons donc proceacuteder ici agrave quelques rappels concernant ce sujet afin de mettre en

eacutevidence les confusions qursquoentretient lrsquoideacutee drsquoun ethos des modes

C32 Tons et modes

Le premier problegraveme est drsquoordre terminologique et concerne le terme de laquo mode raquo que lrsquoon

emploie couramment au sujet de la musique grecque1 Il apparait en effet que ce que lrsquoon deacutesigne

sous ce nom (et que nous avons nous-mecircme utiliseacute parfois au cours de ce chapitre) peut ecirctre appeleacute

selon les circonstances harmonie gamme ton trope Notre but nrsquoest pas drsquoentrer dans une

explication de la theacuteorie grecque des eacutechelles drsquointervalles mais de souligner le deacutecalage qui existe

entre lrsquoideacutee moderne que lrsquoon se fait des modes musicaux et le fait que par exemple chez Lassos

drsquoHermione il serait plutocirct question de gammes ou drsquoharmonies2 lesquelles correspondent en

partie agrave ce que nous entendrions aujourdrsquohui par tessiture ou par tonaliteacute

Nous pouvons ecirctre facilement conduit agrave confondre en raison des qualificatifs qui leur sont

accordeacute (dorien phrygien lydien) les tons de la Gregravece antique avec nos modes

Le mot laquo mode raquo nrsquoa aucun eacutequivalent en grec ce qui est deacutejagrave reacuteveacutelateur Le plus souvent on

trouve des adverbes ou adjectifs substantiveacutes () crsquoest en voulant preacuteciser inducircment que des

traducteurs trop zeacuteleacutes interpolent laquo le mode dorien ou mixolydien raquo ou encore traduisent par laquo ode raquo des

termes dont le sens est tout autre3

C33 Qualifications ethniques des modes grecs

Une deuxiegraveme source de confusion est elle aussi de nature terminologique il srsquoagit cette

fois des adjectifs employeacutes dans lrsquoantiquiteacute grecque Les deacutenominations semblent bien pouvoir ecirctre

entendues drsquoune certaine maniegravere drsquoune maniegravere ethnique Agrave la condition toutefois preacutecise

1 Voir agrave ce sujet les deux chapitres consacreacutes par Jacques Chailley aux tons et aux modes grecs CHAILLEY 1979 p 76-119 2 Voir LASSERRE p 38-41 pour la preacutesentation des six harmonies aux alentours du VIe siegravecle 3 CHAILLEY 1979 p 106 Agrave cette source drsquoerreur srsquoen ajoute drsquoailleurs une autre lieacutee agrave la confusion de ces laquo modes raquo grecs avec les modes eccleacutesiastiques de lrsquoeacutepoque carolingienne dont lrsquoorigine serait un laquo malheureux hasard raquo de traduction concernant le τονος grec Les termes latins de tonus et modus devinrent synonymes Op cit p 116

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

43

Lohmann de comprendre ici lrsquoethnie non pas en un sens ethnologique mais bien agrave la maniegravere drsquoun

clicheacute drsquoune caricature1

Lagrave encore la deacutesignation va contribuer agrave semer le trouble puisque la nomenclature modale

exposeacutee par Heinrich Glarean dans son Dodecachordon (1547) opegravere des modifications

intervertissant notamment la deacutenomination des modes de reacute et de mi qui deviennent alors

respectivement le mode dorien et le mode phrygien

C34 Complexiteacute du concept grec de laquo mode raquo

Mais il y a pire crsquoest lrsquoideacutee que nous nous faisons que quand bien mecircme les termes seraient

inadeacutequats ce que nous appelons laquo mode raquo deacutenoterait malgreacute tout le concept qui lui correspond

Or il semble bien qursquoil y ait lagrave aussi une erreur

Degraves que lrsquoon aborde ces domaines il faut consideacuterer le mode comme lrsquoensemble des caracteacuteristiques

qui permettent de reconnaicirctre un type drsquoorganisation musicale La reacutepartition des intervalles en est un eacuteleacutement tregraves

important mais ce nrsquoest pas le seul2

La toute fin de cette observation est deacutecisive le laquo mode raquo grec ne serait donc ni lrsquoeacutechelle

des sons disponibles ni mecircme leur seule structure Crsquoest plutocirct tout un ensemble drsquoeacuteleacutements

musicaux de nature tregraves varieacutee qui seraient agrave prendre en consideacuteration

peuvent concourir beaucoup drsquoautres eacuteleacutements qursquoignore la deacutefinition scolaire actuelle du mot

laquo mode raquo formules caracteacuteristiques (modes formulaires) timbre ou tessiture particuliegravere proceacutedeacutes

drsquoornementation propre agrave tel mode et exclu par tel autre etc3

Ainsi deacutefini le mode grec srsquoapparente bien davantage agrave ce qui existe dans la musique

orientale comme les racircgas hindous Et pour que les choses soient plus claires il faut donc envisager

que des qualificatifs comme laquo dorien raquo ou laquo phrygien raquo seraient susceptibles de deacutesigner non pas

simplement une eacutechelle drsquointervalles mais aussi des scheacutemas rythmiques des inflexions de voix

lrsquoemploi de tel instrument (par exemple lrsquoaulos) plutocirct que tel autre etc4

1 J Lohmann cite agrave titre de comparaison le clicheacute du globe-trotter anglais en proie au spleen durant le XIXe siegravecle LOHMANN 1989

p 93 2 CHAILLEY 1979 p 107 3 Op cit p 108 4 Voir les observations de G Rouget sur le phrygien (ROUGET 1990 p 407) et celles de Lasserre sur le dorien (LASSERRE 1984 p 60-63)

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

44

C35 Lrsquousage des modes transformeacute en regravegle intangible

La derniegravere ndash et en un sens la plus grave ndash des erreurs tient au fait que lrsquoon considegravere

comme un fait acquis que pour les Grecs eux-mecircmes (et notamment pour Platon ou Aristote)

lrsquoutilisation de tel ou tel mode pouvait agir agrave la maniegravere drsquoune loi meacutecanique sur les auditeurs

Affirmer que par le jeu drsquoun mysteacuterieux pouvoir musical le mode phrygien deacuteclenchait la transe

crsquoeucirct eacuteteacute dire que la moitieacute de la Gregravece eacutetait en permanence jeteacute dans cet eacutetat Car comme tout le montre

joueurs et joueuses drsquoaulos ndash et de musique phrygienne par conseacutequent ndash ne limitaient pas leurs activiteacutes

aux seuls rituels corybantiques On avait recours agrave leurs services en quantiteacute de circonstances1

Mais si ni Platon ni Aristote nrsquoont affirmeacute que toute meacutelodie en mode phrygien pouvait

deacuteclencher la transe drsquoautres semblent srsquoen ecirctre chargeacutes Ainsi Plutarque2 affirme qursquoil suffit

drsquoabandonner laquo le rythme trochaiumlque et le mode phrygien raquo pour que cessent les bonds bacchiques

et corybantiques3 Au IVe siegravecle lrsquoarchevecircque de Cappadoce saint Basile fait lrsquoeacuteloge de Timotheacutee de

Milet qui pouvait laquo par le seul pouvoir de sa musique soit eacuteveiller soit supprimer lrsquoardeur raquo4 On

peut rattacher agrave ce genre de croyance la leacutegende preacuteceacutedemment mentionneacutee ougrave Pythagore gueacuterit la

violence par la musique

Conclusion

On pourrait reacutesumer par un exemple la situation telle qursquoelle pourra se preacutesenter agrave partir de

la Renaissance Lrsquoideacutee que dans le cadre drsquoun laquo ethos des modes raquo un mode phrygien qui

correspondrait agrave notre mode de mi provoquerait un eacutetat de transe est fausse (a) car le mode

phrygien drsquoavant Glarean et a fortiori dans lrsquoAntiquiteacute grecque nrsquoeacutetait pas le mode de mi (b) car

il faudrait plutocirct employer le terme de ton (c) car quel que soit le terme par lequel on deacutesignerait

le phrygien (ton mode harmonie) drsquoautres eacuteleacutements qursquoune simple eacutechelle drsquointervalles

interviennent (d) car lrsquoutilisation du phrygien nrsquoa pas eacuteteacute preacutesenteacutee chez les auteurs qui pourtant

font autoriteacute comme provoquant ineacutevitablement la transe

Pour toute ces raisons il est clair que la notion drsquoun ethos des modes ne reposait sur rien qui

puisse en assurer la peacuterenniteacute Il semble que ce soit une succession de malentendus et de

geacuteneacuteralisations abusives qui lui ait malgreacute tout assureacute un succegraves durable

1 ROUGET 1990 p 408 2 Plutarque et non pas le pseudo-Plutarque auteur du De musica 3 ROUGET 1990 p 410 4 Op cit p 411

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

45

D DU MOYEN-AGE Agrave LA RENAISSANCE

Du point de vue de lrsquoeacutetude des eacutemotions musicales et tout particuliegraverement dans le cas de

ce qui pourrait ressembler de pregraves ou de loin agrave une rheacutetorique musicale le Moyen-acircge preacutesente

un inteacuterecirct assez limiteacute On ne peut toutefois mettre purement et simplement cette peacuteriode entre

parenthegravese dans le mesure ougrave certains eacuteleacutements apportent une contribution non neacutegligeable

lrsquoeacutevolution du statut accordeacute au plaisir procureacute par la musique le deacutecalage entre la theacuteorie

(essentiellement fondeacutee sur les traiteacutes anciens) et la pratique la relation avec la parole

D1 LrsquoHEacuteRITAGE DE LrsquoEacuteTHIQUE GRECQUE

D11 Le dilemme des Pegraveres de lrsquoEacuteglise

LrsquoEacuteglise se trouve confronteacutee agrave une difficulteacute heacuteriteacutee de la tradition platonicienne la

musique peut corrompre lrsquoacircme elle doit donc ecirctre tenue agrave lrsquoeacutecart Cette preacuteoccupation est en un

sens bel et bien fondeacutee car la pratique de chants et de danses pourtant proscrites sont des activiteacutes

attesteacutees tregraves tocirct

En 465 le concile de Vannes recommande aux eccleacutesiastiques drsquoeacuteviter les repas de noces ou

de funeacuterailles dans lesquels on chante des couplets amoureux et burlesques (ubi amatoria cantantur et

turpia) ou bien sont exeacutecuteacutees des eacutevolutions obscegravenes de danse ou de saltation (aut obsceni motus corporum

choris et saltibus efferuntur)1

Cette condamnation ne concerne pas la musique en geacuteneacuteral mais son usage dans le culte

On peut toutefois y retrouver un eacutecho de lrsquoeacutethique musicale deacuteveloppeacutee par Damon ou Platon

Cleacutement drsquoAlexandrie par exemple rejette ndash y compris dans les cercles priveacutes ndash lrsquoutilisation de

lrsquoaulos et de la syrinx acceptant en revanche la lyre et la cithare2

Cette situation en deacutepit des admonestations reacutepeacuteteacutee de lrsquoEacuteglise perdurera jusqursquoagrave la fin du

Moyen-acircge La difficulteacute consiste alors agrave combattre cette nature toujours potentiellement

1 MACHABEY 1955 p 46 2 GEacuteROLD 1983 p 9

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

46

corruptrice de la musique alors mecircme qursquoelle apparaicirct aussi comme un puissant moyen pour susciter

la coheacutesion des fidegraveles

D12 Saint Augustin et la science de la musique

Cette ambivalence de la musique tout agrave la fois preacutecieuse et dangereuse est particuliegraverement

marqueacutee chez Augustin1 Sa maniegravere de reacutepondre agrave cette situation consiste agrave ramener avant tout la

musique au statut drsquoune science en insistant sur ce qui relegraveve de la seule raison et notamment le

nombre ce qui permet de laquo soumettre le plaisir de la musique agrave la reacutegulation drsquoun critegravere exteacuterieur raquo2

Drsquoougrave les deacutefinitions de la musique donneacutee par Augustin la musique est laquo la laquo science du bien

moduler raquo (laquo Musica est scientia bene modulandi raquo) formule devenue pour tout le Moyen-acircge un slogan

reacutepeacuteteacute inlassablement elle est aussi la laquo science du mouvement bien reacutegleacute et rechercheacute pour lui-

mecircme raquo3 La musique devient ainsi une opeacuteration de lrsquoesprit

Cette maniegravere de vouloir fonder la musique intervient alors que lrsquoon srsquoefforce de remplacer

lrsquoimprovisation en suivant les formes poeacutetiques des textes bibliques ou des priegraveres On deacuteveloppe

ainsi un enseignement meacutethodique baseacute sur lrsquousage systeacutematique de la meacutemoire cette laquo premiegravere

fixation musicale raquo se manifeste avec Ambroise 4 agrave son eacutepoque apparaissent eacutegalement des formes

musicales simple comme les cantiques et les hymnes5

D13 Autoriteacute de Boegravece et de Cassiodore

Toutefois alors que la musique elle-mecircme eacutevolue la science de la musique se reacutefegravere avant

tout aux anciens textes de la theacuteorie musicale grecque Le repreacutesentant majeur de cette discipline

qui va en devenir la principale autoriteacute est Boegravece (ca 480-524) On retiendra bien sucircr sa ceacutelegravebre

division de la musique en trois genres musica mundana musica humana et musica instrumentalis La

musique du monde est celle de laquo lrsquoordre raisonneacute de la modulation raquo que nos oreilles ne peuvent

percevoir (la musique humaine eacutetant le deacutecalque de la musique ceacuteleste)

Mecircme si ce son ne parvient pas agrave nos oreilles ndash ce qui est neacutecessaire pour bien des raisons ndash

le mouvement cependant si rapide des grands corps ne saurait produire nul son drsquoautant plus que les

1 laquo Jrsquooscille entre le danger de la volupteacute et lrsquoexpeacuterience du salut Quand il mrsquoarrive drsquoecirctre davantage eacutemu par le chant que par le contenu des paroles chanteacutees je mrsquoaccuse drsquoun grave peacutecheacute et alors je preacutefegravererais ne pas entendre le chantre raquo AUGUSTIN 1964 Confessions X 33 2 BOUTON-TOUBOULIC 2006 p 10 3 AUGUSTIN 2006 De musica Livre I 4 GOLEA 1982 p 46 5 Op cit p 50

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

47

courses des eacutetoiles sont unies par une coheacutesion drsquoune harmonie telle qursquoil ne soit possible de concevoir

rien drsquoaussi parfaitement ajointeacute ni drsquoaussi uni1

Un autre auteur joue agrave la mecircme eacutepoque un rocircle de premier plan Cassiodore (ca 485- ca

520) influenceacute par les eacutecrits de Martianus Capella apporte en effet une vision tripartite de la

musique (meacutelopeacutee rythme et versification) une classification des instruments et une reacuteflexion sur

les pouvoirs de la musique Agrave la diffeacuterence de Boegravece il ne se positionne pas dans la seule continuiteacute

avec les textes des Anciens mais aussi en lien avec la musique eccleacutesiastique2

D2 LES TRAITEacuteS DE MUSIQUE DU VIe AU Xe SIEgraveCLES

D21 Influence drsquoAugustin et de Cassiodore

On retrouve lrsquoinfluence de Cassiodore chez divers theacuteoriciens En premier lieu Isidore de

Seacuteville (554569-636) qui laquo lui emprunte des passages entiers raquo3 Isidore deacutefinit la musique comme

science et comme pratique4 et en deacutecrit les effets elle laquo transporte les sens dans un autre eacutetat

laquo calme lrsquoesprit raquo laquo soulage la fatigue raquo Mecircme les becirctes sauvages sont concerneacutees par la musique5

Cette influence se manifeste eacutegalement agrave lrsquoeacutepoque carolingienne chez Aureacutelien de Reacuteomeacute (IXe s)6

ou Alcuin (ca 735-804)7

La theacuteorie musicale de toute cette peacuteriode peut alors ecirctre vue essentiellement comme le

deacuteveloppement de la science musicale annonceacutee par Augustin et de la peacutedagogie qui lui est

associeacutee Ainsi Nokter Balbulus (laquo le begravegue raquo) de Saint-Gall (ca 840-912) eacutecrit les premiegraveres

seacutequences poeacutetiques par lesquelles la musique exerce une fonction mneacutemotechnique8 Hucbald de

Saint-Amand (ca 840-930) commentateur de Boegravece deacuteveloppe la notation musicale notamment

une meacutethode de reconnaissance des intervalles9 il est eacutegalement un peacutedagogue comme Guido

drsquoArezzo apregraves lui (ce dernier eacutetant freacutequemment citeacute comme autoriteacute avec Pythagore et Boegravece)

1 BOECE 2004 Traiteacute de la musique p 33 2 GEacuteROLD 1983 p 68 3 Ibid 4 ABROMONT 2004 p 381 5 BRITTA p 8 6 Traite des origines de la musique et reprend les conceptions drsquoAugustin et de Boegravece il preacutesente aussi la theacuteorie naissante des huit tons eccleacutesiastiques FUBINI 1983 p 45 ABROMONT 2001 p 382 7 Alcuin aurait eacuteteacute le premier agrave mentionner la distinction entre tons authentes et plagaux GEROLD 1983 p 69 8 Les chantres laquo agrave Jumiegraveges agrave Saint-Gall et ailleurs ont eu lrsquoideacutee de placer sur les sons des vocalises des textes nouveaux de veacuteritables interpolations ndash les tropes ndash afin de retrouver les vocalises plus facilement raquo GOELA 1982 p 51 9 ABROMONT 2001 p 382

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

48

D22 Le concept de douceur musicale

Dans ce contexte la question des affects associeacutes agrave la musique se trouve bien souvent

rameneacutee agrave lrsquoagreacuteable et au suave (crsquoest-agrave-dire du point de vue drsquoun orateur au laquo plaire raquo)

Vraisemblablement issus de lrsquoenseignement drsquoHucbald le Musica enchiriadis (ca 890) et le

scolica enchiriadis (ca 910) teacutemoignent de cette situation Le Scolica enchiriadis srsquoouvre sur un rappel de

la deacutefinition de la musique qui rappelle fortement celle drsquoAugustin (la musique est laquo la science de

reacutegler correctement le mouvement du son raquo) preacutecisant immeacutediatement que cette deacutefinition signifie

qursquoil faut controcircler la meacutelodie de telle sorte qursquoelle soit douce1 Ce caractegravere doux et agreacuteable des

sons constitue pour lrsquoauteur du traiteacute un laquo reflet de lrsquoharmonie ceacuteleste raquo2 Le Musica enchiriadis

anteacuterieur de quelques anneacutees exposait deacutejagrave les principes de la polyphonie On remarquera

cependant que la question drsquoune convenance entre le sujet de la meacutelodie et son expression y eacutetait

abordeacutee

il est neacutecessaire que les affects des sujets qui sont chanteacutes correspondent agrave lrsquoexpression de la

chanson ainsi que telles meacutelodies (neumae) soit calmes pour les sujets tranquilles joyeuses pour ce qui

est heureux sombres pour [ce qui est] triste les choses acircpres devant ecirctre exprimeacutees par des meacutelodies

acircpres De mecircme permettons aux meacutelodies drsquoecirctre difformes brusques bruyantes nerveuses et conccedilues

pour drsquoautres qualiteacutes des affects et des eacuteveacutenements3

D3 LES EFFETS DE LA MUSIQUE

D31 Un inteacuterecirct permanent

Cette preacuteoccupation du Musica enchiriadis concernant une adeacutequation de la musique au sujet

qursquoelle traite nous indique que la question des effets et des pouvoirs de la musique traverse toute la

penseacutee musicale au Moyen-acircge Or ces pouvoirs ne sont pas toujours comme chez Augustin

preacutesenteacutes comme des dangers pour lrsquoacircme on a pu voir comment Isidore de Seacuteville trouve agrave la

musique drsquoinnombrables vertus On trouve aussi cet inteacuterecirct chez Aribo Scholasticus (fin XIe s) qui

propose une symbolique des teacutetracordes (humiliteacute passion reacutesurrection ascension du Christ) et

des modes ou chez Johannes Affligemensis (vers 1100) abordant les modes et leurs effets Et lrsquoon

retrouve chez un repreacutesentant de lrsquoars nova comme Jean de Murs une conception positive des effets

1 Scolica enchiriadis 1995 p 33 2 FUBINI 1983 p 47 3 Musica enchiriadis 1995 p 32

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

49

de la musique semblable agrave celle drsquoIsidore notamment celle drsquoun plaisir formuleacute en des termes qui

eacutevoquent tregraves nettement la terpsis des Grecs1

Au XVIe siegravecle le thegraveme des effets de la musique prend de plus en plus drsquoimportance Par

exemple chez Alfonso de la Torre (1egravere moitieacute du XVe s) qui dans la Vision deacutelectable (publieacutee en

1480) traite des rapports entre musique et eacutemotions2 ou avec Domingo Marcos Duraacuten (1460-1529)

proposant une classification des modes et deacutecrit leurs effets3

D32 Marsile Ficin et lrsquoimitation du monde

Le rocircle de Marsile Ficin (1433-1499) est sans doute plus deacutecisif en regard de lrsquoinfluence

qursquoil va exercer agrave la Renaissance La preacuteoccupation centrale de Ficin concerne le problegraveme

philosophique du plaisir qui selon lui aurait abandonneacute la terre en compagnie des Muses4 Degraves

lors lrsquoindividu qui veut le plaisir devra laquo vivre en conformiteacute avec le ciel5 Le moyen drsquoy parvenir

reacuteside dans le pouvoir theacuterapeutique de la musique qui permet de laquo capturer raquo lrsquounivers

Le mage imagineacute par Ficin [] capture le monde en lrsquoimitant crsquoest-agrave-dire en recreacuteant les

formes agrave travers des regravegles de vie des arts secrets des talismans des images des figures des mots des

sons des chants des rythmes Le mage imite dans sa propre vie les mouvements tempeacutereacutes du ciel il

reproduit dans son alimentation les pouvoirs beacuteneacutefiques des acircmes veacutegeacutetales et animales il nourrit les

esprits inteacuterieurs avec des parfums soustraits aux substances terrestres () il reacuteveille les esprits

ensommeilleacutes de lrsquooreille en imitant avec le chant le mouvement harmonieux des astres6

Ficin reprend ici la conception boeacutecienne qui postulait la relation entre musica mundana et

musica humana Mais si crsquoest bien agrave la musique des sphegraveres qursquoil se reacutefegravere il le fait en mettant lrsquoaccent

sur la capaciteacute mimeacutetique de la musique offrant du mecircme coup une reacutesonnance importante agrave la

theacuteorie aristoteacutelicienne de la mimesis et de la catharsis qui est redeacutecouverte au mecircme moment

Et vous souvienne que le chant est lrsquoimitateur de tous le plus puissant Car il imite les intentions

et les affections de lrsquoacircme et les paroles il repreacutesente aussi les gestes et mouvements du corps et les

actions et mœurs des hommes et imite et fait tout avecques si grande veacuteheacutemence que pour imiter ou

faire les mesmes choses soudain il emeut et provoque les auditeurs7

1 JEAN DE MURS 2000 p 135 2 ABROMONT 2001 p 401 3 Op cit p 403 4 FICIN Apologus De Voluptate Voir Gozza 2007 p 196 5 Ibid 6 GOZZA 2007 p 198 7 FICIN 2000 L III chap 21 p 226

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

50

D33 Le Complexus effectuum musices de Tinctoris

Contemporain de Ficin le compositeur et theacuteoricien Johannes Tinctoris (ca 1436-1511)

reacutedige de nombreux traiteacutes dont un Terminorum musicae diffinitorium (publieacute ca 1473) qui est un des

premiers dictionnaires de musique ainsi qursquoun Complexus effectuum musices (1473-1474) Dans le

Complexus (qui est une sorte de catalogue) Tinctoris eacutenumegravere vingt effets illustreacutes de reacutefeacuterences et

de citations drsquoAugustin Aristote Ciceacuteron Virgile ou Thomas drsquoAquin Une bregraveve allusion aux

modes est faite ainsi qursquoagrave lrsquoanecdote (dans la version rapporteacutee par Quintilien) de la folie susciteacutee

par le mode phrygien Le ton du texte est diffeacuterent de celui de ses autres traiteacutes tout comme de

ceux des autres auteurs Tinctoris suggegravere qursquoil est acceptable contrairement aux prescriptions de

Thomas drsquoAquin drsquoemployer de nombreux instruments (trompette harpe lyre timbales orgues

etc)1

Le Complexus propose une typologie des effets en quatre cateacutegories lieacutes agrave la liturgie

eacutethiques merveilleux theacuterapeutiques Mais la penseacutee de Tinctoris srsquoappuie sur le primat accordeacute agrave

la perception et non pas agrave lrsquoheacuteritage pythagoricien

Cette liste des effets de la musique est inspireacutee par les reacuteactions des sens drsquoun point de vue

strictement empirique ougrave est abandonneacutee toute ideacutee de correspondance entre lrsquoharmonie de la musique

et celle de lrsquoacircme ainsi que tout rappel agrave la vieille division () Tinctoris ne srsquointeacuteresse qursquoagrave la musique

produite par les instruments et pour les hommes2

CONCLUSION

Les pouvoirs de la musique dont lrsquoexistence ne faisant aucun doute pour les Grecs sont

envisageacutes comme des moyens la musique intervient freacutequemment afin de traiter au sens

theacuterapeutique un certain nombre de situations La musique agit sur lrsquoacircme eacuteventuellement sur le

corps Le constat qui est fait concernant les relations entre musique et passions conduit ainsi agrave

distinguer selon lrsquoun ou lrsquoautre genre de passion quelle reacuteponse musicale doit ecirctre apporteacutee les

passions modeacutereacutees peuvent ecirctre eacuteduqueacutees les passions violentes seront purgeacutees

En ce qui concerne ce que lrsquoon pourrait nommer une laquo science raquo musicale les ouvrages

speacutecialement consacreacutes agrave la musique reflegravetent diverses conceptions possibles confeacuterant le rocircle

principal agrave la raison ou aux sens ou encore cherchant agrave combiner les deux Aussi mecircme si la

1 BRITTA p 13-14 2 FUBINI 1983 p 58

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

51

tradition pythagoricienne et celle de lrsquoharmonie universelle se propagent largement par

lrsquointermeacutediaire de figures drsquoautoriteacute comme Boegravece drsquoautres conceptions (celles drsquoAristoxegravene par

exemple) demeurent disponibles et pourront ecirctre reprises agrave lrsquoavenir

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

52

CHAPITRE 2 - LA MUSIQUE COMME INSTRUMENT DE PREacuteDICATION

Introduction

La musique peut-elle en raison notamment de la diversiteacute des effets qursquoelle peut produire

sur son public soutenir la ferveur religieuse Favorise-t-elle la foi ou nrsquoincline-t-elle pas plutocirct agrave la

corruption des mœurs Quand on eacutetudie la maniegravere de penser la musique propre agrave la sphegravere

culturelle de lrsquoAllemagne lutheacuterienne jusqursquoau XVIIIe siegravecle on obtient une reacuteponse assez claire la

musique y est consideacutereacutee de maniegravere extrecircmement favorable et la reacuteponse est que oui elle peut

ecirctre un auxiliaire de choix afin de reacutepandre la Bonne Nouvelle Par conseacutequent on peut envisager

la poeacutetique musicale comme le prolongement la systeacutematisation drsquoune preacutedication musicale

Or si la preacutedication religieuse trouve dans la rheacutetorique un moyen de se deacuteployer devient

envisageable lrsquohypothegravese selon laquelle le recours agrave la musique afin de convaincre les fidegraveles

appellera eacutegalement agrave lrsquoeacutetablissement drsquoune rheacutetorique musicale Nous examinerons

respectivement dans le preacutesent chapitre divers aspects de ce sujet

- dans quel contexte eacutemerge lrsquoideacutee que la musique puisse jouer un rocircle de premier plan pour

la preacutedication religieuse

- en quoi consiste preacuteciseacutement la relation paradoxale qursquoentretient la musique avec la

religion et comment Luther a-t-il pu srsquoen affranchir

- par quels moyens une telle laquo preacutedication musicale raquo a-t-elle eacuteteacute mise en œuvre

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

54

A REacuteFORME LUTHEacuteRIENNE ET PREacuteDICATION

A1 LE CONTEXTE

Les changements ayant affecteacute la sphegravere culturelle occidentale durant la peacuteriode de la

Renaissance peuvent aider agrave comprendre comment le discours religieux ndash et notamment le discours

de la Reacuteforme lutheacuterienne sur lrsquoeacuteventuel emploi de la musique ndash a pu srsquoen trouver lui aussi modifieacute

En outre ces changements qui ont initialement concerneacute le domaine des arts et des lettres ne se

sont reacuteellement manifesteacutes en ce qui concerne la musique qursquoagrave la toute fin du siegravecle

A11 La Renaissance face agrave son passeacute

Quand on cherche agrave deacutecrire le XVIe siegravecle on fait souvent eacutetat de lrsquoattitude alors adopteacutee

vis-agrave-vis du passeacute dans le sillage du Quattrocento un changement dans la repreacutesentation du monde

aurait conduit les esprits agrave se deacutetourner de lrsquoeacutepoque preacuteceacutedente au profit de la culture de lrsquoAntiquiteacute

Cette preacutesentation est tregraves imparfaite et lrsquoon peut faire remarquer agrave titre drsquoexemple que la penseacutee

de lrsquoeacutepoque reformule les ideacutees du Moyen-acircge plutocirct qursquoelle les renouvelle1 En outre en ce qui

concerne la musique le recours agrave la peacuteriodisation historique courante ndash insistant sur une laquo rupture raquo

entre deux peacuteriodes bien distinctes ndash montre ses limites dans la mesure ougrave lrsquoon pourrait y substituer

avantageusement un laquo acircge drsquoor raquo de la polyphonie qui couvrirait les XVe et XVI

e siegravecles2

La redeacutecouverte de lrsquoAntiquiteacute est en revanche un point qui ne precircte guegravere agrave controverse

agrave condition toutefois de preacuteciser que dans le cas de la musique le recours agrave lrsquoimitation des Anciens

(mesure agrave lrsquoantique reacutecitatif) ne se manifeste qursquoagrave partir de la seconde moitieacute du XVIe siegravecle De

plus lrsquoAntiquiteacute ndash et plus preacuteciseacutement lrsquoAntiquiteacute tardive ndash exerce notablement son influence agrave

travers le neacuteoplatonisme mis agrave lrsquohonneur par Marcile Ficin et par la place importante accordeacutee agrave la

magie Relevant drsquoune philosophie naturelle la magie nrsquoest pas alors neacutecessairement consideacutereacutee

comme opposeacutee agrave la science pouvant mecircme (pour Paracelse ou C Agrippa par exemple) lui ecirctre

compleacutementaire Crsquoest pourquoi associeacutee au concept drsquoharmonie la magie jouera un rocircle non

neacutegligeable dans la theacuteorie de la musique en Italie et ailleurs

A12 Humanisme et Reacuteforme

1 VENDRIX 1999 p 4 2 BELTRANDO-PATIER 1998 p 221-222

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

55

Les reacuteformateurs religieux partageaient avec les humanistes une attention particuliegravere pour

lrsquoindividu et le souci de la parole Mais il semble que lrsquointeacuterecirct fortement marqueacute de ce que lrsquoon

nomme laquo humanisme raquo pour la parole et les lettres tienne avant tout au simple fait que le terme

drsquohumaniste deacutesignait le professeur de grammaire lrsquohumanisme eacutetant alors lrsquoenseignement des lettres

qui rendent plus humain

Une reacuteorganisation des savoirs ndash des arts libeacuteraux ndash avait eacuteteacute envisageacutee degraves la fin du Moyen-

acircge ainsi Eustache Deschamps (1340-1404 ou 1405) avait proposeacute que la grammaire devienne le

premier des arts et qursquoavec la poeacutesie elle remplace les matheacutematiques comme modegravele Les eacutetudes

litteacuteraires (litterae) devinrent alors un levier permettant agrave lrsquoindividu de srsquoaccomplir Individu qui

toutefois eacutetait surtout consideacutereacute en tant que membre drsquoun groupe social on en retrouve un

exemple chez Castiglione pour qui lrsquoeacutetude des lettres combineacutee agrave celle de la musique ndash devait

favoriser la convivialiteacute1

La compleacutementariteacute entre lrsquoesprit des studia humanitatis la place accordeacutee agrave la musique (jointe

agrave la poeacutesie) et la sociabiliteacute eacutetait ainsi une marque propre agrave lrsquohumanisme on peut alors envisager

que cette association et donc la place accordeacutee agrave la musique dans la communauteacute des croyants se

retrouvera chez les reacuteformateurs religieux Cela deacutependra toutefois de la conception que ces

derniers ont de la musique En effet une certaine antinomie entre lrsquoassociation de la musique et de

la poeacutesie drsquoune part et du modegravele pythagoricien de lrsquoautre eacutetait susceptible de restreindre le recours

agrave la musique un risque qui eacutetait perccedilu par les humanistes2 les anciennes reacuteticences religieuses

envers la musique demeurant bien preacutesentes

A13 La parole agrave la Renaissance

Lrsquointeacuterecirct pour le langage constitue donc un des traits essentiels drsquoune lrsquoeacutepoque qui semble

redeacutecouvrir les pouvoirs de lrsquoeacutelocution Le Moyen-acircge tardif avait vu reacuteapparaicirctre plusieurs textes

majeurs de lrsquoAntiquiteacute romaine les Institutions oratoires de Quintilien (agrave lrsquoabbaye de Saint-Gall en

1416 par Poggio Bracciolini) le Brutus lrsquoOrator et le De Oratore de Ciceacuteron (agrave Lodi 1421 par

Gerardo Landriania) Des textes ndash et tout particuliegraverement celui de Quintilien ndash qui contribueront

1 laquo Lrsquoobjectif final de cette eacuteducation [lrsquoeacutetude des litterae] ne reacuteside pas dans lrsquoacquisition drsquoun savoir pratique pour exercer une profession mais plutocirct dans le deacuteveloppement drsquoune sorte de convivialiteacute sociale Agrave cet eacutegard la musique une discipline qui srsquoassocie naturellement aux lettres joue un rocircle majeur raquo VENDRIX 1999 p 93 2 Op cit p 69

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

56

au retour en rheacutetorique de lrsquoaspect moral lieacute agrave lrsquoethos1 Lrsquoessor de lrsquoimprimeacute donnera un eacutecho

important agrave ces ouvrages

Cependant lrsquointeacuterecirct pour toutes les disciplines concernant la langue (phoneacutetique prosodie

syntaxe rheacutetorique etc) ne se manifeste pas seulement pour le latin et le grec mais tregraves fortement

aussi agrave travers lrsquoessor des langues nationales (en Italie drsquoabord puis en Espagne et en France) un

pheacutenomegravene qui se retrouvera au cœur des preacuteoccupations des reacuteformateurs

A2 LUTHER ndash REacuteFORME ET PREacuteSERVATION DU PASSEacute

La rupture opeacutereacutee par la Reacuteforme lutheacuterienne pour radicale et profonde qursquoelle fucirct ne

devrait cependant pas faire oublier ce qui chez Luther poursuivait agrave certains eacutegards la tradition

chreacutetienne meacutedieacutevale2 Sa connaissance et sa pratique de la musique en constitue un des aspects

Luther alors qursquoil avait engageacute la reacuteorganisation de lrsquoEacuteglise (1522) srsquoeacutetait drsquoailleurs efforceacute ndash

contrairement agrave ce que lrsquoon pourrait ecirctre inciteacute agrave croire ndash de preacuteserver autant que possible le

ceacutereacutemonial ancien laquo nrsquointerdisant que les eacuteleacutements qui eacutetaient en conflit direct avec ses reacuteformes

doctrinales raquo3

De mecircme il nrsquoeacutetait pas dans son intention de supprimer lrsquousage du latin Luther eacutetait

conscient de lrsquointeacuterecirct eacuteducatif qursquoil preacutesentait4 Le latin eacutetait en effet omnipreacutesent lrsquoestheacutetique

musicale humaniste par exemple concreacutetiseacutee dans la laquo musique mesureacutee agrave lrsquoantique raquo reposait sur

la prosodie en langue latine5 La premiegravere liturgie de la nouvelle Eacuteglise avait drsquoailleurs eacuteteacute reacutedigeacutee

en latin (Formula missae 1523)6

Le choix entre le latin et lrsquoallemand ne reacutepond pas pour Luther agrave une volonteacute de rupture

agrave tout prix Luther eacutetait entreacute dans lrsquoordre des Augustinien au tout deacutebut du XVIe siegravecle il avait eacuteteacute

chargeacute par celui-ci de plaider agrave Rome la cause drsquoune reacuteorganisation de lrsquoordre (ougrave il avait drsquoailleurs

eacuteteacute choqueacute par les mœurs tregraves mondaines du clergeacute)7 Il avait donc connu et appreacutecieacute une laquo poeacutesie

de deacutevotion raquo en langue latine8 Le choix de la langue allemande au lieu du latin est donc avant

tout une question drsquoordre utilitaire crsquoest afin de rapprocher le peuple des eacutecrits bibliques et pour

1 TIMMERMANS 1999 p 100 2 LABIE 1992 p 132 3 Arnold 1988 t II p 558 4 laquo Luther raquo New Grove Dictionary 1980 p 367 5 WEBER 1993 p 121 6 laquo Luther raquo New Grove Dictionary 1980 p 367 7 Op cit p 365 8 LABIE 1992 p 138

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

57

diffuser la Parole divine qursquoil adopte la langue vernaculaire Crsquoest dans cette perspective qursquoil se

consacrera agrave la traduction de la Bible et que les chorals devront ecirctre chanteacutes en allemand

A3 PREacuteDICATION

Dans le culte protestant la preacutedication est agrave bien des eacutegards synonyme drsquoeacutevangeacutelisation il

srsquoagit drsquoannoncer la Bonne nouvelle de la faire connaicirctre et de la propager En donner une

deacutefinition unique pourrait se reacuteveacuteler deacutelicat puisqursquoelle est laquo agrave la fois commentaire peacutedagogie

eacutedification et genre litteacuteraire raquo1

Mais dans le contexte drsquoune eacutetude relative agrave lrsquoart oratoire lui-mecircme la preacutedication peut avant

tout ecirctre consideacutereacutee comme synonyme de precircche ou de sermon Ces termes renvoient agrave un discours

prononceacute en chaire et donc pendant lrsquooffice par un ministre du culte Le precircche deacutesigne alors

drsquoune maniegravere geacuteneacuterale lrsquoexpression de la parole de Dieu et de maniegravere plus preacutecise lrsquoenseignement

de cette parole devant lrsquoauditoire des fidegraveles Que lrsquoon parle de precirccher ou de sermonner lrsquoobjectif

de la preacutedication est bien de convaincre cet auditoire de susciter son adheacutesion En cela elle ne peut

qursquoecirctre inciteacutee agrave recourir aux techniques de la rheacutetorique

A31 Le rocircle structurant de lrsquooffice religieux

La preacutedication discours prononceacute durant lrsquooffice religieux nrsquoest qursquoune partie de cet office

et non sa totaliteacute Comment ou plutocirct agrave quels moments apparaicirct-elle La preacutedication strictement

verbale (donc ici celle qui nrsquoest pas associeacutee agrave la musique) prend place au milieu de la messe entre

la lecture de lrsquoEacutevangile et la communion La musique est susceptible drsquointervenir soit en soutient

de la preacutedication (cette derniegravere eacutetant encadreacutee dans la liturgie lutheacuterienne par les deux parties de

la cantate voire par deux cantates distinctes) soit en dehors de la preacutedication qursquoil srsquoagisse du chant

(psaume drsquoentreacutee litanie accompagnement de la communion) ou de lrsquoorgue (entreacutee et sortie des

fidegraveles communion)2

A32 Recherche de clarteacute et drsquointelligibiliteacute

La clarteacute du discours est dans lrsquoart oratoire une qualiteacute propre agrave la fois au style et agrave la

narration Cette qualiteacute avait toujours eacuteteacute mise en avant par les autoriteacutes eccleacutesiastiques laquo les

1 CANTAGREL 2008 p 32 2 Voir BELTRANDO-PATIER 1998 p 321-322 et CANTAGREL 2008 p 33

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

58

instructions de lrsquoEacuteglise rappelaient inlassablement la neacutecessiteacute de rendre intelligibles les textes

liturgiques raquo1 Une laquo juste et suffisamment bonne prononciation raquo de lrsquoeacutenonceacute2 garantissait aussi agrave

travers la langue ndash le latin ou lrsquoallemand ndash la probiteacute du comportement qui srsquoy rattachait

Au XVIe siegravecle Guy Cassander3 preacutecise que laquo le canon ne doit pas ecirctre lu drsquoune voix trop basse

qursquoil faut le reacuteciter clairement et distinctement raquo Ces deux adverbes sont freacutequemment utiliseacutes par les

humanistes par les reacuteformateurs franccedilais et allemands et ensuite par les Pegraveres du Concile dans leurs

recommandations4

Cette recherche de clarteacute preacutesente drsquoune maniegravere geacuteneacuterale pendant la Renaissance

influenccedila les choix opeacutereacutes par la Contre-Reacuteforme mais le rocircle accordeacute agrave la langue vernaculaire

dans la liturgie lutheacuterienne lui donnait un poids suppleacutementaire5

A33 Recherche de lrsquoadheacutesion de lrsquoauditoire

En tant qursquoelle relegraveve de lrsquoart oratoire la preacutedication religieuse se trouve confronteacutee agrave une

critique dont lrsquoombre agrave toujours planeacute sur la rheacutetorique la possibiliteacute de feindre une attitude

sincegravere crsquoest-agrave-dire lrsquohypocrisie laquelle peut ecirctre railleacutee pour son caractegravere ridicule ou au contraire

geacuteneacuterer le soupccedilon plus grave drsquoune manipulation permise par lrsquohabiliteacute oratoire Et dans le cas

drsquoun discours religieux ayant vocation agrave lrsquoeacuteleacutevation des acircmes un tel risque est particuliegraverement agrave

proscrire Aussi trouve-t-on dans les deacutecrets du Concile de Trente diverses recommandations

mettant en garde contre lrsquoimitation de la pieacuteteacute6 Lrsquoun des moyens permettant de limiter un tel risque

consistera dans lrsquoexigence de clarteacute et drsquointelligibiliteacute mentionneacutee preacuteceacutedemment

Mais il existait aussi un outil au service de la preacutedication susceptible de faciliter lrsquoadheacutesion

des fidegraveles cette fois en srsquoadressant cette fois non agrave la raison mais au cœur aux affects de

lrsquoauditoire cet outil eacutetait la musique Mais quelle musique devrait ecirctre joueacutee agrave quels moments

Quelles qualiteacutes devrait-elle avoir ou ne pas avoir La reacuteponse agrave ces questions deacutepend de la maniegravere

de concevoir la musique elle-mecircme et plus preacuteciseacutement les pouvoirs qursquoelle exerce sur les acircmes

1 KOERNDLE p 809 2 BISSARO HAMELINE 2008 p 53 3 Ou Georges Cassender (1513-1566) theacuteologien flamand 4 WEBER 1982 p 90 5 ARNOLD 1983 t II p 558 6 WEBER 1982 p 86

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

59

B PREacuteDICATION ET MUSIQUE

B1 LE PROBLEgraveME

Le problegraveme poseacute par lrsquousage de la musique au cours du precircche eacutetait apparu tregraves tocirct Les

termes en avaient eacuteteacute formuleacutes par Augustin conduisant agrave un dilemme auquel aura eacuteteacute confronteacutee

la musique drsquoeacuteglise durant tout le Moyen-acircge Malgreacute les changements concernant tant la place

accordeacutee agrave la langue que lrsquoœuvre des divers reacuteformateurs cette difficulteacute ne disparait nullement agrave

la Renaissance Il semble que crsquoest le rapport particulier de Luther agrave la musique qui lui ait permis

de deacutepasser le laquo paradoxe raquo augustinien drsquoune musique agrave la fois souhaitable et dangereuse

B11 Religion et musique

Le problegraveme que pose la musique consiste en ce qursquoelle favorise la coheacutesion des fidegraveles

mais qursquoelle peut aussi corrompre lrsquoacircme Pour les Pegraveres de lrsquoEacuteglise elle est plutocirct consideacutereacutee comme

un auxiliaire utile degraves lors qursquoelle permet de modeacuterer les passions et de favoriser lrsquoenseignement1

On trouve exposeacute chez Augustin les termes de ce paradoxe poseacute par la musique laquo entre les

dangers du plaisir et la constatation des bons effets qursquoelle opegravere raquo2 Le caractegravere paiumlen du plaisir

procureacute par les sens susceptible de favoriser la concupiscence fait lrsquoobjet de condamnations par

les autoriteacutes dans le mecircme temps que la louange divine est magnifieacutee par le chant3

Lrsquoissue chercheacutee par Augustin apparaissait dans son traiteacute De musica Lrsquoexpression ceacutelegravebre

de scientia bene modulandi qursquoil utilise pour deacutefinir la musique traduit bien la volonteacute de ne pas se

laisser deacuteborder par un pouvoir qui appartient au chant agrave une caracteacuteristique irreacuteductible au sens

des paroles 4 un pouvoir qursquoil deacutecrit ulteacuterieurement en ces termes

je me rends compte que ces paroles saintes accompagneacutees de chant mrsquoenflamme drsquoune pitieacute

plus religieuse et plus ardente que si elles nrsquoeacutetaient sans cet accompagnement Crsquoest que toutes les

1 Ainsi saint Basile affirme laquo le psaume tranquillise lrsquoacircme apporte la paix limite le deacutesordre et le tumulte des penseacutees car il calme les passions et en modegravere les deacuteregraveglements raquo FUBINI 1983 p 38 2 AUGUSTIN 1964 L X Chap 23 p 237 3 BISSARO HAMELINE 2008 p 84 4 La beauteacute des voix laquo provoque un plaisir estheacutetique exceacutedant leur contenu intellectuel raquo BOUTON-TOUBOULIC 2006 A-I p 15

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

60

eacutemotions de notre acircme ont selon leurs caractegraveres divers leur mode drsquoexpression propre dans la voix et

le chant qui par je ne sais quelle mysteacuterieuse affiniteacute les stimule1

La musique doit davantage proceacuteder de la raison que des sens quand bien mecircme ces

derniers ne se trouvent pas totalement reacutecuseacutes2 ceci au nom de lrsquoutiliteacute qursquoils offrent pour les acircmes

faibles3 Mais il convient de deacutefinir un rapport entre paroles et sons pour qursquoun critegravere exteacuterieur au

plaisir des sens ndash la raison ndash vienne drsquoune part en preacutevenir les excegraves et au-delagrave que la musique

permette de communiquer avec la veacuteriteacute divine Crsquoest ce rapport qui est eacutetudieacute agrave travers la

modulation laquelle est issue de la mesure (modus) La scientia musicale exposeacutee par Augustin

concerne eacutegalement4 la reacuteception des harmonies par lrsquoacircme et les sensations de plaisir ou de douleur

qui en reacutesultent (en insistant sur le rocircle que joue la meacutemoire dans cette reacuteception)

Retrouvant lrsquoancienne conception pythagoricienne des nombres la penseacutee deacuteveloppeacutee par

Augustin dans le De musica5 fait de la musique une opeacuteration de lrsquoesprit son essence eacutetant agrave

rechercher dans le nombre6

Malheureusement Augustin nrsquoaurait pas atteint le but qursquoil srsquoeacutetait fixeacute ou plutocirct qursquoil avait

fixeacute agrave la science musicale exposeacutee au livre VI selon ses propres dires7 Lrsquointeacuterecirct de la musique ne

peut subsister que dans sa seule fonction peacutedagogique Et le dilemme qursquoelle pose nrsquoest pas reacutesolu

mecircme si les recherches drsquoAugustin confortent le rocircle de la musique dans la foi

B12 Eacuterasme et le plain-chant ideacuteal

Par conseacutequent le risque que fait encourir la musique au sein de lrsquoeacuteglise demeure et invite

agrave en surveiller eacutetroitement les manifestations agrave privileacutegier les meacutelodies simples et agrave la soumettre le

plus strictement possible au texte Agrave bien des eacutegards Eacuterasme reprend agrave son compte une telle vision

meacutedieacutevale deacutefendue par lrsquoEacuteglise il srsquoen prend tout particuliegraverement agrave une certaine pratique de la

polyphonie (on pense ici agrave lrsquoars nova) tout en se montrant fidegravele agrave lrsquohumanisme de son siegravecle en ce

qui concerne le rapport agrave la langue Sa conception du plain-chant renvoie aux premiers chreacutetiens ndash

1 AUGUSTIN 1964 L X Chap 23 p 237 2 Lrsquoideacutee drsquoun laquo art raquo musical (reacuteserveacute agrave lrsquohistrion) en est clairement exclue Augustin preacutecisant que ceux qui laquo ne consultant que les sens et ne gravant dans leur meacutemoire que ce qui les flatte regraveglent sur ce plaisir tout mateacuteriel le mouvement de leur corps et y joignent un certain talent drsquoimitation ceux-lagrave nrsquoont pas la science raquo AUGUSTIN 2006 De musica L I p 45 3 laquo afin que par le charme des oreilles lrsquoacircme encore trop faible srsquoeacutelegraveve aux sentiments de la pieacuteteacute raquo (AUGUSTIN 1964 L X Chap 23 p 237) 4 AUGUSTIN 1964 L VI 5 La reacutedaction du traiteacute est situeacutee entre 387 et 391 mais le livre VI fut probablement reacuteviseacute vers 408 BOUTON-TOUBOULIC 2006 p 11 6 FUBINI 1983 p 40 7 VENDRIX 1999 p 105

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

61

et crsquoest drsquoailleurs Augustin ou drsquoautres Pegraveres de lrsquoEacuteglise (Ambroise Chrysostome) qursquoEacuterasme

recommande comme modegravele drsquoeacuteloquence1

Srsquoil considegravere le plain-chant comme eacutetant laquo proprement le chant de lrsquoEacuteglise romaine raquo2 crsquoest

qursquoil le juge parfaitement approprieacute agrave son sujet avant tout par lrsquointelligibiliteacute qursquoil confegravere agrave la Parole

divine

Le chant greacutegorien est laquo un art essentiellement verbal crsquoest-agrave-dire nrsquoexistant qursquoen fonction de

la priegravere liturgique () Aucune musique nrsquoest plus respectueuse de la valeur des mots et mecircme des

syllabes3

Ce souci paulinien de clarteacute du langage4 conduit Eacuterasme agrave rejeter en humaniste lettreacute

particuliegraverement connaisseur de la langue latine certaines tournures musicales les psalmodies

reacutepeacuteteacutees agrave longueur de journeacutee par des moines laquo qui nrsquoy entendent rien raquo5 ces meacutelismes sonnant

facirccheusement agrave ses oreilles comme le signe des travers meacutedieacutevaux deacutenonceacutes agrave la Renaissance6 De

plus si Eacuterasme rejette un certain mauvais emploi du latin ce ne serait certainement pas pour lui

substituer la langue vernaculaire qursquoil reacutecuse violemment7

En ce qui concerne les pouvoirs corrupteurs que pourrait exercer la musique sur lrsquoacircme

Eacuterasme apparaicirct comme un heacuteritier drsquoAugustin dont il radicalise mecircme les positions Il heacuterite des

anciennes theacuteories grecques transmises par Platon ou Aristote et il accuse certaines productions

polyphoniques de son temps8 des laquo airs de Corybantes raquo9 de produire de graves deacuteregraveglements agrave

lrsquoopposeacute de toute vertu theacuterapeutique

Non seulement ces airs ajoutent au mal des malades mais ils mettent en fureur mecircme des gens

bien portants ou les font entrer dans une crise drsquoeacutepilepsie10

1 BISARO HAMELINE 2008 p 48-49 2 MARGOLIN 1965 p 33 3 MARGOLIN 1965 p 33 4 laquo On se souvient que pour saint Paul dire un hymne laquo avec intelligence raquo () correspond au chant agrave haute et intelligible voix agrave la prononciation claire limpide distincte qui permet la parfaite assimilation du texte sacreacute raquo MARGOLIN p 78 5 MARGOLIN 1965 p 78 6 laquo Le deacutephasage entre dureacutees musicales et dureacutees drsquoaccent du texte latin devient intoleacuterable aux oreilles expertes de ces lettreacutes pour qui le barbarisme srsquoest immisceacute dans le melos du plain-chant raquo BISARO HAMELINE 2008 p 12 7 Margolin fait ainsi eacutetat du laquo meacutepris litteacuteraire dans lequel Eacuterasme tenait tous les idiomes vernaculaires (tout juste bons pour srsquoadresser agrave un aubergiste ou agrave un palefrenier) raquo MARGOLIN 1965 p 33 8 Eacuterasme aurait heacuteriteacute eacutegalement drsquoun mouvement de reacuteforme theacuteologique nommeacute laquo deacutevotion moderne raquo et privileacutegiant le silence et la meacuteditation laquo Ce mecircme goucirct du silence et du recueillement incompatible avec celui des somptuositeacutes polyphoniques et des sonoriteacutes instrumentales Eacuterasme le partageait au point drsquooser proclamer et publier sa preacutefeacuterence pour une confession silencieuse raquo MARGOLIN 1965 p 31 9 Voir la remarque de Platon concernant le laquo mal des Corybantes raquo (chap 1 B22) 10 MARGOLIN 1965 p 64

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

62

Cette attitude de deacutefiance agrave lrsquoeacutegard de la musique procegravede largement de thegraveses boeacuteciennes

Eacuterasme oppose ainsi agrave une musique ceacuteleste dont il fait lrsquoeacuteloge les meacutefaits de la musique terrestre

eacuteveillant en nous des laquo deacutesirs pestilentiels raquo qui laquo agrave la maniegravere des Siregravenes nous enjocircle avec malice

par de douces chansons jusqursquoagrave consommer notre ruine raquo1

Ces effets produits par la musique sont drsquoautant plus neacutefastes qursquoils obscurcissent les

paroles Eacuterasme rappelle la situation ancienne des eacuteglises qui laquo nrsquoadmettaient drsquoautres voix que celle

du reacutecitant ou du preacutedicateur raquo2 et ajoute que si le chant y fut introduit il devait demeurer simple

et proche de lrsquoexpression parleacutee Il refuse ndash et deacuteplore ndash par conseacutequent le deacuteveloppement de la

musique instrumentale au cours de lrsquooffice religieux3

B13 Solutions de divers reacuteformateurs

Lrsquoincidence du paradoxe formuleacute par Augustin au sujet de la musique traverse le deacutebat

theacuteologique au XVIe siegravecle Mais la varieacuteteacute des reacuteponses apporteacutees ne relegraveve pas pour lrsquoessentiel des

diffeacuterences de conceptions sur les pouvoirs de la musique ou sur les autoriteacutes citeacutees en reacutefeacuterence

En ce qui concerne les reacuteformateurs ce sont les conclusions et les moyens adopteacutees qui

deacuteterminent les divers choix effectueacutes4

Ulrich Zwingli se montre encore plus radical qursquoEacuterasme en ce domaine la priegravere humaine

ne saurait ecirctre que mentale et silencieuse par conseacutequent la musique se trouve purement et

simplement supprimeacutee sous son autoriteacute dans les eacuteglises de Zurich (1525)5

Lrsquoattitude de Martin Bucer agrave Strasbourg est bien diffeacuterent ce dernier ayant permis que srsquoy

deacuteveloppe largement le chant communautaire6 Cette activiteacute participait drsquoune preacuteoccupation plus

vaste pour la musique puisque Bucer encourageait la composition de chœur dans la vie profane au

cours de repreacutesentations scolaires7

Quant agrave la position de Jean Calvin elle est marqueacutee par une eacutevolution drsquoabord influenceacutee

par Zwingli ndash il admet seulement lrsquousage drsquoune voix parleacuteechanteacutee ndash elle se trouve infleacutechie

ulteacuterieurement par lrsquoexemple de Bucer Calvin prend toutefois certaines preacutecautions il preacutecise que

1 Op cit p 77 2 Op cit p 64 3 laquo Aujourdrsquohui les choses en sont venues au point que les eacuteglises retentissent au son des trompettes des flucirctes et des clairons ou mecircme encore agrave celui des bombardes et qursquoon nrsquoy entend agrave peine autre chose qursquoun gazouillis de voix disparates et une espegravece de musique artificielle et lascive raquo MARGOLIN 1965 p 64 4 BISARO HAMELINE 2008 p 84-85 5 Op cit p 85 6 laquo Les dimanches () on chante quelque psaulme de David ou une aultre oroison prinse du nouveau testament laquelle psaulme ou oroison se chante touts ensemble tant homme que femme avecq ung bel accord laquelle chose est bel a veoir raquo Lettre drsquoun reacuteformeacute anversois reacutefugieacute agrave Strasbourg agrave un correspondant lillois (1545) in BISARO HAMELINE 2008 p 85 7 WEBER 1993 p 126

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

63

la musique doit ecirctre subordonneacutee au texte1 et limite le chant dans le cadre du psaume afin de

conjurer les dangers que pourrait malgreacute tout repreacutesenter la musique2

B14 Solutions dans la Contre-Reacuteforme

Lrsquoattitude des catholiques et celle des reacuteformeacutes traduisent pour lrsquoessentiel des

preacuteoccupations assez proches et les recommandations formuleacutees durant le Concile de Trente en

teacutemoignent Une tendance commune est en effet observeacutee tant pour la Reacuteforme que la Contre-

Reacuteforme qui consiste dans la recherche drsquoune simplification et une laquo purification raquo de la musique

drsquoeacuteglise 3

Il incombe aux eacutevecircques ndash apregraves le Concile de Trente ndash de redresser les abus et de trouver des

remegravedes Ces abus concernent le manque de clarteacute lrsquoincompreacutehension du texte lrsquoeffet de la musique

qui au lieu de susciter un climat de priegravere procure davantage une joie intellectuelle et artistique4

Les corrections tridentines de la musique visant agrave favoriser lrsquointelligibiliteacute du texte

consistent entre autres agrave supprimer les meacutelismes ou la superposition de textes sur plusieurs voix5

Agrave ce souci constamment rappeleacute de clarteacute dans la musique est ajouteacutee avec la mecircme insistance

lrsquointerdiction faite agrave la musique que srsquoy mecircle laquo quelque chose de lascif ou drsquoimpur raquo6 Il apparaicirct

donc que la solution conciliaire proposeacutee pour lrsquousage de la musique agrave lrsquoEacuteglise associe une attitude

concernant lrsquointelligibiliteacute des paroles ndash qui est propre agrave la Renaissance ndash agrave la deacutefiance persistante

et seacuteculaire (heacuteriteacutee de la tradition grecque de Pythagore agrave Boegravece) envers les risques de corruption

des sens qursquoelle peut entraicircner

Toute la musique exeacutecuteacutee dans lrsquoeacuteglise ne devrait pas ecirctre composeacutee pour le vain plaisir de

lrsquoouiumle mais de maniegravere que les paroles puissent ecirctre perccedilues de tous en sorte que les fidegraveles soient

ameneacutes agrave lrsquoharmonie ceacuteleste7

B2 LUTHER ET LA MUSIQUE

1 laquo premiegraverement la lettre ou sujet et matiegravere secondement le chant ou meacutelodie raquo BELTRANDO-PATIER 1998 p 318 2 laquo la solution proposeacutee par Calvin consiste drsquoabord agrave utiliser le psautier comme une barriegravere protectrice ses textes chanteacutes avec graviteacute majesteacute et deacutecence ne peuvent donner lieu aux deacutebordements que la musique de danse ou les chansons profanes occasionnent BISARO HAMELINE 2008 p 86 3 WEBER 1982 p 10 4 Ibid p 161 5 Ibid 1982 p 203 206 6 Ibid 1982 p 87 7 10 septembre 1562 Citeacute par WEBER 1982 p 163

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

64

Si lrsquoon considegravere les positions adopteacutees tant par les humanistes les reacuteformateurs ou les

Pegraveres du Concile de Trente on ne pourra qursquoecirctre frappeacute par la speacutecificiteacute qui manifestent lrsquoattitude

et les choix de Martin Luther La musique obtient en effet dans sa reacuteforme un statut unique agrave bien

des eacutegards et cela tient avant tout agrave son rapport personnel agrave cette discipline

B21 Luther musicien

Luther preacutesente en effet cette caracteacuteristique fondamentale qursquoil aime et pratique la musique

(nommeacutee parfois par lui laquo Frau Musica raquo) aussi traite-t-il ce sujet en musicien1 Ses capaciteacutes

musicales avaient eacuteteacute repeacutereacutees tregraves tocirct notamment ses qualiteacutes vocales2 Il connaissait bien la

theacuteorie agrave travers lrsquoeacutetude du quadrivium mais sa relation agrave la musique eacutetait agrave la fois speacuteculative et

pratique puisqursquoil lui eacutetait reconnu une belle voix de teacutenor ainsi que la maicirctrise de la flucircte et du

luth3 Cette familiariteacute avec la musique se traduit eacutegalement par sa connaissance de lrsquoœuvre de divers

compositeurs au nombre desquels les plus freacutequemment citeacutes sont Heinrich Finck Pierre de la

Rue et surtout Josquin Desprez Sa relation personnelle agrave la musique conduit drsquoailleurs Luther agrave la

concevoir comme un artisanat puisqursquoil laquo eacutetablit une liaison eacutetroite entre les artifex artisans mais

aussi artistes et ce qui deviendra le musicus raquo4 En ce sens laquo Le compositeur fabrique de la musique

comme le bottier fabrique des chaussures raquo5 Une telle conception srsquoaffranchit donc de la vieille

opposition entre les musici et les cantores ndash puisque cette opposition se trouverait alors effaceacutee ndash au

profit de lrsquoideacutee drsquoune poeacutetique entendue au sens ougrave lrsquoartisan est aussi un producteur

B22 Les pouvoirs de la musique selon Luther

Lrsquoattitude de Luther agrave lrsquoeacutegard de la musique tranche veacuteritablement avec celle de la grande

majoriteacute des hommes drsquoeacuteglise qui srsquoen sont preacuteoccupeacutes elle tranche tant vis-agrave-vis de celle

drsquohumanistes comme Eacuterasme que de celle des autres reacuteformateurs (agrave lrsquoexception notable de Bucer)

et des choix opeacutereacutes par la Contre-Reacuteforme Ce qui est commun agrave la plupart des positions admises

concernant la musique crsquoest en effet cette meacutefiance fondamentale concernant le danger de

corruption de lrsquoacircme qursquoelle repreacutesente Crsquoest lagrave une ideacutee anteacuterieure agrave la penseacutee chreacutetienne

puisqursquoelle reprend certains aspects de la theacuteorie musicale grecque comme celle de lrsquoethos des modes

exposeacutee agrave partir de Damon avec Augustin toutefois elle se trouve reacuteactualiseacutee dans la perspective

1 LABIE 1992 p 134 2 laquo Luther raquo in New Grove Dictionary 1980 p 366 3 Ibid 4 VENDRIX 1999 p 111 5 CANTAGREL 2008 p 46

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

65

de la propagation du christianisme Et lrsquoon peut consideacuterer que le paradoxe augustinien concernant

lrsquoambivalence du pouvoir de la musique constitue le veacuteritable point de repegravere (ou le dogme implicite

admis par tous) sur la question or crsquoest aussi vis-agrave-vis des conclusions drsquoAugustin que Luther

prend ses distances

Lrsquoexpeacuterience musicale et le tempeacuterament propre agrave Luther jouent manifestement un rocircle

deacutecisif dans sa propre conception des pouvoirs de la musique1 laquelle met bien davantage lrsquoaccent

sur les vertus de la musique que sur ses eacuteventuels dangers La description de ses vertus est

mentionneacutee dans les Propos de table2 Elles sont agrave la fois drsquoordre physiologique (la musique aide agrave

vaincre les crises de meacutelancolie et laquo chasse lrsquoesprit de tristesse raquo)3 peacutedagogique (elle joue le rocircle

drsquoune discipline voire drsquoune ascegravese) spirituel (elle peut mettre lrsquoindividu en communication avec le

surnaturel et avec Dieu) et sociales (elle favorise la concorde entre les individus)

En deacutepit de quelques condamnations concernant laquo les chants drsquoamour et les poeacutesies

charnelle raquo4 lrsquoactiviteacute musicale est pour ainsi dire glorifieacutee et pareacutee de toutes les vertus Au point

que telle qursquoelle est penseacutee et employeacutee elle se trouve deacutesormais laveacutee de tout soupccedilon

En effet on pourrait presque consideacuterer que Luther a repris agrave son compte la tacircche

drsquoAugustin et a trouveacute une issue agrave ce qui avait eacuteteacute pour son preacutedeacutecesseur (et tous les religieux agrave sa

suite) un dilemme insurmontable Toujours est-il que si lrsquoon prend en consideacuteration la theacuteorie

grecque concernant les pouvoirs de la musique on en vient agrave voir en Luther un lecteur qui en aurait

tireacute une synthegravese plus complegravete puisque qursquoil reprend aussi agrave son compte les vertus purgatives de

la musique ou en drsquoautres termes sa capaciteacute agrave provoquer une catharsis (en lrsquooccurrence agrave agir

comme un exorcisme) Nous sommes ici devant un choix clair et reacutesolu et dont les conseacutequences

seront consideacuterables5

B23 Relation entre la musique et la religion chreacutetienne

La musique prend donc une grande place dans la theacuteologie lutheacuterienne Non seulement elle

nrsquoest pas une menace mais crsquoest au contraire lrsquoinsensibiliteacute agrave son eacutegard qui est une carence

1 LABIE 1992 p 134 2 Tischreden Eisleben 1566 3 CANTAGREL 2008 p 28 4 LABIE 1992 p 135 5 laquo Car affirme Luther selon son maicirctre saint Augustin celui qui chante prie doublement par le sens des paroles et par la vertu des sons Le chant amplifie la profeacuteration de la priegravere il est la priegravere deux fois dite et en commun Aux paroles exprimeacutees par le chant la musique apporte son pouvoir sur les passions humaines sa vertu purificatrice et sa transcendance Et voilagrave pourquoi cet art doit ecirctre mis au premier rang raquo CANTAGREL 2008 p 29

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

66

Il y a mecircme pire puisque la deacutetestation de la musique est une caracteacuteristique du diable

laquo Satan [la] poursuit drsquoune haine acharneacutee Elle sert en effet agrave chasser bien des tentations et des

mauvaises penseacutees raquo1 On notera drsquoailleurs que Luther utilise pour deacutefendre les vertus de la

musique une argumentation fondeacutee sur les affects qursquoelle peut eacuteveiller et plus particuliegraverement la

joie

Le diable est un esprit triste et il afflige les hommes aussi ne peut-il souffrir que lrsquoon soit

joyeux De lagrave vient qursquoil fuit au plus vite lorsqursquoil entend la musique et qursquoil ne reste jamais lorsqursquoon

chante surtout de pieux cantiques Crsquoest ainsi que David deacutelivra avec sa harpe Sauumll qui eacutetait en proie

aux attaques de Satan2

La vocation de la musique au sein de la theacuteologie lutheacuterienne tient agrave ce qursquoelle y soit perccedilue

comme un don de Dieu non comme une invention humaine 3 laquo La musique est un des plus beaux

et des plus glorieux dons de Dieu raquo4 Luther se donne drsquoailleurs la peine de preacuteciser comment la

technique musicale est susceptible de conduire lrsquoauditeur agrave une forme de contemplation

ce que lrsquoon doit admirer avant tout dans la musique le fait que lrsquoun chante un air par exemple

le teacutenor et que parallegravelement 3 4 ou 5 voix chantent aussi de sorte qursquoautour du teacutenor jouent sautent

et jubilent des voix entrelaceacutees ornementant le mecircme air de faccedilon varieacutee comme une ronde ceacuteleste5

Au sein de la theacuteologie lutheacuterienne la musique ne se pose plus comme un problegraveme pour

la preacutedication elle participe de la solution Car le sens de lrsquoouiumle ne saurait ecirctre conccedilu comme chez

Eacuterasme en opeacuterant une distinction entre une oreille interne ndash capable drsquoentendre une musique

ceacuteleste et ineffable ndash et une oreille externe soumise aux charmes et aux corruptions de la musique

terrestre6 La musique est perccedilue par lrsquoouiumle qui est laquo lrsquoensemble des moyens permettant agrave la Parole

de se faire entendre raquo7

B24 La solution proposeacutee par Luther

Le fait que la musique aussi fervente soit-elle ne suscite aucunement lrsquoideacutee drsquoune faute

pour Luther tient agrave ce que les sentiments qursquoil y associe ne sont pas des passions vives ce sont

1 LUTHER Tischreden citeacute par Cantagrel 2008 p 28 2 LUTHER Propos de table sect 39 3 BISARO HAMELINE 2008 p 89 4 LUTHER 1844 Propos de table sect 367 5 Luther avant-propos agrave la Symphonia jucunda de Georg Rhau 1538 Citeacute par MULLER-BLATTAU 1943 p 81 6 MARGOLIN 1965 7 VENDRIX 1999 p 108

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

67

des mecircme des sentiments bien speacutecifiques ceux de la paix inteacuterieure et de la joie En ce sens il

srsquoagit donc drsquoun art laquo raisonnable raquo1 nullement susceptible de corrompre les acircmes La musique peut

sans risque par conseacutequent devenir la laquo servante raquo de la theacuteologie Elle est en outre caracteacuteriseacutee

par sa dimension communautaire Preacutesente en premier lieu dans les cantiques elle est avant tout le

chant drsquoune assembleacutee une participation collective2 Un effort consideacuterable sera fait pour

deacutevelopper cet aspect de la reacuteforme lutheacuterienne dont la manifestation la plus frappante se trouve

dans ce qursquoEacutedith Weber nomme laquo Entiteacute Eacutecole-Eacuteglise-Musique raquo3 et dans laquelle les ideacuteaux de

la Reacuteforme et ceux de lrsquohumanisme se rejoignent Cette triade est fortement marqueacutee par lrsquoinfluence

de Philippe Melanchthon laquo lrsquoeacuteducateur de lrsquoAllemagne raquo4 qui met en place avec Luther un

enseignement ougrave lrsquoapprentissage du chant se voit attribuer une place importante5

Agrave lrsquoexemple de meacutethodes employeacutees par Conrad Peutinger ou Conrad Celtes6 la reacuteforme

lutheacuterienne promeut une musique agrave caractegravere fonctionnelle qui ponctue les eacuteveacutenements de la vie

quotidienne agrave lrsquoeacutecole (comme matiegravere obligatoire comme support agrave lrsquoenseignement de la

grammaire latine comme facteur de discipline pour le culte dominical et les fecirctes religieuses agrave la

maison ou dans la rue (pour les eacutelegraveves) lors de diverses fecirctes et repreacutesentations etc7 On retrouvera

ces caracteacuteristiques de la musique ndash celle des affects de paix de douceur qursquoelle peut susciter et

celle de sa dimension collective ndash au sein de ce qui sera qualifieacute de laquo liquide amniotique du

lutheacuterien raquo 8 le choral

C MOYENS DE LA PREacuteDICATION MUSICALE

Dans la liturgie eacutelaboreacutee par Luther les fidegraveles sont appeleacutes agrave participer pleinement ceci agrave

travers le chant La propagation de la foi a recours agrave divers moyens afin de favoriser cette

participation constitution mecircme du choral qui doit ecirctre meacutemorisable et facile agrave chanter par tous

1 BISARO HEMELINE 2008 p 89 2 CANTAGREL 2008 p 35 3 WEBER 1993 p 121 4 Opcit p 120 5 BISARO HAMELINE 2008 p 120 6 WEBER 1993 p 120 7 Op cit p 122-123 8 Expression de Georges Guillard citeacute par CANTAGREL 2008 p 34

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

68

compleacutementariteacute des institutions (enseignement religion eacuteducation musicale) fonction du cantor

et de lrsquoorganiste

C1 LrsquoUNITEacute MUSICALE ESSENTIELLE LE CHORAL

Il serait abusif de consideacuterer le choral comme un eacuteleacutement appartenant agrave proprement parler

au domaine de la preacutedication degraves lors que ce nrsquoest pas lrsquoofficiant (lrsquoorateur) qui le chante mais

lrsquoensemble des fidegraveles ceci traduisant la vocation de lrsquoensemble des baptiseacutes dans la mission

eacutevangeacutelique (le laquo sacerdoce universel raquo) et crsquoest en ce sens drsquoailleurs que laquo les chorals deviendront

le symbole de cette option eccleacutesiologique raquo1 On comprend mieux ainsi que le choral soit destineacute

autant agrave un usage domestique que pour les ceacuteleacutebrations religieuses proprement dites

Toutefois le choral contribue largement agrave rendre lrsquoauditoire familier agrave lrsquoensemble de la

musique exeacutecuteacutee pendant lrsquooffice par la maicirctrise (cantorei) ou agrave lrsquoorgue et il facilite ainsi de maniegravere

indirecte lrsquoadheacutesion de lrsquoauditoire agrave lrsquoenseignement des Eacutevangiles voire une symbiose avec celui-

ci laquo Selon Martin Luther crsquoest la musique qui donne vie aux paroles raquo2

C11 Le choral et ses sources

Les chorals seront eacutelaboreacutes dans la perspective de ne pas deacutepayser les fidegraveles afin que le

chant soit populaire et pleinement veacutecu par eux 3 srsquoensuit une premiegravere condition les chorals

seront reacutedigeacutes en langue vernaculaire

Jrsquoai lrsquointention de creacuteer des poegravemes allemands pour le peuple crsquoest-agrave-dire des cantiques

spirituels afin que la Parole de Dieu demeure parmi eux gracircce au chant4

Seconde condition leurs meacutelodies devront ecirctre aiseacutees agrave retenir Une maniegravere de reacutepondre

agrave cette exigence consistera en ce que ces meacutelodies ne soient pas neacutecessairement des creacuteations

nouvelles mais bien souvent des adaptations de chants ou de danses preacuteexistants un tel proceacutedeacute

est nommeacute contrefacture5 Les meacutelodies eacutetaient en effet pour partie un heacuteritage du Moyen-acircge qursquoil

srsquoagisse du plain-chant6 ou de chant profanes laquo tel fut le noyau drsquoougrave pu germer lrsquoart polyphonique

1 BISARO HAMELINE 2008 p 89 2 WEBER 1998 p 319 3 Ibid 4 Lettre agrave G Spalatin fin 1523 in CANTAGREL 2008 p 29 5 KOERDLE 2001 p 816 6 New Grove p 367

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

69

allemand en un siegravecle 1450-1550 raquo1 Lrsquoexigence drsquoun mateacuteriel musical important conduit aussi agrave

inteacutegrer des airs drsquoorigine catholique2

Une autre source importante du chant choral se trouvait dans la chanson populaire3 qui

avait beacuteneacuteficieacute de lrsquoessor de lrsquoimprimeacute4 Les chansons qui eacutetaient geacuteneacuteralement associeacutees agrave des

circonstances preacutecises (succession des saisons fecirctes religieuses ou profanes) pouvaient susciter un

effet immeacutediat5

C12 Le deacuteveloppement du choral

Puisant sur un fond monodique aux sources multiples et sur des paroles exprimant (au

moins dans un premier temps) des laquo veacuteriteacutes simples raquo6 la production des chorals suivra un

processus continu et cumulatif7 tout au long du XVIe siegravecle Associeacutes agrave telle ou telle circonstance

donneacutee et rigoureusement codifieacutes8 leur succegraves fut immeacutediat ceci degraves la publication du Geistliche

Gesangbuumlchlein un recueil publieacute avec Johann Walter en 1524 et ougrave figurent trente-huit piegraveces de

trois agrave cinq voix9 Les airs srsquointeacutegreront aux compositions elles-mecircmes notamment dans les

passions musicales durant la seconde moitieacute du siegravecle10 La production de chorals se prolongera

jusqursquoau deacutebut du XVIIe siegravecle agrave lrsquoexemple du ceacutelegravebre laquo Wachet auf ruft uns die Stimme raquo de

Philippe Nicolaiuml

C2 INSTITUTIONS ET ACTEURS DE LA MUSIQUE RELIGIEUSE

C21 Une triade eacutecole-religion-musique

Lrsquoassociation eacutetroite entre lrsquoeacuteducation des enfants la religion et la musique apparaicirct

clairement dans les intentions de Luther11 mais elle constitue un pheacutenomegravene qui deacutepasse le strict

1 MULLER-BLATTAU 1943 p 88-89 2 KOERNDLE 2001 p 816 Ce fut non seulement le cas pour les meacutelodies des chorals mais aussi pour nombre drsquoœuvres polyphoniques elles-mecircmes comme celles de Clemens non Papa Lassus ou A Gabrieli laquo on continuait drsquoavoir recours agrave la musique

catholique Les motets de Roland de Lassus surtout eacutetaient reacutepandus dans les pays lutheacuteriens jusqursquoau cœur du XVIIe siegravecle raquo

Op cit p 817 3 CANTAGREL 2008 p 30 4 MULLER-BLATTAU 1943 p 78 5 Op cit p 81-88 6 LABIE 1992 p 142 7 BISARO HAMELINE 2008 p 76 8 LABIE 1992 p 142 9 laquo Luther raquo in New Grove Dictionary 1980 p 367 10 DELGUTTE 1993 p 104 11 Luther avait drsquoailleurs envoyeacute son propre fils eacutetudier la musique aupregraves de J Walter New Grove p 367

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

70

cadre de sa propre reacuteforme Il est geacuteneacuteralement difficile en effet de seacuteparer ces diffeacuterentes activiteacutes

On peut citer cet exemple agrave Strasbourg

Jean Sturm () mise sur la formation humaniste et religieuse par la grammaire la poeacutesie la

rheacutetorique la theacuteologie la musique le theacuteacirctre et insiste sur la maicirctrise de lrsquoexpression et sur lrsquoeacuteloquence1

Lrsquoutilisation de la musique agrave des fins peacutedagogiques est eacutegalement illustreacutee avec le cas des

Odes drsquoHorace mises en musique par Petrus Tritonius (ou Peter Treybenreif 1465-1525) et qui

sont publieacutees dans un recueil humaniste explicitement destineacute agrave la jeunesse2 Le reacutepertoire vise ici

tout agrave la fois agrave faire aimer la musique et agrave faciliter lrsquoapprentissage des poegravemes

Toutefois lrsquoeacuteducation religieuse du peuple par le recours agrave la musique est une des

principales preacuteoccupations de Luther que ce soit agrave travers la diffusion et la pratique des chorals

ou par lrsquoeacuteducation musicale Et cette eacuteducation est tourneacutee davantage sur la pratique que sur une

seule science theacuteorique

En Allemagne la tendance nrsquoest pas drsquoengager de brillants matheacutematiciens pour enseigner lrsquoars

musica mais plutocirct des compositeurs comme Nikolaus Listenius Andreas Ornithoparcus ou Johannes

Cochlaeus Cette attitude teacutemoigne drsquoun ancrage profond des preacuteoccupations theacuteoriques dans les

pratiques contemporaines3

C22 Le cantor

Des compositeurs comme Listenius ou comme Martin Agricola et Heinrich Faber (ca

1520-1552) fournissent un reacutepertoire et des meacutethodes drsquoenseignement4 qui seront utiliseacutees par un

maicirctre de musique drsquoun genre bien particulier le cantor Agrave la diffeacuterence de ce que lrsquoon deacutesigne

habituellement par ce mecircme terme dans son opposition meacutedieacutevale au musicus (entre le laquo chanteur raquo

ou exeacutecutant servile de la musique et celui qui dispose de la science de la musique) ce laquo chantre raquo

ou Vorsaumlnger intervient speacutecifiquement pour la liturgie (tout comme le psalmiste de lrsquoEacuteglise

primitive) En milieu lutheacuterien cependant le cantor est eacutegalement le maicirctre drsquoeacutecole Comme nous

lrsquoavons preacuteceacutedemment signaleacute lrsquoidentiteacute confessionnelle speacutecifique au lutheacuteranisme est marqueacutee

1 WEBER 1993 p 121 2 Op cit p 127 3 VENDRIX 2008 p 14 Pour les compositeurs citeacutes voir aussi Abromont 2001 p 404 406 et 409 Crsquoest dans le Rudimenta musicae de Listenius (1537) que lrsquoon trouve la premiegravere apparition de lrsquoexpression musica poetica 4 Listenius Rudimenta musica (1533) Faber Compendiolum musicae (1548)

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

71

par une strateacutegie soutenue par Melanchthon1 laquelle confegravere agrave lrsquoenseignement de la musique une

part importante2 Ainsi la musique est omnipreacutesente agrave lrsquoeacutecole enseignement obligatoire entre midi

et treize heures utilisation du chant pour les lrsquoapprentissage des regravegles de grammaire ou afin de

marquer le deacutebut la fin de journeacutee et entre les cours3

Le cantor qui est donc tout agrave la fois laquo maicirctre de latin de rheacutetorique et de musique raquo4 est

ameneacute agrave suivre une formation exigeante agrave lrsquoeacutecole (apprentissage des modes des intervalles de la

solmisation de la notation des chansons agrave quatre voix etc) puis agrave lrsquouniversiteacute (analyse et

composition suivant les principes de ce qui sera bientocirct nommeacute musica poetica ainsi que le reacutepertoire

polyphonique)5 Un tel cursus pourrait drsquoailleurs inciter agrave voir en Johann Walter le co-auteur du

Geistliche Gesangbuumlchlein et qui enseigne agrave Torgau agrave la fois le latin la musique et dirige le chœur le

laquo premier cantor de lrsquohistoire raquo6

C23 Le rocircle de lrsquoorgue

La fonction de cantor et celle drsquoorganiste peuvent ecirctre exerceacutees par la mecircme personne si

bien que lrsquoorganiste se retrouve souvent agrave enseigner la musique agrave lrsquoeacutecole

Lrsquointeacuterecirct de lrsquousage (ancien) de lrsquoorgue au sein de la liturgie tient agrave la fois au fait qursquoil suscite

drsquoembleacutee une atmosphegravere de deacutevotion et qursquoil permette de deacutevelopper des structures musicales

complexes Son rocircle a eacuteteacute primordial dans lrsquoEacuteglise lutheacuterienne notamment en raison drsquoun eacutequilibre

obtenu entre multipliciteacute des voix richesse harmonique drsquoune part et exigence de la lisibiliteacute de la

meacutelodie drsquoautre part Un tel succegraves a eacuteteacute rendu possible drsquoun point de vue mateacuteriel par le savoir-

faire de nombreux facteurs drsquoorgues et du point de vue de la technique instrumentale par les

organistes de lrsquoAllemagne du nord7

Il semble pourtant que lrsquoutilisation de lrsquoorgue au cours de lrsquooffice demeura durant les

premiegraveres deacutecennies du nouveau culte assez limiteacutee

1 BISARO HAMELINE 2008 p 120 2 laquo En terre catholique lrsquoimpeacuteratif de formation concerne avant tout le cateacutechisme et le strict neacutecessaire pour y avoir accegraves crsquoest-agrave-dire la lecture raquo Mecircme si le maicirctre drsquoeacutecole est souvent appeleacute agrave remplir la fonction de chantre sa place nrsquoest pas clairement deacutefinie et surtout il ne possegravede pas de formation musicale tregraves deacuteveloppeacutee BISSARO HAMELINE 2008 p 122-123 3 WEBER 1993 p 122 4 BISARO HAMELINE 2008 p 122 5 Op cit p 121 6 CANTAGREL 2008 p 30 7 LABIE 1992 p 144

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

72

la musique drsquoorgue libre indeacutependante drsquoune meacutelodie donneacutee mena drsquoabord une modeste

existence en marge du culte qursquoelle pouvait introduire avec une toccata ou un preacutelude et conclure par

une fantaisie ou une fugue1

Le deacuteveloppement de la musique drsquoorgue dans la liturgie srsquoaffirmera toutefois agrave partir de la

fin du XVIe siegravecle notamment sous lrsquoinfluence de J P Sweelinck (creacuteant la forme de la toccata) puis

de son eacutelegraveve Samuel Scheidt Degraves lors laquo lrsquoorgue reste le reacuteceptacle de cet art drsquoexeacutegegravese meacuteditative

jusqursquoagrave J S Bach raquo2

C3 UN MODEgraveLE POSSIBLE LA RHEacuteTORIQUE

Pendant la plus grande partie du XVIe siegravecle la musique religieuse est centreacutee sur le choral

et eacuteventuellement sur lrsquousage de lrsquoorgue Pour autant la polyphonie deacutenommeacutee aussi musique

figureacutee (par opposition au plain-chant) est bien preacutesente dans lrsquounivers musical de lrsquoAllemagne

lutheacuterienne Elle constitue un reacutepertoire tregraves important agrave lrsquoexemple des œuvres de Lassus qui sont

particuliegraverement appreacutecieacutees Aussi la liturgie va-t-elle eacutevoluer vers une inteacutegration entre le choral et

drsquoautres formes plus complexes comme les passions puis au siegravecle suivant la cantate

Lrsquoenseignement de la composition conduit degraves lors agrave penser cette derniegravere sur un modegravele qui puisse

inteacutegrer les aspects traditionnels comme les modes le contrepoint ou le megravetre et une exigence

poseacutee par le soutien agrave la preacutedication religieuse ainsi qursquoaux qualiteacutes discursives et la volonteacute

drsquoaffecter lrsquoauditoire qui en deacutecoulent Ce modegravele va apparaicirctre timidement drsquoabord puis de

maniegravere plus eacutevidente comme dans les traiteacutes de Gallus Dressler Ce modegravele est celui de la

rheacutetorique qui connaicirct un grand inteacuterecirct depuis les deacutebuts de la Renaissance et auquel on

commence agrave seacuterieusement srsquointeacuteresser en Europe dans les milieux musicaux comme le fait Zarlino

agrave Venise

C31 La Renaissance les Anciens et la parole

Lrsquointeacuterecirct porteacute agrave la rheacutetorique participe de celui plus geacuteneacuteral pour les lettres et pour les

auteurs de lrsquoAntiquiteacute et plus particuliegraverement Ciceacuteron Quintilien ou Horace On en connaicirct les

effets en Italie degraves le XVe siegravecle et ulteacuterieurement en France agrave lrsquoexemple des auteurs de la Pleacuteiade

Lrsquointeacuterecirct pour la rheacutetorique latine transparaicirct dans la langue et les citations qursquoutilisent Tinctoris ou

Glarean dans leurs ouvrages Tinctoris par exemple a recours dans son Terminorum musicae

1 KOERNDLE 2001 p 820 2 MULLER-BLATTAU 1943 p 94 111

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

73

diffinitorium aux cateacutegories du De oratore de Ciceacuteron laquo La messe devient le cantus magnus le motet le

cantus mediocris et la cantilena le cantus parvus raquo1 On retrouve lagrave en effet la qualification donneacutee aux

trois sortes de styles respectivement grand moyen (ou meacutediocre) et petit Gaffurius reprend de

son cocircteacute laquo le concept de decorum et de color raquo2

Dans le Saint-Empire cette tendance humaniste se manifeste aussi agrave lrsquoexemple de Conrad

Celtes (1459-1508) qui au sein du collegium poetarum et mathematicorum fait redeacutecouvrir agrave Vienne

lrsquoœuvre drsquoHorace En ce qui concerne le monde protestant la rheacutetorique apparait aussi tregraves

largement dans les traiteacutes de Cochlaeus Agricola ou Heyden employeacutes pour lrsquoenseignement de la

musique dans lrsquoEacuteglise lutheacuterienne3

La laquo conception collective de lrsquoacte musical raquo que promeut Luther srsquoaccorde parfaitement

avec une conception rheacutetorique du chant et plus geacuteneacuteralement de la musique4

C32 Eacutelocution et expression des sentiments

Si lrsquoeacutelaboration de la musique est progressivement ameneacutee a cours du XVIe siegravecle agrave prendre

la rheacutetorique comme modegravele elle srsquoengagera par conseacutequent drsquoune maniegravere ou drsquoune autre de faccedilon

plus ou moins deacuteveloppeacutee agrave penser la relation entre la musique et lrsquoexpression des passions Une

telle reacuteflexion sera tout particuliegraverement lrsquoaffaire de cette laquo partie raquo de la rheacutetorique appeleacutee

eacutelocution et consacreacutee au style et aux figures employeacutees afin de produire sur lrsquoauditoire un effet

rechercheacute afin de susciter son adheacutesion Mais lrsquoeacutetablissement drsquoun lien de cause agrave effet entre une

telle eacutelocution musicale et le domaine des affects invite agrave ecirctre attentif sur la nature de ce lien Gilles

Cantagrel eacutevoquant une grande modification concernant la relation agrave la musique lors de lrsquoacircge

baroque formule les choses ainsi

La musique nrsquoest plus seulement un savant jeu de contrepoint elle devient expression des

sentiments humains agrave la premiegravere personne donc un discours qui comme tel doit ecirctre articuleacute et mettre

en mouvement les passions de lrsquoacircme de lrsquoauditeur au mecircme titre que le discours verbal5

1 VENDRIX 1999 p 27 2 Ibid 3 Cochlaeus Tetrachordon musices (1511) Agricola Rudimenta musices (1540) Heyden De arte canendi (1540) 4 laquo Plutocirct que simple facilitateur de lrsquooraison individuelle le chant est ainsi un moyen drsquoannonce de lrsquoEacutevangile et lrsquoassurance de sa meacutemorisation Corollaire de ce postulat parvenant au statut drsquoauxiliaire de la theacuteologie la musique srsquoeacutecoute raquo BISARO HAMELINE 2008 p 89 5 CANTAGREL 2008 p 76 Une telle conception est bien confirmeacutee aux alentours de 1600 par le protocole de fondation du Collegravege Musical de Saint-Gall qui preacutecise que la musique est neacutecessaire agrave lrsquohomme laquo parce qursquoelle peacutenegravetre au plus profond du cœur suscite les eacutemotions de lrsquoacircme chasse la meacutelancolie et la tristesse reacuteconforte les membres eacutepuiseacutes rasseacuteregravene les esprits exteacutenueacutes et revivifie lrsquohomme tout entier raquo Citeacute par MULLER-BLATTAU 1943 p 103

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

74

Il nous semble indispensable drsquointerroger cette phrase est-ce bien la mecircme chose de dire

que la musique (1) exprime des sentiments humains et (2) qursquoelle met en mouvement (sous la forme

drsquoun discours) les passions de lrsquoacircme de lrsquoauditeur Geacuteneacuteralement (et crsquoest le cas ici) lrsquoeacutetude de la

rheacutetorique musicale entendue au sens de la conception speacutecifique agrave lrsquoeacutepoque baroque (et plus

speacutecifiquement encore pour lrsquoAllemagne lutheacuterienne) ne relegraveve aucune diffeacuterence entre ces deux

formules Or notamment agrave la lumiegravere des travaux meneacutes au cours des derniegraveres deacutecennies sur la

question des eacutemotions musicales1 il est devenu clair qursquoelles ne sauraient ecirctre consideacutereacutees comme

eacutequivalentes La confusion entre eacuteveil et expression drsquoune eacutemotion constitue mecircme lrsquoune des

questions majeures actuellement traiteacutees et sans plus deacutevelopper ce point pour le moment on ne

saurait aucunement les assimiler

C33 Les instances oratoires et la musique

Sans recourir preacutematureacutement agrave des travaux posteacuterieurs agrave la peacuteriode que nous eacutetudions et

donc en nous en tenant pour lrsquoinstant agrave la situation telle qursquoelle se preacutesentait agrave la fin du XVIe et au

deacutebut du XVIIe siegravecle il nous semble que nous disposions au moins drsquoune piste permettant

drsquointerroger la place des passions au sein de la liturgie lutheacuterienne Elle nous est donneacutee par une

distinction que lrsquoon peut opeacuterer au sein de cette musique entre le choral et la musique figureacutee

Degraves lors que lrsquoon commence agrave penser la musique sur le modegravele de la rheacutetorique on entre

en effet dans le laquo systegraveme raquo complexe qui la constitue2 Et si lrsquoon envisage les choses en suivant ce

que lrsquoon nomme les devoirs de lrsquoorateur qui consistent agrave plaire instruire et eacutemouvoir (placere docere

movere) on retrouve ces trois devoirs dans ce que Michel Meyer a nommeacute les instances oratoires3

et qui sont des invariants de toute la rheacutetorique depuis ses origines ces instances sont lrsquoethos crsquoest-

agrave-dire le caractegravere qursquoadopte lrsquoorateur pour recueillir lrsquoassentiment du public (laquo plaire raquo) le logos ou

message transmis agrave travers le discours (laquo instruire raquo) et le pathos qui deacutesigne la disposition dans

laquelle on met le public en suscitant chez lui certaines passions

Le flou qui caracteacuterise le vocabulaire des affects ndash sentiments passions eacutemotions etc ndash ne

devrait pas nous empecirccher de constater que parmi les trois instances oratoires que nous venons de

mentionner au moins deux sont concerneacutees par lrsquoexamen du domaine affectif lrsquoethos et le pathos

Or il se trouve que dans la tradition rheacutetorique depuis Aristote les passions mobiliseacutees dans le

cadre de ces deux instances sont bien diffeacuterentes ce sont des passions modeacutereacutees (la paix la

1 Voir chap VII C23 laquo Deacutebat actuel sur lrsquoexpression et lrsquoeacuteveil des eacutemotions raquo 2 PERNOT 2000 p 279-280 3 MEYER M 1993 p 23

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

75

confiance la seacutereacuteniteacute) qui sont concerneacutees dans le cas de lrsquoethos ce qui doit permettre agrave lrsquoorateur

drsquoinspirer confiance Agrave lrsquoopposeacute le pathos qui caracteacuterise lrsquoauditoire met en jeu des passions violentes

(colegravere pitieacute enthousiasme) ce sont des passions qui dans la tradition grecque sont destineacutees agrave

ecirctre purgeacutees par la catharsis

Et si lrsquoon cherche qui est ou peut tenir le rocircle de lrsquoorateur dans la liturgie lutheacuterienne on

srsquoapercevra qursquoil peut srsquoagir du chœur ou de lrsquoorganiste (crsquoest-agrave-dire des interpregravetes professionnels

ou tout au moins expeacuterimenteacutes drsquoun intermegravede agrave lrsquoorgue ou drsquoune passion ou plus tard drsquoune

toccata ou drsquoune cantate) mais il peut aussi srsquoagir de lrsquoensemble des fidegraveles Ces derniers en effet

sont inviteacutes agrave participer agrave lrsquoexpression de la Parole divine agrave travers les chorals Et lrsquoon se souviendra

alors des affects caracteacuteristiques associeacutes aux chorals la soliditeacute la paix inteacuterieure la joie sereine

etc

Par conseacutequent si les affects ndash les passions ndash qui sont dans ce cas associeacutes agrave la musique

devaient ecirctre laquo exprimeacutes raquo par la musique ce ne serait pas en tout eacutetat de cause en raison drsquoune

quelconque rheacutetorique musicale qui drsquoailleurs nrsquoexiste pas encore au XVIe siegravecle Ce serait plutocirct en

raison de traits propres agrave cette musique mais ne relevant pas drsquoun art oratoire En ce qui concerne

les passions violentes elles peuvent trouver une autre place (au sein cette fois drsquoun discours en

lien avec le texte) celle drsquoune sorte de mise en scegravene dans le scheacutema anciennement proposeacute par

Aristote dans la Poeacutetique ougrave elles se trouverait effectivement laquo exprimeacutees raquo par la musique mais non

destineacutees agrave ecirctre veacutecues1

Concevoir les effets eacutemotionnels de la musique de cette maniegravere (crsquoest-agrave-dire agrave partir de

lrsquoeacutetude du fonctionnement de la liturgie lutheacuterienne originelle) ou mecircme simplement selon la

distribution entre passions modeacutereacutees et passions violentes ndash chacune ayant leur fonction propre ndash

permet drsquoailleurs de donner raison agrave Luther dans la confiance qursquoil accordait agrave la musique face au

dilemme ayant parcouru tout le christianisme meacutedieacuteval et ce jusqursquoagrave Eacuterasme pour qui la

polyphonie pouvait aussi bien ecirctre laquo tempeacutereacutee et morale que lascive et corruptrice raquo2

C34 Vers la poeacutetique musicale

Les choix opeacutereacutes concernant la musique de la religion reacuteformeacutee meneacutes par Luther et

soutenus par Melanchthon pour lrsquoenseignement et ndash initialement ndash par Walter et Senfl pour

lrsquoeacutelaboration des chorals (dont la production allait devenir consideacuterable au fil des deacutecennies)

1 Ou tout au moins si lrsquoon en preacutefegravere en rester dans la perspective aristoteacutelicienne drsquoune purgation seulement eacuteprouveacutees de maniegravere transitoire 2 BISARO AMELINE 2008 p 12-13

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

76

entraicircnaient des conseacutequences profondes1 conduisant cette liturgie sur une voie originale tant en

regard de lrsquoEacuteglise meacutedieacutevale que du catholicisme post-tridentin ou des autres religions reacuteformeacutees

Drsquoun autre cocircteacute les nombreux traiteacutes de composition reacutedigeacutes depuis le XVe siegravecle offraient une

grande richesse quant aux questions abordeacutees effets produit par la musique (Tinctoris)2

organologie (Sebastian Virdung)3 redeacutefinition des relations entre musiciens savants et populaires

(Nicolaus Wollick)4 preacutesentation des divers styles du chant liturgique (Conrad von Zabern)5 etc

Cette production de traiteacutes eacutetait donc deacutejagrave importante dans le monde germanique elle se trouvait

compleacuteteacutee par les manuels drsquoeacuteducation musicale comme ceux de Listenius ou Agricola6

Si lrsquoon prend en consideacuteration les eacuteleacutements que nous venons de mentionner (reacuteforme

liturgique tregraves favorable agrave la musique et la destinant agrave la preacutedication production massive de chorals

existence de nombreux traiteacutes balayant un tregraves large champ drsquoaspects de la musique tant theacuteoriques

pratiques que peacutedagogiques) et que lrsquoon y ajoute la diffusion par les humanistes de lrsquoœuvres de

Ciceacuteron ou Quintilien on peut raisonnablement affirmeacute que le terrain eacutetait mucircr pour lrsquoavegravenement

drsquoune veacuteritable rheacutetorique musicale ou plutocirct drsquoune discipline qui la mettrait en œuvre la poeacutetique

musicale

La musique qui se deacuteveloppe dans le contexte du lutheacuteranisme est tributaire de son cadre

culturel (le monde germanique agrave la Renaissance) mais aussi des innovations qursquoapporte la Reacuteforme

Concernant le cadre la musique de lrsquooffice pour la religion nouvellement reacuteformeacutee beacuteneacuteficie de

lrsquoheacuteritage des nombreux traiteacutes de musique apparus en Allemagne au XVe siegravecle drsquoun autre cocircteacute

lrsquointeacuterecirct prononceacute dans toute lrsquoEurope pour les langues favorise lrsquoenseignement des disciplines

litteacuteraires notamment la rheacutetorique

Cette derniegravere participe drsquoailleurs du contexte plus speacutecifique des innovations de Luther

et Melanchthon agrave savoir un enseignement scolaire ougrave la musique joue un rocircle important (la figure

du cantor eacutetant embleacutematique de cette situation)

Mais ce qui apparaicirct comme le trait probablement deacutecisif en ce qui concerne la musique

crsquoest lrsquoattitude propre agrave Luther Il pense en musicien et il en est tregraves clairement un ardent avocat

1 ARNOLD t II 1983 p 558 2 Tinctoris Johannes Complexus effectuum musices 1473-1474 3 Virdung Sebastian Musica getutscht 1511 4 Wollick Nicolaus Opus aureum musicae 1501 5 Von Zabern Conrad Opusculum de monochordo ca 1462-1474 6 BISARO HAMELINE 2008 p 120

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

77

Ce qui lui permet de deacutepasser le dilemme heacuteriteacute drsquoAugustin concernant la dualiteacute de la musique

laquelle ne repreacutesente deacutesormais plus aucune menace

Degraves lors dans de telles conditions eacutemerge la possibiliteacute drsquoune preacutedication religieuse dans

laquelle la musique peut prendre toute sa place Cette preacutedication musicale doit remplir deux

objectifs la clarteacute et la capaciteacute agrave captiver lrsquoauditoire

CHAPITRE 3 ndash MUSIQUE ET PAROLE DANS LA THEacuteORIE MUSICALE EN ITALIE

INTRODUCTION

Lrsquoexpression laquo rheacutetorique musicale raquo nrsquoest apparue qursquoau XIXe siegravecle et crsquoest sous le terme

de poeacutetique musicale que fut identifieacutee cette approche musicale dans lrsquoAllemagne baroque par ses

acteurs eux-mecircmes Il serait donc tout aussi pertinent drsquoemployer cette expression afin de rendre

compte de lrsquoeacutevolution de la penseacutee musicale en Italie ndash plus particuliegraverement agrave Venise et Florence

ndash agrave la mecircme eacutepoque

Certes des diffeacuterences majeures opposent ces deux versions italienne et allemande de la

rheacutetorique musicale

Lrsquoune drsquoelle concerne leur relation respective agrave la doctrine religieuse En effet la musique

italienne conccedilue comme laquo servante raquo de la parole ne suivra nullement les recommandations de la

Contre-Reacuteforme plus preacuteciseacutement agrave la diffeacuterence de lrsquoeacutecole milanaise (et de Vincenzo Ruffo)

lrsquoestheacutetique de lrsquoeacutecole veacutenitienne degraves Gabrieli et Willaert et plus encore avec C de Rore ignorera

les observations tridentines1 Dans le mecircme temps le modegravele rheacutetorique appliqueacute agrave la musique sera

en Allemagne le moyen drsquoaffirmer et de faire partager la Parole divine agrave lrsquoinverse du processus en

cours en Italie la poeacutetique musicale se preacutesente donc comme la mise en œuvre de la Reacuteforme

lutheacuterienne

1 WEBER 1982 p 180 216

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

80

Une autre diffeacuterence majeure est agrave observer concernant cette fois la maniegravere de concevoir

la relation entre rheacutetorique et musique En effet on ne trouve pas dans les textes italiens lrsquoeacutequivalent

des traiteacutes de poeacutetique musicale structureacutes selon les plans mecircmes de lrsquoart oratoire et la rheacutetorique

nrsquoy est pas preacutesenteacutee de maniegravere systeacutematique Cela ne signifie pas qursquoelle ne soit revendiqueacutee

puisque divers termes techniques propres agrave la rheacutetorique y sont reacuteguliegraverement utiliseacutes Mais si elle

est clairement assumeacutee elle ne donne pas lieu agrave un discours deacuteveloppeacute le vocabulaire technique

demeure speacutecifiquement musical

De telles observations toutefois ne retirent rien agrave la proximiteacute qui existe entre les deux

processus Dans les deux cas est agrave lrsquoœuvre lrsquoideacutee que la musique est au service drsquoun discours verbal

et qursquoelle-mecircme est un discours En outre lrsquoeacutevolution de la musique italienne jouera un rocircle de

premier plan dans la poeacutetique musicale allemande puisque qursquoelle feacutecondera cette derniegravere ceci

principalement agrave partir du XVIIe siegravecle (et notamment sous lrsquoinfluence de Monteverdi et de

Carissimi)

Nous allons examiner ici lrsquoeacutevolution de la conception laquo oratoire raquo dans la musique italienne

agrave travers les approches de divers theacuteoriciens et compositeurs (de Zarlino agrave Monteverdi) cette

eacutevolution se manifestant agrave travers une succession de controverses

A LA POLYPHONIE ET LrsquoŒUVRE DE ZARLINO

La poeacutetique musicale entendue au sens ougrave elle deacutesigne la fabrication de piegraveces musicales

suppose que lrsquoon dispose drsquoune meacutethode pour composer de la musique ou en drsquoautres termes

drsquoun enseignement visant cet objectif et organiseacute de maniegravere systeacutematique Lrsquoœuvre de Zarlino

participe ndash au moins en partie ndash drsquoune telle deacutemarche Nous allons donc tenter de suivre comment

son ouvrage le plus ceacutelegravebre Le istitutioni harmoniche apporte sa contribution agrave lrsquoeacutemergence drsquoune

poeacutetique musicale

A1 SITUATION FRAGILE DE LA POLYPHONIE AU XVIe SIEgraveCLE

Mecircme si les poleacutemiques litteacuteraires et artistique de la Renaissance nrsquoont sur le plan musical

trouveacute leur eacutequivalent que dans la seconde moitieacute du XVIe siegravecle cela ne signifie pas que la musique

nrsquoait eacuteteacute travailleacutee par divers conflits lesquels pouvaient concerner tout aussi bien la relation de la

polyphonie avec les autoriteacutes religieuses qursquoavec des formes populaires de la musique

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

81

A12 La position de lrsquoEacuteglise romaine

La meacutefiance quasiment permanente de lrsquoEacuteglise envers les pouvoirs de la musique srsquoeacutetait

officialiseacutee de maniegravere tregraves concregravete degraves le XIVe siegravecle la deacutecreacutetale laquo Docte Sanctorum raquo (1323 ou

1324) du pape Jean XXII exprimait la position de lrsquoEacuteglise concernant la musique elle eacutetait dirigeacutee

contre les recherches rythmiques et le style de lrsquoars nova La reacuteglementation de la liturgie qursquoelle

apportait (sous peine de privation de charge des contrevenants) visait avant tout un souci

drsquointelligibiliteacute du texte

de telle sorte que lrsquointeacutegriteacute du chant demeure invioleacutee que rien ne soit changeacute de ce chef au

rythme de la musique et surtout que lrsquoon apaise lrsquoesprit par lrsquoaudition de telles consonances que lrsquoon

provoque la deacutevotion et que lrsquoon ne permette pas drsquoengourdir lrsquoacircme de ceux qui chantent agrave Dieu1

LrsquoEacuteglise consideacuterait en effet qursquoune telle musique eacuteloigne de la priegravere et procure bien

davantage lrsquoivresse que lrsquoapaisement

Certains disciples drsquoune nouvelle eacutecole () entrecoupent leurs meacutelodies les souillent par le

moyen du deacutechant (discantibus lubricant) () Ils courent et ne srsquoarrecirctent jamais ils enivrent les oreilles et

ne soignent pas les esprits2

Un tel procegraves adresseacute aux innovations de lrsquoars nova nrsquoeacutetait pas une surprise peu auparavant

drsquoailleurs Jean des Murs avait deacutejagrave pris grand soin de prouver son adheacutesion aux principes promus

par la deacutecreacutetale Son Musica speculativa secundum boetium srsquoouvrait sur cette affirmation

Si nous avons raison de reacuteprouver les excegraves de volupteacutes animales agrave cause desquelles les eacutelans

deacutebrideacutes du goucirct et du toucher ruinent lrsquointelligence () ne condamnons point pour autant les plaisirs

ordonneacutes et modeacutereacutes que procurent la vue et lrsquoouiumle lesquelles remplissant une fonction plus pure et

geacuteneacutereuse sont aux ordres de lrsquointelligence3

Il semblait reacutecuser ainsi par avance les tares que Jacques de Liegravege dans son Speculum musicae

attribuerait peu apregraves aux musiciens de lrsquoars nova dont les interpregravetes chantent

1 Jean XII Deacutecreacutetale laquo Docte sanctorum patrum raquo Voir sur ce sujet GUERANGER 1840 et ABROMONT 2001 p 393 2 Ibid Citeacute aussi par FUBINI 1983 p 53 3 MURS 2000 p 135

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

82

laquo de faccedilon trop lascive () lancent leurs voix sur des sons mal venus hurlent et aboient comme

des chiens et comme srsquoils affectionnaient les tortures les plus eacutetranges font appel agrave des harmonies qui

nrsquoont plus rien de naturel ()1

Le traiteacute de Jean des Murs destineacute agrave un enseignement universitaire2 met en avant deux

traits caracteacuteristiques de la theacuteorie musicale meacutedieacutevale le rappel de lrsquoautoriteacute des Anciens et avant

tout Boegravece et Pythagore 3 une reacutefeacuterence agrave la doctrine de lrsquoethos agrave travers lrsquoideacutee que la musique peut

susciter des plaisirs laquo modeacutereacutes raquo car la musique laquo offre agrave qui precircte lrsquooreille le bienfait drsquoun repos

parfaitement honnecircte raquo4

On remarquera drsquoailleurs que Jean des Murs faisait reacutefeacuterence agrave un propos drsquoUlysse rapporteacute

dans la Politique drsquoAristote qui eacutevoque mecircme le ravissement extrecircme (et non pas modeacutereacute) eacuteprouveacute

en eacutecoutant le chant du rossignol un plaisir qui par ailleurs est tout aussi laquo honnecircte raquo mais il srsquoagit

en la circonstance drsquoune joie collective partageacutee5 En tout eacutetat de cause nous retiendrons que la

tradition musicale savante reconnait la valeur drsquoune certaine sorte drsquoeffet produit par la musique

sur lrsquoacircme lrsquoapaisement le plaisir modeacutereacute ou une certaine forme de joie partageacutee

A12 Simpliciteacute meacutelodique musiques profane et populaire

La polyphonie toutefois ne se trouvait pas seulement mise en cause par lrsquoautoriteacute religieuse

ou les tenants de lrsquoancienne pratique musicale (ars antiqua) Car en drsquoautres lieux la monodie

connaissait un deacuteveloppement de plus en plus important

Du cocircteacute des jongleurs et des meacutenestrels en effet la musique avait suivi une tendance agrave la

simpliciteacute agrave la monodie lui permettant drsquoecirctre accessible au plus grand nombre Tout comme lrsquoeacutetait

la monodie greacutegorienne Toutefois si sur le plan strictement musical les chansons populaires et la

musique deacutefendue par lrsquoEacuteglise suivaient des regravegles proches il nrsquoen allait bien sucircr pas de mecircme en

ce qui concernait les paroles que la musique soutenait

tout ce que lrsquoeacuteglise recouvrait du voile noir du peacutecheacute et du spectre rougeoyant de lrsquoenfer srsquoeacutetalait

sans vergogne et sans honte sous les preacutetexte les plus divers Et surtout la musique en restait toujours

simple et directe aux rythmes drsquoautant plus droits et francs qursquoelle servait souvent de musique de danse

1 Citeacute par FUBINI 1983 p 55-56 2 MEYER C 2000 p 10 14 3 laquo Premiegravere proposition Que Pythagore nous a reacuteveacuteleacute lrsquoart des sons raquo MURS 2000 p 139 4 MURS 2000 p135 5 Ibid La seule mention que fait Aristote de lrsquoOdysseacutee en Politique VIII est en 1338a on notera cependant que ce nrsquoest pas un rossignol qui enchante laquo les hommes en liesse rassembleacutes sur les terrasses raquo comme le dit le Musica speculativa mais lrsquoaegravede ndash crsquoest-agrave-dire le musicien

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

83

de cette danse que lrsquoeacuteglise reacuteprouvait eacutegalement et poursuivait de ses foudres et qui eacutetait la grande

passion des laiumlcs nobles bourgeois et paysans1

Agrave la fin du XVe et au deacutebut du XVI

e siegravecle dans le nord de lrsquoItalie un genre de musique

nommeacute frotolle avait rencontreacute un grand succegraves notamment au sein de la bourgeoisie et de

lrsquoaristocratie Ces airs y eacutetaient initialement chanteacutes agrave une seule voix accompagneacutee par un consort

de trois instruments (voire du seul luth) et si par la suite ce genre devint partiellement

polyphonique lrsquoalto et le teacutenor demeuraient des voix de remplissage2 Preacutecisons cependant que les

frotolles ne preacutetendait aucunement laquo repreacutesenter raquo le sujet de leur texte3

On notera enfin au sein de la polyphonie elle-mecircme les deacutemarches de compositeurs

accordant une place importante aux meacutelodies reacuteguliegraveres et facilement identifiables ou soumettant

les diverses parties drsquoune messe agrave un thegraveme unique comme le faisait Dunstable ou celle consistant

agrave employer des meacutelodies simples et agrave srsquoefforcer de clarifier la musique savante de son temps comme

chez Dufay

Pour reacutesumer la situation ndash de maniegravere peut-ecirctre un peu simpliste ndash nous pourrions dire

que la polyphonie et plus preacuteciseacutement la polyphonie employeacutee pour la musique sacreacutee se trouvait

au XVIe siegravecle dans une situation de crise On lui reprochait essentiellement mais pour des motifs

divers sa complexiteacute excessive et gratuite

A2 CONCILIER THEacuteORIE ET PRATIQUE MUSICALES

A21 Zarlino et lrsquoHarmonie universelle

La theacuteorie zarlinienne pouvait apporter une reacuteponse agrave cette difficulteacute La deacutemarche de

Zarlino est celle drsquoun humaniste elle consiste agrave vouloir revenir agrave la theacuteorie grecque tant en la

deacutebarrassant des sophistications dont les theacuteoriciens du Moyen-acircge lrsquoavaient progressivement

lesteacutee

1 GOLEacuteA 1982 p 69 2 MICHELS 1988 p 253 Oxford II p 856 3 laquo les paroles eacutetaient aussi bien obscegravenes que sentimentales mais la musique refleacutetait assez peu leur sens raquo ARNOLD 1983 t II p 856

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

84

Successeur de Cyprien de Rore agrave la Chapelle Saint-Marc de Venise Gioseffo Zarlino (1517-

1590) avait eacuteteacute lrsquoeacutelegraveve drsquoAdrian Willaert ndash qursquoil qualifia de laquo nouveau Pythagore raquo1 Il avait accegraves agrave

Venise agrave de nombreux traiteacutes dont ceux de Ptoleacutemeacutee (ainsi que les commentaires de Porphyre) et

ceux drsquoAristide Quintilien2 Toutefois en deacutepit de cette connaissance des theacuteoriciens de lrsquoAntiquiteacute

Zarlino fonde sa propre theacuteorie (et notamment lrsquoaccord parfait majeur) sur la raison et lrsquoordre

naturel

Pour autant la conception de la nature dans laquelle srsquoinsegravere la theacuteorie musicale de Zarlino

ne diffegravere pas de celle deacutecrite par Platon et relayeacutee par Boegravece laquo Lrsquounivers dans sa totaliteacute comme

dans ses parties les plus infimes est en soi harmonieux crsquoest-agrave-dire organiseacute selon lrsquoordre et la

mesure raquo3 La nature est en outre premiegravere ce qui implique un statut pour la musique

La nature est supeacuterieure agrave lrsquoart de telle sorte qursquoil doit lrsquoimiter et non le contraire4

Lrsquoideacutee drsquoun ordre transcendant se retrouve par exemple dans lrsquoanalogie qursquoil propose entre

les voix de la polyphonie et les quatre eacuteleacutements de la tradition5

Il semblerait toutefois que se soit deacuteveloppeacutee apregraves le Moyen-acircge et donc agrave lrsquoeacutepoque ougrave

Zarlino reacutedige ses traiteacutes la distinction entre compositeur exeacutecutant et auditeur et le plaisir que

prend ce dernier agrave lrsquoeacutecoute de la musique est un critegravere important pour le compositeur Le rocircle du

pathos en musique srsquoen trouve par conseacutequent renforceacute6

Un tel soucis agrave lrsquoeacutegard des effets que peut produire la musique sur le public et la volonteacute de

concilier les aspects pratiques et theacuteoriques de la musique ne placent pas Zarlino dans une stricte

continuiteacute de Pythagore ndash quand bien mecircme il ne va pas jusqursquoagrave se reacutefeacuterer agrave Aristoxegravene

A22 Les deux sens du concept de laquo poeacutetique raquo

En quoi pourrait-on consideacuterer que Zarlino comme nous lrsquoavons affirmeacute initialement

contribue au deacuteveloppement drsquoune poeacutetique musicale

1 ZARLINO1999 IH I 2 2 FENLON 1999 p 8-9 3 VAN WYMEERSCH 1999 p 301 4 ZARLINO Sopplimenti musicali libro primo cap IIII Citeacute par VAN WYMEERSCH 1999 p 304 5 La basse correspond agrave la terre le teacutenor agrave lrsquoeau lrsquoalto agrave lrsquoair et la soprane au feu ZARLINO 1999 IH III c 58 6 laquo Le creacuteateur pensera avant tout au destinataire qui est souvent alors celui qui a commandeacute lrsquoœuvre celle-ci sera entiegraverement conccedilue pour le plaisir de lrsquoauditeur () dans la nouvelle musique qui srsquoadresse en particulier agrave chaque auditeur il faut que le compositeur trouve le moyen drsquoeacutemouvoir celui-ci raquo FUBINI 1983 p 64

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

85

Examinons en premier lieu ce que lrsquoon deacutesigne sous le terme de poeacutetique On peut le deacutefinir

de diverses faccedilons de la maniegravere la plus geacuteneacuterale possible on pourra dire que la poeacutetique deacutesigne

laquo tout ce qui a trait agrave la creacuteation ou agrave la composition drsquoouvrages dont le langage est agrave la fois la

substance et le moyen raquo1 Mais on peut aussi lrsquoenvisager comme une theacuteorie des arts ou comme

eacutetude de la creacuteation artistique parfois le terme sera eacutegalement employeacute pour les ouvrages

didactiques traitant de cette question Il nrsquoest pas certain cependant que ces deacutefinitions soient

suffisamment pertinentes afin de caracteacuteriser le rocircle que peut ecirctre ameneacute agrave jouer ici la poeacutetique

La poeacutetique drsquoune part relegraveve de la poiumlegravesis crsquoest-agrave-dire de ce qui concerne la production la

fabrication ou la creacuteation de maniegravere geacuteneacuterale drsquoobjets qui soient utiles ou non Mais cet art se

rapporte aussi au langage et par conseacutequent agrave la rheacutetorique2 Il nrsquoest pas toujours aiseacute de distinguer

les deux disciplines on pourra toutefois reacutepartir les rocircles en consideacuterant que la rheacutetorique se

penche sur les principes et les concepts qui reacutegissent le discours alors que la poeacutetique se

concentrera davantage sur la structure du discours sur son organisation concregravete lrsquoune comme

lrsquoautre toutefois se preacuteoccupent des effets produits sur le public3

La poeacutetique en effet se deacutefinit eacutegalement par une notion qui lui est essentielle celle de

mimesis laquo au-delagrave de la theacuteorie litteacuteraire poeacutetique est un autre mot pour imitation raquo4 Dans la

Poeacutetique Aristote fonde en effet drsquoembleacutee la discipline qursquoil eacutetudie sur lrsquoimitation5 cette derniegravere

caracteacuterisant drsquoailleurs aussi drsquoautres arts

Lrsquoeacutepopeacutee et le poegraveme tragique comme aussi la comeacutedie le dithyrambe et pour la plus grand

partie le jeu de la flucircte et le jeu de la cithare6

Lrsquoauteur preacutecise que lrsquoimitation est naturelle et suscite le plaisir soulignant que nous aimons

contempler laquo sous forme drsquoimage raquo ce dont lrsquooriginal suscitera le deacuteplaisir comme les cadavres7 Il

sera donc question dans les arts poeacutetiques drsquoarts susceptibles de provoquer des eacutemotions

apparemment contradictoires agrave celles qui devraient normalement se manifester crsquoest la mimesis agrave

lrsquoœuvre dans les arts poeacutetiques qui fait qursquoun objet suscitant un affect qui pourrait ecirctre caracteacuteriseacute

1 FONTAINE 1993 p 8 2 laquo Par poeacutetique nous entendons la connaissance exhaustive des principes geacuteneacuteraux de la poeacutesie raquo Il faut donc laquo examiner lrsquoapport de la rheacutetorique () dans la constitution drsquoun savoir objectif de cet objet raquo GROUPE MU 1982 p 25 3 laquo La rheacutetorique est reacuteserveacutee aux modaliteacutes de lrsquoargumentation persuasive (aux conditions pour faire de lrsquoeffet sur un auditoire) La poeacutetique traite agrave la fois (au mecircme titre) de lrsquointeacutegriteacute structurelle drsquoune œuvre mimeacutetique et de son effet particulier sur le public raquo BECK Philippe Preacuteface agrave la Poeacutetique drsquoAristote Gallimard 1996 p 9 4 ACCAOUI 2011 p 514 5 Rappelons ici que cette notion drsquoimitation deacutesigne tout autre chose que ce qui est employeacute sous ce mecircme terme en rheacutetorique le principe geacuteneacuterateur de lrsquoapprentissage impliquant le recours aux grands orateurs MOLINIE 1992 p 170 6 ARISTOTE Poeacutetique 1 1447 a 7 Op cit 4 1448 b

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

86

de neacutegatif dans la reacutealiteacute cause un affect positif dans cette laquo copie de copie raquo du reacuteel (pour reprendre

la conception platonicienne) qursquoest lrsquoimage

Pour reacutesumer nous pouvons envisager la poeacutetique comme discipline eacutetudiant lrsquoeacutelaboration

la fabrication drsquoune œuvre ou au sens de ces arts centreacutes sur la parole crsquoest-agrave-dire les arts poeacutetiques

(theacuteacirctre poeacutesie reacutecit)

A23 La poeacutetique musicale comme art poieacutetique

Le deacuteveloppement drsquoune poeacutetique musicale entendue au sens de la fabrication drsquoœuvres ndash

de composition ndash suppose pour Zarlino que lrsquoon deacutepasse lrsquoopposition entre theacuteorie et pratique

musicales Cette opposition attribueacute parfois agrave Boegravece recoupait alors la distinction entre le musicus

et le cantor le premier deacutetenant le savoir et le jugement alors que le second eacutetait un simple exeacutecutant

Cette repreacutesentation duale ne fut toutefois nullement celle de Boegravece mais srsquoeacutetablit

ulteacuterieurement On la voit en effet apparaicirctre clairement au IXe siegravecle chez Aureacutelien de Reacuteomeacute

Quelle est () la diffeacuterence entre un musicien et un chantre La mecircme qursquoentre le grammairien

et le simple lecteur la mecircme qursquoentre la raison des choses et leur forme artificielle La forme est esclave

et la raison maicirctresse Sans cette raison sans ce principe toutes choses demeurent agrave lrsquoeacutetat de germe et

la main travaille vainement agrave les mettre en œuvre1

On retrouve cette opposition dans un court poegraveme figurant dans le Micrologue de Guy

drsquoArezzo lequel connut un grand succegraves

La diffeacuterence est grande des chanteurs aux musiciens

Ceux-ci savent ceux-lagrave disent ce qui est composeacute en musique

Et celui qui dit ce qursquoil ne sait pas est reacuteputeacute une becircte2

La distinction devient un classique de la theacuteorie musicale meacutedieacutevale de Jean drsquoAffligem

dans son De musica cum tonario jusqursquoau lexique de musique eacutetabli par Tinctoris ce dernier y illustrait

drsquoailleurs par lrsquoextrait preacuteceacutedent sa propre deacutefinition du musicien (musicus) qursquoil formulait ainsi

1 Aureacutelien de Reacuteomeacute Musica disciplina Chapitre VII In REGNIER 1846 p 679 2 laquo Musicorum et cantorum magna est differentia Illi sciunt ii dicunt quae componit musica Et qui dicit qud non sapit diffinitur bestia raquo

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

87

Le musicien est celui qui assume lrsquooffice de chantre non en esclave du travail mais en observant

la meacutethode avec le secours de lrsquoeacutetude1

Si lrsquoon srsquoen tient au De institutione musica de Boegravece agrave la fin du premier livre de lrsquoouvrage les

choses ne se preacutesentent pas vraiment ainsi Non que ce qui deacutefinisse le laquo musicien raquo nrsquoy soit formuleacute

clairement

est musicien () celui qui respectant la raison soumet la science du chant non pas au service

de lrsquoœuvre mais agrave lrsquoempire de la reacuteflexion2

On y trouve mecircme une formule qursquoAureacutelien de Reacuteomeacute reprendra de maniegravere agrave peine

modifieacutee

si la main nrsquoœuvre pas selon ce que la raison lui ordonne elle agit en vain3

Si Boegravece distingue effectivement celui qui deacutetient le savoir (le musicien) de celui qui ne le

deacutetient pas il distribue lrsquoactiviteacute musicale en trois genres qui renvoient agrave trois fonctions jouer

composer juger4 Boegravece observe que les instrumentistes ceux qui jouent sont deacutenommeacutes non en

fonction de leur savoir mais de leur instrument 5 si lrsquoon considegravere la musique dans le cadre des arts

libeacuteraux il apparaicirct ainsi que les instrumentistes œuvreraient plutocirct dans celui des arts serviles (laquo ils

ne sont que des serviteurs comme nous lrsquoavons dit raquo)6 Mais nous devons constater que lrsquoideacutee de

poeacutetique musicale est expresseacutement indiqueacutee elle est exposeacutee de la maniegravere suivante

La seconde classe de gens qui font de la musique est celle des poegravetes ils srsquoadonnent au chant

moins par reacuteflexion et par raison que par un certain instinct naturel Crsquoest pourquoi il convient eacutegalement

de les dissocier de la musique7

Aussi quand bien mecircme Boegravece nrsquoaccorde le statut de musicien qursquoagrave ceux qui deacutetiennent la

connaissance rationnelle (la laquo science raquo de la musique) et refuse ainsi ce titre agrave la fois aux

1 laquo Musicus est qui perpensa ratione beneficio speculationis non operis servitio canendi officium assumit raquo TINCTORIS 1991 p 39-39a 2 BOECE 2004 p 93 3 Ibid 4 BOECE 2004 p 95 5 laquo En effet le citharegravede tient son nom de la cithare lrsquoaulegravete de lrsquoaulos et ainsi les autres et leurs instruments respectifs raquo BOECE 2004 p 93 6 Op cit p 95 7 laquo Secundum vero musicam agentium genus poetarum est () raquo BOECE 2004 p 95

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

88

instrumentistes (ceux qui jouent) et aux poegravetes (ceux qui composent) il reconnaicirct clairement la

speacutecificiteacute de lrsquoactiviteacute musicale qursquoest la poeacutetique

Pour Zarlino il semble bien que ce soit lrsquoopposition ndash abusivement precircteacutee agrave Boegravece donc ndash

entre musici et cantores et dans laquelle les activiteacutes de composition et drsquointerpreacutetation semblent

confondues qursquoil faille deacutepasser Il part en effet du principe que cette opposition prend sa source

dans la distinction entre musique speacuteculative et musique pratique 1 or face agrave une telle situation

Zarlino entend bien affirmer lrsquouniteacute de la connaissance par les sens et la raison2 Il cherchera pour

ce faire agrave promouvoir en reprenant agrave son compte le modegravele des anciens traiteacutes (ne serait-ce que

par le titre drsquoInstitution donneacute agrave son ouvrage) un enseignement laquo organiseacute en regravegles et en preacuteceptes raquo3

En conciliant la pratique et la theacuteorie il eacutelabore un ouvrage destineacute agrave de futurs compositeurs

accomplis maicirctres de la totaliteacute de leur art un ouvrage de poeacutetique musicale

Si lrsquoon srsquoen tient aux propos de Boegravece et non agrave ceux des theacuteoriciens du Moyen-acircge on

assiste moins avec le projet de Zarlino agrave la reacuteconciliation du musicus et du cantor de celui qui juge

et celui qui joue qursquoagrave une reacutehabilitation ndash et une revalorisation ndash du poegravete musical (ou

laquo meacutelopoegravete raquo) Le Istitutione Harmonische visera agrave se donner les moyens drsquoun tel projet

A3 MUSIQUE PAROLES ET AFFECTS

A31 La poeacutetique musicale comme art fondeacute sur la parole

Une poeacutetique musicale telle qursquoon peut lrsquoenvisager alors supposera eacutegalement que la

musique soit penseacutee selon le modegravele drsquoun discours4 Ce qui signifie drsquoune maniegravere ou drsquoune autre

que la musique puisse srsquoadapter aux exigences drsquoun texte ce peut ecirctre celui drsquoun madrigal ndash forme

musicale ayant succeacutedeacute aux frottoles ndash comme ceux qursquoavait composeacute Willaert celui de comeacutedies

laquo agrave lrsquoantique raquo ou plus geacuteneacuteralement du theacuteacirctre 5 ou drsquoun texte liturgique en ce qui concerne la

Contre-Reacuteforme catholique

Dans tous les cas une telle exigence invite agrave privileacutegier en musique une structure simple

susceptible de toucher lrsquoauditeur ou de lrsquointeacuteresser Il srsquoagira drsquoeacutelaborer un discours musical limpide

1 laquo Divisione della Musica in Speculativa amp in Prattica par laquale si pone la differenza tra il Musico amp il Cantore raquo ZARLINO 1999 IH Libra 1 Cap 11 2 Voir DA COL 1999 p 39-43 3 Op cit p 38 4 La poeacutetique laquo place le verbe au cœur des arts raquo ACCAOUI p 514 5 laquo le courant humaniste se traduisant dans la volonteacute de recreacuteer un theacuteacirctre musical semblable agrave celui des Grecs raquo FUBINI p 65

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

89

capable de laquo reacutejouir et distraire lrsquoesprit des auditeurs raquo1 La simplification passe par lrsquoharmonie la

laquo rationalisation des consonances raquo (drsquoune maniegravere preacutefigurant Rameau) reprenant la classification

des modes proposeacutee par Glarean srsquoappuyant sur les modes majeur et mineur Zarlino tend vers

une eacutemancipation de lrsquoancienne theacuteorie modale2

A32 La musique et les passions

Mais si la musique est appeleacutee agrave ecirctre subordonneacutee au texte crsquoest avant tout dans la

perspective de pouvoir remplir au mieux son objectif qui pour Zarlino est de plaire agrave lrsquoauditeur et

de lrsquoeacutemouvoir Mais cette finaliteacute participe dans le Institutioni Harmonische drsquoune conception qui

integravegre tout agrave la fois la penseacutee grecque heacuteriteacutee de Pythagore et Platon (la cosmologie du Timeacutee) et

lrsquoideacuteal chreacutetien exposeacute dans le De musica drsquoAugustin pour lequel la musique avait pour fin de servir

le culte du creacuteateur3 Faisant appel aux notions heacuteriteacutees de Boegravece de musica mundana et de musica

humana4 il preacutecise que la musique humaine reacutesulte de lrsquounion de lrsquoacircme et du corps par conseacutequent

des eacuteleacutements qui les composent agrave savoir les parties rationnelles et irrationnelles de lrsquoacircme5 Dans

cette vision ordonneacutee de la nature lrsquoimitation qui peut en ecirctre faite par lrsquoart et plus speacutecifiquement

par la musique sera reacutealiseacutee en srsquoaccordant au contenu du texte6

Les eacutemotions ici porteacutees par la musique sont deacutependantes de lrsquoharmonie et du rythme Mais

il convient de preacuteciser eacutegalement que si dans la theacuteorie de Zarlino le plaisir et les eacutemotions

interviennent dans lrsquoappreacuteciation des intervalles leur perception plaisante ou deacuteplaisante est la

conseacutequence drsquoune proprieacuteteacute numeacuterique7

A4 SUCCEgraveS DE ZARLINO

Chez Zarlino le contenu expressif de la musique qui exclut la contradiction entre cette

derniegravere et le texte srsquointegravegre donc dans une vision du monde heacuteriteacutee de la tradition platonicienne

Mais comme nous lrsquoavons vu lrsquoauteur du Institutioni harmonische integravegre agrave sa synthegravese ndash drsquoune

1 Zarlino IH L 3 ch 26 Trad FUBINI 1983 p 64 2 ABROMONT 2001 p 412 3 DA COL 1999 p 42 4 ZARLINO 1999 IH L 1 cap 6-7 5 Voir VAN WYMEERSCH 1999 p 302 6 laquo Il est impossible de recourir agrave une harmonie triste et agrave un rythme lent pour un sujet gai lagrave ougrave me texte portera agrave la tristesse et

aux larmes il ne conviendra pas non plus drsquoutiliser une musique emplie drsquoalleacutegresse et des rythmes leacutegers et rapides () Et je tiens agrave preacuteciser qursquoil faudra accompagner chaque phrase autant qursquoil se pourra de faccedilon telle que lagrave ougrave apparaissent la seacutecheresse la dureteacute la cruauteacute lrsquoamertume et drsquoautres sentiments semblables la musique soit de mecircme nature crsquoest-agrave-dire acircpre et dure sans jamais offenser cependant De mecircme lorsque certains mots eacutevoqueront pleurs douleurs deuils soupirs larmes et autres eacutetats drsquoacircme identiques qui lrsquoharmonie soit pleine de tristesse raquo Zarlino IH L 3 Trad Fubini 1983 p 66 7 VAN WYMEERSCH 1999 p 307

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

90

maniegravere caracteacuteristique de lrsquohumanisme ndash un corpus consideacuterable antique et meacutedieacuteval tout en

adoptant une meacutethode fondeacutee sur la raison autant que sur lrsquoeacutetude des autoriteacutes traditionnellement

reconnues Et lrsquoœuvre de Zarlino malgreacute des critiques porteacutees par Vincenzo Galilei et Girolamo

Mei rencontre un grand succegraves elle est largement traduite et commenteacutee (notamment par

Mersenne et Sweelinck) et donne lieu agrave six reacuteimpressions successives entre 1561 et 16021

Les transformations apporteacutees par la theacuteorie zarlinienne sont consideacuterables (division de

lrsquooctave en douze intervalles tentative drsquoexplication concernant les quintes et les quartes parallegraveles

laquo rationalisation des consonances raquo2 importance nouvelle accordeacutee agrave la tierce majeure) elles

constituent une sortie de la modaliteacute ancienne et preacutefigurent la tonaliteacute le contrepoint est

deacutesormais deacutefini comme laquo harmonie dans la diversiteacute raquo En outre lrsquointeacuterecirct porteacute agrave lrsquoillustration

musicale des textes est affirmeacute

Zarlino propose ainsi une reacuteponse agrave diverses critiques qui pouvaient ecirctre adresseacutees agrave la

polyphonie notamment celles concernant sa complexiteacute gratuite La volonteacute de concilier les

questions pratiques et theacuteoriques se manifeste dans bien des aspects de son œuvre De plus sa

deacutemarche est eacutegalement partie prenante de lrsquointeacuterecirct marqueacute agrave lrsquoeacutepoque pour la rheacutetorique latine ndash

ne serait-ce que dans le titre mecircme drsquoinstitution choisi pour son principal ouvrage ndash ainsi que pour

la question des affects associeacutes agrave la musique (les qualiteacutes eacutemotionnelles des accords majeurs et

mineurs)

B LE REJET DE LA POLYPHONIE

B1 ZARLINO ET MEI ndash LA MUSIQUE ET SON AUDITOIRE

Mais il ne suffit pas de mentionner lrsquoideacutee drsquoune musique eacuteloquente pour rendre compte de la

position de Zarlino Car si une telle expression traduit et agrave juste titre lrsquoinfluence du modegravele de la

rheacutetorique au XVIe siegravecle on se souviendra alors que cette derniegravere peut mettre lrsquoaccent sur lrsquoune ou

lrsquoautre des instances oratoires3 que lrsquoon connait aussi comme les laquo devoirs de lrsquoorateur raquo plaire

1 DA COL 1999 p 38 2 ABROMONT 2001 412 3 MEYER M 1993 p 23

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

91

instruire et eacutemouvoir (son public) La maniegravere de concevoir le rocircle des affects en musique sera

alors selon les cas diffeacuterente tout autant que les moyens agrave employer pour toucher lrsquoacircme de

lrsquoauditeur

B11 Lrsquoideacuteal de lrsquoars perfecta

La musique telle que Zarlino cherche agrave la promouvoir est alors parfois qualifieacutee drsquoars

perfecta ce terme deacutesigne la polyphonie et plus preacuteciseacutement la polyphonie sacreacutee franco-flamande

cette derniegravere avait eacutetendu son influence sur toute lrsquoEurope depuis le milieu du XVe siegravecle si bien

que le langage musical drsquoOckeghem ou de Palestrina eacutetait mutatis mutandis encore le mecircme laquo La

coheacuterence eacutetait telle que nrsquoimporte quel musicien franco-flamand dans quelque ville qursquoil ait pu

choisir pour y exercer son activiteacute pouvait y reconnaicirctre son propre langage musical raquo1

La reacutefeacuterence majeure pour cet ars perfecta eacutetait longtemps demeureacutee lrsquoœuvre de Josquin

Desprez qui eacutetait qualifieacute de pater musicorum par H Finck2 et dont Martin Luther avait dit laquo il est

le maicirctre de notes drsquoautres sont maicirctriseacute par elles raquo3 Cette musique restera preacutepondeacuterante jusqursquoagrave

la fin du XVIe siegravecle4

Une qualification de la polyphonie de la Renaissance comme art parfait laquo agrave quoi on ne peut

rien ajouter et apregraves quoi il ne peut rien y avoir drsquoautre que la deacutecadence raquo se trouve formuleacutee chez

Glarean5 Le mieux ne pouvait ecirctre alors que de preacuteserver un tel art ou au moins retarder lrsquoeacutecheacuteance

de son deacuteclin

Zarlino se montrait plus optimiste Selon lui son maicirctre Willaert avait permis agrave la musique

de retrouver la laquo place drsquohonneur qursquoelle tenait dans le passeacute raquo et lrsquoideacuteal de cet art parfait nrsquoeacutetait pas

compromis en deacutepit de quelques laquo symptocircmes drsquoune affection sans graviteacute raquo6

Crsquoest dans lrsquoideacutee de peacuterenniser lrsquoideacuteal drsquoune telle laquo perfection raquo que Zarlino (et agrave sa suite

Artusi) impose une reacuteglementation tregraves forte laquelle srsquoapplique agrave tous les eacuteleacutements de la

composition7 Cette musique qui leur apparaicirct indeacutepassable est donc toujours vivante agrave lrsquoeacutepoque de

la publication du Institutioni harmonische8

1 SCHRADE 1981 p 17 2 Hermann Finck Pratica musica 1556 Citeacute par VENDRIX 1999 p 9 3 ARNOLD 1983 t I p 1150 4 1594 eacutetant lrsquoanneacutee de deacutecegraves de Palestrina et de Lassus 5 Glarean Dodecachordon Bacircle 1547 p 241 In SCHRADE 1981 p 21 6 SCHRADE 1981 p 32-33 7 MALHOMME 2002 p 105 8 Op cit p 111 Selon F Malhomme en effet les deacuteveloppements de la musique agrave Venise au cours des anneacutees 1550 laquo constituent un moment de gracircce raquo

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

92

Cet ideacuteal de lrsquoars perfecta deacutefendu par Zarlino et bientocirct par son ancien eacutelegraveve Artusi srsquoappuie

sur un humanisme marqueacute par la rheacutetorique ciceacuteronienne porteacutee par Pietro Bembo le promoteur

drsquoune langue latine agrave la fois riche harmonieuse et claire autant que dans la rigueur et la modeacuteration

dans le jugement1 On retrouve en effet les valeurs ciceacuteroniennes de suaviteacute et de gracircce transposeacutees

chez Zarlino Florence Malhomme signale agrave ce sujet comment il applique la recommandation

emprunteacutee par Bembo agrave Horace de laquo taire autant que possible ce qursquoon ne peut exposer

convenablement raquo aux intervalles laquo disgracieux raquo que sont les micro-intervalles2 Lrsquoeacuteloquence

musicale de la douceur deacutefendue par Zarlino pourrait ainsi ecirctre effectivement qualifieacutee de

ciceacuteronienne

toute cantilegravene sera deacutelectable douce suave amp pleine de bonne harmonie amp apportera aux

auditeurs un agreacuteable amp doux plaisir3

Mais la maniegravere dont la musique est supposeacutee toucher lrsquoacircme de lrsquoauditeur est pour Zarlino

comme nous lrsquoavons vu preacuteceacutedemment de lrsquoordre du reflet de lrsquoharmonie du monde4

Lrsquoentrelacement des voix le contrepoint lrsquounion de la tierce et de la quinte sont autant de miroirs

de la perfection ceacuteleste Lrsquoeacutequilibre que restitue lrsquoars perfecta est celui drsquoune musique eacuteternelle et son

vecteur principal est le nombre lrsquoarithmeacutetisme de Zarlino prolonge ici le pythagorisme transmis

par Boegravece5

Si une telle laquo musique naturelle raquo6 touche lrsquoacircme de lrsquoauditeur ce nrsquoest donc pas en produisant

un effet affectif On doit alors bien distinguer cet laquo agreacuteable amp doux plaisir raquo mentionneacute par Zarlino

du plaisir associeacute aux passions bien terrestres que la musique pourrait soit eacutemouvoir soit

repreacutesenter

B12 Girolamo Mei et la critique de la polyphonie

Toutefois si dans la theacuteorie zarlinienne cette conception de la musique reproduisant ou

imitant une structure transcendante peut srsquoaccorder avec une rheacutetorique drsquoinspiration ciceacuteronienne

(celle mettant lrsquoaccent sur la modeacuteration et lrsquoeacutequilibre) lrsquoinfluence de lrsquoideacuteal humaniste de lrsquohomo

1 MEYER M 1999 p 120 2 laquo bien que lrsquoon puisse faire tout ceci commodeacutement dans une partie de la cantilegravene () on entendrait cependant dans les accompagnements des choses si malhonnecirctes qursquoil faudrait se boucher les oreilles raquo ZARLINO III 80 Trad F MALHOMME 2002 p 106 3 ZARLINO III ch 45 Trad F MALHOMME 2002 p 106 4 VAN WYMMERCH 1999 p 309 5 Voir BISARO FRANGNE 2008 p 10-11 22 6 Op cit p 11

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

93

loquens1 de la parole humaine ouvre aussi une voie vers une musique dont le modegravele serait

franchement celui du discours verbal Une tension dont on peut trouver la trace dans sa

correspondance srsquoest rapidement manifesteacutee envers la theacuteorie de Zarlino et plus largement envers

la polyphonie elle-mecircme Mais agrave quoi peut-on attribuer le deacuteveloppement drsquoune telle tension

Un des principaux acteurs en est Girolamo Mei (1519-1594) Il se consacre pleinement agrave

lrsquoeacutetude de la musique ancienne agrave partir de 1561 2 reacutedige entre 1568 et 1573 un De modis musicis

antiquorum (non publieacute) et entretient une correspondance avec Vincenzo Galilei3 et Giovanni Bardi

Lrsquoinfluence de Mei qui nrsquoeacutetait ni compositeur ni auteur de traiteacute qui drsquoailleurs (de son propre aveu)

ne savait ni jouer ni chanter ni danser4 est entiegraverement tributaire de lrsquoeacutecho qursquoen ont porteacute ses

correspondants mais elle nrsquoen fut pas moins consideacuterable5

La penseacutee de G Mei fut marqueacutee par le neacuteo-platonisme de Ficin et plus encore par

Aristote (notamment la Poeacutetique)6 Lrsquointeacuterecirct de son apport tient agrave ses recherches concernant la

theacuteorie musicale grecque et agrave sa volonteacute (commune sur ce point avec celle de Zarlino) de la

deacutebarrasser des mauvaises interpreacutetations en ayant deacuteformeacutee la compreacutehension au fil des siegravecles

Mei cependant rejette fermement la conception zarlinienne de la musique comme harmonia

mundi de la correspondance de la nature et de lrsquoart et de lrsquoassimilation de lrsquoart musical agrave la science

La veacuteritable finaliteacute de la science est totalement diffeacuterente de celle de lrsquoart puisque la fin et le

but propre agrave la science est de consideacuterer toute contingence concernant son sujet ainsi que les causes et

qualiteacutes de ce dernier afin exclusivement de sauvegarder la connaissance du vrai et du faux7

Mei preacutecise plus loin que lrsquoart nrsquoa pas agrave subir de telles contraintes Il rappelle eacutegalement que

si le travail du theacuteoricien relegraveve de lrsquointellect celui du praticien relegraveve des sens8 Crsquoest avant tout

comme un veacuteritable heacuteritier drsquoAristoxegravene que Mei se preacutesente

De ses lectures de lrsquoensemble des eacutecrits grecs alors connus (et srsquoappuyant plus

speacutecifiquement outre Aristoxegravene sur Ptoleacutemeacutee et Plutarque) Mei tire eacutegalement la conclusion que

1 Voir MALHOMME 2002 p 102 2 PALISCA 1960 p 27 3 Correspondance entameacutee agrave partir de 1572 agrave la demande de Galilei qui demande agrave Mei des eacuteclaircissements concernant les modes 4 laquo perche pur voi sapete che io non so ne cantar ne sonar ne dansare raquo Lettre de septembre 1581 agrave V Galilei in MEI 1960 p 165 5 Selon lrsquohistorien de la musique Charles Burney le Dialogo della musica antica et della moderna de Galilei (1581) serait presque entiegraverement redevable des eacutecrits de Mei (Palisca 1960 p 3) G Bardi avait quant agrave lui exposeacute les theacuteories de Mei concernant les modes dans un essai adresseacute agrave Caccini (Op cit p 57) 6 PALISCA 1960 p 34-35 7 Lettre agrave V Galilei du 08 mai 1572 MEI 1960 p 65 103 8 Lettre agrave V Galileacutee du 22 novembre 1577 Op cit p 66 123

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

94

la musique grecque est fondamentalement monodique et qursquoelle suit les inflexions de la prosodie

Concentrant ses forces en une seule direction la monodie peut eacutemouvoir efficacement alors que la

polyphonie meacutelange les contraires annule les effets produits par les divers eacuteleacutements musicaux

(modes mouvements meacutelodiques rythmes) et brouille de ce fait lrsquoacircme de lrsquoauditeur1

Lrsquoarticulation des affects et du discours chez Mei nrsquoest pas celle de Ciceacuteron ou de Bembo

mais celle donneacute par Aristote dans la Poeacutetique la musique nrsquoa pas vocation agrave adoucir les mœurs

mais agrave purger les passions violentes Mei se base sur lrsquoideacutee drsquoun musicien qui est eacutegalement poegravete2

crsquoest-agrave-dire drsquoune musique poeacutetique pour deacutevelopper une argumentation quant agrave la valeur de la

musique grecque ancienne et la faiblesse de la musique moderne Ce sont les qualiteacutes propres agrave la

meacutelodie simple qui auraient donneacute aux musiciens-poegravetes grecs une opportuniteacute interdite depuis par

la polyphonie

exprimer complegravetement et efficacement tout ce qursquoils souhaitaient faire comprendre agrave travers

le discours chanteacute au moyen et agrave lrsquoaide des hauteurs de la voix () accompagneacutees du tempeacuterament

reacutegulier de rapiditeacute et de lenteur articulant les parties de sa composition en fonction des qualiteacutes qui

[par leur nature propre] eacutetaient adapteacutees agrave une affection deacutetermineacutee

Les conclusions de G Mei qui entraient en opposition frontale avec la theacuteorie de Zarlino

allaient bientocirct trouver un eacutecho agrave la fois theacuteorique (avec la Camerata Bardi) et pratique (Caccini

Monteverdi) On ajoutera toutefois que la conception poeacutetique de la musique se manifestait deacutejagrave

au sein mecircme de la musique polyphonique produite y compris agrave Venise Cyprien de Rore

preacutedeacutecesseur de Zarlino agrave la chapelle Saint Marc appliquait en effet agrave la musique la ceacutelegravebre formule

drsquoHorace Ut pictura poesis erit (laquo la poeacutesie sera comme la peinture raquo) en reprenant la tradition

rheacutetorique de lrsquoekphrasis3 crsquoest-agrave-dire de la description Compositeur de madrigaux Rore utilisait en

effet des imagines musicales destineacutes agrave laquo renforcer le choc eacutemotionnel raquo4 Au sein drsquoun genre

polyphonique on trouve ainsi une recherche technique eacutetonnamment voisine de ce qursquoindique Mei

au sujet des poegravetes-musiciens grecs

Chaque mot important ou presque semble eacutevoquer une image sonore correspondante Les

tonaliteacutes et intervalles mineurs et majeurs expriment respectivement la tristesse et la joie les notes

ascendantes symbolisent des mots comme laquo ciel raquo les tessitures graves des mots comme laquo terre raquo Il

1 ABROMONT 2001 p 412 2 Lettre agrave V Galilei du 08 mai 1572 MEI 1960 p 71 116 3 Dans lrsquoAntiquiteacute lrsquoekphrasis est un type de discours qui relegraveve du domaine des laquo exercices preacuteparatoires raquo destineacutes aux eacutetudiants PERNOT 2000 p 194-196 4 MALHOMME p 110

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

95

utilise la dissonance pour exprimer la souffrance ou la lutte et il place des meacutelismes sur les mots qui

sans tendre vers une expression agrave programme requiegraverent une accentuation Les intervalles difficiles

constituent un autre moyen de traduire les eacutemotions1

B13 La musique au service de la parole

Lrsquoinfluence des studia humanitas qui marque profondeacutement la musique italienne du XVIe

siegravecle peut se traduire de diffeacuterentes maniegraveres soit agrave travers lrsquoideacuteal ciceacuteronien de sagesse et

drsquoeacutequilibre qui peut srsquointeacutegrer agrave la tradition heacuteriteacutee de Pythagore et Boegravece soit dans le modegravele de la

poeacutetique drsquoAristote et Horace Mais si la musique se calque sur la poeacutesie elle est alors conduite agrave

en adopter les meacutethodes le recours aux images et agrave lrsquoimitation 2 ce faisant elle srsquoeacuteloigne de ce

statut de science qui eacutetait auparavant le domaine des musici 3 crsquoest la conseacutequence drsquoune vision

empirique de la musique heacuteriteacutee drsquoAristoxegravene et remise agrave lrsquohonneur par Mei En outre lrsquoideacutee drsquoune

musique au service de la parole (expliciteacutee par Mei drsquoune maniegravere speacutecifique mais toutefois tregraves

largement partageacutee) ne peut aucunement ecirctre rapporteacutee agrave la conception grecque de la musique car

dans cette derniegravere mode et contenu verbal ne sont pas seacuteparables Ainsi lrsquoideacuteal humaniste va

conduire agrave terme agrave une laquo nouvelle raquo pratique musicale

B2 MISE EN CAUSE DrsquoUNE MUSIQUE laquo GOTHIQUE raquo

B21 La camerata Bardi

Lrsquoideacutee de mettre la musique au service de la parole ndash en reprenant le modegravele grec promu

par Mei ndash trouvera un eacutecho remarquable agrave Florence gracircce agrave une association informelle mais

influente connue sous le nom de Camerata fiorentina Cette expression deacutesigne en fait deux

regroupements successifs drsquoartistes et drsquointellectuels Le premier se reacuteunissait durant les anneacutees

1573 et 15924 chez le comte Giovanni dersquo Bardi (1534-1612) drsquoougrave le nom de Camerata Bardi qui

lui est resteacute5 le second agrave partir de 1592 et au deacutebut du siegravecle suivant autour de Jacopo Corsi et

Jacopo Peri

1 ARNOLD 1983 t II p 69 2 MALHOMME 2002 p 110 3 BISARO FRANGNE 2008 p 16 4 La premiegravere reacuteunion se serait deacuterouleacutee le 14 janvier 1573 HEUILLON 1993 p 57 5 Le nom de Camerata Bardi serait apparu pour la premiegravere fois en 1600 chez Caccini dans une deacutedicace de lrsquoEuridice ABROMONT 2001 p 416

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

96

Aupregraves du comte Bardi se trouvaient notamment Vincenzo Galilei et Giulio Caccini qui

semble-t-il y aurait acheveacute sa formation de musicien1 Ce que dit Caccini agrave ce sujet illustre bien la

ligne qui allait ecirctre suivie agrave lrsquoexemple des observations de Mei

Je puis dire en veacuteriteacute pour avoir freacutequenteacute agrave lrsquoeacutepoque ougrave elle rayonnait agrave Florence la tregraves

vertueuse Camerata de lrsquoIllustrissime Signor Giovanni Bardi dersquo Conti di Vernio ndash ougrave se reacuteunissait non

seulement une grande partie de la noblesse mais encore les plus eacuteminents musiciens les grands esprits

les poegravetes et philosophes de la ville ndash que jrsquoai plus appris de leurs doctes entretiens que je ne lrsquoai fait de

trente anneacutees de contrepoint car ces tregraves savants gentilshommes mrsquoont toujours encourageacute et par leurs

arguments lumineux ameneacute agrave deacutedaigner cette sorte de musique qui empecircchant drsquoentendre les paroles

ruine et lrsquoideacutee et le texte qursquoelle allonge les syllabes ou les abregravege pour se plier au contrepoint laceacuterant

par lagrave-mecircme la poeacutesie2

B22 Radicalisation de la critique de la polyphonie ndash Vincenzo Galilei

Vincenzo Galilei (1520-1591) joua un rocircle important au sein de la premiegravere camerata Il reprit

agrave son compte la critique adresseacutee par Mei mais il agit avec laquo lrsquoenthousiasme drsquoun croiseacute raquo lagrave ougrave

son correspondant srsquoeacutetait montreacute bien plus modeacutereacute3 Selon les termes de ses amis Galilei avait

proceacutedeacute agrave une laquo deacuteclaration de guerre raquo4 envers les contrapuntistes et le laquo ramassis de

monstruositeacutes raquo5 que contenait cette musique de laquo Goths raquo (crsquoest-agrave-dire celle des Franco-flamands)6

Contrairement agrave Mei toutefois Galilei eacutetait un veacuteritable musicien luthiste chanteur

compositeur et theacuteoricien Il eacutetait alleacute eacutetudier agrave Venise aupregraves de Zarlino avant drsquoengager une

poleacutemique avec ce dernier agrave travers son Dialogo della musica antica et della moderna (1581) Dans ce

texte il reproche notamment agrave son ancien maicirctre (agrave la lumiegravere de sa correspondance avec Mei) ses

lacunes concernant les sources grecques Galilei eacutetait eacutegalement marqueacute par Giorgio Vasari (1511-

1574) et sa conception de lrsquohistoire de lrsquoart7 Alors que les Grecs auraient eacuteteacute les inventeurs de la

musique les Romains lrsquoavait neacutegligeacutee en tant qursquoart libeacuteral avant que le deacutesastre srsquoachegraveve avec les

barbares du Nord8 Et mecircme si depuis Gaffurius Glarean et Zarlino lrsquoavaient rameneacutee agrave la vie

mecircme si des compositeurs tels que Ockeghem Josquin ou Willaert avaient su innover9 la

1 HEUILLON 1993 p 58 2 CACCINI 1993 p 86 3 PALISCA 1960 p 74 4 SCHRADE 1981 p 40 5 Ibid 6 Terme employeacute par Pietro dersquo Bardi (un des fils de G dersquo Bardi) dans une lettre adresseacutee agrave GB Doni HEUILLON 1993 p 22 7 SCHRADE 1981 p 36 Crsquoest chez Vasari que lrsquoon trouve les termes de laquo Renaissance raquo ainsi que de laquo gothique raquo pour deacutesigner le Moyen-acircge 8 SCHRADE 1981 p 36 9 Op cit p 37

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

97

polyphonie avait enfermeacute lrsquoart musical dans un reacuteseau de lois inviolables1 mais aucunement en

mesure de lui permettre drsquoacceacuteder agrave lrsquoideacuteal des Grecs Aussi pour Galilei la polyphonie de la fin

du XVIe siegravecle ne meacuteritait plus ecirctre qualifieacutee drsquoars perfecta

Car () depuis Cipriano de Rore musicien qui excellait agrave eacutecrire cette sorte de contrepoint et

jusqursquoagrave aujourdrsquohui la musique srsquoest abaisseacutee plus qursquoelle ne srsquoest eacuteleveacutee2

Dans le meilleur des cas la laquo perfection raquo de la polyphonie serait seulement relative aux

critegraveres propres aux Franco-flamands Or il est aveacutereacute que pour Galilei pour ses collegravegues de la

Camerata Bardi et pour bien des musiciens agrave venir ces critegraveres entrent en conflit avec ce que doit

ecirctre la vraie musique celle conccedilue agrave la lecture des Grecs Pour Agostino Agazzari par exemple3

les musiques polyphoniques srsquoavegraverent deacutefectueuses

cela provient du fait de ne pas comprendre son but [celui de la veacuteritable musique] son rocircle et

ses preacuteceptes ne voulant faire tenir lensemble que par lobservation des fugues et limitation des notes

et non par laffect et la repreacutesentation des paroles4

Lrsquoappui sur la lecture des textes des Anciens pour Galilei et plus geacuteneacuteralement pour les

membres de la Camerata Bardi ne doit pas induire en erreur en ce qui concerne lrsquoobjectif viseacute agrave

savoir lrsquoavegravenement drsquoune nouvelle musique Le paradoxe que semble contenir lrsquoattaque de Galilei

envers une moderna prattica ayant perdu la grandeur propre agrave la musica antica mise en regard avec la

critique des musiques elles aussi laquo modernes raquo formuleacutee par un deacutefenseur de la polyphonie comme

Artusi nrsquoest qursquoapparent Drsquoune part en effet lrsquoancienne pratique musicale qui est valoriseacutee est

dans un cas celle de lrsquoAntiquiteacute grecque dans lrsquoautre celle de la tradition polyphonique Et drsquoautre

part la musique laquo moderne raquo qui est deacutenonceacutee est bien dans les deux cas une musique joueacutee agrave la

fin du XVIe siegravecle mais il srsquoagit bien sucircr de deux musiques diffeacuterentes

Toutefois pour retrouver la laquo veacuteritable raquo musique il ne suffisait ni drsquoen retrouver les

sources comme lrsquoavait permis Mei ni de se contenter de telles consideacuterations theacuteoriques et

drsquoestimer laquo suffisant de savoir deacutemecircler ce qui eacutetait veacuteritablement ancien de ce qui ne lrsquoeacutetait pas raquo5

Restaurer la capaciteacute de la musique agrave servir le texte et exprimer les passions supposait une maicirctrise

musicale que Galilei ne posseacutedait pas

1 Op cit p 41 2 Galilei Dialogo della musica antica et della moderna p 20 Voir SCHRADE 1981 p 38 3 Agostino Agazzari (1578-1640) Compositeur et organiste nommeacute en 1603 maicirctre de chapelle agrave Rome 4 AGAZZARI 2007 p 11 5 SCHRADE 1981 p 42

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

98

B3 LES MOYENS DE LA MUSIQUE EXPRESSIVE ndash CACCINI

B31 Rheacutetorique et stile rappresentativo

Par quelle meacutethode technique retrouver la puissance eacutemotive attribueacutee agrave la musique de la

Gregravece antique Dans sa deacutedicace de son Euridice agrave Bardi Giulio Caccini (ca 1550-1618) qualifie le

genre drsquoeacutecriture vocale qursquoil a mis au point agrave cette fin par lrsquoexpression laquo stile rappresentativo raquo

Ce qursquoil srsquoagit de repreacutesenter crsquoest lrsquoacircme humaine et ses affects Or drsquoapregraves Aristote dont

lrsquoinfluence est alors tregraves grande (comme nous lrsquoavons vu pour Mei) il existe un certain son qui est

produit par lrsquoecirctre animeacute1 la voix En outre toujours selon Aristote laquo Les sons eacutemis par la voix

sont les symboles des eacutetats de lrsquoacircme raquo 2 cette association eacutetroite entre lrsquoacircme et la voix est alors

courante3 Si le but viseacute est de repreacutesenter lrsquoacircme et ses passions et si la voix est geacuteneacutereacutee par lrsquoacircme

et en symbolise les eacutetats la maniegravere de parler apparaicirct degraves lors comme un modegravele crsquoest pourquoi

Nicola Vicentino surtout connu pour son travail sur les micro-intervalles4 indique eacutegalement

comment il est possible en musique de recourir agrave des meacutethodes emprunteacutees agrave lrsquoart oratoire

profeacuterer doucement et fort rapidement et lentement et selon les paroles modifier la pulsation

pour exprimer les effets des passions de celle-ci () lrsquoexpeacuterience de lrsquoOrateur nous lrsquoenseigne agrave travers

la maniegravere qursquoil a dans lrsquoart oratoire de dire fort puis doucement lentement puis plus vite et par cela

il eacutemeut notablement son auditoire5

Crsquoest bien la rheacutetorique qui est proposeacutee ici comme le modegravele agrave suivre pour produire la

veacuteritable musique tant rechercheacutee Dans sa premiegravere preacuteface au Nuovo musiche (1601) Caccini y fait

clairement reacutefeacuterence

je me suis toujours efforceacute de chercher de nouvelles voies ndash dans la mesure ougrave la nouveauteacute

peut permettre au musicien drsquoatteindre son but plaire et eacutemouvoir les passions de lrsquoacircme6

1 ARISTOTE De lrsquoacircme II 8 5-6 2 ARISTOTE De lrsquointerpreacutetation 16a 3-5 3 Comme dans une lettre de G C Maffei consacreacutee agrave lrsquoapprentissage du chant et indiquant que laquo La voix (comme le dit [Aristote] dans son livre sur lrsquoacircme) est donc un son que geacutenegravere lrsquoacircme par la reacutepercussion de lrsquoair dans la tracheacutee afin de signifier quelque chose raquo Giovanni Camillo Maffei Lettre sur le chant Napoli 1562 Citeacute par HEUILLON 1993 p 27-28 4 Nicola Vicentino (1511-1576) avait eacuteteacute eacutelegraveve de Willaert On le connaicirct eacutegalement pour lrsquoeacutelaboration de divers instruments destineacutes agrave soutenir ses deacutemonstrations concernant les genres chromatiques et enharmonique de la musique grecque comme ce clavecin de 132 touches nommeacute arcicembalo Oxford II p 888 ABROMONT 2001 p 411 5 Vicentino Lrsquoantica musica ridotta alla moderna prattica (1555) Voir HEUILLON 1993 p15 6 CACCINI 1993 p 98

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

99

B32 Limites du modegravele oratoire

La question se pose toutefois de savoir comment srsquoarticulent drsquoune part lrsquoattachement de la

musique aux paroles et drsquoautre part la repreacutesentation des passions par la musique Les deux enjeux

sont souvent citeacutes conjointement comme srsquoils allaient neacutecessairement de pair Pourtant si dans le

premier cas crsquoest bien agrave la soumission de la musique agrave la parole que lrsquoon doit la preacutesence de lrsquoart

oratoire dans le second la rheacutetorique joue le rocircle indirect drsquoun modegravele et elle devient proprement

musicale Rien ne devrait imposer par principe que la repreacutesentation des affects implique

exclusivement que lrsquoon imite la voix plutocirct que drsquoautres eacuteleacutements auxquels la musique est

couramment associeacutee (comme les gestes ou la respiration) Et crsquoest pourtant ainsi que les choses

sont preacutesenteacutees laquo Drsquoabord les mots ensuite la musique raquo cette regravegle est le fondement incontesteacute

de la nouvelle pratique de la musique tant attendue par la Camerata Bardi et lrsquoideacutee que la

repreacutesentation des passions puisse reposer sur un principe exteacuterieur agrave la parole (mais propre agrave la

musique) est tout simplement absente Ceci alors mecircme que Galilei lui-mecircme avait bien pris soin

drsquoavertir les musiciens du risque qursquoil y aurait agrave vouloir suivre le texte mot agrave mot et proceacuteder agrave une

succession drsquoaffetti contradictoires il convenait plutocirct de deacutefinir et exprimer uniquement lrsquoaffetto

principal drsquoun passage donneacute du texte1 On peut alors supposer que chez Galilei et nombre de ses

collegravegues le rejet de la polyphonie eacutetait tel que la possibiliteacute de srsquoappuyer sur autre chose que la

parole en quelque domaine que ce soit ndash y compris pour la repreacutesentation drsquoun affetto ndash srsquoen trouvait

ignoreacutee La primauteacute du texte est indiscutable et crsquoest donc drsquoune certaine maniegravere lrsquoideacutee drsquoune

poeacutesie musicale (ou musicaliseacutee) qui domine

Tant dans le madrigal que dans lrsquoair je me suis toujours attacheacute agrave lrsquoimitation du sens du texte

recherchant suivant les sentiments qursquoil manifestait ces notes plus ou moins expressives qui recelaient

une gracircce particuliegravere parce que jrsquoavais cacheacute en elles ndash autant que je le pouvais ndash lrsquoart du contrepoint2

Dans ces conditions on ne sera pas surpris que le stile rappresentativo ait englobeacute plus

speacutecifiquement une technique de chant nommeacutee recitar cantando une deacuteclamation tregraves proche du

texte (mais qui agrave la diffeacuterence du reacutecitatif ne sacrifie aucunement la musicaliteacute) Pour autant si la

rheacutetorique se trouvait appeleacutee agrave fournir un modegravele permettant agrave la fois le suivi du texte verbal et la

repreacutesentation des passions on ne peut consideacuterer que la nouvelle musique ait franchement et

meacutethodiquement deacuteveloppeacute ce modegravele crsquoest plutocirct de lrsquoemploi de certains aspects particuliers de

1 SCHRADE 1981 p 41-42 2 CACCINI 1993 p 91

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

100

la rheacutetorique qursquoil faut parler Chez Caccini par exemple lrsquoapplication des figures rheacutetoriques agrave la

musique est tregraves limiteacutee

Jrsquoassimilerai lrsquousage des figures et des couleurs rheacutetoriques dans lrsquoeacuteloquence aux laquo passaggi raquo

laquo trilli raquo et autres semblables ornements1 que ccedila et lagrave agrave bon escient lrsquoon peut introduire pour lrsquoexpression

des passions2

B33 Pertinence du modegravele oratoire

Caccini mentionne en revanche trois eacuteleacutements veacuteritablement importants pour reacutealiser une

musique expressive laquo le patheacutetique la diversiteacute des aspects qursquoil peut prendre et la sprezzatura raquo3

Ce que Caccini deacutesigne par patheacutetique est laquo une certaine expression du mot et de sa

signification apte agrave eacutemouvoir la passion chez qui lrsquoeacutecoute raquo Crsquoest cette laquo certaine expression raquo qui

tient agrave lrsquointensiteacute du chant4 qui provoquera donc chez lrsquoauditeur lrsquoaffetto voulu ndash lequel est donc

bien ici le mecircme que celui qui est exprimeacute

Le deuxiegraveme eacuteleacutement mentionneacute ndash la diversiteacute dans lrsquoexpression ndash renvoie agrave la notion

rheacutetorique de convenance le style choisi par lrsquoorateur doit ecirctre adapteacute agrave son sujet et plus

preacuteciseacutement lorsqursquoil y a passage drsquoune passion agrave une autre

Quant agrave la notion de sprezzatura elle ressort de lrsquoideacuteal courtisan suivi par Caccini elle fait

reacutefeacuterence agrave un personnage aristocratique largement deacutefini par son apparence Le terme qui deacutesigne

une forme de nonchalance avait eacuteteacute forgeacute par Baldassare Castiglione (1478-1529) dans son traiteacute

du Parfait courtisan5 Castiglione cherchait agrave deacutefinir sous ce terme une forme de gracircce dans le

comportement6 Caccini deacutecide par conseacutequent drsquoadapter une telle maniegravere de cacher lrsquoart par lrsquoart

agrave la musique en suspendant ndash en neacutegligeant en quelque sorte ndash par moment lrsquoapplication stricte

des regravegles musicales ce choix est exposeacute degraves 1601

lrsquoideacutee me vint drsquointroduire une musique drsquoun genre nouveau ougrave lrsquoon pucirct quasi discourir en

musique y adoptant comme je lrsquoai deacutejagrave dit ailleurs certaine noble laquo sprezzatura di canto raquo passant parfois

par des dissonances cependant que la basse tenait la note7

1 Dans sa premiegravere preacuteface du Nuovo musiche Caccini deacutecrit les esclamazioni trilli et gruppi 2 CACCINI 1993 p 120 3 Op cit p 119-120 4 laquo la modulation du piano et du forte raquo CACCINI 1993 p 120 5 Publieacute en 1528 Preacutecisons que si certains aspects du traiteacute de Castiglione illustrent une volonteacute de pure efficaciteacute cette derniegravere tient largement agrave lrsquoenjeu politique de son propos en outre le traiteacute du Parfait courtisan nrsquoen vante pas moins la digniteacute morale de lrsquoorateur 6 Pour Castiglione laquo il faut fuir autant qursquoil est possible comme un eacutecueil tregraves aceacutereacute et dangereux lrsquoaffectation et pour employer peut-ecirctre un mot nouveau faire preuve en toute chose drsquoune certaine sprezzatura qui cache lrsquoart qui montre que ce que lrsquoon a fait et dit est venu sans peine et presque sans y penser Crsquoest de lagrave je crois que deacuterive surtout la gracircce raquo Voir HEUILLON 1993 p 67 7 CACCINI 1993 p 88

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

101

Lrsquoauteur du Nuevo musiche donnera en 1614 dans sa seconde preacuteface une deacutefinition de ce

proceacutedeacute agrave la fois plus technique et plus ouvertement associeacutee agrave la rheacutetorique

La laquo sprezzatura raquo est cette gracircce que lrsquoon confegravere au chant par la diminution des croches et

doubles croches de certaines notes dans le respect de la pulsation lui ocirctant ainsi cette eacutetroite finitude

cette seacutecheresse pour le rendre plaisant libre et meacutelodieux de mecircme que dans le parler commun

lrsquoeacuteloquence et lrsquoinvention rendent eacutevidentes et agreacuteables les choses dont on parle1

On peut preacuteciser que le deacuteveloppement drsquoune musique mise au service de la parole est

contemporain de lrsquousage du continuo (ou laquo basse continue raquo) Si cette maniegravere de jouer existait deacutejagrave

depuis quelques deacutecennies la nouvelle pratique de la musique ndash qui suivait le texte en privileacutegiant

la monodie ndash allait lui donner un essor important

La reacutepartition des rocircles au sein des instruments fait drsquoailleurs ressortir plus clairement la

relation entre la monodie et lrsquoexpression des passions Les instruments sont pour Agazzari diviseacutes

en deux classes ceux qui constituent le fondement et ceux qui constituent lrsquoornement Ceux de la

premiegravere classe sont lrsquoorgue le clavecin le luth le theacuteorbe la harpe etc En drsquoautres termes les

instruments polyphoniques capables de produire lrsquoharmonie La maniegravere dont les instruments

servant le fondement doivent intervenir est la suivante

dans ces situations ils doivent tenir lrsquoharmonie de maniegravere ferme sonore et continuelle pour

soutenir la voix en jouant tantocirct piano tantocirct forte selon la qualiteacute et la quantiteacute des voix du lieux et

de lrsquoœuvre en ne reacutepeacutetant pas trop les notes sur les cordes pendant que la voix fait un passage ou

quelque affect de faccedilon agrave ne pas lrsquointerrompre2

B4 LA THEacuteORIE DES PASSIONS DE LA CAMERATA BARDI

B41 Catharsis

Comme nous lrsquoavons remarqueacute la maniegravere dont les passions sont produites sur lrsquoauditoire

ne suscite aucun deacutebat particulier au sein de la Camerata Bardi

On peut voir dans cet eacutetat de fait comme en ce qui concerne la primauteacute accordeacutee agrave la

parole sur la musique une influence drsquoAristote et plus preacuteciseacutement de son concept de mimesis Le

1 Op cit p 120 2 AGAZZARI 2007 p 6

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

102

recours au principe de lrsquoimitation est drsquoailleurs agrave partir du milieu du XVIe siegravecle commun agrave

lrsquoensemble des arts1 Dans la Poeacutetique Aristote expose comment peut ecirctre opeacutereacutee la reacutegulation des

mœurs mais non par une musique qui communiquerait des passions modeacutereacutees faccedilonnant

positivement le caractegravere (comme peuvent le faire certains modes chez Platon ou Aristote lui-

mecircme ndash dans la Politique) Il est question cette fois de purger lrsquoacircme des passions violentes au moyen

de la catharsis Une musique mise au service de la parole interviendrait alors comme le font les arts

poeacutetiques

Si lrsquoon se tourne vers la nature et le fonctionnement des passions afin de comprendre

pourquoi la repreacutesentation drsquoune passion eacutetait supposeacutee eacuteveiller la mecircme chez lrsquoauditoire il nrsquoest

pas difficile de trouver une explication pleinement satisfaisante Agrave titre drsquoexemple un texte de

Lorenzo Giacomini donne en 1586 les indications suivantes

la passion nrsquoest rien drsquoautre que lrsquoagreacutement ou la fuite par lrsquoacircme drsquoun objet quelconque qursquoelle

reconnaicirct comme convenable ou non convenable () De leurs combinaisons [de lrsquoalleacutegresse la tristesse

le plaisir ou la douleur] sont constitueacutees les autres passions qui ne sont ni simples ni pures () [Elles

procegravedent drsquoune] alteacuteration interne des vapeurs ou des qualiteacutes actives par de tristes penseacutees ou par des

accidents exteacuterieurs2

On retrouve dans ces lignes des caracteacuteristiques classiques attribueacutees aux passions la

polariteacute entre le plaisant et le deacuteplaisant la distinction entre passions de bases et passions deacuteriveacutees

leur combinaison le rocircle de pheacutenomegravenes physiologiques Bien des traits mentionneacutes par Giacomini

preacutefigurent drsquoailleurs drsquoautres theacuteories agrave venir Le propos est donc loin drsquoecirctre sans pertinence

Pour autant lrsquoanalyse proposeacute se reacutevegravele surtout centreacutee sur une meacutecanique des passions

consideacutereacutees comme des pathologies dont il conviendrait de se deacutebarrasser

pour eacuteloigner la douleur pour srsquoalleacuteger et se libeacuterer de lrsquoanxieacuteteacute il [le cœur] remue comme

remuent le poumon et les autres organes de la voix lrsquoon pousse alors des cris et des geacutemissements si

lrsquoesprit ne les empecircchent pas Par ces moyens lrsquoacircme chargeacutee de meacutelancolie se deacutecharge et eacutevacue les

penseacutees douloureuses et les afflictions qui eacutetaient en elle Apregraves quoi elle reste libre et leacutegegravere agrave tel point

que mecircme si elle le deacutesirait elle ne pourrait plus pleurer srsquoeacutetant consumeacutees ces vapeurs (matiegravere des

pleurs) qui remplissaient la tecircte () Et cette purgation cet alleacutegement elle les fait avec quelque plaisir

par le moyen des larmes3

1 ACCAOUI 2011 p 515 2 Lorenzo Giacomini dersquoTebalducci Malespini Della purgazione della tragedia 1586 In HEUILLON 1993 p 15 3 HEUILLON 1993 p 16-17

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

103

Crsquoest bien lrsquoideacutee de la catharsis qui est reprise et illustreacutee ici (explicitant au passage la

possibiliteacute apparemment contradictoire que lrsquoacircme puisse eacuteprouver laquo quelque plaisir par le moyen

des larmes raquo) Et agrave ce titre le propos de Giacomini donne bien raison au fait que lrsquoon puisse dans

un but moral employer la musique afin de susciter des passions violentes ou neacutegatives Mais cela

nrsquoexplique toujours pas pourquoi lrsquoexpression drsquoune passion deacutetermineacutee devrait eacuteveiller chez

lrsquoauditeur cette mecircme passion Agrave quoi peut tenir ce lien consideacutereacute comme eacutevident entre catharsis et

stile rappresentivo permettant que la premiegravere puisse ecirctre mise en œuvre par le second

B42 Sympathie universelle et physiognomonie

Mecircme si nous ne la trouvons pas expresseacutement formuleacutee lrsquoideacutee stoiumlcienne de sympathie

universelle semble bien procurer un fondement conceptuel Les diverses parties du monde y sont

unies par un mecircme souffle divin Reprise par Plotin la question de la sympathie trouve un eacutecho

favorable agrave la Renaissance agrave travers des auteurs sensibles eacutegalement aux questions drsquoeacutesoteacuterisme

comme lrsquoeacutetait Paracelse

Mais lrsquoinfluence de la notion de physiognomonie est peut-ecirctre plus deacutecisive Heacuteriteacutee de

lrsquoAntiquiteacute (dont un premier traiteacute Physiognomica œuvre du Lyceacutee) et perpeacutetueacutee au Moyen-acircge par

un traiteacute attribueacute faussement agrave Aristote (le Secretum secretorum)1 cette conception eacutetait eacutegalement

bien preacutesente au XVIe siegravecle agrave travers les ouvrages de Cardan2 ou de Della Porta3 La notion drsquoune

telle physiognomonie portait sur la mise en correspondance de la physiologie du visage drsquoune

personne avec son caractegravere Mais elle leacutegitimait plus geacuteneacuteralement lrsquoideacutee que lrsquoon puisse laquo imiter

les passions en repreacutesentant les manifestations de leurs signes exteacuterieurs raquo4 Aussi ne sera-t-on pas

surpris de retrouver chez G Bardi une conception voisine appliqueacutee cette fois au son de la voix

Qui donc ignore que les ivrognes et ceux qui somnolent parlent geacuteneacuteralement dans le grave et

lentement que les hommes importants discourent drsquoune voix meacutediane calme et magnifique et que ceux

qui sont en colegravere ou affligeacutes par de grands maux srsquoexpriment dans lrsquoaigu et de maniegravere animeacutee (concitata)5

Que la relation entre repreacutesentation et communication drsquoun affect srsquoappuie sur le concept

de la sympathie stoiumlcienne ou de lrsquoamitieacute platonicienne il importe ici avant tout de remarquer que

le problegraveme se trouve ignoreacute Mais un tel laquo retour raquo agrave la musique des Anciens est-il bien un retour

1 Voir LOREE 2012 2 De metoposcopia 1558 3 Giambatista Della Porta De humana Physiognomona 1586 4 HEUILLON 1993 p 11 5 Giovanni dersquoBardi Discours envoyeacute agrave Giulio Caccini dit le Romain sur la musique antique et la maniegravere de bien chanter 1578 Ibid

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

104

agrave lrsquoidentique Il se pourrait que le cadre humaniste ait influenceacute un tel mouvement en le centrant

sur lrsquoindividu Comme le remarque aujourdrsquohui F Wolff

Crsquoest avec cette expressiviteacute communicative et cet art total des Anciens que lrsquoon preacutetend

renouer en Italie agrave la fin de la Renaissance () Cependant on infleacutechit inconsciemment la theacuteorie

ancienne La musique laquo repreacutesente raquo des dispositions moins anthropologiques qursquoindividuelles Et moins

des dispositions constantes agrave agir des caractegraveres que des eacutetats passionnels momentaneacutes des eacutemotions1

Pour reacutesumer la situation concernant les bases theacuteoriques sur lesquelles repose lrsquoideacutee drsquoune

identiteacute postuleacutee entre lrsquoaffect exprimeacute et lrsquoaffect ressenti ndash une ideacutee centrale pour les gens comme

Mei Galilei ou Caccini ndash nous dirons qursquoelles ne peuvent ecirctre clairement eacutetablies mais qursquoon trouve

dans le contexte geacuteneacuteral de lrsquoeacutepoque (lrsquoheacuteritage grec ndash Platon Aristote et les Stoiumlciens ndash et la maniegravere

dont il pouvait ecirctre interpreacuteteacute par les philosophes de la Renaissance) un terrain pouvant rendre

compte de la situation Mais ce terrain est-il le seul apanage des membres de la Camerata Bardi

C AVEgraveNEMENT DrsquoUNE SECONDA PRATTICA DE LA MUSIQUE

C1 ARTUSI ET LA DEacuteFENSE DE LrsquoARS PERFECTA

Lrsquoideacutee drsquoune correspondance entre les diverses parties du monde se retrouve bien entendu

eacutegalement dans la tradition de lrsquoharmonie universelle heacuteriteacutee de Pythagore et de Platon Formuleacutee

plus particuliegraverement dans le Timeacutee2 ou dans la Reacutepublique3 cette theacuteorie drsquoune harmonie universelle

1 WOLFF 2015 p 240 Lrsquoauteur souligne agrave ce sujet la diffeacuterence entre la relation de lrsquoart agrave lrsquohumaniteacute conccedilue selon les Anciens (un modegravele geacuteneacuteral) et selon les Modernes (un individu particulier) 2 laquo pour tous les sons agrave la fois rapides et lents qui nous apparaissent agrave la fois aigus et graves et que nous eacuteprouvons tantocirct comme inharmonieux agrave cause de lrsquoheacuteteacuterogeacuteneacuteiteacute du mouvement qursquoils produisent en nous tantocirct comme harmonieux agrave cause de lrsquohomogeacuteneacuteiteacute de ce mouvement raquo PLATON Timeacutee 80a 3 laquo que lrsquohomme juste () se dirige et srsquoordonne lui-mecircme devienne ami pour lui-mecircme et harmonise ces parties qui sont trois tout agrave fait comme les trois termes drsquoune harmonie la plus basse la plus haute et la moyenne ndash et drsquoautres srsquoil en trouve ecirctre dans lrsquointervalle

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

105

se perpeacutetue chez Boegravece et dans la majoriteacute des traiteacutes meacutedieacutevaux On la retrouve comme nous

lrsquoavons constateacute preacuteceacutedemment dans la theacuteorie musicale de Zarlino1 Et elle est preacutesente eacutegalement

chez un de ses anciens eacutelegraveves qui va srsquoopposer aux conceptions et pratiques musicales deacutefendues

par la Camerata Bardi

C11 Lrsquoheacuteritage de Ptoleacutemeacutee

LrsquoArtusi ou des imperfections de la musique moderne est publieacute par Giovanni Maria Artusi (1540-

1613) en 1600 agrave Venise2 Ce texte difficile srsquoil accorde une part tregraves grande agrave de nombreux deacutetails

techniques concernant lrsquoharmonie les modes la maniegravere de chanter et de jouer de diffeacuterents

instruments se preacuteoccupe pourtant largement drsquoenjeux essentiellement philosophiques Il srsquoagit

pour lrsquoauteur de deacutefendre cette theacuteorie zarlinienne largement marqueacutee par la tradition de

lrsquoharmonie universelle la composition ndash et tout particuliegraverement le contrepoint ndash concerne une

musique naturelle ou en drsquoautres termes laquo objective raquo reacutegie de maniegravere arithmeacutetique il y a

laquo exigence drsquouniteacute drsquoharmonie et drsquoeacutequilibre qui permet de relier les dimensions cosmologiques

anthropologiques et spirituelles de la musique raquo3 Crsquoest plus geacuteneacuteralement lrsquoautoriteacute des Anciens et

notamment de Boegravece qursquoArtusi entend faire valoir face agrave ces nouvelles musiques il srsquoen prend

avant tout agrave un compositeur qursquoil ne nomme pas encore expresseacutement

Ancien eacutelegraveve de Zarlino Artusi srsquoeacutetait preacuteceacutedemment opposeacute agrave Vincenzo Galilei un autre

eacutelegraveve de Zarlino qui avait cependant critiqueacute son ancien maicirctre

Il serait toutefois erroneacute de rattacher Artusi tout autant que Zarlino agrave une attitude figeacutee agrave

un respect borneacute des enseignements issus de lrsquoAntiquiteacute mecircme si laquo son intention avoueacutee est de

revenir agrave la theacuteorie musicale grecque alteacutereacutee ndash agrave son avis ndash par les theacuteoriciens du moyen acircge raquo4

Zarlino entendait fonder sa theacuteorie sur des bases rationnelles comme nous lrsquoavons vu il est la

recherche drsquoun ordre naturel de la musique dans lequel cette derniegravere pourrait se reacuteduire au

nombre et il srsquoefforce de reacuteactualiser le contrepoint Artusi pour sa part va srsquoefforcer de preacuteserver

cette exigence

ndash qursquoil lie toutes ces choses ensembles et que lui qui est formeacute de plusieurs il devienne tout agrave fait un modeacutereacute et harmoniseacute raquo PLATON Reacutepublique IV 443d-e 1 Voir VAN WYMEERSCH 1999 p 301 2 Giovanni Artusi LArtusi ovvero Delle imperfezioni della moderna musica 1600 3 BISARO FRANGNE 2008 p 11 4 FUBINI 1983 p 62

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

106

Son texte permet de mieux cerner quelle est la conception philosophique sous-jacente Il

srsquoagit avant tout de celle exposeacutee par Claude Ptoleacutemeacutee dans son Harmonika et relayeacutee par Boegravece

On pourrait preacutesenter les divers courants de la penseacutee grecque de maniegravere tregraves scheacutematique en

eacutenonccedilant les choses ainsi alors que les pythagoriciens prennent en consideacuteration uniquement la

raison et qursquoAristoxegravene disciple drsquoAristote se reacutefegravere aux sens on trouve chez Ptoleacutemeacutee ndash dans la

preacutesentation qursquoen donne Artusi ndash la volonteacute drsquoassocier les deux afin de pleinement rendre compte

de la nature de lrsquoharmonie Vario lrsquoun des deux protagonistes du dialogue de lrsquoArtusi argumente agrave

multiples reprises sur la pertinence de cette derniegravere attitude

consideacuterer uniquement le son comme sujet de la musique est une grande erreur puisqursquoil

appartient seulement au sens de lrsquoouiumle et en constitue lrsquoobjet et consideacuterer uniquement le nombre est

[eacutegalement] une erreur car il appartient seulement agrave la raison il faut alors que le sujet de la musique

soit une troisiegraveme chose composeacutee de ces deux et [que je nomme] le nombre sonore Le nombre sonore

nrsquoest rien drsquoautre que les parties du corps sonore diviseacute lequel recevant la raison de la quantiteacute approprieacutee

discreta nous renseigne avec certitude sur la quantiteacute du son qursquoil produit et sur les nombreux et

diffeacuterents sons de ses parties compareacutees1

Vario constate que pour les theacuteoriciens modernes comme pour les Anciens laquo le jugement

de lrsquoharmonie nrsquoappartient pas seulement au sens de lrsquoouiumle mais aussi agrave la raison raquo2 Aussi lorsque

Artusi observe que laquo Ptoleacutemeacutee a beaucoup plus de partisans qursquoAristoxegravene raquo3 il ne fait guegravere de

doute qursquoil se considegravere du nombre

Quant agrave lrsquoinfluence de Boegravece outre son rocircle de transmetteur et commentateur de Ptoleacutemeacutee

elle se manifeste eacutegalement dans sa conception cosmologique (la tripartition entre musica mundana

musica humana et musica instrumentalis) qui se retrouve dans lrsquoArtusi agrave travers lrsquoimportance du rapport

religieux agrave la musique En effet en eacutevoquant les laquo imperfections de la musique moderne raquo le sous-

titre de lrsquoouvrage met lrsquoaccent sur un choix qui srsquoapparente agrave un peacutecheacute degraves lors que lrsquoimperfection est

ce qui seacutepare lrsquohumain de la perfection divine et de ces imperfections il est bien question de cela

ndash le terme revient sans cesse ndash dans le dialogue de Luca et Vario La musique en effet est

laquo consideacutereacutee comme expression de la perfection du monde cosmique elle participe de la creacuteation

divine raquo4 Elle ne saurait donc ceacuteder agrave la meacutediocriteacute

1 ARTUSI p 153-4 Juste avant Vario indique que laquo comme Ptoleacutemeacutee le dit le sens juge des choses qui concernent la matiegravere et la raison srsquooccupe de la forme raquo Op cit p 153 2 ARTUSI 2008 p 153 3 Op cit p 127 4 BISARO FRANGNE 2008 p 14

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

107

de nombreuses et petites imperfections constituent une imperfection remarquable bien que

ces deacutetails ne gecircnent pas les oreilles des personnes grossiegraveres incapables drsquoune veacuteritable compreacutehension1

C12 Imperfections de la musique moderne

Or il se trouve de nouvelles musiques qui non seulement sont caracteacuteriseacutees par lrsquousage de

diverses imperfections mais dans lesquelles ces derniegraveres sont mecircme revendiqueacutees comme

souhaitables en raison des effets qursquoelles produiraient sur lrsquoauditeur Et les musiciens deacutefendant ce

point de vue privileacutegieraient les sens au deacutetriment de la raison

ils preacutetendent que [leur maniegravere] est la vraie maniegravere de composer ils affirment que cette

nouveauteacute ce nouvel ordre de la composition produit beaucoup drsquoeffets que la musique ordinaire

pleine de si belles et suaves harmonies ne peut ni pourra jamais produire Ils affirment que le sens en

entendant de telles acircpreteacutes se met en mouvement et produit des choses merveilleuses2

La critique drsquoArtusi envers Monteverdi puisque crsquoest de lui dont il srsquoagit porte notamment

sur un usage des dissonances (sans preacuteparations) constituant une forme de meacutepris de regravegles qui en

dernier ressort relegravevent de lrsquoharmonie universelle3

Mais ce meacutepris touche drsquoautres domaines et notamment lrsquousage des modes Une part

importante de la seconde dissertation composant son ouvrage (le dernier tiers)4 est lrsquooccasion pour

Artusi (agrave travers le personnage de Vario) apregraves srsquoecirctre pencheacute sur les genres musicaux heacuteriteacutes de la

theacuteorie grecque (diatonique enharmonique et chromatique) de deacutevelopper une sorte drsquohistoire des

modes Lrsquoexposeacute est long partant des modes grecs srsquoattardant sur Boegravece puis Odon de Cluny et

Lefegravevre drsquoEacutetaples srsquoachevant avec Gaffurius Glarean Zarlino et Salinas

Ce qursquoArtusi reproche aux Modernes crsquoest laquo lrsquoinobservance des modes raquo ils introduisent

de la sorte de regrettables imperfections Les Anciens en effet observaient lrsquoordre du mode associeacute

agrave la meacutelodie concerneacutee (louange agrave un dieu ou un homme ceacutelegravebre chanson nuptiale lamentation)

1 ARTUSI 2008 p 70 2 Op cit p 144 Citeacute eacutegalement par MORRIER 2015 p 41-42 3 Artusi analyse ainsi un passage en observant que laquo la partie aigue nrsquoa aucune correspondance ni proportion harmonique avec la partie grave raquo MORRIER 2015 p42 4 ARTUSI 2008 p 179-207

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

108

Mais quant aux nocirctres [les Modernes] qui font aujourdrsquohui une cantilegravene de quatre cinq modes

ou plus comment nommera-t-on une cantilegravene ainsi faite Srsquoil y eucirct jamais un acircge qui obeacuteit agrave lrsquoomission

des modes crsquoest bien celui-ci1

Cette maniegravere de proceacuteder est drsquoautant moins acceptable que les Modernes laquo font passer

pour lrsquoune des sept merveilles du Monde raquo2 toutes les impertinences qursquoils commettent Aussi doit-

on constater que la conception zarlinienne de la musique deacutefendue par Artusi et celle deacuteveloppeacutee

par les membres de la Camerata fiorentina empruntent bien lrsquoune comme lrsquoautre agrave la rheacutetorique mais

qursquoelles ne suivent pas le mecircme modegravele Alors que Mei Galilei ou Caccini privileacutegient le devoir de

lrsquoorateur qui consiste agrave eacutemouvoir les passions (muovere gli affetti) venant agrave la rheacutetorique par la

meacutediation de la poeacutetique aristoteacutelicienne la rheacutetorique qui intervient chez Zarlino semble

davantage mettre lrsquoaccent sur le plaire et le concilier3 davantage sur lrsquoethos que sur le pathos

Lrsquoimitation des paroles par la musique intervient tout comme dans la nouvelle musique mais

lrsquoobjectif viseacute nrsquoest pas la purgation et la convenance du style au propos doit srsquoopeacuterer dans le

registre de la modeacuteration

Le compositeur doit veiller agrave accompagner autant qursquoil pourra chaque parole de telle maniegravere

que lagrave ougrave elle signifie asprezza durezza crudeltagrave amaritudine amp autres choses semblables lrsquoharmonie lui

soit semblable crsquoest-agrave-dire assez dure et acircpre de faccedilon cependant qursquoelle nrsquooffense pas4

Si Vario rappelle que laquo Le but du Musicien et celui du Poegravete sont le mecircme raquo5 et preacutecise

que drsquoailleurs les deux laquo eacutetaient anciennement une seule et mecircme chose raquo6 ce but commun ne

consiste nullement agrave susciter les passions

Le but du Poegravete est de reacutejouir et de deacutelecter celui du Chanteur et de lrsquoInstrumentiste sera donc

de reacutejouir et de deacutelecter7

Il serait tregraves abusif de reacuteduire le propos drsquoArtusi agrave une attitude laquo reacuteactionnaire raquo face une

musique (celle de Monteverdi essentiellement) qursquoil ne comprend pas celle drsquoun laquo heacuteritier deacutevot

de son propre maicirctre Zarlino raquo8 Le contexte historique dans lequel les attaques drsquoArtusi prennent

1 ARTUSI 2008 p 183 2 Op cit p 184 3 Voir MALHOMME 2002 p 105 4 ZARLINO p 339 in MALHOMME p 2002 p 108 5 ARTUSI 2008 p 63 6 Op cit p 84 7 Op cit p 64 8 BISARO FRANGNE 2008 p 12

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

109

place ndash agrave savoir les suites du Concile de Trente et lrsquoeacutetablissement par lrsquoEacuteglise romaine de lrsquoIndex1 ndash

pourrait toutefois donner quelque creacutedit agrave cette figure drsquoun theacuteoricien inquisitorial car la musique

et plus preacuteciseacutement la musique theacuteorique est laquo consideacutereacutee comme expression de la perfection du

monde cosmique elle participe de la Creacuteation divine raquo2 Et les incessantes accusations porteacutees

envers les laquo imperfections raquo ne peuvent qursquoencourager agrave faire entrer Artusi dans ce rocircle

Mais il est clair que la controverse se fonde sur des enjeux autres que des ressorts religieux

ou psychologiques mecircme si la fragiliteacute de la position drsquoArtusi semble aveacutereacutee3 On notera drsquoabord

que le texte ne se reacutesume nullement agrave des attaques gratuites qursquoil est tregraves argumenteacute (lrsquoouvrage

eacutetant drsquoune lecture difficile) et se reacutevegravele finalement assez nuanceacute Ensuite lrsquoapproche deacutefendue se

reacuteclame de Ptoleacutemeacutee en drsquoautres termes est revendiqueacutee la quecircte drsquoune compleacutementariteacute

neacutecessaire entre la raison (tradition pythagoricienne) et les sens (heacuteritage drsquoAristoxegravene)4 Crsquoest

vraisemblablement de ce point de vue qursquoArtusi considegravere que sa deacutemarche est supeacuterieure agrave celle

de ceux qursquoil critique puisque ces derniers cherchant agrave satisfaire leurs caprices tout agrave la fois ne

suivent pas la raison et corrompent les sens en se contentant de vouloir les satisfaire5 Enfin comme

nous lrsquoavons mentionneacute la conception de Zarlino et drsquoArtusi concernant lrsquoutilisation de la

rheacutetorique diffegravere de celle deacutefendue par Mei et Galilei et dont Monteverdi est en quelque sorte le

propagateur

C2 LA RHEacuteTORIQUE MUSICALE DE MONTEVERDI

C21 Leacutegitimation drsquoune pratique musicale centreacutee sur la meacutelodie

Claudio Monteverdi (1567-1643) peut en effet ecirctre consideacutereacute drsquoune certaine maniegravere

comme celui qui va faire pleinement aboutir ce qui avait eacuteteacute penseacute par les membres de la Camerata

fiorentina Mais la maniegravere dont il voit (et preacutesente) sa musique ne possegravede pas le mecircme caractegravere

poleacutemique que les critiques faites par Galilei ou les remontrances drsquoArtusi Monteverdi ne voit pas

dans les deux pratiques musicales qursquoil distingue une situation qui conduirait neacutecessairement agrave

renoncer agrave lrsquoune pour ne conserver que lrsquoautre plutocirct que de disqualifier une polyphonie

1 Index librorum prohibitum ou Index des livres interdits 2 BISARO FRANGNE 2008 p 14 3 Op cit Op cit p 18-19 4 On pourrait toutefois remarquer qursquoune telle compleacutementariteacute entre sens et raison eacutetait au cœur de la theacuteorie drsquoAristoxegravene (Voir

Chap 1 C1 laquo Aristoxegravene de Tarente raquo) 5 ARTUSI 2008 p 47-48

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

110

laquo gothique raquo qursquoil dit respecter et admirer1 il tiendra agrave faire valoir que la pratique qui est la sienne

radicalement diffeacuterente de lrsquoancienne est tout aussi leacutegitime Lors de la publication de son

cinquiegraveme livre de madrigaux il srsquoexprime en effet au sujet des attaques porteacutees par Artusi2 et en

le nommant en ces termes

jrsquoai eacutecrit une reacuteponse par laquelle jrsquoespegravere montrer que je ne compose pas au hasard Degraves que

jrsquoaurai termineacute de lrsquoeacutecrire () je la publierai sous le titre Deuxiegraveme pratique ou Sur la Perfection de la Musique

moderne3

Lrsquoouvrage ici annonceacute ne verra jamais le jour en deacutepit des annonces reacutepeacuteteacutees de

Monteverdi Mais le titre qursquoil entend lui donner pointe le cœur mecircme de la controverse il srsquoagit

clairement drsquoune reacuteponse du berger agrave la bergegravere puisque qursquoil reprend la forme exacte de lrsquoArtusi

ou sur les imperfections de la musique moderne publieacute cinq ans auparavant4 Cette nouvelle musique

devenue donc ceacutelegravebre sous lrsquoexpression de seconda prattica sera cependant preacuteciseacutee par Giulio Cesar

Monteverdi (1573-1631)5 le fregravere de Claudio Ce dernier donne comme leacutegitimation

suppleacutementaire agrave cette nouvelle musique la figure de Cipriano de Rore ainsi que lrsquoautoriteacute de Platon

dont il cite un passage de la Reacutepublique

la meacutelodie est composeacutee de trois eacuteleacutements la parole lrsquoharmonie et le rythme6

Selon Monteverdi il faut retenir ici de Platon qursquoil veut ainsi signifier que la parole est

premiegravere contrairement agrave ce qui se produit dans la prima prattica ougrave la musique domine La formule

de Platon semble drsquoailleurs avoir eacuteteacute si deacutecisive pour Claudio Monteverdi que le traiteacute qursquoil espeacuterait

encore reacutediger en 1633 en aurait tregraves exactement suivi les termes7

En ce qui concerne ces Anciens auxquels prima prattica et seconda prattica pouvaient ecirctre

respectivement rattacheacutees il est clair que lrsquoideacutee de contemplation ou drsquoeacuteterniteacute convenant agrave la

premiegravere lrsquoinscrivait dans la tradition de Pythagore alors que la seconde se fondait sur le

1 Son fregravere Giulio Cesar parlant des deux pratiques musicales laquo Mon fregravere estime les deux il les honore et les loue raquo Citeacute par SCHRADE 1981 p 193 2 Et notamment sur le madrigal Crudata Amarilli le premier du cinquiegraveme livre 3 SCHRADE 1981 p 191 4 Artusi avait eu lrsquooccasion de lire le manuscrit du cinquiegraveme livre de madrigaux ce qui explique que la publication de son ouvrage ait preacuteceacutedeacute de plusieurs anneacutees celle des piegraveces musicales qursquoil y critique Voir SCHRADE 1981 p 190-191 5 Dichiaratione della lettera stampata nel quinto Libro de suoi madrigali preacuteface des Scherzi musicali de C Monteverdi 1607 6 PLATON Reacutepublique livre III 398d 7 laquo ce traiteacute intituleacute Mellodia overo seconda prattica musicale serait diviseacute en trois livres de mecircme que la meacutelodie est diviseacutee en trois eacuteleacutements dans le premier il serait question de lrsquooratione du sens et des proprieacuteteacutes des mots dans le second de lrsquoharmonie dans le troisiegraveme du rythme raquo SCHRADE 1981 p 193

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

111

deacuteroulement du temps et le primat du sens donc en suivant Aristote et Aristoxegravene Traduit dans

la construction musicale le choix de la seconda prattica reposerait sur lrsquoideacutee que laquo lrsquoharmonie est une

puissance qui doit ecirctre actualiseacutee par une meacutelodie raquo1

C22 Invention et disposition

La nouvelle musique composeacutee par Monteverdi qui rencontre ndash au grand regret drsquoArtusi ndash

un succegraves important aupregraves du public signifie lrsquoavegravenement drsquoune conception oratoire de la

musique2 Lrsquoapplication de la rheacutetorique agrave la musique est ainsi une reacutealisation de lrsquoideacutee de poeacutetique

musicale au sens ougrave la musique serait agrave la fois un art poeacutetique (fondeacute sur la parole) et poieacutetique (au

sens ougrave elle relegraveve de la production de la fabrication drsquoune œuvre) Chez Monteverdi les rocircles de

la rheacutetorique et de cette poeacutetique sont drsquoailleurs eacutetroitement lieacutes puisque la musique est envisageacutee

de la recherche des ideacutees jusqursquoagrave son eacutecriture proprement dite En ce sens drsquoailleurs on peut dire

que le travail de Monteverdi poursuit agrave sa maniegravere et en deacutepit des divergences entre les deux

laquo pratiques raquo le projet zarlininien

La rheacutetorique toutefois ne se trouve pas appliqueacutee dans son ensemble seules sont

opeacuteratoires les laquo parties raquo qui relegravevent de lrsquoeacutecriture invention disposition et eacutelocution3

Il faut cependant preacuteciser que cette laquo rheacutetorisation raquo nrsquoest pas theacuteoriseacutee de maniegravere explicite

ou tout au moins qursquoelle ne se concreacutetise pas en Italie sous forme de traiteacutes Que ce soit chez

Monteverdi ou chez Artusi les allusions sont claires mais ne constituent pas vraiment un

vocabulaire technique acheveacute Prenons ce passage de LrsquoArtusi ougrave Luca affirme

Je sais tregraves bien que si le compositeur veut composer une cantilegravene il faut que la premiegravere

chose agrave laquelle il doit penser soit le but Et afin de lrsquoatteindre il doit [preacuteparer] la matiegravere qui lui est

neacutecessaire ensuite par lrsquoinvention [il doit reacutealiser] lrsquoœuvre lui donner la forme qursquoil a deacutejagrave dans lrsquoesprit

et la porte agrave la perfection4

Ce passage illustre assez bien en quoi la production drsquoune piegravece musicale est effectivement

envisageacutee selon un scheacutema qui reprend les diverses parties de la rheacutetorique (conception deacutejagrave agrave

1 BISARO FRANGNE 2008 p 29 2 MORRIER 2015 p 7 3 Dans Monteverdi et lrsquoart de la rheacutetorique Denis Morrier srsquoest attacheacute agrave preacutesenter la seconda prattica drsquoapregraves ce deacutecoupage en srsquoappuyant conjointement sur lrsquoanalyse de piegraveces du compositeur et sur les remarques faites par Artusi Crsquoest de son analyse que nous partons dans les lignes qui suivent 4 ARTUSI 2008 p 64

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

112

lrsquoœuvre chez Zarlino)1 mais sans pour autant que la terminologie employeacutee soit la bonne Dans le

vocabulaire de la rheacutetorique lrsquoinvention2 deacutesigne en effet la recherche des ideacutees ou des arguments

crsquoest la matiegravere du discours qui est en jeu Lrsquoinvention rheacutetorique correspond ainsi dans le propos

de Luca preacuteciseacutement agrave ce qursquoil ne deacutecrit pas comme laquo invention raquo mais agrave lrsquoeacutetape preacuteceacutedente celle

de la preacuteparation de la matiegravere neacutecessaire au compositeur et ce qursquoil nomme laquo invention raquo

correspond agrave la disposition et agrave lrsquoeacutelocution qui sont les eacutetapes suivantes de lrsquoeacutecriture du discours

Le vocabulaire est plus juste pour Monteverdi puisqursquoil distingue bien sous le terme

inventione le laquo processus de recherche (lrsquoinvention) qui preacutecegravede celui de lrsquoeacutecriture raquo3 Il est cependant

agrave noter que lrsquoinvention chez Monteverdi est bien loin drsquoobeacuteir agrave ce que lrsquoon pourrait attendre de

principes issus de lrsquoinfluence de Mei les outils qui constituent lrsquoinvention sont avant tout musicaux

La lecture des lettres adresseacutees par Monteverdi agrave son librettiste Alessandro Striggio indique qursquoil lui

demande de reacutediger son texte en fonction drsquoun plan preacuteeacutetabli selon des principes musicaux Ainsi

laquo la nature du texte est souvent conditionneacutee par des ideacutees musicales preacutealables raquo4 Nous sommes

ici agrave lrsquoopposeacute de la regravegle exigeant que la musique soit au service des paroles

La disposition rheacutetorique nrsquoest pas toujours le principe structurant des œuvres de

Monteverdi qui suit eacutegalement un principe de symeacutetrie que lrsquoon rattacherait plutocirct agrave lrsquoarchitecture5

On trouve neacuteanmoins dans le cas du ceacutelegravebre madrigal Il combattimento di Tancredi e Clorinda un plan

qui reacutepond bien aux regravegles de la rheacutetorique Selon Morrier6 il serait composeacute de sept sections

exordium propositio digressio narratio confirmatio confutatio peroratio On ajoutera que la structure de

lrsquoœuvre semble bien avoir reacutesulteacute drsquoune invention baseacutee sur des choix musicaux dans la mesure ougrave

sa structure est eacutetablie laquo en dehors de toute relation descriptive avec le texte raquo7 et mecircme en

modifiant ce dernier si neacutecessaire8 Dans ce cas on peut donc agrave juste titre parler drsquoune rheacutetorique

proprement musicale et non plus drsquoune musique simplement calqueacutee sur les principes rheacutetoriques

drsquoun discours verbal

C23 Eacutelocution et sprezzatura

1 Le quatriegraveme livre des Institutions harmoniques consacreacute agrave la relation entre texte et musique expose quelles techniques musicales speacutecifiques employer en fonction de paroles cruelles douces ou allegravegres 2 Agrave bien distinguer des laquo inventions musicales raquo de Janequin ou Bach 3 MORRIER 2015 p 91 4 Op cit p 93 5 Crsquoest notamment le cas de lrsquoOrfeo Voir agrave ce sujet lrsquoanalyse donneacute par Denis Morrier MORRIER 2015 p 115-119 6 Voir MORRIER p 2015 107-115 7 SCHRADE 1981 p 320 8 Monteverdi a en effet supprimeacute une strophe du texte du Tasse (Jeacuterusalem deacutelivreacutee) MORRIER 2015 p 107

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

113

Agrave lrsquoinstar de la structure du Combattimento qui peut ecirctre analyseacutee en termes de rheacutetorique la

description drsquoune autre eacutetape rheacutetorique lrsquoeacutelocution pourrait ecirctre envisageacutee Toutefois nous nous

garderons drsquoanticiper sur une situation qui nrsquoest pas celle de lrsquoeacutecriture de Monteverdi En effet il

serait agrave ce stade preacutematureacute de parler de laquo figures de style raquo on pourrait certes parler de figures

mais en preacutecisant alors que ce terme deacutesigne des motifs meacutelodiques consideacutereacutes du point de vue

technique sans qursquoune fonction rheacutetorique leur soit attribueacutee (crsquoest en ce sens que lrsquoexpression de

musique figureacutee ou musica figurata deacutesigne la polyphonie complexe ndash laquo fleurie raquo ndash des franco-

flamands)1 Le terme de laquo figuralisme raquo (ou madrigalisme) est eacutegalement source de confusion

certes nous sommes plus pregraves de lrsquoideacutee drsquoune rheacutetorique musicale puisque dans cette technique

les figures deacutesignent des effets expressifs geacuteneacuteralement descriptifs de paysages de sentiments

drsquoeacuteveacutenements climatiques comme lrsquoorage les notes hautes et basses peuvent deacutenoter

respectivement les anges et le diable etc Toutefois le figuralisme ne cherche pas agrave deacutevelopper un

discours musical mais agrave laquo peindre raquo en musique2 Les deux deacutemarches ne sont pas neacutecessairement

inconciliables mais elles ne sauraient ecirctre assimileacutees lrsquoune agrave lrsquoautre

Il semble bien toutefois que drsquoune maniegravere voisine de celle employeacutee par ses preacutedeacutecesseurs

et contemporains Monteverdi ait bien pratiqueacute une sorte drsquoeacutelocution en musique sans pour autant

en utiliser les termes Crsquoest la comparaison avec les figures deacutecrites au mecircme moment en Allemagne

par Burmeister cette fois dans une deacutemarche fondamentalement rheacutetorique3 qui permet de faire

entrer ces diverses figures (ou ornements) dans le domaine de lrsquoeacutelocution

Les auteurs et compositeurs italiens parleront donc sans les preacutesenter de maniegravere organiseacutee

dans un cadre commun drsquoimitazione4 de fuga ou drsquoesclamatione Quant au figuralisme il se retrouvera

effectivement inteacutegreacute en tant que figure drsquoun discours musical dans le rocircle qui sera qualifieacute

drsquohypotypose (maniegravere de faire apparaicirctre de maniegravere immeacutediate un eacuteleacutement du texte comme srsquoil

eacutetait doueacute de vie)

La conception oratoire de la musique implique aussi que cette derniegravere soit penseacutee en

fonction de lrsquoauditoire agrave qui elle est destineacutee supposant un style adapteacute agrave tel ou tel public Dans le

domaine de la rheacutetorique proprement dite trois genres eacutetaient distingueacutes depuis Aristote

deacutemonstratif (pour louer ou blacircmer) deacutelibeacuteratif (en assembleacutee politique) ou judiciaire Dans le

domaine musical lrsquoeacutequivalent de ce genre de distinction allait ecirctre conccedilu drsquoapregraves trois lieux propres

1 ARNOLD 1983 t II p 183 2 Voir MORRIER 2015 p 14-15 3 Voir chapitre IV C laquo Joaquim Burmeister raquo 4 laquo Lrsquoimitation est ce que lrsquoon retrouve entre deux ou plusieurs parties [qui procegravedent] seulement par les mecircmes degreacutes sans avoir drsquoautres consideacuterations pour les intervalles raquo Artusi LrsquoArte del contraponto fdeg31 citeacute par MORRIER 2015 p 147

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

114

agrave lrsquoexeacutecution drsquoougrave la seacuteparation entre musique drsquoeacuteglise musique de theacuteacirctre et musique de

chambre1

Chez Monteverdi lrsquoauditoire est avant tout aristocratique il srsquoagit de la cour des Gonzague

agrave Mantoue de 1590 agrave 1612 2 puis gracircce agrave son poste de maicirctre de chapelle de Saint-Marc de Venise

de lrsquoentourage du doge3

La musique de Monteverdi eacutetait essentiellement destineacutee agrave un public de courtisans ce qui

semble expliquer qursquoil ait adopteacute cette liberteacute dans le rythme musical vanteacutee par Caccini sous le

terme de sprezzatura Castiglione lui-mecircme avait donneacute son propre avis concernant lrsquoapplication de

la laquo nonchalance raquo du style

continuer dans les consonances parfaites engendre la satieacuteteacute et deacutemontre une harmonie trop

affecteacutee ce que lrsquoon eacutevite en mecirclant les imparfaites on fait ainsi en quelques sortes une comparaison

gracircce agrave laquelle nos oreilles restent mieux suspendues attendent plus avidement et goucirctent les parfaites4

Les observations critiques drsquoArtusi adresseacutees agrave ceux qui tel Monteverdi cherchent laquo des

rencontres de consonances imparfaites raquo pour laquo obtenir ces effets qui satisfont leur caprice raquo5

concernent donc bien la sprezzatura musicale telle qursquoexposeacutee par Castiglione et mise en œuvre par

Caccini ou Monteverdi Mais dans le mecircme temps on a vu comment elle eacutetait bien pour ce dernier

un choix deacutelibeacutereacute et assumeacute La controverse de lrsquoArtusi semble donc bien posseacuteder une dimension

que lrsquoon pourrait qualifier de sociologique Artusi deacutefend une musique qui constituerait gracircce agrave

lrsquoapplication de regravegles une sorte de langue commune alors qursquoagrave la suite de Rore les compositeurs

laquo modernes raquo comme Gesualdo ou Monteverdi seraient des aristocrates conversant entre eux et se

reconnaissant agrave leur style6

C24 La seconda prattica et la theacuteorie des passions

Il apparait toutefois que la maniegravere de composer dans la seconda prattica vise bien avant tout

agrave exprimer les passions Drsquoougrave les pratiques des compositeurs modernes manifestation de leur

1 MORRIER 2015 p 20 2 Voir SCHRADE 1981 p 143-151 3 Op cit 1981 p 249-258 4 Castiglione Le parfait courtisan In MORRIER 2015 p 23 5 ARTUSI 2008 p 101 6 laquo Les excentriciteacutes drsquoeacutecriture des auteurs modernes sont en quelque sorte la marque drsquoappartenance agrave une veacuteritable caste drsquoeacutelus raquo MORRIER 2015 p 81

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

115

eacutelitisme qui se traduirait aussi par une tendance agrave mecircler les genres (diatonique chromatique et

enharmonique)1 ce qui en interdit la compreacutehension Mais Monteverdi emploie souvent des notes

de passage (passi duriusculi) dans ses meacutelodies et il a recours au genre chromatique afin drsquoexprimer

les laquo passions les plus tourmenteacutees raquo2 On observera toutefois qursquoil adopte eacutegalement agrave cette fin

lrsquousage de tel ou tel mode selon le caractegravere qui lui est associeacute Dans lrsquoOrfeo par exemple il recoure

au mode de mi (phrygien) pour son aspect plaintif le mode de do pour lrsquoaction ou le mode de sol

pour les eacutepisodes pastoraux3

Il reste agrave savoir sur quels principes philosophiques eacutetait susceptible de srsquoappuyer

Monteverdi concernant ces passions jouant un tel rocircle dans son œuvre Il nrsquoest pas certain que ces

principes puissent ecirctre simplement assimileacutes agrave ceux que nous avions mentionneacutes preacuteceacutedemment

En effet on peut consideacuterer comme lrsquoont proposeacute Xavier Bisaro et Pierre-Henry Frangne que si

Monteverdi nrsquoa exposeacute par eacutecrit aucune laquo theacuteorie des passions raquo (sa penseacutee se traduisant avant tout

dans sa musique) bien des aspects pourrait srsquoen retrouver chez Descartes4

En premier lieu la musique vise bien agrave eacutemouvoir les passions et doit ecirctre traiteacutee en vue de

lrsquoeffet qursquoelle produit LrsquoAbreacutegeacute de musique deacutebute en caracteacuterisant la musique ainsi

Son objet est le son Sa fin est de plaire et drsquoeacutemouvoir en nous des passions varieacutees Aussi des

chants peuvent-ils ecirctre agrave la fois tristes et plaisants il nrsquoy a rien drsquoeacutetonnant agrave ce qursquoils produisent des

effets si diffeacuterents ainsi les auteurs eacuteleacutegiaques et les acteurs tragiques nous drsquoautant plus qursquoils excitent

en nous davantage de peine5

Les propos de Descartes reacutedigeacutes en 1618-1619 apparaissent ici tout-agrave-fait dans le

prolongement de la conception humaniste heacuteriteacutee de la Renaissance et de lrsquoinfluence de la

rheacutetorique sur la musique Ils en traduisent en outre le caractegravere anthropologique et individuel par

lequel malgreacute la reacutefeacuterence aux Anciens crsquoest bien drsquoune nouvelle musique (et drsquoune nouvelle theacuteorie

musicale) dont il srsquoagit6

1 laquo Je dis qursquoon reconnait lrsquoespegravece par ce qui lui est propre Le propre du genre diatonique est de moduler par tons celui du chromatique par demi-tons et celui de lrsquoenharmonique par diesis Si nous utilisons les intervalles et la modulation qui est propre agrave un genre et en mecircme temps la modulation drsquoun autre genre il faut neacutecessairement dire que crsquoest un meacutelange et non pas un accident surtout lorsque lrsquoon fait beaucoup drsquoimpertinences comme il coutume de le faire aujourdrsquohui ARTUSI 2008 p 137-138 2 MORRIER 2015 p 36 3 Op cit p 77-78 4 Voir BISARO FRANGNE 2008 p 32-35 5 DESCARTES 1987 p 54 6 laquo la musique est une reacutealiteacute entiegraverement anthropologique qui renvoie au statut de fiction la musique ceacuteleste et la musique divine La dichotome antique et meacutedieacutevale qui seacuteparait la musica mundana de la musica humana est alors peacuterimeacutee la musique est tout entiegravere instrumentalis raquo BISARO FRANGNE 2008 p 33

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

116

Lrsquoexpression musicale des passions semble bel et bien lrsquoemporter sur lrsquoharmonie universelle

et lrsquoimportance du nombre tient agrave la perception que nous en procure les sens

Il semble que la voix humaine est pour nous la plus agreacuteable pour cette seule raison que plus

que toute autre elle est conforme agrave nos esprits Peut-ecirctre est-elle encore plus agreacuteable venant drsquoun ami

que drsquoun ennemi du fait de la sympathie et de lrsquoantipathie des passions1

Monteverdi poussera lrsquoideacutee drsquoexprimer les passions par la musique jusqursquoagrave vouloir en

restituer les cheminements Dans une lettre mentionnant le projet drsquoune composition aujourdrsquohui

disparue il indique en effet comment il compte exprimer musicalement une eacutevolution affective

restituant successivement le deacutebut de la colegravere sa progression sa conclusion puis lrsquoeacutepanouissement

de lrsquoamour2 Un tel soucis concernant lrsquoeacutevolution des passions rencontrera un eacutecho important au

XVIIe siegravecle et notamment chez Descartes toujours dans son traiteacute des Passions de lrsquoacircme3

CONCLUSION

La theacuteorie de la musique en Italie est marqueacutee agrave la fin du XVIe siegravecle par une mise en cause

(deacutejagrave latente pour diverses raisons) de la polyphonie au profit drsquoune monodie qui fonde sa

leacutegitimiteacute sur la parole et les inflexions de la voix Cette opposition srsquoest parfois manifesteacutee de

maniegravere conflictuelle (avec Vincenzo Galilei ou Artusi par exemple) elle peut aussi se traduire

drsquoune maniegravere visant la conciliation entre deux pratiques (prima prattica seconda prattica) preacutesenteacutees

par Monteverdi non comme exclusives lrsquoune de lrsquoautre mais reacutepondant agrave des situations diffeacuterentes

Les conceptions intervenant pour rendre compte des effets de la musique peuvent soit

reposer sur des traditions anciennes (comme la physiognomonie) soit sur des ideacutees bien plus

reacutecentes

1 DESCARTES 1987 p 54 2 MORRIER 2015 p 93 3 DESCARTES 1996 On trouve relateacute par exemple agrave lrsquoarticle 201 comment chez certains la colegravere laquo ne dure guegravere agrave cause que la force de la surprise ne continue pas et que sitocirct qursquoils srsquoaperccediloivent que le sujet qui les a facirccheacutes ne les devait pas tant eacutemouvoir ils srsquoen repentent raquo

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

117

CHAPITRE 4 ndash LrsquoESSOR DE LA POEacuteTIQUE MUSICALE

INTRODUCTION

Lrsquoideacutee selon laquelle la musique aurait pour fonction drsquoexprimer les affects humains comme

le fait un discours introduite en Italie pendant la Renaissance conduisit en Allemagne agrave la mise en

place progressive drsquoune rheacutetorique musicale consideacutereacutee dans lrsquoacception la plus forte qursquoune telle

expression puisse laisser supposer plus preacuteciseacutement cela donna lieu effectivement agrave une volonteacute

de laquo rheacutetoriser raquo la musique drsquoen systeacutematiser lrsquoenseignement sur les bases de la rheacutetorique Les

XVIe et XVII

e siegravecles virent lrsquoessor de cette conception de la musique qui vise bien plus qursquoagrave

mentionner une simple analogie entre les deux disciplines Et crsquoest bien dans cette recherche

meacutethodique drsquoune theacuteorie de la musique et drsquoune meacutethode de composition qui seraient

veacuteritablement eacutetablies selon des regravegles issues des arts du trivium (la grammaire et la rheacutetorique)

crsquoest-agrave-dire dans la conception la plus pure ou radicale qui en fut proposeacutee qursquoil nous semble que

puissent ecirctre tireacutes les eacuteleacutements drsquoune deacutefinition aussi complegravete que possible de ce qursquoest (ou devrait

ecirctre) la rheacutetorique musicale

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

120

Dans le cadre de lrsquoAllemagne lutheacuterienne et baroque cette approche est donc plus

speacutecifiquement connue sous le nom de poeacutetique musicale Elle marque de son empreinte les œuvres

de Schutz Buxtehude ou J-S Bach par exemple mais elle srsquoexprime clairement et sans qursquoaucune

confusion soit possible quant agrave ses buts et ses meacutethodes agrave travers la multitude des traiteacutes qui furent

publieacutes agrave cette eacutepoque

A EacuteMERGENCE DrsquoUNE NOUVELLE DISCIPLINE MUSICALE

A1 ORIGINES COMMUNES Agrave LrsquoEUROPE ET SPEacuteCIFIQUES Agrave LrsquoALLEMAGNE

Agrave quelles racines peut-on rattacher cette poeacutetique musicale et le foisonnement drsquoouvrages

auquel elle a donneacute lieu Dans les deux chapitres preacuteceacutedents nous avons insisteacute sur les deux points

qui nous paraissent essentiels pour favoriser lrsquointelligibiliteacute du pheacutenomegravene (a) la volonteacute de

srsquoappuyer sur la musique afin de propager la Parole divine laquelle implique de se donner les

moyens drsquoun veacuteritable laquo discours raquo musical (b) le deacuteveloppement en Italie drsquoune musique

cherchant agrave se fondre dans le discours verbal et ses formes sonores

Nous pouvons toutefois ecirctre plus complet concernant ces racines de la poeacutetique musicale

en y ajoutant drsquoautres eacuteleacutements deacutecisifs qursquoils concernent lrsquoeacutevolution de la musique europeacuteenne ou

le cas bien speacutecifique de lrsquoAllemagne

a) Il faut tout drsquoabord rappeler cette tendance geacuteneacuterale en Europe (plus particuliegraverement

certes en Italie mais aussi en France en Angleterre en Espagne) qui incite agrave prendre sous lrsquoeffet

de la redeacutecouverte des auteurs de lrsquoAntiquiteacute le discours oratoire comme modegravele pour les autres

arts Ce pheacutenomegravene est une des caracteacuteristiques de la Renaissance Il finit par concerner aussi la

musique tardivement mais agrave peu pregraves partout

b) Lrsquoeacutepoque accorde eacutegalement un rocircle preacutepondeacuterant aux affects et plus preacuteciseacutement agrave

lrsquoexpression des affects (affetti affekten passions) Cependant agrave partir du XVIIe siegravecle il ne srsquoagira plus

seulement de les consideacuterer drsquoun point de vue pratique les passions deviendront un sujet drsquoeacutetude

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

121

afin drsquoen comprendre la nature les proprieacuteteacutes les processus et non plus seulement agrave quoi (ou

comment) elles peuvent ecirctre utiliseacutees

c) La rocircle de la raison le fond rationaliste des theacuteoriciens lieacutes agrave la Camerata Bardi qui avait

pousseacute agrave consideacuterer la musique comme devant ecirctre subordonneacutee au modegravele du langage articuleacute

conduit alors de fait agrave consideacuterer la musique comme un art heacuteteacuteronome un art dont les lois

essentielles lui seraient exteacuterieures Lrsquoessor de la rheacutetorique musicale italienne ndash et de la seconda

prattica ndash ne signifie donc nullement que les affects devraient prendre le pas sur la raison bien au

contraire

d) Agrave cela srsquoajoute des traits speacutecifiques agrave la situation allemande les conseacutequences de la

Reacuteforme lutheacuterienne drsquoune part Luther comme nous lrsquoavons vu accorde en effet un rocircle de

premier plan agrave la musique laquo un des plus beaux des plus magnifiques preacutesents de Dieu raquo En outre

il met lrsquoeacutecoute de la parole liturgique au cœur du dispositif de la Reacuteforme liant inseacuteparablement

langage et musique1 Car lrsquoessentiel est dans la vocation que preacutesente pour lui la musique laquo Celui

qui connaicirct la musique est drsquoun bon naturel raquo2

Luther constate heacutelas comme nombre de theacuteoriciens du XVIe siegravecle que lrsquoAllemagne

manque de compositeurs susceptibles drsquohonorer cette attente Crsquoest pour relever un tel deacutefi que va

se deacutevelopper une activiteacute menant agrave la parution de traiteacutes de composition largement organiseacutes

autour de lrsquoeacutetude du contrepoint Le but avoueacute de ces traiteacutes est de former agrave la production agrave la

creacuteation musicale crsquoest-agrave-dire agrave la maicirctrise drsquoune science poiumleacutetique3 plus preacuteciseacutement agrave la maicirctrise

drsquoune musique poeacutetique

e) Enfin agrave la diffeacuterence des musiciens italiens les compositeurs allemands ne pouvaient se

trouver agrave lrsquoaise dans la langue du madrigal comme le preacutecise Gregory Butler

laquo Au deacutebut du XVIIe siegravecle en Allemagne Michael Praetorius et Heinrich Schuumltz soulignaient

la nouveauteacute du langage musical italien empreint de rheacutetorique En Italie ce langage madrigalesque

apparaissait comme une conseacutequence naturelle des relations eacutetroites entre textes poeacutetiques et musique

mais pour les jeunes musiciens allemands il apparaissait comme profondeacutement eacutetranger et neacutecessitait

un enseignement et un apprentissage Crsquoest pourquoi les preacutesentations allemandes de ce langage

tendaient agrave ecirctre agrave la fois didactiques et doctrinaires4 raquo

1 ABROMONT 2001 p 405 Voir aussi sur ce sujet KRAEGE 1983 et GUICHARROUSSE 1995 2 TRACHIER 2001 p 21 3 Selon la conception aristoteacutelicienne les sciences poiumleacutetiques sont en fait des arts Voir ARISTOTE Meacutetaphysique E 1 4 BUTLER 2006 p 644

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

122

Rien nrsquoindique qursquoil y ait jamais eu le projet clairement eacutetabli drsquoune meacutethode de composition

faccedilonneacutee sur la rheacutetorique et qui devait neacutecessairement prendre le nom de poeacutetique musicale Crsquoest

lrsquoeacutevolution de la musique lutheacuterienne au cours du XVIe siegravecle qui conduisit progressivement agrave un

tel reacutesultat lequel allait prendre une forme veacuteritablement aboutie avec Burmeister

A2 REacuteFORME ET POEacuteTIQUE MUSICALE

A21 Lrsquoentourage de Luther

Dans sa volonteacute de donner toute sa place agrave la musique au sein de la Reacuteforme Luther pouvait

compter sur lrsquoaide de plusieurs de ses proches ceci dans tous les aspects que supposait le

deacuteveloppement de cette laquo sorte de Bible pour les ignorants raquo1 On peut citer agrave titre drsquoexemples le

compositeur Johann Walter (1496-1570) qui contribua largement agrave eacutetablir un reacutepertoire de

chorals 2 Martin Agricola (1486-1556) peacutedagogue auteurs de nombreux textes et qui traduisit du

latin agrave lrsquoallemand les termes techniques Georg Rhau (1488-1548) le principal eacutediteur agrave Wittenberg

du lutheacuteranisme pour ce qui concerne la musique On voit de la sorte comment le projet de Luther

concernant lrsquousage de la musique beacuteneacuteficia drsquoun soutien efficace et qui se poursuivit dans les

deacutecennies suivantes notamment gracircce au succegraves de lrsquoErotemata musicae practicae de Lucas Lossius

(1508-1582)3 Mais ce projet passait par une discipline permettant de structurer le discours musical

(la rheacutetorique) et par lrsquoexistence drsquoouvrages susceptibles de dispenser un tel enseignement

A22 De la theacuteologie agrave la rheacutetorique

On trouve degraves les anneacutees 1530 les piegraveces eacuteparses drsquoune rheacutetorique musicale encore agrave lrsquoeacutetat

embryonnaire Dans le Compendium musices de Lampadius (ca 1500-1559)4 par exemple lrsquoauteur

expose et deacutefend les critegraveres de suavitus subtilitas et simplicitas Le souci de theacuteoriser lrsquoarticulation

entre les textes et la musique srsquoeacutetait manifesteacute tregraves tocirct Luther trouvait un relai concernant son ideacutee

du rocircle de la langue vernaculaire chez Sebald Heyden qui reacutecusait pour le chant lrsquousage drsquoune langue

eacutetrangegravere (comme le latin) une telle situation privait en effet les jeunes de la compreacutehension de ce

1 ABROMONT 2001 p 405 2 Et notamment le Geystliches Gesangk Buchleyn tout premier recueil publieacute en 1524 3 Erotemata musicae practicae 1563 Ce traiteacute laquo devient le manuel de base des eacutecoles protestantes raquo ABROMONT 2001 p 409 4 Lampadius Auctor Compendium musices tam figuratis quam planis cantus (1537) Lampdius eacutetait un pasteur theacuteologien theacuteoricien et compositeur allemand

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

123

qursquoils chantaient1 Johann Spangenberg (1484-1550) agrave la fois theacuteologien et compositeur exposait

dans son Prosodia (1533) les regravegles de la prosodie dans la polyphonie2

Plus deacutecisif peut-ecirctre les reacuteformes faites par Melanchthon agrave lrsquouniversiteacute de Wittenberg

eacutetaient devenues une reacutefeacuterence un peu partout en Allemagne Aussi comme la rheacutetorique prenait

toute sa place dans lrsquoeacuteducation (en fin de cursus) notamment celle des futurs cantors et comme

elle fournissait les moyens drsquoorganiser une musique destineacutee aux fidegraveles cet enseignement eu une

grande influence sur les theacuteoriciens de lrsquoart musical Or la rheacutetorique de Melanchthon srsquoen tenait

aux trois premiegraveres parties de la rheacutetorique

Lrsquoart de la rheacutetorique est le plus souvent assimileacute agrave trois sujets la deacutetermination du thegraveme la

disposition du sujet et lrsquoexpression Par conseacutequent je ne proposerai aucune regravegle concernant la

meacutemoire et lrsquoaction3

Cette restriction agrave lrsquoeacutecriture du discours devait avoir une forte influence sur ce que serait la

rheacutetorique musicale dans les traiteacutes germaniques puisque lrsquoon y retrouve longtemps la

preacutepondeacuterance de lrsquoinvention de la disposition et de lrsquoeacutelocution

A23 Heacuteritage des traiteacutes anteacuterieurs

Encore fallait-il que ces conceptions trouvent un support la production de traiteacutes de

musique qursquoils furent theacuteoriques (pour les futurs cantors) ou pratique (pour tous) eacutetait en effet

une neacutecessiteacute du point de vue peacutedagogique En ce domaine les musiciens pouvaient compter sur

les nombreux textes produits depuis le XVe siegravecle4 La tradition des ouvrages de Conrad von Zabern5

se perpeacutetuait agrave travers ceux de Johannes Cochlaeus (1479-1552) comme le Tetrachordum musices

(1511) ouvrage destineacute agrave un usage peacutedagogique6 Cochlaeus avait eu pour eacutelegraveve Glarean ainsi que

Sebald Heyden parfois consideacutereacute comme un laquo pionnier raquo de la musicologie7 et qui se montra

favorable au lutheacuteranisme avant de se tourner vers Zwingli Heyden nrsquoeacutetait pas un musicien

professionnel ses premiegraveres publications8 furent des textes theacuteologiques et non des ouvrages de

1 COLLINS-JUDD 2000 p 92 2 ABROMONT 2004 p 405 3 laquo The Art of rhetoric is almost wholly incorporated in three subjects the devising of subject matter arrangement of subject matter and expression Therfore I shall not propound rules for the other two subjects of memory and delivery raquo KNOX 1994 Le terme anglais de delivery peut ecirctre traduit par laquo eacutelocution raquo mais la suite du texte eacutevoque bien lrsquoimitation des orateurs dans lrsquoexercice de leur art ce qui confirme que crsquoest bien de lrsquoaction dont il srsquoagit ici 4 Voir chapitre 1 C34 Vers la poeacutetique musicale 5 Mort entre 1476 et 1481 Le Novellus musicae artis tractatus (ca 1460-1470) est consacreacute au chant liturgique 6 COLLINS-JUDD 2000 p 86 7 Voir DEFORD Ruth I laquo Sebald Heyden (1499-1561) The first historical musicologist raquo (en ligne) 8 Nuremberg fut au mecircme titre que Wittenberg un carrefour concernant lrsquoeacutedition notamment lrsquoeacutedition musicale y furent eacutegalement publieacutes les ouvrages de Cochlaeus Spangenberg Listenius ou H Faber COLLINS-JUDD 2000 p 82-83

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

124

musique comme le Musicae stoicheiosis (1532) Sa conception du rocircle de la musique ne srsquoapparentait

toutefois pas vraiment agrave celle de Luther mais plutocirct agrave celle heacuteriteacutee agrave la fois des Stoiumlciens et de

Platon qursquoelle permette lrsquoapaisement de lrsquoacircme mais que lrsquoon se preacuteserve des dangers qursquoelle pourrait

preacutesenter1

A24 De la musique pratique agrave la poeacutetique musicale

La rheacutetorique pu veacuteritablement ecirctre associeacutee agrave la musique par la redeacutecouverte drsquoune

discipline qui semblait avoir complegravetement disparu avec le Moyen-acircge alors mecircme que Boegravece (qui

lrsquoavait clairement eacutetablie) faisait figure de reacutefeacuterence obligeacutee Il srsquoagit de la musique poeacutetique au

carrefour des musiques theacuteorique et pratique2

On peut trouver une explication agrave cette apparition (ou reacuteapparition) drsquoune branche de la

musique dans le fait que la notion de musica practica ne deacutesignait pas la mecircme chose pour les Italiens

et les Allemands Cette expression concernait pour les Italiens la composition pour les

Allemands elle renvoyait agrave la musique vocale et plus preacuteciseacutement son exeacutecution Il existait donc

une laquo place raquo disponible pour traiter de lrsquoeacutelaboration et lrsquoeacutecriture musicale La premiegravere apparition

de cette nouvelle expression figure chez Nikolaus Listenius (ca 1510-) dans son Rudimenta musicae

(1533)3 Apregraves avoir deacutefini la musique theacuteoreacutetique (laquo dont la finaliteacute est la connaissance raquo) et la

musique pratique (dont la finaliteacute ne se reacutesume pas au savoir-faire mais va jusqursquoagrave lrsquoexeacutecution)

Listenius expose ce qursquoest la poeacutetique musicale

[La musique] poeacutetique est celle qui ne srsquoen tient pas agrave la compreacutehension ni agrave la seule pratique

mais qui conserve quelque chose perdurant apregraves lrsquoexercice drsquoexeacutecution comme quand une musique ou

une chanson de musiciens est composeacutee par quelqursquoun dont le but est une exeacutecution et un

accomplissement complets Cela consiste agrave faire ou construire quelque chose de plus dans cet ouvrage

puis agrave conserver un ouvrage parfait et acheveacute qui agrave deacutefaut serait artificiel comme la mort Crsquoest pourquoi

le musicien poegravete est affaireacute agrave laisser derriegravere lui une chose accomplie Les deux derniegraveres sortes [de

musique ndash pratique et poeacutetique] portent en eux la premiegravere [la musique theacuteoreacutetique] mais le contraire

nrsquoest pas vrai4

1 COLLINS-JUDD 2000 p 92 2 laquo Alors que les auteurs italiens de la Renaissance et du Baroque tendaient agrave adheacuterer agrave la division bipartite de la musique en musica theoritica (naturalis speculativa) et musica practica (artificialis) certains auteurs allemands lutheacuteriens commencegraverent agrave promouvoir une troisiegraveme cateacutegorie la musica poetica Ce genre de musique combinait les veacuteriteacutes eacutetablies de la musica theoretica au concept typique de la Renaissance du compositeur penseacute comme artiste appeleacute agrave reacuteveacuteler la signification du texte dans et par la musique raquo (BARTEL 1997 p 19) 3 Publieacute agrave nouveau en 1537 sous le titre Musica 4 laquo Poetica quae necque rei cognitione neque solo exercitio contenta sed aliquid post laborem relinquit operis ueluti com a quopiam Musica aut Musicum carmen conscribitur cuius finis est opus consumatus et affectum Consistit enim in faciendo siue fabricando hoc est in labore tali qui post se etiam artifice mortuo opus perfectum et absolutum relinquat Vnde Poeticus Musicus qui in

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

125

Dans une telle deacutefinition on reconnaicirctra assez clairement la notion drsquoœuvre musicale telle

qursquoelle est freacutequemment admise de nos jours tout au moins on y reconnait lrsquoideacutee drsquoun reacutesultat

concret ndash celui de lrsquoaction de composer1 Une telle laquo œuvre musicale raquo se caracteacuterise avant tour par

lrsquoautonomie agrave laquelle elle accegravede par son existence propre distincte agrave la fois de son auteur et ses

exeacutecutions On retrouve vingt ans plus tard une tripartition de la musique et une deacutefinition de la

musique poeacutetique qui sont similaires chez Hermann Finck (1527-1558) au deacutebut de son Practica

musica2 Pour Finck la musique poeacutetique laquo faccedilonne les chants et les cantilegravenes raquo consiste agrave laisser

derriegravere elle un ouvrage relegraveve bien de la composition3

Lrsquoexpression musica poetica va donc srsquoinstaller peu agrave peu au sein du monde germanique dans

le langage courant des theacuteoriciens et des cantors jusqursquoagrave devenir le titre mecircme de traiteacutes de

musique Le premier que lrsquoon puisse identifier est le Musica poetica drsquoHeinrich Faber4 en 15485

Lrsquoauteur pour qui la poeacutetique musicale est laquo lrsquoart du faccedilonnage drsquoun poegraveme musical raquo6 y laquo compare

contrepoint improviseacute et musique composeacutee ndash au deacutetriment de la premiegravere selon le point de vue

lutheacuterien et allemand raquo 7

La musique poeacutetique est diviseacutee en deux parties lrsquoimprovisation et la composition ()

Lrsquoimprovisation est la mise en ordre soudaine et impulsive drsquoun chant agrave travers diverses meacutelodies Mais

du fait que cette mise en ordre du chant nrsquoest pas pleinement valideacutee par lrsquoenseignement il nrsquoy a rien de

pire que de conserver cette faccedilon de faire laquelle consiste seulement en une expeacuterience pratique8

Crsquoest toutefois avec Gallus Dressler (1533-158089) que lrsquoon peut veacuteritablement prendre

acte drsquoune discipline ndash la poeacutetique musicale ndash qui srsquoaffirme pleinement qui commence agrave inteacutegrer

negotio aliquid reliquendo uersatur Et habent hae duae posteriores sibi perpetuo coniunctam superiorem sed non e contra raquo LISTENIUS Musica Chap I fa3v-fa4r 1 Le concept drsquoœuvre musicale fait lrsquoobjet drsquoun deacutebat voir agrave ce sujet par exemple lrsquoarticle de Stephen Davies DAVIES 2014 2 Finck Hermann Practicae musicae 1556 Ne pas confondre Hermann Finck avec le compositeur Heinrich Finck (144445-1527) dont il eacutetait le petit-neveu Parmi les compositeurs citeacutes par Finck au deacutebut de son ouvrage figurent agrave peu pregraves tous les grands noms de la polyphonie et notamment Josquin des Preacutes Pierre de la Rue Clemens non Papa et Adrian Willaert 3 laquo Poecircticam que fingit carmina amp cantilenas et post laborem operis fabricati aliquid relinqit estq proprie Componistarum raquo FINCK 1971 laquo Divisio musicae raquo Ajoutons que dans la preacutesentation donneacutee par Finck la musique pratique se subdivise en musica instumentalis et musica vocalis deux expressions qui correspondent au sens que lrsquoon attribue aujourdrsquohui la musique instrumentale est bien celle joueacutee par des instruments de musique et nous ne sommes plus du tout dans le cadre de penseacutee heacuteriteacute de Boegravece 4 Heinich Faber (1500-1552) est eacutegalement lrsquoauteur drsquoun manuel de chant destineacutee aux eacutecoles lutheacuteriennes reacuteimprimeacutes agrave de multiples

reprises et utiliseacute jusqursquoau deacutebut du XVIIe siegravecle le Compendium musicae pro incipientibus 1548 5 Contrairement agrave lrsquoaffirmation de Dietrich Bartel selon qui Dresseler aurait eacuteteacute le premier agrave employer lrsquoexpression de laquo musique poeacutetique raquo pour le titre de son ouvrage de 1563 BARTEL p 20 6 laquo Musica poetica est ars figendi musicum carmen raquo 7 ABROMONT 2001 p 409 8 laquo Dividitur autem musica poetica in duas partes sortisationem et compositionem () Sortistio est subita ac improvisa cantus per diversas melodias ordination Quia vero haeligc ordination canendi non valde probatur eruditis non opus est ut diutius huius rei quaeligque solummodo usu consistit immoremur raquo Faber Heinrich De musica poetica 1548

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

126

des eacuteleacutements venus de la rheacutetorique ainsi qursquoune reacuteflexion sur les relations entre diverses

caracteacuteristiques drsquoune musique et les affects qursquoelle peut susciter

B GALLUS DRESSLER

Un ouvrage de Dressler entre clairement dans la cateacutegorie de ces textes visant agrave la formation

peacutedagogique des futures meacutelopoegravetes Neacute en 1533 en Thuringe1 et baptiseacute suivant le rite catholique

Gallus Dressler avait reccedilu peu apregraves ndash en raison de la reacuteorientation de sa ville natale ndash une eacuteducation

protestante incluant lrsquoenseignement du latin et celui de la musique (il semble avoir eu une existence

mouvementeacutee marqueacutee par les troubles religieux et politiques de lrsquoeacutepoque) Il avait succeacutedeacute en

1558 agrave Martin Agricola comme cantor agrave lrsquoeacutecole latine de Magdebourg et sa premiegravere œuvre

theacuteorique (Practica modorum explicatio ndash ou laquo Explication pratique des modes raquo) avait eacuteteacute publieacutee en

1561 Son deacutecegraves est supposeacute avoir eu lieu entre 1580 et 15892

On peut trouver tout au long de la preacuteface drsquoun autre traiteacute reacutedigeacute par lrsquoauteur un eacutecho de

ce que nous avions signaleacute preacuteceacutedemment sur la fonction deacutevolue agrave la musique dans le contexte de

la Reacuteforme il est en effet preacuteciseacute agrave ce sujet

[La musique] est devenue agrave ce point neacutecessaire que ceux qui ne connaissent point cet art

peuvent difficilement diriger eacutecoles et eacuteglises par ailleurs lrsquoeacutetude de la musique ne profite pas seulement

agrave ceux qui sont chargeacutes de fonctions eccleacutesiastiques et scolastiques mais eacutegalement agrave tous ceux qui

eacutetudient3

Les conseils prodigueacutes par lrsquoauteur soulignent entre autres le caractegravere progressif de

lrsquoenseignement de la musique dans lequel srsquoinscrit son ouvrage

1 Agrave Nebra an der Unsttrut 2 Eacuteleacutements biographiques rapporteacutes par Olivier Trachier Voir TRACHIER 2001 p 1-10 3 DRESSLER 2001 p 91

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

127

B1 LES PRECEPTA MUSICAElig POEumlTICAElig

Il semble que Dressler fut le premier agrave recourir de maniegravere quasi systeacutematique aux principes

de la rheacutetorique notamment agrave employer le terme drsquoinvention1 et agrave fixer lrsquousage de la disposition2

Rendus publics en 1563 ndash mais jamais publieacutes ndash les Praeligcepta muiscaelig poeumlticaelig (laquo Preacuteceptes de

musique poeacutetique raquo) de Dressler sont un manuscrit assez court et diviseacute en quinze chapitres dans

lesquels une place importante est consacreacutee aux questions de consonances et drsquointervalles (chapitres

II agrave VII) et agrave celle de la disposition (un chapitre pour chacune des laquo parties raquo exorde (chap XII)

medium (chap XIII) et terminaison (chap XIV)

Le premier chapitre nous procure une deacutefinition de la musique poeacutetique

Crsquoest lrsquoart drsquoeacutelaborer un poegraveme musical3 Elle se distingue des autres parties de la Musique La

[partie] poeacutetique considegravere la [section] pratique chante Mais celle [qui nous occupe] compose de

nouvelles harmonies et laisse derriegravere elle une œuvre acheveacutee son auteur fucirct-il mort4

La composition est quant agrave elle deacutefinie comme

lrsquoaction de rassembler les diverses parties [vocales] de lrsquoharmonie en un tout gracircce agrave des

consonances diffeacuterentes et en suivant un juste calcul elle apparaicirct sous un seul aspect que lrsquoon nomme

contrepoint5

Cette derniegravere preacutecision met en eacutevidence un aspect de cette discipline musicale auquel

lrsquoauteur des Preacuteceptes ndash tout comme ses successeurs ndash accorde une grande attention le fait que la

piegravece musicale composeacutee selon les meacutethodes de la musique poeacutetique soit laquo acheveacutee raquo crsquoest-agrave-dire

entiegraverement autonome de celui qui lrsquoa composeacutee

Lrsquoexamen du texte de Dressler fait eacutegalement apparaicirctre un trait dominant des ouvrages de

musique poeacutetique de cette peacuteriode agrave savoir le souci porteacute agrave la reacutealisation de ces passages conclusifs

deacutenommeacutes laquo clausules raquo Ce terme issu du lexique propre agrave la rheacutetorique6 renvoie geacuteneacuteralement agrave

la musique meacutedieacutevale7 Lrsquoauteur des Preacuteceptes indiquant la fonction preacutecise de ces clausules reacutevegravele

que le choix de recourir agrave la rheacutetorique va au-delagrave drsquoun simple emprunt ponctuel laquo celles-ci [les

clausules] nrsquoornent pas seulement le chant drsquoune faccedilon admirable mais relient eacutegalement les

1 TRACHIER 2001 p 35 2 Ibid p 38 3 laquo Est ars fingendi musicum carmen raquo 4 DRESSLER 2001 p 97 5 Ibid 6 REY 2000 Vol 1 p 773-774 7 ARNOLD 1983 t 2 p 433

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

128

sections de lrsquoharmonie entiegravere drsquoune maniegravere convenable1 raquo Lrsquoornement renvoie agrave lrsquoeacutelocution

rheacutetorique la convenance deacutesigne lrsquoefficaciteacute de lrsquoargument ou de la figure2 Nous aurions donc

affaire avec ces eacuteleacutements musicaux particuliers agrave des instruments de choix dans la perspective de

la poeacutetique musicale (nous les retrouverons en effet ndash et toujours preacutesenteacutes avec la mecircme insistance

ndash dans le texte de Burmeister) Drsquoailleurs il est preacuteciseacute au chapitre suivant qursquoil faut que les clausules

laquo reacutepondent avec convenance qursquoelles adhegraverent pleinement aux paroles comme au discours

musical raquo3 Cette volonteacute de traiter pleinement la musique comme un discours se manifeste

eacutegalement dans le chapitre consacreacute agrave lrsquoexorde puisque ce dernier doit laquo affirmer le ton raquo un ton

que laquo lrsquoauditeur puisse identifier raquo4

B2 MUSIQUE ET AFFECTS DANS LES PRECEPTA

La question se pose toutefois de savoir quelle importance Dressler accorde au sein drsquoune

musique penseacutee selon les principes de la rheacutetorique agrave la capaciteacute qursquoaurait une telle musique de

susciter des eacutemotions Les indications ne sont pas tregraves nombreuses et crsquoest pour lrsquoessentiel dans le

chapitre XIII ndash consacreacute agrave la laquo Construction du medium raquo ndash qursquoelles sont formuleacutees Sur les cinq

regravegles prescrites par Dressler deux (regravegles 1 et 4) concernent directement lrsquoimportance des affects

de lrsquoauditeur et une autre (regravegle 5) se trouve eacutegalement concerneacutee ndash mecircme si apparaicirct dans le cas

de cette regravegle une ambiguiumlteacute concernant la maniegravere par laquelle les eacutemotions ou affects sont

impliqueacutes dans une discipline rheacutetorique (concernant plus preacuteciseacutement le fait de pouvoir

consideacuterer que la mise en de bonnes dispositions de lrsquoauditeur ferait partie des affects agrave eacuteveiller)

Ces trois regravegles se preacutesentent de la maniegravere qui suit

Premiegravere regravegle Il faut avant tout choisir le ton convenant agrave la matiegravere [du discours] car

certains sont joyeux comme le premier le cinquiegraveme et le huitiegraveme certains sont funestes comme le

second le quatriegraveme et le sixiegraveme et certains sont chagrins ltet austegraveresgt comme le troisiegraveme et le

septiegraveme5 raquo [hellip]

Quatriegraveme regravegle Lorsqursquointerviennent des paroles pleines drsquoemphases il est bienseacuteant

drsquoavancer drsquoun pas ralenti en placcedilant ici ou lagrave quelques pauses geacuteneacuterales ce qui se produit drsquoordinaire

dans les messes en particulier sur le nom de Jeacutesus-Christ [hellip] Il est bienseacuteant aussi de ltfaire montergt

[la musique] quand la matiegravere est joyeuse ou pleine de colegravere et drsquooccuper un registre plus profond pour

exprimer la peine [hellip]

1 DRESSLER 2001 Chap VIII p 141 2 Op cit p 141 n 84 3 DRESSLER 2001 Chap IX p 170 4 Op cit Chap XII p 169 5 Cette classification se retrouve eacutegalement au chap XV p 181

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

129

Cinquiegraveme regravegle Bien que les combinaisons de consonances aient eacuteteacute preacutesenteacutees plus haut

cependant il faut examiner ici encore les consonances qui produisent des harmonies plus douces et celles

qui en fournissent de moins agreacuteables ainsi lrsquoenchaicircnement ou la progression de la tierce vers la quinte

ou de la 10e ltdixiegravemegt vers la 12e [biffeacute diapason] ndash puisque lrsquoappreacuteciation est la mecircme agrave lrsquooctave ndash

produit une sonoriteacute suave1

On peut faire quelques remarques au sujet de ces regravegles La premiegravere nous met en preacutesence

de lrsquoethos des modes cette conception heacuteriteacutee de celle des modes grecs2 qui fut transmise agrave travers

les modes eccleacutesiastiques et que lrsquoon retrouvera encore chez Mersenne ou Kircher3 Telle qursquoelle

apparait chez Dressler crsquoest bien lrsquoideacutee que la formulation drsquoun discours musical dans un mode

donneacute crsquoest-agrave-dire dans un systegraveme drsquointervalles donneacute induit par lui-mecircme chez lrsquoauditeur un eacutetat

eacutemotionnel une humeur geacuteneacuterale En drsquoautres termes il existe certains contextes musicaux qui

sont non rythmiques et qui agrave la fois contribuent agrave eacutetablir une disposition eacutemotionnelle (selon les

eacutecrits des Anciens) et expriment ces dispositions eacutemotionnelles

La regravegle suivante concerne lrsquoaspect dynamique de la musique Un point remarquable est agrave

noter lrsquoauteur preacuteconise le mecircme genre de traitement quand laquo la matiegravere est joyeuse ou pleine de

colegravere raquo On observera donc que mecircme si la similitude entre ces deux eacutemotions en termes

dynamiques nrsquoest pas explicitement formuleacutee elle est implicitement mais indubitablement prise en

compte

La derniegravere des regravegles mentionneacutees expose un trait de la musique qui ne relegraveve peut-ecirctre

pas directement de lrsquoexpression drsquoune eacutemotion ou de la maniegravere de la susciter mais srsquoy apparente

de pregraves ndash agrave moins qursquoil ne relegraveve bien du mecircme domaine de lrsquoaffectif Il srsquoagit de la laquo suaviteacute raquo de la

musique Si lrsquoon srsquoen tient au texte cet aspect de lrsquoart du meacutelopoegravete ne concerne pas les eacutemotions

agrave proprement parler mais lrsquoaspect agreacuteable que doit posseacuteder une cantilegravene nous sommes face agrave ce

devoir de lrsquoorateur qursquoest le placere ou delectare4

En bref deux des devoirs de lrsquoorateur transparaissent dans les recommandations formuleacutees

par Dressler eacutemouvoir (regravegles 1 et 4) et plaire (regravegle 5) Ici nous ne savons pas si ceux deux devoirs

(et plus preacuteciseacutement celui consistant agrave plaire) concernent semblablement les eacutemotions musicales

mais il nrsquoest pas certain que ce soit bien le cas

Si les Preacuteceptes de Dressler se preacutesentent avant tout comme un traiteacute de contrepoint et mecircme

srsquoils ne furent pas publieacutes cet ouvrage ndash qui rend compte de son enseignement agrave ses eacutelegraveves ndash est

1 DRESSLER 2001 Chap XIII p 173 175 2 Voir sur cette question les remarques formuleacutees par Boegravece BOECE pp 23-31 3 Voir Marin Mersenne Harmonie universelle contenant la theacuteorie et la pratique de la musique (1636-1637) et Athanasius Kircher Musurgia universalis sive Ars magna consoni et dissoni (1650) 4 Chez Tinctoris la deacutelectation est provoqueacutee en musique comme dans lrsquoart de lrsquoeacuteloquence par la varieacuteteacute TRACHIER 2001 p 43

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

130

sans doute le premier agrave exposer aussi preacuteciseacutement la technique de composition musicale selon les

regravegles de lrsquoeacuteloquence Nombre des termes employeacutes proviennent de Ciceacuteron et Quintilien Enfin

lrsquoauteur reprend la distinction des Anciens entre style orneacute et style seacutevegravere (ou si lrsquoon preacutefegravere entre

lrsquoasianisme et lrsquoatticisme)1 Dans la transposition qursquoil fait de cette distinction concernant la

musique Dressler oppose le style musical de Josquin agrave celui des franco-flamands du XVIe siegravecle

(Clemens Gombert Crecquillon) ndash bien que adoptant en cela le principe deacutefendu par Ciceacuteron

dans LrsquoOrateur (et par Aristote dans la Rheacutetorique Livre III) il penche finalement pour un style

eacutequilibreacute et preacuteserveacute des excegraves respectifs du deacutepouillement et de lrsquoornement il srsquoagit en

lrsquooccurrence drsquoun style incarneacute en musique par Roland de Lassus Dressler apparait comme une

sorte de preacutecurseur drsquoune eacutecriture musicale asservie au texte celui qui ouvre laquo la voie agrave une

codification des moyens2 raquo

B3 DE DRESSLER Agrave BURMEISTER

La fin du XVIe siegravecle voit se deacutevelopper la poeacutetique musicale selon la perspective que lrsquoœuvre

de Dressler avait ouverte une inteacutegration de plus en plus prononceacutee de la rheacutetorique Toutefois

les traiteacutes qui paraissent alors teacutemoignent aussi de lrsquoinfluence de Zarlino Crsquoest le cas de Johannes

Avianus (ca 1555-1617) dans son Isagogegrave in libros musicae poeumlticae 3

Il est le premier theacuteoricien connu agrave ce jour agrave utiliser lrsquoexpression harmonia perfecta pour lrsquoaccord

de tierce et de quinte harmonia imperfecta lui servant agrave deacutesigner lrsquoaccord de tierce et de sixte perfectum

servait jusqursquoalors agrave nommer la tierce majeure imperfectum la tierce mineure4

Sethus Calvisius (1556-1615) cantor agrave Pforta puis agrave Leipzig eacutelabore une theacuteorie qui repose

sur Le institutioni harmonische de Zarlino dans son Melopoiia sive Melodiaelig condendaelig ratio quam vulgo

musicam poeticam vocant5 Dans sa meacutethode Calvisius traite de la proximiteacute entre les mots et la

musique au sein de la composition compare la segmentation drsquoune piegravece musicale et la ponctuation

dans la poeacutesie indique le moyen de restituer la question au sein du langage verbal par lrsquousage drsquoune

cadence imparfaite

1 Voir PERNOT p 112-114 186-192 2 TRACHIER 2001 p 48 3 Avianus Johannes Isagogegrave in libros musicae poeumlticae Erfurt 1581 4 ABROMONT 2001 p 418 5 Melopoeia ou meacutethode pour composer une meacutelodie qui est communeacutement appeleacutee musique poeacutetique Erfurt 1592 Agrave la diffeacuterence de Zarlino toutefois Calvisius considegravere la quarte comme une consonnance Il reprend eacutegalement en le modifiant un systegraveme analogue agrave la solmisation et mis au point par Hubert Waelrand la laquo boceacutedisation raquo ABROMONT 2001 p 419

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

131

C JOACHIM BURMEISTER

C1 MUSICA POETICA ET AUTRES TRAITEacuteS

Autant lrsquoouvrage de Dressler avait le meacuterite drsquoeacutetablir les bases de la musique poeacutetique mais

nrsquoen traccedilait toutefois que les grandes lignes autant la Musica Poetica de Burmeister en propose une

preacutesentation plus eacutetoffeacutee Si Joachim Burmeister (1564-1629) cantor agrave Rostock agrave partir de 1589 et

eacutelegraveve drsquoun disciple de Melanchthon (Lucas Lossius) poursuit agrave certains eacutegards lrsquoentreprise de

Dressler les textes qursquoil publie eacutegalement reacutedigeacutes en latin ne sont plus seulement peacutedagogiques

mais visent eacutegalement un public eacuterudit La traditionnelle opposition entre le theacuteoricien (savant) et

le praticien (ignorant) eacutevolue alors

En deacutepit de la controverse dite du paragone ndash ou laquo parallegravele des arts raquo ndash qui avait vu agrave la

Renaissance la remise en cause par divers artistes (de Vinci Castiglione etc) de la distinction entre

arts libeacuteraux et arts meacutecaniques au profit drsquoun rapprochement entre arts du discours et arts non

verbaux ainsi que celle de la hieacuterarchie des arts la musique conservait en Allemagne une place

preacutepondeacuterante1 Toujours inteacutegreacutee aux arts libeacuteraux elle eacutetait en outre structureacutee en fonction de

lrsquoopposition traditionnelle entre musique theacuteorique et musique pratique la premiegravere eacutetant le

domaine du musicus ndash celui qui deacutetenait la science musicale ndash et la seconde celui du cantor Les

ouvrages de Burmeister cependant srsquoadressent non seulement agrave un simple praticien mais agrave laquo un

amateur passionneacute de musique latiniste au bagage culturel solide souhaitant acqueacuterir une

connaissance technique2 raquo Ainsi agrave la figure du meacutelopoegravete leacutegueacutee par Calvisius Burmeister ajoute-

t-il celle du laquo philomuse raquo (philomusus) celui qui aime la musique crsquoest agrave lui qursquoil srsquoadresse dans ses

divers ouvrages Hypomnematum Musicaelig Poeticaelig (1599) Musica autoscheacutediastikegrave (1601) et Musica Poetica

(1606)3

1 TRACHIER 2001 p 15 2 SUEUR DUBREUIL 2007 p 12 3 Traduits respectivement par les titres suivants Remarques de musique poeacutetique La Musique agrave lrsquoimproviste et La Musique poeacutetique BURMEISTER 2007

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

132

Ces textes eacuterudits qui toutefois ne seront pas citeacutes par les theacuteoriciens ulteacuterieurs

deacuteveloppent une conception rheacutetorique avanceacutee et non pas superficielle de la musique Il ne srsquoagit

pas drsquoune approche se bornant agrave eacutenumeacuterer des figures1 mais drsquoun projet visant bien agrave recourir agrave la

meacutethode de la rheacutetorique consideacutereacutee dans son entier afin drsquoatteindre son reacutesultat

La musique poeacutetique (hellip) est cette fameuse partie de la musique qui enseigne comment lrsquoon

doit eacutecrire un poegraveme musical en combinant les sons des meacutelodies pour en faire une harmonie orneacutee de

diverses affections qui constituent les peacuteriodes du discours et ce pour toucher en suscitant des

mouvements de lrsquoacircme varieacutes lrsquoesprit et le cœur des hommes2

La deacutemarche de Burmeister est dans son ensemble similaire agrave celle utiliseacutee dans les classes

de rheacutetorique On observe par exemple un recours freacutequent agrave la meacutemorisation3 au moyen de divers

scheacutemas ou synopsis4 Mais voyons plus preacuteciseacutement en quoi consistent les similitudes entre les

deux disciplines concerneacutees

C2 LA RHEacuteTORIQUE MUSICALE SELON BURMEISTER

Le Musica poetica marque tregraves clairement la veacuteritable entreacutee de la rheacutetorique comme discipline

servant agrave structurer la penseacutee musicale les reacutefeacuterences ne sont plus sporadiques comme chez

Dressler mais revendiqueacutees et permanentes On peut juger de leur rocircle en deux domaines le

recours aux laquo parties raquo de la rheacutetorique qui implique que lrsquoon organise deacutesormais la poeacutetique

musicale selon les scheacutemas de penseacutee de cette derniegravere et lrsquoemploi du vocabulaire de la rheacutetorique

C21 La rheacutetorique comme modegravele organisationnel

Selon les traducteurs de Burmeister Agathe Sueur et Pascal Dubreuil laquo Dans ses grandes

lignes la Musica Poetica imite lrsquoInstitution oratoire de Quintilien raquo5 Si cette observation est fondeacutee il

convient toutefois de preacuteciser en quoi consistent effectivement les laquo grandes lignes raquo Si lrsquoon

procegravede agrave un examen comparatif des deux traiteacutes entre drsquoune part les douze livres de lrsquoInstitution

oratoire et drsquoautre part les seize chapitres de la Musique poeacutetique on constate en effet certaines

similitudes Dans certains cas elles sont eacutevidentes comme dans celui du premier livre consacreacute agrave

1 SUEUR DUBREUIL 2007 p 5 2 BURMEISTER 2007 p 37 3 Concernant la technique dite des laquo lieux raquo se reacutefeacuterer agrave YATES 2008 4 Voir par exemple BURMEISTER 2007 p 110-111 ou p 318-321 5 SUEUR DUBREUIL 2007 p 14

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

133

lrsquoeacuteducation dispenseacutee aux enfants auquel reacutepond le premier chapitre traitant de lrsquoapprentissage de

lrsquoeacutecriture et de la lecture musicale ou celui du contenu des livres IX et XI de Quintilien (figures et

arrangements de mots meacutemorisation et prononciation) que lrsquoon retrouve aiseacutement dans le

chapitre 12 de la Musique poeacutetique (laquo Des figures ou ornements raquo) Dans drsquoautres cas le parallegravele est

valable mais drsquoune maniegravere plus vague au livre II des Institutions on peut faire plus ou moins

correspondre les chapitres 2 agrave 5 du traiteacute musical ndash dans les deux cas sont exposeacutes des rudiments

de lrsquoart concerneacute ainsi que des questions de deacutefinitions Mais drsquoautres cas encore ne permettent

aucune comparaison tout particuliegraverement les chapitres 6 agrave 9 de lrsquoouvrage de Burmeister qui traite

de questions speacutecifiques agrave la musique (transposition des modes etc) En deacutefinitive la comparaison

fait bien apparaicirctre une certaine volonteacute de laquo coller raquo agrave lrsquoenseignement de lrsquoeacuteloquence sans toutefois

que lrsquoenseignement de la musique parvienne agrave entrer dans le laquo moule raquo rheacutetorique De ce point de

vue donc le parallegravele entre les deux disciplines nrsquoest pas veacuteritablement concluant

Il nrsquoen demeure pas moins que les similitudes de meacutethode et plus encore de vocabulaire

sont frappantes Et pour peu que lrsquoon examine aussi les autres textes de Burmeister on srsquoapercevra

qursquoil reprend agrave son compte lrsquoensemble des diverses laquo parties raquo de la rheacutetorique invention

disposition eacutelocution et action

Si le chapitre de la Musique poeacutetique consacreacute agrave la disposition (laquo du poegraveme musical raquo Chap

XV) est assez court1 et si la question de lrsquoinvention est traiteacutee tout aussi briegravevement2 la question

de lrsquoeacutelocution et plus preacuteciseacutement de lrsquoexpression des laquo ideacutees raquo au moyen de figures (laquo Des

ornements ou figures musicales raquo Chap XII) est nettement plus deacuteveloppeacutee3

La figure est deacutefinie classiquement par lrsquoauteur comme laquo un deacuteveloppement musical (hellip)

qui srsquoeacutecarte de la maniegravere simple de composer4 raquo (Crsquoest nous qui soulignons) Les figures peuvent

ecirctre harmoniques meacutelodiques ou participer des deux Burmeister dresse une liste preacutecise pour

chacun de ces cas nommant ainsi un total de vingt-six figures puis il expose de maniegravere

approfondie chacune de ces figures illustrant parfois son propos drsquoun exemple musical La

terminologie de ces figures provient dans la grande majoriteacute des cas du vocabulaire des figures de

rheacutetorique (meacutetalepse noeumlma pleacuteonasme auxegravese hypotypose hyperbole etc) et quelques fois

seulement du lexique purement musical (faux bourdon fugue imaginaire) Nous le verrons ce point

est important

1 Burmeister insiste toutefois sur le rocircle de lrsquoexorde et sur la maniegravere de le composer 2 Voir le chapitre XVI laquo De lrsquoimitation raquo 3 La description des diffeacuterents styles (humble grand moyen et mixte) qui relegraveve aussi de lrsquoeacutelocution est donneacutee eacutegalement au chapitre XVI 4 laquo [] qui a simplici compositionis ratione discedit [] raquo BURMEISTER 2007 p 147

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

134

Enfin la partie de la rheacutetorique nommeacutee laquo action raquo se trouve exposeacutee dans un passage assez

long des Hypomnematum Musicaelig Poeticaelig Il y est question plus preacuteciseacutement de la prononciation du

discours1 Se reacutefeacuterant agrave Ciceacuteron (De Inventione et De la nature des dieux) il indique quels sont les divers

critegraveres distinctifs de la voix dont le critegravere deacutenommeacute laquo sonore raquo qui a pour vertu de rendre la voix

distincte le but rechercheacute est lrsquoeacuteclat de la voix instrumentale que Burmeister nomme

laquo chalcophonie raquo

C22 La rheacutetorique comme reacuteservoir lexical

Agrave la lecture des traiteacutes de Burmeister on est frappeacute par le foisonnement de vocabulaire

musical issu de la rheacutetorique mais aussi de la grammaire Comme nous lrsquoavons signaleacute il en va ainsi

pour le plus grand nombre des figures reacutepertorieacutees dans la Musica poetica Mais ce nrsquoest lagrave qursquoune

infime partie du vocabulaire rencontreacute Ainsi dans son exposeacute des lois de la syntaxe musicale2 un

long deacuteveloppement est consacreacute aux soleacutecismes crsquoest-agrave-dire aux fautes de laquo grammaire raquo

musicales Au nombre de ces fautes on trouve par exemple la tautoeumlpia laquo reacutepeacutetition de consonances

parfaites de la mecircme espegravece selon un mouvement identique3 la syzigia preacutecipiteacutee laquo lorsque des

unissons ou des octaves surviennent plus vite que de raison ou lorsqursquoils durent trop longtemps raquo4

ou encore la catachregravese de la quarte laquelle laquo insegravere une quarte qui jouant le rocircle de fondement se

retrouve placeacutee sous certains sons dans lrsquoharmonie alors qursquoelle ne peut jouer ce rocircle de soutien de

lrsquoharmonie en raison de sa faiblesse5

Face agrave ce laquo deacutemon de la terminologie6 raquo la question se pose de savoir si les innombrables

emprunts possegravedent une veacuteritable leacutegitimiteacute Une reacuteponse est fournie par Burmeister dans les

Remarques de musique poeacutetique Il preacutecise en effet que ses efforts visent agrave ce que

les eacuteleacutements qui sont neacutecessaires et nobles en cet art [lrsquoart de lrsquoharmonie] et qui jusque-lagrave eacutetaient

deacutepourvus de nom speacutecifique puissent en recevoir un de sorte que le discours visant agrave expliquer ces

questions usant de comparaisons ne soit pas entrepris en vain faute drsquoun vocabulaire adapteacute7

1 La prononciation est deacutefinie comme eacutetant laquo lrsquoaction de modeacuterer la voix le visage et le geste accompagneacutee de charme qui si elle est de qualiteacute a pour reacutesultat que les choses paraissent ecirctre conduites par lrsquoesprit raquo BURMEISTER 2007 p 297 2 laquo La syntaxe musicale est la maniegravere de combiner les sons de deux ou plusieurs meacutelodies afin de creacuteer une harmonie en vue du modulamen raquo Op cit p 71 3 Op cit p 85 4 Op cit p 91 5 Op cit p 93 6 SUEUR DUBREUIL 2007 p 14 7 BURMEISTER 2007 p 197 Cette explication est ainsi reformuleacutee dans La Musique agrave lrsquoimproviste laquo En inventant des termes nous nrsquoavons que chercheacute agrave pallier comme nous le pouvions la peacutenurie du vocabulaire qui faisait cruellement deacutefaut raquo Op cit p 217

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

135

Crsquoest Statius Olthoff cantor avant Burmeister agrave Rostock qui dans une lettre adresseacutee agrave ce

dernier complegravete ce premier eacuteleacutement de reacuteponse en lui eacutecrivant laquo tu eacutenonces toutes les matiegraveres agrave

lrsquoaide de vocables adapteacutes et convenables tireacutes du magasin des rheacuteteurs et emprunteacutes aux autres

arts afin qursquoainsi soit minime le risque drsquoerreur et drsquoheacutesitation drsquoordinaire lieacute agrave lrsquoambiguiumlteacute des

termes raquo1

Nous disposons donc drsquoune explication relativement satisfaisante pour lrsquousage massif des

termes de rheacutetorique que fait Burmeister dans ses ouvrages Il permet en effet drsquoaffiner lrsquooutillage

du compositeur dans son entreprise de reacutealisation de poegravemes musicaux il peut de la sorte savoir

preacuteciseacutement agrave quelle technique il a recours et quels effets elle peut provoquer

Toutefois si une telle meacutethode nous confirme la coheacuterence du projet deacutefendu par

Burmeister elle ne met pas directement en lumiegravere les caracteacuteristiques propres agrave lrsquoeacuteveil des affects

qursquoune rheacutetorique musicale serait supposeacutee engendrer Il convient donc drsquoexaminer ce qursquoil en est

vraiment agrave ce sujet

C3 RHEacuteTORIQUE MUSICALE ET EacuteMOTIONS CHEZ BURMEISTER

C31 Affections et affects

Lrsquoeacutetude des traiteacutes fait apparaicirctre que le souci de capter lrsquoauditeur par les eacutemotions est

profondeacutement ancreacute dans la theacuteorie et la pratique qui ici sont deacutefendues On peut ainsi repeacuterer

quelques principes fondamentaux qui traversent les divers traiteacutes de Burmeister

Le premier de ces principes apparaicirct agrave travers lrsquoattention particuliegravere qui est porteacutee aux

clausules ces passages musicaux mentionneacutes preacuteceacutedemment Dans le droit fil de Dressler lrsquoauteur

de la Musique poeacutetique leur confegravere un rocircle essentiel qui irrigue entiegraverement la musique

Une clausule (elle tire son nom de laquo clore raquo) est un petit deacuteveloppement musical constitueacute de

trois parties (autrement dit de trois sons) agrave savoir drsquoun deacutebut drsquoun milieu et drsquoune fin qui sert agrave terminer

les affections des meacutelodies crsquoest-agrave-dire les peacuteriodes et agrave finir lrsquoharmonie elle-mecircme [hellip] Aucune

harmonie ne peut ecirctre deacutepourvue de clausules En effet la clausule est agrave lrsquoharmonie ce que lrsquoacircme est au

corps animeacute Pour ces raisons si lrsquoapprenti veut eacuteviter que ses poegravemes ne paraissent deacutenueacutes de vie il

fera bien de ne jamais neacutegliger les clausules dans le travail syntaxique2

1 Op cit p 201 2 Op cit p 107 113 Ajoutons que lrsquoon tend parfois agrave assimiler abusivement les clausules agrave des cadences En rheacutetorique les clausules deacutegeacuteneacuteregraverent parfois en tics de discours et furent de ce fait critiqueacutees par Quintilien

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

136

Le caractegravere vivant (et donc plaisant) des piegraveces musicales serait ainsi intimement lieacute agrave

lrsquousage permanent et maicirctriseacute des clausules Mais voyons agrave preacutesent un autre terme employeacute par

Burmeister qui correspond agrave ce que lrsquoon peut appeler un concept il srsquoagit de lrsquoaffection musicale

un terme que nous avons deacutejagrave rencontreacute agrave deux reprises chez Burmeister ndash afin de deacutecrire la

poeacutetique musicale et preacuteciseacutement la clausule Voici la deacutefinition qui en est donneacutee

Affection musicale dans une meacutelodie ou une harmonie peacuteriode termineacutee par une clausule

qui eacutemeut et affecte lrsquoesprit et le cœur humains un mouvement [] qui est charmant agreacuteable et plaisant ou au

contraire deacuteplaisant et deacutesagreacuteable agrave la fois pour lrsquooreille et pour le cœur1

Lrsquoaffection (affectio et non affectus) ne revecirct pas ici le sens qursquoon lui connaicirct habituellement

crsquoest-agrave-dire celui de lrsquoeacutetat de ce qui est affecteacute comme par exemple dans une passion de lrsquoacircme

Lrsquoaffection musicale deacutesigne au contraire ce qui affecte On aura aussi remarqueacute qursquoune affection est

caracteacuteriseacutee techniquement parlant par le fait qursquoelle srsquoachegraveve par une clausule Ajoutons enfin que

Burmeister deacutefinit la meacutelodie comme laquo une affection composeacutee de sons (hellip) [qui] engendre des

affects raquo

La meacutelodie eacutetant en elle-mecircme ndash crsquoest-agrave-dire drsquoapregraves les deacutefinitions de Burmeister en toutes

circonstances ndash une affection lrsquoeacuteveil des eacutemotions est donc fondamentalement causeacute par toutes ces

peacuteriodes qursquoachegravevent les clausules les figures de rheacutetorique musicale ne sont que des cas

particuliers des telles affections Il est clair deacutesormais que la poeacutetique musicale est penseacutee agrave la fois

en deacutetail et en profondeur dans la perspective de la mobilisation des affects

Suivons donc comment les affections peuvent ecirctre employeacutees en fonction des deux devoirs

traditionnels de lrsquoorateur

C32 Susciter lrsquoadheacutesion de lrsquoauditeur le devoir de plaire

Le but eacutetant dans ce premier cas de provoquer la deacutelectation il est vraisemblable que cela

doit ecirctre accompli au moyen drsquoaffects agreacuteables2 Afin drsquoy parvenir il conviendra de respecter une

loi syntaxique crsquoest-agrave-dire laquo un principe une regravegle ou encore une convention musicale qui reacutegit

lrsquoassemblement des sons et permet de former une harmonie aux sonoriteacutes suaves raquo3 La suaviteacute

(caractegravere deacutejagrave mentionneacute par Dressler) suscitant les passions douces et qui est opposeacutee agrave la force

(vis) apparaicirct tout au long de la Musica poetica presque comme un synonyme de lrsquoagreacuteable comme

1 BURMEISTER 2007 p 277 La partie de la citation en italique est en allemand dans le texte original 2 Cette eacutequivalence entre lrsquoaffect exprimeacute par la musique et lrsquoaffect reacuteellement eacuteprouveacute par lrsquoauditeur fera preacuteciseacutement lrsquoobjet drsquoune

remise en cause agrave partir du XIXe siegravecle (voir chapitre VII) 3 Op cit p 79

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

137

la principale qualiteacute que doit posseacuteder la musique Par conseacutequent il conviendra drsquoeacuteviter des

situations comme la diplasis des consonances laquelle consiste en un laquo redoublement de consonances

imparfaites mecircleacutees agrave des consonances parfaites (hellip) Crsquoest pourquoi ineacutevitablement plus on

combine des intervalles harmoniques imparfaits moins lrsquoharmonie est suave1

Drsquoautres cas peuvent nuire agrave lrsquoaccueil favorable de lrsquoauditoire Celui eacutevoqueacute plus haut de

la syzigia preacutecipiteacutee soleacutecisme dans lequel on entend lrsquoharmonie qui srsquoest entrelaceacutee sur des sons

semblables entre eux de ce fait laquo les oreilles perccediloivent cela comme quelque chose de

deacutesagreacuteable raquo2 De mecircme si laquo on introduit des intervalles abscons et trop grands () comment une

harmonie peut-elle plaire raquo3

Sans entrer dans le deacutetail ajoutons que lrsquoon trouve aussi chez Burmeister une autre qualiteacute

fondamentale mentionneacutee sous le terme de summetria la proportion ou symeacutetrie on notera qursquoagrave

cette occasion la musique est plutocirct consideacutereacutee en termes matheacutematiques que discursifs crsquoest-agrave-

dire selon son statut de science du quadrivium4

Lrsquoadheacutesion de lrsquoauditeur deacutepend en outre de la disposition du poegraveme musical Lrsquoexorde

laquo premiegravere affection du poegraveme raquo est ici deacutecisive puisqursquoelle laquo sert agrave rendre les oreilles et lrsquoesprit de

lrsquoauditeur attentifs au discours musical et agrave capter sa bienveillance raquo5 Quant au medium le laquo corps

des cantilegravenes raquo il faut eacuteviter qursquoil laquo prenne de trop grandes proportions de peur que trop

deacuteveloppeacute il ne suscite le deacutegoucirct chez lrsquoauditeur raquo6

C33 Eacuteveiller les passions de lrsquoauditeur le devoir drsquoeacutemouvoir

Toutefois la maicirctrise de la musique poeacutetique nrsquoa pas seulement vocation agrave mettre lrsquoauditoire

dans une disposition favorable agrave lui plaire et pour cela agrave eacuteveiller des affects positifs Il faut aussi

lrsquoeacutemouvoir crsquoest-agrave-dire provoquer chez lui divers eacutetats affectifs ce qui peut ecirctre obtenu par divers

moyens qursquoil srsquoagisse (lagrave aussi agrave certains eacutegards) de la mise en condition de lrsquoauditeur ou de

lrsquoexpression de multiples eacutemotions particuliegraveres Burmeister rappelle notamment la position

deacutefendue par Platon en regard de la fonction eacutethique remplie par la musique Il maintient aussi

1 Op cit p 95 2 Op cit p 91 3 Op cit p 101 4 Op cit p 209 5 Op cit p 177 6 Op cit p 179

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

138

lrsquoanecdote ceacutelegravebre drsquoapregraves laquelle Pythagore ndash dans la version qursquoil donne ndash aurait su calmer un

jeune homme ivre gracircce agrave un air joueacute en mode phrygien avec un rythme spondeacute1

Burmeister reprend donc ici sans surprise le point de vue des Anciens sur lrsquoethos des modes

Ces derniers doivent ecirctre accommodeacutes aux matiegraveres (aux textes) leur correspondant selon qursquoelles

sont joyeuses et allegravegres tragiques et agiteacutees propices agrave la lamentation et aux larmes etc2

Enfin rappelons que toute la partie concernant lrsquoeacutelocution (le choix du style lrsquoutilisation

des figures mentionneacutees plus haut) a pour activiteacute principale de mettre en œuvre les techniques

suscitant les passions Il en va de mecircme pour la partie de la rheacutetorique nommeacutee action dont fait

partie la prononciation laquo La prononciation qui suscite les passions est lrsquoaction de modeacuterer la voix

conjugueacutee agrave lrsquoapparat en vue de susciter les passions Lrsquoapparat est une ornementation qui par les

gestes et lrsquoeacutenonciation mecircme de la voix srsquoajoute agrave la prononciation de la musique raquo3

CONCLUSION

La poeacutetique musicale de Joachim Burmeister peut ecirctre consideacutereacutee comme un projet

authentique de rheacutetorique musicale deacuteveloppeacute et solidement articuleacute dans lequel les parties de la

rheacutetorique sont toutes mises agrave contribution Mecircme si lrsquoapplication de la rheacutetorique agrave la composition

musicale nrsquoest pas complegravete elle est pousseacutee nettement plus loin que chez Dressler En outre la

preacutesentation drsquoune liste tregraves eacutetoffeacutee de figures de rheacutetorique musicale caracteacuteristique souvent

mentionneacutee quand on eacutevoque Burmeister ne doit pas masquer le sens reacuteel de la deacutemarche

lrsquoessentiel nrsquoest pas dans la maicirctrise des figures mais dans la compreacutehension des concepts et

des notions-clefs de la rheacutetorique compreacutehension permettant de passer de la theacuteorie agrave lrsquoactio sans qursquoil

y ait rupture4

Ajoutons que lrsquoarticulation de lrsquoart de lrsquoeacuteloquence et de la musique permet aussi de fournir

agrave la seconde toute la richesse lexicale du premier et que la mobilisation des affects chez lrsquoauditeur

est bel et bien au cœur de lrsquoenseignement proposeacute Avec Burmeister la rheacutetorique musicale est

pour ainsi dire sortie de son enfance

1 Op cit p 213 Drsquoapregraves Boegravece lrsquohistoire eacutetait un peu diffeacuterente puisque le jeune homme laquo avait eacuteteacute exciteacute par un chant en mode phrygien raquo et que Pythagore lrsquoaurait calmeacute laquo en reacutepondant sur un megravetre spondaiumlque raquo BOECE p 27 Voir aussi plus haut Chap I B11 laquo Damon drsquoAthegravenes raquo 2 BURMEISTER 2007 p 127 3 Op cit p 303 4 SUEUR DUBREUIL 2007 p 19

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

139

CHAPITRE 5 ndash RHEacuteTORIQUE MUSIQUE ET FIGURENLEHRE

INTRODUCTION

Sans aller jusqursquoagrave qualifier Burmeister de laquo fondateur raquo de la rheacutetorique musicale il est

indeacuteniable que ses traiteacutes marquent une eacutetape deacutecisive du point de vue qui nous occupe il est en

effet le premier agrave organiser une meacutethode de composition musicale agrave partir de la rheacutetorique dans le

cadre drsquoune discipline qursquoil nomme musica poetica et drsquoune maniegravere incontestable (la rheacutetorique eacutetait

encore timide chez Dressler) de plus il agit agrave la fois en cantor lutheacuterien en peacutedagogue et en

humaniste

En faisant entrer la musique dans les cateacutegories et la terminologie de la rheacutetorique

Burmeister contribue agrave faire entrer la musique au sein des humaniteacutes1 En ce sens il se reacutevegravele

comme un homme de la Renaissance soucieux de contribuer au savoir du laquo philomuse raquo

multipliant pour cela dans ses ouvrages le recours agrave des meacutethodes stimulant meacutemoire visuelle

(tableaux scheacutemas) dans la tradition de lrsquoart ndash rheacutetorique ndash de la meacutemoire2

1 BARTEL 1997 p 93 2 SUEUR DUBREUIL 2007 p 13

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

142

Burmeister est eacutegalement un continuateur de lrsquoentreprise visant agrave lier eacutetroitement la musique

agrave lrsquoenseignement et la propagation de la foi dans le cadre de la Reacuteforme lutheacuterienne ce que nous

avons nommeacute laquo preacutedication musicale raquo Sa formation de cantor lui en donnait les moyens puisque

sa formation avait associeacute theacuteologie lettres (dont la rheacutetorique) et musique et que ses traiteacutes

peuvent ecirctre vus comme un reacutesultat finalement logique de son cursus Il est donc bien en ce sens

lrsquoheacuteritier des travaux de theacuteorisation et de peacutedagogie musicale drsquoAgricola Lossius ou Dressler

Crsquoest cette compleacutementariteacute entre les divers fils constituant la poeacutetique musicale de

lrsquoAllemagne baroque qui incite agrave reconnaicirctre agrave Burmeister un rocircle majeur Toutefois on se doit de

noter que lrsquoexpression de laquo rheacutetorique musicale raquo pour deacutesigner ce qursquoil propose nrsquoest pas

pleinement satisfaisant

On remarquera tout drsquoabord que son travail semble avoir eacuteteacute totalement hermeacutetique agrave ce

qui se deacuteroulait tregraves exactement agrave la mecircme eacutepoque en Italie Quelques rares noms de compositeurs

italiens sont simplement citeacutes agrave la fin de la Musica poetica dont le madrigaliste Luca Marenzio (1554-

1599) 1 mais aucune trace de ce qui se deacuteroulait agrave Venise ou Florence Il est manifeste que lrsquounivers

de Burmeister est celui de la polyphonie (les auteurs citeacutes sont surtout Lassus Clemens non Papa

et Dressler) Si rheacutetorique musicale il y a elle semble donc nrsquoavoir aucunement beacuteneacuteficieacute de la

reacuteflexion meneacutee par Mei ou Galilei ainsi que des nouveauteacutes de Monteverdi

Ensuite il y a quelque chose de preacutecipiteacute dans lrsquoexpression de rheacutetorique musicale chez

Burmeister non seulement ne sont vraiment traiteacutes dans ses ouvrages que deux parties de la

rheacutetorique (disposition et eacutelocution) mais surtout le souci principal semble avoir eacuteteacute de donner agrave

la musique une terminologie Comme nous lrsquoavons vu au chapitre preacuteceacutedent lagrave est la fonction

centrale de la rheacutetorique chez Burmeister

Enfin la question se pose de la posteacuteriteacute de ses travaux Selon Sueur et Dubreuil si elle

constitue un eacuteclairage tregraves utile pour les recherches actuelles lrsquoœuvre de Burmeister pourrait nrsquoavoir

eu que peu ndash ou pas ndash drsquoeacutecho chez les auteurs suivants puisqursquoon en trouve aucun eacutecho chez

Bernhard ou Mattheson Nous verrons que ce point de vue est incomplet lrsquoœuvre de Burmeister

(et notamment sa liste du figures) eacutetait connue drsquoau moins un autre theacuteoricien J Thuringus qui la

pris en compte pour sa propre Figurenlehre mecircme si le nom de Burmeister nrsquoapparaicirct plus dans les

traiteacutes qui le suivent son influence demeure

1 BURMEISTER 2007 p 183 185

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

143

A LA RHEacuteTORIQUE DE LrsquoANTIQUITEacute

Lrsquoobservation que nous venons de faire selon laquelle la poeacutetique musicale de Burmeister

offrirait bien une discipline pour la musique et son usage religieux mais ne saurait ecirctre veacuteritablement

qualifieacutee de laquo rheacutetorique raquo appelle alors un questionnement En quoi pourrait consister une

veacuteritable rheacutetorique musicale Quelles seraient ses caracteacuteristiques

Afin de pouvoir reacutepondre nous proposons drsquoen revenir preacutealablement agrave la rheacutetorique elle-

mecircme et plus exactement agrave la rheacutetorique de lrsquoAntiquiteacute qui ndash essentiellement agrave partir de Burmeister

ndash sert de modegravele aux auteurs des traiteacutes de poeacutetique musicale Nous serons alors en position

drsquoexaminer quelles sont les relations qui existent entre rheacutetorique et musique

A1 SENS ET ORIGINES DE LA RHEacuteTORIQUE

Trois sens distincts peuvent ecirctre attribueacutes agrave la rheacutetorique1 Au sens le plus courant il srsquoagit

de lrsquoart du discours (bene dicendi scientia) crsquoest en premier lieu ce sens qui nous inteacuteressera puisque

nous nous attacherons agrave lrsquoeacutevolution de cet art On ajoutera qursquoil est un art agrave vocation essentiellement

pratique ndash si lrsquoon se reacutefegravere agrave la deacutefinition de Quintilien2

Deux autres sens peuvent ecirctre donneacutes agrave la rheacutetorique Elle peut aussi ecirctre lrsquoenseignement de lrsquoart

du discours ce qui implique sa pleine connaissance ou encore le fait drsquoavoir deacutecouvert ses

proceacutedeacutes Enfin la rheacutetorique peut ecirctre une theacuteorie du discours persuasif lrsquoideacutee est ici non pas de

pratiquer lrsquoart oratoire (en lrsquoeffectuant ou en le transmettant) mais de lrsquoeacutetudier et de le comprendre

la rheacutetorique est alors explicative ndash ce dernier sens deacutesignant non seulement la connaissance du

systegraveme de la rheacutetorique de tout ce qui la constitue mais aussi de son fonctionnement3

On peut la caracteacuteriser4 drsquoune premiegravere maniegravere la plus eacutevidente en la deacutefinissant comme

art ou technique de la persuasion par le discours5 Cet art oratoire use drsquoeffets que doit produire le

discours sur son auditoire il vise autant agrave eacutemouvoir qursquoagrave convaincre On rattache geacuteneacuteralement

ses origines agrave deux traditions distinctes la sophistique et le stoiumlcisme

1 REBOUL 1984 p 6 2 La division des arts selon Quintilien est la suivante arts theacuteoriques (laquo connaissance et appreacuteciation des choses raquo) arts pratiques (consistent entiegraverement dans lrsquoaction) arts effectifs (exeacutecution drsquoun ouvrage visible) La rheacutetorique tient en partie aux trois sortes mais pour lrsquoessentiel laquo comme lœuvre de la rheacutetorique consiste principalement dans laction je lappellerai un art pratique ou administratif car ce nom signifie la mecircme chose raquo QUINTILIEN Institutions oratoire Livre II Chap XVIII 3 laquo la rheacutetorique nrsquoest pas normative mais explicative raquo Voir Reboul 1984 p 6 4 De rhecirctorikecirc (teknecirc) laquo art oratoire raquo 5 REBOUL 1991 p 5

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

144

La rheacutetorique consideacutereacutee dans sa deacutefinition sophistique se trouve eacutetroitement lieacutee agrave la

persuasion obtenue si neacutecessaire par la manipulation de lrsquoauditoire1 Ce versant de la rheacutetorique

met en avant le lien existant entre lrsquoorateur et son public et donc sur les affects de ce dernier

comme lrsquoa fait remarquer Joeumllle Gardes-Tamine2

Lrsquoautre source de la rheacutetorique reacuteside dans le stoiumlcisme de Ciceacuteron ou de Quintilien elle

deacutefinit la rheacutetorique comme laquo art du bien dit raquo Crsquoest dans ce cas le discours lui-mecircme qui est mis

en avant il srsquoappuie sur la grammaire et possegravede une importante fonction eacuteducative et morale La

rheacutetorique se trouvera donc toujours comme eacutecarteleacutee entre les aspects proprement philosophiques

qursquoelle veacutehicule (et que lrsquoon retrouve preacutesents dans les deacutebats actuels concernant la philosophie du

langage) et la suspicion qursquoelle eacuteveille freacutequemment

A2 LA RHEacuteTORIQUE GRECQUE

Le nom de Gorgias (485-374) est largement associeacute agrave des questions propres agrave lrsquoeacutelocution ndash

le style et les figures de style On parle drsquoailleurs laquo de gorgianisme pour caracteacuteriser un discours

particuliegraverement eacuteloquent raquo ou de laquo figures gorgianiques raquo3 Jugeant que les figures de la rheacutetorique

touchaient directement lrsquoacircme4 il fut le premier agrave rapprocher discours et poeacutesie5 comparant la

persuasion agrave la meacutedecine En effet pour Gorgias la puissance du langage reacuteside dans la persuasion6

La figure du sophiste nous apparaicirct traditionnellement sous un jour neacutegatif en raison

notamment de lrsquoattaque meneacutee par Platon agrave son eacutegard Toutefois si Platon voit le sophiste comme

une caricature du philosophe comme un illusionniste7 son contemporain Isocrate (436-338) qui

aurait eacuteteacute eacutelegraveve de Prodicos et Gorgias8 se deacutemarque de cette condamnation (bien qursquoil rejette les

1 Et notamment en leurrant son lrsquoauditoire voir agrave ce sujet par exemple Platon (laquo Par la force de leur discours ils [Tisias et Gorgias] font paraicirctre petites les grandes choses et grandes les petites ils donnent agrave la nouveauteacute un ton archaiumlsant et agrave son contraire un ton nouveau raquo PLATON Phegravedre 267 a) ou Aristote (laquo comme dans lrsquoeacuteristique ce qui produit la duperie crsquoest ce qursquoon nrsquoajoute pas () Aussi srsquoindignait-on justement de la profession de Protagoras car crsquoest un leurre un faux-semblant de vraisemblance qui ne se trouve dans aucun autre art que la Rheacutetorique et lrsquoEacuteristique raquo ARISTOTE Rheacutetorique 1402 a) 2 laquo En utilisant des termes modernes on pourrait dire que la rheacutetorique se relie agrave la psychologie et agrave la sociologie Elle srsquoappuie eacutevidemment sur les meacutecanismes de la persuasion qui sont logiques raquo GARDES-TAMINE 1996 p 8 3 DANBLON 2005 p 28 PERNOT 2000 p 34 4 DANBLON 2005 p 28 5 GARDES-TAMINE 1996 p 24 6 laquo le langage exerce une violente contrainte sur lrsquoacircme comparable agrave lrsquoaction des drogues sur le corps et aux arts de sorcellerie et de magie il suscite ou supprime des opinions et des eacutemotions il prend des formes multiples parmi lesquelles la poeacutesie les incantations les discours eacutecrits avec art que lrsquoon prononce dans les deacutebats les controverses des philosophes raquo GORGIAS Eacuteloge drsquoHeacutelegravene 8-14 Voir PERNOT 2000 p 33 7 Voir agrave ce sujet la fin du Sophiste 8 PERNOT 2000 p 47

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

145

travers des sophistes comme la grandiloquence) Il cherche agrave moraliser la rheacutetorique agrave lrsquoidentifier

agrave la philosophie lrsquoharmonie devient alors la valeur centrale1

Face agrave cette controverse lrsquoattitude drsquoAristote se deacutemarque assez nettement puisque crsquoest

sur le plan de lrsquoaction qursquoil en pose les enjeux Il refuse en effet agrave la rheacutetorique le statut de science

preacutefeacuterant la deacutefinir comme art ou technique de persuasion Elle ne srsquooccupe pas de veacuteriteacute absolue

mais des affaires humaines (lrsquoauditoire doit donc y ecirctre pleinement pris en compte) Sa Rheacutetorique

reacutedigeacutee en vue drsquoun travail drsquoenseignement2 est geacuteneacuteralement consideacutereacutee comme lrsquoouvrage

fondateur de la theacuteorie de lrsquoargumentation ou si lrsquoon preacutefegravere le couronnement de la rheacutetorique

grecque3 Le premier livre concerne le raisonnement et les genres oratoires le deuxiegraveme propose

une theacuteorie des eacutemotions le troisiegraveme est consacreacute au style aux figures et aux parties du discours

Les trois eacuteleacutements qui structurent la penseacutee grecque concernant le discours crsquoest-agrave-dire

lrsquoethos le logos et le pathos font systegraveme dans la theacuteorie drsquoAristote Ces trois eacuteleacutements que lrsquoon peut

traduire par les fonctions respectives de lrsquoorateur de lrsquoargument et de lrsquoauditoire correspondent

aux divers moyens permettant la persuasion moyens qursquoAristote nomme preuves 4

Les preuves administreacutees par le moyen du discours sont de trois espegraveces les premiegraveres

consistent dans le caractegravere de lrsquoorateur les secondes dans les dispositions ougrave lrsquoon met lrsquoauditeur les

troisiegravemes dans le discours mecircme parce qursquoil deacutemontre ou paraicirct deacutemontrer5

Drsquoun cocircteacute en effet lrsquoorateur doit inspirer la confiance cet objectif deacutependra du

laquo caractegravere raquo qursquoil saura offrir agrave son auditoire un caractegravere qui sera construit dans le discours et en

sera ainsi un effet de lrsquoautre cocircteacute il importera de mettre lrsquoauditoire en disposition dans un eacutetat

eacutemotionnel donneacute en eacuteveillant chez lui diverses passions

A3 LA RHEacuteTORIQUE LATINE

1 Isocrate laquo tourne le dos agrave la grandiloquence et creacutee une prose distincte de la poeacutesie sobre claire preacutecise exempte de termes rares de neacuteologismes de meacutetaphores brillantes de rythmes marqueacutes mais subtilement belle et profondeacutement harmonieuse Sans ecirctre poeacutetique elle doit son rythme agrave lrsquoeacutequilibre de la peacuteriode et agrave la clausule qui la termine raquo REBOUL 1991 p 23 2 PERNOT 2000 p 63 3 Voir DANBLON 2005 p 38 et PERNOT 2000 p 38 4 Preacutecisons que les preuves sont dites laquo techniques raquo lorsqursquoelles relegravevent de la technique proprement rheacutetorique et laquo extra-techniques quand elles preacutecegravedent la rheacutetorique ndash les faits indiscutables les piegraveces agrave convictions les aveux etc 5 ARISTOTE Rheacutetorique 1356 a

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

146

Premier traiteacute drsquoimportance depuis celui drsquoAristote et faisant figure agrave bien des eacutegards de

lien entre les rheacutetorique grecque et romaine La Rheacutetorique agrave Herennius longtemps attribueacutee par

erreur agrave Ciceacuteron opegravere une synthegravese complegravete de lrsquoart qursquoil deacutecrit La classification du laquo systegraveme raquo

de la rheacutetorique heacuteriteacute drsquoAristote y apparaicirct de maniegravere plus preacutecise

Ciceacuteron (106-43) est une des figures majeures de la rheacutetorique romaine et une reacutefeacuterence

pour le XVIe siegravecle Ses traiteacutes vont au-delagrave drsquoune simple reprise de la rheacutetorique grecque Srsquoopposant

comme Isocrate agrave la condamnation formuleacutee par Platon il srsquoefforce de laquo rheacutetoriser raquo la philosophie

Il deacutefend une vision du monde dans laquelle la rheacutetorique est un art complet consiste en un

eacutequilibre entre forme et contenu srsquoarticule avec la philosophie et fait intimement interagir les trois

aspects du discours que sont le logos lrsquoethos et le pathos Toutefois crsquoest surtout le pathos qui occupe

une place significative que ce soit dans les eacuteleacutements relatifs au style (lrsquoeacutelocution) ou dans la

veacuteritable mis en scegravene que constitue lrsquoaction

Avec Ciceacuteron Quintilien (35-96) est lrsquoauteur qui contribuera le plus largement agrave

lrsquointroduction de la rheacutetorique au sein de la poeacutetique musicale speacutecialement chez Burmeister La

synthegravese qursquoil propose de la rheacutetorique donne lieu agrave une systeacutematisation tregraves avanceacutee nourrie drsquoune

grande richesse dans les sources reacutedigeacute agrave la toute fin de sa vie (93-95) son ouvrage majeur

beacuteneacuteficiait ainsi des fruits de sa longue carriegravere Aussi cette Institution oratoire apparait-elle comme

une veacuteritable somme1 (le terme drsquoinstitution eacutetant ici agrave entendre au sens drsquoeacuteducation lrsquoouvrage

couvre en effet lrsquointeacutegraliteacute de la formation de lrsquoorateur de lrsquoenfance jusqursquoagrave la retraite)2

A4 LE SYSTEgraveME DE LA RHEacuteTORIQUE

Ce que lrsquoon appelle parfois laquo systegraveme de la rheacutetorique raquo constitue durant lrsquoAntiquiteacute une

sorte de bien commun un enseignement qui srsquoest eacutetoffeacute au fil des siegravecles depuis la Gregravece classique

1 laquo le meilleur panorama existant de la rheacutetorique antique et le principal ouvrage qursquoil convient de lire si lrsquoon veut comprendre en profondeur cette discipline raquo PERNOT 2000 p 210 2 LrsquoInstitution oratoire est composeacutee de douze livres le premier srsquoadresse au preacutecepteur ou agrave lrsquoinstituteur exposant les travaux qui

preacutecegravedent lrsquoentreacutee de lrsquoeacutelegraveve dans la classe du rheacuteteur Le deuxiegraveme livre aborde les premiers rudiments de lrsquoenseignement (chap I

agrave XII) ainsi que divers problegravemes concernant la deacutefinition de la rheacutetorique (chap XIII agrave XXI)

La suite de lrsquoouvrage est organiseacutee selon les parties de la rheacutetorique Les livres III agrave VII traitent de lrsquoinvention et de la disposition les livres VIII agrave X de lrsquoeacutelocution le livre XI de la meacutemoire et de la prononciation (ou action) le dernier livre apporte diverses consideacuterations sur lrsquoimportance pour lrsquoorateur de la culture geacuteneacuterale et de la valeur morale

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

147

et helleacutenistique puis agrave travers lrsquoensemble de la civilisation romaine On peut deacutecrire ce systegraveme

comme un reacuteseau de listes de notions de termes techniques

Les devoirs de lrsquoorateur qui recoupent partiellement la distinction aristoteacutelicienne entre logos

ethos et pathos peuvent ecirctre reacutesumeacute par la triade latine docere placere movere (instruire plaire

eacutemouvoir)

Les genres du discours rheacutetorique (deacutetailleacutes par Aristote) deacutelibeacuteratif (conseiller ou

deacuteconseiller) judiciaire (accuser ou deacutefendre) eacutepidictique (louer ou blacircmer)

Les parties de la rheacutetorique invention (trouver les arguments) disposition (les ordonner en

un plan) eacutelocution (exprimer selon un style) meacutemoire (fixer le discours) action (prononcer le

discours)

La disposition elle-mecircme est constitueacute des parties du discours exorde narration proposition

argumentation (preuve reacutefutation) peacuteroraison

Les genres de style grand moyen simple (pour Quintilien eacutemouvoir plaire instruire)

Les formes stylistiques clarteacute ampleur ou digniteacute veacuteheacutemence eacuteclat vigueur beauteacute

simpliciteacute douceur sinceacuteriteacute seacuteveacuteriteacute etc

Les figures dont les figures drsquoeacutelocution reacutepeacutetition anaphore (commencement par le mecircme

mot des membres de phrases successives) retour en arriegravere concateacutenation etc

B MUSIQUE ET RHEacuteTORIQUE

De lrsquoAntiquiteacute agrave la renaissance la rheacutetorique et la musique ayant eacutevolueacute de maniegravere

indeacutependante (et jusqursquoagrave la fin du Moyen-acircge lrsquoune au sein du quadrium lrsquoautre au sein du trivium)

on peut consideacuterer que lrsquoideacutee drsquoune rheacutetorique musicale ne correspondit agrave aucune reacutealiteacute tangible

De ce fait et en raison eacutegalement du regain drsquointeacuterecirct pour les Anciens au XVIe siegravecle lrsquoeacutelaboration

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

148

de la rheacutetorique musicale srsquoest appuyeacutee sur le corpus que nous venons de mentionner avec une

preacutedilection pour lrsquoInstitution oratoire de Quintilien

B1 AFFINITEacuteS MENTIONNEacuteES PAR LES ANCIENS

Il ne fait aucun doute pour les rheacuteteurs de lrsquoAntiquiteacute qursquoil existe une sorte drsquoaffiniteacute entre

rheacutetorique et musique par laquelle ces deux disciplines agissent sur lrsquoacircme de lrsquoauditoire (Nous

parlons ici de laquo musique raquo en un sens qursquoa acquis ce terme depuis lrsquoeacutepoque moderne il convient

toutefois drsquoecirctre prudent agrave ce sujet)1 Ainsi Denys drsquoHalicarnasse eacutevoquant la lecture des discours

drsquoIsocrate affirme

Quand je lis nrsquoimporte quel discours drsquoIsocrate qursquoil ait eacuteteacute reacutedigeacute pour des tribunaux des

assembleacutees ou des paneacutegyries je deviens grave au moral et il se fait un grand calme dans mon esprit

comme agrave lrsquoaudition des airs spondiaques joueacutes agrave la flucircte pendant les libations ou des meacutelodies eacutecrites

dans la gamme dorienne ou le mode enharmonique Lorsque je prends en revanche un discours de

Deacutemosthegravene je suis saisi drsquoenthousiasme pousseacute dans un sens puis dans lrsquoautre eacuteprouvant eacutemotion

[pathos] sur eacutemotion deacutefiance angoisse crainte meacutepris haine pitieacute indulgence colegravere envie je passe

par tous les sentiments qui peuvent srsquoemparer de lrsquoesprit humain2

Par conseacutequent nous ne serons pas surpris de voir Quintilien mentionner cet aspect de la

musique alors qursquoil deacutefend la neacutecessiteacute pour lrsquoorateur de bien la connaicirctre

les armeacutees des Laceacutedeacutemoniens senflammaient aux accents de la musique Les clairons et les

trompettes de nos leacutegions ne produisent-ils pas le mecircme effet La supeacuterioriteacute des armes romaines

semble ecirctre en rapport avec la veacuteheacutemence de leurs accents Cest donc avec raison que Platon a cru que

la musique eacutetait neacutecessaire agrave lhomme public que les grecs appellent πολιτικόν3

Les comparaisons effectueacutees alors entre les deux arts permettent notamment drsquoexpliquer

comment fonctionne la rheacutetorique4 voire comment agrave lrsquoaide drsquoarts exteacuterieurs (la musique mais aussi

la geacuteomeacutetrie) lrsquoenseigner au mieux

je ne preacutetends pas former un orateur sur le modegravele de ceux qui existent ou qui ont existeacute mais

dapregraves le type ideacuteal dun orateur parfait et accompli sous tous les rapports5

1 Voir agrave ce sujet lrsquoouvrage Mousikeacute et logos de Johannes Lohmann qui aborde de cette question LOHMANN 1989 2 DENYS DrsquoHALICARNASSE 1998 p 92 3 QUINTILIEN I X sect 6 p 40 4 GALLO 2002 p 58 5 QUINTILIEN I X sect 3 p 39

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

149

Lrsquoauteur preacutecise toutefois que ces apports exteacuterieurs possegravedent leur valeur non pas en eux-

mecircmes mais par le fait qursquoils viennent srsquointeacutegrer agrave lrsquoart oratoire deacutejagrave existant1

Il nrsquoen demeure pas moins que la musique est pour la rheacutetorique un apport preacutecieux2 Nous

pouvons donc veacuterifier agrave travers les exemples mentionneacutes et bien drsquoautres (chez Ciceacuteron dans la

Rheacutetorique agrave Herennius etc) que la musique est prise veacuteritablement en consideacuteration Tacircchons de

voir agrave preacutesent plus en deacutetails en quoi peuvent consister les relations entre les deux arts en partant

cette fois drsquoune revue meacutethodique des aspects susceptibles drsquoecirctre concerneacutes et que ces relations

aient eacuteteacute ou non envisageacutes par les auteurs de lrsquoAntiquiteacute

B2 UNE AUTRE AFFINITEacute ENVISAGEABLE LE VOCABULAIRE

Un simple coup drsquoœil sur les entreacutees drsquoun dictionnaire de rheacutetorique nous preacutesente un

vocabulaire qui renvoie freacutequemment de maniegravere directe ou indirecte agrave la musique cacophonie

cadence clausule composition emphase figure style fleuri gradation grave imitation ornement

peacuteriode reacutepeacutetition style transposition trope volume etc Si une telle eacutenumeacuteration ne deacutemontre

rien en elle-mecircme elle signale toutefois nous semble-t-il la proximiteacute des deux disciplines On

peut ajouter que dans les deux cas ces termes possegravedent une signification technique preacutecise tout

en rappelant que nous nrsquoavons ici mentionneacute aucun terme ayant inteacutegreacute le vocabulaire musical suite

agrave lrsquoavegravenement de la rheacutetorique musicale baroque Mais il apparaicirct qursquoun tel eacutetat de fait ne pouvait

qursquoencourager quelqursquoun comme Burmeister agrave venir puiser presque naturellement agrave ce lexique

En observant une telle liste du vocabulaire de la rheacutetorique nous pouvons eacutegalement

remarquer que les relations envisageables entre musique et rheacutetorique sont de nature diverse elles

peuvent concerner le son (sa hauteur par exemple) les traits relatifs agrave la voix (phraseacute rythme etc)

des eacuteleacutements de syntaxe ou de structure etc

En reacutesumeacute de telles indices rendaient tregraves plausible lrsquohypothegravese drsquoune association des deux

disciplines Reste agrave savoir en quoi elle consisterait concregravetement degraves lors qursquoil srsquoagirait drsquoeacutetablir une

veacuteritable meacutethode de composition fondeacutee sur la rheacutetorique

B3 CE QUE PEUT ETRE UNE VEacuteRITABLE RHEacuteTORIQUE MUSICALE

1 Ibid 2 Quintilien consacre ainsi dans lrsquoInstitution oratoire la plus grande partie drsquoun chapitre agrave la musique QUINTILIEN I X

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

150

La mise en œuvre de cette laquo hypothegravese raquo est veacuteritablement ce en quoi a consisteacute lrsquoeacutevolution

de la poeacutetique musicale allemande Mais un tel processus srsquoeacutetendit sur une tregraves longue peacuteriode

entraicircna certains choix theacuteoriques (et philosophiques) et rencontra divers obstacles

La rheacutetorique musicale au sens ougrave lrsquoon emploie parfois cette expression pour en deacutesigner

la forme systeacutematiseacutee agrave lrsquoextrecircme propre au monde germanique consiste bien en une conception

de la musique jusqursquoalors ineacutedite une discipline musicale rigoureusement calqueacutee sur le modegravele de

la rheacutetorique Un tel choix implique toutefois drsquoaller bien plus loin que lrsquoeacutetape franchie par

Burmeister il suppose en effet de penser la musique en prenant en compte tous les eacuteleacutements qui

caracteacuterisent la rheacutetorique (ou en prenant le problegraveme dans lrsquoautre sens de laquo rheacutetoriser raquo tous les

paramegravetres musicaux) et crsquoest drsquoailleurs mutatis mutandis agrave une tacircche aussi consideacuterable que se

consacrera Mattheson

Dans la quecircte drsquoune telle rheacutetorique musicale (vraiment musicale pourrait-on dire) lrsquoessentiel

du systegraveme de la rheacutetorique semble bien avoir eacuteteacute convoqueacute Lrsquoensemble des instances oratoires

tout drsquoabord lrsquoethos musical et plus encore le pathos musical ont fait lrsquoobjet drsquoune reacuteflexion

approfondie quand agrave ce que lrsquoon pourrait nommer lrsquoideacutee drsquoun logos musical elle se reacutevegravele

inseacuteparable du projet lui-mecircme degraves lors que la musique y est consideacutereacutee comme un discours1 Non

seulement comme soutien du discours verbal mais comme discours agrave part entiegravere

Mais les choses sont encore plus claires en ce qui concerne les parties de cette rheacutetorique

musicale Nous observerons toutefois que chacune de ces parties nrsquoa pas reccedilu le mecircme

deacuteveloppement En premier lieu lrsquoheacuteritage de Melanchthon ndash qui avait limiteacute la rheacutetorique aux trois

premiegraveres crsquoest-agrave-dire agrave celles de lrsquoeacutecriture du discours ndash a fortement peseacute mecircme si lrsquoaction (en

lrsquooccurrence lrsquointerpreacutetation musicale) a eacuteteacute abordeacutee par Burmeister Cependant lrsquoessor de la

rheacutetorique musicale a fondamentalement porteacute dans un premier temps sur la question de

lrsquoeacutelocution

C LrsquoEacuteLOCUTION

1 Notamment dans la perspective ouverte par G Mei et la Camerata fiorentina Voir aussi agrave ce sujet HARNONCOURT 1982 laquo Naissance et eacutevolution du discours musical raquo p 177-178

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

151

C1 EacuteLOCUTON ET THEacuteORIE DES FIGURES

En rheacutetorique lrsquoelocutio (eacutegalement appeleacutee decoratio) vise agrave rendre le discours convainquant

recourant pour ce faire agrave des figures de style

Durant lrsquoAntiquiteacute les notions de style et de figures avaient connu un deacuteveloppement

significatif agrave lrsquoeacutepoque helleacutenistique notamment dans le traiteacute Du style drsquoun certain Deacutemeacutetrios1 On

y trouvait plus particuliegraverement (outre la preacutesentation de quatre genres stylistiques au lieu de trois

ndash grand eacuteleacutegant simple et veacuteheacutement) une eacutetude fouilleacutee des moyens de style Laquelle impliquait laquo le

choix des mots leur ajustement entre eux les figures qui les incluent raquo2 Et par conseacutequent une

reacuteflexion sur le vocabulaire un examen de lrsquoagencement des mots et surtout une theacuteorie des figures

de style

La theacuteorie des figures repose sur les notions drsquoeacutecart et drsquoeffet les proceacutedeacutes reacutepertorieacutes sont

deacutefinis comme des changements ou des deacuteviations par rapport agrave lrsquousage laquo naturel raquo du langage3

Crsquoest ainsi que les figures de styles bien que traiteacutees auparavant (notamment par Aristote)

furent distingueacutees en tropes (remplacement drsquoun terme ndash le terme propre ndash par un autre) en figures

de penseacutees (portant sur plusieurs mots et affectant le contenu indeacutependamment de lrsquoexpression) et

en figures drsquoeacutelocution (portant sur plusieurs mors et affectant lrsquoexpression en elle-mecircme)

Au XVIIe siegravecle au sein de la poeacutetique musicale lrsquoeacutelocution (donc de telles figures et leur

emploi en fonction du style adopteacute par le compositeur) est initialement conccedilue pour enrichir le

discours verbal et le rendre plus convaincant Cette eacutelocution musicale manifeste agrave la fois une

vocation religieuse heacuteriteacutee drsquoAugustin et un modegravele celui des Institution oratoires

C2 LA RHEacuteTORIQUE CHEZ SAINT AUGUSTIN

Mecircme si concernant la place agrave accorder agrave la musique Luther avait passeacute outre les reacuteticences

formuleacutees par Augustin il apparaicirct que les recommandations de ce dernier concernant la rheacutetorique

eacutetaient bien preacutesentes au moment de la Reacuteforme En effet influenceacute par Platon et Ciceacuteron il avait

deacuteveloppeacute une conception chreacutetienne de la rheacutetorique4 destineacutee agrave relayer le message des Eacutecritures

1 Lrsquoidentiteacute de lrsquoauteur est incertaine il peut srsquoagir de Deacutemeacutetrios de Phalegravere (-IIIe s) ou selon une autre proposition drsquoun auteur

inconnu du Ier siegravecle GARDES-TAMINE 1996 p 117 2 Propos attribueacute par Isocrate agrave Denys drsquoHalicarnasse Citeacute par PERNOT 2000 p 86 3 PERNOT 2000 p 87 4 AUGUSTIN De Doctrina Christiana livre IV

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

152

Pour ce faire il avait chercheacute agrave eacutetablir le portrait de lrsquoorateur chreacutetien lequel ne relegraveve pas de la

communauteacute humaine mais de ce qui la transcende

lrsquoorateur chreacutetien disparaicirct dans la pleine communion entre le logos et le pathos avec une

preacuteeacuteminence pour ce dernier puisque crsquoest la communion qui assure lrsquoaccegraves agrave la Veacuteriteacute1

Le Moyen-acircge fut ainsi largement domineacute par une telle rheacutetorique centreacutee sur le lrsquoelocutio

plutocirct que sur lrsquoinventio inspireacutee drsquoAugustin et de Greacutegoire le Grand2 elle devint un art de

preacutedication (artes praedicandi) que lrsquoon retrouvait chez Cassiodore Isidore de Seacuteville ou Begravede le

Veacuteneacuterable3 Un art qui est eacutegalement agrave lrsquoœuvre chez Luther

C3 LrsquoEacuteLOCUTION DANS LrsquoINSTITUTION ORATOIRE DE QUINTILIEN

Parmi les diverses parties de la rheacutetorique Quintilien preacutesentait lrsquoeacutelocution comme la plus

difficile agrave acqueacuterir4 Dans le livre VIII il traitait respectivement de la clarteacute de lrsquoornementation et

de lrsquoamplification (et de la diminution) un chapitre abordait le rocircle des sentences (sententiae) crsquoest-

agrave-dire des formules brillantes qui consistent en des penseacutees morales universellement vraies et

louables5 Il terminait par la question des tropes ndash le trope eacutetant deacutefinie comme laquo un changement

par lequel on transporte un mot ou une phrase de sa signification propre en une autre qui lui donne

plus de force raquo6 Crsquoest ici ainsi que dans le livre suivant consacreacute aux figures que lrsquoon entrait dans

cette terminologie fastidieuse et parfois rebutante qui est souvent au cœur des critiques adresseacutees

agrave la rheacutetorique Quintilien toutefois ne deacutecrivait que les tropes jugeacutes reacuteellement significatifs7

Lrsquoeacutetude du style se poursuivait au Livre IX par celle des figures Deux types de figures se

distinguant dans leur rapport agrave lrsquoexpression et notamment agrave lrsquoexpression orale dans le cas des

figures de penseacutee crsquoest le contenu (au sens linguistique du terme) de lrsquoexpression qui est affecteacute

dans celui des figures drsquoeacutelocution crsquoest la forme (audible donc) de lrsquoexpression

Affirmant toute la speacutecificiteacute et la valeur de lrsquoart oratoire le deacutefinissant comme un art

pratique qui ne saurait donc ecirctre confondu avec un art theacuteorique (ou laquo administratif raquo)8 Quintilien

1 CARRILHO 1999 chap 5 (laquo Au-delagrave du langage la seconde sophistique et la rheacutetorique chreacutetienne raquo) p 79 2 MEYER M 1999 note ndeg15 p 356 3 Cassiodore Institution des lettres divines et humaines Isidore de Seacuteville Livre des Eacutetymologies Begravede le Veacuteneacuterable Traiteacute des tropes et des figures (TIMMERMANS 1999 p 91-92) voir aussi DE LIBERA 1993 p 258-270 4 QUINTILIEN VIII Introduction 5 Op cit Chap V 6 Op cit Chap VI 7 Agrave savoir meacutetaphore synecdoque meacutetonymie antonomase onomatopeacutee meacutetalepse alleacutegorie hyperbate et hyperbole 8 QUINTILIEN II XVIII

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

153

srsquoopposait avec vigueur tout comme Ciceacuteron aux critiques platoniciennes Loin de repreacutesenter une

menace lrsquoeacutelocution trouve ainsi toute sa place

D LA THEacuteORIE DES FIGURES ET LA POEacuteTIQUE MUSICALE

Or la grande affaire du XVIIe siegravecle pour la poeacutetique musicale est ce vaste domaine des

questions de style et des diverses theacuteories des figures ce que lrsquoon deacutesigne couramment sous le

terme de Figurenlehre

D1 MUSIQUE ET EacuteLOCUTION STYLE ET FIGURES DE RHEacuteTORIQUE

On peut deacutefinir le style comme ce qui caracteacuterise la maniegravere dont est composeacute le discours

Il est traditionnellement deacutefini par son genre (grave simple agreacuteable)1 et par ses qualiteacutes ou vertus

correction clarteacute convenance et ornementation2 Drsquoune maniegravere plus preacutecise on peut eacutegalement

deacutefinir le style comme choix des mots des figures des rythmes et des constructions de phrases

Aussi sans entrer dans le deacutetail des consideacuterations qui pourraient suivre ces quelques rappels on

observera qursquoune eacuteventuelle application agrave la musique paraicirct clairement envisageable Lrsquoideacutee de style

musical apparaicirct mecircme comme une des plus eacutevidentes adaptations de la musique agrave la rheacutetorique

Que peut-on dire des figures de rheacutetorique si on les aborde en relation avec la musique

Comme en drsquoautres occasions rapporteacutees preacuteceacutedemment la comparaison avec la musique peut ecirctre

employeacutee pour illustrer le fonctionnement drsquoune figure rheacutetorique crsquoest ce que fait lrsquoauteur du

Traiteacute du Sublime deacutecrivant la peacuteriphrase en eacutevoquant les notes drsquoaccompagnement drsquoune meacutelodie

Comme dans la musique les notes dites drsquoaccompagnement rendent le son principal plus

agreacuteable agrave lrsquooreille de mecircme la peacuteriphrase sert souvent drsquoaccompagnement agrave lrsquoexpression propre3

1 Ou encore noble tenue medium 2 Voir QUINTILIEN VIII La convenance deacutesigne la pertinence du style choisi en regard de son objet Ainsi le style grave vise agrave eacutemouvoir (pathos) et sera utiliseacute dans la peacuteroraison le style simple vise agrave eacuteduquer ou expliquer (logos) et concernera narration (ou la confirmation) le style agreacuteable vise agrave plaire (ethos) et sera employeacute dans lrsquoexorde 3 Traiteacute du Sublime eacuted H Lebegravegue Paris 1939 p 41 Voir GALLO 2002 p 58

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

154

Mais au-delagrave de cette simple utilisation la question principale est de savoir ce qursquoil en est

de lrsquoextension du concept de figure de rheacutetorique agrave celui de figure de rheacutetorique musicale Comme nous

lrsquoavons indiqueacute plus haut en parlant du style crsquoest lagrave un domaine se precirctant manifestement agrave une

telle opeacuteration puisque la notion de figure musicale existe deacutejagrave en elle-mecircme Aussi la premiegravere

utiliteacute du vocabulaire rheacutetorique fut de nature peacutedagogique comme ce fut le cas chez Burmseister

Ce nrsquoest qursquoen nommant les techniques employeacutees pas les anciens maicirctres de la polyphonie

vocale que leur musique pouvait ecirctre comprise et expliqueacutee Afin drsquoy parvenir et de faire de lrsquoart de la

composition un artisanat accessible agrave lrsquoeacutetudiant il fallait au professeur rendre ces pheacutenomegravenes musicaux

accessibles agrave lrsquoinstruction lrsquoanalyse et la composition De par lrsquoinsistance porteacutee sur les disciplines du

langage au sein des Lateinschulen la terminologie rheacutetorique eacutetait familiegravere et accessible agrave tous les

eacutetudiants1

Cette connaissance partageacutee de la rheacutetorique ainsi qursquoun reacutepertoire commun de

compositeurs relevant de la tradition polyphonique (Lassus Clemens non Papa) ont permis de

mettre en place au deacutebut du XVIIe siegravecle une premiegravere sorte de Figurenlehre centreacutee sur le discours

lui-mecircme au sens ougrave lrsquoon parle parfois drsquoun laquo langage musical raquo Ce moment consistera ainsi agrave

nommer organiser et classer les eacuteleacutements drsquoun logos musical pour scheacutematiser on peut associer agrave

ces trois eacutetapes les noms de Burmeister Nucius et Thuringus

D2 LA RHEacuteTORIQUE COMME TERMINOLOGIE DU DISCOURS MUSICAL

La rheacutetorique eacutetait envisageacutee par Burmeister comme un outil destineacute agrave fournir une meacutethode

de composition cela signifie donc que crsquoest bien la composition (la poeacutetique) musicale ndash conccedilue

notamment dans ses capaciteacutes expressives ndash qui eacutetait le point de deacutepart de son entreprise Lrsquoideacutee

eacutetait donc de se servir drsquoune discipline propre au langage verbal Le choix de cette deacutemarche eacutetait

approuveacute comme en teacutemoigne une remarque du professeur de rheacutetorique T Johannes Simonius

je vois qursquoen employant des mots et des termes grammaticaux et oratoires comme on les

appelle il a embrasseacute de faccedilon eacuterudite et subtile des matiegraveres tregraves utiles concernant la porteacutee la maniegravere

de transcrire en lettres un chant eacutecrit en notes (ce que nous appelons en vernaculaire transcrire)2

Comme nous lrsquoavons vu au chapitre preacuteceacutedent Burmeister srsquoest efforceacute drsquoeacutetendre le plus

loin possible ce transfert drsquoun art sur un autre y compris en ne se contentant pas de srsquoen tenir aux

1 BARTEL 1977 p 83 2 T Johannes SIMONIUS lettre du 07 juillet 1599 agrave Statius Olthff Voir BURMEISTER 2007 p 199

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

155

trois premiegraveres parties de la rheacutetorique agrave la suite de lrsquoinfluence pourtant deacutecisive de Melanchthon

sur la poeacutetique musicale naissante mais en se preacuteoccupant eacutegalement de lrsquoaction Afin de preacuteciser

sa conception de la prononciation Burmeister citait en effet directement Quintilien dans son Musica

autoscheacutediastikegrave Pour ce dernier

Toute lrsquoaction se divise en deux parties la voix et le geste lrsquoune eacutemeut les oreilles lrsquoautre les

yeux les deux sens gracircce auxquels toute passion peacutenegravetre jusqursquoagrave lrsquoesprit raquo1

Au-delagrave drsquoun simple transfert de terminologie drsquoautres theacuteoriciens contemporains de

Burmeister envisagegraverent de faire correspondre ces termes agrave des reacutealiteacutes musicales preacuteexistantes

Crsquoest lagrave tout particuliegraverement lrsquoobjectif rechercheacute par Nucius

D3 LA RHEacuteTORIQUE COMME OUTIL DrsquoIDENTIFICATION

Johannes Nucius (ca 1556-1620) theacuteoricien et compositeur de motets fait avancer

sensiblement la theacuteorie des figures dans son Musices poeticae2 Cet ouvrage est composeacute de neuf

chapitres dont le septiegraveme expose une liste des figures3 Ces derniegraveres se reacutepartissent en deux

cateacutegories les figurae princpales qui relegravevent de la technique purement musicale et les figurae minus

principales associeacutees au texte et agrave lrsquoexpression des affects Au titre des premiegraveres se trouvent la fuga

la commissura (note de passage) et la repetitio la seconde cateacutegorie comprend climax complexio

homioteleuton et syncopatio

Pour Nucius la fonction de la figure de rheacutetorique musicale doit veacuteritablement ecirctre

drsquoembellir la composition lrsquoimitation de la rheacutetorique doit combler non plus une carence dans le

vocabulaire musicale mais dans le mateacuteriau musical lui-mecircme

Alors que la Figurenlehre de Burmeister srsquoeacutetait deacuteveloppeacutee agrave partir drsquoun mateacuteriau musical

assignant une terminologie rheacutetorique agrave des techniques musicales tireacutees de la composition celle de

Nucius tenait au deacutesir drsquoeacutetablir une Figurenlehre musicale analogue au concept rheacutetorique des figures4

D4 CLARIFICATION DE LA FIGURENLEHRE

1 BURMEISTER p 297 2 Nucius Johannes Musices poeticae sive De compositione cantus praeceptiones 1613 3 1 Improvisation et composition 2 Consonnances et dissonances 3 Enchaicircnement des consonnances 4 Emploi des dissonances 5 Le son 6 Les parties 7 Proprieacuteteacutes des voix et figures musicales 8 Cadences 9 Modes 4 BARTEL 1997 p 102

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

156

Le concept de figure de rheacutetorique musicale de Nucius est repris par Joachim Thuringus1

dans son Opusculum bipartitum de primordiis musicis (1624) Proche de la famille de Burmeister

Thuringus propose une theacuteorie des figures qui integravegre eacutegalement Burmeister et Dressler Grand

connaisseur de la theacuteorie musicale de son eacutepoque2 il rectifie le mateacuteriau dont il dispose

Du fait de la mise en œuvre systeacutematique des principes de classification de Nucius il devint

neacutecessaire agrave Thuringus drsquoeffectuer [des] ajustements mineurs agrave la cateacutegorisation des figures de Nucius

laquo menant ainsi agrave son terme une distinction entre les figures autonomes et figurae minus principales de la

rheacutetorique musicale raquo3

Thuringus augmente significativement la liste des figurae minus principales y ajoutant pausa

(dont il reprend lrsquoideacutee agrave Dressler) anaphora catachresis noema pathopoeia4 parrhisia etc Agrave la diffeacuterence

de Nucius il ajoute agrave cette liste la repetitio et agrave lrsquoinverse transfert la syncopatio dans la cateacutegorie des

figurae principales Il modifie eacutegalement le nom de certaines figures proposeacute auparavant par

Burmeister5

Toutes ces modifications6 conduisent agrave une clarification qui va srsquoaveacuterer efficace puisque la

classification de Thuringus connaicirctra une indeacuteniable posteacuteriteacute jusqursquoagrave la fin du XVIIe siegravecle elle sera

adopteacutee par Kircher Janovka ou Bernhard

D5 FIGURENLEHRE ET AFFECTS

Qursquoen est-il de la place des affects dans la Figurenlehre qui srsquoeacutelabore ainsi Le fait qursquoelle soit

essentiellement centreacutee sur le logos musical laisse supposer qursquoelle nrsquoaborde que peu la question de

lrsquoexpression des affects Il en va effectivement bien ainsi (excepteacute pour Burmeister) La fonction

de deacutecoration attribueacutee aux figures assimileacutee agrave un embellissement semble refleacuteter lrsquoancienne valeur

de suaviteacute

Tout comme le peintre ne meacuterite aucun eacuteloge de quelque importance du fait qursquoil saurait

restituer les repegraveres lrsquoeacutetat ou la couleur drsquoune image mais plutocirct parce qursquoil confegravere agrave ses images des

gestes uniques des apparences particuliegraveres ou des couleurs distinctes satisfaisant les yeux des

1 Les dates de naissance et de deacutecegraves de Thuringus ne sont pas connues 2 Au tout deacutebut de lrsquoOpusculum bipartitum figure en effet un index des theacuteoriciens et compositeurs auxquels il se reacutefegravere on y trouve notamment outre les noms de Burmeister et Nucius ceux de Calvisius Faber Glarean Josquin Listenius ou Lassus 3 BARTEL 1997 p 105 4 Qursquoil eacutecrit par erreur laquo parthopoeia raquo 5 Le laquo faux bourdon raquo devient catachresis et le supplementum devient paragoge 6 Voir eacutegalement LEGRAND p 179

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

157

spectateurs de mecircme au sein drsquoune composition des ressemblances permanentes et un manque

drsquorsquoembellissements fleuris font que non seulement elle demeure non artistique mais ennuie lrsquoauditeur1

Les figures servent davantage agrave orner qursquoagrave eacutemouvoir mecircme si Nucius fait eacutetat de termes

affectifs que la musique serait appeleacutee agrave illustrer par la musique2

CONCLUSION

On constate donc que le souci principal pour Nucius et Thuringus est de parvenir agrave une

veacuteritable imitation des concepts de la rheacutetorique Il srsquoagit drsquoeacutetablir des figures qui soient agrave la fois

reacuteellement musicales et rheacutetoriques En drsquoautres termes de progresser vers une rheacutetorique musicale

autonome

E LrsquoEXPRESSION DES AFFECTS

E1 EacuteLOCUTION ET EacuteMOTIONS

Lrsquoelocutio vise la seacutelection et lrsquoarrangement des mots du discours Bien que le terme

laquo eacutelocution raquo soit souvent consideacutereacute comme quasiment synonyme de diction cette derniegravere

expression est trop restrictive pour qualifier ce qui est ici en jeu La notion de style mecircme imparfaite

agrave restituer cet aspect de la rheacutetorique dans son ensemble est toutefois sans doute plus proche3

Le style se preacuteoccupe avant tout des qualiteacutes du discours (correction clarteacute ornement)

Mais lrsquoexistence de divers genres stylistiques (grand moyen simple) atteste du fait qursquoil y a plusieurs

maniegraveres de bien eacutecrire ceci en respectant la convenance et en fonction de lrsquoeffet qui est

rechercheacute 4

1 BARTEL 1997 p 101 2 laquo Crainte raquo laquo lamentation raquo laquo ennui raquo laquo rire raquo etc G3 3 laquo La qualiteacute essentielle de lrsquoeacutelocution est la clarteacute crsquoest lrsquoeacutelocution qui doit recevoir les ornements du discours Elle est eacutegalement le support de lrsquoemphase et le lieu d-e manifestation de sentences Enfin lrsquoeacutelocution accepte naturellement les figures raquo MOLINIE 1992 p 127 4 PERNOT 2000 p 86

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

158

Appliquons-nous donc agrave bien connaicirctre avant tout ce quil faut faire pour plaire au juge pour

linstruire pour leacutemouvoir et ce que nous nous proposons dans chaque partie de loraison Avec cette

preacutecaution nous ne serons pas exposeacutes agrave employer dans lexorde dans la narration dans

largumentation des mots suranneacutes ou meacutetaphoriques ou trop nouveaux ni agrave arrondir deacuteleacutegantes

peacuteriodes dans la division et dans la partition1

Le travail concernant lrsquoeacutelocution devrait ainsi permettre drsquoarticuler correctement la

technique agrave lrsquoeffet preacutevu sur lrsquoauditoire On trouvera drsquoailleurs chez Hermogegravene de Tarse un

systegraveme permettant drsquoattribuer agrave une seacuterie de sept formes stylistiques2 la description speacutecifique de

chacun des moyens permettant drsquoatteindre cette forme meacutethode expression figure arrangement

des mots rythme etc3

Si lrsquoon srsquointeacuteresse agrave la figure de style ndash un eacuteleacutement agrave la fois typique et controverseacute de la

rheacutetorique ndash qui est donc lrsquoun de ces moyens il apparaicirct qursquoelle peut parfois ecirctre semblable pour

deux formes distinctes comme la laquo majesteacute raquo et la laquo pureteacute raquo4 Ce genre de situation soulegraveve en

reacutealiteacute un important problegraveme peut-on envisager au moins en droit que puisse exister une

correspondance terme agrave terme entre un affect preacutecis et la figure supposeacutee le repreacutesenter Quintilien

reacutecuse fermement une telle hypothegravese

je ne partage pas lopinion de ceux qui comptent autant de figures que daffections de lacircme non

quune affection ne soit une certaine qualiteacute de lacircme mais parce que toute figure proprement dite et

comme on doit lentendre nest point une simple expression de quelque chose que ce soit Ainsi

teacutemoigner de la colegravere du deacuteplaisir de la pitieacute de la crainte de la confiance du meacutepris ce nest point lagrave

user de figures non plus que dexhorter de menacer de prier dexcuser5

Non seulement lrsquoexpression de ces affects ne procegravede drsquoaucune figure mais une figure

nrsquoexprime rien Pour autant ceci ne retire rien agrave lrsquointeacuterecirct porteacute au deacuteveloppement de diverses

theacuteories des figures durant tout le XVIIe siegravecle degraves lors que la rheacutetorique musicale est avant tout une

pratique Les choix seront en revanche deacutetermineacutes en fonction de deux critegraveres principaux celui

de la finaliteacute des figures et le critegravere de la technique proprement musicale

E2 INFLUENCE DE LrsquoITALIE SUR LA POEacuteTIQUE MUSICALE GERMANIQUE

1 QUINTILIEN XI 1 sect 3 2 Clarteacute grandeur beauteacute vivaciteacute caractegravere sinceacuteriteacute habileteacute 3 Voire PERNOT 2000 p 216-218 4 Op cit p 218 5 QUINTILIEN IX 1 sect 4 p 319

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

159

La poeacutetique musicale allemande eacutevolue durant la seconde moitieacute du XVIIe siegravecle drsquoune

maniegravere tregraves nette 1 lrsquoinfluence de lrsquoItalie srsquoexerce fortement agrave travers lrsquoenseignement reccedilu par les

compositeurs comme Schuumltz aupregraves de Carissimi et les principes de la seconda prattica mis en œuvre

par Monteverdi font lrsquoobjet drsquoune veacuteritable theacuteorisation (que le compositeur lui-mecircme nrsquoeacutetait jamais

parvenu en deacutepit de ses annonces parvenu agrave reacutediger)2 Lrsquoorientation de la rheacutetorique musicale se

trouve notamment marqueacute par une accentuation du rocircle de lrsquoeacutelocution ainsi que par une

preacuteoccupation pour lrsquointerpreacutetation Crsquoest la recherche du pathos qui domine deacutesormais On observe

eacutegalement que cette nouvelle peacuteriode voit faiblir lrsquoinfluence proprement theacuteologique du

lutheacuteranisme ainsi lrsquoun des deux principaux acteurs de la poeacutetique musicale est un jeacutesuite installeacute

agrave Rome3 Lrsquoadvenue drsquoune rheacutetorique musicale qui suit lrsquoobjectif rechercheacute par Nucius ndash qursquoelle

deviennent une discipline agrave part entiegravere ndash semble ainsi la faire sortir du seul cadre de la propagation

de la foi la musique tend effectivement agrave devenir lrsquoobjet de cette discipline au lieu de nrsquoecirctre qursquoun

moyen pour une fin qui lui est exteacuterieure

E3 FINALITEacute DE LA FIGURE DE RHEacuteTORIQUE MUSICALE ndash KIRCHER

Athanasius Kircher (1601-1680) est ce que lrsquoon appelait alors un laquo polymathe raquo crsquoest-agrave-dire

un savant verseacute dans lrsquoeacutetude de nombreuses disciplines historien theacuteologien eacutegyptologue

geacuteographe astronome il se preacuteoccupe eacutegalement de matheacutematiques et de meacutedecine drsquoun cocircteacute il

adhegravere agrave une conception de la musique qui relegraveve du modegravele cosmologique meacutedieacuteval de lrsquoautre il

accorde un grand inteacuterecirct agrave lrsquoeacutetude des affects lequel est au centre de sa reacuteflexion musicale

La poeacutetique musicale est traiteacutee agrave deux reprises dans son Musurgia universalis4 Au livre VIII

dans un chapitre entiegraverement consacreacute agrave la rheacutetorique5 Kircher observe une similariteacute entre

musique et rheacutetorique et mentionne les trois parties concernant lrsquoeacutecriture du discours musical 6 il

distingue toutefois les deux arts car la musique exerce laquo une impression bien plus forte sur les

sentiments raquo7

1 Sans entrer ici dans un examen de la conjoncture historique il semble plus que vraisemblable que la trageacutedie de la Guerre de Trente ans ait eacutegalement joueacute un rocircle majeur dans cette rupture En teacutemoigne par exemple lrsquoabsence de publication drsquoouvrages entre 1624 et 1643 2 Voir SCHRADE 1981 p 193-194 3 laquo George Buelow a bien montreacute que la rheacutetorique musicale germanique est le fruit drsquoune eacutetrange hybridation des theacuteories meacutedieacutevales de la musique revues par les conceptions lutheacuteriennes et des innovations de la Renaissance et du Baroque italien () Kircher est le repreacutesentant le plus embleacutematique de cette curieuse synthegravese raquo LEGRAND 2002 p 186 4 Musurgia universalis sive Ars magna consoni et dissoni 1650 5 Livre VIII (Musurgia mirifica) chap 8 Musurgia rhetorica que lrsquoon pourrait traduire par rheacutetorique de la composition musicale raquo LEGRAND 2002 p 176 6 BARTEL 1997 p 108 7 laquo Musicum tanem maiorem in ijsdem permouendis impressionem obtinere raquo Citeacute par LEGRAND p 176

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

160

Crsquoest preacuteciseacutement la relation avec les affects qui caracteacuterise la deacutefinition que donne Kircher

de la figure de rheacutetorique musicale

Nos figures musicales sont et fonctionnent comme des deacutecorations des tropes et les diverses

sortes de discours de la rheacutetorique Car tout comme lrsquoorateur eacutemeut lrsquoauditeur par un habile agencement

de tropes ici pour faire rire lagrave pour tirer des larmes puis soudain pour susciter la pitieacute par moments

lrsquoindignation et la rage quelquefois lrsquoamour la pieacuteteacute et la droiture morale ou tout autres affects

contrasteacutes de mecircme la musique [eacutemeut lrsquoauditeur] par une combinaison habile de phrases et de passages

musicaux [] Il se trouve ainsi deux classes de figures reconnues en musique les figures principales et

minus principales1

Kircher reprend ici directement la distinction proposeacutee par Nucius et fournit une liste de

figures provenant directement de Thuringus2 Mais on observe avant tout que sa deacutefinition de la

figure est orienteacutee sur sa capaciteacute agrave susciter tel ou tel affect preacutecis Or au livre VIII de la Musurgia

universalis Kircher fournit une autre classification consacreacutee aux figures expressives (figurae minus

principales) deacutelaissant celles qui relegravevent de la syntaxe musicale Avec lui la raison drsquoecirctre des figures

devient veacuteritablement lrsquoexpression des affects

Certaines figures reposent sur lrsquoimitation des sons (ou de lrsquoabsence de son) pausa ou silence

et notamment le stenasmos (soupir ou sanglot) symplokegrave ou complexus (laquo les voix semblent respirer

comme une seule raquo pour laquo exprimer la ruse raquo) homoiosis ou expression fortement imitative dune

action abruptio figurant dans la conclusion dune action3 Drsquoautres figures relegraveveraient plutocirct des

tropes de la rheacutetorique

Agrave linverse lanabasis la catabasis et la cyclosis imitent des ideacutees ou des actions de faccedilon

neacutecessairement plus meacutetaphorique dans un systegraveme fondeacute sur une eacutequivalence conventionnelle entre

laigu et le haut le grave et le bas4

La deacutemarche de Kircher se rapproche drsquoailleurs quelque peu du modegravele de la Rheacutetorique

drsquoAristote au livre VIII de la Musurgia universalis en effet Kircher propose une classification des

affects en trois cateacutegories principales (joyeux pieux ndash ou silencieux ndash et triste) dont les autres sont

issus5 Chacun des modes (toni) eccleacutesiastiques est en outre associeacute agrave un affect

1 Musurgia universalis Livre 5 chap 19 Citeacute par BARTEL 1997 p 107 2 BARTEL 1997 p 107 3 Voir LEGRAND 2002 p 182 4 Ibid 5 KIRCHER Musurgia universalis Livre VIII chap 8 sect2 Voir BARTEL 1997 p 108-109

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

161

Les tropes ne sont pour nous que des peacuteriodes preacutecises dune meacutelodie accentueacutee connotant

un sentiment particulier de lacircme Les mettant en rapport avec la diversiteacute des douze tons nous en

posons douze aussi1

Mais on remarquera eacutegalement que Kircher retrouve lrsquoargumentation issue de Mei et Galilei

vantant les meacuterites du stylus recitativus et faisant agrave plusieurs reprise lrsquoeacuteloge de Carissimi Le

rapprochement entre rheacutetorique et musique est en effet selon lui favoriseacute par la monodie Le pathos

musical trouve ici toute sa place comme dans le Jephte de Carissimi ou au moyen drsquoun changement

de mode laquo le compositeur a su traduire le brusque passage de la joie agrave la douleur raquo 2 ou quand il

emploie le stile concitato pour restituer lrsquoardeur guerriegravere3

La rheacutetorique musicale deacutefendue par Kircher est fondamentalement tourneacutee vers le pathos

crsquoest-agrave-dire vers lrsquoauditoire teacutemoignant en cela de lrsquoinfluence italienne on remarquera toutefois

que le logos musical demeure preacutesent puisque dans le livre V la Musurgia universalis reprend agrave

scrupuleusement agrave son compte la Figurenlehre leacutegueacutee par Nucius et Thuringus Cette double

orientation nrsquoest pas sans conseacutequences parfois sur la coheacuterence du propos de Kircher4 Ce

dernier toutefois imprime agrave la poeacutetique musicale un caractegravere nouveau issu de lrsquointeacutegration du

style italien Ce caractegravere se trouvera exposeacute drsquoune maniegravere moins purement theacuteorique chez

Christoph Bernhard

E4 NATURE DE LA FIGURE DE RHEacuteTORIQUE MUSICALE ndash BERNHARD

Lrsquoinfluence italienne sur Christoph Bernhard (1628-1692) tient agrave lrsquoenseignement qursquoil reccedilut

agrave la cour de Dresde par Heinrich Schuumltz lequel eacutetait alleacute eacutetudier agrave Venise aupregraves de Giovanni

Gabrieli (dont lrsquoinfluence avait rapidement marqueacute son œuvre) et avait rencontreacute Monteverdi5

Bernhard connaicirct bien la musique italienne (Monteverdi Scacchi) srsquoeacutetant rendu lui-mecircme agrave deux

reprises en Italie durant les anneacutees 1650 il aurait eacutegalement eacutetudieacute aupregraves de Carissimi

La Figurenlehre de Bernhard est exposeacutee dans son Tractatus compositionis augmentatus publieacute

aux alentours de 1660 Si lrsquoobjectif des figures musicales est sensiblement le mecircme que celui que

1 LEGRAND 2002 p 178 2 Op cit p 176 3 Op cit p 185 4 BARTEL 1997 p 110 5 ARNOLD 1983 t II p 670 SCHRADE 1981 p 195

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

162

preacuteconisait Kircher le concept de figure qursquoil expose se deacutefinit avant tout en termes techniques

puisqursquoelle est

une certaine maniegravere drsquoemployer les dissonances les rendant non seulement inoffensives mais

plutocirct tregraves agreacuteables reacuteveacutelant au grand jour les capaciteacutes du compositeur1

Cette maniegravere de deacutefinir la figure agrave partir drsquoun critegravere objectif vise avant tout agrave fonder la

leacutegitimiteacute de lrsquousage des dissonances face agrave des critiques telles qursquoelles avaient eacuteteacute eacutemises par Artusi

Agrave sa maniegravere cette deacutefinition reprend aussi celle de lrsquoeacutecart singularisant la figure par rapport au

reste du discours

Lrsquoouvrage (assez bref) de Bernhard suit drsquoailleurs un plan construit sur une base purement

musicale apregraves trois chapitres de preacutesentation des regravegles du contrepoint traditionnel (qui

deacutetermine drsquoailleurs lrsquoutilisation des figures) vient lrsquoeacutetude des consonances (chap 4 agrave 13) celle des

dissonances et des divers styles (chap 14 agrave 43) suit lrsquoexamen des modes et des diverses

laquo affections raquo qursquoils peuvent subir (chap 44 agrave 56) lrsquoouvrage srsquoachegraveve par lrsquoeacutetude de la fugue (chap

57 agrave 63) et du contrepoint double et quadruple (chap 64 agrave 70) La preacutesentation des trois styles de

discours musical selon Bernhard est bel et bien donneacutee dans le cadre mecircme de la dissonance

Bernhard distingue deux genres de contrepoint aequalis (simple) et inaequalis (fleuri)2 ainsi

que deux styles principaux gravis (apparenteacute au stilo antico ou agrave la prima prattica) et luxurians (stilo

moderno ou seconda prattica) ce dernier se divise lui-mecircme en stylus luxurians communis (ie commun

au chant agrave lrsquoeacuteglise agrave la musique de table ou agrave la sonate) et luxurians theatralis3 Le stylus gravis se

caracteacuterise par un faible usage des dissonances donc des figures au contraire le stylus luxurians en

utilise beaucoup

Contrapunctus luxurians qui consiste en partie plutocirct en des notes rapides et des sauts eacutetranges

ce qui le rend bien adapteacute agrave eacutemouvoir les affects et drsquoun plus grand nombre de traitements par la

dissonance (ou de beaucoup de figures meacutelopoeacutetiques [Figuris Melopoeticis] que drsquoautres nomment

licences) que le [style] preacuteceacutedant Ses meacutelodies srsquoaccordent autant qursquoil est possible avec le texte agrave la

diffeacuterence du genre preacuteceacutedant4

1 laquo Figuram nenne ich eine gewiszlige Art die Dissonantzen zu gebrauchen daszlig dieselben nicht allein wiederlich sondern vielmehr annehmlich werden und des Componisten Kunst an den Tag legen raquo BERNHARD chap 16 sect 3 2 Op cit chap 3 sect 2-4 3 Op cit chap 3 sect 8-10 4 Op cit chap 3 sect 9

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

163

Bernhard reprend agrave son compte le propos de Monteverdi concernant la relation entre les

deux styles plutocirct que drsquoinsister sur leurs diffeacuterences il en souligne au contraire les liens1 On aura

toutefois pris soin de noter que ce sont bien trois styles qui sont examineacutes successivement dans le

Tractatus en outre la coheacuterence du modegravele proposeacute par Bernhard se retrouve dans le fait

remarquable que ce sont les figures qui deacutefinissent lrsquoexistence drsquoun style donneacute Quatre figures (et

donc seulement quatre types de dissonances) seulement interviennent en effet dans le stylus gravis

srsquoajoutent agrave ces derniegraveres quinze autres dans le stylus luxurians communis et huit figures

suppleacutementaires dans le stylus luxurians theatralis

Bernhard ne reprend pas agrave son compte la division des figures entre principales et minus

principales bien que lrsquoon puisse trouver une certaine similariteacute dans sa theacuteorie Il distingue en effet

entre figurae fundamentales et figurae superficiales (les secondes eacutetant non pas laquo superficielles raquo mais

faites sur ndash super facere ndash les premiegraveres) Les figurae fundamentales sont deacutefinie comme eacutetant celles

que lrsquoon doit trouver dans la composition fondamentale que ce soit dans le style ancien mais

non moins dans les styles utiliseacutes aujourdrsquohui Il en existe deux de cette sorte ligatura et transitus2

Le transitus deacutesigne tout agrave la fois nos actuelles notes de passages et broderies la ligatura (ou

syncopatio) srsquoapparentant au retard Nous sommes donc plus ou moins en preacutesence drsquoune cateacutegorie

de figures voisine de nos laquo notes eacutetrangegraveres raquo dans lrsquoharmonie tonale ce qui rapproche les figurae

fundamentales des figurae principales de Nucius Deux autres figures (superficiales) apparaissent dans le

style gravis quasi-transitus et quasi-syncopatio (qui srsquoapparente agrave lrsquoappogiature)

Dans le stylus luxurians communis srsquoajoutent donc superjectio anticipatio notae (anticipation)

subsumtio variatio multiplicatio prolongatio syncopatio catachresita passus duriusculus (voisine de la pathopoeia

de Burmeister laquo apte agrave engendrer les passion raquo) mutatio toni (changement de mode) inchoatio

imperfecta longinqua distantia consonantiae impropriae quaesitio notae cadentia duriuscula (laquo cadence un peu

dure raquo)3

Enfin le stylus luxurians theatralis ajoute extensio ellipsis (abandon drsquoune consonance

normalement attendue apregraves une dissonance) mora abruptio (introduction drsquoun silence laquo abrupt raquo)

transitus inversus heterolepsis (laquo saut dans une autre voix raquo) tertia deficiens imitatio (laquo des styles des grands

musiciens dans un but peacutedagogique raquo)4

1 BARTEL 1997 p 113-114 2 Drsquoapregraves HILSE 1973 Voir BARTEL 1997 p 173 3 BERNHARD chap 21-34 Les commentaires sont emprunteacutes agrave Denis Morrier MORRIER 2015 p 131-138 4 Op cit chap 35-43 MORRIER 2015 p 138-141

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

164

Bernhard cite pour chacun des styles qursquoil a deacutefini ainsi agrave partir des figures qui sont

employeacutees des exemples de compositeurs qui en sont repreacutesentatifs Palestrina Willaert ou

Josquin pour le stylus gravis Carissimi Scacchi ou Schuumltz pour le luxurians communis Monteverdi

pour le luxurians theatralis Marco Scacchi (ca 1600-1662) est drsquoailleurs lrsquoinspirateur de la tripartition

proposeacutee dans le Tractatus preacutesenteacutee chez lui selon les styles ecclesiasticus cubicularis et theatralis1

La reacuteactualisation de la Figurenlehre agrave laquelle procegravede Bernard fait finalement eacutecho agrave la

promotion du stile recitativo par Kircher elle est proposeacutee dans un souci de continuiteacute entre

lrsquoheacuteritage de la Renaissance et les innovations ulteacuterieures

CONCLUSION

Durant la phase de maturation que lrsquoon peut associer au XVIIe siegravecle pour la poeacutetique

musicale la composante majeure qui est deacuteveloppeacutee est lrsquoeacutelocution Au cœur de cette derniegravere se

trouve la theacuteorie des figures que lrsquoon pourrait drsquoailleurs avec plus de justesse eacutevoquer en parlant des

theacuteories des figures dans la mesure ougrave il en existe presque autant que de theacuteoriciens On observe

que ce deacuteveloppement de la rheacutetorique musicale conccediloit bien lrsquoeacutelaboration drsquoun discours selon les

trois instances oratoires (a) celle du logos de la construction rationnelle (rocircle des figurae principales)

avec lrsquoeacutelaboration meneacutee par Nucius et Thuringus agrave la suite de Burmeister (b) lrsquoethos agrave travers

lrsquoeacutetude des proprieacuteteacutes affectives des modes que lrsquoon retrouve partout (c) lrsquoinstance du pathos enfin

omnipreacutesente chez Kircher et Bernhard Avec ce dernier drsquoailleurs lrsquoeacutelocution musicale preacutesente

un degreacute de coheacuterence et de finesse remarquable puisque le style devient la stricte conseacutequence

drsquoun choix de figures deacutenombreacute de maniegravere exhaustive

En outre la Figurenlehre ne se reacuteduit nullement agrave un simple objet de speacuteculation En effet

la conception de la rheacutetorique musicale qui a pris son essor en Allemagne nrsquoest en rien une vue de

lrsquoesprit en teacutemoigne la dissertation reacutedigeacutee en 1664 par un eacutetudiant Elias Walther exposant

lrsquoanalyse drsquoun motet de Lassus2 au moyen des figures proposeacutees par Burmeister3

1 SCACCHI Marco Cribrum musicum ad triticum Siferticum seu Examinatio succinta psalmorum Venetiis Alessandro Vincenti 1643 Voir BARTEL 1997 p 116 2 Lassus In me transierunt 3 Voir BARTEL 1997 p 111

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

165

CHAPITRE 6 ndash LA POEacuteTIQUE MUSICALE DU BAROQUE TARDIF

INTRODUCTION

La derniegravere peacuteriode de la poeacutetique musicale germanique dans le deacutecoupage que nous avons

proposeacute correspond agrave peu pregraves agrave ce que lrsquoon nomme en musicologie le Baroque tardif crsquoest-agrave-

dire la premiegravere moitieacute du XVIIIe siegravecle1 Il devient difficile de rattacher la poeacutetique musicale aussi

eacutetroitement qursquoagrave ses deacutebuts aux exigences de lrsquooffice religieux mecircme si la musique sacreacutee vocale

(cantate et oratorio) ou pour lrsquoorgue reacutepond tregraves nettement aux critegraveres de la rheacutetorique2 Le

deacuteveloppement de la Figurenlehre notamment ainsi que lrsquoinfluence de la philosophie dont lrsquoeacutetude

des passions pour elles-mecircmes (et non plus simplement du point de vue pratique) conduit la

rheacutetorique musicale agrave devenir de plus en plus indeacutependante de la vocation religieuse qui lui eacutetait

initialement associeacutee Elle atteint ainsi une maturiteacute une pleacutenitude qui se manifestera dans un traiteacute

1 On peut renvoyer ici agrave la peacuteriodisation de la musique baroque proposeacutee initialement par Manfred Bukofzer (BUKOFZER 1982)

ainsi qursquoun commentaire de Marion Lafouge laquo Malgreacute un germanocentrisme certain qui conduit par exemple agrave minimiser les

origines italiennes de lrsquoopeacutera et plus geacuteneacuteralement lrsquoinfluence du style italien dans le deacuteveloppement du baroque musical la

peacuteriodisation proposeacutee par Bukofzer preacutevaut encore aujourdrsquohui y compris dans sa subdivision en trois phases lrsquoearly-baroque de

1580 agrave 1630 qui marque la disjonction avec la musique de la Renaissante le middle-baroque de 1630 agrave 1680 et le late-baroque qui tend

agrave se confondre avec le style rococo raquo (LAFOUGE 2010 p 12) 2 Voir agrave titre drsquoexemple lrsquoanalyse proposeacutee par P-A Clerc concernant le Praeludium en sol mineur BuxWv (manualiter) de Buxtehude les styles tonaliteacutes ainsi que diverses figures y sont indiqueacutes et commenteacutes en fonction de la disposition de lrsquoœuvre CLERC 2001 p 30-34

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

168

qui en repreacutesente en quelque sorte le couronnement le Vollkommene Capelmeister de Mattheson

Pour autant la poeacutetique musicale allemande ne se reacutesume pas agrave ce seul ouvrage

A UNE GRANDE DIVERSITEacute DANS LES APPROCHES

Il est difficile de mettre en avant telle ou telle caracteacuteristique de la poeacutetique musicale agrave partir

de la fin du XVIIe siegravecle qui permettrait de la deacutecrire sommairement Cela ne signifie pas qursquoil nrsquoy

ait aucune continuiteacute les influences de Kircher et Bernhard se retrouvent chez plusieurs

theacuteoriciens de mecircme que la reacuteflexion concernant le traitement du discours musical Mais crsquoest sans

doute lrsquoeacuteparpillement des centres drsquointeacuterecircts ou des maniegraveres de concevoir la rheacutetorique musicale

qui frappe le plus lorsque lrsquoon examine ce que proposent les divers auteurs Et ceci tant en ce qui

concerne le sens que lrsquoon doit accorder agrave lrsquoideacutee de laquo discours raquo musical et lrsquoaccent qursquoil convient de

mettre sur lrsquoune ou lrsquoautre de parties de la rheacutetorique (non plus seulement lrsquoeacutelocution mais aussi

lrsquoaction et bientocirct lrsquoinvention) que lrsquoeacuteleacutement strictement musical sur lequel faire reposer la capaciteacute

agrave exprimer des affects (modes meacutelodie ou rythme)

A1 PREacutePONDEacuteRANCE DU DISCOURS MUSICAL

A11 Lrsquoheacuteritage de Bernhard

Lrsquoeacutetude de la figure deacutefinie en tant que dissonance par Bernhard trouve un eacutecho durable

Crsquoest agrave partir de lrsquoanalyse des figurae superficiales que Johann Baptist Samber (1654-1717) deacutecrit en

effet la dissonance1 Le concept de figure de rheacutetorique musicale selon Bernhard semble aussi se

retrouver dans la theacuteorie de Johann Gottfried Walher (1684-1748) bien que ce dernier se soit reacutefeacutereacute

agrave Calvisius dans son analyse de la dissonance et que ses connaissances proviennent drsquoautres

auteurs2 David Heinichen (1683-1729) perpeacutetue eacutegalement lrsquoheacuteritage de Burmeister et Bernhard

La Figurenlehre demeure donc une question importante mais se voit traiteacutee de maniegraveres tregraves

diverses Ainsi Mauritius Johann Vogt (1669-1730) distingue-t-il figurae simplices et figurae ideales les

premiegraveres sont de simples ornements les secondes fonctionnant en relation eacutetroite avec le texte et

les affects

1 Enseignant et organiste agrave la catheacutedrale de Salzbourg JB Samber avait eacuteteacute lrsquoeacutelegraveve de Georg Muffat 2 Comme Werckmeister Fludd ou Kircher

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

169

A12 Delectare musicien et cuisinier

Le discours nrsquoest toutefois plus seulement envisageacute de maniegravere presque exclusive du point

de vue de lrsquoeacutecriture du discours (crsquoest-agrave-dire agrave partir des trois premiegraveres parties de la rheacutetorique)

mais aussi de son exeacutecution (lrsquoaction) Le rocircle de lrsquoexeacutecutant est ainsi lrsquoune des preacuteoccupations

principales de Wolfgang Caspar Printz (1641-1717) qui compare son activiteacute agrave la cuisine

Pourquoi le musicien (Musicant) soucieux qursquoil est de deacutelecter lrsquooreille ne devrait-il pas lui-aussi

mobiliser autant drsquoefforts que le cuisinier ou le peintre dans la recherche de toutes les variations afin de

justifier sa vocation Apregraves tout la musique elle-mecircme se reacutesume agrave des variations de son et tout ce qui

est reacutepeacuteteacutes sans modification est ennui plutocirct que plaisir de lrsquooreille1

A13 La rheacutetorique avant tout

Agrave lrsquoopposeacute certains accordent toujours agrave lrsquoideacutee de discours le rocircle central Retrouvant en

apparence la deacutemarche initiale de Burmeister pour la pousser agrave lrsquoextrecircme Johann Georg Ahle

(1651-1706) propose une theacuteorie des figures tout agrave fait unique puisqursquoelle est la seule agrave avoir

assimileacute toutes les figures de rheacutetorique existantes2

Le concept de figure chez Ahle ne prend pas pour point de deacutepart un eacuteleacutement musical

auquel la rheacutetorique viendrait donner sa terminologie (Burmeister) ou son sens (Nucius) mais bien

la rheacutetorique elle-mecircme (y compris celles qui sont purement litteacuteraires) laquelle sera appeleacutee agrave

trouver sa traduction dans la musique

Tout comme les orateurs ou les poegravetes un grand nombre de figures de rheacutetorique bien des

meacutelopoegravetes y ont recours dans leur discours musical3

A2 PREMIERS TRAITEacuteS ENCYCLOPEacuteDIQUES

Une tout autre maniegravere de contribuer agrave la poeacutetique musicale se traduit par la publication

drsquoun des premiers dictionnaires de musique avec le Lexicon de Johann Gottfried Walther4

1 PRINTZ Wolfgang Caspar Phrynis Mytilenaeus part 2 chap 8 sect 3 45 Citeacute par BARTEL 1997 p 120 2 La theacuteorie de Ahle est exposeacutee dans le laquo Sommer-Gespraumlche raquo deuxiegraveme des quatre volumes composant son Johan Georg Ahlens musikalisches Gespraumlche (1695ndash1701) Ahle organiste agrave Mulhausen fut le preacutedeacutecesseur agrave ce poste de JS Bach Compositeur de musique sacreacutee drsquoœuvres chorales et des chansons (ses œuvres sont pour la plupart perdues) 3 Voir BARTEL 1997 p 123 4 Walther Johann Gottfried Musicalisches Lexicon oder Musicalische Bibliothek 1732

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

170

Cousin et ami de JS Bach ami de Werckmeister il eacutetait organiste theacuteoricien et

compositeur son Lexicon compile avant tout les traiteacutes de poeacutetique musicale du XVIIe siegravecle mais

rapporte aussi les theacuteories plus reacutecentes Conccedilu sur le modegravele du Dictionnaire de musique de Brossard1

il combine les points de vue terminologiques et historiques

Lrsquoouvrage de JG Walther teacutemoigne drsquoune tradition qui va se deacutevelopper au cours du XVIIIe

siegravecle celles de peacutedagogues produisant des traiteacutes agrave caractegravere encyclopeacutediques Mattheson en est

sans doute le repreacutesentant le plus ceacutelegravebre Mais on peut eacutegalement citer la veacuteritable encyclopeacutedie

musicale que constitue lrsquoAnleitung zu der musikalischen Gelahrtheit (1758) de Jacob Adlung (1699-

1762) ou la personnaliteacute influente du peacutedagogue Lorenz Christoph Mizler von Kolof (1711-1778)

cherchant agrave fonder la musique sur des bases matheacutematiques et philosophiques2

A3 LE DEacuteCLIN DES MODES

La diversiteacute des orientations de la poeacutetique musicale apparaicirct aussi quand on examine le

sujet en fonction du mateacuteriel musical lui-mecircme Selon les auteurs lrsquoaccent nrsquoest pas mis sur le mecircme

aspect mais au-delagrave on observe que certains tendent agrave voir leur rocircle srsquoaccroicirctre et drsquoautres perdre

en visibiliteacute

Les modes musicaux entrent dans cette seconde cateacutegorie On ne peut aller jusqursquoagrave dire

qursquoils sont purement et simplement absents des traiteacutes puisque M J Vogt consacre toute une partie

de son Conclave thesauri magnae artis musicae (1719) au plain-chant et aux modes eccleacutesiastiques

Toutefois comme cela va apparaicirctre chez Mattheson lrsquoassurance drsquoun lien solide entre un mode

donneacute et un affect qui lui serait associeacute nrsquoest plus vraiment de mise ce en raison de lrsquoeacutevolution

geacuteneacuterale des mentaliteacutes

De plus en plus crsquoest la nature du compositeur et du public au lieu de la science de la musique

qui deviennent le facteur deacuteterminant de lrsquoexpression musicale des affects3

Cette tendance se manifeste clairement chez Tomaacuteš Baltazar Janovka (1699-1741) Ayant

reccedilu une eacuteducation jeacutesuite comme Kircher empruntant agrave ce dernier sa terminologie il insiste tout

autant que lui sur lrsquoimportance des figures pour lrsquoexpression des affects4 En revanche il ne partage

pas lrsquoideacutee drsquoun rocircle similaire que pourraient jouer les modes eccleacutesiastiques

1 Brossard Seacutebastien de Dictionnaire de musique contenant une explication des termes grecs latins italiens et franccedilois 1703 2 ABROMONT 2004 p 447 451 3 BARTEL 1997 p 46 4 Op cit p 125

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

171

On remarquera que cette eacutevolution se deacuteroule au moment ougrave devient centrale la question

des tempeacuteraments ndash et agrave ougrave srsquoaffirme la tonaliteacute Significativement drsquoailleurs lrsquoideacutee apparaicirctra que

lrsquoon puisse transfeacuterer le tregraves confus laquo ethos de modes raquo vers les tempeacuteraments comme le propose

Johann Georg Neidhardt (1685-1739) qui laquo recommande que ceux-ci [les tempeacuteraments] soient

diffeacuterents pour le village la ville la grande ville et la cour raquo1

Pour Janovka en revanche les figures de rheacutetoriques musicales jouent bien un rocircle

deacuteterminant dans lrsquoexpression et le deacuteclenchement des affects

les figures musicales sont des passages musicaux speacuteciaux par lesquels des affects speacutecifiques

de lrsquoacircme se trouvent manifesteacutees par exemple amour joie feacuterociteacute violence digniteacute modestie

modeacuteration pieacuteteacute compassion etc2

A4 LA MEacuteLODIE

Si les modes perdent de leur pertinence comme moyen drsquoexprimer les affects la meacutelodie

confirme en revanche sa place On peut voir dans cet eacutetat de fait le reacutesultat de lrsquoinfluence italienne

et notamment du stilo recitativo inteacutegreacute agrave la poeacutetique musicale par Kircher et Bernhard Lrsquoun des

theacuteoriciens qui en perpeacutetuent le plus nettement la Figurenlehre M J Vogt srsquoeacutetait drsquoailleurs lui aussi

rendu en Italie pour y eacutetudier la musique

Si sa theacuteorie des figures rappelle les preacuteceacutedentes elle est toutefois speacutecifique agrave son auteur

la cateacutegorisation des figures ne recouvrant pas celle traditionnelle entre principales et minus

principales en deacutepit drsquoune similariteacute apparente

Les figurae simplices crsquoest-agrave-dire les ornements suivent une terminologie eacutetablie

majoritairement en langue italienne groppo harpegiatura mezocirolo trilla etc Elles peuvent ecirctre

combineacutees dans un proceacutedeacute de phantasia afin de creacuteer des figurae compositae3

Les figurae ideales correspondent agrave ce que lrsquoon attend de figures de rheacutetorique musicale elles

suivent une eacutetymologie grecque emphasis metabasis apotomia etc4

Vogt reacuteduit le concept de figure de rheacutetorique musicale agrave deux drsquoentre elles lrsquohypotypose

et la prosopopeacutee Cette derniegravere est synonyme de la pathopoeia deacutesignant de faccedilon geacuteneacuterale depuis

Burmeister un passage musical cherchant agrave susciter un affect Lrsquohypotypose est la repreacutesentation

1 ABROMONT 2004 p 444 2 JANOVKA Tomaacuteš Baltazar Clavis ad thesaurum 46f Citeacute par BARTEL 1997 p 126 3 BARTEL 1997 p 128 4 Op cit p 128-129

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

172

directe vivante de lrsquoideacutee issue du texte Aussi les concepts drsquoideacutee (celle qui deacutetermine les figurae

ideales) drsquohypotypose et de prosopopeacutee se trouvent quasiment indissociables

Ceci est soutenu ulteacuterieurement par la deacutefinition de Vogt drsquoidea musica comme eacutetant laquo la

repreacutesentation musicale drsquoune chose Lrsquoideacutee [idea] est agrave proprement parler ce qui est deacutepeint agrave travers les

figures de lrsquohypotypose raquo

Mais crsquoest aussi la meacutelodie en elle-mecircme qui deacutetermine les affects et notamment le periodus

(peacuteriode ou passage) Certaines figures en effet peuvent ecirctre employeacutees au deacutebut drsquoune peacuteriode

(ad arsin) comme lrsquoantitheton ou le schematoides drsquoautres interviennent agrave la fin (ad thesin) comme

lrsquoanaphora

La theacuteorie de Vogt exercera son influence sur ses successeurs notamment J G Walther

(qui reprend une partie de sa terminologie dans le Lexicon) et plus tardivement Meirad Spiess

Quant agrave lrsquoimportance de la meacutelodie (plus preacuteciseacutement de la monodie) et agrave lrsquointeacuterecirct que lui portent

les theacuteoriciens elle apparaicirct eacutegalement dans la theacuteorie eacutelaboreacutee par W C Printz elle est inseacuteparable

de lrsquoattention porteacutee aux questions de rythme

A5 LE RYTHME

Cantor compositeur historien W C Printz preacutefigure un peu le theacuteoricien encyclopeacutediste

tel que J G Walther en donnera plus tard lrsquoexemple On lui attribue vingt-six traiteacutes parmi lesquels

un Compendium musicae1 ainsi que le Phrynis Mitilenaeus2 Printz aborde de nombreuses et tregraves diverses

questions techniques (intervalles megravetres affects accordage tempeacuterament transposition basse

continue etc) et reacutedige une histoire allemande de la musique il srsquointeacuteresse eacutegalement agrave la musique

populaire rurale3

Crsquoest toutefois sa theacuteorie du rythme qui le singularise Printz souhaite en effet remplacer

lrsquoancien tactus (division en poseacute et leveacute ndash abaissement puis eacuteleacutevation de la main) Mais au-delagrave des

questions de rythmes consideacutereacutes en eux-mecircmes ce sont les figures de rheacutetoriques musicales qui

sont deacutetermineacutees selon des critegraveres rythmiques ou plus largement dynamiques (Vogt parle plus de

laquo variations raquo que de figures) La division premiegravere des figures distingue les figures de silences

1 Printz Wolfgang Caspar Compendium musicae in quo explicantur omnia ea quae ad oden arificiose componendam requiruntur 1668 2 Printz Wolfgang Caspar Phrynis Mitilenaeus oder Satytischer Componist (1676-1679) 3 ABROMONT 2001 p 434

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

173

(pauses) des figures sonores ces derniegraveres eacutetant elles-mecircmes subdiviseacutees ndash un peu comme chez

Vogt ndash en figures simples et figures composeacutees La classification se poursuit les figures (sonores)

simples constituant une classe (figures de marche stationnaires de saut mixtes etc) les figures

composeacutees en formant une autre (figure de course de sur-place mixtes) Enfin chaque espegravece de

figure ainsi deacutesigneacutee comporte un certain nombre de figures particuliegraveres par exemple les figures

(sonores et composeacutees) de course sont les suivantes circulo tirata bombilans (trilles) passagio1

Nous pouvons ajouter ici deux remarques lrsquoaspect rythmique ndash ou dynamique ndash de la

theacuteorie de Printz lrsquooriente vers la monodie les ornements que sont les figures chez Printz sont

consideacutereacutes pour eux-mecircmes2

Agrave travers la conception deacuteveloppeacutee ici on peut voir une marque suppleacutementaire de

lrsquoinfluence italienne sur la musique allemande et plus preacuteciseacutement sur la maniegravere de penser la

composition Les questions de rythmes eacutetaient certes preacutesentes dans certains traiteacutes du XVIe siegravecle

(comme chez Dressler) Leur importance eacutetait toutefois sans commune mesure Ce changement se

reacutevegravelera pleinement dans la poeacutetique musicale au sein de la theacuteorie deacuteveloppeacutee par Mattheson

B JOHANN MATTHESON

Pregraves drsquoun siegravecle et demi seacutepare les textes de Burmeister de la publication en 1739 du

volumineux traiteacute intituleacute Der vollkommene Cappelmesiter3 (484 pages dans lrsquoeacutedition drsquoorigine) Son

auteur Johann Mathesson (1681-1764) theacuteoricien et compositeur eacutetait lrsquoami de Haendel et

Telemann Directeur de la musique de la catheacutedrale de Hambourg de 1715 agrave 1728 la surditeacute lrsquoavait

conduit par la suite agrave se concentrer sur la reacutedaction de ses traiteacutes Il produisit notamment une

traduction de la poleacutemique ayant opposeacute Raguenet et Le Cerf de la Vieacuteville

1 Voir BARTEL 1997 p 120 2 laquo Printz deacutefinit tous ses ornements en tant qursquoornements meacutelodiques tout-agrave-fait indeacutependants de leurs implications harmoniques ou de leurs capaciteacutes expressives Ses exemples sont sans exception monodiques raquo2 BARTEL 1997 p 121 3 Der vollkommene Cappelmesiter Das ist Gruumlndliche Anzeige aller derjenigen Sachen die einer wissen koumlnnen und vollkommen inne haben muszlig der einer Capelle mit Ehren und Nutzen vorstehen will Hamburg Verlegts Christian Herold 1739 (laquo Le Musicien accompli ou Instructions essentielles dans toutes les matiegraveres que doit connaicirctre posseacuteder et maicirctriser celui qui entend preacutesider dignement et efficacement aux destineacutees drsquoun orchestre raquo) Voir MATTHESON 1999 et MATHESON 2002 Les citations de ce texte de Mattheson que nous avons traduites seront indiqueacutees par lrsquoabreacuteviation laquo VC raquo suivie des mentions de livre chapitre et paragraphe

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

174

Dressler avait contribueacute agrave la mise en place drsquoune musique conccedilue en relation eacutetroite avec

les mots eacutebauchant seulement la dimension propre agrave lrsquoeacuteveil des eacutemotions au moyen de la musique

Burmeister quant agrave lui avait radicaliseacute la laquo rheacutetorisation raquo de la musique ainsi eacutebaucheacutee calquant

sa meacutethode sur celle des orateurs de lrsquoAntiquiteacute dans cet esprit ndash et en prenant comme reacutefeacuterence

les œuvres de Lassus ndash il srsquoeacutetait efforceacute de rendre compte des moyens permettant drsquoeacutemouvoir

lrsquoauditeur portant lrsquoessentiel de son analyse sur lrsquoornementation et plus preacuteciseacutement sur la

description des figures musicales Si lrsquoon adopte une tripartition qui est parfois utiliseacutee pour eacutevoquer

la musique baroque1 ces deux theacuteoriciens appartiennent alors au laquo premier baroque raquo

B1 DER VOLLKOMMENE CAPELMEISTER

Nous effectuons ici par conseacutequent un saut pour examiner un des ouvrages theacuteoriques les

plus marquants du laquo baroque tardif raquo En ce qui concerne le deacuteveloppement de la rheacutetorique

musicale on peut consideacuterer Der vollkommene Capelmeister comme un veacuteritable aboutissement

Mattheson pousse encore plus loin que Burmeister lrsquoassimilation de la musique agrave la rheacutetorique et

lrsquoexpression laquo poeacutetique musicale raquo prend avec lui une signification et une valeur remarquables

Ecirctre neacute agrave lrsquoart de la poeacutesie est tout-agrave-fait essentiel pour le poegravete il en va de mecircme pour le

meacutelopoegravete [Melopoet] degraves lors qursquoil ne lui faudra pas seulement donner au monde une certaine nature

inneacutee afin drsquoeacutecrire sa meacutelodie mais qursquoil devra pour lrsquoessentiel ecirctre exerceacute dans ces aspects de la

philosophie sans lesquels on ne peut ecirctre ni un poegravete du son ni un juge des autres poegravetes Quand je parle

drsquoun poegravete je parle de quelque chose de plus que drsquoun grand philosophe de quelque chose de plus qursquoun

moraliste de quelque chose de plus qursquoun savant logicien de quelque chose de plus qursquoun

matheacutematicien etc2

Le Traiteacute de Mattheson est aussi un teacutemoignage de lrsquoultime stade de cette conception

rheacutetorique de la musique (mecircme si drsquoautres traiteacutes seront encore publieacutes comme ceux de Quantz

ou de Forkel) Il nous donne agrave voir en ce sens agrave bien des eacutegards un eacutetat laquo acheveacute raquo de cette penseacutee

musicale

Der vollkommene Cappelmeister est structureacute en trois grandes sections la premiegravere est

consacreacutee agrave ce que lrsquoon pourrait nommer une laquo musicologie raquo (science histoire de la musique etc)

la seconde eacutetudie la meacutelodie et la troisiegraveme concerne le contrepoint (que lrsquoauteur preacutefegravere nommer

1 Agrave savoir scheacutematiquement un premier baroque (1600-1650) un baroque central (1650-1700) et un baroque tardif (1700-1750) 2 VC II Chap 2 sect 8

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

175

symphoniurgie ou encore laquo composition pleinement ajusteacutee raquo)1 Dans cet ouvrage toutes les parties

de la rheacutetorique telles qursquoexposeacutees dans les Institutions oratoires de Quintilien sont deacutesormais prises

en consideacuteration et sont traiteacutees en termes musicaux2 Toutefois autant lrsquoeacutetude de lrsquoinvention ou

celle de la disposition donnent lieu agrave un deacuteveloppement autrement plus pousseacute que ce que lrsquoon

trouvait auparavant autant celle des figures de rheacutetorique dans le cadre de lrsquoeacutelucution semble

reacuteduite agrave la portion congrue3 en regard de la description minutieuse qursquoen faisait nombre de ses

preacutedeacutecesseurs avec lesquels on pouvait agrave juste titre parler de Figurenlehre Ce traitement sommaire

chez Mattheson de la decoratio4 tient notamment agrave sa meacutefiance envers lrsquoornementation excessive et

au constat que les figures sont rarement peacuterennes5

B2 LES LIEUX COMMUNS DE LrsquoINVENTION

On remarquera tout drsquoabord un domaine qui eacutetait abordeacute sommairement dans le traiteacute de

Burmeister et qui fait ici lrsquoobjet drsquoune discussion particuliegraverement deacuteveloppeacutee celui de lrsquoinvention

Lrsquoinvention terme qui nrsquoa donc rien agrave voir avec la forme musicale homonyme mais tout avec son

eacutetymologie (laquo trouver raquo) deacutesigne la recherche et le choix des eacuteleacutements musicaux notamment en

relation avec les affects ou plus geacuteneacuteralement la recherche des ideacutees qui seront utiliseacutees dans

lrsquoeacutelaboration du discours

Lrsquoinvention consiste agrave trouver les arguments6 Le terme est agrave comprendre en srsquoappuyant sur

son sens eacutetymologique drsquoune deacutecouverte plutocirct que sur le sens de creacuteation drsquoun argument Crsquoest agrave

cette partie de la rheacutetorique qursquoappartient le choix du genre de discours (deacutelibeacuteratif judiciaire

deacutemonstratif) puisque ce genre deacuteterminera lrsquoargumentation

[Lrsquoargumentation] consiste dans le choix de propositions qui seront ensuite enchaicircneacutees deux agrave

deux puis lieacutees dans le cadre drsquoun raisonnement7

1 La traduction des titres complets de ces sections se formulerait comme suit (1) laquo De lrsquoobservation scientifique des choses neacutecessaires agrave un enseignement musical rigoureux raquo (2) laquo De la veacuteritable composition drsquoune meacutelodie ou la reacuteunion de chants en une seule partie avec leurs circonstances et caracteacuteristiques (3) De la combinaison de meacutelodies diffeacuterentes ou encore de la composition pleinement ajusteacutee qui en reacutealiteacute est appeleacutee harmonie raquo Cette derniegravere crsquoest-agrave-dire la symphonurgie est deacutefinie comme laquo Une combinaison artistique de meacutelodies diffeacuterentes qui sonnent ensemble et par laquelle une harmonie multiple est immeacutediatement creacuteeacutee raquo (VC III chap 1 sect 4) Elle est laquo par ailleurs de faccedilon barbare nommeacutee contrepoint raquo (VC chap 1 sect 10) 2 BUTLER 2006 p 652 3 laquo Enfin srsquoil nous faut toutefois dire un mot au sujet de la deacutecoration (hellip) raquo (VC II Chap 14 sect 40) 4 VC II Chap 14 sectsect 40-52 5 G Butler voit dans cette attitude de Mattheson un signe du deacuteclin de lrsquoenseignement de la rheacutetorique laquo Sans goucirct ni art les interpregravetes utilisent les figures de maniegravere immodeacutereacutee excessive et agrave des mauvais moments raquo BUTLER 2006 p 655 6 Pour une description deacutetailleacutee de lrsquoinvention en geacuteneacuteral dans la rheacutetorique voir GARDES-TAMINE 1996 p 59-96 7 GARDES-TAMINE 1996 p 73

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

176

Lrsquoorateur sera ainsi conduit agrave puiser dans la topique les arguments et les eacutetats de cause La

topique srsquooccupe des lieux il srsquoagit notamment des lieux communs comme celui de la modestie de

la fatigue du temps qui presse ou encore des larmes laquo en termes modernes on pourrait parler de

steacutereacuteotypes raquo1 Les arguments sont des laquo uniteacutes minimales de raisonnement raquo2 comme la deacutefinition

lrsquoeacutenumeacuteration lrsquoeacutetymologie le genre et lrsquoespegravece la cause et lrsquoeffet les opposeacutes Quant aux eacutetats de

cause3 ils relegravevent de la doctrine de la stasis deacutefinie par Hermagoras (IIe siegravecle av J-C) comme laquo ce

qui dans un deacutebat fait lrsquoobjet drsquoune discussion entre diverses parties et peut ecirctre diffeacuterencieacute en

divers niveaux et moments raquo4 Il srsquoagit agrave la fois de la fin et drsquoun commencement drsquoun mouvement

pheacutenomegravene laquo eacuteclairant la reacutesolution progressive drsquoune controverse raquo5

Ce qui existait depuis Burmeister drsquoune maniegravere assez embryonnaire devient chez

Mattheson une longue exposition meacutethodique une sorte de manuel pratique Dans le chapitre

laquo invention meacutelodique raquo de Der vollkommene Capellmeister6 srsquoil est toujours possible de trouver ses

ideacutees musicales par soi-mecircme ou de les emprunter chez drsquoautres il ne faut cependant pas heacutesiter agrave

les puiser dans le reacuteservoir des lieux communs des loci topici ndash lesquels sont aussi nommeacutes sources

drsquoinvention7 Lrsquoauteur eacutenumegravere quinze sortes de loci topici8 Lrsquoeacutetude des loci topici occupe en fait la quasi-

totaliteacute du chapitre 49 et donne lrsquooccasion drsquoune discussion approfondie Examinons briegravevement

quelques-uns de ces laquo lieux raquo

Le locus descriptionis10 consiste dans la description des mouvements de lrsquoacircme qursquoil srsquoagisse

de musique vocale ou de musique instrumentale la repreacutesentation de ces mouvements doit

impliquer un discours compreacutehensible

La preacutesentation du locus causaelig materialis est elle-mecircme subdiviseacutee

laquo La matiegravere (causa materialis) est de trois sortes [agrave partir] de quoi en quoi avec quoi (Ex qua

in qua amp circa quam) raquo11

1 Op cit p 74 laquo Les topoi prennent souvent la forme de petits sceacutenarios culturels comme celui qui repreacutesente la vie dans une citeacute ou la violence agrave lrsquoeacutecole raquo 2 Op cit p 76 3 Rheacutetorique agrave Herrenius I 17-27 II 3-26 4 Citeacute par CARRILHO 1999 p 59 Voir aussi PERNOT 2000 p 90 5 CARRILHO 1999 p 59 6 VC II Chap 4 7 VC II Chap 4 sect 21 8 laquo Ils [les loci topici] se nomment ainsi Locus notationis descriptionis generis amp Speciei totius amp partium causaelig efficientis materialis formalis finalis effectorum adjunctorum circumstantiarum comparatorum oppositorum exemplorum testimoniorum raquo VC II Chap 4 sect 23 9 VC II Chap 4 du sect 20 agrave la fin 10 VC II Chap 4 sectsect 43-47 11 VC II Chap 4 sect 54

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

177

Le locus causaelig materialis ex qua1 est un lieu particuliegraverement puissant Crsquoest litteacuteralement le

lieu de la cause mateacuterielle (crsquoest-agrave-dire de la substance musicale elle-mecircme) agrave partir de quoi on

obtient lrsquoeffet voulu Dans le cas drsquoune harmonisation exclusivement constitueacutee de consonances la

matiegravere drsquoougrave (agrave partir de quoi) la phrase musicale est tireacutee apportera sans doute quelque chose de

speacutecial mais tout aussi bien des choses laquo abominables raquo pourront ecirctre repreacutesenteacutees par lrsquousage

des dissonances auquel cas lagrave aussi lrsquoinvention sera obtenue ex loco Materiaelig2

Le locus causaelig materialis in qua consiste agrave se soumettre laquo au texte ou agrave la passion particuliegravere

que lrsquoon a choisi de repreacutesenter3 Le locus causaelig materialis circa quam relegraveve de tout ce qui nous entoure

mais plus particuliegraverement de lrsquoauditoire4

Le locus adjunctorum enfin

laquo prend place principalement dans la composition avec la repreacutesentation de certains

personnages (comme dans les oratorios les opeacuteras les cantates etc) et lrsquoon tend agrave le consideacuterer de trois

maniegraveres agrave savoir selon les donneacutees de lrsquoacircme de corps et de la fortune Si quelqursquoun indiquait que ces

choses ne peuvent ecirctre repreacutesenteacutees en musique on peut lrsquoassurer et le convaincre qursquoil ne se tromperait

pas peu raquo5

B3 DISPOSITION

Alors que la disposition (le laquo plan raquo) drsquoune cantilegravene se preacutesentait chez Dressler ou

Burmeister sous une forme simple (exordium medium finis) celle qursquoexpose Mattheson preacutesente

lrsquointeacutegraliteacute des six parties de la rheacutetorique romaine (ce qui se donnait comme un deacuteveloppement

central sans plus de preacutecision fait place deacutesormais agrave quatre parties)6 Il nrsquoen oublie pas pour autant

lrsquoimportance du scheacutema tripartite qui dans son effet sur le public demeure opeacuteratoire

laquo Le grand art des orateurs consiste en ce qursquoils preacutesentent drsquoabord les choses les plus fortes

au milieu les plus faibles et enfin les conclusions qui produisent de lrsquoeffet raquo7

1 VC II Chap 4 sectsect 55-59 2 VC II Chap 4 sectsect 55-58 3 VC II Chap 4 sect 60 4 VC II Chap 4 sectsect 61-64 5 VC II Chap 4 sectsect 71-72 6 Preacutecisons que la preacutesentation que donne Mattheson de lrsquoexorde diffegravere sensiblement de celle proposeacutee par Burmeister ceci toutefois vraisemblablement en raison de lrsquoeacutevolution suivie par la musique notamment en ce qui concerne le rocircle de la fugue preacutepondeacuterant agrave lrsquoeacutepoque de Burmeister 7 VC II Chap 14 sect 25

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

178

Lrsquoauteur commence par deacutefinir tregraves preacuteciseacutement exordium narratio propositio confutatio

confirmatio et peroratio1 Puis il srsquoengage dans une analyse tregraves pousseacutee2 drsquoun aria da capo de Benedetto

Marcello afin drsquoillustrer son propos Mattheson cherche ainsi agrave montrer que la coheacuterence drsquoune

œuvre tient aux relations qui existent entre les diffeacuterentes parties qui la composent ce qui confegravere

agrave la disposition toute sa valeur

B4 MATTHESON ET LrsquoEacuteVEIL MUSICAL DES EacuteMOTIONS

B41 Influence de la philosophie carteacutesienne

Certes lrsquoouvrage de Mattheson est clairement un traiteacute de rheacutetorique musicale mais il est

tout de mecircme frappant de voir agrave quel point la place accordeacutee aux affects y est consideacuterable voire

preacutepondeacuterante Lrsquoeacuteveil des eacutemotions chez lrsquoauditeur est la preacuteoccupation centrale et tous les aspects

de la musique sont consideacutereacutes dans leur dimension affective Lrsquoobjectif du meacutelopoegravete (terme

employeacute par lrsquoauteur)3 eacutetant bien de produire sur lrsquoauditoire les mecircmes effets que ceux exprimeacutes

dans le texte Cette preacuteoccupation concernant les eacutemotions qursquoil faut eacuteveiller chez lrsquoauditeur et les

moyens permettant drsquoy parvenir se manifeste tant dans un examen des passions elles-mecircmes (leur

nature leurs manifestations physiques) que dans la description de la maniegravere permettant agrave lrsquoorateur

musical de les mobiliser que ce soit par la disposition de lrsquoœuvre par les ideacutees musicales qui srsquoy

trouvent par le style etc

Entre le traiteacute proposeacute par Burmeister et celui de Mattheson lrsquoeacutetude des passions et plus

particuliegraverement celle opeacutereacutee par la philosophie au XVIIe siegravecle a influenceacute les esprits crsquoest le cas

pour lrsquoauteur du Musicien accompli Il remarque en effet que

La doctrine des tempeacuteraments et des eacutemotions pour laquelle il faut lire tout particuliegraverement

Descartes car il a travailleacute beaucoup sur la musique convient tregraves bien ici puisqursquoelle apprend agrave distinguer

correctement entre les eacutetats drsquoacircme des auditeurs et la maniegravere par laquelle les pouvoirs du son les

affectent4

1 VC II Chap 14 sectsect 7-12 2 Voir BUTLER 2006 p 754 3 laquo Mattheson donne une deacutefinition de la meacutelopoeacutesie comme laquo habiliteacute efficace dans lrsquoinvention et la fabrication de phrases pouvant ecirctre chanteacutees de telle sorte qursquoelles soient plaisantes agrave lrsquooreille raquo deacutefinition qursquoil emprunte directement au traiteacute De la musique reacutedigeacute

par Aristide Quintilien (IIIe s) Voir VC II Chap 5 sect 1 4 VC I Chap 3 sect 51 Dans ce chapitre intituleacute laquo Le son et la theacuteorie naturelle de la musique raquo la question des passions intervient dans le prolongement drsquoune discussion concernant les effets de la musique sur le plan physiologique lrsquoauteur faisant valoir lrsquousage meacutedical de la musique pour les infirmiteacutes physiques laquo Les sons travaillent fortement les muscles du corps humain raquo (VC I Chap 3 sect 48) Le traitement philosophique des passions notamment par Descartes sera examineacute plus loin

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

179

Il y a donc leacutegitimiteacute pour Mattheson agrave examiner les passions avec soin Un tel examen

qui permettra au compositeur de posseacuteder la connaissance neacutecessaire agrave la reacutealisation de ses objectifs

ndash susciter chez lrsquoauditeur les eacutemotions approprieacutees au discours ndash se trouve drsquoautant mieux fondeacute

qursquoil remplit une veacuteritable fonction eacutethique (on retrouve ici agrave lrsquoarriegravere-plan les preacuteoccupations deacutejagrave

formuleacutees chez Platon ou Aristote)1

Ce que sont les passions quel est leur nombre la maniegravere par laquelle elles sont provoqueacutees et

stimuleacutees de telles questions semblent davantage approprieacutees au philosophe accompli qursquoau musicien

Neacuteanmoins ce dernier doit savoir lesquelles parmi les dispositions des hommes sont le veacuteritable

mateacuteriau de la vertu Laquelle nrsquoest rien drsquoautre qursquoune disposition bien ordonneacutee et tempeacutereacutee avec soin2

B42 Une theacuteorie musicale des affects

Mattheson passe donc en revue et de maniegravere deacutetailleacutee3 un grand nombre drsquoeacutemotions4

Lrsquoamour figure au sommet de la hieacuterarchie du fait qursquoil tient de loin une plus grande place au sein

des piegraveces musicales que les autres passions (sect 61) Mais il existe diffeacuterentes sortes drsquoamour dont

les effets sur les ecirctres sont variables il convient donc au compositeur de puiser dans sa propre

expeacuterience affective qursquoelle soit laquo preacutesente ou passeacutee raquo lrsquoauteur ajoute drsquoailleurs qursquoune absence

drsquoexpeacuterience en ce domaine le rendra incapable agrave accomplir une telle tacircche (sect 62)

La tristesse neacutecessite eacutegalement drsquoecirctre eacuteprouveacute afin drsquoecirctre correctement repreacutesenteacutee faute

de quoi laquo tous les loci topici (hellip) seraient inutiles La raison tient au fait que tristesse et amours sont

deux choses eacutetroitement lieacutees raquo (sect 68) La tristesse dans la musique sacreacutee par exemple est un affect

important5

Tous les affects ne donnent pas lieu agrave une deacutefinition aussi preacutecise et sont parfois

mentionneacutes de maniegravere groupeacutee Ainsi deux groupes opposeacutes drsquoeacutemotions sont successivement

eacutenumeacutereacutes sans que soit indiqueacute au sein de chacun de ces groupes les traits distinctifs dans les

implications musicales des diverses eacutemotions Il en va ainsi par exemple de la fierteacute de lrsquoattitude

hautaine ou de lrsquoarrogance drsquoune part et drsquoautre part de lrsquohumiliteacute ou de la patience (sect 72-73) De

1 Voir agrave ce sujet le chapitre 5 de cette mecircme section laquo Lrsquousage quotidien de la musique dans la reacutepublique raquo 2 VC I Chap 3 sect 52 Mattheson preacutecise un peu plus loin en quoi peut consister la fonction eacutethique de la musique laquo Quand il ne se trouve aucune passion ou aucun affect il nrsquoy a pas non plus de morale Si nos passions sont malades il faut alors les gueacuterir non pas les assassiner raquo VC I Chap 3 sect 53 3 Il preacutecise toutefois qursquoil serait peacutenible de les examiner toutes et que laquo seules les plus importantes doivent ecirctre mentionneacutees raquo VC I Chap 3 sect 60 4 Voir VC I Chap 3 sectsect 56-82 5 Mattheson rapporte lrsquoexplication ndash qursquoil juge bonne ndash fournie par le philosophe sceptique Franccedilois de La Mothe Le Vayer (1583-1672) concernant le fait ndash dont le caractegravere paradoxal avait eacuteteacute noteacute depuis lrsquoAntiquiteacute ndash que le plus grand nombre se plaise agrave entendre de la musique triste Selon ce dernier cela proviendrait de ce que laquo la plupart des gens sont malheureux raquo VC I Chap 3 sect 66

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

180

mecircme pour le domaine de la colegravere de lrsquoardeur de la vengeance de la rage de la furie ndash lesquelles

toutefois sont bien plus aiseacutees agrave traiter musicalement que des passions plaisantes (sect 75)

Lrsquoespoir (sectsect 77-79) est preacutesenteacute comme un affect qui est drsquoune grande complexiteacute agrave restituer

en musique Il neacutecessite notamment laquo la plus douce combinaison de son qui soit au monde raquo

Mattheson fait remarquer que la musique (tout comme la poeacutesie) entretient des rapports

eacutetroits avec la jalousie ceci tenant au fait qursquoelle combine en reacutealiteacute sept autres passions

laquo meacutefiance deacutesir revanche tristesse crainte et honte raquo lesquelles srsquoajoutent agrave une eacutemotion qui

domine lrsquoensemble lrsquoamour ardent (sect 76)

Cette deacutefinition de la jalousie comme combinaison drsquoautres affects anticipe un

deacuteveloppement de lrsquoauteur particuliegraverement inteacuteressant Agrave lrsquooccasion de lrsquoexamen de la pitieacute (sect 81)

en effet il preacutecise en quoi peut consister une combinaison drsquoeacutemotions Il expose une distinction

entre affects simples (amour et tristesse) et affects composeacutes comme la pitieacute qui en reacutesulte

discussion occupant lrsquoessentiel de la fin du chapitre

Un tel exposeacute remarquable par sa finesse et la richesse de son propos rappelle agrave la fois ndash

bien qursquoil soit toutefois nettement plus bref ndash ce que lrsquoon trouve dans les ouvrages classiques traitant

des passions que ces textes proviennent des Anciens ou drsquoauteurs plus proches de lrsquoeacutepoque de

Mattheson

Ainsi eacutequipeacute le compositeur est alors en mesure de dresser correctement un tableau des

eacutemotions qursquoil entend faire intervenir dans sa musique

B43 Un vaste dispositif pour eacuteveiller les eacutemotions

Le meacutelopoegravete pourra poursuivre la meacutethode rheacutetorique traditionnelle en ayant recours aux

diverses parties de la rheacutetorique musicale indiqueacutees plus haut en choisissant les ideacutees musicales

neacutecessaire dans le reacuteservoir des lieux communs en eacutetablissant le plan de la piegravece musicale

(disposition) en deacutecidant quels styles conviennent ou encore en ayant recours (avec parcimonie)

aux figures

Mais si lrsquoon en revient au cadre de lrsquoinvention et plus preacuteciseacutement agrave lrsquoemploi du locus causaelig

materialis ex qua mentionneacute plus haut ce sont lrsquoensemble des paramegravetres musicaux qui sont appeleacutes

agrave intervenir afin que les eacutemotions de lrsquoauditoire soient mobiliseacutees modes tonaliteacutes rythme megravetres

phraseacutes tempos symboles particulariteacutes contrapunctiques harmoniques timbres instrumentation

etc Crsquoest lagrave que plus particuliegraverement on peut voir en quoi consiste lrsquoexpression des eacutemotions

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

181

dans le contexte de la poeacutetique musicale typique de lrsquoAllemagne baroque Voyons plus en deacutetail

certains de ces paramegravetres

Commenccedilons par la question des eacutechelles drsquointervalles Le choix des modes ou tonaliteacutes est

un choix expressif la maniegravere drsquoecirctre lrsquohumeur qui est traditionnellement associeacutee ndash pas seulement

en Allemagne ndash agrave tel ou tel mode ceci est conccedilu comme un moyen de persuasion

Tout un chapitre est consacreacute aux modes1 grecs et eccleacutesiastiques qui sont eacutetudieacutes en deacutetail

dans leur eacutevolution historique Mattheson fait alors eacutetats des divers theacuteoriciens engageacutes dans ce

domaine comme Boegravece Glarean Zarlino etc Toutefois srsquoil fait largement eacutetat des proprieacuteteacutes

structurelles des modes il ne fait nullement mention de leurs eacuteventuelles proprieacuteteacutes affectives

En raison de lrsquoavegravenement de la tonaliteacute se seront les diverses tonaliteacutes qui seront

consideacutereacutees dans leurs liens avec les affects Cet examen nrsquoest pas donneacute dans Der volkommene

Cappelmeister mais dans un ouvrage plus ancien de Mattheson Das neu-eroumlffnete Orchester (1713)

Apparaissant comme un continuateur drsquoAthanasius Kircher il reprend agrave son compte une partie des

consideacuterations de ce dernier Il demeure toutefois prudent quant agrave lrsquoexactitude des caractegraveres

susceptibles de correspondre agrave divers affects2 Srsquoopposant agrave Werckmeister il refuse lrsquoassociation

faite entre affects et tonaliteacutes comportant des beacutemols (tendres) ou des diegraveses (dures)3 Pour

reacutesumer nous pouvons dire que Mattheson demeure tregraves circonspect sur lrsquoincidence des systegravemes

drsquointervalles dans lrsquoart drsquoeacutemouvoir lrsquoauditeur

Lrsquoeacutetude du megravetre musical fait lrsquoobjet drsquoun chapitre4 qui insiste sur la dimension poeacutetique de

cette discipline5 mais ne fait eacutetat drsquoaucune implication concernant lrsquoexpression des eacutemotions Le

chapitre suivant consacreacute agrave la structure du temps musical6 signale le rocircle tregraves subtil que joue le

battement et les diverses maniegraveres de traiter le temps musical en ce domaine crsquoest agrave chacun (au

compositeur) de trouver en soi-mecircme les liens intimes avec les affects7

Drsquoune maniegravere plus nette le tempo peut ecirctre une tregraves bonne occasion dans le traitement

du temps musical de mettre en œuvre le devoir oratoire drsquoeacuteveiller les eacutemotions

1 VC I Chap 9 2 Ut majeur est caracteacuteriseacute comme plutocirct rude et audacieux ut mineur comme doux autant que triste reacute majeur tranchant et volontaire mi beacutemol majeur contenant beaucoup de pathos etc Mattheson nrsquoexamine en outre que dix-sept tonaliteacutes sur les vingt-quatre existantes ndash les sept autres eacutetant inusiteacutees agrave lrsquoeacutepoque CANTAGREL 1998 p 171-172 3 BUTLER 2006 p 656 4 VC II Chap 6 laquo De la longueur et de la briegraveveteacute du son ou la construction des rythmes raquo 5 Qualifieacutee par Mattheson de laquo rhytmopoeacutesie raquo (RhytmopoumlieRhythmopoeia) 6 VC II Chap 7 laquo De la mesure du temps [Zeit-Maasse] raquo 7 VC II Chap 7 sectsect 17-21

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

182

On peut percevoir une diversiteacute peu commune dans lrsquoexpression des affects aussi bien que

dans lrsquoobservation de toutes les ceacutesures du discours musical ceci de maniegravere plus claire encore quand

les compositeurs sont bons lorsque par exemple un adagio deacutepeint la deacutetresse un lamento la

lamentation un lento le soulagement un andante lrsquoespoir un affetuoso lrsquoamour un allegro le reacuteconfort

un presto lrsquoimpatience etc Qursquoun compositeur y ait penseacute ou non cela peut encore ecirctre une reacuteussite si

son geacutenie fonctionne effectivement Cela peut se produire tregraves souvent sans que nous en ayons

connaissance ni y participions ([note de Mattheson] on sait que ces adverbes qui indiquent le

mouvement particulier des meacutelodies sont freacutequemment employeacutes en fait comme nom servant agrave

diffeacuterencier les mouvements)1

Lrsquoemphase dans le domaine meacutelodique2 et la ponctuation3 jouent eacutegalement un rocircle

Lrsquoaccentuation est agrave maicirctriser avec soin sa reacutepeacutetition notamment (qui laquo est emphatique raquo) ne doit

pas ecirctre employeacutee inconsideacutereacutement faute de quoi elle geacuteneacuterera lrsquoincompreacutehension voire le

deacutegoucirct4 Lrsquoorateur musical qui a pour devoir de plaire agrave lrsquoauditeur aura alors clairement eacutechoueacute dans

son but De mecircme et dans lrsquoapplication des preacuteceptes de Quintilien5 la ponctuation doit

promouvoir la clarteacute du discours Pour autant dans cet aspect de lrsquoart de la poeacutetique musicale le

devoir drsquoeacutemouvoir est eacutegalement preacutesent la ponctuation (lrsquoemploi des ceacutesures) doit en effet

intervenir afin de deacutecrire le caractegravere des actions deacutecrites dans le texte eacutetant entendu que certains

textes sont marqueacutes par des affects dominants6 La mise en œuvre de telles techniques implique en

outre un lien eacutetroit avec la prise en compte de la sonoriteacute des mots7 (le laquo systegraveme raquo de la rheacutetorique

constitue bien un tout ces diverses parties interagissent entre elles)

Mattheson examine enfin de nombreuses danses indiquant leurs caractegraveres affectifs et

analysant certaines drsquoentre elles en deacutetail Dans le chapitre intituleacute laquo Des cateacutegories de meacutelodies et

de leurs caracteacuteristiques speacuteciales raquo8 il aborde tout drsquoabord les genres de meacutelodies vocales (reacutecitatif

arioso aria etc)9 avant de deacutecrire vingt-deux meacutelodies purement instrumentales les danses10 et ces

genres instrumentaux des laquo cateacutegories speacuteciales de meacutelodies raquo11 tels les fantaisies chaconnes (et

passacailles) sonates concerto grosso ouvertures etc qui tendent de plus en plus agrave devenir des

laquo mouvements raquo Lrsquoexamen des danses est dans la plupart des cas lrsquooccasion de deacutecrire les affects

1 VC II Chap 12 sect 34 2 VC II Chap 8 3 VC II Chap 9 4 VC II Chap 8 sectsect 36-37 5 VC II Chap 9 sect 17 6 VC II Chap 9 sectsect 42-44 7 VC II Chap 11 8 VC II Chap 13 9 VC II Chap 13 sectsect 3-78 10 VC II Chap 13 sectsect 79-129 11 VC II Chap 13 sectsect 130-141

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

183

qui leur sont associeacutes Crsquoest une laquo joie mesureacutee raquo en ce qui concerne le menuet1 pour lequel il

propose une analyse de type syntaxique La gavotte exprime la jubilation le rigaudon la badinerie

la marche (seacuterieuse ou comique) montre lrsquoheacuteroiumlsme et le courage le passepied traduit la frivoliteacute et

la sarabande lrsquoambition etc

CONCLUSION

Comme nous pouvons le constater Mattheson geacuteneacuteralise lrsquoapplication de la rheacutetorique

musicale agrave la quasi-totaliteacute des paramegravetres musicaux En bon rheacutetoricien il se montre en outre

perspicace en ce qui concerne les usages susceptibles de produire des effets caricaturaux2 dont les

reacutesultats sont souvent agrave lrsquoopposeacute des effets reacuteellement rechercheacutes On observe aussi qursquoil accorde

un rocircle important dans lrsquooutillage qursquoil propose au compositeur afin de mobiliser les affects voulus

aux composantes dynamiques et meacutelodico-rythmiques

C LA FIN DE LA RHEacuteTORIQUE MUSICALE

INTRODUCTION

Si le traiteacute de Mattheson constitue bien une sorte drsquoaboutissement pour la poeacutetique

musicale il serait exageacutereacute drsquoen deacuteduire qursquoelle srsquoeacuteteint avec lui Les techniques longuement

deacuteveloppeacutees et affineacutees eacutetaient toujours employeacutees mecircme si une attention se portait deacutesormais de

plus en plus vers des aspects comme lrsquoinvention ou lrsquointerpreacutetation Le contexte geacuteneacuteral nrsquoeacutetait

toutefois plus favorable agrave la peacuterenniteacute de cette discipline apparue deux siegravecles plus tocirct

C1 LES LOCI TOPICI

1 VC II Chap 13 sectsect 81-86 2 Nous nrsquoavons pas mentionneacute la question des styles sur lesquels il produit eacutegalement une analyse nuanceacutee et prudente (VC I Chap 10) Voir sur ce sujet SUEUR 2013 p 359

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

184

La place accordeacutee aux loci topici chez Mattheson est remarquable en ce qursquoil propose drsquoutiliser

tous ceux qui existent et accorde une place agrave lrsquoinvention qursquoelle nrsquoavait pas connu auparavant Cela

ne signifie pas qursquoelle eacutetait totalement neacutegligeacutee puisque Nucius mentionnait deacutejagrave dans son Musices

poeticae lrsquoexistence de listes de mots relatifs au mouvement au lieu aux affects etc que pouvaient

utiliser les compositeurs1 et que Kircher en avait formuleacute explicitement le terme Mais lrsquoessor de la

musique instrumentale au XVIIe siegravecle semble en avoir favoriseacute lrsquoideacutee

Agrave cet eacutegard particuliegraverement feacutecond fut lrsquoincorporation de la technique de phantasia2 laquo utiliseacutee

en reacutefeacuterence agrave certains scheacutemas courts et meacutecaniques de contrepoint appeleacutee ainsi parce que ces derniers

eacutetaient le produit de lrsquoimagination du compositeur ou de lrsquointerprecircte raquo3

Le deacuteveloppement de la musique instrumentale mais aussi lrsquointeacuterecirct pour lrsquoexpression des

affects avait conduit agrave des choix comme celui de Mattheson qui comme nous lrsquoavons vu deacutecrivait

dans son ouvrage quatorze loci topici Le contexte voulait que le mateacuteriau utilisable fucirct partageacute par

les compositeurs et le public le lien entre ce mateacuteriau et un affect donneacute pouvait ainsi ecirctre assureacute

Car pour le musicus poeticus une telle composition conccedilue et perccedilue rationnellement saurait

deacutepeindre et eacuteveiller les affects deacutesireacutes que le texte appelait toujours dans lrsquointention de glorifier Dieu

et drsquoeacutedifier lrsquoauditeur4

Tout comme Mattheson Meinrad Spiess (1683-1761) propose5 drsquoutiliser les loci topici David

Heinichen (1683-1729) en suggegravere aussi lrsquoutilisation car ils aident le compositeur agrave bien se laquo saisir

du sens du texte raquo6 Il nrsquoen ira plus de mecircme pour Johann Adolph Scheibe (1708-1776) qui dans

un contexte qui nrsquoest plus tout-agrave-fait celui du Baroque considegravere lrsquoinvention comme un pheacutenomegravene

inneacute et qui donc ne saurait ecirctre enseigneacute7

C2 LE ROcircLE DE LA VOIX

Drsquoune maniegravere geacuteneacuterale lrsquointerpreacutetation (ou en termes rheacutetoriques lrsquoaction) devient lrsquoobjet

drsquoune attention de plus en plus deacuteveloppeacutee Cela eacutetait deacutejagrave le cas chez Mattheson crsquoest encore plus

1 BARTEL 1997 p 77 2 Notamment par Vogt 3 BARTEL 1997 p 78 4 Op cit p 80 5 Tractatus musicus compositorio-practicus (1745) Le Tractatus de Spiess est destineacute agrave la musique drsquoeacuteglise et prend laquo la deacutefense de la modaliteacute (contre la simple dualiteacute majeur-mineur) raquo ABROMONT 2001 p 443 6 BARTEL 1997 p 53 7 Op cit p 155

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

185

frappant chez Johann Joachim Quantz (1697-1773) dont le traiteacute sur le jeu de flucircte aborde les

questions de dynamique du jeu drsquoornementation ou de styles1 Toutefois crsquoest avant tout la voix

qui est concerneacutee agrave travers la question de lrsquointerpreacutetation

La theacuteorie musicale de Scheibe qui est exposeacutee dans un peacuteriodique de critique musicale

qursquoil publie2 participe deacutejagrave de la penseacutee des Lumiegraveres rejetant les dogmes theacuteologiques heacuteriteacutes de

Luther Si Scheibe conccediloit bien la musique comme un art oratoire crsquoest en raison de sa relation

eacutetroite avec la voix La musique est aussi laquo le veacuteritable langage des affects raquo3 Cependant lrsquoinsistance

sur le rocircle des affects et leur expression par la musique ne suppose pas pour lui qursquoil y ait une

reacutefeacuterence au texte (agrave lrsquoopposeacute de ce que lrsquoon trouvait chez Ahle par exemple)

La raison agrave cela tient agrave la maniegravere mecircme drsquoenvisager une possible relation de termes agrave termes

entre une figure et un affect car les figures sont innombrables

leur nombre est si grand qursquoelles ne peuvent ecirctre aiseacutement deacutecompteacutees Aussi le compositeur

intelligent en inventera-t-il continuellement de nouvelles sans pouvoir toujours ecirctre conscient drsquoelles ou

de leur nom4

On trouve dans cette remarque un eacutecho aux observations faites en France par Bernard

Lamy concernant les figures de rheacutetorique et auxquelles Scheibe se reacutefegravere explicitement5

Lamy en effet rejette (comme lrsquoavait deacutejagrave fait Quintilien) la possibiliteacute drsquoune

correspondance stricte entre affect et figure non parce qursquoil serait impossible de repreacutesenter la

passion mais parce qursquoune telle entreprise serait impossible agrave mener agrave bien Si comme lrsquoindique le

titre de lrsquoun des chapitres son ouvrage La Rheacutetorique ou lrsquoart du parler laquo Le nombre des figures est

infini raquo crsquoest que les affects eux-mecircmes sont innombrables

je nrsquoai pas preacutetendu parler de toutes les figures il faudrait drsquoaussi gros volumes pour marquer

les caractegraveres des passions dans les discours que pour exprimer ceux que les mecircmes passions peignent

sur le visage6

1 QUANTZ Johann Joachim Versuch einer Anweisung die Floumlte traversiere zu spielen 1752 Lrsquoouvrage fut publieacute presque simultaneacutement en cinq langues Oxford t 2 p 532-533 ABROMONT 2001 p 446 2 Der critische Musikus 1738 1740 1745 3 BARTEL 1997 p 149 4 Der critische Musikus p 697 Citeacute par BARTEL 1997 p 155 5 laquo Les affects peuvent-ils ecirctre exprimeacutes sans [les figures] Car les figures sont elles-mecircmes le langage des affects comme le Professeur Gottsched nous en a bien informeacute dans son Critische Dichtkunst en accord avec B Lamy raquo Der critische Musikus p 683 Voir BARTEL 1997 p 155 6 LAMY 1998 Livre II Chapitre X p 238

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

186

Pour Lamy la figure est donc lrsquoexpression au mecircme titre que toute autre expression drsquoun

affect (pour Quintilien la figure ne saurait lrsquoecirctre pour la raison plus geacuteneacuterale qursquoelle nrsquoexprime

rien)

Et pour Scheibe si la figure de rheacutetorique musicale est efficace crsquoest parce qursquoelle tire son

origine de la voix La musique instrumentale elle-mecircme est fondeacutee sur la voix crsquoest pourquoi

drsquoailleurs elle peut restituer des effets drsquoexclamation ou drsquointerrogation1 Changement dans la

maniegravere de concevoir les affects ideacutee que la musique (agrave travers les figures) en serait le laquo langage raquo

deacutetachement drsquoun lien strict avec le texte autonomie rendue possible de la musique instrumentale

en raison mecircme de ses origines vocales on voit agrave travers ces eacuteleacutements se dessiner une tendance

qui quelques deacutecennies plus tard accegravedera au premier plan celle de la musique dite laquo absolue raquo2

La theacuteorie exposeacutee par Scheibe ne va pas aussi loin mais le changement nrsquoen est pas moins

significatif comme le remarque Bartel

Agrave travers la Figurenlehre de Scheibe le concept de figures de rheacutetorique musicale se voit retireacutee

de la tradition de la musica poetica et placeacutee dans le contexte des Lumiegraveres3

C3 DES AFFECTS AUX laquo SENTIMENTS raquo FORKEL

Le sort de la figure est encore plus radical dans la theacuteorie de Johann Nikolaus Forkel

puisqursquoon ne peut plus vraiment dire qursquoil srsquoagisse drsquoune figure de rheacutetorique musicale

Lrsquoeacutepoque ougrave sort lrsquoAllgemeine Geschichte de Musik (1788-1801) nrsquoest tout simplement plus celle

de Baroque comme son titre lrsquoindique cet ouvrage est un livre drsquohistoire et la poeacutetique musicale

ne participe plus vraiment de la theacuteorie La preacutesentation du livre ne suit pas le plan de la rheacutetorique

comme crsquoeacutetait encore le cas pour Mattheson les six parties le constituant relegravevent davantage de la

musicologie peacuteriodes historiques styles genres musicaux organisation exeacutecution critique

musicale La terminologie employeacutee ndash laquo estheacutetique raquo goucirct raquo laquo individualisation raquo ndash teacutemoigne bien

drsquoune nouvelle eacutepoque celle de lrsquoEmpfindsamkeit

Pourtant la classification des figures que preacutesente Forkel pourrait en premiegravere instance

laisser supposer une veacuteritable continuiteacute avec celles de Nucius de Bernhard ou de Vogt on y

trouve en effet deux cateacutegories de figures les unes sont pour lrsquointellect les autres laquo pour

1 BARTEL 1997 p 150-151 2 Pour reprendre lrsquoexpression employeacutee par Carl Dahlhaus (Dahlhaus 1997) 3 Op cit p 156

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

187

lrsquoimagination raquo les derniegraveres permettant lrsquoexpression des sentiments1 Mais la comparaison ne va

pas au-delagrave de cette ressemblance ce que reacutevegravele la description des figures pour lrsquoimagination et la

maniegravere dont elles sont elles-mecircmes subdiviseacutees

Lrsquoexpression des sentiments est effectueacutee agrave travers lrsquousage des figures pour lrsquoimagination

Lesquelles peuvent ecirctre agrave nouveau diviseacutees en deux cateacutegories celles qui imitent de maniegravere reacutealiste un

objet ou un son (par exemple lrsquoorage) et celles qui deacutepeignent les sentiments intimes de telle maniegravere

qursquoils semblent visibles agrave lrsquoimagination2

Il est clair que ne sommes plus dans la mecircme conception de la relation entre musique et

affects qursquoagrave lrsquoeacutepoque baroque Lrsquoexpression de laquo sentiments intimes raquo relegraveve plus de la conception

romantique de lrsquoart et plus particuliegraverement de la musique Lrsquoideacutee qursquoil existe des affect objectifs

repreacutesentable et mobilisables agrave volonteacute a fait place aux sentiments subjectifs ndash et un grand creacutedit

sera accordeacute agrave la notion drsquoineffable Certes Forkel mentionne un certain nombre de figures (ellipsis

paronomase suspension dubitation etc) Mais lagrave aussi lrsquoanalogie est tregraves limiteacutee Forkel prend lrsquoexemple

de la faccedilon par laquelle il conviendrait de traduire la peine drsquoune megravere lors de la perte de son enfant

ce qui devrait ecirctre repreacutesenteacute par la musique

crsquoest uniquement le sentiment passionneacute de la perte plutocirct que lrsquoeffusion naturelle de la peine

par les geacutemissement les pleurs et les sanglots3

Une telle remarque pointe un deacutebat sur ce qursquoest laquo lrsquoexpression raquo musicale des sentiment

deacutebat qui va connaicirctre un eacutecho grandissant agrave partir du XIXe siegravecle Quant agrave la laquo figure raquo musicale que

propose Forkel elle nrsquoimite plus la figure de rheacutetorique se deacutefinissant plutocirct comme analogue agrave

lrsquoexpression humaine

CONCLUSION

Jusqursquoau milieu du XVIIIe siegravecle les concepts de la rheacutetorique musicale ont conserveacute leur

inteacuterecirct au prix toutefois drsquoune eacutevolution sur plusieurs plans Lrsquoun concerne lrsquoaffaiblissement des

aspects relatifs agrave la seule eacutecriture au profit de lrsquoexeacutecution Lrsquoautre se rapporte aux caracteacuteristiques

de la musique supposeacutees jouer un rocircle majeur lrsquoinfluence des eacutechelles drsquointervalles srsquoefface devant

lrsquoimportance du cheminement meacutelodico-rythmique

1 Allgemeine Geschichte 54 2 BARTEL 1997 p 163 3 Allgemeine Geschichte 59

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

188

Lrsquoheacuteritage de la theacuteologie lutheacuterienne nrsquoa pas non plus entiegraverement disparu Ne serait-ce

bien entendu qursquoagrave travers lrsquoexemple donneacute par la musique sacreacutee de J-S Bach Mais aussi en la

personne du theacuteologien Gottfried Ephraim Scheibel (1696-1759) auteur en 1721 drsquoun traiteacute1 ougrave il

preacuteconise les parodies (substitutions de textes sacreacutes sur des airs profanes)2 et lrsquousage du stylus

theatralis La capaciteacute de la musique agrave mouvoir les affects entre en effet en pleine harmonie avec la

parole divine aussi ne saurait-elle ecirctre reacuteserveacutee agrave un usage profane

Je ne comprends pas pourquoi lrsquoopeacutera serait seul agrave avoir le privilegravege de provoquer les larmes

et pourquoi cela ne serait pas tout aussi approprieacute au temple3

La vivaciteacute de la poeacutetique musicale est donc demeureacutee durant le baroque tardif comme en

teacutemoigne lrsquoœuvre de Mattheson et la multipliciteacute des pistes suivies par drsquoautres theacuteoriciens

Toutefois en raison de divers facteurs (deacuteclin de lrsquoenseignement de la rheacutetorique changements

dans les styles musicaux modification dans les conceptions concernant les pheacutenomegravenes affectifs

rameneacutes agrave la subjectiviteacute de lrsquoindividu) la rheacutetorique musicale perdit ses assises4 Et malgreacute

quelques tentatives isoleacutees lrsquoeacutedifice finit par sombrer totalement

D BILAN DE LrsquoEacuteTUDE DE LA POEacuteTIQUE MUSICALE ALLEMANDE

Reacutepertorier les reacutesultats de lrsquoexamen des textes que nous venons drsquoeacutetudier vise avant tout agrave

nous procurer deux supports neacutecessaires agrave un traitement correct du corpus contemporain

concernant la rheacutetorique musicale et les eacutemotions une connaissance des caracteacuteristiques de la

poeacutetique musicale une connaissance des problegravemes qursquoelle soulegraveve La premiegravere partie du bilan

permet ainsi de contribuer agrave deacutegager un concept satisfaisant de la rheacutetorique musicale La seconde

quant agrave elle est lieacutee agrave des enjeux qui deacutepassent le cadre culturellement deacutelimiteacute de la poeacutetique

musicale (de lrsquoAllemagne baroque) elle doit donc ecirctre donneacutee dans une perspective plus geacuteneacuterale

celle des questions qui feront lrsquoobjet de deacutebats ulteacuterieurs notamment les plus reacutecents

1 Scheibel Gottfried Ephraim Zufaumlllige Gedanken von der Kirchenmusik 1721 Die Geschichte der Kirchemusik alter und neuer Zeiten 1738 2 ABROMONT 2001 p 446 3 BUELOW George Scheibel New Grove dictionnary 16 601 4 BUTLER 2006 p 658

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

189

D1 CARACTEacuteRISTIQUES DE LA MUSICA POETICA

D11 Traits fondamentaux

- La poeacutetique musicale de lrsquoAllemagne baroque se preacutesente comme un art intermeacutediaire

entre la theacuteorie et la pratique musicales (seules ces deux derniegraveres existaient auparavant) permettant

drsquoeacutetablir la continuiteacute entre les diverses disciplines de la musique elle tend dans son eacutevolution agrave

ecirctre consideacutereacutee comme un art supeacuterieur

- Son but est de permettre au musicien de toucher lrsquoauditeur de lrsquoaffecter en suscitant des

mouvements varieacutes de son acircme (Le rocircle des affects tend dans lrsquoeacutevolution chronologique des

traiteacutes agrave devenir de plus en plus important)

- Les œuvres dont elle enseigne la composition sont qualifieacutees de poegravemes musicaux

- La musique est ici consideacutereacutee comme un art de nature discursif Mais elle-mecircme est tenue

dans sa fabrication de suivre au plus pregraves un discours articuleacute qui lui est exteacuterieur et qui est le

texte (la fonction initiale de la poeacutetique musicale eacutetant la preacutedication) Dans le mecircme temps la

poeacutetique musicale vise agrave produire une œuvre acheveacutee autonome

- Cet art donne lieu agrave une codification tregraves pousseacutee au moyen notamment drsquoun vocabulaire

dont le lexique est lui-mecircme importeacute de la rheacutetorique

- La poeacutetique musicale srsquoorganise sur le scheacutema des parties de la rheacutetorique lesquelles sont

toutes traiteacutees en termes musicaux (les parties relatives agrave la meacutemoire et agrave lrsquoaction sont peu

deacuteveloppeacutees mais sont cependant inteacutegreacutees) Agrave ce titre on peut donc bien parler drsquoune veacuteritable

rheacutetorique musicale ndash le terme nrsquoest pas abusif

D12 Traits concernant les principales parties de la rheacutetorique musicale

- Lrsquoinvention ndash recherche des ideacutees musicales ndash peut se faire par emprunts agrave des œuvres

preacuteexistantes ou utilisation des lieux communs (loci topici) de la rheacutetorique musicale

- La disposition ndash des ideacutees musicales ndash qui est essentielle agrave la coheacuterence de lrsquoœuvre et

contribue largement agrave lrsquoaccueil favorable de cette derniegravere par lrsquoauditeur eacutevolue drsquoun scheacutema

tripartite vers une structure plus eacutevolueacutee allant jusqursquoagrave six parties

- Lrsquoeacutelocution ndash art de lrsquoexpression des ideacutees ndash donne lieu agrave des prescriptions deacutetailleacutees Ainsi

lrsquoornement doit ecirctre conduit en respectant la convenance laquelle garantit lrsquoefficaciteacute du poegraveme

musical Le style doit ecirctre adapteacute et eacuteviter les deux excegraves de la seacutecheresse et de la boursoufflure

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

190

Les figures (cas particuliers drsquoaffections) qui ne sont pas neacutecessairement figeacutees sont utiles mais leur

usage est parfois discutable Les systegravemes drsquoeacutechelles drsquointervalles (modes puis tonaliteacutes) participent

agrave lrsquoeacuteveil des passions de lrsquoauditeur Les aspects dynamiques de la musique la vitesse le rythme sont

drsquoune grande importance

D2 PROBLEgraveMES SOULEVEacuteS PAR LrsquoEacuteTUDE DE LA MUSICA POETICA

D21 Fragiliteacute des bases theacuteoriques concernant les affects

Tout drsquoabord on constate que la theacuteorie des affects mise agrave contribution dans les divers

traiteacutes (que cette theacuteorie soit explicitement indiqueacutee ou non) ne semble pas constituer un

fondement vraiment assureacute Toutefois les conceptions philosophiques ont fortement eacutevolueacute entre

Burmeister et Mattheson Remarquons aussi que la question de savoir si la sollicitation des affects

chez lrsquoauditeur ne reacutepond qursquoau devoir oratoire drsquoeacutemouvoir ou si le devoir de plaire est eacutegalement

concerneacute ne se trouve pas clairement trancheacutee et lrsquoon notera concernant ce dernier cas que si la

mise en condition de lrsquoauditeur (afin qursquoil accueille favorablement le poegraveme musical) suppose que

lrsquoon eacuteveille chez lui des affects une telle opeacuteration ne supposera pas que ces affects soient exprimeacutes

musicalement En outre si lrsquoanalyse des eacutemotions peut donner lieu agrave une distinction utile entre

eacutemotions simples et eacutemotions composeacutees des confusions ou des impreacutecisions se manifestent

parfois dans leur description On remarquera toutefois que certains cas paradoxaux sont bien

repeacutereacutes comme celui des eacutemotions neacutegatives

D22 Efficaciteacute de la rheacutetorique musicale

Une autre question est agrave consideacuterer celle de lrsquoefficience reacuteelle ou supposeacutee des techniques

mises en œuvre par la poeacutetique musicale En effet on considegravere avec raison que cette derniegravere (et

plus geacuteneacuteralement les theacuteories deacuteveloppeacutees en Europe agrave lrsquoeacutepoque baroque) eacutetait prisonniegravere drsquoune

conception des eacutemotions reacuteduisant ces derniegraveres agrave des entiteacutes deacutetermineacutees et fixes et on en deacuteduit

geacuteneacuteralement que cette erreur invalide de fait le bien-fondeacute de lrsquousage drsquoune rheacutetorique musicale

Toutefois on ne saurait restreindre le deacutebat agrave la seule question de savoir si la poeacutetique musicale

eacutetait eacutepisteacutemologiquement fondeacutee (question qui devint de plus en plus pressante au XVIIIe siegravecle)

il est tout aussi important de savoir si elle produisait effectivement les effets rechercheacutes sur

lrsquoauditeur Supposer que ces effets nrsquoeacutetaient pas atteints reste agrave veacuterifier et en tout eacutetat de cause les

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

191

auteurs que nous avons eacutetudieacutes ne semblent pas douter de lrsquoefficaciteacute de lrsquoart dont ils exposent les

regravegles

Drsquoun autre cocircteacute les vrais enjeux ici concernent bien plus speacutecifiquement lrsquoefficaciteacute des

techniques exposeacutees et crsquoest ainsi qursquoils devraient ecirctre abordeacutes Ce qursquoil conviendrait de faire par

conseacutequent serait de savoir si lrsquoexpression des affects est elle-mecircme une affection (au sens ougrave

Burmeister emploie ce terme) ce dont les theacuteoriciens que nous avons eacutetudieacutes ne semblent pas

douter Ou encore si les divers effets produits sur lrsquoauditeur tiennent aux eacuteleacutements constitutifs de

la musique consideacutereacutes en eux-mecircmes et non agrave quelque chose qui leur serait exteacuterieur

D23 Musique et langage

Au nombre des problegravemes souleveacutes lors de lrsquoeacutetude de la poeacutetique musicale il faut bien

entendu compter celui drsquoune certaine maniegravere au centre du deacutebat de la relation entre musique et

langage

On peut certes indiquer que la conception que nous avons examineacutee repose sur un

traitement de la musique comme un art discursif Mais outre le fait que cette approche laquo triviaire raquo

de la musique nrsquoait pas eacuteteacute partageacutee par tous les theacuteoriciens ndash y compris agrave cette mecircme eacutepoque ndash

nous devons voir un autre problegraveme qui est implicitement poseacute dans le cas de la rheacutetorique

musicale la musique est-elle agrave consideacuterer comme un langage ou comme un art qui calque ses

mouvements sur un langage articuleacute Indubitablement crsquoest la deuxiegraveme reacuteponse qui est la bonne

puisque la musique est supposeacutee suivre le texte Pourtant lrsquoorganisation drsquoune discipline musicale

sur le modegravele de la rheacutetorique donc du langage verbal fait de la musique elle-mecircme un langage

En outre certaines finaliteacutes attribueacutees agrave la poeacutetique musicale tendraient agrave valider lrsquoideacutee qursquoelle

permet de composer des œuvres musicales acheveacutees et indeacutependantes des conditions de leur

composition (Dressler) voire gracircce agrave leur disposition (Mattheson) des œuvres posseacutedant une

coheacuterence interne qui ferait finalement penser aux critegraveres drsquoune musique autonome Nous avons

donc affaire manifestement agrave de multiples contradictions

D3 LrsquoEacuteLOCUTION MUSICALE

D31 Le problegraveme des modes

Il faut enfin voir comment divers aspects de lrsquoeacutelocution sont appeleacutes agrave trouver un eacutecho dans

les deacutebats sur les eacutemotions musicales

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

192

On remarquera que les diverses theacuteories que nous avons examineacutees reprennent agrave leur

compte lrsquoideacutee que les systegravemes drsquoeacutechelles drsquointervalles (modes ou tonaliteacutes) joueraient un rocircle dans

le fait que les auditeurs se trouvent affecteacutes Cela est sans doute une des principales faiblesses du

point de vue contemporain de la poeacutetique musicale ndash ne serait-ce qursquoen raison des modifications

qursquoont subies les attributions pour tel ou tel mode ou tonaliteacute de tel ou tel affect On notera

toutefois que la critique est drsquoautant plus justifieacutee que lrsquoon considegraverera que les paramegravetres drsquoune

œuvre musicale sont supposeacutes correspondre agrave des critegraveres universels

En drsquoautres termes de tels critegraveres universels ne sont pas une obligation En lrsquooccurrence

lrsquoauditoire viseacute par la rheacutetorique musicale allemande ndash lutheacuterienne ndash de lrsquoacircge baroque est un

auditoire restreint il ne srsquoagit pas drsquoun auditoire universel qui transcenderait les eacutepoques et les

cultures si une telle rheacutetorique musicale parvient agrave laquo persuader raquo lrsquoauditoire qui est le sien et ce

gracircce agrave lrsquoemploi de modes ou de tonaliteacutes fonctionnant en tant que conventions lies agrave des

circonstances culturelles particuliegraveres alors son but est atteint

D32 Aspects dynamiques

Le rocircle des aspects dynamiques de la musique rappeleacutes plus haut et qui sont preacutesenteacutes

comme eacutetant drsquoune grande importance par les theacuteoriciens de la poeacutetique musicale constitue quant

agrave lui lrsquoeacuteleacutement qui est le moins discutable On notera toutefois que pointent dans ce domaine aussi

certaines difficulteacutes les descriptions faites par Mattheson concernant certaines passions proches

entre elles ne donnent aucun moyen de permettre une expression musicale par les seuls aspects

dynamiques qui les diffeacuterencierait pire il apparait que lrsquoexpression drsquoaffects comme la colegravere et la

joie passerait par lrsquoemploi de traits similaires (selon Dressler) La pertinence de lrsquoideacutee drsquoune

expression musicale correcte des eacutemotions srsquoen trouve donc affaiblie de ce cocircteacute-lagrave eacutegalement

D33 Figures de rheacutetorique musicale

Achevons ce panorama par le cas des figures de rheacutetorique musicale Agrave premiegravere vue il

semble difficile agrave deacutefendre tant la multiplication des figures (celles notamment proposeacutees par

Burmeister) peut precircter le flanc agrave de nombreuses critiques portant soit sur le constat drsquoune subtiliteacute

et drsquoune complexiteacute assez vaines ndash degraves lors que ces figures reacutesulteraient davantage drsquoune codification

figeacutee et vaine que drsquoune utilisation concregravete reacuteelle par les compositeurs soit sur les caricatures et

les effets deacuteplaceacutes agrave quoi pourrait conduire leur usage Mais il faut preacuteciser que les propos tenus

sur ces figures sont varieacutes (selon les auteurs) et nuanceacutes Mattheson se montre on lrsquoa vu tregraves reacuteserveacute

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

193

sur leur usage et Burmeister cherche moins agrave prescrire des regravegles dogmatiques qursquoagrave mettre en

eacutevidence des principes qui sont clairement argumenteacutes Il y a en outre une conscience claire des

outrances qursquoun mauvais usage des figures pourrait entraicircner et les divers auteurs sont les premiers

agrave avertir de ce danger Tout ceci bien entendu nrsquoeacutelimine pas pour autant la validiteacute de toute

critique notamment celle (qui rejoint drsquoune certaine maniegravere celle des autres aspects de lrsquoeacutelocution

musicale) portant sur les risques de confusion entre plusieurs eacutemotions diffeacuterentes que pourrait

mobiliser une mecircme figure Mais ce nrsquoest lagrave qursquoun aspect parmi drsquoautres des limites touchant

lrsquoexpression musicale des eacutemotions

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

194

CHAPITRE 7 ndash APREgraveS LA POEacuteTIQUE MUSICALE ENJEUX ET DEacuteBATS

INTRODUCTION

La tradition de la rheacutetorique musicale srsquoest eacuteteinte en Allemagne au cours du XVIIIe siegravecle

Ce pheacutenomegravene comme nous lrsquoavons vu peut ecirctre associeacute agrave un certain nombre de facteurs parmi

lesquels figurent le deacuteclin de lrsquoenseignement de la rheacutetorique elle-mecircme le changement de styles

musicaux (galant puis laquo classique raquo) lrsquoimportance croissante de la musique instrumentale1 ou

encore lrsquoideacutee que lrsquoon peut se faire du domaine des affects Cependant si lrsquoon examine les divers

aspects de la penseacutee musicale agrave partir de la fin du XVIIIe siegravecle et jusqursquoagrave aujourdrsquohui on remarquera

que lrsquoattention porteacutee agrave la question des eacutemotions associeacutees agrave la musique ne faiblit pas qursquoelle suscite

mecircme un grand inteacuterecirct En outre lrsquoideacutee de laquo discours raquo musical subsiste agrave la disparition de la

rheacutetorique musicale

Ce qui semble bien srsquoeffacer en mecircme temps que cette derniegravere en revanche crsquoest la faccedilon

dont les trois termes de musique de discours et drsquoaffects se trouvaient eacutetroitement associeacutes Nous

pourrions dire que dans le contexte de la musica poetica lrsquoorganisation de lrsquoœuvre deacutependait en

premier lieu du discours La musique tout en conservant certaines regravegles propres eacutetait eacutelaboreacutee

dans ce cadre et les affects repreacutesenteacutes ou susciteacutes eacutetaient envisageacutes en fonction des neacutecessiteacutes

du discours Aussi peut-on consideacuterer aujourdrsquohui comme lrsquoenvisage Francis Wolff que le

laquo problegraveme de lrsquoeacutemotion raquo dans la musique tel qursquoil se pose depuis tient agrave cet heacuteritage

1 ETA Hoffmann affirmait que la symphonie eacutetait laquo devenue pour ainsi dire lrsquoopeacutera des instruments raquo Citeacute par DAHLHAUS 1997 p 17

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

196

LrsquoHumanisme naissant avait fait de lrsquoeacutemotion la finaliteacute de la musique elle eacutetait exprimeacutee par

le texte soutenue par les inflexions vocales et les intonations instrumentales Les voix et le drame

srsquoestompant comme agrave la limite de la mer un visage de sable la finaliteacute humaniste est resteacutee crsquoest

lrsquoeacutemotion mais elle est deacutesormais orpheline du texte1

Une grande source de confusion concernant le thegraveme de la rheacutetorique musicale tient agrave ce

que mecircme si lrsquoon est conscient de la place majeure qursquoy tient la penseacutee theacuteorique exposeacutee dans les

traiteacutes de lrsquoAllemagne baroque on puisse vouloir se refuser agrave la limiter agrave cette tradition On peut

mecircme vouloir envisager un concept laquo large raquo de rheacutetorique musicale non limiteacute dans le temps en

cherchant agrave savoir par exemple si certaines œuvres musicales ne rempliraient pas des critegraveres

entrant dans un tel concept quand bien mecircme ne seraient-elles pas qualifieacutees de la sorte Pour

autant cela ne saurait nous dispenser de garder agrave lrsquoesprit une caracteacuteristique propre agrave la rheacutetorique

musicale baroque le fait que le discours dont il est question est fondamentalement un texte chanteacute

crsquoest-agrave-dire un discours verbal et que le deacuteclenchement des passions ne se conccediloit pas

indeacutependamment de ce discours verbal2

Le modegravele la regravegle principale dans le cadre de la rheacutetorique musicale baroque (italienne ou

allemande) est externe agrave la musique Aussi dans un contexte ougrave une place de plus en plus grande

revient agrave la musique instrumentale lrsquoideacutee drsquoun laquo discours musical raquo ne peut que changer

profondeacutement de nature Il srsquoagira degraves lors drsquoun discours autonome speacutecifiquement musical Nous

pouvons alors avoir affaire agrave des concepts de discours musical (et eacuteventuellement de rheacutetorique

musicale) bien diffeacuterents Drsquoougrave le risque de confusions

Les diverses theacuteories susceptibles drsquoeacuteclairer le problegraveme de la rheacutetorique musicale et des

eacutemotions (du XIXe siegravecle agrave aujourdrsquohui) se preacutesentent ainsi drsquoune maniegravere tregraves morceleacutee le discours

verbal ne jouant plus son rocircle de fil directeur De maniegravere tregraves scheacutematique nous pourrions dire

que le plus souvent la musique est penseacutee soit comme un discours soit comme un art eacutetroitement

associeacute aux eacutemotions Ou en drsquoautres termes penseacutee soit du point de vue du message qursquoelle

constitue soit de lrsquoeffet qursquoelle produit sur le public Mais ces deux approches ne se trouvent pas

pour autant neacutecessairement associeacutees et dire que la musique serait le langage des eacutemotions ne

suffit pas degraves lors que lrsquoon oublie de preacuteciser si lrsquoon entend cette expression au sens strict du terme

ou srsquoil srsquoagit drsquoune simple meacutetaphore

1 WOLFF 2015 p 244-245 2 Commentant lrsquoavis de Pontus de Tyard qui preacutefeacuterait la douceur de la voix seule au laquo grand bruit raquo inintelligible de la musique figureacutee Freacutedeacuteric de Buzon rappelle qursquolaquo il y a un effet de la musique dans lrsquoeacutemotion des passions mais qui nrsquoa de sens que si le texte poeacutetique fournit un sujet lrsquointelligibiliteacute du texte est essentielle raquo DE BUZON 1992 p 122

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

197

Dans ce panorama des multiples maniegraveres drsquoenvisager la musique que nous proposons une

premiegravere approche consiste agrave se preacuteoccuper avant tout du message musical et drsquoun eacuteventuel lien de

cause agrave effet qursquoil serait susceptible drsquoentretenir avec telle ou telle eacutemotion particuliegravere Mais cette

approche passe sous silence comme si cela ne meacuteritait pas drsquoecirctre examineacute une distinction entre

expression (musicale) drsquoune eacutemotion et deacuteclenchement de lrsquoeacutemotion chez lrsquoauditeur En effet dans

ces diverses conceptions parfois radicalement diffeacuterentes des eacutemotions musicales ce qui est

implicitement donneacute pour acquis crsquoest que par mimeacutetisme il y aurait une sorte de communication

ou de contagion eacutemotionnelle

Or cette supposition peut ecirctre contesteacutee et de multiples maniegraveres On peut tout drsquoabord

consideacuterer que si la musique suscite des eacutemotions ces derniegraveres pourraient bien ecirctre speacutecifiquement

musicales et non par les eacutemotions simplement transmises par la musique Ensuite on ne peut

durablement srsquointerroger sur la communication drsquoeacutemotions par la musique sans observer

qursquoexprimer une eacutemotion et provoquer une eacutemotion ne signifient pas la mecircme chose le terme

drsquoexpression pouvant lui-mecircme revecirctir plusieurs sens Enfin ne consideacuterer que le message musical

risque drsquoinciter agrave voir lrsquoauditeur comme une sorte drsquoobjet drsquoexpeacuterience purement passif La question

de la reacuteception de la musique devient donc deacutecisive (et non pas simplement celle des eacutemotions ou les

eacutetats drsquoacircme que le compositeur voudrait communiquer ni celle de la musique elle-mecircme ndash de la

musique laquo seule raquo)

A THEacuteORIES PHILOSOPHIQUES AU XIXe ET AU XXe SIEgraveCLE

Avec le deacuteclin de la rheacutetorique musicale et lrsquoapparition drsquoune conception de la musique

libeacutereacutee de toute regravegle extramusicale lrsquoideacutee drsquoun langage musical autonome se deacuteveloppe Lrsquoimitation

musicale se trouve freacutequemment compareacutee au XVIIIe siegravecle agrave un langage1 On trouve formuleacutee chez

Kant lrsquoideacutee selon laquelle la musique serait le laquo langage des affects raquo

De mecircme que la modulation est en quelque sorte un langage universel des sensations

intelligible pour tout homme de mecircme la musique utilise ce langage pour lui-mecircme et dans toute sa

1 Crsquoest le cas chez Rousseau Diderot ou drsquoAlembert qui poursuivent lagrave lrsquoideacutee drsquoimitation preacutesente chez Du Bos ou Batteux (MULLER FABRE 2013 p 17) ce dernier voyant lrsquoimitation de la nature comme point commun agrave lrsquoensemble des laquo beaux arts raquo (ABROMONT 2001 p 453)

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

198

puissance en tant que langage des affects et communique donc universellement en obeacuteissant agrave la loi

de lrsquoassociation les ideacutees estheacutetiques qui y sont lieacutees1

Le point de deacutepart pour Kant mais avant lui pour Rousseau ainsi que dans bien des

theacuteories qui suivront est lrsquointonation vocale Ce concept de langage lrsquoideacutee du modegravele que jouerait

la voix pour la musique ainsi que celle drsquoune musique laquo pure raquo vont conduire agrave lrsquoeacutelaboration de

multiples theacuteories philosophiques destineacutees agrave rendre compte du lien existant entre musique et

eacutemotions

A1 LES EacuteMOTIONS ET LrsquoIDEacuteE DE LA MUSIQUE ABSOLUE

Sous lrsquoinfluence des poegravetes romantiques comme Ludwig Tieck Wilhelm Heinrich

Wackenroder puis ETA Hoffmann se constitue au deacutebut du XIXe siegravecle une maniegravere drsquoenvisager

la musique comme un art autonome une musique pure ou absolue ne devant plus ses principes agrave un

art exteacuterieur comme crsquoeacutetait le cas dans la rheacutetorique musicale La musique tendra mecircme agrave ecirctre

conccedilue comme le plus eacuteleveacute des arts La theacuteorie romantique de la musique absolue se forge agrave partir

de lrsquoestheacutetique musicale de lrsquoEmpfindsamkeit dans les anneacutees 1780-17902 et relegraveve du topos poeacutetique

de lrsquoineffable3 Elle tend agrave voir dans la musique instrumentale une laquo religion de lrsquoart raquo4

Lrsquoideacutee de la musique absolue ndash lrsquoaffirmation de la musique instrumentale comme laquo veacuteritable raquo

musique ndash srsquoassocie () chez Hoffmann agrave lrsquoestheacutetique du sublime La musique laquo deacutetacheacutee raquo du langage

et des fonctions laquo srsquoeacutelegraveve raquo par-dessus les limitations terrestres vers le pressentiment de lrsquoinfini5

A11 Influence du romantisme

Quand on aborde le XIXe siegravecle on preacutesente souvent la philosophie de lrsquoart en geacuteneacuteral et

de la musique en particulier agrave travers lrsquoopposition entre une estheacutetique de la forme et une estheacutetique

du sentiment Mais les distinctions qui caracteacuterisent la musique allemande du XIXe siegravecle ne

dessinent pas toujours des frontiegraveres bien nettes Lrsquoopposition entre le courant romantique et un

autre formaliste (peut-ecirctre davantage inscrit dans la continuation du siegravecle preacuteceacutedent) est elle-

mecircme parfois effaceacutee Ceci toutefois nrsquoest incompreacutehensible que si lrsquoon oublie le fait que le

1 KANT 1985 Critique de la faculteacute de juger sect 53 p 287 2 DAHLHAUS 1997 p 39 3 laquo la musique exprime ce que des mots ne sauraient mecircme bredouiller raquo DAHLHAUS 1997 p 61 4 Voir DAHLHAUS 1997 chap VI 5 DAHLHAUS 1997 p 38

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

199

romantisme a aussi influenceacute les partisans du formalisme drsquoune certaine maniegravere crsquoest tout

lrsquounivers musical du XIXe siegravecle allemand qui srsquoest trouveacute marqueacute peu ou prou par le paradigme de

la laquo religion de lrsquoart raquo Lrsquoideacuteal musical de toute cette eacutepoque a chercheacute agrave associer une theacuteorie faisant

de la musique un langage au-delagrave du langage (en adoptant ou non les principes matheacutematiques

heacuteriteacutes du XVIIIe siegravecle) Drsquoougrave lrsquoinfluence drsquoun philosophe comme Schopenhauer qui accordait agrave la

musique une place deacutecisive

la musique qui va au-delagrave des Ideacutees est complegravetement indeacutependante du monde pheacutenomeacutenal

() Elle nrsquoest donc pas comme les autres arts une reproduction des Ideacutees mais une reproduction de

la volonteacute au mecircme titre que les Ideacutees elles-mecircmes1

Les conceptions de Schopenhauer pouvaient tout autant marquer Wagner (deacutecouvrant son

œuvre en 1854) que pour certains aspects srsquoaccorder avec la theacuteorie de Hanslick Et lrsquoon trouve

drsquoailleurs agrave la source de courants que lrsquoon tient parfois pour inconciliables un concept de logique

musicale lequel fut expliciteacute par Forkel ndash crsquoest-agrave-dire par un theacuteoricien de la rheacutetorique musicale

Le langage est le vecirctement des penseacutees comme la meacutelodie est le vecirctement de lrsquoharmonie On

peut deacutefinir sous cet angle lrsquoharmonie comme une logique de la musique puisqursquoelle entretient avec la

meacutelodie agrave peu pregraves le mecircme rapport que la logique avec lrsquoexpression dans le langage elle corrige et

deacutetermine une phrase meacutelodique de telle maniegravere que celle-ci paraicirct devenir une veacuteriteacute reacuteelle pour le

sentiment2

Voyons en quoi la question des eacutemotions musicales et de la possibiliteacute que lrsquoon puisse les

susciter chez le public est abordeacutee chez deux auteurs que lrsquoon peut consideacuterer comme faisant partie

des plus repreacutesentatifs respectivement de lrsquoestheacutetique de la forme et de celle du sentiment3

A12 Le formalisme hanslickien

La penseacutee de Hanslick est une forme aboutie de ce que lrsquoon deacutenomme souvent de maniegravere

un peu sommaire le laquo formalisme musical raquo On pourrait reacutesumer cette theacuteorie en disant qursquoelle

srsquoen tient agrave la musique elle-mecircme Selon Hanslick qui considegravere la musique comme une laquo forme

1 SCHOPENHAUER 2004 sect 52 p 329 2 Forkel J-N Allgemeine Geschichte der Musik Leipzig 1788 (reacuteeacutedition Graz 1967) vol I p 24 Drsquoapregraves Dahlhaus Tieck avait suivi les confeacuterences de Forkel agrave Goumlttingen 3 On peut associer agrave lrsquoapproche formaliste de la musique un compositeur comme Brahms et plus tard le philosophe Wittgenstein dont les remarques sur la question se rapprochent fortement de la theacuteorie de Hanslick Concernant lrsquoestheacutetique dite du sentiment on citera Wagner ainsi que Nietzche ndash qui fut initialement tregraves proche de la meacutetaphysique de Schopenhauer mais eacutevolua par la suite

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

200

autonome du beau raquo1 la maniegravere dont elle est abordeacutee dans les conversations de son temps

constitue une laquo vieille erreur raquo par laquelle sa seule base estheacutetique serait lrsquoeacutemotion ou la passion2

le sentiment joue un double rocircle dans la maniegravere geacuteneacuteralement adopteacutee de consideacuterer la

musique Ou bien on assigne agrave cet art pour but et mission drsquoeacuteveiller des sentiments de laquo beaux raquo

sentiments ou bien on deacutesigne les sentiments comme contenus de la musique exprimeacutes par lrsquoœuvre

drsquoart Les deux deacutefinitions ont cela de commun qursquoelles sont aussi fausses lrsquoune que lrsquoautre3

Le ton souvent poleacutemique voire virulent qui est souvent celui de Hanslick est sans doute

du ndash au moins en partie ndash au fait qursquoil considegravere que la tendance dominante bien avant lui mais

aussi agrave sa propre eacutepoque est bien agrave une estheacutetique domineacutee par le sentiment Il eacutetablit drsquoailleurs

une liste nominative des auteurs auxquels il srsquooppose On y voit ainsi citeacutes les repreacutesentants de la

rheacutetorique musicale du XVIIIe siegravecle comme Mattheson Neidhardt ou Forkel ainsi que des auteurs

qui lui sont contemporains comme Gottfried Weber4 ou Wagner

Quelques citations de musicographes anciens et modernes choisis dans la foule de ceux dont

nous disposons [] pour donner une ideacutee de lrsquoempire qursquoest arriveacute agrave exercer lrsquoopinion en question

Mattheson laquo Dans toute meacutelodie nous devons nous proposer comme but principal une

eacutemotion de lrsquoacircme (ou plusieurs si la situation srsquoy precircte) raquo []

Neidhardt laquo Le but final de la musique est drsquoexciter toutes les passions par de simples sons et

par leur rythme mieux que le meilleur orateur raquo []

J-N Forkel laquo Les figures en musique sont la mecircme chose qursquoen rheacutetorique et en poeacutesie crsquoest-

agrave-dire les maniegraveres diverses drsquoexprimer les sentiments et les passions raquo []

Gottfried Weber laquo La musique est lrsquoart drsquoexprimer des sentiments par les sons raquo []

Richard Wagner laquo Lrsquoorgane du cœur est le son son langage artistiquement conscient est la

musique raquo5

Ces extraits nous informent sur deux choses drsquoune part Hanslick reacutecuse clairement la

penseacutee qui a sous-tendue lrsquoAffekenlehre de la tradition baroque mais aussi et alors mecircme que la

tradition de la rheacutetorique musicale a disparue sur le fait que certaines de ses bases conceptuelles

seraient non seulement preacutesentes mais mecircme probablement toujours dominantes

1 HANSLICK 1986 p 60 2 Op cit p 61 3 Ibid 4 Jacob Gottfried Weber (1779-1839) musicographe auteur drsquoune Theorie der Tonsetzkunst (dont est tireacute de la deuxiegraveme eacutedition de 1821 t I p 15 lrsquoextrait citeacute par Hanslick) 5 HANSLICK 1986 p 68-70

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

201

Il convient de souligner ici qursquoHanslick ne rejette nullement lrsquoexistence ni mecircme le rocircle des

eacutemotions ou des sentiments dans la musique 1 il indique drsquoailleurs clairement sa position sur la

question

Des adversaires passionneacutes mrsquoont attribueacute lrsquointention de faire la guerre agrave tout ce qui touche au

sentiment mais [] je me borne agrave protester contre lrsquoimmixtion abusive du sentiment dans la science []

Je suis parfaitement drsquoavis qursquoen derniegravere analyse lrsquoappreacuteciation du beau reposera toujours sur lrsquoaction

immeacutediate du sentiment2

La reacutealiteacute de la thegravese soutenue par Hanslick est qursquoil prend en compte agrave la fois la forme et

les sentiments mais refuse lrsquoaffirmation selon laquelle les sentiments ou les eacutemotions seraient

contenus dans la musique ni mecircme qursquoils les entraicircneraient selon une loi de cause agrave effet 3 disons

que la musique peut drsquoune maniegravere assez geacuteneacuterale eacuteveiller des eacutemotions Hanslick ne tient pas les

eacutemotions pour neacutegligeables il leur accorde un statut diffeacuterent de celui que leur confegraverent les

tenants de la laquo sensibiliteacute raquo

Hanslick applique en quelque sorte agrave la musique lrsquoimpeacuteratif cateacutegorique de Kant la

musique est une fin en elle-mecircme non pas seulement un moyen Il fait reposer son argument sur

le fait que les eacutemotions contiennent des penseacutees Selon Malcolm Budd4 qui partage sur ce point

lrsquoopinion de Hanslick le raisonnement serait le suivant

(i) la musique ne peut repreacutesenter les penseacutees (ii) les sentiments deacutefinis et les eacutemotions (hellip)

entraicircnent ou contiennent des penseacutees par conseacutequent (iii) la musique ne peut repreacutesenter des

sentiments ou des eacutemotions deacutefinies5

Hanslick admet toutefois une exception agrave cette affirmation

la musique peut repreacutesenter les laquo proprieacuteteacutes dynamiques raquo des sentiments leur force et la faccedilon

par laquelle elles se deacuteveloppent leur laquo vitesse lenteur force faiblesse augmentation et diminution

drsquointensiteacute raquo6

1 En ce sens le titre que Budd donne au chapitre de son ouvrage Music and the Emotions consacreacute agrave Hanslik (laquo The repudiation of emotion raquo) peut-il ecirctre de nature agrave suggeacuterer une ideacutee inexacte de lrsquoestheacutetique hanslickienne 2 HANSLICK 1986 p 56 3 Op cit 65-66 4 Notre eacutetude des relations entre musique et eacutemotions tout particuliegraverement agrave partir du XIXe siegravecle accorde une place importante aux analyses apporteacutees par cet auteur dans son ouvrage Music and the Emotions ndash The Philosophical Theories (BUDD 1985) 5 BUDD 1978 II sect6 2015 p 56 HANSLICK 1986 p 72-73 6 Ibid HANSLICK 1986 p 75

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

202

Hanslick ajoute que deux sentiments opposeacutes peuvent parfois partager des proprieacuteteacutes

dynamiques semblables Si la position qursquoil deacutefend est donc bien fondamentalement une deacutefense

de lrsquoautonomie de la musique il semblerait qursquoune telle autonomie ne soit pas totale ndash en teacutemoigne

cette relation qursquoil reconnait avec les proprieacuteteacutes dynamiques des sentiments

Il apparaicirct qursquoHanslick admet lrsquoexistence de deux types de lien entre musique et eacutemotion

(ce qui interdit donc une version forte drsquoun tel formalisme musical) (a) lrsquoeacuteveil musical de lrsquoeacutemotion

et (b) lrsquoexpression musicale de lrsquoeacutemotion Comment consideacuterer alors pour que la musique soit bien

une laquo forme autonome du beau raquo le rocircle de lrsquoeacuteveil musical des eacutemotions par la musique La reacuteponse

drsquoHanslick consiste agrave deacutefinir lrsquoexpeacuterience de la musique comme contemplation deacutepassionneacutee crsquoest-

agrave-dire une contemplation dans laquelle la notion mecircme de plaisir est contingente une expeacuterience

laquo affranchie de lrsquoexpeacuterience de lrsquoeacutemotion raquo1 Budd remarque toutefois qursquoil nrsquoest pas neacutecessaire de

nier laquo le rocircle drsquoune eacutemotion extra-musicale dans la reacuteaction estheacutetique agrave la musique raquo pour conserver

la nature speacutecifiquement musicale de la beauteacute en musique et donc pour respecter son autonomie

Le laquo deacutesaveu raquo (ou la laquo reacutepudiation raquo) de lrsquoeacutemotion2 dans la musique serait en ce sens une opeacuteration

inutile

Le second type de lien valable selon Hanslick entre eacutemotion et œuvre musicale concerne

lrsquoexpression musicale de lrsquoeacutemotion Il faut entendre ici le fait qursquoune œuvre musicale peut ecirctre

caracteacuteriseacutee par des termes drsquoeacutemotion employeacutes de maniegravere strictement figurative Hanslick

reconnait en effet un usage individuel des termes drsquoeacutemotion (usage qursquoil a fait lui-mecircme tregraves

reacuteguliegraverement en tant que critique musical dans des comptes rendus de concerts) On rejoint ici

ce que Budd nomme laquo thegravese de la description purement audible raquo une thegravese qui si elle nrsquoest pas

pleinement convaincante est utile dans le cas de traits de la musique pour lesquels on ne dispose

pas de nom (on peut alors leur associer par deacuteplacement des adjectifs relevant de la nature comme

laquo nuageux raquo ou des eacutemotions) On remarquera agrave ce sujet que le vocabulaire des eacutemotions joue alors

pour Hanslick un rocircle finalement assez proche de celui de la rheacutetorique jouait initialement chez

Burmeister un reacuteservoir lexical destineacute agrave suppleacuteer une carence terminologique strictement

musicale

Pour Hanslick ce nrsquoest pas la repreacutesentation des sentiments qui deacutetermine la valeur de la

musique mecircme si lrsquoeacuteveil drsquoeacutemotions est possible Que peut-on en deacuteduire alors en ce qui concerne

le rocircle des eacutemotions dans lrsquoapproche drsquoune rheacutetorique musicale Si Hanslick parvient agrave justifier

1 BUDD 1978 II sect11 2015 p 67 HANSLICK 1986 p 61-67 p 121 sq 2 Pour reprendre lrsquoexpression choisie par M Budd pour deacutesigner la penseacutee de Hanslick

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

203

son propos une approche de ce genre risque de se trouver infondeacutee Toutefois comme lrsquoobserve

Budd qui pourtant deacutefend lrsquoexigence drsquoautonomie de la musique (et en ce sens se positionne

comme un tenant du formalisme) lrsquoexistence drsquoun lien possible entre la beauteacute musicale et la

repreacutesentation drsquoun sentiment nrsquoest pas reacutefuteacutee par Hanslick1 Lrsquoideacutee de rheacutetorique musicale est

finalement davantage mise entre parenthegraveses que congeacutedieacutee Lrsquoindeacuteniable valeur de la conception

formaliste ne doit pas faire oublier ses limites2

A13 Lrsquoestheacutetique musicale de Schopenhauer

Toujours en envisageant que lrsquoideacutee de la musique absolue se deacutecline au XIXe siegravecle selon

les deux principales cateacutegories de lrsquoestheacutetique de la forme et de lrsquoestheacutetique du sentiment on peut

consideacuterer que crsquoest Schopenhauer qui fournit dans Le Monde comme volonteacute et comme repreacutesentation la

version sans doute la plus ceacutelegravebre du second cas

La musique nrsquoy est plus penseacutee comme chez Hanslick selon le critegravere central du Beau mais

selon celui de la volonteacute pour Schopenhauer le monde nrsquoexiste exteacuterieurement que comme

repreacutesentation et inteacuterieurement comme volonteacute (laquelle est premiegravere) Puisque nous faisons

partie des entiteacutes dont nous souhaitons connaicirctre la nature intime laquo se tient devant nous (hellip) un

passage souterrain un accord secret raquo Le paralleacutelisme avec Kant prend alors fin car la chose en

soi est susceptible drsquoecirctre connue il faut pour cela que notre conscience soit enleveacutee dans la

contemplation deacutepassionneacutee de lrsquoobjet

La musique est une copie de lrsquoessence la plus intime du monde la volonteacute qursquoelle rend

manifeste ainsi tout comme la vie une meacutelodie est un processus avec un deacutebut et une fin de

mecircme la succession de deacutesaccords et de reacuteconciliation dans une meacutelodie est analogue agrave celle de

deacutesirs toujours nouveaux et de leur satisfaction

Crsquoest en raison drsquoune correspondance entre les modes de la volonteacute (dont les eacutemotions) et

les meacutelodies que la musique est qualifieacutee de laquo langage des eacutemotions raquo la musique exprimant non

une occurrence particuliegravere mais lrsquoessence abstraite des pheacutenomegravenes eux-mecircmes La musique peut

in abstracto deacutepeindre et reproduire dans le deacutetail les eacutemotions humaines et nous aimons y entendre

lrsquohistoire secregravete de notre volonteacute

1 Sandrine Darsel souligne eacutegalement les faiblesses de la position de Hanslick rappelant notamment que laquo les eacutemotions sont des

formes de vie complexes raquo et qursquolaquo une œuvre musicale peut repreacutesenter sans lrsquoaide de mots les composants cognitifs drsquoune eacutemotion raquo DARSEL 2009 p 128 2 On pourrait formuler le mecircme genre drsquoobservation au sujet du laquo formalisme enrichi raquo (enhanced formalism) deacuteveloppeacute au cours des derniegraveres deacutecennies par Peter Kivy

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

204

Le problegraveme de la theacuteorie de Schopenhauer est que si brillante soit-elle elle preacutesente de

nombreuses faiblesses pointeacutee par M Budd1

Elle heacuterite en premier lieu des faiblesses de sa meacutetaphysique En effet cette derniegravere

implique entre autres (a) de supposer une chose en soi nrsquoexistant ni dans le temps ni dans lrsquoespace

mais srsquoy laquo objectivant raquo dans notre monde spatio-temporel raquo (b) de postuler une laquo volonteacute raquo qui

serait la nature intime des choses du monde naturel (c) de concevoir un pur objet de connaissance

Il convient en outre pour souscrire agrave cette meacutetaphysique drsquoaccepter le pessimisme de son auteur

concernant lrsquoexistence humaine

La theacuteorie de Schopenhauer preacutesente drsquoautres deacutefauts (a) souvent la musique ne produit

pas les effets qursquoil deacutecrit qursquoune meacutelodie soit analogue au chemin par lequel se fait connaicirctre agrave

nous la volonteacute ne suffit pas agrave la rendre inteacuteressante (b) la valeur eacuteleveacutee que Schopenhauer confegravere

agrave la musique est eacutequivoque si elle peut peacuteneacutetrer notre cœur par flatterie comme il lrsquoeacutecrit elle nrsquoest

plus qursquoune consolation occasionnelle (c) enfin on peut constater dans un exemple comme le

Preacutelude de Tristan et Isolde qursquoun effort continuel peut ne jamais se trouver pleinement reacutesolu

La conclusion de Budd est donc qursquoen deacutepit du rocircle consideacuterable que Schopenhauer

attribue agrave la musique sa philosophie de la musique nrsquoest pas recevable

Comme nous lrsquoavons indiqueacute les diffeacuterences entre les deux principales tendances de

lrsquoestheacutetique musicale ne doivent pas faire oublier ce qursquoelles ont en commun Car mecircme si lrsquoune

promeut une conception de la musique comme un art autonome alors que lrsquoautre la fait deacutependre

drsquoun domaine qui lui est exteacuterieur lrsquoinfluence romantique se manifeste dans les deux cas (Beethoven

pouvant repreacutesenter de ce point de vue un laquo ancecirctre raquo commun tant pour Brahms que pour

Wagner tant pour Hanslick que pour Schopenhauer) Et crsquoest le jugement subjectif qui est privileacutegieacute

dans les deux cas qursquoil srsquoagisse drsquoacceacuteder au Beau ou agrave la Volonteacute Degraves lors que la musique soit en

contact direct ou simplement accidentel avec les eacutemotions ces derniegraveres ne sont de toutes maniegraveres

pas envisageacutees comme des pheacutenomegravenes objectifs Comment dans ces conditions pourrait-on

envisager de les mobiliser comme dans lrsquoancien contexte de la poeacutetique musicale

A2 DE NOUVELLES CONCEPTIONS DU DISCOURS MUSICAL

Avec le deacuteveloppement des sciences expeacuterimentales reacuteapparait mecircme si crsquoest dans une

perspective tregraves diffeacuterente de lrsquoacircge baroque lrsquointeacuterecirct concernant la nature des pheacutenomegravenes affectifs

1 BUDD 1978 chapitre V sectsect 11-14

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

205

La relation des eacutemotions agrave la musique sera alors envisageacutee agrave nouveau frais et des conceptions

anciennes trouveront des formulations ineacutedites

A21 Rocircle de la voix

Nous avions vu que pour Scheibe si la musique est un art oratoire particuliegraverement adapteacute

agrave lrsquoexpression des affects crsquoest en raison de son origine qui est eacutetroitement associeacutee agrave la voix

humaine Une telle conception qui semble retrouver les anciennes consideacuterations de Mei sur la

nature monodique de la musique grecque se retrouve dans le texte posthume de Rousseau consacreacute

agrave lrsquoorigine des langues

Les preacutemiegraveres histoires les preacutemiegraveres harangues les preacutemiegraveres lois furent en vers la poesie

fut trouveacutee avant la prose cela devoit ecirctre puisque les passions parleacuterent avant la raison Il en fut de

mecircme de la musique il nrsquoy eut point drsquoabord drsquoautre musique que la meacutelodie ni drsquoautre meacutelodie que le

son varieacute de la parole les accens formoient le chant les quantiteacutes formoient la mesure et lrsquoon parloient

autant par les sons et par le rythme que par les articulations et les voix Dire et chanter eacutetoit autrefois la

mecircme chose dit Strabon ce qui montre ajoucircte-t-il que la poumlesie est la source de lrsquoeacuteloquence Il faloit

dire que lrsquoune et lrsquoautre eurent la mecircme source et ne furent drsquoabord que la mecircme chose1

En deacutepit des changements ayant marqueacute tant la musique que la science et donc la maniegravere

de concevoir la nature des affects le rocircle attribueacute agrave la voix humaine comme facteur principal dans

les eacutemotions musicales reacuteapparaicirct tregraves reacuteguliegraverement Par exemple chez Darwin

Les sonoriteacutes musicales et le rythme eacutetaient employeacutes par nos ancecirctres preacutehumains pendant la

saison des amours lorsque toutes sortes drsquoanimaux eacutetaient exciteacutes non seulement par lrsquoamour mais aussi

par les passions fortes de la jalousie de la rivaliteacute et du triomphe En raison du principe profondeacutement

ancreacute des associations heacuteriteacutees les sonoriteacutes musicales seraient dans ce cas semblables agrave lrsquoeacutevocation

vague et indeacutetermineacutee des eacutemotions fortes drsquoune eacutepoque lointaine2

Il suffit alors de suivre le propos de Darwin pour y retrouver lrsquoeacutecho de Rousseau et faisant

en quelque sorte de lrsquoorateur et du musicien des cousins La laquo source raquo commune au dire et au

chanter remontant mecircme clairement pour Darwin aux instincts preacutehumains dont les passions

participent

1 ROUSSEAU 1990 p 115 Essai sur lrsquoorigine des langues chap XII 2 DARWIN citeacute par BUDD 1978 chap IV sect 6 2015 p 112

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

206

Lrsquoorateur exalteacute le barde ou le musicien quand il excite chez ses auditeurs les eacutemotions les

plus fortes au moyen de sonoriteacutes varieacutees et de cadences soupccedilonne quelque peu qursquoil use des mecircmes

moyens que ceux par lesquels ses ancecirctres semi-humains eacuteveillaient il y a bien longtemps les passions

ardentes de tout un chacun alors qursquoils faisaient leur cour et eacutetaient soumis agrave la rivaliteacute1

Cet accent mis sur la parenteacute entre la voix et la musique ainsi que sur le rocircle deacuteterminant

que peut jouer la voix (directement ou indirectement agrave travers son imitation par la musique) ne

suffit toutefois pas agrave rendre compte de la relation qui existe entre lrsquoeacutemotion veacutehiculeacutee par la voix

et lrsquoeacutemotion ressentie par lrsquoauditeur En effet tout affect eacuteprouveacute ne peut pas ecirctre

systeacutematiquement rapporteacute agrave la simple reproduction drsquoun affect entendu quand une personne en

colegravere lance laquo taisez-vous raquo agrave une autre le son et le ton de sa voix ne cherchent pas agrave faire eacuteprouver

et reproduire cette colegravere par lrsquoautre mais bien plutocirct agrave provoquer quelque chose comme de

lrsquoobeacuteissance Dans le mecircme ordre drsquoideacutee le tout deacutebut drsquoune piegravece musicale (son exorde dans une

conception rheacutetorique) consiste parfois agrave frapper les esprits et non pas neacutecessairement pour

eacutevoquer le propos contenu dans le texte mais pour conduite le public agrave ecirctre attentif la fonction

est alors la mecircme que celle des coups frappeacutes au deacutebut drsquoune piegravece de theacuteacirctre

Ce deacutecalage possible entre expression et effet pourrait drsquoailleurs valoir en drsquoautres cas En

effet si la musique et la poeacutesie se trouvent lieacutees par cet eacuteleacutement commun qursquoest la voix la question

va alors se poser pour ce qui concerne les eacutemotions musicales de savoir si les eacutemotions dont il

srsquoagit sont agrave consideacuterer selon le point de vue de la premiegravere ou de la troisiegraveme personne Un poegraveme

lyrique peut ecirctre eacuteprouveacute comme srsquoil srsquoagissait soit drsquoune voix inteacuterieure soit drsquoun discours

comme R K Elliott a pu le souligner lorsque nous faisons lrsquoexpeacuterience drsquoun poegraveme comme

srsquoil eacutetait lrsquoexpression humaine de lrsquoeacutemotion notre imagination peut poursuivre selon lrsquoun ou lrsquoautre de

ces chemins nous pouvons eacuteprouver le poegraveme laquo de lrsquointeacuterieur raquo ou laquo de lrsquoexteacuterieur raquo Afin drsquoeacuteprouver le

poegraveme de lrsquointeacuterieur il convient de se placer soi-mecircme en imagination dans la situation du laquo locuteur raquo

du poegraveme et drsquoeacuteprouver lrsquoexpression et lrsquoeacutemotion exprimeacutee depuis cette position () Afin drsquoeacuteprouver le

poegraveme de lrsquoexteacuterieur on ne doit pas se placer en imagination dans la situation du locuteur du poegraveme2

La possibiliteacute que lrsquoauditeur puisse eacuteprouver un poegraveme ndash ou un poegraveme musical ndash de

lrsquoexteacuterieur met en eacutevidence le fait que lrsquoexpression drsquoune eacutemotion nrsquoappellera pas neacutecessairement le

ressenti de la mecircme eacutemotion Par exemple lrsquoexpression du regret ressentie en troisiegraveme personne

1 DARWIN 1965 p 87 217 Voir BUDD 1978 chap IV sect 6 2015 p 113 Darwin deacuteveloppe eacutegalement cette question dans The Descent of Man voir DARWIN 1881 Part III chap XIX ndash Voice and Musical Powers p 566-573 2 BUDD 1978 chap VI sect 6 2015 p 211

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

207

(laquo de lrsquoexteacuterieur raquo) pourra susciter de la pitieacute1 Le caractegravere abusif que peut comporter une

assimilation parfois faite entre laquo repreacutesenter raquo et laquo susciter raquo une eacutemotion preacutecise se manifeste bel

et bien nous y reviendrons ulteacuterieurement

A22 La musique comme langage autonome des affects

Un projet inheacuterent agrave lrsquoeacutelaboration de la rheacutetorique musicale auquel de multiples

contributions furent apporteacutees (degraves Caccini puis de Burmeister agrave Mattheson) trouva une posteacuteriteacute

bien apregraves la fin de la poeacutetique musicale Il srsquoagit de lrsquoeacutetablissement de correspondances les plus

rigoureuses possibles entre traits musicaux et affects associeacutes Cette quecircte trouva en effet un

deacutefenseur avec Deryck Cooke que lrsquoon peut consideacuterer comme un repreacutesentant des theacuteories

expressivistes de la musique (voire plus geacuteneacuteralement de lrsquoart) Dans cette approche la musique

est conccedilue comme un veacutehicule transmettant certaines expeacuteriences tout particuliegraverement les affects

De ce fait le compositeur est vu comme transformant ses eacutemotions en sons musicaux qui sont

transformeacutes en scheacutemas sur une partition lesquels sont transformeacutes en retour en sons musicaux enfin

transformeacutes en eacutemotions que lrsquoauditeur compreacutehensif eacuteprouve lorsqursquoil eacutecoute la musique2

Les eacuteleacutements de lrsquoexpression musicale reposent sur les tensions entre les notes caracteacuteriseacutees

par la hauteur le temps et le volume 3 un exposeacute donne une part importante agrave lrsquoexamen des divers

intervalles

Il est agrave noter que si ce projet reprend celui de la poeacutetique musicale cette derniegravere est

totalement absente de lrsquoouvrage de Cooke4 quand bien mecircme certaines œuvres de J-S Bach

servent drsquoillustration du propos alors que lrsquoauteur fait reacutefeacuterence agrave la polyphonie de la Renaissance

aux eacutepoques classique romantique et au XXe siegravecle Lrsquoexamen de la conception de lrsquoœuvre musicale

ne mentionne donc agrave aucun moment les parties de la rheacutetorique ne serait-ce qursquoagrave titre drsquoindication

Aussi nrsquoapparaicirct aucune remarque concernant ce qui pourrait correspondre agrave lrsquoinvention Lrsquoauteur

deacuteveloppe en revanche ce qursquoil considegravere comme une eacutetape essentielle (intervenant

chronologiquement apregraves la conception de lrsquoœuvre) lrsquoinspiration Se reacutefeacuterant agrave Freud Cooke

deacutefinit lrsquoinspiration en se basant sur lrsquoinconscient

1 Ibid 2 BUDD 1978 chap VII sect 3 2015 p 204 3 COOKE 1959 p 34 4 Lequel ne visait pas un style musical particulier mais la musique tonale laquo au sens le plus large du terme qursquoelle soit eacutecrite par Dufay en 1440 Byrd en 1611 Mozart en 1782 ou Stravinsky en 1953 raquo COOKE 1959 p xiii

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

208

Dans lrsquoinconscient du compositeur se trouve exposeacutee toute la musique qursquoil a pu entendre

eacutetudier ou eacutecrire lui-mecircme () Et crsquoest de ce magasin que doit venir lrsquoinspiration () En drsquoautres termes

ce que nous appelons laquo inspiration raquo doit ecirctre une nouvelle mise en forme creacuteative inconsciente de

mateacuteriaux preacuteexistants dans la tradition1

Cependant mecircme si la penseacutee de Cooke paraicirct ainsi eacutetrangegravere agrave celle de la musica poetica sa

conception concernant les eacutemotions musicales srsquoy apparente fortement et crsquoest pourquoi elle se

heurte agrave la mecircme objection que lui adresse Budd la theacuteorie expressiviste deacutefendue par Cooke en

effet laquo regarde la musique comme un pur outil raquo2 Or on ne peut dissocier aussi nettement

lrsquoexpeacuterience de lrsquohumeur ou de lrsquoeacutemotion exprimeacutee par une œuvre musicale de lrsquoexpeacuterience propre

agrave la musique elle-mecircme cette erreur Budd la nomme laquo heacutereacutesie de lrsquoexpeacuterience seacuteparable raquo3

En outre la conception deacutefendue par Cooke se heurte agrave un second obstacle relevant cette

fois drsquoune ideacutee de la musique comme art autonome (et non comme pour les theacuteoriciens de la musica

poetica drsquoune musique suivant un texte verbal)

lrsquoideacutee que la musique est un langage des eacutemotions est souvent critiqueacutee sur la base du fait qursquoil

manque agrave la musique une exigence essentielle du langage une syntaxe Un dictionnaire qui deacutefinit le

vocabulaire de base du supposeacute langage de la musique en assignant les eacutemotions agrave des phrases

meacutelodiques primitives omet un trait neacutecessaire du langage ndash un trait sans lequel le soit disant laquo langage raquo

ne veut rien dire ndash car il nrsquoapporte qursquoun vocabulaire et non des regravegles deacuteterminant la signification de

lrsquoensemble en vertu des significations de ses eacuteleacutements seacutemantiques et de leur arrangement4

Lrsquoouvrage de Cooke illustre ainsi toute la difficulteacute que peut rencontrer une entreprise

visant agrave eacutetablir pleinement la musique comme un langage des eacutemotions degraves lors que les eacutemotions

consideacutereacutees ne sont plus accessibles indeacutependamment de la musique elle-mecircme (par le texte) On

peut degraves lors chercher un modegravele associant la musique et les eacutemotions qui soit plus souple qui

prenne acte des limites de la musique dans sa preacutetention agrave ecirctre un langage

A23 Le symbole inacheveacute

1 COOKE 1959 p 171 2 BUDD 1978 chap VII sect 4 2015 p 206 3 Op cit chap VII sect 5 2015 p 209 Il convient de distinguer cette inseacuteparabiliteacute entre lrsquoexpeacuterience de lrsquoaffect et lrsquoexpeacuterience de la musique drsquoune autre celle entre laquo forme raquo et laquo contenu raquo de la musique ndash ponteacutee tant par Hanslick que par Wittgenstein (voir plus loin (B23 laquo Erreur de la musique consideacutereacutee comme un stimulus raquo) 4 BUDD 1978 chap VII sect 3 2015 p 205

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

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Crsquoest un modegravele de ce genre qui est proposeacute par Susanne K Langer1 Un morceau de

musique y est deacutefini comme symbole preacutesentationnel et inacheveacute lequel symbolise la simple forme

drsquoun sentiment Voyons les divers concepts qui sont employeacutes

Le symbole est le veacutehicule de la conception drsquoun objet preacutesentant une structure similaire agrave

ce dernier (une image une partition une carte une proposition sont des symboles) Il faut

distinguer entre symbole linguistique et non-linguistique ou selon les termes de Langer entre

symbole discursif et non-discursif eacutegalement nommeacute laquo preacutesentationnel raquo Un symbole non-

discursif (un tableau par exemple) ne symbolise pas des uniteacutes de signification discregravetes et fixes

ses eacuteleacutements ne sont compris que par la signification du symbole saisi entiegraverement

Dans le cas particulier de la musique sa fonction principale est selon Langer de symboliser

les sentiments la musique serait le symbole preacutesentationnel de la vie eacutemotionnelle

On observera toutefois que diffeacuterentes sortes de sentiments peuvent partager la mecircme

morphologie en outre la musique possegravede quasiment tous les traits drsquoun symbolisme veacuteritable

mais non la preacutesence drsquoune signification fixe La musique repreacutesente donc la seule morphologie du

sentiment non sa nature complegravete crsquoest en cela qursquoelle est un laquo symbole inacheveacute raquo

De nombreuses critiques ont eacuteteacute adresseacutees agrave lrsquoencontre de la theacuteorie de Langer2 Au nombre

des critiques figure notamment le fait que la terminologie employeacutee pour le symbole discursif qui

est emprunteacutee au Tractatus logico-philosophicus de Wittgenstein (symbole discursif image fait eacutetat de

choses objets structure forme etc) nrsquoest pas employeacutee de la mecircme maniegravere il srsquoagit degraves lors

drsquoune imitation verbale du Tractatus ce qui ocircte au propos de Langer la pertinence que ce vocabulaire

devait apporter3

Lrsquointeacuterecirct de la musique serait de nous preacutesenter le sentiment de telle sorte que lrsquoon puisse y

reacutefleacutechir et le comprendre comme le fait le symbole discursif pour le monde physique Mais du fait

que la musique soit un laquo symbole inacheveacute raquo lequel ne peut que preacutesenter de nouvelles formes de

sentiments4 agrave suivre lrsquoideacutee drsquoune eacuteducation des sentiments par lrsquoart ne tient plus

Plus grave peut-ecirctre est le fait de constater que si le symbole musical est effectivement

laquo inacheveacute raquo sa situation est tregraves eacuteloigneacutee des conditions souhaiteacutees dans le cadre de cette thegravese

les formes en effet ne sont pas speacutecifiques aux sentiments Il faudrait que lrsquoaspect heacutedonique de

notre vie eacutemotive ne puisse donner lieu agrave une repreacutesentation pour que cette derniegravere valle comme

miroir de la morphologie du sentiment

1 Essentiellement dans Philosophy in a New Key 1951 2 Voir ARBO 2013 p 102-118 BUDD 1978 chap VI sectsect 7-14 DUFOUR 2005 p 64-66 FUBINI 1983 p 166-171 3- BUDD 1978 chap VI 4 Lrsquoexpression de laquo forme drsquoun sentiment raquo est elle-mecircme probleacutematique Voir agrave ce sujet ARBO 2013 p 107-110

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

210

Enfin une objection deacutecisive peut-ecirctre formuleacutee 1 les œuvres musicales remarquables et

celles qui sont quelconques ont la mecircme relation avec les formes de sentiments un symbole

preacutesentationnel ne possegravedera pas neacutecessairement de valeur musicale alors que Langer soutient que

toute œuvre articulant et preacutesentant le sentiment agrave notre compreacutehension est artistiquement bonne

En un tel cas une mauvaise œuvre musicale devrait avoir une forme diffeacuterente du sentiment qursquoelle

distord mais comment deacutefinir indeacutependamment de la forme drsquoune œuvre musicale celle du

sentiment dont elle est supposeacutee ecirctre le sujet Langer ne donne pas de reacuteponse Ne pas savoir si

la fausseteacute drsquoune œuvre musicale vis-agrave-vis du sentiment en constitue un deacutefaut retire tout son inteacuterecirct

agrave la thegravese de Langer

B MUSIQUE PSYCHOLOGIE ET THEacuteORIE DE LrsquoINFORMATION

Quelles que soient leurs particulariteacutes et leur pertinence respective les theacuteories que nous

avons examineacutees sont pour lrsquoessentiel speacuteculatives quand bien mecircme certaines srsquoappuient sur des

consideacuterations scientifiques comme crsquoest le cas pour Darwin Il est toutefois utile drsquoexaminer une

tout autre piste et de srsquointerroger sur les enseignements que peuvent apporter certaines disciplines

faisant intervenir lrsquoexpeacuterimentation scientifique

B1 LES EacuteMOTIONS

Si lrsquoon se situe dans un cadre ougrave la musique est assimileacutee agrave un art oratoire la musique a pour

but de susciter des eacutemotions chez lrsquoauditeur De ce point de vue lrsquoeacutetude concernant la nature des

eacutemotions proprement dites pourrait ecirctre consideacutereacutee comme secondaire mais cela ne signifie pas

qursquoelle perdre tout inteacuterecirct connaicirctre les eacutemotions peut en effet ecirctre aussi un point de deacutepart afin

de savoir comment eacutelaborer son laquo discours raquo Toute la troisiegraveme partie de la Rheacutetorique drsquoAristote

consiste preacuteciseacutement en une theacuteorie des passions destineacutee agrave fournir agrave lrsquoorateur une connaissance

indispensable preacutealable au travail drsquoeacutelaboration la theacuteorie des affects de lrsquoeacutepoque baroque comme

celle que propose Mattheson dans son Vollkommenne Capelmeister srsquoinscrit dans une deacutemarche

similaire

1 BUDD 1978 chap VI sect 14 2015 p 199-202

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

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B11 Absence drsquoune theacuteorie unifieacutee des eacutemotions

Une hypotheacutetique theacuteorie des affects peut-elle ecirctre envisageable aujourdrsquohui La principale

difficulteacute qui se pose est qursquoil nrsquoexiste pas de doctrine unifieacutee concernant les pheacutenomegravenes affectifs

Le problegraveme se manifeste drsquoembleacutee agrave travers la difficulteacute ougrave nous trouvons quand il srsquoagit du

vocabulaire agrave employer Certains termes sont geacuteneacuteralement eacuteviteacutes comme laquo passion raquo qui a perdu

son statut de terme geacuteneacuterique deacutesignant le domaine des affects dans son ensemble il en va en effet

aujourdrsquohui diffeacuteremment

[Le terme de passion] deacutesigne soit des pheacutenomegravenes affectifs particuliegraverement intenses et

souvent dirigeacutes vers des personnes () soit peut-ecirctre les puissants deacutesirs lieacutes agrave leur satisfaction ou

frustration1

Quant au terme laquo sentiment raquo il peut deacutesigner tout agrave la fois un pheacutenomegravene cognitif ou une

disposition affective Le terme laquo eacutemotion raquo est deacutesormais celui qui est le plus souvent employeacute de

maniegravere geacuteneacuterale il peut ecirctre deacutefini comme laquo mouvement affectif raquo ou comme laquo reacuteaction affective

() agrave une situation reacuteelle ou imagineacutee raquo2

Cette situation demeure toutefois fragile chez P M S Hacker par exemple utiliseacute afin de

deacutesigner lrsquoensemble du domaine affectif le terme drsquoeacutemotion se restreint en tant que concept agrave une

cateacutegorie drsquoaffection Hacker distingue en effet trois sortes drsquoaffections (a) lrsquoagitation (eacutetat

temporaire qui nrsquoest pas motif drsquoaction) (b) lrsquoeacutemotion qui a un objet speacutecifique et est motif

drsquoaction (les eacutemotions se deacuteclinent en perturbations eacutemotionnelles et attitudes eacutemotionnelles) (c)

lrsquohumeur (mood) dispositionnelle ou occurrente et se manifestant dans un mode de comportement3

Le manque de preacutecision et surtout drsquoun usage commun concernant le vocabulaire des

affects nrsquoest pas une speacutecificiteacute contemporaine4 Cette difficulteacute reflegravete drsquoailleurs lrsquoimpossibiliteacute qui

semble reacutegner concernant une theacuteorie susceptible de recevoir un consensus sur la question laquelle

concerne autant lrsquoinvestigation philosophique que la recherche en psychologie

1 DEONNA TERRONI 2008 p 13-14 2 PACHERY 2006 p 244 3 HACKER 2004 p 7 4 Sans nous eacutetendre sur le sujet nous pouvons mentionner les reacutefeacuterences proposeacutees par Lalande dans son Vocabulaire technique et critique de la philosophie lrsquoincertitude concernant le statut du concept drsquoeacutemotion y transparaicirct selon qursquoil cite Theacuteodule Ribot (laquo Jrsquoentends par eacutemotion un choc brusque souvent violent intense avec augmentation ou arrecirct des mouvements la peur la colegravere le coup de foudre en amour etc En cela je me conforme agrave lrsquoeacutetymologie du mot eacutemotion qui signifie surtout mouvement raquo RIBOT Theacuteodule La logique des sentiments 1904 p 67) ou Paul Janet (laquo Nous appellerons eacutemotions les sensations consideacutereacutees du point de vue affectif crsquoest-agrave-dire comme plaisir et douleur et nous reacuteserverons le nom de sensation pour les pheacutenomegravenes de repreacutesentation raquo JANET Paul Traiteacute de philosophie) LALANDE Andreacute Vocabulaire technique et critique de la philosophie ()

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

212

il nrsquoexiste donc pas de veacuteritable theacuteorie des eacutemotions Par laquo veacuteritable theacuteorie de lrsquoeacutemotion raquo

jrsquoentends une theacuteorie de lrsquoorganisme humain ou des systegravemes biologiques en geacuteneacuteral au sein desquels

a lrsquoeacutemotion sa place propre parmi drsquoautres composantes comme le traitement de lrsquoinformation et

lrsquoadaptation1

Face agrave une telle situation il convient peut-ecirctre de srsquoen tenir agrave une conception minimaliste

des eacutemotions Crsquoest lrsquooption choisie par M Budd qui se preacuteoccupe avant tout de lrsquoeacutemotion

consideacutereacutee comme eacutepisode ou occurrence plutocirct que comme une disposition (comme une

tendance agrave subir lrsquoeacutemotion quand des penseacutees sont agrave lrsquoesprit) Les deacutefinitions les plus plausibles

concernant les eacutemotions suivent celles qui sont traceacutees par Aristote dans la Rheacutetorique ce qui conduit

Budd agrave deacutefendre lrsquoideacutee drsquoune eacutemotion deacutefinie comme eacutetant une penseacutee eacuteprouveacutee avec plaisir ou

peine un tel modegravele se montrera assez souple afin de caracteacuteriser les eacutemotions dans la plupart des

cas degraves lors que les eacutemotions constituent une classe heacuteteacuterogegravene On aboutit ainsi agrave lrsquoeacutenumeacuteration

de quelques traits comme le fait que les eacutemotions possegravedent une grandeur intensive mais non une

grandeur extensive qursquoelles peuvent avoir des opposeacutes peuvent ecirctre meacutelangeacutees peuvent ecirctre mal

dirigeacutees etc2

B12 Les diffeacuterentes perspectives

Toutefois malgreacute lrsquoabsence drsquoune theacuteorie commune concernant les eacutemotions la recherche

srsquoest consideacuterablement deacuteveloppeacutee Selon Armelle Nugier on peut distinguer quatre principales

perspectives darwinienne jamesienne cognitive et socio-constructiviste3 Chacune de ces pistes

peut ecirctre examineacutee sur le plan speacutecifique des eacutemotions musicales

Dans le courant issu des travaux de Darwin qui se caracteacuterise par lrsquoideacutee que les eacutemotions

sont universelles et adaptatives les travaux ont accumuleacute les preuves concernant lrsquoexistence

drsquoeacutemotions primaires (ainsi que de leur aspect adaptatif)4 On retrouve ici la tregraves ancienne ideacutee des

eacutemotions de base deacutefendue tant chez les Stoiumlciens qursquoau XVIIe siegravecle5 Paul Ekman reprend agrave son

compte cette conception parlant drsquoeacutemotions de base pour celles qui sont universellement partageacutees

(lrsquouniversaliteacute eacutetant mesureacutee agrave la reconnaissance des expressions du visage)6 Il propose une liste de

1 FRIJDA 1989 Citeacute par COPPIN SANDER 2010 2 BUDD 1978 chap I sect 10 2015 p 45-46 3 Voir NUGIER 2009 4 Ibid 5 Ces eacutemotions sont pour les Stoiumlciens au nombre de quatre (plaisir deacuteplaisir appeacutetit peur) Hobbes en distingue sept (appeacutetit deacutesir amour aversion haine joie chagrin) et Descartes six (admiration ndash entendue au sens de laquo surprise raquo ndash amour haine deacutesir joie tristesse) 6 DEONNA TERRONI 2008 p 26-27

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

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six eacutemotions de base (surprise peur colegravere deacutegoucirct tristesse joie) qursquoil eacutetendra ulteacuterieurement agrave

une quinzaine1 Dans la perspective darwinienne les eacutemotions jouent une fonction adaptative par

le signal qursquoelles eacutemettent agrave lrsquoorganisme (la colegravere par exemple se distinguant de la joie laquo au niveau

de lrsquoexpression faciale de lrsquointonation et drsquoautres manifestations physiologiques)2 On remarquera

aussi que la fonction communicative des eacutemotions est susceptible de geacuteneacuterer des reacuteponses

eacutemotionnelles qui diffegraverent de celles qui sont exprimeacutees

Par exemple il a pu ecirctre mis en eacutevidence que la communication drsquoune eacutemotion permet agrave celui

qui la ressent de faire comprendre agrave lrsquoautre la faccedilon dont il a perccedilu la situation et drsquoinduire chez lui une

eacutemotion (dite compleacutementaire) qui a pour but de modifier son comportement () Crsquoest exactement ce

qursquoil se passe lorsque des parents teacutemoins de la violation drsquoun interdit par leur enfant en exprimant de

la tristesse ou de la deacuteception suscitent en lui de la culpabiliteacute ou de la honte qui le conduiront agrave ne pas

reacuteiteacuterer la transgression et agrave eacuteviter de se retrouver dans des situations similaires3

Dans la perspective issue des travaux de William James et de Carl Lange lrsquoexpeacuterience drsquoune

eacutemotion est avant tout celle des changements corporels ou physiologiques lrsquoaccompagnant crsquoest

parce que nous percevons certains changements corporels peacuteripheacuteriques que nous eacuteprouvons une

eacutemotion (la peur lorsque nous nous trouvons soudain face agrave un ours pour reprendre un exemple

utiliseacute par James)

Un des inteacuterecircts de lrsquoapproche jamesienne tient agrave sa capaciteacute agrave remettre en cause la fausse

eacutevidence avec laquelle nous identifions comme une seule eacutemotion comme eacutetat subjectif identique

des combinaisons physiologiques simplement semblables

Le corps est agrave consideacuterer comme un instrument de musique dont les sons qui en eacutemanent (les

sentiments subjectifs) seraient le produit des diffeacuterents accords joueacutes par les cordes (combinaisons

drsquoactivations diffeacuterentes des organes du corps) Les accords possibles sont infinis mais certains peuvent

nous paraicirctre pourtant similaires (mecircme note mais de gamme diffeacuterente par exemple) De la mecircme

maniegravere il y aurait au niveau corporel des eacutetats relativement semblables les uns aux autres que nous

aurions tendance agrave cateacutegoriser sous la mecircme eacutetiquette4

Le choix de la meacutetaphore musicale interpelle nous sommes en effet ici agrave lrsquoopposeacute de la

conception de Schopenhauer (et des Ideacutees platoniciennes) srsquoil nrsquoexiste pas laquo la raquo peur ou laquo la raquo joie

il nrsquoy a aucun sens agrave dire que le musique pourrait ecirctre la repreacutesentation de leur essence En revanche

1 DEONNA TERRONI 2008 p 29 2 NUGIER 2009 3 Ibid 4 Op cit p 9

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

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la subtiliteacute (rythmique meacutelodique harmonique ou concernant le timbre) drsquoun message musical peut

effectivement ecirctre compareacutee agrave celle drsquoun pheacutenomegravene affectif degraves lors quelle que soit la maniegravere

dont on interpreacuteterait les eacutemotions du point de vue purement eacutepisteacutemique se trouverait conforteacutee

lrsquoideacutee que la musique est agrave mecircme de restituer les innombrables variations de la vie affective De

mecircme que la conception deacutefendue par Scheibe selon laquelle drsquoinnombrables figures de rheacutetorique

musicale correspondent agrave drsquoinnombrables passions

La perspective cognitive qui laquo peut ecirctre consideacutereacutee comme la plus dominante des theacuteories

sur les eacutemotions raquo1 fait valoir qursquoun mecircme eacuteveacutenement peut susciter des eacutemotions diffeacuterentes selon

les individus voire chez le mecircme individu mais agrave diffeacuterents moments Une telle appreacuteciation de la

vie affective utilisant notamment le concept drsquoappraisal2 contribue sans doute largement agrave rendre

caduque ou pour le moins agrave repenser agrave nouveaux frais le principe drsquoaffects autonomes et

mobilisables agrave volonteacute principe commun agrave lrsquoAffectenlehre de la musica poetica et aux theacuteories

expressivistes du genre de celle deacutefendue par Cooke En effet puisque la signification eacutemotionnelle

drsquoune situation donneacutee varie en fonction des individus et des situations il devient difficile

drsquoenvisager que la musique puisse par ses seules ressources eacuteveiller un affect deacutetermineacute

Agrave certains eacutegards une perspective dite socio-constructiviste prolonge une telle conception

en insistant cette fois sur lrsquoinfluence sociale et culturelle pesant sur les eacutemotions ces derniegraveres

devenant des laquo scripts raquo reacutegis par des normes socio-culturelles On peut alors ecirctre inviteacute agrave interroger

le cas de la rheacutetorique musicale allemande du monde lutheacuterien une telle conception pourrait ecirctre

de nature agrave accorder un certain creacutedit agrave lrsquohypothegravese selon laquelle cet auditoire bien particulier du

XVIIe siegravecle pouvait effectivement ecirctre toucheacute et de la maniegravere voulue par les meacutelopoegravetes qui

suivaient les preacuteceptes de Thuringus ou Bernhard

Selon Deonna et Teroni le modegravele le plus apte agrave rendre compte de la nature des eacutemotions

qursquoils nomment theacuteorie dynamique des affects doit permettre de concilier lrsquoapport jamsien

concernant le rocircle central du corps et une intentionaliteacutes axiologique (et donc une composante

cognitive) agrave la premiegravere personne Ce modegravele ne passe pas par lrsquoideacutee drsquoune quelconque perception

de valeur3 laquo pour la simple raison qursquoil nrsquoexiste pas drsquoorgane de lrsquoeacutemotion apte agrave jouer le mecircme rocircle

que lrsquoœil ou lrsquooreille raquo4 La solution consisterait plutocirct agrave recourir aux sensations corporelles et de les

1 NUGIER 2009 p 10 2 Ou en drsquoautres termes de lrsquoeacutevaluation cognitive la reacuteaction eacutemotionnelle est conditionneacutee par les interpreacutetations et les repreacutesentations cognitives de la signification de lrsquoeacuteveacutenement pour lrsquoindividu NUGIER 2009 p 13 3 laquo Avoir peur crsquoest percevoir un danger ecirctre triste percevoir une perte de la mecircme maniegravere qursquoavoir une expeacuterience visuelle speacutecifique crsquoest percevoir par exemple une voiture raquo DEONNA TERRONI 2008 p 63 4 DEONNA TERRONI 2008 p 65

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

215

faire fonctionner comme des expeacuteriences de valeur agrave lrsquoexemple de la deacutetection par le sens du

toucher drsquoune surface racircpeuse (la sensibiliteacute affective et la sensibiliteacute tactile offrent en effet de

grandes similitudes) on peut alors parler drsquoun caractegravere dynamique de la perception Drsquoapregraves les

auteurs un tel modegravele serait en mesure de deacutefendre une theacuteorie unifieacutee des eacutemotions

En deacutepit du manque drsquouniteacute qui caracteacuterise une hypotheacutetique theacuteorie des eacutemotions le

deacuteveloppement des recherches a largement encourageacute lrsquoexploration de pistes concernant la relation

entre musique et eacutemotions En ce domaine des avanceacutees peuvent ecirctre soit le fruit du travail des

psychologues soit celui drsquoune theacuteorisation issue de la musicologie On peut notamment remarquer

lrsquoexistence drsquoune psychologie expeacuterimentale concernant la musique ainsi que celle drsquoune tentative

visant agrave concilier certains acquis scientifiques et la theacuteorie musicale

B2 PSYCHOLOGIE EXPEacuteRIMENTALE ET MUSIQUE

Si la musique est consideacutereacutee comme le langage des eacutemotions dans un sens comparable agrave

celui deacutefendu par lrsquoapproche romantique du deacutebut du XIXe siegravecle ndash agrave savoir que la musique

donnerait accegraves agrave lrsquoessence des choses laquelle serait ineffable inexprimable ndash si en drsquoautres

termes la musique est la voix royale de lrsquoaccegraves agrave lrsquointimiteacute ou agrave lrsquointeacuterioriteacute de lrsquoacircme humaine agrave

quoi peut nous renvoyer lrsquoideacutee mecircme de proceacuteder agrave des laquo expeacuterimentations raquo concernant les liens

entre musique et eacutemotions Un tel projet ne risque-t-il pas de nous conduire agrave deux options tout

aussi deacuteplorables lrsquoune que lrsquoautre Soit il eacutechouera agrave nous apporter quelque explication que ce

soit ndash ce qui devrait ecirctre le cas si la musique exprime ce qui est inaccessible drsquoune autre maniegravere

et dans ce cas la deacutemarche expeacuterimentale sera sans inteacuterecirct Soit elle rendra compte de tout ou

partie de ce que sont les eacutemotions musicales mais dans ce cas nrsquoaura-t-elle pas ruineacute la croyance

agrave laquelle nous faisons reacutefeacuterence Si nous adheacuterons agrave une telle croyance il est donc vraisemblable

que nous porterons un jugement neacutegatif sur lrsquoideacutee drsquoexpeacuterimentation

La conception romantique de la musique assimileacutee agrave un langage des eacutemotions fait

geacuteneacuteralement comme srsquoil eacutetait entendu que la nature du lien existant entre le corps et lrsquoesprit eacutetait

une question reacutesolue (elle se reacutefegravere en effet expresseacutement ou non agrave la conception carteacutesienne de

la seacuteparation entre deux substances irreacuteductibles lrsquoune agrave lrsquoautre res extensa et res cogitans ndash la matiegravere

et lrsquoesprit)1 Agrave sa deacutecharge toutefois nous devons ajouter que lrsquoapproche mateacuterialiste souvent

1 Le dualisme carteacutesien a eacuteteacute mis en cause aussi bien en neurologie (voir DAMASIO 2001) qursquoen philosophie de lrsquoesprit (RYLE 2005) On notera toutefois que la critique formuleacutee par Damasio repose sur une lecture (pour ne pas dire une absence de lecture) des textes de Descartes notamment du traiteacute des Passions de lrsquoacircme Ce qui fait dire agrave Denis Kambouchner que Damasio srsquoest surtout meacutepris

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

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preacutepondeacuterante en science ndash celle plus preacuteciseacutement que lrsquoon deacutesigne par laquo physicalisme raquo ndash nrsquoest

pas neacutecessairement plus vertueuse sur ce point Or il faut rappeler que ce que lrsquoon nomme le

laquo problegraveme corps-esprit raquo nrsquoest pas un problegraveme reacutesolu agrave ce jour et qursquoil nrsquoest pas assureacute qursquoil le

soit jamais En drsquoautres termes il srsquoagit lagrave drsquoune eacutenigme drsquoune aporie crsquoest-agrave-dire typiquement drsquoun

problegraveme de philosophie Ce nrsquoest donc pas parce que la conception romantique se montre limiteacutee

que la conception mateacuterialiste srsquoen trouvera automatiquement justifieacutee

Pour autant la question des eacutemotions musicales appelle depuis longtemps une curiositeacute

leacutegitime En outre le caractegravere philosophique de cette question non seulement ne retire rien agrave

lrsquointeacuterecirct que peut preacutesenter une recherche dans le domaine de la science expeacuterimentale mais permet

mecircme de nourrir cette recherche (la critique philosophique de la recherche psychologique

concernant les eacutemotions et la musique peut donc demeurer une critique constructive)

B21 Les expeacuterimentations en psychologie de la musique

Voyons tout drsquoabord ce qursquoil en est des reacutesultats que lrsquoon peut tirer drsquoexpeacuteriences reacutealiseacutees

dans le domaine de la psychologie neurocognitive1 (nous proceacutederons dans un deuxiegraveme temps agrave

lrsquoexamen des critiques ou objections qui peuvent ecirctre faites) Je mrsquoappuierai ici pour lrsquoessentiel sur

un article drsquoEmmanuel Bigand paru dans la revue Pour la science sous le titre laquo Les Eacutemotions

musicales raquo et sur lrsquoouvrage collectif intituleacute Musique Langage Eacutemotion ndash Approches neuro-cognitives2

Tout drsquoabord les expeacuteriences qui sont reacutealiseacutees3 permettent de mettre en eacutevidence des

correacutelats objectifs pour certains eacuteveacutenements veacutecus de maniegravere subjective les reacuteseaux neuronaux

eacutemotionnels par exemple sont impliqueacutes lors de lrsquoeacutecoute de la musique4 La recherche de la

signature eacutelectro-physiologique des laquo frissons dans le dos5 raquo montre que laquo la musique ne provoque

laquo dans sa preacutesentation de la penseacutee carteacutesienne comme rejetant les eacutemotions agrave la peacuteripheacuterie de la vie psychique ou mentale raquo KAMBOUCHNER 2009 p 86 1 Si la psychologie de la musique entendue au sens le plus large nrsquoeacutetait guegravere aiseacutee agrave distinguer initialement de la philosophie de la musique elle a suivi le cheminement de la psychologie entendue au sens drsquoune science qui srsquoest autonomiseacutee au XIXe siegravecle Nous pouvons signaler deux jalons en ce qui concerne le XXe siegravecle La Perception de la musique de R Francegraves (1958) et LrsquoEsprit musicien drsquoA Sloboda (1988) ce dernier eacutetant un repreacutesentant actuel important dans le domaine de la neuropsychologie de la musique 2 BIGAND 2008 Voir aussi KOLINSKY MORAIS PERETZ 2010 (notamment les articles de GREWE KOPIEZ ALTENMUumlLLER et de SAMSON DELLACHERIE) 3 Les meacutethodes employeacutees ici peuvent consister agrave la fois dans lrsquousage de techniques comme lrsquoIRMf (imagerie par reacutesonance magneacutetique fonctionnelle) et dans le recours agrave des questions poseacutes agrave des auditeurs 4 laquo la musique active les mecircmes reacutegions ceacutereacutebrales que les stimulus ayant une forte implication biologique tels que nourriture stimulations sexuelles voire certaines drogues raquo BIGAND 2008 p 135 5 Effectueacutee par Eckart Altenmuller de lrsquoInstitut de musique de Hanovre

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

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pas simplement des sentiments abstraits mais qursquoelle deacuteclenche des changements de lrsquoactiviteacute

ceacutereacutebrale1 Il y aurait aussi une diffeacuterence dans lrsquoactiviteacute des deux heacutemisphegraveres ceacutereacutebraux

lrsquoheacutemisphegravere gauche semble plus actif lors de lrsquoeacutecoute de musique gaie et lrsquoheacutemisphegravere droit

lors de lrsquoeacutecoute de la musique triste2

Partant de ce type de constatations les psychologues tirent des conclusions concernant les

ideacutees a priori que lrsquoon peut avoir sur les eacutemotions musicales ou en drsquoautres termes concernant la

psychologie ordinaire Certaines de ces conclusions sont pourrait-on dire assez preacutevisibles au sens

ougrave elles semblent confirmer nos ideacutees courantes sur la question Par exemple la stabiliteacute qui

semblerait aveacutereacutee des reacuteponses eacutemotionnelles les diverses reacuteponses eacutemotionnelles agrave des passages

musicaux expressifs de la gaieteacute de la colegravere de la peur ou de la tristesse sont reproductibles entre

les auditeurs3 Un autre exemple se rencontre dans le fait qursquoexistent des laquo universaux raquo expressifs

Ainsi certains changements dans la musique agissent sur les eacutemotions quelle que soit la culture

les changements de mode et de tempo ont des effets systeacutematiques sur la valence eacutemotionnelle

des morceaux un morceau semble plus gai lorsque son tempo augmente4

Drsquoautres conclusions nous apparaicirctrons moins bien proches de ce que nous laissent parfois

croire nos preacutejugeacutes voire les infirmeront dans tous les cas elles apporteront alors des

informations drsquoun grand inteacuterecirct Ainsi lrsquoexpeacuterimentation met-elle en eacutevidence une interaction

aveacutereacutee entre les scheacutemas cognitifs les affects et le corps lrsquoeacutemotion ressentie active des scheacutemas

moteurs (des mouvements meacutemoriseacutes) qui agissent eux-mecircmes sur la perception de la musique

eacutecouteacutee5 par conseacutequent laquo les eacutemotions musicales ne sont pas purement intellectuelles raquo

Dans une expeacuterience meneacutee en 2005 au sein de lrsquoIRCAM des extraits musicaux ont eacuteteacute

diffuseacutes agrave des auditeurs qui devaient dire srsquoils les trouvaient gais tristes sereins ou inquieacutetants

lrsquoanalyse des reacutesultats a eacuteteacute eacutetablie agrave partir de trois paramegravetres principaux6 laquo lrsquoeacutenergie raquo (ou

intensiteacute) des eacutemotions la valence eacutemotionnelle (ou heacutedonique plaisir ou deacuteplaisir) lrsquoeacutemotion

corporelle (son caractegravere dynamique) Or les eacutemotions prennent place sur le diagramme indiquant

les reacutesultats en fonction de ces divers paramegravetres et laissent apparaicirctre ainsi un tregraves grand nombre

(laquo quasi infini raquo) drsquoeacutemotions laquo subtilement diffeacuterentes raquo Certes nous pouvions nous en douter mais

1 BIGAND 2008 p 135 2 Op cit p 137 3 Op cit p134 4 Ibid p 137 SAMSON et DELLACHEIRE op cit p 76 5 BIGAND 2008 p 136-137 6 GREWE KOPIEZ et ALTENMUumlLLER op cit p 49

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

218

lrsquoexpeacuterience confirmerait ici que le recours agrave quelques eacutemotions dites laquo de base raquo ne permet

nullement de rendre compte de la multipliciteacute des eacutemotions musicales1 La meacutetaphore musicale

employeacutee agrave propos de la perspective jamesienne des eacutemotions (et des innombrables combinaisons

de sensations corporelles) se trouverait en revanche plutocirct conforteacutee

Enfin concernant la rapiditeacute du deacuteroulement des processus eacutemotionnels les eacutetudes tendent

agrave reacuteveacuteler une situation contraire agrave celle qui nous semble geacuteneacuteralement eacutevidente Ces processus en

effet ne sont pas plus lents que dans le cas des eacutemotions de la vie quotidienne puisqursquoune demi-

seconde suffit (dans lrsquoexpeacuterience effectueacutee) agrave lrsquoauditeur agrave identifier le caractegravere expressif drsquoune

eacutemotion pour une piegravece musicale donneacutee

Les exemples que nous venons de mentionner indiquent clairement que lrsquoexpeacuterimentation

en psychologie neurocognitive portant sur les eacutemotions musicales permet drsquoeacutetablir un certain

nombre de faits certains eacutetant preacutevisibles drsquoautres moins Ajoutons qursquoici la validiteacute des

expeacuteriences meneacutees ndash et plus preacuteciseacutement des protocoles drsquoexpeacuterimentation ndash nrsquoest nullement mise

en doute2 Toutefois cette validiteacute nrsquoest assureacutee que si nous acceptons le cadre theacuteorique sous-

jacent aux dites expeacuteriences Mais devons-nous accepter ce cadre theacuteorique Crsquoest lagrave que la

question drsquoune critique philosophique srsquointerpose

B22 Critique philosophique de la psychologie de la musique

Une telle critique ne vaut toutefois que si elle ne se trompe pas de cible En effet le but de

la neuropsychologie eacutetant essentiellement de nature theacuterapeutique il nrsquoest pas anormal que son

questionnement diffegravere de celui de la philosophie et ce serait par conseacutequent lui faire un mauvais

procegraves drsquointention que de lui reprocher de ne pas mettre au centre de ses preacuteoccupations ce qui de

toute faccedilon nrsquoest pas lrsquoobjet de ses recherches Pour autant la reacuteflexion propre agrave la philosophie de

la musique orienteacutee plus speacutecifiquement sur les aspects estheacutetiques et ontologiques de la question

apporte un eacuteclairage diffeacuterent qui agrave ce titre peut ecirctre utile agrave la psychologie En outre il nous semble

utile de rappeler que cet aspect de la philosophie contemporaine est bien vivace et qursquoil doit en

quelque sorte faire valoir ses droits face aux autres disciplines

Ces preacutecisions poseacutees le constat geacuteneacuteral pourrait se formuler ainsi en certaines

circonstances les expeacuteriences concernant les eacutemotions musicales considegraverent preacutealablement

comme acquis un certain nombre de points qui ne le sont pas aussi les conclusions tireacutees de ces

1 BIGAND 2008 p 136 2 Ce dont de toute maniegravere nous ne serions pas ici agrave mecircme de juger

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

219

expeacuteriences ne sont pas toujours aussi eacutevidentes ni acceptables qursquoelles pourraient paraicirctre

Toutefois il ne srsquoagit pas de verser dans une forme drsquoantipsychologisme (tel qursquoil se preacutesente parfois

dans la penseacutee franccedilaise)1 notre critique nrsquoest nullement une hostiliteacute de principe envers la

psychologie expeacuterimentale elle se veut constructive drsquoailleurs il apparait que les objections de

nature philosophique qui peuvent ecirctre formuleacutees sont parfois prises en compte par les

psychologues eux-mecircmes

Lrsquointerrogation philosophique concernant les eacutemotions musicales srsquoest longtemps exprimeacutee

dans le seul cadre de la theacuteorie ou de la critique musicale par exemple agrave travers les observations de

Mattheson puis celle de Hanslick ou Schopenhauer ceci jusqursquoau XXe siegravecle En revanche depuis

quelques deacutecennies un travail drsquoanalyse et de construction theacuteorique srsquoest deacuteveloppeacute notamment

au sein de la philosophie analytique avec les travaux de Peter Kivy Aaron Ridley Roger Scruton

ou Stephen Davies On trouve eacutegalement un aperccedilu de ce renouvellement dans lrsquoouvrage de

Malcolm Budd deacutejagrave mentionneacute (essentiellement sous forme drsquoun bilan tregraves deacutetailleacute des principales

theacuteories philosophiques ayant cours sur la question) ou dans un article de Jerrold Levinson intituleacute

laquo Musique et eacutemotions neacutegatives raquo2

Certaines observations preacutesentes dans ces textes sont eacutegalement prises en compte dans le

cadre de la psychologie expeacuterimentale Ainsi une premiegravere erreur qui pourrait affaiblir la valeur des

eacutetudes effectueacutees consisterait agrave consideacuterer que les eacutemotions musicales sont de mecircme nature que les

eacutemotions de la vie quotidienne alors que comme le note Levinson elles laquo diffegraverent de maniegravere

cruciale et eacutevidente3 raquo La tristesse eacuteprouveacutee en eacutecoutant de la musique nrsquoexige en elle-mecircme aucune

reacuteaction observation que complegravete celle de Bigand laquo la survie drsquoun individu ne deacutepend pas de sa

sensibiliteacute agrave la musique4 raquo De mecircme lrsquoapproche en neuropsychologie est compatible avec un quasi

consensus en philosophie de lrsquoesprit qui associe lrsquoexistence dans toute eacutemotion drsquoune composante

affective et drsquoune composante cognitive

Cependant le cadre theacuteorique visant agrave rendre compte de la nature des eacutemotions en geacuteneacuteral

fait ndash comme nous lrsquoavons plus haut ndash lrsquoobjet drsquoun deacutebat complexe qui est loin drsquoecirctre clos et le

positionnement de la psychologie neurocognitive nrsquoest pas toujours tregraves clair sur ce point par

exemple est-il de type behavioriste Y a-t-il une adheacutesion complegravete ou partielle au physicalisme

1 Et non pas en un sens plus traditionnel employeacute par Popper ou Frege 2 BUDD 1978 LEVINSON 1997 p 77-113 3 LEVINSON 1997 p 98 4 BIGAND 2008 p 133

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

220

(crsquoest-agrave-dire agrave un reacuteductionnisme mateacuterialiste ramenant dans le contexte plus geacuteneacuteral du problegraveme

corpsesprit tous les eacuteveacutenements mentaux ndash y compris les eacutemotions ndash agrave une explication

physiologique) Face aux embuches que preacutesente cette question concernant la nature des

eacutemotions on peut opter non pour une deacutefinition geacuteneacuterale mais plutocirct pour un modegravele valable

dans la plupart des cas (lrsquoeacutemotion comme penseacutee accompagneacutee de plaisir ou de peine ndash pour

reprendre la conception proposeacutee par Aristote) permettant de se dispenser drsquoavoir recours aux

ceacutelegravebres laquo eacutemotions de base raquo dont le nombre et lrsquoidentiteacute srsquoavegraverent toujours fluctuants1

B23 Erreur de la musique consideacutereacutee comme un stimulus

Toutefois agrave la lecture des textes philosophiques nous deacutecouvrons un problegraveme sans doute

plus grave et qui ne semble pas avoir eacuteteacute pris en compte dans le cadre des recherches

expeacuterimentales Ce problegraveme renvoie agrave cette laquo vieille raquo erreur signaleacutee par Hanslick qui fut

caracteacuteristique de la conception de la musique au cours des XVIIe et XVIII

e siegravecles celle que

preacuteciseacutement lrsquoon nomme parfois laquo theacuteorie des affects raquo une erreur dont cette conception ne srsquoest

jamais remise

Crsquoest dans le cadre de cette approche en effet et notamment dans la perspective drsquoeacutetablir

la rheacutetorique musicale que les theacuteoriciens de lrsquoAllemagne baroque avaient dresseacute les diverses figures

(rythmiques meacutelodiques harmoniques) supposeacutees eacuteveiller telle ou telle eacutemotion Or lrsquoerreur

fondamentale dont nous parlons ici procegravede de la conception qui avait cours alors sur les eacutemotions

lrsquoideacutee que ces derniegraveres eacutetaient des entiteacutes individuelles et autonomes dans un tel arriegravere-plan

laquo theacuteorique raquo on concevait alors la musique selon la conception expressiviste crsquoest-agrave-dire comme

une sorte de veacutehicule susceptible de transmettre telle ou telle eacutemotion telle ou telle succession

drsquoeacutemotions Crsquoest cette conception (que certains ont eacutegalement pu nommer laquo modegravele de la

casserole2 raquo) dont la pertinence a eacuteteacute battue en bregraveche degraves le XIXe siegravecle par Hanslick reacutesumant sa

penseacutee sur cette question en indiquant que laquo le champagne musical nait avec la bouteille raquo

Lrsquoouvrage de M Budd revient longuement et de diverses maniegraveres sur cette erreur Tout

drsquoabord agrave travers un chapitre consacreacute agrave Hanslick Puis en eacutelargissant la focale sur lrsquoerreur telle que

nous lrsquoavons mentionneacutee de maniegravere plus geacuteneacuterale en effet il est trompeur de consideacuterer dans

lrsquoexpeacuterience eacutemotionnelle que nous faisons de la musique qursquoil existe drsquoune part lrsquoexpeacuterience de la

1 Pour les Stoiumlciens plaisir deacuteplaisir appeacutetit peur pour Hobbes appeacutetit deacutesir amour aversion haine joie chagrin pour Descartes admiration-surprise amour haine deacutesir joie tristesse pour Ekman surprise peur colegravere deacutegoucirct tristesse joie (Voir DEONNA TERRONI 2008 p 28-29) 2 Voir BOUCOURECHLIEV 1993 p 11

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

221

musique elle-mecircme et drsquoautre part celle drsquoeacutemotions que lrsquoon eacuteprouve et de ceacuteder ainsi agrave laquo lrsquoheacutereacutesie

de lrsquoexpeacuterience seacuteparable raquo1

Cette remarque est directement lieacutee agrave une autre critique heacuteriteacutee du formalisme hanslickien

puis prolongeacutee par Wittgenstein ou S Langer2 la musique ne saurait ecirctre consideacutereacutee comme un

simple stimulus sa valeur doit aussi ndash et surtout ndash ecirctre jugeacutee pour ce qursquoelle est elle-mecircme

Wittgenstein fait en effet la remarque suivante

On a parfois dit que ce que la musique nous transmet ce sont des sentiments drsquoalleacutegresse de

meacutelancolie de triomphe etc etc et ce qui nous reacutepugne dans cette explication crsquoest qursquoelle semble

dire que la musique est un instrument qui vise agrave produire en nous une succession de sentiments Et on

pourrait en conclure que nrsquoimporte quel autre moyen de produire de tels sentiments ferait pour nous

lrsquoaffaire agrave la place de la musique ndash Agrave une telle explication nous sommes tenteacutes de reacutepondre laquo Ce que la

musique nous transmet crsquoest elle-mecircme raquo3

Les theacuteories expressivistes de maniegravere geacuteneacuterale (et non seulement celles associant

lrsquoexpression et la transmission de lrsquoeacutemotion) sont typiquement susceptibles de tomber sous le coup

de lrsquoheacutereacutesie de lrsquoexpeacuterience seacuteparable Agrave bien des eacutegards de mecircme elles ramegravenent les eacuteveacutenements

musicaux agrave de simples stimuli Or dans le cadre de lrsquoexpeacuterimentation en psychologie musicale les

piegraveces de musiques sont consideacutereacutees et employeacutees tregraves preacuteciseacutement en tant que stimuli La question

qui doit ecirctre poseacutee alors est la suivante lrsquoexpeacuterimentation en psychologie musicale telle qursquoelle

nous est preacutesenteacutee nrsquoadhegravere-t-elle pas de fait agrave un modegravele de theacuteorie expressiviste Si ce nrsquoest pas

le cas en quoi srsquoen diffeacuterencie-t-elle Si crsquoest bien le cas comment reacutepondra-t-elle agrave la critique

formuleacutee par Budd

B24 Musique et eacutemotions neacutegatives

Mentionnons enfin un point qui srsquoil ne fait pas lrsquoobjet drsquoune objection directe de la part de

lrsquoexamen philosophique ndash comme il en va preacuteceacutedemment ndash pourrait srsquoaveacuterer nous semble-t-il le

plus gecircnant pour la pertinence de certains travaux expeacuterimentaux Nous avons fait eacutetat

preacuteceacutedemment drsquoune eacutetude effectueacutee avec lrsquoIRCAM et qui analysait les reacuteactions eacutemotionnelles

selon trois paramegravetres Or Bigand ajoute au sujet de la valence eacutemotionnelle (un des trois

paramegravetres) la preacutecision suivante

1 BUDD 1978 Chap VII sect5 Voir plus haut la section A22 laquo La musique comme langage des affect raquo Voir aussi LEVINSON 1997 p 92 2 LANGER 1951 La position de Langer srsquooppose agrave celle deacutefendue par Deryck Cooke dans The Langage of Music (London 1959) 3 WITTGENSTEIN 1996 p 273 Dans le mecircme ordre drsquoideacutee Wittgenstein note laquo Si je trouve un menuet admirable je ne peux pas dire Prenez-en un autre Il fait le mecircme effet Qursquoentendez-vous par lagrave Ce nrsquoest pas le mecircme raquo WITTGENSTEIN 1992 p 75

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

222

Cet axe ne retrace pas le caractegravere agreacuteable ndash lrsquoagreacuteabiliteacute ndash geacuteneacuteralement rapporteacute dans les

eacutetudes sur les eacutemotions En effet lrsquoune des speacutecificiteacutes de la musique est de pouvoir ecirctre jugeacutee plaisante

mecircme si lrsquoeacutemotion induite est triste crsquoest-agrave-dire mecircme si elle a une valence neacutegative1

Nous nrsquoavons pas lieu de juger de la valeur des raisons ayant conduit agrave un tel choix (elles

peuvent tregraves bien se justifier drsquoun point de vue meacutethodologique) en outre nous pouvons noter

que lrsquoauteur a bien pris acte drsquoun trait essentiel de la musique celui concernant les eacutemotions

neacutegatives En revanche la question se pose de savoir si une telle omission quand bien mecircme elle

serait assumeacutee nrsquoaurait pas des conseacutequences neacutefastes quant agrave lrsquointerpreacutetation que lrsquoon pourrait

donner des reacutesultats obtenus

Cette question des eacutemotions neacutegatives en musique et plus geacuteneacuteralement dans le domaine

artistique a eacuteteacute abordeacutee depuis longtemps Elle est deacutejagrave preacutesente chez Aristote (avec la question de

la trageacutedie et de la catharsis) elle se manifeste aussi par exemple dans lrsquoestheacutetique du Sublime qui

srsquoest deacuteveloppeacutee au XVIIIe siegravecle Le paradoxe drsquoun plaisir eacuteprouveacute agrave lrsquoeacutecoute drsquoune musique eacuteveillant

des eacutemotions deacuteplaisantes a eacuteteacute speacutecifiquement traiteacute par Levinson qui au terme de son article

eacutenumegravere huit laquo reacutecompenses raquo susceptibles drsquoen rendre compte2 Au nombre de ces derniegraveres

figurent par exemple (a) la capaciteacute pour lrsquoauditeur de deacuteguster de savourer en connaisseur des

eacutemotions deacutetacheacutees de leur contexte et consideacutereacutees en elles-mecircmes (b) la compreacutehension de telles

eacutemotions (disposer drsquoune connaissance par le biais de lrsquointrospection) (c) une communion

imaginaire avec le compositeur de lrsquoœuvre (d) la possibiliteacute drsquoappreacutehender lrsquoexpression des

eacutemotions En consideacuterant ces exemples nous remarquons qursquoils pourraient donner lieu agrave chaque

fois agrave des seacuteries drsquoexpeacuterimentations diffeacuterentes Drsquoun autre cocircteacute on peut se demander si ce ne serait

pas une seule et mecircme approche de lrsquoeacutemotion musicale qui est adopteacutee dans les expeacuteriences

reacutealiseacutees agrave savoir celle de lrsquoappreacutehension de lrsquoexpression de lrsquoeacutemotion Or manifestement cela ne

saurait constituer qursquoune facette du problegraveme traiteacute3

Pour conclure sur la question de la psychologie de la musique rappelons que nous ne visons

nullement une critique de principe envers la psychologie expeacuterimentale en musique (et plus

1 BIGAND 2008 p 136 2 LEVINSON 1997 p 99-106 3 De mecircme Levinson mentionne quelles conditions sont neacutecessaires agrave une forte reacuteponse eacutemotionnelle lrsquoappartenance du passage musical agrave un style familier de lrsquoauditeur une attention focaliseacutee sur la musique le fait de srsquoautoriser agrave ecirctre eacutemu (op cit pp 93-95) Certes certaines conditions posent des difficulteacutes (comment par exemple savoir si le sujet de lrsquoexpeacuterience laquo srsquoautorise raquo ou non agrave ecirctre eacutemu ) Pour autant il est clair que ce genre drsquoobservation ne saurait ecirctre tenu pour neacutegligeable pour les expeacuteriences en psychologie de la musique afin de pouvoir tirer des conclusions suffisamment solides sur la question Preacutecisons cependant que certaines expeacuteriences partagent certaines des affirmations faites par Levinson ainsi par exemple Grewe Kopiez et Altenmuumlller deacutecrive le deacuteroulement drsquoune expeacuterience meneacutee en preacutecisant laquo Nous avons essayeacute de garantir que les participants se concentrent sur la musique leurs propres sentiments et la tacircche drsquoobservation raquo (GREWE KOPIEZ ALTENMUumlLLER 2010 p55)

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

223

preacuteciseacutement envers lrsquoapproche neurocognitive) mais souhaitons faire eacutetat de certains manques qui

semblent gecircnants dans le cadre theacuteorique ou philosophique de lrsquoexpeacuterimentation Ces manques

nrsquoinvalident pas les conclusions preacutesenteacutees en ce qui concerne les preacuteoccupations propres agrave la

neuropsychologie (la viseacutee de cette discipline ne concernant pas initialement une interrogation de

type ontologique sur les eacutemotions musicales mais bien souvent des applications pratiques ndash

notamment meacutedicales)1 Pour autant il nous semble que les remarques de caractegravere philosophique

que nous avons indiqueacutees devraient ecirctre prises en compte dans lrsquointeacuterecirct mecircme de futures eacutetudes

expeacuterimentales

B3 LA MUSIQUE ET LA THEacuteORIE DE LrsquoINFORMATION

Lrsquoeacutetablissement drsquoun pont entre psychologie et musique peut srsquoeffectuer agrave partir de

protocoles scientifiques mais les lacunes conceptuelles que reacutevegravele parfois la psychologie

expeacuterimentale invite agrave envisager aussi ce que peut ecirctre une meacutethode en quelque sorte inverse celle

consistant agrave partir de la theacuteorie musicale et agrave chercher agrave quels modegraveles psychologique ou

physiologiques pourraient reacutepondre les pheacutenomegravenes musicaux tels que la theacuteorie les preacutesente

(reacutesolution drsquoune dissonance notes fonctionnelles etc)

Crsquoest agrave une deacutemarche de ce genre que lrsquoon peut identifier lrsquoœuvre de Leonard B Meyer2

qui a voulu examiner en deacutetail comment certaines expeacuteriences affectives pouvaient ecirctre provoqueacutees

par la musique Comme nous lrsquoavons vu plus haut la possibiliteacute drsquoune communication musicale est

conditionneacutee selon Budd par un impeacuteratif eacuteviter lrsquoheacutereacutesie de lrsquoexpeacuterience seacuteparable Cette

communication suppose eacutegalement qursquoil y ait compreacutehension musicale partageacutee par le compositeur

et par lrsquoauditeur

Selon Meyer il existe deux sortes de signification musicale absolue (intra-musicale) ou

reacutefeacuterentielle laquelle concerne la relation de lrsquoœuvre musicale avec des pheacutenomegravenes extra-

musicaux Meyer entend concilier deux conceptions qui semblent opposeacutees le formalisme et ce

qursquoil nomme laquo expressionisme absolu raquo la premiegravere conception se basant sur une signification

absolue intellectuelle et la seconde sur une signification absolue eacutemotionnelle Il propose donc agrave

cette fin une theacuteorie geacuteneacuterale de la nature de lrsquoeacutemotion Sa thegravese est que laquo Lrsquoeacutemotion ou lrsquoaffect est

1 laquo La neuropsychologie est avant tout une discipline clinique Elle a alors un premier but celui de comprendre le deacuteficit drsquoun patient dans sa globaliteacute (SIEROFF 2003 p 311) 2 MEYER Leonard B Emotion and Meaning in Music 1956 Music the Arts and Ideas 1967

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

224

eacuteveilleacute quand une tendance agrave reacutepondre est arrecircteacutee ou inhibeacutee raquo (mais lrsquoinhibition nrsquoest fait

remarquer Budd ni une condition neacutecessaire ni une condition suffisante)1

Le caractegravere plaisant drsquoune expeacuterience eacutemotionnelle deacutepend selon Meyer

de la croyance (ou de la non-croyance) dans la reacutesolution de la tendance inhibeacutee

Selon M Budd La thegravese de Meyer sur la nature de lrsquoeacutemotion est incorrecte mais son

interpreacutetation de laquo la maniegravere par laquelle la structure musicale peut geacuteneacuterer de lrsquoeacutemotion par une

reacuteponse estheacutetique agrave la musique raquo conserve son inteacuterecirct Comment Meyer deacutefinit lrsquoeacuteveil musical de

lrsquoeacutemotion chez un auditeur comprenant la signification absolue Au sein drsquoun style donneacute certaines

suites sont plus probables que drsquoautres si une attente provoqueacutee par un stimulus (musical)

demeure inconsciente la tension est eacuteprouveacutee comme un affect Au sein drsquoun style de musique

donneacute les mecircmes processus conduiront selon le genre drsquoauditeur concerneacute agrave des attitudes

diffeacuterentes

Lrsquoinhibition drsquoune tendance agrave reacutepondre ou au niveau conscient la frustration de lrsquoattente est

la base de la reacuteponse affective et de la reacuteponse estheacutetique intellectuelle agrave la musique () Alors que le

musicien confirmeacute attend consciemment la reacutesolution attendue drsquoun accord de septiegraveme de dominante

le musicien non confirmeacute mais exerceacute ressentira le retard comme un affect2

Afin de caracteacuteriser les expeacuteriences susceptibles drsquoecirctre communiqueacutees par la musique

Meyer srsquoappuie sur la theacuteorie de lrsquoinformation3 Il se base sur les concepts techniques de laquo message raquo

laquo information raquo laquo bruits raquo ou laquo redondance raquo Pour reacutesumer la thegravese de Meyer il y a signification

musicale lorsque quelque chose advient de moins probable que ce qui eacutetait attendu en drsquoautres

termes la musique est aussi significative qursquoelle est informative elle contient par ailleurs des

redondances consideacuterables

Meyer entend expliquer au moyen de sa thegravese sur la signification musicale la diffeacuterence

essentielle entre musiques raffineacutee et primitive elle tient agrave la rapiditeacute de la satisfaction drsquoune

inclination On remarquera toutefois que certaines œuvres musicales syntaxiquement simples sont

tregraves eacutemouvantes et peuvent donc avoir une grande valeur musicale

M Budd formule une objection qui pourrait se reacuteveacuteler insurmontable pour la theacuteorie de

Meyer drsquoapregraves cette derniegravere en effet la porteacutee musicale drsquoune œuvre devrait deacutecroitre agrave mesure

que lrsquoauditeur en devient plus familier or il semble bien qursquoil nrsquoen va pas ainsi Agrave cela la theacuteorie

de Meyer preacutesente cependant plusieurs reacutefutations le rocircle de lrsquooubli de la modification perpeacutetuelle

1 MEYER LB 1961 p 14 31 2 MEYER LB 1961 p 43 40 3 Essentiellement sur les travaux de Warren Weaver coauteur avec Claude Shannon de The Mathematical Theory of Communication 1949

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

225

de lrsquoexpeacuterience musicale passeacutee la varieacuteteacute des exeacutecutions un oubli deacutelibeacutereacute par lrsquoauditeur de ce

qursquoil sait de lrsquoœuvre Ainsi en deacutepit de ses failles on peut consideacuterer que la theacuteorie de Meyer

demeure stimulante1 [Voir BUDD 1978 Chap VIII sect 13]

Drsquoune maniegravere plus geacuteneacuterale il apparaicirct que les pistes exploreacutees faisant intervenir la

recherche scientifique en psychologie ne manquent ni de valeur ni drsquointeacuterecirct Neacuteanmoins leurs

limites sont eacutegalement aveacutereacutees Crsquoest donc lrsquoideacutee mecircme drsquoune conception des eacutemotions musicales

envisageacutee sous lrsquoangle drsquoune simple relation de cause agrave effet qui doit ecirctre reacuteexamineacutee

C SPEacuteCIFICITEacute DES EacuteMOTIONS MUSICALES

Jusqursquoagrave preacutesent nous avons envisageacute diverses maniegraveres de penser lrsquoarticulation des

eacutemotions et de la musique Les conceptions peuvent parfois apparaicirctre comme opposeacutees ou tout

au moins inconciliables Nous pouvons ainsi constater qursquoil existe tout un panel de possibiliteacutes

concernant la relation entre eacutemotions et musique Toutefois ces conceptions consistent drsquoune

maniegravere ou drsquoune autre agrave consideacuterer drsquoune part un pheacutenomegravene actif (une eacutemotion) et drsquoautre part

la musique En effet mecircme si lrsquoon oppose agrave une thegravese expressiviste le formalisme tel qursquoexposeacute par

Hanslick par exemple en deacutepit de lrsquoopposition concernant le fait que lrsquoeacutemotion soit effectivement

(ou non) transmise par la musique ce sont deux objets distincts qui sont consideacutereacutes dans les deux

cas

Mais il y existe une autre maniegravere drsquoentendre ce que lrsquoon nomme une laquo eacutemotion musicale raquo

celle consistant agrave srsquointerroger sur des eacutemotions qui nrsquoexisteraient pas autrement qursquoen lien avec la

musique voire sur la possibiliteacute que toute laquo eacutemotion musicale raquo soit de ce genre Il convient donc

de srsquointerroger sur le cas drsquoeacutemotions speacutecifiquement musicales

C1 IDEacuteE DrsquoUN EacuteTAT EacuteMOTIONNEL UNIQUE

Une premiegravere maniegravere de rendre compte drsquoune telle speacutecificiteacute est drsquoenvisager que

nrsquoexisterait qursquoune et une seule eacutemotion proprement musicale On peut penser par exemple agrave un

eacutetat associeacute agrave la contemplation estheacutetique ou au plaisir intellectuel que lrsquoon prend agrave laquo comprendre raquo

1 Voir BUDD 1978 Chap VIII sect 13

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

226

la musique (agrave en identifier tel thegraveme ou certaines variations subtiles par exemple) Cette ideacutee drsquoune

eacutemotion musicale unique peut ecirctre envisager de diverses maniegraveres

C11 Les eacutemotions et lrsquoeacutemotion musicale

Afin drsquoeacuteviter lrsquoeacutecueil de lrsquoheacutereacutesie de lrsquoexpeacuterience seacuteparable une option consiste agrave prendre

lrsquoexpression laquo eacutemotion musicale raquo au pied de la lettre crsquoest-agrave-dire agrave envisager qursquoune eacutemotion

musicale est effectivement une eacutemotion en tant que telle et aucunement la laquo transmission raquo drsquoune

eacutemotion extra-musicale Une telle conception se manifeste parfois chez certains compositeurs

Ainsi la musique provoquerait pour Debussy un eacutetat drsquoeacutemotion qui lui est speacutecifique1

On connait eacutegalement lrsquoideacutee que se fait Stravinsky de lrsquoart musical ou tout au moins cette

ceacutelegravebre et si radicale formule qui ferait presque passer Hanslick pour un partisan de lrsquoestheacutetique du

sentiment

Je considegravere la musique par son essence impuissante agrave exprimer quoi que ce soit un

sentiment une attitude un eacutetat psychologique un pheacutenomegravene de la nature etc2

Preacutecisons toutefois que ce jugement srsquoinscrit dans une conception bien particuliegravere (pour

ne pas dire une meacutetaphysique) agrave laquelle adheacuterait Strasvinsky une conception assez peu connue et

que Souvtchninsky a qualifieacute de laquo rationalisme mystique raquo3 Le travail du compositeur consiste agrave

eacutetablir un ordre lequel produira une eacutemotion particuliegravere lagrave aussi4

Ainsi nous pourrions donner agrave lrsquoideacutee drsquoeacutemotion musicale le sens drsquoune eacutemotion unique

Encore faudrait-il preacuteciser en quoi consiste cette eacutemotion unique On trouvait deacutejagrave en effet dans

la Gregravece homeacuterique la notion de terpsis qualifiant une joie franche et partageacutee On peut aussi

envisager ce genre drsquoeacutemotion ou de plaisir bien speacutecifique que lrsquoon pourrait qualifier de

contemplation estheacutetique Une telle notion preacutesente dans les eacutecrits de Boris de Schloezer5 est

largement exposeacutee par Edmund Gurney

1 laquo Cette supposition est tireacutee drsquoune remarque de Monsieur Croche pour qui laquo La musique est un total de forces eacuteparses On en fait une chanson speacuteculative raquo (DEBUSSY 1987 p 52) Aussi drsquoapregraves R Muller et F Fabre la conception de Debussy est que laquo Le but nrsquoest pas que lrsquoauditeur saisisse des structures ou deacutechiffre des messages () mais qursquoil atteigne cet eacutetat de recircve et drsquoeacutemotion qursquoon ne trouve qursquoen musique le total drsquoeacutemotion reacutepondant au total des forces le total drsquoeacutemotions que peut donner une mise en place harmonique est introuvable en quelque art que ce soit raquo (MULLER FABRE 2013 p 50) 2 STRASVINSKY Igor Chroniques de ma vie 1935 reacuteeacuted Paris Denoeumll 1971 p 63 3 Ce systegraveme laquo dont lrsquoideacutee fondamentale consiste dans le projet de reconstitution psycho-physiologique des pegraveres et des ancecirctres est baseacute sur une theacuteologie agrave la fois eschatologique et eacutethique et sur une conception pragmatique de lrsquoorganisation de la vie humaine raquo SOUVTCHINSKY 2004 p 196 4 MULLER FABRE 2013 p 51 5 Muller et Fabre notent que pour B de Schloezer laquo Si les eacuteleacutements affectifs se voient reacutehabiliteacutes ce nrsquoest pas comme drsquoordinaires eacutetats drsquoacircme (du compositeur de lrsquointerpregravete de lrsquoauditeur) mais comme effets sur la sensibiliteacute et dans le temps drsquoun travail de saisie intellectuelle des formes et structures raquo MULLER FABRE 2013 p 54

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

227

C12 Le laquo mouvement ideacuteal raquo

Contrairement agrave Hanslick Gurney1 ne nie pas lrsquoexistence des eacutemotions musicales au

contraire il existe selon lui une eacutemotion agreacuteable et qui est speacutecifiquement musicale2

Nous reacuteagissons agrave la musique et plus preacuteciseacutement aux formes meacutelodiques (lesquelles

constituent les uniteacutes cardinales de la musique) sans pouvoir nous reacutefeacuterer agrave des formes similaires

provenant du monde naturel Il existerait donc une nature tout agrave fait propre agrave la forme musicale

la faculteacute musicale unique relegraveve drsquoun processus de perception de la forme musicale dans son

eacutevolution dans la succession de ses moments Gurney nomme ce processus laquo mouvement ideacuteal raquo

La musique produit donc un effet une impression dans la mesure non pas ougrave elle exprime une

eacutemotion (extra-musicale) mais du fait qursquoelle produit lrsquoeacutemotion qui lui est speacutecifique et qui reacutesulte

de lrsquoappreacuteciation de la beauteacute musicale cette eacutemotion est donc inconnue en dehors de la musique

Gurney envisagea une explication agrave cette eacutemotion speacutecifiquement musicale une

explication puiseacutee dans la theacuteorie de Darwin3 qui suggeacuterait que laquo le pouvoir de produire des sons

musicaux fut employeacute au niveau du deacuteveloppement preacute-humain agrave des fins sexuelles raquo4

La theacuteorie de Gurney se compose ainsi de deux thegraveses principales (a) il existe une espegravece

drsquoeacutemotion propre agrave la musique (b) dont la source est lrsquoexcitation sexuelle primitive Mais ces deux

thegraveses posent problegraveme

Concernant la source laquo preacute-humaine raquo de lrsquoeacutemotion musicale ce qui est commun agrave

lrsquoeacutemotion musicale que nous connaissons aujourdrsquohui et agrave son origine lointaine ne consiste pas en

telle ou telle forme meacutelodique mais dans le sens de ce laquo mouvement ideacuteal raquo toujours susceptible

de nous mettre en contact avec la source eacutemotionnelle primitive Ne pouvant toutefois rendre

compte de la possibiliteacute drsquoun tel contact Gurney finit par exclure cette thegravese

Contre lrsquoautre thegravese qui affirme lrsquoexistence drsquoune eacutemotion musicale speacutecifique plusieurs

critiques peuvent ecirctre formuleacutees comme le fait que lrsquouniciteacute de cette eacutemotion unique ne rend pas

compte de la varieacuteteacute des reacuteponses eacutemotionnelles ou le fait que lrsquoon puisse prendre du plaisir sans

eacuteprouver drsquoeacutemotion

Pour Gurney attribuer une qualiteacute eacutemotionnelle agrave la musique signifie que la musique

provoque lrsquoeacutemotion non qursquoelle lrsquoexprime

1 GURNEY Edmund The Power of Sound 1880 2 laquo Gurney croyait qursquoil existe une espegravece particuliegravere drsquoeacutemotion agreacuteable que nous eacuteprouvons quand et seulement quand () une forme meacutelodique et eacuteprouveacutee comme belle raquo BUDD 1978 chap IV sect 2 2015 p 107 3 DARWIN The Descent of Man 1874 4 BUDD 1978 IV sect6 2015 p 112 Voir plus haut A21 laquo Le rocircle de la voix raquo

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

228

Il nrsquoest pas neacutecessaire que le sentiment qui reacuteside en nous soit le mecircme que la qualiteacute attribueacutee

agrave la musique le sentiment speacutecial correspondant agrave la musique meacutelancolique est la meacutelancolie mais le

sentiment speacutecial correspondant agrave la musique capricieuse ou humoristique nrsquoest pas le caractegravere

capricieux ou humoristique mais la surprise ou lrsquoamusement1

Gurney oppose en outre une seacuterie drsquoarguments contre lrsquoideacutee selon laquelle la musique

consisterait agrave exprimer clairement telle ou telle eacutemotion (la musique eacutetant consideacutereacutee comme laquo art

de lrsquoexpression deacutefinissable raquo) la belle musique nrsquoexprime tregraves souvent aucune eacutemotion

deacutefinissable raquo certains traits associeacutes agrave lrsquoexpression drsquoune eacutemotion peuvent ecirctre preacutesents sans que

la musique produise drsquoeffet lrsquoexpression que revecirct la musique peut varier selon les personnes

C2 EXPRESSION OU EacuteVEIL DES EacuteMOTIONS PAR LA MUSIQUE

Le problegraveme de la relation entre expression drsquoune eacutemotion par la musique et deacuteclenchement

de cette mecircme eacutemotion chez lrsquoauditeur consiste agrave savoir srsquoil est vrai que le fait mecircme drsquoexprimer

(de traduire de laquo repreacutesenter raquo) une eacutemotion donneacutee aura bien pour effet de faire eacuteprouver cette

mecircme eacutemotion Il ne se posera toutefois pas dans les mecircmes termes selon la maniegravere dont est

conccedilue la musique Si elle est mise au service drsquoun discours qui lui est exteacuterieur comme le texte

drsquoune cantate par exemple il se pourrait que le problegraveme se dissipe pour ainsi dire de lui-mecircme

pour diverses raisons la charge eacutemotionnelle peut ecirctre porteacutee avant tout par le discours verbal et

la musique nrsquointerviendrait que comme une sorte de compleacutement drsquoinformation on peut juger que

les effets reconnus agrave la musique (notamment dynamiques comme sa capaciteacute agrave apaiser ou agrave creacuteer

une tension) suffiront agrave fournir un contexte en lien avec lrsquoaffect propre au texte la repreacutesentation

directe (usage drsquoune musique imitative) peut ecirctre rechercheacutee pour elle-mecircme

Si en revanche crsquoest la musique qui est conccedilue comme eacutetant le discours le problegraveme se

pose car lrsquoexpression musicale drsquoun affect pourrait eacutechouer ndash ne pas donner lieu chez lrsquoauditeur agrave

la reacuteponse eacutemotionnelle semblable agrave lrsquoaffect exprimeacute

C21 Ethos et pathos musical selon Nietzsche

1 BUDD 1978 IV sect10 2015 p 121 GURNEY 1880 p 131 n

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

229

Nietzsche avait perccedilu lrsquoenjeu traversant la musique de son temps et sa capaciteacute agrave ecirctre agrave la

hauteur du statut de laquo langage des eacutemotions raquo qui lui eacutetait souvent accordeacute Et crsquoest avec des notions

emprunteacutees agrave la rheacutetorique qursquoil a poseacute le problegraveme

Avant Wagner la musique avait dans lrsquoensemble drsquoeacutetroites limites elle se rapportait aux eacutetats

durables de lrsquorsquohomme agrave ce que les Grecs appellent lrsquoethos et nrsquoavait commenceacute qursquoavec Beethoven agrave

deacutecouvrir la langue du pathos du vouloir passionneacute des drames qui se deacuteroulent agrave lrsquointeacuterieur de lrsquohomme

Auparavant telle humeur tel eacutetat drsquoacircme reacutesolu ou serein recueilli ou repentant devaient se reacuteveacuteler par

des sons telle frappante monotonie de la forme dont la dureacutee se prolongeait avait pour but drsquoamener

lrsquoauditeur agrave telle interpreacutetation et agrave le transposer finalement dans la mecircme humeur1

Nietzsche qui souscrit agrave lrsquoideacutee drsquoun langage originaire deacutejagrave formuleacutee par Rousseau et

deacutefendue par les poegravetes romantiques allemands2 et qui avait repris agrave son compte la meacutetaphysique

de Schopenhauer emploie le couple ethospathos afin de mettre en eacutevidence une confusion agrave laquelle

se trouve confronteacutee la musique laquo absolue raquo instrumentale crsquoest-agrave-dire celle qui ne peut compter

que sur ses propres ressources Cette confusion repose sur une distinction entre drsquoune part un ethos

musical (celui accordeacute aux modes par exemple ou agrave aux rythmes de danse chez Mattheson) qui

renvoie selon notre vocabulaire actuel agrave une disposition eacutemotionnelle et drsquoautre part un pathos

musical de nature eacutequivoque car on ne sait srsquoil doit ecirctre identifieacute aux anciennes figures de

rheacutetorique musicales (comme la pathopoeia) ou agrave une compreacutehension plus profonde du mouvement

propre agrave la passion Or dans le cas drsquoune musique pure crsquoest cette derniegravere acception du pathos

musical qui doit ecirctre retenue

Nietzsche explique que jusqursquoagrave Beethoven et Wagner la musique repreacutesente un ethos crsquoest-agrave-

dire un eacutetat drsquoacircme (Stimmung) et non pas un pathos crsquoest-agrave-dire une passion La repreacutesentation de lrsquoethos

est celle drsquoun eacutetat drsquoacircme fixe statique et figeacute alors que la repreacutesentation du pathos est la repreacutesentation

du mouvement continu au sein duquel cet eacutetat drsquoacircme se deacuteploie Ce qui drsquoailleurs caracteacuterise la musique

de Beethoven ajoute Nietzsche crsquoest qursquoil cherche agrave peindre le pathos au moyen de lrsquoethos Autrement

dit il ne deacutecrit pas le mouvement par lequel la passion passe par divers eacutetats ou moments drsquoune maniegravere

continue mais il isole dans ce cours continu diffeacuterents eacutetat statiques qursquoil conserve agrave titre drsquoimages fixes

en les sortant du mouvement dans lesquelles elles sont prises3

1 Nietzsche Wagner agrave Bayreuth sect 9 in NIETZSCHE 1990 p 151-152 2 laquo Nietzsche oppose agrave notre langage ordinaire reacutesultat solidifieacute drsquoun processus de constitution le langage originaire de lrsquohumaniteacute dont notre langage ordinaire conserve encore quelque chose () Si le mot agrave lrsquoorigine peut renvoyer agrave quelque chose crsquoest preacuteciseacutement parce que le support sonore conserve quelque chose de ce agrave quoi il reacutefegravere En ce sens ce langage nrsquoest pas conceptuel mais musical raquo DUFOUR 2005a p 84 3 DUFOUR 2005a p 85

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

230

Le reproche adresseacute par Nietzsche agrave Beethoven correspond mutatis mutandis agrave celui que

lrsquoon pourrait adresser abusivement agrave la rheacutetorique musicale ndash reacuteduire le mouvement drsquoune passion

agrave une figure musicale conventionnelle (agrave un mouvement abreacutegeacute en quelque sorte)1 ndash degraves lors que

lrsquoon oublierait que la figure de rheacutetorique musicale fonctionne en compleacutementariteacute du texte verbal

En revanche si lrsquoon conccediloit la musique comme un art autonome la repreacutesentation drsquoun affect par

le recours agrave une simple figure conventionnelle risque drsquoecirctre insuffisant

C22 Une seacutemantique musicale

En effet affirmer que drsquoune maniegravere geacuteneacuterale lrsquoexpression drsquoun affect par le musicien

(compositeur ou interpregravete) deacuteclencherait ce mecircme affect chez le public est abusif Comme nous

avons pu le voir que ce soit chez les Grecs ou Moyen-acircge et mecircme dans la penseacutee de la musica

poetica les effets ou pouvoirs de la musique sont envisageacutes comme des faculteacutes propres agrave la

musique non le reacutesultat de lrsquoexpression drsquoun affect

Il est neacutecessaire de savoir en quel sens on entend lrsquoexpression de laquo langage raquo pouvant ecirctre

employeacute pour la musique cette question faisant alors apparaicirctre la difficulteacute qursquoil y a de maniegravere

geacuteneacuterale agrave savoir ce que lrsquoon deacutesigne par langage Si lrsquoon envisage qursquoil srsquoagit plus que drsquoune

meacutetaphore il faudrait alors savoir jusqursquoougrave lrsquoon peut pousser la comparaison2 Par exemple si lrsquoon

affirme que la musique est un veacuteritable langage tout comme lrsquoest le langage naturel on devrait en

principe ecirctre en mesure drsquoopeacuterer des traductions effectuer des versions ougrave lrsquoon laquo traduirait raquo la

Symphonie pastorale ou une autre œuvre en langue franccedilaise3 ainsi que des thegravemes en pouvant

traduire musicalement non seulement un poegraveme mais le mode drsquoemploi drsquoun appareil meacutenager4

Le problegraveme est donc de savoir si la musique possegravede effectivement des eacuteleacutements comme

une syntaxe un vocabulaire une composante seacutemantique etc Dufour admet que lrsquoon pourrait

attribuer agrave la musique les premiegraveres caracteacuteristiques

1 On remarquera en effet si lrsquoon pousse agrave son terme lrsquoobservation de Nietzsche qursquoil convient de remplacer la repreacutesentation musicale drsquoun mouvement par le mouvement propre agrave la musique de choisir la laquo preacutesentation raquo drsquoun mouvement et non de sa laquo re-preacutesentation raquo (Pour reprendre la distinction classique entre Darstellung et Vorstellung) 2 laquo Au sens large du mot langage il est incontestable que la musique est un langage crsquoest-agrave-dire un systegraveme de signes (intervalles plutocirct que notes) avec des regravegles drsquoemploi Mais on ne peut nullement en conclure que la musique soit une langue au mecircme titre que les langues naturelles ou que la langue des signes () drsquoun autre cocircteacute un texte musical ne peut jamais ecirctre traduit en un autre systegraveme de signes on traduit un texte de Cervantegraves drsquoespagnol en franccedilais on traduit pour les sourds un exposeacute oral en langue des signes on ne traduit pas une partition Lrsquoimpossibiliteacute de traduire interdit au langage musical drsquoecirctre appeleacute une langue au sens des langues humaines La possibiliteacute du narratif musical est donc deacutejagrave bien compromise raquo SEVE 2002 p266-267 3 laquo Eacutelegraveve un Tel voulez-vous me traduire en franccedilais le 1er Mouvement du dernier Quatuor de Schubert Vous savez que je ne veux pas drsquoanalyse musicale ni de biographie ni de psychanalyse ni de bavardage poeacutetique Non je veux une vraie une bonne traduction En franccedilais En franccedilais correct raquo TARDIEU Jean Obscuriteacute du jour Genegraveve Skira 1974 Citeacute par DUFOUR 2005 p 13 4 Crsquoest un cas de ce genre qui est proposeacute par Hergeacute lorsque dans Les cigares du pharaon Tintin sculpte une trompe avec laquelle il communique agrave des eacuteleacutephants Tintin fournit drsquoailleurs un premier cours laquo Ce nrsquoest pas si compliqueacute drsquoailleurs lrsquoeacuteleacutephant Sol la si do signifie oui Do si la sol non Agrave boire srsquoexprime par sol sol fa fa Eacutevidemment le plus difficile crsquoest drsquoattraper lrsquoaccent raquo

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

231

Le vocabulaire ce sont les notes et la syntaxe ce sont les lois qui reacutegissent les rapports entre

les sons et qui permettent donc de les assembler ndash en somme les traiteacutes drsquoharmonie pour ce qui est de

la musique tonale lesquels enseignent non pas ce qui est laquo beau raquo mais ce qui est laquo correct raquo par

opposition avec ce qui est laquo erroneacute raquo1

Il reste que cette deacutenomination des regravegles musicales sous le terme de laquo syntaxe raquo ne vaut lagrave

aussi que si lrsquoon accorde un sens restreint agrave ce mot on peut par prudence parler plutocirct drsquoune

laquo quasi-syntaxe raquo crsquoest-agrave-dire drsquoun ensemble de regravegles moins contraignant qursquoune syntaxe dans le

langage verbal2 Il nrsquoest pas assureacute non plus que lrsquoexpression de laquo vocabulaire musical raquo ait plus de

valeur qursquoun usage simplement meacutetaphorique

Evidemment si la musique nrsquoest pas un veacuteritable langage elle ne possegravede pas un veacuteritable

vocabulaire Et crsquoest bien le cas les laquo significations raquo de ce que lrsquoon estime ecirctre ses termes de base ne

neacutecessitent pas drsquoecirctre apprises comme les significations des mots drsquoun langage ndash qui sont deacutetermineacutes

conventionnellement ndash neacutecessitent drsquoecirctre apprises on nrsquoa pas besoin non plus de srsquoen souvenir ndash

comme il le faut pour les significations des mots ndash afin de comprendre leurs usages3

On constera que bien des traits grammaticaux proprement linguistiques (comme la

personne le temps le cas etc) sont difficiles agrave envisager dans le cas de la musique De mecircme la

musique est-elle en mesure de formuler des termes conceptuels ou des termes indexicaux (laquo je raquo

laquo maintenant raquo laquo ici raquo etc) Lrsquoobstacle majeur agrave lrsquoideacutee que la musique soit bien un langage est

drsquoordre seacutemantique Aussi une seacutemantique musicale ne peut au mieux preacutetendre fonctionner qursquoagrave

un niveau laquo eacuteleacutementaire raquo comme lrsquoindique A Boucourechliev

En effet il existe une seacutemantique musicale eacuteleacutementaire qui peut engendrer la confusion dans

la mesure ougrave elle peut infleacutechir ou laquo teinter raquo ce qursquoelle prend pour laquo le sens raquo (qursquoelle nrsquoest pas) Elle

fonctionne agrave un niveau trop sommaire et surtout trop geacuteneacuteral alors que le sens immanent est

absolument singulier et irreacuteductible agrave un signe une formule Cette seacutemantique eacuteleacutementaire est manifesteacutee

par des figures qui ont traverseacute lrsquohistoire jusqursquoagrave nous () un catalogue de ces figures-formules avait

mecircme eacuteteacute dresseacute au XVIIIe siegravecle agrave lrsquousage des compositeurs4

1 DUFOUR 2005b p 45 2 laquo Il ne faut pas surestimer le rapport entre la syntaxe du langage naturel et la quasi-syntaxe qui est en jeu dans la perception de la musique Notamment on doit encore montrer que les eacuteleacutements quasi-syntaxiques de la musique jouent un rocircle comparable agrave celui que jouent les eacuteleacutements syntaxiques drsquoun langage raquo CASATI DOKIC 1998 p 128 3 BUDD 1978 Chap VII sect 1-4 4 BOUCOURECHLIEV 1993 p 10-11

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

232

Boucourechliev preacutecise que de telles figures permettent de connoter des eacutemotions telles

que la tristesse (par chromatisme descendant) lrsquoheacuteroiumlsme la joie etc1 On voit bien ici ce que doit

lrsquoideacutee drsquoune signification musicale aux traiteacutes de poeacutetique musicale Et lrsquoon devra remarquer que ces

laquo significations raquo concernant les affects relegravevent largement de conventions valables pour une culture

bien particuliegravere Jean-Jacques Nattiez pourtant attacheacute agrave lrsquoideacutee qursquoil puisse exister une signification

musicale remarque que lrsquoexistence drsquoindices extra-musicaux est indispensable2 La musique ne peut

donc pas au-delagrave du simple usage meacutetaphorique ecirctre qualifieacutee de langage3

Face agrave cette situation lrsquoideacutee de signification musicale nrsquoest pas pour autant abandonneacutee On

la retrouve par exemple dans des courants issus de la seacutemiotique comme la narratologie musicale

La theacuteorie proposeacutee par Langer voyant la musique comme symbole incomplet cherche eacutegalement

agrave prendre en compte cet obstacle seacutemantique On mentionnera enfin la conception exposeacutee par

Francis Wolff qui voit un preacutejugeacute deacutesignatif dans lrsquoobstacle seacutemantique laquo lrsquoideacutee que signifier crsquoest

forceacutement nommer raquo Wolff reprend drsquoune certaine maniegravere lrsquoideacutee deacuteveloppeacutee par Nietzsche selon

laquelle crsquoest le mouvement qui est lrsquoobjet de la musique car laquo elle ne figure pas des choses mais

des eacuteveacutenements purs de toute chose raquo4 Dans une telle perspective les notions de langage et de

discours musicaux peuvent trouver leur acception speacutecifique

Toute musique repreacutesente une succession agrave la fois neacutecessaire et inattendue drsquoeacuteveacutenements dans

un monde ideacuteal Nous comprenons cet ordre rationnel et nous y entendons parfois lrsquoexpression des

eacutemotions attentes deacuteceptions deacutesirs et craintes de celui qui le repreacutesente Crsquoest en effet ainsi que

srsquoeacuteclaire le rapport entre laquo discursiviteacute raquo musicale et laquo expressiviteacute raquo Ce que repreacutesente la musique le

quoi crsquoest ce monde imaginaire purement verbal drsquoeacuteveacutenements rationnellement lieacutes et la maniegravere dont

elle le repreacutesente le comment est adverbiale ce sont les manifestations exteacuterieures de lrsquoacte mecircme de le

repreacutesenter ndash doucement violemment joyeusement tristement etc5

1 Op cit p 11 2 laquo une association seacutemantique plus preacutecise [qursquoun aspect eacutemotionnel dans le caractegravere drsquoune musique] entre cette musique et un objet ou une situation nrsquoest possible que si un eacuteleacutement contextuel ndash sceacutenographique ou linguistique ndash vient reacuteduire le nombre de connotations possibles associeacutees agrave cette musique au point parfois de reacuteduire cette prolifeacuteration de significations potentielles agrave un deacutenotation stable raquo Voir DUFOUR 2005b p 54-55 3 laquo En reacutesumeacute si la musique a un sens ou une signification il doit srsquoagir drsquoun sens non naturel puisqursquoil est saisi par lrsquoauditeur il nrsquoest pas laquo dans la musique raquo indeacutependamment de lui Le paradigme du sens non naturel est le sens linguistique qui est par deacutefinition conceptuel Mais le deacutefenseur de la thegravese selon laquelle la musique repreacutesente soutient typiquement que ce qursquoelle repreacutesente est laquo ineffable raquo et donc non conceptuel Toute la difficulteacute consiste donc pour lui agrave deacutefinir une notion de sens musical qui est non conceptuel mais qui ne se reacuteduit pas agrave la signification naturelle () La musique nrsquoest pas un langage car le langage est une structure ougrave lrsquoeacuteleacutement syntaxique deacutepend eacutetroitement de lrsquoeacuteleacutement seacutemantique ce qui nrsquoest pas le cas pour la musique raquo CASATI DOKIC 1998 p 132 135 4 laquo Nous entendons que la musique parle mais sans noms elle parle pour ainsi dire un langage purement verbal drsquoeacuteveacutenements De lagrave lrsquoimpossibiliteacute ougrave nous nous trouvons de deacutesigner ce dont elle parle () On dira que crsquoest lagrave lrsquoincompleacutetude de la musique puisqursquoelle eacutechoue agrave deacutesigner par des noms ou agrave repreacutesenter par des images On pourrait dire aussi bien que crsquoest sa compleacutetude ou mecircme sa perfection propre sans rien pouvoir nommer elle parvient agrave nous parler et sans figurer aucune chose elle reacuteussit agrave repreacutesenter Car crsquoest la compleacutetude mecircme drsquoun langage ideacuteal de ne recourir qursquoagrave des verbes comme la musique raquo WOLFF 2015 p 291 5 WOLFF 2015 p 291-292

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

233

Pour autant on voit difficilement comment lrsquoobstacle seacutemantique peut ecirctre entiegraverement

leveacute la musique nrsquoeacutetant pas un langage la notion de laquo langage des eacutemotions raquo est alors difficilement

utilisable afin rendre compte des eacutemotions musicales Ce qui suppose drsquoenvisager drsquoautres pistes

que celles de lrsquoexpression drsquoun contenu (les eacutemotions) par un langage (la musique)

C23 Deacutebat actuel sur lrsquoexpression et lrsquoeacuteveil des eacutemotions

Lrsquoarticulation entre expression et eacuteveil de lrsquoeacutemotion par la musique donne lieu tout

particuliegraverement depuis les derniegraveres deacutecennies agrave un deacutebat qui nrsquoest pas acheveacute Plusieurs auteurs

proposent une conception des eacutemotions musicales qui drsquoune maniegravere ou drsquoune autre les

distinguent drsquoeacutemotions extra-musicales simplement exprimeacutees par la musique

Dans une perspective formaliste Peter Kivy rejoint en partie la conception deacutefendue par

Gurney agrave travers le concept de laquo mouvement ideacuteal raquo Pour Peter Kivy les eacutemotions musicales ne

sont pas des copies drsquoeacutemotions indeacutependantes de la musique mais des eacutemotions au plein sens du

terme des eacutemotions speacutecifiques qui caracteacuterisent notre expeacuterience de la musique En revanche agrave

la diffeacuterence de Gurney nous nrsquoavons pas affaire agrave une et une seule eacutemotion speacutecifique qui serait

lieacutee au plaisir de la contemplation musicale il peut exister au contraire une infiniteacute de sortes de

tristesse dont les nuances sont agrave chaque fois associeacutees agrave la speacutecificiteacute de lrsquoœuvre Une telle

approche impliquant la perception de lrsquoobjet de lrsquoeacutemotion (en lrsquooccurrence la musique elle-mecircme)

ainsi que les repreacutesentations et croyances qui lui sont associeacutees1 se place dans le cadre drsquoun theacuteorie

cognitiviste des eacutemotions (et des eacutevaluations cognitives)

On peut envisager une raison par laquelle la musique pourrait en un sens eacuteveiller une

eacutemotion passant aussi mais drsquoune autre maniegravere par la reconnaissance drsquoune eacutemotion Il srsquoagit

drsquoune explication proposeacutee par Aaron Ridley qui tiendrait agrave la relation laquo meacutelismatique raquo de la

musique agrave la voix humaine

la musique expressive est ce qui en vertu de sa ressemblance avec les tons les inflexions et les

accents de la voix humaine expressive induit dans lrsquoesprit de lrsquoauditeur une voix semblable La musique

expressive preacutesente une relation meacutelismatique agrave la voix humaine expressive () Nous deacutecrivons les

lignes meacutelodiques comme laquo soupirantes raquo et laquo chuchotantes raquo laquo geacutemissantes raquo () laquo deacuteclamatoires raquo

1 KIVY 2001 p 102

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

234

laquo enjocircleuses raquo et laquo hysteacuterique raquo Dans la majoriteacute des cas lorsque la description convient le contour de

la meacutelodie () sera meacutelismatique1

On retrouve dans cette approche (qualifieacutee de contour theory par Kivy) la conception

preacuteceacutedemment envisageacutee par Scheibe exposeacutee par Rousseau et partiellement reprise par Darwin

Il nrsquoy a pas imitation meacutetaphorique de la passion mais imitation directe de la voix dans laquelle

srsquoexprime un affect2 On peut toutefois se demander comme le fait Budd si la production drsquoune

œuvre drsquoart sonnant directement comme lrsquoexpression vocale drsquoune eacutemotion preacutesenterait un grand

inteacuterecirct artistique

Certainement notre attitude envers une telle œuvre serait tregraves diffeacuterente de notre attitude

concernant lrsquoexpression musicale de lrsquoeacutemotion Il est probable que nous ne serions pas passionneacutes agrave

lrsquoeacutecoute drsquoune œuvre de cette espegravece speacutecialement si lrsquoeacutemotion sur laquelle les manifestations audibles

eacutetaient baseacutees se trouvaient ecirctre le deacutecouragement ou la deacutetresse Les sons par lesquels les gens

expriment leur chagrin par exemple sont typiquement des choses qursquoen elles-mecircmes nous ne voudrions

pas entendre3

Dans les cas que nous venons de voir le point central consiste dans le fait de reconnaicirctre

un affect exprimeacute Il existe toutefois drsquoautres theacuteories qui cherchent agrave rendre compte des effets que

peut susciter lrsquoexpression musicale des eacutemotions On mentionnera tout drsquoabord une thegravese deacutefendue

par Stephen Davies4 et nommeacutee laquo theacuteorie de la contagion raquo par Kivy selon laquelle les proprieacuteteacutes

eacutemergentes de lrsquoexpressiviteacute musicale deacutependent drsquoune similariteacute entre caractegraveres dynamiques

proprement musicaux et certains comportements humains 5 ce serait par empathie mais surtout

en raison drsquoune exposition prolongeacutee agrave lrsquoeacutecoute de la musique que la reacuteponse eacutemotionnelle de

lrsquoauditeur interviendrait6 Une telle explication est toutefois drsquoune porteacutee limiteacutee ne rendant pas

compte de bien des expeacuteriences que lrsquoon peut faire de la musique en outre elle cadre mal avec le

concept drsquoimitation geacuteneacuteralement sous-jacent dans lrsquoideacutee qursquoexpression et deacuteclenchement drsquoune

mecircme eacutemotion seraient eacutetroitement lieacutees

1 RIDLEY 1995 p 76 2 laquo La recognition de ce meacutelisme passe par de multiples voix on va drsquoune reconnaissance directe de la musique agrave quelques caractegraveres de la voix expressive agrave une reconnaissance fondeacutee sur la meacutediation du langage () Par ailleurs () lrsquoaptitude agrave nous orienter vers les qualiteacutes preacutecises des meacutelismes ou gestes musicaux qursquoon entend dans une musique ne srsquoaccompagne geacuteneacuteralement pas drsquoun simple acte de reconnaissance reacuteclamant une reacuteponse sympathique raquo ARBO 2010 p 322 3 BUDD 1978 chap VII sect 11 2015 p 221 4 DAVIES 1994 5 Voir ARBO 2010 p 315 6 laquo selon Davies nous pourrions dire qursquoune musique triste mecircme si elle ne nous rend pas forceacutement tristes aura tendance agrave nous faire ressentir cette eacutemotion lors drsquoune eacutecoute prolongeacutee raquo ARBO 2010 p 315

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

235

Jerrold Levinson propose de son cocircteacute un modegravele dans lequel lrsquoeacutemotion eacuteprouveacutee par

lrsquoauditeur tiendrait agrave lrsquoideacutee qursquoil se ferait drsquoune personne imaginaire (persona) qui srsquoexprimerait agrave

travers la musique1 Toutefois comme lrsquoa observeacute Roger Scruton une telle proposition risque de

simplement reporter la question de savoir comment le contenu expressif peut ecirctre reconnu2

Scruton envisage quant agrave lui que le lien entre expression et deacuteclenchement drsquoun affect tienne

agrave la capaciteacute de lrsquoauditeur de saisir la meacutetaphore par laquelle lrsquoexpeacuterience musicale traduit

lrsquoexpression drsquoune eacutemotion

La reacuteponse agrave lrsquoexpression peut alors srsquoexpliquer comme une reacuteponse sympathique () nous

bougeons avec la musique et en imitant ses mouvements nous partageons drsquoune maniegravere imaginative

la vie sous laquelle elle a pris forme3

Peter Kivy fait eacutetat de ce qursquoil voit comme un point commun entre Levinson Davies et lui-

mecircme le fait que les eacutemotions musicales ne sauraient quelle que soit la maniegravere dont on en rende

compte ecirctre des eacutemotions entendues au sens litteacuteral comme la tristesse la joie ou autres4 Il ne

saurait donc ecirctre question dans tous les cas de souscrire agrave une theacuteorie expressiviste des eacutemotions

musicales agrave lrsquoideacutee de communication drsquoune eacutemotion par le compositeur agrave lrsquoadresse de lrsquoauditeur

via le message musical qui exprimerait cette eacutemotion

C3 LE ROcircLE DEacuteTERMINANT DE LrsquoAUDITEUR

Mais un autre paramegravetre est agrave prendre en compte en ce qui concerne le deacuteclenchement

drsquoeacutemotions par la musique celui de la disposition du public envers la musique qursquoil eacutecoute Aristote

indique en effet que la persuasion (qui est le but de la rheacutetorique) reacutesulte de la disposition des

auditeurs laquo quand le discours les amegravene agrave eacuteprouver une passion raquo5 Mais ce qursquoil faut plus

preacuteciseacutement prendre en compte ici crsquoest le fait que lrsquoauditeur soit favorablement disposeacute envers le

message musical qui lui est adresseacute On ne peut mettre simplement entre parenthegraveses ce point et

reacuteduire lrsquoauditeur agrave un sujet purement passif

Nous devons donc examiner deux choses Drsquoune part envisager une diffeacuterence qui peut

exister entre lrsquoeacutemotion que la musique pourrait drsquoune maniegravere ou drsquoune autre eacutevoquer ou

1 Cette conception eacutegalement discuteacutee par Jenefer Robinson (voir ROBINSON 1994) par Davies ou encore Kivy (parmi drsquoautres) est abordeacutee et deacutefendue par Tom Cochrane (COCHRANE 2010) 2 LEVINSON Jerrold The Pleasure of Aesthetics p 107 SCRUTON Roger The Aesthetics of Music p 352 3 SCRUTON Roger laquo The nature of musical expression raquo in The New Grove Dictionary of Music ans Musicians S Sadie vol 6 London Macmillan 1980 p 327-332 Voir ARBO 2010 4 KIVY p 118 On peut joindre Malcolm Budd agrave cette liste en raison notamment de la critique qursquoil porte envers lrsquoheacutereacutesie de lrsquoexpeacuterience seacuteparable 5 ARISTOTE Rheacutetorique Livre I 1356a p 23

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

236

repreacutesenter et lrsquoeacutemotion que le public peut eacuteprouver effectivement en eacutecoutant la musique car il

nrsquoest pas certain que ce soit la mecircme dans les deux cas Drsquoautre part voir quel rocircle peut jouer une

disposition voire une volonteacute propre agrave lrsquoauditeur disposition agrave mecircme de susciter une bonne

reacuteception de lrsquoeacutemotion que la musique preacutetend lui faire eacuteprouver

C31 Empathie contagion et coupure face aux eacutemotions

Dans le cadre drsquoune eacutetude meneacutee en France et au Canada et visant agrave laquo construire un portrait

psychosocial et cognitif de lrsquoadolescent violent raquo un groupe de chercheurs en psychoeacuteducation srsquoest

interrogeacute sur la notion drsquoempathie1

Agrave la lecture de lrsquoarticle rendant compte de ce travail il apparaicirct que cette notion loin drsquoecirctre

univoque peut revecirctir des sens tregraves diffeacuterents les auteurs soutiennent en outre que la reacuteaction

eacutemotionnelle agrave lrsquoexpression par autrui drsquoune eacutemotion peut prendre trois formes distinctes Si une

telle hypothegravese srsquoaveacuterait exacte lrsquoideacutee drsquoune communication de lrsquoeacutemotion drsquoun individu agrave un autre

selon le modegravele expressiviste ne constituerait plus dans le meilleur des cas qursquoune simple option

parmi drsquoautre en tout eacutetat de cause la transmission de lrsquoeacutemotion ne serait nullement garantie

Les auteurs commencent par souligner la confusion qui marque lrsquoideacutee drsquoempathie

depuis lrsquoapparition relativement reacutecente (fin XIXe) de la notion drsquoempathie les travaux qui lui

ont eacuteteacute consacreacutes ont reacuteguliegraverement signaleacute qursquoelle pouvait revecirctir de tregraves nombreuses et tregraves diverses

significations De fait aucun consensus nrsquoa jamais existeacute et lrsquoempathie peut encore signifier

actuellement (a) une simple contagion eacutemotionnelle (b) une capaciteacute cognitive agrave se repreacutesenter

comprendre les eacutemotions des autres (c) une capaciteacute cognitive agrave se repreacutesenter lrsquoensemble des eacutetats

mentaux de lrsquoautre (d) une capaciteacute drsquoeacutecoute et (e) le fait de reacuteagir agrave la souffrance de lrsquoautre2

Il srsquoavegravere que lrsquoempathie pour les auteurs doit ecirctre vue comme un pheacutenomegravene dans lequel

lrsquoadheacutesion agrave lrsquoeacutemotion de lrsquoautre peut ecirctre plus ou moins prononceacutee allant drsquoun simple sentiment

de proximiteacute agrave un veacuteritable partage ce dernier eacutetant donc toujours mesureacute3 Le cas extrecircme de

lrsquoempathie sera celui de la contagion eacutemotionnelle (au sens drsquoun pheacutenomegravene mimeacutetique) dans

lequel il semble bien que ne se manifestent aucun eacuteleacutement cognitif4 Cette polariteacute de lrsquoempathie

renvoie pour les auteurs au deacuteveloppement de lrsquoindividu5 Il reacutesulte de cette situation que la

1 FAVRE et al 2005 2 Op cit sect 11 3 Op cit sect 36 4 laquo La contagion eacutemotionnelle peut ecirctre consideacutereacutee comme relevant drsquoun fonctionnement eacuteleacutementaire automatique deacutejagrave affirmeacute chez lrsquoanimal raquo Op cit sect 27 5 laquo Notre hypothegravese est qursquoen lrsquoabsence de processus de reacutegulation assurant efficacement le maintien de lrsquoorganisation individuelle la contagion eacutemotionnelle automatique ontogeacuteneacutetiquement premiegravere srsquoeffectue sans entrave et entraicircne une quasi-identiteacute des

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

237

reconnaissance drsquoune eacutemotion donneacutee disons la deacutetresse aura pour effet de deacuteclencher soit une

deacutetresse similaire (contagion eacutemotionnelle) soit de la peine pour lrsquoindividu exprimant de la deacutetresse

(empathie au sens restreint)1

Mais il convient drsquoajouter agrave cette diffeacuterenciation un troisiegraveme type de reacuteaction possible qui

tient avant tout agrave la personnaliteacute de la personne confronteacutee agrave lrsquoexpression drsquoune eacutemotion

Il peut en effet srsquoinstaurer un refus geacuteneacuteral de laquo partager raquo lrsquoeacutemotion de lrsquoautre un refus de

laisser srsquoopeacuterer le processus primaire de contagion eacutemotionnelle que celle-ci soit positive ou neacutegative

Pour cette raison il nous semble neacutecessaire de faire reacutefeacuterence agrave la notion de coupure par rapport aux

eacutemotions2

Lrsquoobservation faite ici nous semble pertinente et sans doute au-delagrave du seul cadre de lrsquoeacutetude

reacutealiseacutee par les auteurs Pour prendre un seul exemple il peut arriver que lrsquoon reacuteagisse agrave lrsquoexpression

drsquoune plainte eacutemise par quelqursquoun par une forme drsquoagacement (en reprochant agrave cette personne ses

laquo pleurnicheries raquo) lrsquoagacement pouvant drsquoailleurs tout aussi bien se manifester face agrave lrsquoexpression

exubeacuterante de la joie3

La clarification que proposent les auteurs de cette eacutetude nous semble devoir ecirctre prise en

compte Mecircme si une telle distinction peut nous paraicirctre reacutetrospectivement aller de soi elle nrsquoa pas

agrave notre connaissance donneacute lieu agrave un examen speacutecifique tel qursquoil est ici formuleacute Et une telle

contribution met en lumiegravere un aspect parmi drsquoautres de lrsquoattention toute particuliegravere qursquoil

convient drsquoapporter agrave lrsquoauditoire dans la perspective drsquoune rheacutetorique musicale Car la reacuteception de

lrsquoœuvre en est un eacuteleacutement incontournable

eacutemotions comme dans le cas du beacutebeacute qui imite les cris de ses congeacutenegraveres () Par contre degraves lors que ces processus reacutegulateurs sont efficaces degraves lors que lrsquoindividu est suffisamment constitueacute et capable drsquoassurer le maintien de son organisation au moins dans certaines marges la contagion eacutemotionnelle se trouve contenue reacuteguleacutee et ne suscite donc qursquoune similitude partielle entre lrsquoeacutemotion de la personne cible et lrsquoeacutemotion que lrsquoon pourra alors qualifier leacutegitimement drsquoempathique Op cit sect 35 1 Cette diffeacuterence entre les eacutemotions impliqueacutees dans le cadre de lrsquoempathie (ou de la sympathie selon la maniegravere preacutecise dont on deacutefinira les termes) est mentionneacutee par Sandrine Darsel laquo La reacuteaction eacutemotionnelle nrsquoimplique () pas lrsquoidentiteacute des eacutemotions ressenties par les deux personnes il est possible drsquoavoir pitieacute de quelqursquoun qui est triste La reacuteponse sympathique ne suppose pas non plus lrsquoidentiteacute de lrsquoobjet propositionnel de lrsquoeacutemotion lrsquoouvrier est triste que lrsquousine PSA ferme quant agrave moi je suis triste que lrsquoouvrier soit attristeacute par la perte de son emploi raquo DARSEL 2010 p 133 2 FAVRE et al 2005 sect 40 3 Afin drsquoillustrer ce que peuvent ecirctre les trois cas ainsi distingueacutes nous pouvons mentionner certains des items constituant un test

destineacute agrave valider lrsquohypothegravese eacutemise par les chercheurs Pour chacun de ces trois items est indiqueacutee la situation donneacutee puis les trois

reacuteactions possibles contagion empathie et coupure Nous avons eacutegalement laisseacute accessoirement lrsquoindication par une lettre du

nombre de reacuteaction mentionneacutes au cours du test (la lettre (a) indiquant le plus grand) On notera au passage que dans les cas

mentionneacutes la contagion eacutemotionnelle nrsquoest jamais citeacutee de maniegravere preacutefeacuterentielle

(Item 4) Les gens qui pleurent de joie (c) jrsquoai envie de pleurer avec eux (a) je les trouve eacutemouvant ou (b) je les trouve ridicules

(Item 9) Si les autres autour de moi font les laquo fous raquo (b) je ne peux mrsquoempecirccher drsquoecirctre moi aussi tregraves exciteacute (c) je suis capable de

garder mon calme ou (a) je suis mal agrave lrsquoaise jrsquoessaie de les calmer

(Item 10) Quand une personne que jrsquoaime est malheureuse (b) je ne peux pas le supporter ccedila me rend trop malheureux (a) ccedila me fait de la peine pour elle ou (c) je suis irriteacute(e) et je cherche la cause de son malheur

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

238

C32 Lrsquoadheacutesion du public et la make-believe theory

Ici apparaicirct en effet un autre genre de reacuteserve que lrsquoon peut opposer agrave une theacuteorie

expressiviste de la transmission des eacutemotions La possibiliteacute drsquoune coupure face agrave lrsquoeacutemotion crsquoest-

agrave-dire de son rejet porte lrsquoaccent sur la part drsquoadheacutesion de lrsquoauditeur que neacutecessite lrsquoeacuteventuelle

communication de lrsquoaffect

Budd rappelle une distinction opeacutereacutee par J Stuart Mill entre deux styles de musique

exprimant lrsquoeacutemotion le poeacutetique et lrsquooratoire Dans le premier cas lrsquoexpression de lrsquoeacutemotion

srsquoeffectue laquo dans la totale inconscience de tout auditeur raquo ndash ce qui nous renverrai agrave la personne

imaginaire proposeacutee par Levinson ndash soit laquo fonctionnant sur la croyance les sentiments et la volonteacute

drsquoun autre raquo1 Lrsquoenjeu qui se manifeste est bien celui de la maniegravere dont lrsquoauditeur considegravere non

pas simplement lrsquoœuvre mais lrsquoorateur musical

Or la musique expressive qui est entendue comme oratoire devient responsable de certains

deacutefauts qui peuvent ecirctre preacutesents dans lrsquoexpression oratoire de lrsquoeacutemotion Par exemple il peut se trouver

un deacutesaccord entre expression et eacutemotions lrsquoexpression est destineacutee agrave convaincre les autres drsquoune force

drsquoune profondeur ou drsquoune pureteacute de sentiment qui nrsquoest pas reacuteelle Srsquoil se trouve en un sens un

deacutesaccord entre eacutemotion et expression dans lrsquoexpeacuterience que fait quelqursquoun drsquoune musique expressive

il peut ressentir la musique comme nrsquoeacutetant pas sincegravere et pour cela ne pas lui accorder de valeur2

La rejet drsquoune musique perccedilue de la sorte nous renvoie agrave ce lrsquoon pourrait nommer un

laquo procegraves raquo qui a reacuteguliegraverement eacuteteacute fait agrave la rheacutetorique et qui concerne deux sortes de critiques qui

lui sont adresseacutes La premiegravere sorte consiste agrave souligner son caractegravere au choix deacutesuet creux

deacutepasseacute emphatique inutile ridicule vain etc On parlera parfois drsquoailleurs drsquoun argument ou

drsquoune formule laquo purement rheacutetorique raquo Ce premier cas renvoie agrave une activiteacute qui ne se voit que

trop agrave lrsquoutilisation par lrsquoauteur du discours de ficelles parfaitement identifieacutees Lrsquoautre sorte de

critique relegraveve non de la moquerie mais drsquoune accusation plus grave la rheacutetorique ne se verra plus

reprocher sa maladresse mais au contraire sa trop grande habileteacute Agrave lrsquoimage de ces illusionnistes

que sont les sophistes la rheacutetorique est avant tout une entreprise de manipulation le discours ici

est potentiellement un terrain mineacute et il devient hasardeux de srsquoy fier Dans un tel cas les qualiteacutes

propres au discours son attrait deviennent autant de signaux indiquant agrave quel point il faut se tenir

sur ses gardes

1 MILL 1980 Voir eacutegalement BUDD 1978 chap 7 sect 14 2015 p 231 2 BUDD 1978 chap 7 sect 14 2015 p 232

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

239

Le deacutecalage que peut ressentir un auditeur face agrave une musique qursquoil percevrait pourtant

correctement comme expressive drsquoune eacutemotion donneacutee (le deacutesespoir par exemple) tiendra donc agrave

un jugement qursquoil portera sur une intention qui est rechercheacutee Il nrsquoentendra donc pas lrsquoexpression

drsquoun deacutesespoir qursquoil eacuteprouverait agrave son tour par contagion mais une laquo pleurnicherie raquo totalement

factice un deacutesespoir drsquoopeacuterette La distinction proposeacutee par Stuart Mill et le commentaire qursquoen

donne Budd nous indiquent que crsquoest la perception par lrsquoauditeur de la sinceacuteriteacute de lrsquoœuvre qui est

ici deacutecisive Lrsquoauditeur ne veut pas se laquo faire avoir raquo par la combine rheacutetorique drsquoun beau parleur

Pour qursquoil y ait adheacutesion de lrsquoauditeur elle doit ecirctre au moins en partie de sa propre

initiative Nous refusons que lrsquoorateur musical puisse nous laquo faire croire raquo qursquoil faut pleurer ou avoir

peur en nous faisant entendre lrsquoexpression de la plainte ou de la peur pour que lrsquoeacutemotion advienne

nous devons ecirctre precircts agrave jouer le jeu agrave faire comme srsquoil existait un motif de tristesse ou de danger

Crsquoest agrave un tel pheacutenomegravene de simulation que srsquoest inteacuteresseacute Kendall Walton1 La make-believe

theory affirme qursquoune eacutemotion dirigeacutee vers une entiteacute fictionnelle peut entraicircner un eacutetat

physiologiquepsychologique qui est une laquo quasi-eacutemotion raquo et dont les symptocircmes sont similaires

agrave une veacuteritable eacutemotion bien que lrsquoon soit conscient de la nature imaginaire de la situation2

La notion que deacutesigne lrsquoexpression laquo make-believe raquo3 est assez deacutelicate agrave rendre en franccedilais si

bien qursquoelle se trouve parfois directement formuleacutee dans sa forme originale en anglais4 Cette

notion est parfois traduite par laquo simulation raquo ou par des expressions comme laquo faire croire raquo ou laquo faire

semblant raquo Mais de tels choix ne renseignent pas sur la personne agrave qui srsquoapplique lrsquoattitude qursquoils

expriment Afin de traduire correctement lrsquoideacutee de make-believe telle que lrsquoemploie Walton il faut

preacuteciser que si une personne laquo fait semblant raquo ou laquo simule raquo une eacutemotion un tel acte nrsquoest

aucunement destineacute agrave quelqursquoun drsquoautre mais agrave elle-mecircme et ceci sans qursquoil y ait duperie cette

personne est agrave lrsquoinitiative du processus elle se fait consciemment croire qursquoelle eacuteprouve cette

eacutemotion Pour autant ce choix peut conduire agrave de veacuteritables reacuteactions physiologiques telles qursquoelles

se manifestent dans les eacutemotions de la vie courante

Par exemple une personne se fait croire qursquoelle a peur pour elle-mecircme si sa quasi-crainte ndash flux

croissant drsquoadreacutenaline augmentation du pouls et tension musculaire ainsi que les sensations associeacutees

1 Voir WALTON 1973 et WALTON 1978 2 Cette conception des eacutemotions dans le cadre des fictions srsquooppose agrave une laquo theacuteorie de lrsquoillusion raquo selon laquelle laquo les lecteurs ou spectateurs de fictions au fait de la nature fictionnelle du reacutecit en viendraient agrave croire en la reacutealiteacute des personnages et eacuteveacutenements repreacutesenteacutes raquo PELLETIER Jeacuterocircme laquo La fiction comme culture de la simulation raquo in Poeacutetique avril 2008 ndeg154 p 132 3 Reprise et compleacuteteacutee par M Budd au cours du chapitre VII de Music and the Emotions 4 Bien que lrsquoon puisse ecirctre tenteacute de la rapprocher voire de lrsquoassimiler agrave lrsquoideacutee de laquo suspension de lrsquoincreacuteduliteacute raquo (willing suspension of disbelief) proposeacutee par Coleridge Walton se refuse agrave proceacuteder de la sorte une telle expression suggegravere une acceptation momentaneacutee drsquoun fait de fiction comme eacutetant reacuteel alors que selon lui le lecteur drsquoune fiction nrsquoa jamais la moindre croyance de ce genre Voir WALTON 1980

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

240

ndash est causeacute par le fait qursquoelle se rende compte qursquoelle fait comme si elle est ou pourrait ecirctre en danger

Quelqursquoun eacuteprouve de la peur pour lui-mecircme en se le faisant croire si la prise de conscience qursquoil fait

comme srsquoil eacutetait en danger lui cause la sensation de son cœur qui bat de ses muscles qui se tendent1

Walton rappelle toutefois que cette similariteacute des eacutemotions et des sensations engageacutees par

un univers fictif nrsquoimplique pas ce agrave quoi les eacutemotions du monde reacuteel nous exposent

Les mondes auxquels on se fait croire preacutesentent une combinaison drsquoavantage unique Ils sont

suffisamment semblables au monde reacuteel pour ecirctre drocircles pour permettre la surprise le suspens et le

frisson de la deacutecouverte Cependant ils peuvent ecirctre manipuleacutes comme cela est impossible dans le

monde reacuteel ils nous autorisent souvent agrave nous confronter en toute impuniteacute agrave des choses dangereuses

() sans avoir agrave faire face aux conseacutequences habituelles du monde reacuteel quotidien et ils nous donnent

lrsquooccasion de tester nos reacuteactions agrave la trageacutedie sans que la trageacutedie nrsquoaffecte qui que ce soit2

Les eacutemotions musicales telles qursquoelles adviennent dans la theacuteorie de Walton fonctionnent

en ce domaine de la mecircme maniegravere que Schopenhauer lrsquoavait envisageacute

Nous subissons une expeacuterience qui est analogue agrave ce que nous eacuteprouvons lorsque nous

eacuteprouvons deacutesir et satisfaction du deacutesir mais aucun sacrifice nrsquoest requis Et crsquoest preacuteciseacutement parce que

ceci constitue la nature de lrsquoexpeacuterience musicale que Schopenhauer pense la musique comme une forme

drsquoart tellement eacuteleveacutee3

CONCLUSION

Influenceacutee par la philosophie des Lumiegraveres ou par le romantisme la question des affects

est abordeacutee drsquoune faccedilon qui tranche tregraves nettement drsquoavec celle qui preacutevalait jusqursquoagrave Mattheson

Par la suite et jusqursquoagrave aujourdrsquohui deux aspects qui dans la poeacutetique musicale eacutetaient eacutetroitement

associeacutes ndash celui du discours et celui des affects ndash tendent agrave devenir deux problegravemes diffeacuterents Drsquoun

1 BUDD 1978 chap VII sect 10 2015 p 215 2 WALTON Kendall 1973 p 300 3 BUDD 1978 chap V sect 10 2015 p 168 Pour Schopenhauer la musique laquo est pour nous agrave la fois parfaitement intelligible et tout agrave fait inexplicable cela tient agrave ce qursquoelle nous montre tous les mouvements de notre acircme mecircme les plus cacheacutes deacutelivreacutes deacutesormais de la reacutealiteacute et de ses tourments raquo (SCHOPENHAUER sect 52 p 337) Levinson rappelle lui aussi cette sorte drsquoimpuniteacute que permettent les eacutemotions musicales laquo dans lrsquoisolement contextuel drsquoune reacuteponse musicale il devient possible pour nous de savourer le sentiment pour son caractegravere speacutecial puisque pour une fois la deacutetresse suppleacutementaire qui lrsquoaccompagne dans le contexte de la vie nous est eacutepargneacute raquo (LEVINSON 1997 p 100)

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

241

cocircteacute se deacuteveloppe toute une controverse concernant lrsquoideacutee drsquoun langage musical de lrsquoautre se

multiplient les modegraveles theacuteoriques cherchant agrave rendre compte de la nature et du fonctionnement

des eacutemotions musicales (dans ce dernier domaine un deacutebat majeur tourne autour du creacutedit que

lrsquoon peut apporter agrave la possibiliteacute drsquoexprimer des eacutemotions) Lrsquoeacutetude de la reacuteception de la musique

ndash et donc de lrsquoauditeur ndash tend agrave soulever un inteacuterecirct croissant

CHAPITRE VIII ndash UNE RHEacuteTORIQUE MUSICALE AUJOURDrsquoHUI

INTRODUCTION

La rheacutetorique musicale fait aujourdrsquohui deacutebat que ce soit sur le plan de lrsquoeacutetude de la musique

baroque1 de la recherche drsquoune rheacutetorique musicale qui serait proprement contemporaine2 ou

encore des fondements philosophiques drsquoune telle discipline ndash dans ce dernier domaine

lrsquoopposition est parfois vive entre partisans drsquoune seacutemiotique musicale et tenants du formalisme

musical3 En outre les intentions des compositeurs quant agrave cette conception nrsquoest pas toujours

eacutevidente

En consideacuterant la question [de lrsquoœuvre drsquoart et ses destinataires implicites] du point de vue des

compositeurs il est assez eacutevident que de faccedilon geacuteneacuterale les auteurs du XXe siegravecle nrsquoont attribueacute aucune

importance particuliegravere aux reacuteactions du public face agrave leurs œuvres Ceci ne signifie pas que les

compositeurs aient a priori renonceacute agrave la possibiliteacute de communiquer de toucher ou convaincre les

auditeurs mais plus simplement que lrsquoexigence de solliciter certaines reacuteponses du public nrsquoa pas

constitueacute un reacutefeacuterant essentiel lors de la creacuteation4

1 MALHOMME 2002 SHARPE 2000 Part I3 p 66-83 2 Revue Musurgia laquo Rheacutetorique musicale raquo 2005 3 Voir par exemple les propositions respectives de Nattiez et Dufour ou celles de Budd Kivy et Sharpe 4 Le fait que la musique soit agrave penser en fonction du public et non pas pour elle-mecircme

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

244

Pourtant si lrsquoon souhaite trouver drsquoeacuteventuels candidats au rocircle actuel drsquoune rheacutetorique

musical il sera difficile de ne pas inteacutegrer que lrsquoauditoire doit y jouer une place importante Drsquoautres

points seront agrave prendre en compte ce que le deacutebat sur les eacutemotions musicales a mis en eacutevidence

agrave savoir la neacutecessiteacute de distinguer entre expression et eacuteveil de eacutemotions la critique visant la

rheacutetorique musicale quant agrave ses capaciteacutes agrave reacuteellement eacuteveiller des eacutemotions ou encore le fait que

dans sa forme deacuteveloppeacutee dans lrsquoAllemagne baroque la musique suivait un discours verbal

A APPLICATIONS CONTEMPORAINES DU MODEgraveLE DE RHEacuteTORIQUE MUSICALE

Il nous semble opportun degraves lors de rappeler une opposition classique en lrsquoestheacutetique

musicale celle qui distingue entre conception heacuteteacuteronome et conception autonome de la musique1

Dans le premier cas la musique fait avant tout reacutefeacuterence agrave quelque chose qui lui est exteacuterieur agrave un

pheacutenomegravene extra-musical dans le second elle ne se comprend et ne tient sa valeur que par elle-

mecircme

A1 HEacuteTEacuteRONOMIE ET FONCTIONNALITEacuteS DE LA MUSIQUE

Lrsquoideacutee drsquoune heacuteteacuteronomie de la musique signifie donc agrave lrsquoopposeacute que ses regravegles sont

subordonneacutees agrave des principes ou des finaliteacutes qui lui sont exteacuterieures Il en va ainsi dans le cas des

musiques dites fonctionnelles dont nous pouvons trouver une deacutefinition chez Christian Accaoui

Quand elle est fonctionnelle la musique joue un rocircle elle est au service de quelque chose elle

accompagne une activiteacute ou srsquointegravegre en tant qursquoeacuteleacutement dans un ensemble plus vaste () elle est alors

en partie faccedilonneacutee par le rocircle qui lui est imparti2

La musique fonctionnelle est ainsi deacutefinie comme une musique qui accompagne une

activiteacute Crsquoest eacutevidemment le cas de la rheacutetorique musicale telle qursquoelle fut theacuteoriseacutee de Caccini agrave

1 Voir ARNOLD 1983 t 1 p 734 ainsi que la Preacuteface de Music and the Emotions de M Budd (BUDD 2015 Voir eacutegalement la proposition formuleacutee par L B Meyer et cherchant agrave deacutepasser cette opposition MEYER 2011 p 51-53 2 ACCAOUI 2011 p 136

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

245

Mattheson et crsquoest eacutegalement le cas de maniegravere geacuteneacuterale de nombreuses œuvres de musique

sacreacutee1

Avec lrsquoavegravenement de la laquo musique absolue raquo srsquoest affirmeacutee une attitude critique envers la

musique fonctionnelle C Accaoui attribue plus particuliegraverement agrave Schiller la formulation drsquoun ideacuteal

conciliant lrsquoexigence drsquoune dimension eacutethique de la musique et le rejet de la fonction utilitaire (rejet

lieacute agrave laquo lrsquoestheacutetique du deacutesinteacuteressement et de la contemplation raquo propre au Romantisme)2

Cette attitude srsquoest toutefois poursuivie au-delagrave des seuls romantiques et srsquoest prolongeacutee au

XXe siegravecle tant chez les compositeurs que les theacuteoriciens On retrouve ainsi une charge

particuliegraverement forte chez Adorno formuleacutee agrave lrsquooccasion de sa ceacutelegravebre prise de position contre la

musique de Stravinsky3 ou dans le chapitre laquo Fonction raquo de son Introduction agrave la sociologie de la musique4

Dans ce dernier texte la terminologie utiliseacutee est exclusivement deacutevalorisante laquo langue agrave tout

faire raquo laquo reacutesidu de lrsquoart raquo laquo consolation raquo laquo reacutegression raquo laquo escroquerie raquo laquo tapage raquo (dans le cas de la

musique des geacuteneacuteriques de films) laquo parodie raquo (de la grande musique) laquo ideacuteologie raquo laquo dressage raquo etc

Le verdict est veacuteritablement sans appel5

A2 LA MUSIQUE laquo EN ELLE-MEcircME raquo

En deacutepit drsquoun incontestable deacuteveloppement des conceptions heacuteteacuteronomes agrave partir de la

Renaissance cette tradition ne srsquoeacutetait pas interrompue durant lrsquoeacutepoque moderne on la retrouvait

parmi bien drsquoautres chez Leibniz Euler ou Chabanon6 Mais crsquoest dans le contexte de lrsquoopposition

1 Si lrsquoon devait interroger le concept de rheacutetorique musicale en srsquointeacuteressant de pregraves agrave tout ce qui conditionne lrsquoesprit (ou en drsquoautres termes le met en une certaine disposition ou humeur) nous pourrions eacutetendre cette remarque agrave certaines activiteacutes lieacutees agrave la musique comme la musicotheacuterapie ou au domaine de la musique drsquoambiance 2 laquo une question srsquoimpose que Schilller eacutenonce en termes kantiens comment faire passer la socieacuteteacute drsquoun eacutetat de nature domineacute par le sensible le mateacuteriel la force le physique agrave un eacutetat de raison domineacute par la raison la loi morale Ougrave trouver le levier Sa reacuteponse est simple (lettre 9) Lrsquoinstrument rechercheacute est le bel art () Le problegraveme politique est reacutesolu par lrsquoutopie estheacutetique raquo ACCAOUI 2011 p 141 3 laquo Stravinsky et la restauration raquo in Adorno 2000 4 ADORNO 1994 p 45-59 5 Bien entendu ce choix srsquoexplique par le contexte geacuteneacuteral dans lequel prend place son propos celui drsquoune approche sociologique ainsi que par la critique de lrsquoideacuteologie bourgeoise qui traverse lrsquoensemble de son œuvre 6 Chabanon Michel De la musique consideacutereacutee en elle-mecircme et dans ses rapports avec la parole les langues la poeacutesie et le theacuteacirctre (1785) in MULLER FABRE 2013 p 147-165 EULER 2015 On notera qursquoEuler nrsquoignore pas lrsquoimportance que peut revecirctir une certaine approche discursive dans la musique laquo Il nrsquoy aurait pas grand plaisir agrave entendre une longue suite drsquoaccords alors mecircme que chacun pris isoleacutement serait assez agreacuteable si comme les phrases drsquoun discours ils nrsquoeacutetaient pas lieacutes dans leur sens raquo (EULER 2015 Tentamen III sect 8 p 122) La position de Leibniz quant agrave elle est loin drsquoecirctre strictement tributaire drsquoune vision matheacutematique ndash en deacutepit de ses compeacutetences en ce domaine Intervenant dans le deacutebat concernant le tempeacuterament musical il se montre en effet tregraves reacuteserveacute face agrave Conrad Henfling (lettre de Leibniz agrave Henfling du 24 octobre 1708) ou agrave Christian Goldbach (LEIBNIZ 1998) La lecture de ces textes montre clairement que Leibniz adopte sur ce sujet le point de vue du physicien et accorde une grande place agrave lrsquoacoustique en teacutemoigne son eacutechange avec Edme Mariotte agrave qui il preacutecise en aoucirct 1681 laquo Je distingue dans le son lrsquoorigine la propagation et la perception raquo (Ak III t 3 p 447-482)

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

246

entre estheacutetique de la forme et estheacutetique du sentiment que le formalisme srsquoest plus nettement

affirmeacute

Toutefois lrsquoeacutemergence de lrsquoautonomie musicale et le rejet de la musique fonctionnelle peut

conduire agrave mettre en quelque sorte entre parenthegraveses peu ou prou lrsquoexistence du public Alors

mecircme qursquoeacutetait advenue ce que Kivy nomme la laquo grande seacuteparation raquo de la seconde moitieacute du XVIIIe

siegravecle ndash crsquoest-agrave-dire lrsquoinvention du concert public1 le romantisme menait au laquo primat de lrsquoart sur la

reacutealiteacute raquo2 Aussi au XXe siegravecle nombre drsquoarguments qui par ailleurs pouvaient offrir un grand

inteacuterecirct se retrouvent affaiblis en raison de cet oubli presque complet du public dont ils eacutetaient

porteurs il en va ainsi de la position drsquoAlban Berg dans une poleacutemique lrsquoayant opposeacute agrave Hans

Pfizner3 drsquoAdorno alors qursquoil deacutenonce la musique de Stravinsky laquo comme un objet en soi raquo mais

oublie lrsquousage que le public pourrait en faire de sa propre initiative4 et peut-ecirctre tout autant de

Stravinsky lui-mecircme dans sa ceacutelegravebre assertion preacuteceacutedemment mentionneacutee

A3 CONCEPTION RHEacuteTORIQUE DE LA MUSIQUE

Qursquoen est-il des conceptions de lrsquoautonomie ou de lrsquoheacuteteacuteronomie musicales dans le cas

particulier drsquoune conception rheacutetorique de la musique Nous pouvons agrave premiegravere vue ecirctre tenteacutes

de consideacuterer la reacuteponse comme eacutevidente la rheacutetorique musicale semble pour ainsi dire par

deacutefinition relever de lrsquoheacuteteacuteronomie et mecircme agrave double titre non seulement elle se plie aux regravegles

drsquoun art du langage naturel mais elle se trouve en outre cantonneacutee agrave un rocircle drsquoillustration

drsquoeacuteveacutenements extra-musicaux (description de lieux de caractegraveres peinture drsquoeacutemotions diverses

symboles religieux ou eacutesoteacuteriques etc)

Il faut toutefois signaler que cette consideacuteration ne vaut (et en partie seulement) que si lrsquoon

srsquoen tient agrave la rheacutetorique musicale entendue au sens eacutetroit (historique) du terme mais la rheacutetorique

musicale peut se voir attribuer une porteacutee plus large Drsquoune part une approche contemporaine

pourra envisager de recourir comme bases proprement rheacutetorique aux travaux deacuteveloppeacutees en ce

domaine depuis ces derniegraveres deacutecennies Crsquoest ce qursquoenvisage Carlo Benzi

1 KIVY 2002 Chap 6 ndash Enhanced Formalism p 105 Cette notion de grande seacuteparation (great divide) joue un rocircle important dans lrsquoargumentation de Kivy durant tout ce chapitre 2 ACCAOUI 2011 p 140 3 Face agrave lrsquoacadeacutemisme et le chauvinisme de Pfizner qui entendait deacutefendre lrsquointeacutegriteacute de la musique allemande face au seacuterialisme ou au jazz Berg proposait une analyse drsquoune Recircverie de Schumann mettant en eacutevidence le rocircle essentiel des qualiteacutes formelles il entendait ainsi faire valoir que laquo la perfection formelle engendre la beauteacute qui nrsquoest pas une attente ou une envie du public mais une qualiteacute intrinsegraveque de lrsquoœuvre raquo WARSZAWSKI 2005 laquo Agrave propos de la fonction de la musique raquo 4 WARSZAWSKI 2005 laquo Lrsquoacircme et le corps raquo

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

247

Si lrsquoon veut aujourdrsquohui par analogie avec le passeacute analyser le reacutepertoire contemporain dans

un sens rheacutetorique [en utilisant des figures comme lrsquoanaphore ou la paronomase] il semblera neacutecessaire

de se reacutefeacuterer aux theacuteories preacuteceacutedemment citeacutees eacutelaboreacutees pendant la deuxiegraveme moitieacute du vingtiegraveme

siegravecle1

Drsquoautre part (et cela va souvent de pair dans les conceptions actuelles) si lrsquoon adopte un

sens plus large de la notion de rheacutetorique musicale on doit alors faire place agrave lrsquoideacutee selon laquelle

le discours dans lequel se deacuteploie la rheacutetorique pourrait ecirctre un discours proprement musical ndash et

non celui du langage naturel auquel la musique serait soumise Or crsquoest bien une telle ideacutee que lrsquoon

retrouve dans de nombreuses eacutetudes contemporaines sur la rheacutetorique musicale crsquoest donc pour

ainsi dire une telle rheacutetorique laquo intra-musicale raquo qui est analyseacutee par exemple dans la revue

Musurgia2 On notera au passage que le champ drsquoinvestigation ainsi ouvert devrait conduire agrave

exposer preacuteciseacutement la conception de langage que lrsquoon accorde alors agrave la musique

On peut toutefois srsquointerroger sur la valeur pouvant ecirctre accordeacutee agrave une telle approche de

la rheacutetorique musicale Non pas au sens ougrave elle serait illeacutegitime mais au sens ougrave elle ne pourrait

concerner qursquoun auditoire finalement limiteacute celui du petit nombre des initieacutes agrave la musique pure

savante celui des personnes rompues tant aux regravegles du contrepoint qursquoaux divers laquo langages raquo

forgeacutes par les compositeurs contemporains Agrave deacutefaut drsquoune maicirctrise suffisante des regravegles de la

composition musicale lrsquoauditeur du laquo grand public raquo ne saurait en effet ecirctre concerneacute par une telle

rheacutetorique musicale (pas davantage que nous pourrions ecirctre toucheacutes par une argumentation

formuleacutee en une langue qui nous est eacutetrangegravere) Bien entendu on peut alors faire valoir en

reprenant une ideacutee avanceacutee par L B Meyer3 qursquoun auditeur non exerceacute pourrait tregraves bien ressentir

comme un affect ce qursquoun auditeur exerceacute comprendra intellectuellement comme un eacuteveacutenement

musical preacutecis (la reacutesolution drsquoune dissonance par exemple) Remarquons toutefois que cela

reviendra agrave donner creacutedit agrave lrsquoideacutee drsquoune manipulation de lrsquoauditeur4

Se posera aussi la question de savoir ce que devient le statut des eacutemotions musicales dans

un tel cas Si lrsquoauditoire concerneacute se trouve deacutetacheacute affectivement de la musique dans une attitude

contemplative le but drsquoune rheacutetorique musicale nrsquoest-il pas manqueacute Et si celui qui est susceptible

drsquoecirctre affecteacute lrsquoest alors qursquoil ne maicirctrise pas lrsquoessentiel du discours musical ne serait-il pas affecteacute

pour de mauvaises raisons ndash auquel cas le but serait eacutegalement manqueacute

1 BENZI 2005 p 111 2 Revue Musurgia 2005Voir notamment les articles de S Pasticci et C Benzi 3 MEYER 2011 p 87 4 Dans tous les cas cependant lrsquoideacutee avanceacutee par Meyer reste une hypothegravese

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

248

Si nous prenons en consideacuteration lrsquoopposition entre autonomie et heacuteteacuteronomie nous en

venons donc agrave devoir distinguer entre deux options possibles une rheacutetorique laquo intra raquo musicale et

une rheacutetorique laquo extra raquo musicale Dans le premier cas nous avons affaire agrave un discours strictement

musical dans le second agrave un discours qui lui est exteacuterieur il peut srsquoagir drsquoun discours formuleacute

dans le langage naturel (lrsquoallemand le latin lrsquoitalien le franccedilais etc) qui se trouve illustreacute ou renforceacute

au moyen drsquoeacuteleacutements musicaux ce peut ecirctre aussi si nous nous placcedilons plus speacutecifiquement dans

le contexte contemporain un autre discours comme celui de la narration cineacutematographique

B QUELQUES laquo CANDIDATS raquo POSSIBLES

B1 UNE RHEacuteTORIQUE laquo INTRA-MUSICALE raquo

Dans un numeacutero consacreacute agrave la rheacutetorique musicale la revue Musurgia a preacutesenteacute une seacuterie

drsquoarticles proposant une lecture rheacutetorique de diverses œuvres posteacuterieures agrave la peacuteriode baroque

pour la musique de Haydn (en srsquoappuyant sur les travaux du Groupe micro) pour Schumann ou encore

pour Debussy (la Soireacutee dans Grenade agrave partir drsquoune lecture de Barthes) Deux articles appliquent le

mecircme genre de lecture agrave des œuvres contemporaines

Pour Suzanna Pasticci le critegravere deacutecisif consideacutereacute comme le marqueur drsquoune conception

rheacutetorique de la musique renvoie au caractegravere utilitaire propre agrave la musique fonctionnelle

un eacuteleacutement musical ne peut ecirctre consideacutereacute comme un moyen rheacutetorique que lorsqursquoil est

possible de deacutemontrer que celui-ci est utiliseacute par le compositeur pour susciter des reacuteponses preacutecises et

bien deacutetermineacutees de la part de son auditeur1

Pasticci cherche agrave rendre compte agrave travers des œuvres de Nono et Maderna de la citation

musicale selon une telle perspective

Si lrsquoauditeur parvient agrave lrsquoidentifier et agrave lrsquointerpreacuteter alors la citation assume pleinement sa

fonction rheacutetorique et apparaicirct comme un moyen rheacutetorique utile pour atteindre un effet speacutecifique et

bien deacutetermineacute2

1 PASTICCI 2005 p 103 2 Op cit p 102

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

249

Benzi propose quant agrave lui de srsquoappuyer sur la seacutemiologie pour eacutelaborer un modegravele de

rheacutetorique musicale

Si lrsquoon veut eacutetendre ces principes [ceux de la rheacutetorique] au domaine musical il faut consideacuterer

ce que peut signifier lrsquolaquo intention communicative raquo dans un passage non verbal Les recherches

deacuteveloppeacutees pendant les anneacutees soixante par rapport aux mass media au cineacutema et aux images en geacuteneacuteral

preacutesentent de fortes analogies avec les theacuteories rheacutetoriques litteacuteraires1

Benzi propose alors drsquoanalyser Eacuteclats de P Boulez (le deacuteroulement de lrsquoœuvre) en termes

rheacutetoriques (anaphores paronomases) Il en vient agrave la conclusion en srsquoappuyant sur une expeacuterience

psychologique meneacutee par Iregravene Deliegravege qursquoil laquo existe mecircme dans le reacutepertoire contemporain une

rheacutetorique du discours musical particuliegraverement efficace raquo2

Mecircme srsquoils ont lrsquointeacuterecirct de porter clairement au centre du deacutebat la question laquo utilitaire raquo de

la musique ces deux articles nous semblent repreacutesentatifs drsquoun problegraveme concernant lrsquoideacutee drsquoune

rheacutetorique laquo interne raquo agrave la musique Quand bien mecircme les œuvres les plus reacutecentes qui sont

examineacutees (celles de Nono Maderna ou Boulez) pourraient ecirctre analyseacutees en termes rheacutetoriques

leur processus de creacuteation nrsquoa nullement suivi de tels principes Ces analyses a posteriori drsquoœuvres de

diverses eacutepoques3 permettent donc drsquoenvisager seulement une laquo possible raquo rheacutetorique musicale les

lectures qui sont proposeacutees demeurent des hypothegraveses aucunement des cas aveacutereacutes drsquoœuvres

eacutelaboreacutees selon lrsquoeacutequivalent contemporain de lrsquoancienne musica poetica4 Sans nous prononcer sur le

fait que drsquoautres compositeurs aient pu effectivement proceacuteder ainsi nous ne pouvons toutefois

que constater que la promotion de la rheacutetorique musicale proposeacutee dans les articles de la revue

Musurgia ne rend pas compte drsquoune musique qui soit deacutelibeacutereacutement penseacutee selon une approche

rheacutetorique

B2 LA MUSIQUE DE FILM

En revanche il est clair que dans le cas de certaines musiques laquo fonctionnelles raquo on trouvera

des similitudes avec des caracteacuteristiques propres agrave la musica poetica Il en va ainsi pour les musiques

1 BENZI 2005 p 110 Benzi qui fait notamment reacutefeacuterences aux travaux drsquoU Eco et R Barthes preacutecise que laquo Cette perspective drsquoorigine seacutemiologique permet drsquoanalyser drsquoune faccedilon similaire des œuvres appartenant agrave tous les arts en les consideacuterant comme des textes crsquoest-agrave-dire comme des tissus de signes dont lrsquoefficaciteacute rheacutetorique ne fonctionne que si la forme est clairement reconnaissable par les destinataires raquo 2 Op cit p 129 3 Nicolas Meeugraves et Jean-Pierre Bartoli ont proposeacute une analyse de la Fantaisie en reacute mineur de Mozart selon des critegraveres rheacutetoriques BARTOLI MEEUS 2010 4 Eacutetant entendu toutefois qursquoil nrsquoest pas aveacutereacute non plus que les compositeurs de lrsquoeacutepoque baroque aient eux-mecircmes systeacutematiquement baseacute leur travail de composition sur les traiteacutes de poeacutetique musicale

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

250

accompagnant des productions audio-visuelles drsquoune maniegravere geacuteneacuterale (par exemple dans la

publiciteacute) La musique de film semble particuliegraverement remarquable agrave cet eacutegard on peut en effet

identifier un certain nombre de traits susceptibles de donner creacutedit agrave un tel rapprochement

B21 Multiples fonctions de la musique au cineacutema

La musique de film est appeleacutee agrave remplir diverses fonctions Aaron Copland en aurait

distingueacute cinq (laquo creacuteer une atmosphegravere souligner les eacutetats psychologiques des personnages fournir

un mastic drsquoarriegravere-fond susciter une impression de continuiteacute maintenir la tension puis y mettre

un terme raquo)1 Michel Chion souligne eacutegalement la fonction unificatrice de la musique face au flux

des images parlant drsquoun laquo englobement unifiant raquo il mentionne eacutegalement une fonction de

ponctuation 2 Levinson identifie quant agrave lui quatorze fonctions3

Mecircme si la preacutesence drsquoune narration nrsquoen caracteacuterise pas neacutecessairement toutes les œuvres

le reacutecit est un aspect majeur de lrsquoart cineacutematographique et fait lrsquoobjet drsquoune eacutetude speacutecifique dans

le cadre des analyses de film4 On y retrouve alors reacuteguliegraverement la question du rocircle de la musique

mis en regard avec un reacutecit extra-musical agrave lrsquoinstar de la rheacutetorique musicale la musique se verra

ainsi attribuer le rocircle drsquoexprimer ce que les images tout comme le texte verbal ne peuvent faire

(exprimer des eacutemotions par exemple) Cet aspect de la relation musiqueimages inciterait donc agrave

privileacutegier la compleacutementariteacute entre les deux eacuteleacutements

Je nrsquoaime pas les musiques qui expriment ce qui est eacutevident () Cela me semble inutile et

redondant La musique devrait exprimer tout ce que le texte lrsquoimage le bruitage ne peuvent pas

exprimer Elle doit intervenir comme une sorte drsquoexpression poeacutetique suppleacutementaire5

La relation entre la musique et la narration crsquoest-agrave-dire entre la musique et un discours qui

deacutetermine son eacutelaboration se trouve ainsi caracteacuteriseacutee agrave partir drsquoun concept issu de la narratologie

celui de la dieacutegegravese (ce qui fait partie de lrsquounivers du reacutecit) Michel Chion a eacutelaboreacute une terminologie

concernant la musique de film (et lrsquoaudiovisuel en geacuteneacuteral) il indique notamment les deux

principales positions que peut adopter la musique par rapport au reacutecit du film

1 Citeacute par LEVINSON p 23 2 CHION 2013 p 44-46 3 LEVINSON p 24-25 4 Voir par exemple laquo La meacutediation de lrsquohistoire raquo in JULLIER 2012 p 64-98 5 Entretien avec Vladimir COSMA in BINH MOURE SOJCHER 2014 p 44

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

251

Dite aussi laquo musique non-dieacutegeacutetique raquo la musique de fosse est la musique perccedilue comme

eacutemanant drsquoun lieu et drsquoune source en dehors du temps et du lieu de lrsquoaction montreacutee agrave lrsquoeacutecran () [La

musique drsquoeacutecran] correspond agrave ce qursquoon appelle souvent laquo musique dieacutegeacutetique raquo eacutemanant drsquoune source

existant concregravetement dans le monde dieacutegeacutetique du film dans le preacutesent de la scegravene1

Dans lrsquoeacutelaboration de la musique de film un rocircle central est accordeacute agrave lrsquoexpression ou au

deacuteclenchement des eacutemotions par la musique Cette derniegravere toutefois ne se reacuteduit pas agrave ce but2

Ainsi tout comme chez les theacuteoriciens du XVIIe siegravecle tels Nucius ou Thuringus se distinguait la

technique proprement musicale de celle destineacutee agrave lrsquoexpression des affects du texte (et donc les

figurae principales et des figurae minus principales) la musique de film pourra intervenir soit pour des

raisons indiffeacuterentes agrave tout aspect eacutemotionnel soit pour des raisons y eacutetant eacutetroitement associeacutees

La musique pourra dans le premier cas avoir comme finaliteacute la fonction unificatrice mentionneacutee

preacuteceacutedemment ou encore laquo lrsquoembellissement ou lrsquoenrichissement du film comme objet

drsquoappreacuteciation estheacutetique raquo3 La musique pourra eacutegalement intervenir en produisant un effet soit

empathique soit laquo anempathique raquo selon que la musique semblera en harmonie ou indiffeacuterente vis-

agrave-vis de climat de la scegravene4

B22 Repreacutesentation et eacuteveil drsquoeacutemotions dans la musique de film

Nous nous retrouverons toutefois confronteacute avec la question des eacutemotions dans la

musique de film agrave une distinction souvent eacutevacueacutee et qui pourtant se trouve au cœur du deacutebat

concernant les eacutemotions musicales la distinction entre la repreacutesentation drsquoeacutemotions (qui dans le

cas drsquoun film sont par deacutefinition extra-musicales) et le deacuteclenchement de certaines eacutemotions

suivant lrsquoune ou lrsquoautre des fonctions que peut remplir la musique Ainsi parmi les quatorze

fonctions mentionneacutees par Levinson et plus preacuteciseacutement celles en lien avec les affects certaines

entrent dans le premier cas

lrsquoindication ou la reacuteveacutelation de quelque chose ayant trait agrave lrsquoeacutetat psychologique drsquoun personnage

y compris ses eacutetats eacutemotionnels ses traits de personnaliteacute () la modification ou la qualification drsquoune

caracteacuterisation psychologique drsquoun personnage comme lorsque la musique suggegravere lrsquointensiteacute de la

souffrance drsquoun personnage due agrave la perte de quelqursquoun le fait de souligner ou de corroborer lrsquoeacutetat

psychologique drsquoun personnage ()5

1 CHION 2013 p 200 2 Voir les diverses fonctions de la musique de film mentionneacutees par Copland et Levinson 3 LEVINSON 1999 p 25 Entendue en un sens rheacutetorique une telle musique a dans un tel cas pour fonction de plaire 4 CHION 2013 p 202 laquo Preacutesents avant le drame les musiques ou les bruits anempathiques se continuent pendant ou reprennent apregraves celui-ci sans en ecirctre affecteacutes comme si de rien nrsquoeacutetait raquo 5 LEVINSON 1999 p 24

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

252

Et drsquoautres relegravevent clairement du second

le fait de provoquer directement chez le spectateur une tension une peur une interrogation

une relacircchement eacutemotionnel une joie ou un autre eacutetat cognitif ou affectif de ce genre () le fait de

bercer ou drsquohypnotiser le spectateur afin de faciliter son implication eacutemotionnelle dans un univers

fictionnel auquel il se montrerait autrement reacutefractaire1

On remarquera au passage que ces exemples respectifs peuvent aider agrave bien mesurer ce qui

seacutepare la repreacutesentation drsquoune eacutemotion par la musique et le deacuteclenchement drsquoune eacutemotion par la

musique car il nrsquoest absolument pas assureacute que lrsquoon parle bien des mecircmes eacutemotions voire du

mecircme genre drsquoeacutemotions dans les deux cas ou tout au moins que lrsquoobjet drsquoune eacutemotion donneacutee soit

le mecircme Rien ne garantit que la laquo peur raquo eacuteveilleacutee chez le spectateur soit autre chose qursquoune reacuteaction

psychologique ou physiologique directe aux caractegraveres propres de le musique (ni qursquoelle

laquo repreacutesenterait raquo la peur drsquoun personnage)

Les reacuteponses eacutemotionnelles agrave la musique sont drsquoailleurs parfois comparables agrave des reacuteflexes

elles culminent dans ce qursquoon appelle des frissons musicaux qui libegraverent des endorphines et deacuteclenchent

drsquoimportantes variations du deacutebit sanguin dans les reacutegions du cerveau usuellement impliqueacute dans la

reacuteponse agrave des stimuli aussi gratifiant que le sexe et la nourriture2

Quant agrave la possibiliteacute que la musique puisse bercer ou hypnotiser elle nous renverrait agrave un

pheacutenomegravene comme celui deacutecrit chez Homegravere sous le terme de thelxis cette faculteacute drsquoensorcellement

ou drsquoengourdissement de lrsquoauditeur et lagrave encore donc aucunement agrave une laquo expression raquo drsquoeacutemotion

mais plutocirct agrave un de ces effets ou pouvoirs tels que Tinctoris pouvait les eacutenumeacuterer

Cependant la place accordeacutee aux eacutemotions dans la musique de film pourrait nous

rapprocher de maniegravere plus directe de la tradition baroque de la rheacutetorique musicale Dans un

ouvrage consacreacute agrave la theacuteorie de la musique de film Juraj Lexmann consacre un chapitre entier agrave la

question des eacutemotions agrave leur nature et agrave la maniegravere de les susciter par la musique Lexmann faisant

drsquoailleurs expresseacutement reacutefeacuterence agrave la theacuteorie des affects de Mattheson3 On peut alors consideacuterer

qursquoun tel chapitre complet joue bien lui-mecircme le rocircle drsquoune theacuteorie des affects drsquoune maniegravere tregraves

1 Ibid 2 JULLIER 2012 p 253 3 LEXMANN 2006 p 34

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

253

similaire agrave lrsquoAffektenlehre exposeacutee par Mattheson dans son Vollkommene Cappelmeister (voire

auparavant par la theacuteorie des passions constituant lrsquoune des trois parties de la Rheacutetorique drsquoAristote)

B23 Manuels pratiques de musique de film

Nous envisageons dans ce cas qursquoune comparaison (limiteacutee toutefois) soit possible entre

certains aspects des traiteacutes de poeacutetique musicale baroque et certains ouvrages reacutecents consacreacutes agrave

la musique de film Une telle possibiliteacute pourrait trouver sa justification dans le fait que la musique

pour le cineacutema reacutepond avant tout agrave des exigences pratiques (non agrave des principes theacuteoriques) et que

les ouvrages qui lrsquoeacutetudient puissent ecirctre des laquo manuels raquo destineacutes agrave donner des conseils pour

lrsquoeacutelaboration et la composition de la musique

On trouve un exemple de ce genre avec le Guide pratique de la musique de film de Vivien Villani

Cet ouvrage peut pour partie effectivement faire penser agrave lrsquoeacutequivalent drsquoun traiteacute de poeacutetique

musicale (la viseacutee pratique y est indeacuteniable et se trouve mecircme ouvertement revendiqueacutee) mecircme srsquoil

serait exageacutereacute drsquoy voir une meacutethode agrave proprement parler1 Le deuxiegraveme chapitre est particuliegraverement

reacuteveacutelateur Intituleacute laquo Pouvoirs et fonctions de la musique au cineacutema raquo il constitue en reacutealiteacute les deux

tiers de lrsquoouvrage Y sont preacutesenteacutes les nombreux cas possibles concernant lrsquousage de la musique

(concernant les liens avec lrsquoaction avec les sentiments etc) exposeacutes avec de tregraves nombreux

exemples concrets Lrsquoauteur consacre eacutegalement plusieurs pages aux variations theacutematiques

deacuteclineacutees agrave partir des divers eacuteleacutements techniques orchestration tempo rythme harmonie mode

tonaliteacute registre dimensions style2 De ce point de vue la preacutesentation et le contenu de cet ouvrage

preacutesentent bien une analogie avec le principe des traiteacutes de rheacutetorique musicale lrsquoexposition

deacutetailleacutee des diffeacuterents cas de figure agrave envisager afin de mettre la musique au service du discours

cineacutematographique renvoie agrave lrsquoinvention (et dans la tradition rheacutetorique elle-mecircme agrave lrsquoexamen des

eacutetats de cause) la description des divers aspects techniques concernant le traitement theacutematique

se rapprocherait plutocirct de lrsquoeacutelocution Nous pouvons ajouter le recours massif aux exemples ce

qui renforce la similitude avec les traiteacutes de la musica poetica

B24 Lrsquoauditoire

Il faut enfin souligner le fait que la musique de film est penseacutee en fonction du public cet

aspect relevant de la neacutecessiteacute et non drsquoun choix du compositeur Aussi ce dernier est-il confronteacute

1 VILLANI p 42 2 Op cit p 120-132

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

254

dans son travail agrave des contraintes issues des capaciteacutes drsquoeacutecoute des spectateurs crsquoest-agrave-dire drsquoun

public qui nrsquoest pas forceacutement meacutelomane

Le cineacutema se fonde sur ce que les gens ont deacutejagrave acquis le public ne peut pas comprendre un

message musical nouveau dans un film il doit malheureusement y trouver la confirmation de tout ce

qursquoil connaicirct deacutejagrave1

La musique de film utilise donc le plus souvent un langage musical (nous employons ici

cette expression dans son acception courante) accessible et bien souvent encore tregraves marqueacute par

le systegraveme tonal2 Crsquoest lagrave eacutegalement une caracteacuteristique que lrsquoon peut associer agrave la rheacutetorique

musicale surtout dans sa dimension proprement laquo lutheacuterienne raquo (ou plus largement religieuse)

Lrsquoideacutee de Luther qui est longtemps demeureacutee preacutesente dans la penseacutee des theacuteoriciens de la musica

poetica eacutetait bien de srsquoadresser au large public des fidegraveles non pas agrave un cercle restreint de

connaisseurs (comme pour Monteverdi par exemple3 et plus geacuteneacuteralement dans le cas de la musica

reservata) Drsquoougrave lrsquousage des nombreux emprunts agrave des danses chansons ou hymnes anciens en

drsquoautres termes agrave des airs connus et populaires

Ajoutons que si le public ne constitue pas un auditoire averti dans le domaine de la musique

(que ce soit celui des offices religieux de lrsquoAllemagne lutheacuterienne au XVIIe siegravecle ou celui des salles

de cineacutema drsquoaujourdrsquohui) il sera drsquoautant plus susceptible drsquoecirctre influenceacute par la musique sans avoir

conscience des causes de ce qui lrsquoaffecte4 La question se pose alors comme pour la rheacutetorique en

geacuteneacuteral de la possibiliteacute que le public soit manipuleacute ndash ici par la musique Lrsquoexemple preacuteceacutedemment

indiqueacute de ce que la musique puisse bercer ou hypnotiser entre dans ce cas de figure

On risque alors de retomber dans une situation qui est caracteacuteristique de la rheacutetorique en

geacuteneacuteral le procegraves qui lui est fait drsquoexercer un pouvoir de maniegravere clandestine Crsquoest face agrave cette

eacuteventuelle accusation que la theacuteorie du make-believe de Walton pourrait offrir une porte de sortie Si

en effet on admet que le public dispose bien drsquoune liberteacute propre ndash celle de deacutecider qursquoil est precirct agrave

jouer le jeu auquel lrsquoinvite la musique agrave laquo se raquo faire croire qursquoil est triste qursquoil a peur qursquoil est exalteacute

etc le problegraveme du procegraves fait agrave la rheacutetorique ne toucherait pas neacutecessairement la rheacutetorique

musicale dont la musique de film offre bon nombre de caracteacuteristiques

1 Entretien avec Ennio MORRICONE in BINH MOURE et SOJCHER 2014 p 20 2 Ou durant les premiegraveres deacutecennies du cineacutema hollywoodien par lrsquoemploi de figures musicales heacuteriteacutees du post-romantisme agrave travers les musiques drsquoErich Korngold (eacutelegraveve de Zemlinsky) ou de Max Steiner (eacutelegraveve de Brahms et Maher) 3 Voir MORRIER 2015 4 Pour reprendre la remarque de Meyer il ressentira comme un affect ce que le musicien confirmeacute comprendra comme un enchaicircnement (la reacutesolution drsquoune quinte une cadence parfaite etc)

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

255

CONCLUSION

Afin de mieux cerner ce que fut et ce que peut ecirctre la rheacutetorique musicale dans sa relation

aux eacutemotions nous avons choisi drsquoeacutetudier un champ de recherche tregraves large en insistant toutefois

sur ce qui constitue sans doute la manifestation la plus aboutie et la plus documenteacutee la poeacutetique

musicale de lrsquoAllemagne baroque Nous avons constateacute que la musica poetica srsquoeacutetait bien achemineacutee

vers une pleine assimilation de la rheacutetorique mais que son efficaciteacute pratique reposait toutefois sur

un eacutedifice theacuteorique fragile Lrsquoavegravenement de cette rheacutetorique musicale issue de la preacutedominance

de la prosodie en musique devait servir agrave favoriser lrsquoadheacutesion drsquoun public particulier mais la

conviction selon laquelle il suffisait de repreacutesenter les passions afin de les eacutemouvoir semble marquer

une reacutegression en regard de la penseacutee ancienne (de lrsquoAntiquiteacute au Moyen-acircge) au sujet des affects

et de la musique1 La complexiteacute de ce dernier sujet est toutefois redevenue eacutevidente et se manifeste

agrave travers les deacutebats actuels

1 Rappelons par exemple comment Aristote distingue entre traitements peacutedagogique et cathartique des passions et sa maniegravere

drsquoexposer dans la Poeacutetique les multiples aspects devant ecirctre eacutetudieacutes afin de savoir susciter tel ou tel affect donneacute on peut mentionner

aussi le fait que la liste des effets de la musique fournie par Tinctoris preacutesente une typologie de quatre sortes drsquoeffets fonctionnant

selon les cas drsquoune maniegravere diffeacuterente

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

258

Lrsquoexamen de la poeacutetique musicale germanique nous a permis de tirer un certain nombre

drsquoenseignements En premier lieu le fait qursquoelle ne peut ecirctre envisageacutee comme une tradition

homogegravene lrsquoensemble des eacutepisodes successifs qui la composent (de lrsquoinfluence de Luther agrave ses

ultimes manifestations) laisse apparaicirctre au moins deux eacuteveacutenements deacutecisifs agrave savoir lrsquoinfluence

italienne et le renouvellement de la theacuteorie des passions De plus les trois grandes peacuteriodes que

nous avons distingueacutees ne correspondent pas agrave la peacuteriodisation que lrsquoon attribue geacuteneacuteralement agrave la

musique baroque Ensuite la poeacutetique musicale qui pourtant srsquoappuyait clairement sur un domaine

exteacuterieur agrave la musique celui de la parole semble paradoxalement avoir apporteacute une contribution

importante agrave lrsquoeacutemergence drsquoune notion drsquoœuvre musicale (le laquo poegraveme musical raquo) de plus en plus

autonome et affranchie de sa vocation utilitaire Il est eacutegalement apparu que les figures de

rheacutetorique musicale en deacutepit drsquoun foisonnement qui pourrait les rendre difficiles agrave appreacutehender

ne procegravedent pas drsquoun choix naiumlf mais drsquoune longue eacutelaboration poursuivie au fil des deacutecennies

Enfin nous avons eu la confirmation (utile dans la perspective de lrsquoeacutevolution ulteacuterieure de la

musique) que le statut des eacutemotions dans la rheacutetorique musicale eacutetait conditionneacute par lrsquoexistence

des paroles donc par un discours externe agrave la musique

Ce bilan de la musica poetica est toutefois agrave mettre en perspective avec ce que la theacuteorie

musicale peut proposer en regard drsquoune telle conception que ce soit avant la Renaissance ou apregraves

le XVIIIe siegravecle On trouvera ainsi diverses continuiteacutes et ruptures Par exemple ce qui en termes

rheacutetoriques se rapporterait au devoir de plaire trouvait deacutejagrave une expression dans lrsquoAntiquiteacute sous la

notion de terpsis on la retrouve dans le rocircle confieacute au choral par Luther une finaliteacute semblable

apparaicirct dans la fonction attribueacutee agrave la musique de film consistant agrave preacuteparer favorablement le

spectateur Une autre similariteacute peut ecirctre observeacutee entre le rocircle de la contrefacture drsquoairs populaires

utiliseacutee pour la musique religieuse et le recours agrave des musiques familiegraveres (par exemple des

chansons ceacutelegravebres) dans la musique de film Au titre des ruptures on notera le deacutepassement du

laquo paradoxe augustinien raquo opeacutereacute par Luther celui de lrsquoopposition longtemps irreacuteductible entre musici

et cantores ou encore le deacuteclin du recours au modes

Drsquoautres eacuteleacutements significatifs peuvent aussi ecirctre retenus qui peuvent se reacuteveacuteler

probleacutematiques Le fait que les auditoires de la rheacutetorique musicale semblent toujours particuliers

(et non pas universels) la dimension utilitaire susceptible de heurter la sensibiliteacute estheacutetique de

lrsquoart pour lrsquoart la question du langage enfin et de la porteacutee que lrsquoon peut accorder au concept drsquoun

laquo langage musical raquo (et partant celui drsquoun discours musical)

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

259

Quels reacutesultats peuvent ecirctre mentionneacutes en ce qui concerne lrsquoeacutetude de la rheacutetorique

musicale concernant les eacutemotions Il semble que lrsquoon puisse faire valoir ici lrsquointeacuterecirct de la distinction

entre les trois instances oratoires (en mentionnant toutefois les limites de lrsquoexercice) Dans une

conception rheacutetorique de la musique la triade ethoslogospathos permet en effet de porter

respectivement son attention (a) sur le point de vue de lrsquoorateur (le laquo meacutelopoegravete raquo compositeur ou

interpregravete) sa technique et eacuteventuellement ses propres eacutemotions (b) sur lrsquoœuvre elle-mecircme

consideacutereacutee comme un message (agrave partir de la theacuteorie de lrsquoinformation) et sur les eacuteleacutements qui la

constituent (les figures par exemple) (c) sur le public enfin dont on a pu observer agrave quel point

son rocircle (et notamment sa participation active) pourrait ecirctre essentielle agrave la compreacutehension des

eacutemotions musicales

On remarquera en outre que le domaine des affects peut ecirctre envisageacute soit en termes de

pathos (ce agrave quoi on tend agrave les associer prioritairement) soit en termes drsquoethos Les choses se

compliquent toutefois quelque peu ici dans la mesure ougrave cette opposition est susceptible de

traduire celle qui existe entre une eacutemotion eacutepisodique et une eacutemotion dispositionnelle (dichotomie

employeacutee par Nietzsche pour critiquer la musique drsquoavant Beethoven et Wagner) mais aussi pointer

la diffeacuterence entre passions violentes (traiteacutees par la catharsis) et passions modeacutereacutees (qursquoil convient

drsquoenseigner)

On notera par ailleurs qursquoune eacutetude des eacutemotions musicales selon la grille de lecture de la

rheacutetorique met en eacutevidence (ou plus probablement rappelle) la multipliciteacute du vocabulaire qui

existe en ce domaine Sur ce point il nrsquoest pas assureacute que la preacutefeacuterence actuelle accordeacutee au terme

laquo eacutemotion raquo se reacutevegravele plus satisfaisante qursquoune autre il nous est apparu que le terme plus geacuteneacuteral

drsquolaquo affect raquo dans le cadre du preacutesent sujet pourrait offrir une plus grande pertinence

Rappelons enfin que le principe mecircme drsquoune rheacutetorique pourra toujours susciter la

meacutefiance Qursquoelle soit ou non musicale elle est toujours susceptible drsquoecirctre perccedilue comme une

manipulation La question en suspens est donc de savoir dans quelle mesure (et pourquoi) on peut

ecirctre disposeacute agrave accepter une telle manipulation

En outre la rheacutetorique musicale des traiteacutes germaniques srsquoadressait (au moins initialement)

agrave un auditoire speacutecifique celui des fidegraveles reste donc agrave savoir srsquoil existe aujourdrsquohui un auditoire

aussi clairement identifieacute1 et qui pourrait reacutepondre aux objectifs drsquoune nouvelle rheacutetorique musicale

Ce problegraveme du pouvoir inheacuterent agrave celui de la rheacutetorique se retrouve dans lrsquoideacutee que lrsquoon

peut se faire drsquoune rheacutetorique musicale contemporaine (soit laquo purement raquo musicale soit au service

drsquoun discours exteacuterieur) Aussi les deux maniegraveres de concevoir la rheacutetorique musicale renvoient

1 Celui du tregraves large public viseacute par lrsquoindustrie culturelle par exemple

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

260

vraisemblablement agrave deux maniegraveres de concevoir notre rapport en tant qursquoauditeur au discours

Celle qui suppose une distance et un jugement estheacutetique preacutesente lrsquoavantage de goucircter les subtiliteacutes

drsquoun discours le cas eacutecheacuteant drsquoun discours proprement musical Lrsquoautre rapport plus passif (bien

que cette passiviteacute puisse ecirctre accepteacutee comme un jeu auquel on se precircte) offre un autre inteacuterecirct

celui de vivre un riche parcours eacutemotionnel tout en eacutetant dispenseacute des deacutesagreacutements de notre

existence quotidienne

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INDEX

A

Abromont Claude 26 27 30 38 40 47 49 70 81 89 90

94 95 98 121-123 125 130 170-172 184 185 188

197 261

Accaoui Christian 85 88 102 244-246 261

Achille 24

Adlung Jacob 170

Adorno Theodor 245 246

affection musicale 136

Affligemensis Johannes 48

Agazzari Agostino 97 101 261

Agricola Martin 70 73 76 122 126 142

Agrippa Cornelius 54

Ahle Johann Georg 169 185

Alceacutee de Mytilegravene 24

Alcuin 47

allopathiquehomeacuteopathique 34 37

Altenmuumlller Eckart 216 217 222 266

Ambroise 46 61

Amphion 25

anabasis 160

anaphore 147 247

apaisement 34 81 82 124

appraisal 214

Arasse Daniel 271

Arbo Alessandro 3 209 234 235 261

Archiloque 23 24 265

Archytas 31

Arezzo Guido 47 86

Aribo Scholasticus 48

Arion de Meacutetymneacutee 34

Aristide Quintilien 24 28 40 41 84 178

Aristote 5 16 20 30 34 36-41 44 50 61 74 75 82 85

93-95 98 101 103 104 106 111 113 121 130 144-

147 151 160 179 210 212 220 222 235 253 257

261 262 267

Aristoxegravene 20 24 29 38-40 51 84 93 95 106 109 111

262 271

Arnold Denis56 58 76 83 91 95 113 127 161 244 261

arts libeacuteraux 55 64 87 96 131 137

Artusi Giovanni Maria 20 40 91 92 97 105 106 107

108 109 110 111 113 114 115 116 162 262

Atlas Alban W 261

Augustin 6 20 46 47 48 50 59-62 64 65 77 89 151

152 261 262

Aureacutelien de Reacuteomeacute 47 86 87

autonomie musicale 12 125 127 157 186 189 191 196-

198 200 202-204 207 208 230 244 246 248 258

Avianus Johannes 130

B

Bach Johann Sebastian 72 112 120 169 170 188 207

263 265

Bardi Giovanni de 8 19 93-99 101 103-105 121 268

Barker Clive 39 40 262

Bartel Dietrich 20 124 125 141 154-157 159 160 161

163 164 169 170 171 173 184-187 262

Barthes Roland 248 249

Bartoli Jean-Pierre 249 262

Basile saint 44 59

Beck Philippe 85 261 262

Begravede le Veacuteneacuterable 152

Beethoven Ludwig von 204 229 230 259

Beacutelis Annie 38 39 262

Beltrando-Patier Marie-Claire 54 57 63 262

Bembo Pietro 92 94

Benzi Carlo 246 247 249

Berg Alban 246

Bernhard Christoph 10 20 142 156 161-164 168 171

186 214 261 262 266

Bigand Emmanuel 216-219 221 222 262

Bisaro Xavier 58 59 71

Blay Michel 269

Boegravece 6 18 20 29 34 46 47 51 63 82 84 86-89 92 95

105-107 124 125 129 138 181 262

Boucourechliev Andreacute 220 231 232 262

Boulez Pierre 249

Bouton-Touboulic 46 59 60 263

Bracciolini Poggio 55

Brahms Johannes 199 204 254

Britta Marlegravene 47 50 263

Bucer Martin 62 64

Budd Malcolm 20 201-210 212 219-221 223-225 227

228 231 234 235 238-240 243 244 263

Burmeister Joachim 20 113 122 128 131-138 141 142

143 146 149 150 154-156 163 164 168 169 171

173-178 190-192 202 207 263 270

Burney Charles 93

Butler Gregory 121 175 178 181 188 263

Buxtehude Dietrich 120 167

C

Caccini Giulio 20 93-96 98-100 103 104 108 114 207

244 263 266

cadence 130 135 149 163 206 254

Calvin Jean 62 63

Calvisius Sethus 130 131 156 168

Cantagrel Gilles 57 64-69 71 73 181 263

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

274

cantor 7 68 70 71 76 86 88 123 125 126 130 131

135 141 142

Cardan Jeacuterocircme 103

Carissimi 80 159 161 164 267

Carrilho Manuel Maria 152 176 263

Casati Roberto 231 232 263

Cassender Guy 58

Cassiodore 6 46 47 152

Castiglione Baldassare 55 100 114 131

catabasis 160

catharsis purgation 5 34 36 37 49 65 75 102 103 108

222 259

Celtes Conrad 67 73

Chabanon Michel 245

Chailley Jacques 42 43 263

chants populaires 26

charme 25 36 60 134

Chastel Andreacute 263

Chiello Giuliano 263

Chion Michel 250 251 263

choral 7 25 67-69 72 74 258

chromatique (genre) 29 107 115

Chrysostome 61

Ciceacuteron 16 29 30 50 55 72 76 94 130 134 144 146

149 151 153

clarteacute 158

clausule 127 135 136 145 149

Clerc Pierre-Alain 167 263

Cochlaeus Johannes 70 73 123

Collins-Judd Cristle 123 124 264

complexus symplokegrave 160

consonance 163

contemplation 66 110 202 203 225 226 233 245

contenu (de la musique) 46 59 89 95 133 146 151 152

200 206 208 233 235 253

contrefacture 68 258

contrepoint 72 73 90 92 96 97 99 105 121 125 127

129 162 174 175 184 247

convenance 27 38-41 48 100 108 128 153 157 189

Cooke Deryck 207 208 214 221 264

Coppin Geacuteraldine 212 264

corruption de lrsquoacircme 40 53 63 64

Corsi Jacopo 95

corybantisme 36 61

Cosma Vladimir 250

coupure par rapport aux eacutemotions 237 265

courage 22 23 28 183

crainte 41 148 158 180 239

cyclosis 160

D

Da Col Paolo 88-90 264 272

Dahlhaus Carl 186 195 198 199 264

Damasio Antonio 215 264 266

Damon dAthegravenes 5 27-31 34 37 45 64 138

Danblon Emmanuelle 144 145 264

danse 26 45 68 182 254

Darsel Sandrine 203 237 264

Darwin Charles 205 206 210 212 227 234 264

Davies Stephen 125 219 234 235 264

De Buzon Freacutedeacuteric 196 264

De Laborde Jean-Philippe 23 264

De Libera Alain 152 265

De Schloezer Boris 226 265

Debussy Claude 226 248 265

decorum 73

DeFord Ruth 123 265

deacutegoucirct 137 182 213 220

Delattre Daniel 30 265

Delgutte Michelle 69 265

Della Porta 103

Dellacherie Delphine 216 270

Deacutemeacutetrios de Phalegravere 151

Deonna Julien 211-214 220 265

Des Places Eacutedouard 23 265

Descartes Reneacute 115 116 178 212 215 220 265-266 270

Deschamps Eustache 55

description purement audible 202

deacutesespoir 239

Desprez Josquin 64 91 96 125 130 156 164

devoirs de lrsquoorateur 9 16 33 35 74 84 89 90 92 94 98

100 108 115 116 129 136 137 143 147 153 157

158 162 174 181 182 190 257

diatonique (genre) 29 107 115

dieacutegegravese 250 251

Dionysos 27 33 35

discours musical 17 18 19 88 113 122 128 129 137

150 159 162 168 169 182 196 247 249 258 266

disposition 8 34 37 74 111 112 123 127 129 133 137

142 145-147 167 175 177-180 189 191 211 212

229 235 236 245

dissonance 95 100 107 155 162 163 168 177 223 247

Dokic Jeacuterocircme 231 232 265

Doni G B 96

dorien (mode) 31 39 148

douceur musicale 6 23 48 67 92 147 196

Dressler Gallus 20 72 125-132 135 136 138 141 142

156 173 174 177 191 192 265 271

Dubreuil Pascal 131 132 134 138 141 142 265 270

Dufour Eacuteric 209 229-232 243 261 265

Dufourt Hugues 265 266

dunamis 39 40

Dunstable John 83

Duraacuten Domingo Marcos 49

dynamique 11 129 172 173 183 185 190 192 201 202

214 217 228 234

E

eacutecriture musicale 98 111-114 123 124 130 133 150 159

169 187

effets caricaturaux 43 144 183 192

Ekman Paul 212 220

Elliott R K 206

eacutelocution 27 55 73 111-113 123 128 133 138 142 144

146 147 150-153 157-159 164 168 189 191 193

253 281

eacutemotion de base 212 220

eacutemotion dispositionnelle 211 259

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

275

eacutemotion eacutepisodique 259

eacutemotion eacuteprouveacutee de lrsquointeacuterieur ou de lrsquoexteacuterieur 206

eacutemotion speacutecifiquement musicale 227

eacutemotions neacutegatives 12 190 219 221 222

enharmonique (genre) 29 98 107 115 148

enthousiasme 23 33 75 96 148

entrelacement des voix 92

Eacuterasme 7 60-62 64 66 75 268

Eacuteros 35

estheacutetique du sentiment 198 203 226 246

eacutethique musicale 27-33 37 45

ethos 6 12 41 228

ethos des modes 6 41 42 44 64 129 138

ethos musical 150 229

Euler Leonhard 245 265

eacuteveil musical de lrsquoeacutemotion 11 44 66 102 103 128 137

178 180 181 184 200 201 214 220 233 244

exeacutecution 70 84 86 114 124 143 169 186 187

exorde exordium112 127 128 133 137 147 153 158 177

178 206

expression musicale de lrsquoeacutemotion 202 234

expressiviteacute musicale 104 232 234

F

Faber Heinrich 70 123 125 156

Fabre Florence 197 226 245 269

Fauquet Joeumll-Marie 264 265

Favre Daniel 226 236 237 265

Fenlon Iain 84 265 271

Ficin Marsile 6 49 50 54 93 263 265 266

figurae compositae 171

figurae fundamentales 163

figurae ideales 168 171 172

figurae minus principales 155 156 160 163 171 251

figurae principales 11 18 20 40 70 155 156 160 163 164

169 171 189 192 203 204 212 219 227 250 251

281

figurae simplices 168 171

figurae superficiales 163 168

figuralisme madrigalisme 113

figure de rheacutetorique musicale 136 138 154-156 160 168

171 186 192 214 229 230 258

figure de silence 172

figurenlehre 142 153-156 161 164 167 168 171 175 186

figures sonores 173

Finck Heinrich 64 125

Finck Hermann 91 125 266

Fludd Robert 168

fonctions (de la musique) 87 126 145 198 250 251 253

Fontaine David 85 266

Ford Andrew 23 266

Forkel Johann Nikolaus 174 186 187 199 200

formalisme 198 199 203 246

Frangne Pierre-Henry 92 95 105 106 108 109 111 115

262

Frege Gottlob 219

Freud Sigmund 207

Frijda Nico 212

Fubini Enrico 28-31 33 39 41 47 48 50 59 60 81 82

84 88 89 105 209 266

G

Gabrieli Giovanni 69 79 161

Gaffurius 73 96 107

Galien 28

Galilei Vincenzo 8 40 90 93 94 96 97 99 104 105

108 109 116 142 161 269

Gallo Alberto 148 153 266

gamme 27 31 42 148 213

Gardes-Tamine 144 151 175 266

Geacuterold Theacuteodore 45 47 266

Giacomini Lorenzo 102 103 266

Glarean Heinrich 43 44 72 89 91 96 107 123 156 181

Godwin Jocelyn 266

Goldbach Christian 245 267

Gombert Nicolas 130

Gorgias 144 269

Gozza Paolo 49 266

grammaire 55 67 70 71 119 134 144

Greacutegoire le Grand 152

Grewe Oliver 216 217 222 266

Groupe Mu 85

Gueacuteranger Prosper 81 266

Guicharrousse Hubert 121 266

Guillard Georges 67

Gurney Edmund 226-228 233 266

H

Hacker P M S 211 266

Hameline Jean-Yves 58 59 61-63 66-69 71 73 76 262

Hanslick Eduard 199-204 208 219 220 225-227 266

harmonie 21 27 28 31 32 34-42 44 47 48 50 51 54

60 63 82 89 90 92 101 104-108 110 111 114 116

127-129 132 134-137 145 163 175 188 199 231

251 253 270 271

harmonie universelle 35 51 104 105 107 116

Harnoncourt Nikolaus 150 266

Haydn Joseph 248

Heinichen David 168 184

Henfling Conrad 245

heacutereacutesie de lrsquoexpeacuterience seacuteparable 208 221 223 226 235

Hermagoras 176

Hermogegravene de Tarse 158

heacuteroiumlsme 183 232

heacuteteacuteronomie musicale 121 244 246 248

Heuillon Joeumll 95 96 98 100 102 103 263 266

Heyden Sebald 73 122 123 264

Hilse Walter 163 266

Hoffmann ETA 195 198

Homegravere 23 24 26 41 252 269

Horace 70 72 73 92 94 95

Houdeacute Olivier 267 271

Hucbald de Saint-Amand 47 48

humeur 129 181 208 211 229 245

humiliteacute 48 133 179

Hurard Franccedilois 264 267

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

276

hypotypose 113 133 171 172

I

imitation 5 6 16 29 34 49 54 58 60 85 89 95 97 99

102 108 113 123 133 149 155 157 160 197 206

209 234 270

ineffable 66 187 198 215 232

instruments et eacutethique musicale 27 31 32 34 36 47 50 83

87 98 101 105 125 128 195

intelligibiliteacute des paroles 7 17 19 57 58 61 63 81 120

196 197 240

interpreacutetation 75 81 88 98 150 159 175 183 184 222

224 226 229 230 259 261 266

intervalle 21 32 38 39 42-44 47 71 89 90 92 94 98

104 113 115 127 129 137 172 181 187 190 192

207 230

invention 24 26 66 101 111 112 123 127 133 146 147

152 168 175-178 180 183 184 189 207 246 253

ionien (mode) 31

Isidore de Seacuteville 47 48 152

Isocrate 144-146 148 151

ivresse et musique 27 81

J

jalousie 180 205

James William 213

Janet Paul 211

Janovka Tomas Baltazar 156 170 171

Jean XXII 81 266

joie 66 128 129 160

Joly Jacques 266

jugement musical33 39 40 86 92 106 204 215 226 239

260 262

Jullier Laurent 250 252 267

K

Kambouchner Denis 215 267

Kant Emmanuel 197 198 201 203 267

Kircher Athanasius 129 156 159-162 164 168 170 171

181 184 266 267

Kivy Peter 203 219 233-235 243 246 266

Knox Dilwyn 123 267

Koerndle Franz 58 69 72

Kolinsky Reacutegine 216 266 267 271

Kopiez Reinhardt 216 217 222 267

Kraege Jean-Denis 121 267

L

La Mothe Le Vayer Franccedilois de 179

Labie Jean-Franccedilois 56 64 65 69 71 267

Lalande Lalande 211

lamentation 22 23 39 107 138 157 182

Lampadius 122

Lamy Bernard 185 186

Lange Carl 213

Langer Suzanne K 209 210 221 232 267

Lasos dHermione 27

Lasserre Franccedilois 22 24-31 33 34 38 39 42 43 267 270

Lassus Roland de 69 72 91 130 142 154 156 164 174

Le Cerf de la Vieacuteville Jean-Laurent 173

Lefegravevre dEacutetaples 107

Legrand Raphaeumllle 156 159 160 161 267

Leibniz Gottfried Wilhlem 245 267

Levinson Jerrold 219 221 222 235 238 240 250 251

267 268

Lexmann Juraj 252 268

Lidov David 268

Liegravege Jacques de 81

ligatura 163

Listenius Nikolaus 70 76 123-125 156 268

liturgie 50 56-58 61 67 70-72 74-76 81 88 121 123

281

logique musicale 199

Lohmann Johannes 21 22 24 40 43 148 268

Loreacutee Denis 103 268

Lossius Lucas 122 131 142

Luther Martin 7 9 18 19 53 56 59 64-70 73 75 76 91

121 122 124 151 152 185 254 258 266-268

lutheacuteranisme 17 19 53 54 56-58 65 66 67 70-76 79

120-123 125 141 142 159 188 192 214 254 264

268 281

lydien (mode) 31

M

Machabey Armand 45 268 271

Maderna Bruno 248 249

Maffei Giovanni Camillo 98

make-believe theory 12 238 239 254

Malhomme Florence 91-95 108 243 262-269 271

Marcello Benedetto 178

Marenzio Luca 142

Margolin Jean-Claude 61 62 66 268

Mariotte Edmeacute 245

Martianus Capella 27 28 47

Mattheson Johann 19 20 142 150 168 170 173-184

186 188 190-192 200 207 210 219 229 240 245

252 268

medium 127 128 137 153 177

Meeugraves Nicolas 249

Mei Girolamo 8 20 40 90 92-98 104 108 109 112 142

150 161 205 268 269

Melanchthon Philippe 67 71 75 76 123 131 150 155

meacutelancolie 18 65 73 102 221 228

meacutelisme 61 63 95 233 234

meacutelodie 8 17 21 22 24 26 29 32 33 36-41 44 48 60

63 68-72 81 83 94 107 109-111 115 125 130 132

134-136 148 153 161 162 168 171-175 182 199

200 203-205 234 270

meacutemoire (rheacutetorique) 39 40 46 60 123 141 146 147

189 271

Mersenne Marin 40 90 129 264

message musical 197 214 235 254

meacutetrique 27 38

Meyer Christian 262 268 269

Meyer Leonard B 223 268 269

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

277

Meyer Michel 74 269

Michels Ulrich 23 83 269

Mill John Stuart 238 239 269

mimesis 16 28 34 37 49 85 101 236

Mizler von Kolof Lorenz Christoph 170

mneacutemotechnique (fonction) 22 47

modaliteacute 90 184

mode 6 11 17 19 21 26 28 29 31 34 36 37 41-44 48-

50 64 71 72 89 93 94 102 105 107 108 126 129

133 138 160 162 164 168 170 171 180 181 190-

192 203 229 258

mode eccleacutesiastique 18 42 129 170

modestie 171 176

modulation 46 60 100 115 197

monodie 69 82 94 101 116 161 172 173 205

Monteverdi Claudio 109 110

Monteverdi Giulio Cesar 110

Morais J 216 268

Morricone Ennio 254

Morrier Denis 107 111-116 163 254 269

Moutsopoulos Evangheacutelos 28 32 269

mouvement ideacuteal 12 227 233

Mozart Wolfgang Amadeus 207 249 262

Muffat Georg 168

Muller Robert 66 69 72 73 197 226 245 268 269

Murs Jean de 48 49 81 82 268 269

Museacutee 25

musica reservata 254

musici et cantores 64 88 258

musique absolue 198 203 245 264

musique comme langage des eacutemotions 196 203 208 215

229 233

musique comme religion de lrsquoart 198 199

musique comme symbole 12 48 68 208 209 210 232

musique de film 249 250 253 254 263 267

musique des sphegraveres 36 40 46 48 49 62 63 66 92 115

musique et langage 11 12 23 24 55 61 85 91 121 125

130 144 151 152 154 185 186 191 196-200 203

207 208 215 221 229-234 241 246-248 254 258

263 270

musique figureacutee 72 74 113 196

musique instrumentale 62 125 176 184 186 195 196 198

musique lascive 62 75 82

musique subordonneacutee au texte 63 89 121

myxolydien (mode) 24 37

N

narration 57 147 153 158 230 248 250 267

Nattiez Jean-Jacques 232 243 262 263 266 267 269

Neidhardt Johann Georg 171 200

Nicolaiuml Philippe 69

Nokter Balbulus 47

nome 26 27 41

Nono Luigi 248 249

note de passage (commissura passagio) 21 115 155 160 163

173

Nucius Johannes 154-157 159-161 163 164 169 184

186 251

Nugier Armelle 212-214 270

O

Ockeghem Johannes 91 96

Odon de Cluny 107

ornementation 43 101 128 130 138 149 152 153 157

174 175 185 189

Ornithoparcus Andreas 70

Orpheacutee 25

P

paix inteacuterieure 67 75

Palestrina Giovanni Perluigi da 91 164

Palisca Claude V 93 96 268 270

Paracelse 54 103

paronomase 187 247

parties de la rheacutetorique 11 32 35 36 57 83 84 89 94

103 104 106 111 113 123 125 127 132 133 135

138 142 145-147 150 152 155 159 168 169 175-

178 180 182 186 189 207 253

passion amoureuse 22-24 35 45 65 116 160 171 179

180 182 205 211 212 220 262

passions modeacutereacutees 5 34 41 50 74 75 81 82 102 259

passions violentes 5 35-37 41 50 75 94 102 103 259

Pasticci Suzanna 247 248

pathopoeia 156 163 171 229

peacutedagogie par la musique 30 47 57 142 268

Perceau Sylvie 24-26 34 35 41 270

Peretz Isabelle 216 268

Peri Jacopo 27 41 95

Peacutericlegraves 28

peacuteriode 17 19 22 42 45 47 54 74 127 136 145 149

150 159 167 172 248

Pernot Laurent 74 94 130 144 145 146 151 157 158

176 270

peacuteroraison (finis) 147 153

persona 235

persuasion 17 18 24 25 35 41 143-145 181 192 235

281

peur 41 148 158 180 239

Peutinger Conrad 67

Pfizner Hans 246

phantasia 171 184

Philodegraveme de Gadara 30 264

Philolaos 31

phrygien (mode) 27-29 31 36-38 42-44 50 115 138

physiognomonie 8 103 116

Pindare 23 27

Platon 5 23 24 30-33 35 36 38-40 44 45 61 84 89

102 104 105 110 124 137 144 146 148 151 179

265 269 271

pleacutenitude 22 24 25 34 167

Plotin 103

Plutarque 26 36 40 41 44 93

poegraveme musical 125 127 132 133 137 189 190 206 258

poeacutesie lyrique 22-24 265

poiumleacutetique 18 121

polyphonie 61 68 69 71 83 94 97 101 154

ponctuation 130 182 250

Popper 219

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

278

Porphyre 40 84

pouvoirs (de la musique) 7 15 21 40 47-50 55 58 61-65

81 178 230 252

Praetorius Michael 121

Pratinas de Phlionte 27

preacutedication 19 53 57 58 66 68 72 76 77 142 152 189

Printz Wolfgang Caspar 169 172 173

Prodicos 28 144

prononciation 27 58 61 133 134 138 146 155

prosodie 31 56 94 123 257

Protagoras 144

Pseudo-Plutarque 26 36 41

psychagogie 41

psychologie expeacuterimentale et musique 215 219 222 223

Ptoleacutemeacutee Claude 8 40 84 93 105 106 109

purgation 34 37 75 94 102 108

Pythagore pythagorisme 32 92 271

Q

Quantz Johann Joachim 174 185

quasi-eacutemotion 239

quasi-syncopatio 163

quasi-transitus 163

Quintilien 16 20 24 28 29 35 40 41 50 55 72 76 84

130 132 135 143 144 146-149 152 153 155 158

175 178 182 185 186 270

R

Raguenet Franccedilois 173

recitar cantando 99

reacutecitatif 54 99 182

Reacutegnier M-A 86 270

repetitio 155 156

repreacutesentation drsquoun affect 16 24 54 86 97 99 102 103

171 172 176 177 202 203 209 211 213 228 229

230 251 252 270

Rey Alain 127 270

Reynaud Christian 265

Rhau Georg 66 122

rheacutetorique et manipulation 58 144 238 247 259

Ribot Theacuteodule 211

Ridley Aaron 219 233 234 270

romantisme 12 187 198 204 207 215 240 246 254

Rore Cypriano de 79 84 94 97 110 114

Rosen Charles 270

Rouget Gilbert 35-38 43 44 270

Rousseau Jean-Jacques 34 197 198 205 229 234 270

Roussier Pierre-Joseph 23 34 264

Ruffo Vincenzo 79

Ryle Gilbert 215 271

rythme 17 27 31 32 34 36 38 41 44 47 49 81 82 89

94 110 114 138 145 149 153 158 168 172 173

180 181 187 190 200 205 214 229 253

S

Salinas Francisco 107

Salvador Luc Laurent 266

Samber Johann Baptist 168

Samson Seacuteverine 216 217 271

Sander David 212 264

sanglots 160 187

Sappho 23 24

Scacchi Marco 161 164

Scheibe Johann Adolph 184-186 205 214 234

Scheibel Gottfried Ephraim 188

Scheidt Samuel 72

Schiller Friedrich von 245

Schopenhauer Arthur 12 199 203 204 213 219 229 240

269 271

Schrade Leo 91 96 97 99 110 112 114 159 161 271

Schumann Robert 246 248

Schuumltz Heinrich 121 159 161 164 263 264

science musicale 38 47 60 131

Scruton Roger 219 235

seconda prattica 8 19 110 111 114 116 121 159 162

seacutemiologie 249

Segraveve Bernard 230 271

Sextus Empiricus 25

Shannon Claude 224

Sharpe R A 243 271

Sieacuteroff Eacuteric 223 270

signification musicale 223 224 232

Simonius T Johannes 154

sinceacuteriteacute 58 147 158 238 239

Socrate 31 36 271

soleacutecismes 134 137

Solon 25

sophistes sophistique 28 30 143 144 152 238

sortilegravege 25

souffrance 22 23 34 95 236 251

Souvtchinsky Pierre 226 271

Spalatin G 68

Spangenberg Johann 123

Spiess Meinrad 172 184

sprezzatura 8 100 101 112 114

stenasmos 160

stile concitato 161

stilo recitativo 171

stimulus (musique comme) 28 221 252

stoiumlciens 104 124 212 220 271

Stravinsky Igor 207 226 245 246

Striggio Alessandro 112

Sturm Jean 70

style 270

stylus gravis 162-164

stylus luxurians 162 163

suaviteacute 48 92 129 136 156

Sueur Agathe 131 132 134 138 141 142 183 263 271

Sweelinck Jan Pieterszoon 72 90

sympathie 103 116 234 235 237

sympathie universelle 103

syncopatio 155 156 163

syntaxe musicale 134 160

syrinx 32 45

syzigia preacutecipiteacutee 134 137

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

279

T

tactus 172

Telemann Georg Philipp 173

tempeacuterament 65 94 171 172 178 245 262

tempo 181 217 253

terminologie 112 133 134 141 142 152 154 155 169-

172 186 209 245 250

Teroni Fabrice 214 265

Terpandre 24 26 34

terpsis 25 34 49 226 258

tessiture 42 43

teacutetracorde 32 36 48

thelxis 25 41 252

theacuteologie 9 61 62 65-67 70 73 122 142 159 188 226

theacuteorie de lrsquoinformation 224 259

theacuteorie de la contagion 234

theacuteories expressivistes des eacutemotions musicales 207 208 214

220 221 225 235 236 238

theacuterapeutique (effet) 24 32 34 49 50 61 218

Thomas dAquin 50

Thuringus 142 154 156 157 160 161 164 214 251

Tieck Ludwig 198 199

timbre 38 43 180 214

Timmermans Bennoicirct 56 152 270

Timotheacutee de Milet 44

Tinctoris Johannes 6 15 50 72 76 86 87 129 252 257

271

Tisias 144

ton 21 29 39 42 44 47 50 115 128 144 161 200 206

233

tonaliteacute 27 42 90 171 181 192 253 267

topique (loci topici) 176 179 184 189

torpeur 25

Torre Alphonso de la 49

Trachier Olivier 121 126 127 129-131 265 271

transe 5 35 44 270

transitus 163

trilla 171

tristesse 37 48 65 66 73 89 94 102 115 160 179-181

212-214 217 219 220 222 232-235 237 239 254

Tritonius Petrus 70

trope 42 47 149 151 152 160 161

Tyard Ponthus de 196

Tyrteacutee 23 265

U

Ulysse 25 82

V

valence heacutedonique 209 217 221 222

Van Wymeersch Brigitte 84 89 105 271

Vasari Giorgio 96

Vassiliadou Maria 32 271

Vendrix Philippe 54 55 60 64 66 70 73 91 271

vertus guerriegraveres 23 29

Vicentino Nicola 98

Villani Vivien 253 271

Vinci Leonardo da 131

Virdung Sebastian 76

Virgile 50

vocabulaire des affects 74 211

Vogt Johann 168 170-172 184 186

voix 12 17 27 29 43 58-66 69 71 82-84 92 94 98-103

116 134 138 149 155 160 163 185 186 196 198

205 206 215 227 233 234

Von Zabern Conrad 76 123

W

Wackenroder Wilhelm Heinrich 198

Waelrand Hubert 130

Wagner Richard 199 200 204 229 259 269

Walter Johann 69 71 75 122 266

Walther Johann Gottfried 164 169 170 172

Walton Kendall 239 240 254 272

Warszawski Jean-Marc 246 272

Weaver Warren 224

Weber Eacutedith 56 58 62 63 67 68 70 71 79 200 271

Weber Gottfried 200

Werckmeister Andreas 168 170 181

Willaert Adrian 79 84 88 91 96 98 125 164

Wittgenstein Ludwig 199 208 209 221 261 272

Wolff Francis 104 195 196 232 272

Wollick Nicolaus 76

Y

Yates Frances 132 272

Z

Zarlino Gioseffo 8 72 80 83 84 86 88-94 96 105 107-

109 112 130 181 264 265 268 272

Zwingli Ulrich 62 123

Jacques FAVIER

La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

eacuteveil ou expression des affects

Leacutetude de ce que lon nomme laquo rheacutetorique musicale raquo nous semble pouvoir offrir un eacuteclairage

speacutecifique sur la question de la musique et des eacutemotions En effet les deux champs de reacuteflexion en

philosophie de la musique dont il est question font lobjet dun inteacuterecirct qui se manifeste au cours de

ces derniegraveres anneacutees Aussi nous consideacuterons que la rheacutetorique musicale et le pheacutenomegravene

particulier de la poeacutetique musicale germanique sont de nature agrave structurer une telle eacutetude tant par

les choix quils preacutesupposent (comme le fait que les eacutemotions y sont un moyen destineacute agrave produire

un effet) que par ceux quils deacutelaissent

Notre recherche suivra les trois principales eacutetapes suivantes (a) une eacutetude des aspects de la

question anteacuterieurs agrave la musica poetica (dans la Gregravece antique dans la liturgie lutheacuterienne dans la

theacuteorie musicale italienne) (b) un examen deacutetailleacute du thegraveme des passions dans les traiteacutes de

lrsquoAllemagne baroque (c) un parcours concernant lrsquoeacutevolution de la question jusqursquoaux deacutebats

actuels

Mots-cleacutes auditoire eacutelocution eacutemotions musicales estheacutetique musicale ethos musica poetica pathos

persuasion poeacutetique musicale rheacutetorique musicale theacuteorie de la musique theacuteorie des passions

Studying ldquomusical rhetoricrdquo seems likely to bring some specific light about the topic of music and

emotions Both fields of research in philosophy of music involved arouse an interest especially last

years Therefore we regard musical rhetoric and the distinctive phenomenon of German musical

poetics as able to structure such a studying through choices they suppose (for example the fact

that emotions are means for have an effect) and choices they leave

Our investigation includes the three main following parts (a) some study about facets of the subject

prior to musica poetica (in Ancient Greece in Lutheran liturgy in Italian theory of music) (b) some

detailed examination about the topic of passions in German baroque treatises (c) a review

regarding evolution of the subject up to current discusses

Keywords aesthetics of music audience doctrine of the affections elocution ethos music and

emotions music theory musical poetics musical rhetoric musica poetica pathos persuasion

Page 2: La rhétorique musicale et les émotions: éveil ou ...

UNIVERSITEacute DE STRASBOURG

EacuteCOLE DOCTORALE DES HUMANITEacuteS

Uniteacute de recherche ED 520

THEgraveSE preacutesenteacutee par

Jacques FAVIER

soutenue le 28 octobre 2017

pour obtenir le grade de Docteur de lrsquouniversiteacute de Strasbourg

Discipline PHILOSOPHIE

La rheacutetorique musicale et les eacutemotions eacuteveil ou expression des affects

Perspectives historiques et theacuteoriques

THEgraveSE dirigeacutee par

DE BUZON Freacutedeacuteric Professeur universiteacute de Strasbourg

ARBO Alessandro Professeur universiteacute de Strasbourg

RAPPORTEURS

FRANGNE Pierre-Henry Professeur universiteacute de Rennes

VAN WYMEERSCH Brigitte Professeure ordinaire UC Louvain Belgique

AUTRES MEMBRES DU JURY

PSYCHOYOU Theacuteodora Maicirctresse de confeacuterences universiteacute de Paris IV Sorbonne

CHARRAK Andreacute Maicirctre de confeacuterences universiteacute de Paris I Pantheacuteon-Sorbonne

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

2

Remerciements

Je tiens tout drsquoabord agrave remercier chaleureusement MM Alessandro Arbo et Freacutedeacuteric de Buzon

pour la confiance et lrsquoattention qursquoils mrsquoont accordeacutees toutes ces anneacutees ainsi que pour leur aide

Je remercie eacutegalement

Pour leurs conseils et leurs indications Juan David Barrera et Michel Le Du

Pour leur soutien durant la reacutealisation de ce travail Marilyne Ruescas et Manali Allen

Enfin jrsquoadresse une penseacutee toute particuliegravere agrave Jean Robert agrave qui je dois ma premiegravere veacuteritable

rencontre avec la conception rheacutetorique de la musique

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

4

Table des matiegraveres

Remerciements 3

Table des matiegraveres 5

INTRODUCTION 15

Rheacutetorique musicale et eacutemotions 16

Musica poetica et eacutemotions 17

Plan de cette eacutetude 18

Le corpus 20

CHAPITRE 1 ndash AUX ORIGINES DE LA RHEacuteTORIQUE MUSICALE 21

Introduction 21

A MUSIQUE ET POEacuteSIE LYRIQUE GRECQUE 22

A1 VARIEacuteTEacute DES PASSIONS CHEZ LES POEgraveTES LYRIQUES 22

A2 LES POUVOIRS DE LA MUSIQUE 25

B LA MUSIQUE COMME PEacuteDAGOGIE ET COMME THEacuteRAPEUTIQUE 27

B1 LrsquoETHOS MUSICAL 27

B11 Damon drsquoAthegravenes 27

B12 Posteacuteriteacute de Damon 29

B13 Platon 31

B2 MUSIQUE ET THEacuteRAPEUTIQUE DES PASSIONS 33

B21 Traitement par imitation des passions modeacutereacutees 34

B22 Purification des passions violentes la transe de possession 35

B23 Purification des passions violentes la catharsis chez Aristote 36

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

6

C LrsquoHEacuteRITAGE DE LrsquoANTIQUITEacute 38

C1 ARISTOXEgraveNE DE TARENTE 38

C2 LES TRAITEacuteS DE LrsquoANTIQUITEacute TARDIVE 40

C3 CONFUSIONS CONCERNANT LES laquo MODES raquo MUSICAUX 41

C31 Ethos et ethos des modes 41

C32 Tons et modes 42

C33 Qualifications ethniques des modes grecs 42

C34 Complexiteacute du concept grec de laquo mode raquo 43

C35 Lrsquousage des modes transformeacute en regravegle intangible 44

Conclusion 44

D DU MOYEN-AGE Agrave LA RENAISSANCE 45

D1 LrsquoHEacuteRITAGE DE LrsquoEacuteTHIQUE GRECQUE 45

D11 Le dilemme des Pegraveres de lrsquoEacuteglise 45

D12 Saint Augustin et la science de la musique 46

D13 Autoriteacute de Boegravece et de Cassiodore 46

D2 LES TRAITEacuteS DE MUSIQUE DU VIe AU Xe SIEgraveCLES 47

D21 Influence drsquoAugustin et de Cassiodore 47

D22 Le concept de douceur musicale 48

D3 LES EFFETS DE LA MUSIQUE 48

D31 Un inteacuterecirct permanent 48

D32 Marsile Ficin et lrsquoimitation du monde 49

D33 Le Complexus effectuum musices de Tinctoris 50

Conclusion 50

CHAPITRE 2 - LA MUSIQUE COMME INSTRUMENT DE PREacuteDICATION 53

Introduction 53

A REacuteFORME LUTHEacuteRIENNE ET PREacuteDICATION 54

A1 LE CONTEXTE 54

A11 La Renaissance face agrave son passeacute 54

A12 Humanisme et Reacuteforme 54

A13 La parole agrave la Renaissance 55

A2 LUTHER ndash REacuteFORME ET PREacuteSERVATION DU PASSEacute 56

A3 PREacuteDICATION 57

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

7

A31 Le rocircle structurant de lrsquooffice religieux 57

A32 Recherche de clarteacute et drsquointelligibiliteacute 57

A33 Recherche de lrsquoadheacutesion de lrsquoauditoire 58

B PREacuteDICATION ET MUSIQUE 59

B1 LE PROBLEgraveME 59

B11 Religion et musique 59

B12 Eacuterasme et le plain-chant ideacuteal 60

B13 Solutions de divers reacuteformateurs 62

B14 Solutions dans la Contre-Reacuteforme 63

B2 LUTHER ET LA MUSIQUE 63

B21 Luther musicien 64

B22 Les pouvoirs de la musique selon Luther 64

B23 Relation entre la musique et la religion chreacutetienne 65

B24 La solution proposeacutee par Luther 66

C MOYENS DE LA PREacuteDICATION MUSICALE 67

C1 LrsquoUNITEacute MUSICALE ESSENTIELLE LE CHORAL 68

C11 Le choral et ses sources 68

C12 Le deacuteveloppement du choral 69

C2 INSTITUTIONS ET ACTEURS DE LA MUSIQUE RELIGIEUSE 69

C21 Une triade eacutecole-religion-musique 69

C22 Le cantor 70

C23 Le rocircle de lrsquoorgue 71

C3 UN MODEgraveLE POSSIBLE LA RHEacuteTORIQUE 72

C31 La Renaissance les Anciens et la parole 72

C32 Eacutelocution et expression des sentiments 73

C33 Les instances oratoires et la musique 74

C34 Vers la poeacutetique musicale 75

CHAPITRE 3 ndash MUSIQUE ET PAROLE DANS LA THEacuteORIE MUSICALE EN ITALIE 79

Introduction 79

A LA POLYPHONIE ET LrsquoŒUVRE DE ZARLINO 80

A1 SITUATION FRAGILE DE LA POLYPHONIE AU XVIe SIEgraveCLE 80

A12 La position de lrsquoEacuteglise romaine 81

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

8

A12 Simpliciteacute meacutelodique musiques profane et populaire 82

A2 CONCILIER THEacuteORIE ET PRATIQUE MUSICALES 83

A21 Zarlino et lrsquoHarmonie universelle 83

A22 Les deux sens du concept de laquo poeacutetique raquo 84

A23 La poeacutetique musicale comme art poieacutetique 86

A3 MUSIQUE PAROLES ET AFFECTS 88

A31 La poeacutetique musicale comme art fondeacute sur la parole 88

A32 La musique et les passions 89

A4 SUCCEgraveS DE ZARLINO 89

B LE REJET DE LA POLYPHONIE 90

B1 ZARLINO ET MEI ndash LA MUSIQUE ET SON AUDITOIRE 90

B11 Lrsquoideacuteal de lrsquoars perfecta 91

B12 Girolamo Mei et la critique de la polyphonie 92

B13 La musique au service de la parole 95

B2 MISE EN CAUSE DrsquoUNE MUSIQUE laquo GOTHIQUE raquo 95

B21 La camerata Bardi 95

B22 Radicalisation de la critique de la polyphonie ndash Vincenzo Galilei 96

B3 LES MOYENS DE LA MUSIQUE EXPRESSIVE ndash CACCINI 98

B31 Rheacutetorique et stile rappresentativo 98

B32 Limites du modegravele oratoire 99

B33 Pertinence du modegravele oratoire 100

B4 LA THEacuteORIE DES PASSIONS DE LA CAMERATA BARDI 101

B41 Catharsis 101

B42 Sympathie universelle et physiognomonie 103

C AVEgraveNEMENT DrsquoUNE SECONDA PRATTICA DE LA MUSIQUE 104

C1 ARTUSI ET LA DEacuteFENSE DE LrsquoARS PERFECTA 104

C11 Lrsquoheacuteritage de Ptoleacutemeacutee 105

C12 Imperfections de la musique moderne 107

C2 LA RHEacuteTORIQUE MUSICALE DE MONTEVERDI 109

C21 Leacutegitimation drsquoune pratique musicale centreacutee sur la meacutelodie 109

C22 Invention et disposition 111

C23 Eacutelocution et sprezzatura 112

C24 La seconda prattica et la theacuteorie des passions 114

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

9

Conclusion 116

CHAPITRE 4 ndash LrsquoESSOR DE LA POEacuteTIQUE MUSICALE 119

Introduction 119

A EacuteMERGENCE DrsquoUNE NOUVELLE DISCIPLINE MUSICALE 120

A1 ORIGINES COMMUNES Agrave LrsquoEUROPE ET SPEacuteCIFIQUES Agrave LrsquoALLEMAGNE 120

A2 REacuteFORME ET POEacuteTIQUE MUSICALE 122

A21 Lrsquoentourage de Luther 122

A22 De la theacuteologie agrave la rheacutetorique 122

A23 Heacuteritage des traiteacutes anteacuterieurs 123

A24 De la musique pratique agrave la poeacutetique musicale 124

B GALLUS DRESSLER 126

B1 LES PRECEPTA MUSICAElig POEumlTICAElig 127

B2 MUSIQUE ET AFFECTS DANS LES PRECEPTA 128

B3 DE DRESSLER Agrave BURMEISTER 130

C JOACHIM BURMEISTER 131

C1 MUSICA POETICA ET AUTRES TRAITEacuteS 131

C2 LA RHEacuteTORIQUE MUSICALE SELON BURMEISTER 132

C21 La rheacutetorique comme modegravele organisationnel 132

C22 La rheacutetorique comme reacuteservoir lexical 134

C3 RHEacuteTORIQUE MUSICALE ET EacuteMOTIONS CHEZ BURMEISTER 135

C31 Affections et affects 135

C32 Susciter lrsquoadheacutesion de lrsquoauditeur le devoir de plaire 136

C33 Eacuteveiller les passions de lrsquoauditeur le devoir drsquoeacutemouvoir 137

Conclusion 138

CHAPITRE 5 ndash RHEacuteTORIQUE MUSIQUE ET FIGURENLEHRE 141

Introduction 141

A LA RHEacuteTORIQUE DE LrsquoANTIQUITEacute 143

A1 SENS ET ORIGINES DE LA RHEacuteTORIQUE 143

A2 LA RHEacuteTORIQUE GRECQUE 144

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

10

A3 LA RHEacuteTORIQUE LATINE 145

A4 LE SYSTEgraveME DE LA RHEacuteTORIQUE 146

B MUSIQUE ET RHEacuteTORIQUE 147

B1 AFFINITEacuteS MENTIONNEacuteES PAR LES ANCIENS 148

B2 UNE AUTRE AFFINITEacute ENVISAGEABLE LE VOCABULAIRE 149

B3 CE QUE PEUT ETRE UNE VEacuteRITABLE RHEacuteTORIQUE MUSICALE 149

C LrsquoEacuteLOCUTION 150

C1 EacuteLOCUTON ET THEacuteORIE DES FIGURES 151

C2 LA RHEacuteTORIQUE CHEZ SAINT AUGUSTIN 151

C3 LrsquoEacuteLOCUTION DANS LrsquoINSTITUTION ORATOIRE DE QUINTILIEN 152

D LA THEacuteORIE DES FIGURES ET LA POEacuteTIQUE MUSICALE 153

D1 MUSIQUE ET EacuteLOCUTION STYLE ET FIGURES DE RHEacuteTORIQUE 153

D2 LA RHEacuteTORIQUE COMME TERMINOLOGIE DU DISCOURS MUSICAL 154

D3 LA RHEacuteTORIQUE COMME OUTIL DrsquoIDENTIFICATION 155

D4 CLARIFICATION DE LA FIGURENLEHRE 155

D5 FIGURENLEHRE ET AFFECTS 156

CONCLUSION 157

E LrsquoEXPRESSION DES AFFECTS 157

E1 EacuteLOCUTION ET EacuteMOTIONS 157

E2 INFLUENCE DE LrsquoITALIE SUR LA POEacuteTIQUE MUSICALE GERMANIQUE 158

E3 FINALITEacute DE LA FIGURE DE RHEacuteTORIQUE MUSICALE ndash KIRCHER 159

E4 NATURE DE LA FIGURE DE RHEacuteTORIQUE MUSICALE ndash BERNHARD 161

Conclusion 164

CHAPITRE 6 ndash LA POEacuteTIQUE MUSICALE DU BAROQUE TARDIF 167

Introduction 167

A UNE GRANDE DIVERSITEacute DANS LES APPROCHES 168

A1 PREacutePONDEacuteRANCE DU DISCOURS MUSICAL 168

A11 Lrsquoheacuteritage de Bernhard 168

A12 Delectare musicien et cuisinier 169

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

11

A13 La rheacutetorique avant tout 169

A2 PREMIERS TRAITEacuteS ENCYCLOPEacuteDIQUES 169

A3 LE DEacuteCLIN DES MODES 170

A4 LA MEacuteLODIE 171

A5 LE RYTHME 172

B JOHANN MATTHESON 173

B1 DER VOLLKOMMENE CAPELMEISTER 174

B2 LES LIEUX COMMUNS DE LrsquoINVENTION 175

B3 DISPOSITION 177

B4 MATTHESON ET LrsquoEacuteVEIL MUSICAL DES EacuteMOTIONS 178

B41 Influence de la philosophie carteacutesienne 178

B42 Une theacuteorie musicale des affects 179

B43 Un vaste dispositif pour eacuteveiller les eacutemotions 180

CONCLUSION 183

C LA FIN DE LA RHEacuteTORIQUE MUSICALE 183

INTRODUCTION 183

C1 LES LOCI TOPICI 183

C2 LE ROcircLE DE LA VOIX 184

C3 DES AFFECTS AUX laquo SENTIMENTS raquo FORKEL 186

CONCLUSION 187

D BILAN DE LrsquoEacuteTUDE DE LA POEacuteTIQUE MUSICALE ALLEMANDE 188

D1 CARACTEacuteRISTIQUES DE LA MUSICA POETICA 189

D11 Traits fondamentaux 189

D12 Traits concernant les principales parties de la rheacutetorique musicale 189

D2 PROBLEgraveMES SOULEVEacuteS PAR LrsquoEacuteTUDE DE LA MUSICA POETICA 190

D21 Fragiliteacute des bases theacuteoriques concernant les affects 190

D22 Efficaciteacute de la rheacutetorique musicale 190

D23 Musique et langage 191

D3 LrsquoEacuteLOCUTION MUSICALE 191

D31 Le problegraveme des modes 191

D32 Aspects dynamiques 192

D33 Figures de rheacutetorique musicale 192

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

12

CHAPITRE 7 ndash APREgraveS LA POEacuteTIQUE MUSICALE ENJEUX ET DEacuteBATS 195

Introduction 195

A THEacuteORIES PHILOSOPHIQUES AU XIXe ET AU XXe SIEgraveCLE 197

A1 LES EacuteMOTIONS ET LrsquoIDEacuteE DE LA MUSIQUE ABSOLUE 198

A11 Influence du romantisme 198

A12 Le formalisme hanslickien 199

A13 Lrsquoestheacutetique musicale de Schopenhauer 203

A2 DE NOUVELLES CONCEPTIONS DU DISCOURS MUSICAL 204

A21 Rocircle de la voix 205

A22 La musique comme langage autonome des affects 207

A23 Le symbole inacheveacute 208

B MUSIQUE PSYCHOLOGIE ET THEacuteORIE DE LrsquoINFORMATION 210

B1 LES EacuteMOTIONS 210

B11 Absence drsquoune theacuteorie unifieacutee des eacutemotions 211

B12 Les diffeacuterentes perspectives 212

B2 PSYCHOLOGIE EXPEacuteRIMENTALE ET MUSIQUE 215

B21 Les expeacuterimentations en psychologie de la musique 216

B22 Critique philosophique de la psychologie de la musique 218

B23 Erreur de la musique consideacutereacutee comme un stimulus 220

B24 Musique et eacutemotions neacutegatives 221

B3 LA MUSIQUE ET LA THEacuteORIE DE LrsquoINFORMATION 223

C SPEacuteCIFICITEacute DES EacuteMOTIONS MUSICALES 225

C1 IDEacuteE DrsquoUN EacuteTAT EacuteMOTIONNEL UNIQUE 225

C11 Les eacutemotions et lrsquoeacutemotion musicale 226

C12 Le laquo mouvement ideacuteal raquo 227

C2 EXPRESSION OU EacuteVEIL DES EacuteMOTIONS PAR LA MUSIQUE 228

C21 Ethos et pathos musical selon Nietzsche 228

C22 Une seacutemantique musicale 230

C23 Deacutebat actuel sur lrsquoexpression et lrsquoeacuteveil des eacutemotions 233

C3 LE ROcircLE DEacuteTERMINANT DE LrsquoAUDITEUR 235

C31 Empathie contagion et coupure face aux eacutemotions 236

C32 Lrsquoadheacutesion du public et la make-believe theory 238

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

13

Conclusion 240

CHAPITRE VIII ndash UNE RHEacuteTORIQUE MUSICALE AUJOURDrsquoHUI 243

Introduction 243

A APPLICATIONS CONTEMPORAINES DU MODEgraveLE DE RHEacuteTORIQUE MUSICALE 244

A1 HEacuteTEacuteRONOMIE ET FONCTIONNALITEacuteS DE LA MUSIQUE 244

A2 LA MUSIQUE laquo EN ELLE-MEcircME raquo 245

A3 CONCEPTION RHEacuteTORIQUE DE LA MUSIQUE 246

B QUELQUES laquo CANDIDATS raquo POSSIBLES 248

B1 UNE RHEacuteTORIQUE laquo INTRA-MUSICALE raquo 248

B2 LA MUSIQUE DE FILM 249

CONCLUSION 257

BIBLIOGRAPHIE 261

INDEX 273

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

14

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

15

INTRODUCTION

En 1475 Johannes Tinctoris eacutenumegravere dans son Complexus effectuum musices vingt principaux

effets de la musique Pour nombre de ces effets on pourrait eacutegalement parler de pouvoirs de la

musique qui outre ses vertus curatives peut tout aussi bien mener lrsquoacircme agrave la pieacuteteacute (laquo Animos ad

pietatem excitat raquo) que lrsquoinciter au combat (laquo Animos ad praelium incitat raquo) elle est eacutegalement capable

drsquoassurer le triomphe de lrsquoEacuteglise militante (laquo Ecclesiam militantem triumphanti assimilat raquo)

Si le deacutebat concernant les eacutemotions musicales heacuterite de difficulteacutes propres au domaine

affectif en geacuteneacuteral et peut-ecirctre en premier lieu des fluctuations de son vocabulaire (doit-on parler

de passions drsquoaffects drsquohumeurs drsquoeacutemotions de sentiments ) lrsquoexistence de laquo pouvoirs raquo que

possegravede la musique est un pheacutenomegravene tout aussi aveacutereacute et tout aussi probleacutematique

Degraves lors que de tels pouvoirs existent une seacuterie de questions apparaicirct concernant lrsquousage

qui peut ecirctre fait de ces pouvoirs les moyens ou techniques leur permettant de srsquoexercer les fins

auxquelles ils pourraient servir En drsquoautres termes et pour reacutesumer la musique peut-elle ecirctre

consideacutereacutee comme un simple outil

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

16

Rheacutetorique musicale et eacutemotions

Le thegraveme geacuteneacuteral abordeacute ici recoupe bien celui des eacutemotions musicales et plus preacuteciseacutement

lrsquoexamen de lrsquoideacutee selon laquelle on pourrait susciter agrave volonteacute telle ou telle eacutemotion bien preacutecise

(en termes plus anciens eacutemouvoir une passion donneacutee) Drsquoune certaine maniegravere une telle attente se

retrouve formuleacutee agrave toutes les eacutepoques mais elle a trouveacute une reacuteponse particuliegraverement aboutie

aux XVIIe et XVIII

e siegravecles Notre eacutetude sera ainsi orienteacutee par un certain nombre de questions

valables drsquoune maniegravere geacuteneacuterale (pour tout ce que lrsquoon pourrait qualifier de rheacutetorique musicale) et

par drsquoautres plus speacutecifiques agrave la rheacutetorique musicale telle qursquoelle srsquoest concregravetement eacutelaboreacutee (et

tout particuliegraverement dans la sphegravere culturelle germanique) Voyons tout drsquoabord ce qursquoil en est du

point de vue le plus geacuteneacuteral

En premier lieu de quelle maniegravere appreacutehende-t-on le concept de rheacutetorique musicale

Jusqursquoougrave peut-il ecirctre ou doit-il ecirctre approfondi On peut par exemple consideacuterer que cette

discipline consistera agrave employer la rheacutetorique afin de compleacuteter une meacutethode de composition ou

bien agrave lrsquoinverse agrave mettre la musique au service du discours verbal Lrsquointerrogation portera aussi sur

le degreacute drsquointeacutegration des deux disciplines

Nous pouvons aussi nous interroger sur la rheacutetorique convoqueacutee dans lrsquoeacutelaboration drsquoune

rheacutetorique musicale Celle qui srsquoest deacuteveloppeacutee agrave partir de la fin de la Renaissance srsquoest appuyeacutee sur

quelques auteurs latins essentiellement Ciceacuteron et Quintilien Mais un tel choix ne constitue pas

une neacutecessiteacute et en regard de lrsquoeacutevolution de la rheacutetorique ndash notamment depuis son renouveau au

XXe siegravecle ndash un eacuteventuel concept contemporain de rheacutetorique musicale pourrait se construire en

srsquoappuyant sur des travaux plus reacutecents (divers travaux actuels vont dans ce sens)

Lrsquoautre sujet deacuteterminant dont lrsquoeacutevolution doit ecirctre prise en compte est le domaine des

affects et la maniegravere dont ils sont penseacutes Quelles conceptions entrent en jeu La rheacutetorique

musicale telle que nous lrsquoidentifions le plus souvent (celle de lrsquoItalie et de lrsquoAllemagne baroques)

srsquoappuie sur lrsquoideacutee emprunteacutee aux Grecs que la repreacutesentation drsquoun affect suscitera par imitation

le mecircme affect sur lrsquoauditoire mais est-ce vraiment ainsi qursquoAristote avait exposeacute le

fonctionnement de la mimesis Et qursquoen est-il aujourdrsquohui de la maniegravere drsquoenvisager les eacutemotions

musicales

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

17

Musica poetica et eacutemotions

Venons-en agrave lrsquoexemple concret sans doute le plus marquant le cas de la rheacutetorique musicale

telle qursquoelle srsquoest deacuteveloppeacutee en Allemagne entre le XVIe et le XVIII

e siegravecle preacutesente en effet un

caractegravere bien speacutecifique lequel tient agrave ce que lrsquoideacutee de susciter des eacutemotions agrave volonteacute y soit

rationaliseacutee et systeacutematiseacutee agrave lrsquoextrecircme Une telle volonteacute poursuivie sur une tregraves longue peacuteriode et

deacuteveloppeacutee de maniegravere meacutethodique en tant que discipline agrave part entiegravere (la musica poetica) est un

cas tout-agrave-fait unique Aussi en raison de sa peacuterenniteacute et de la varieacuteteacute des analyses dont les divers

traiteacutes teacutemoignent on peut espeacuterer y trouver la manifestation de bien des deacutebats concernant les

eacutemotions musicales rocircles respectifs des meacutelodies des modes ou des rythmes participation du

public theacuteorie des affects qui serait sous-jacente relation entre la musique et le texte importance

de la voix

Tout cela ne suffit cependant peut-ecirctre pas agrave deacutefinir cette poeacutetique musicale nous devons

en effet ne pas perdre de vue deux facteurs vraiment deacuteterminants lrsquoun concernant la finaliteacute qui

fut assigneacutee agrave la musica poetica (tout au moins agrave ses deacutebuts) et lrsquoautre touchant agrave la perception

dominante de ce que pouvait ecirctre la relation entre musique et affect La finaliteacute est drsquoordre religieux

lrsquoessor de la musica poetica srsquoest accompli comme mise en œuvre de la penseacutee lutheacuterienne Quant au

lien entre musique et eacutemotions il est agrave chercher ailleurs que dans le monde germanique plus

preacuteciseacutement dans lrsquoItalie du second XVIe siegravecle Srsquoil fallait employer une seule formule afin de cerner

lrsquoenjeu qui traverse la partie de notre eacutetude consacreacutee agrave la musica poetica nous dirions que la poeacutetique

musicale de lrsquoAllemagne baroque fut un projet de persuasion par la musique crsquoest en effet ce qui la

caracteacuterise comme rheacutetorique musicale crsquoest-agrave-dire comme un art de persuader son auditoire au

moyen drsquoun discours musical Lrsquoeacutetude consistera donc en ce qui concerne lrsquoAllemagne baroque agrave

examiner cette entreprise unique en son genre tant du point de vue de lrsquoeacutevolution des techniques

musicales eacutelaboreacutees que du point de vue philosophique Elle appellera un certain nombre

drsquointerrogations

Une premiegravere peut ecirctre envisageacutee concernant la musica poetica en tant que pheacutenomegravene

deacutelimiteacute dans le temps peut-elle ecirctre consideacutereacutee mutatis mutandis comme un tout homogegravene Si

tel ne devait pas ecirctre le cas on peut neacuteanmoins repeacuterer quelques traits plus geacuteneacuteraux facilitant

lrsquointelligibiliteacute du pheacutenomegravene Et en premier lieux les deux facteurs souligneacutes plus haut agrave savoir

lrsquoinfluence du lutheacuteranisme et celle de lrsquoItalie Cette preacutesence de quelques caractegraveres dominants

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

18

permet de distinguer plusieurs phases chronologiques et de donner une certaine leacutegitimiteacute aux trois

principales peacuteriodes que nous proposons

Un deuxiegraveme questionnement sera relatif agrave la mise en œuvre du projet de persuasion par la

musique ndash lrsquoexpression de laquo mise en œuvre raquo eacutetant drsquoailleurs ici particuliegraverement bien approprieacutee

puisque crsquoest preacuteciseacutement en cela que consiste la poeacutetique ou poiumleacutetique tout ce qui concerne la

production ici la production drsquoun discours musical susceptible drsquoemporter lrsquoadheacutesion des fidegraveles

Lrsquoeacutetude de la poeacutetique musicale est ainsi celle drsquoun outillage eacutelaboreacute au fil des traiteacutes Nous serons

donc conduits agrave suivre de pregraves les techniques proposeacutees par les theacuteoriciens pour obtenir les effets

rechercheacutes

Toutefois lrsquoeacutelaboration et lrsquousage de ces techniques reposent sur des principes theacuteoriques

supposeacutes en garantir lrsquoefficaciteacute employer tel mode eccleacutesiastique plutocirct que tel autre telle figure

meacutelodique cela suppose en effet que lrsquoon se sente assureacute que le mode de hypodorien par exemple

confeacuterera effectivement une coloration meacutelancolique qui sera eacuteprouveacutee par lrsquoauditeur ou que la

figure de lrsquoabruptio provoquera effectivement la surprise Mais drsquoougrave viennent les certitudes selon

lesquelles ces moyens fonctionneront effectivement comme preacutevu Chercher les raisons ayant

garanti ndash aux yeux des theacuteoriciens et praticiens de lrsquoAllemagne baroque ndash que leurs efforts

reposaient sur des bases assureacutees conduit agrave nous interroger sur les fondements de la science du

musicus heacuteriteacutee de Boegravece sur les ideacutees de Luther concernant la musique ou encore sur les principes

deacuteveloppeacutes en Italie agrave la fin du XVIe siegravecle Mais auparavant il nous faudra remonter jusqursquoagrave la

penseacutee grecque de lrsquoAntiquiteacute agrave laquelle se rapportent in fine ces trois composantes

Ainsi le traitement philosophique invite agrave repeacuterer les principales questions que pose la

musica poetica et agrave les mettre en perspective tant vis-agrave-vis des conceptions dont elles heacuteritent que de

celles qui lrsquoont suivies

Plan de cette eacutetude

Le preacutesent sujet consistant agrave examiner la relation entre rheacutetorique musicale et eacutemotions tout

en portant lrsquoaccent sur sa manifestation la plus aboutie notre eacutetude se deacuteroulera en trois principales

eacutetapes ce qui preacutecegravede la musica poetica son eacutevolution agrave proprement parler ce qui lui succegravede

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

19

La premiegravere eacutetape preacutesentera ainsi (1) une sorte drsquoarcheacuteologie des principes sur lesquels

srsquoest baseacutee la rheacutetorique musicale il srsquoagira notamment de suivre comment la penseacutee grecque

durant lrsquoAntiquiteacute a abordeacute les relations entre musique et affects et comment cette penseacutee a pu ecirctre

interpreacuteteacutee (eacuteventuellement de maniegravere erroneacutee) Ceci nous conduira agrave aborder la question des

modes musicaux et agrave voir quelle intelligibiliteacute peut apporter la ceacutelegravebre distinction rheacutetorique entre

ethos logos et pathos si on lrsquoapplique agrave la musique Suivront les deux eacutetapes deacutecisives que nous avons

identifieacutes concernant la rheacutetorique musicale (2) la volonteacute de confier agrave la musique un rocircle dans la

preacutedication religieuse ceci en accord avec lrsquoideacutee tregraves positive que se faisait Luther de la musique

(contrairement agrave lrsquoimmense majoriteacute des theacuteologiens qursquoils fussent catholiques ou reacuteformeacutes) 1 (3)

lrsquoapparition drsquoune laquo rheacutetorique musicale raquo en Italie notamment agrave travers lrsquoinfluence de la Camerata

Bardi qui se traduisit non par lrsquoeacutelaboration de traiteacutes mais par une seconda prattica de la musique

centreacutee sur lrsquoideacutee drsquoun discours musical et lrsquoexpression des passions

La deuxiegraveme partie examinant la musica poetica proprement dite fait apparaicirctre lrsquoempreinte

de ces deux pheacutenomegravenes sur son eacutevolution Nous proposons ici de distinguer trois peacuteriodes (4)

lrsquoavegravenement de la poeacutetique musicale allemande pendant le XVIe siegravecle qui reacutesulte de lrsquoeacutelan de la

Reacuteforme lutheacuterienne et srsquoappuie outre sur la production drsquoun grand nombre de chorals sur des

traiteacutes proceacutedant drsquoune tradition deacutejagrave vivace (5) une modification au siegravecle suivant marqueacutee par

lrsquousage de la rheacutetorique comme mode drsquoorganisation et par une forte influence italienne (6) une

derniegravere peacuteriode plus heacuteteacuterogegravene pouvant teacutemoigner tout agrave la fois drsquoun veacuteritable accomplissement

(Mattheson) que des manifestations de son deacutecalage grandissant avec les nouvelles preacuteoccupations

de lrsquoeacutepoque

Quant agrave lrsquoexamen de ce qui a suivi la musica poetica il sera proposeacute sur deux chapitres (7)

lrsquoeacutevolution de la philosophie de la musique notamment au sujet des eacutemotions musicales que cette

reacuteflexion consiste en une critique de la musica poetica ou qursquoelle lrsquoutilise dans une probleacutematique plus

vaste (interrogeant ce que recouvre lrsquoideacutee drsquoexpression musicale des eacutemotions) (8) ce que lrsquoon

pourrait envisager deacutesormais eacuteventuellement comme eacutetant apparenteacute agrave une rheacutetorique musicale

La reacuteponse deacutependra en partie de la maniegravere dont lrsquoestheacutetique musicale a eacutevolueacute depuis le XIXe

siegravecle

1 Voir chap 3 B2 laquo Luther et la musique raquo

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

20

Le corpus

Les sources bibliographiques de notre eacutetude procegravedent de lrsquoobjectif fixeacute mettre en

perspective les principales questions poseacutees par la rheacutetorique musicale allemande agrave partir des

conceptions philosophiques qui lui sont anteacuterieures et posteacuterieures

La partie centrale de notre corpus correspond donc aux textes relatifs agrave la poeacutetique

musicale Les sources primaires se concentrent sur les traiteacutes de Gallus Dressler Joachim

Burmeister Christoph Bernhard et Johann Mattheson au titre des sources secondaires il faut

mentionner lrsquoouvrage tregraves documenteacute de Dietrich Bartel Musica poetica qui constitue une source

drsquoinformations compleacutementaires tregraves preacutecieuse Nous pouvons eacutegalement associer aux traiteacutes

originaux les textes relatifs aux deacutebats italiens (Mei Caccini Artusi)

Notre examen des conceptions antiques combine lrsquoeacutetude de textes originaux (comme ceux

drsquoAristote Aristoxegravene Quintilien Boegravece ou Augustin) et un ensemble drsquoanalyses reacutecentes souvent

publieacutees dans des ouvrages collectifs Les sources posteacuterieures au XVIIIe siegravecle suivent une meacutethode

similaire Preacutecisons toutefois que si les textes les plus reacutecents concernant les eacutemotions musicales

proposent souvent une synthegravese de textes plus anciens ils participent eacutegalement aux deacutebats actuels

et constituent donc agrave ce titre des sources primaires Nous rangeons dans cette cateacutegorie Music and

the Emotions de Malcom Budd que nous avons traduit preacuteceacutedemment et qui constitue pour nous

un repegravere important notamment au cours du dernier chapitre

CHAPITRE 1 ndash AUX ORIGINES DE LA RHEacuteTORIQUE MUSICALE

INTRODUCTION

Dans le cadre de lrsquoAntiquiteacute grecque ce que nous appelons laquo musique raquo ressort bien souvent

du chant ou de la poeacutesie accompagneacutee drsquoun autre cocircteacute la theacuteorie musicale grecque qui nous est

connue par les traiteacutes impliquait plutocirct lrsquoeacutetude des nombres et consistait alors en une science de

lrsquoharmonie des intervalles et des tons (ou modes)

Pour autant les effets de ce que lrsquoon qualifiera donc ici ndash peut-ecirctre un peu abusivement ndash

de musique1 par exemple ceux de la meacutelodie ont eacuteteacute alors identifieacutes et eacutetudieacutes depuis les plus

anciens poegravetes lyriques jusqursquoau theacuteoriciens de lrsquoAntiquiteacute tardive Nous disposons ainsi drsquoun grand

nombre drsquoinformations sur le sujet qursquoil srsquoagisse de passages drsquoouvrages philosophiques ou de

traiteacutes theacuteoriques faisant eacutetat des pouvoirs ou des effets de la musique et de la maniegravere par laquelle

ils peuvent ecirctre utiliseacutes agrave diverses fins

On trouve dans les traiteacutes theacuteoriques meacutedieacutevaux qui reprennent pour une bonne part

lrsquoheacuteritage de lrsquoAntiquiteacute une preacuteoccupation semblable et assez reacuteguliegravere pour les divers effets que

la musique est susceptible de produire sur lrsquoacircme

1 Si notamment on accorde creacutedit agrave cette observation de Johannes Lohmann laquo La faute reacutedhibitoire chez tous ceux qui se sont occupeacutes jusqursquoagrave preacutesent de musique grecque () consiste agrave preacutesupposer comme donneacutees objectives une certaine forme fondamentale et certaines repreacutesentations fondamentales de la musique ndash comme une chose qui se trouverait lagrave devant nous ndash et agrave interpreacuteter agrave partir de cette quasi-chose composeacutee de preacutejugeacutes inconscients et inveacuterifieacutes les sources de la musique grecque raquo (LOHMANN 1989 p 46)

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

22

Par conseacutequent mecircme srsquoil nrsquoexiste vraisemblablement rien que lrsquoon puisse assimiler durant

toute cette peacuteriode agrave une rheacutetorique musicale lrsquoexamen des theacuteories anciennes concernant musique

et affects apportera de nombreux eacuteleacutements susceptibles drsquoeacuteclairer la future musica poetica

A MUSIQUE ET POEacuteSIE LYRIQUE GRECQUE

A1 VARIEacuteTEacute DES PASSIONS CHEZ LES POEgraveTES LYRIQUES

Si lrsquoon veut examiner la question des eacutemotions musicales dans la Gregravece antique il importe

donc au preacutealable de souligner les limites de la transposition que lrsquoon peut faire de lrsquoideacutee de

laquo musique raquo pour cette peacuteriode La distinction entre poeacutesie et musique y est en effet assez floue1

Degraves la peacuteriode dite geacuteomeacutetrique (Xe-VIIIe siegravecle) la poeacutesie eacutepique est exprimeacutee par le chant

accompagneacute drsquoun instrument (la cithare lrsquoaulos ulteacuterieurement la lyre) Mais il est difficile de

preacuteciser la nature des liens existants entre les aspects musicaux de la poeacutesie et les eacutemotions Et tout

drsquoabord en raison de la nature tregraves geacuteneacuterale de ce qui est dit sur le sujet

En effet la relation entre la musique et les affects ne suscite pas une veacuteritable reacuteflexion agrave

lrsquoeacutepoque de la poeacutesie lyrique Cela tient sans doute avant tout au fait que la musique et la poeacutesie

ne sont pas clairement seacutepareacutees ou plus preacuteciseacutement au fait que la musique ne possegravede pas de

statut speacutecifique et clairement eacutetabli Aussi le plaisir ou les divers effets que le poegraveme lyrique est

susceptible de produire se trouve rattacheacute au texte non agrave la meacutelodie qui lrsquoaccompagne La

connaissance que peut apporter le chant tient avant tout aux faciliteacutes de meacutemorisation qursquoil offre

et la meacutelodie est en ce sens une mneacutemotechnique2

Quand on passe en revue les diverses eacutemotions pouvant ecirctre impliqueacutees dans la poeacutesie

lyrique grecque il est difficile de deacutefinir la nature de lrsquoarticulation entre eacutemotion et musique En

revanche on peut constater lrsquoexistence drsquoune indeacuteniable varieacuteteacute drsquoaffects qui sont associeacutes agrave la

musique ce peut ecirctre le courage les lamentations et la souffrance la passion amoureuse la

sensualiteacute ou encore un sentiment de pleacutenitude

1 Ce qui apparaicirct notamment dans lrsquoideacutee de meacutelodie telle qursquoelle se preacutesente chez les Grecs laquo Le concept de meacutelos signifie lrsquoabstraction qursquoest la structure meacutelodique de la parole humaine Celle-ci est en soi une coloration involontaire de ce qui est dit spontaneacutement raquo LOHMANN 1989 p 19 2 Voir LASSERRE 1954 p 15

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

23

Il srsquoagira pour Tyrteacutee (-VIIe s) drsquoeacutemotions associeacutees aux vertus guerriegraveres1 Selon une

source du XVIIIe siegravecle il aurait su en effet en tant que geacuteneacuteral drsquoarmeacutee

tellement encourager ses soldats par ses poeacutesies martiales son chant guerrier et le son de sa

flucircte que la victoire se deacuteclara pour Laceacutedeacutemone

Selon la mecircme source toutefois les Spartiates nrsquoallaient laquo jamais au combat sans des joueurs

de flucircte qui entonnaient des chants doux pour tempeacuterer leur courage de peur qursquoune ardeur

teacutemeacuteraire ne les emportacirct trop loin raquo

Les auteurs en concluent qursquoil y a lagrave une contradiction qursquoils se proposent de reacutesoudre en

affirmant que crsquoest la poeacutesie ndash crsquoest-agrave-dire le texte ndash de Tyrteacutee qui aurait susciteacute lrsquoenthousiasme des

soldats et non pas la musique2 Une telle conclusion ne va cependant pas de soi mais nous

observerons qursquoelle cherche agrave reacutepondre agrave ce problegraveme fondamental qui se pose reacuteguliegraverement ndash

pour ne pas dire toujours ndash degraves qursquoil est question des effets de la musique sur lrsquoacircme (ou sur les

eacutemotions en langage actuel) les effets drsquoune sorte de musique semblent difficiles agrave relier de

maniegravere reacuteguliegravere agrave cette musique

Bien diffeacuterent est Archiloque (-712 -664) connu comme poegravete eacuteleacutegiaque3 Il compose non

des chants guerriers comme Tyrteacutee mais des poegravemes ougrave dominent les lamentations la satire et le

thegraveme des souffrances amoureuses ceci drsquoune maniegravere excessive selon Pindare puisque le nom

drsquoArchiloque serait devenu agrave son eacutepoque laquo synonyme de blacircme agrave outrance raquo4 Il est preacutesenteacute par

Nietzsche comme lrsquoune des deux sources avec Homegravere de lrsquoœuvre drsquoart laquo dionysio-appolienne raquo5

Toutefois si Archiloque fut bien musicien et poegravete la question de savoir si sa poeacutesie eacutetait constitueacutee

de strophes proprement musicales se trouve fort controverseacutee6

La poeacutesie de Sappho (ca -630 -580) qui srsquoaccompagnait agrave la lyre (ou plus exactement agrave un

instrument y eacutetant apparenteacute le barbitos) et pratique de ce fait la poeacutesie lyrique7 preacutesente des

caractegraveres de douceur et de sensualiteacute elle est largement consacreacutee au thegraveme de la passion

amoureuse La situation du point de vue qui nous inteacuteresse est toutefois similaire agrave celle

1 En deacutepit du fait que Platon ait pu donner un certain eacutecho agrave Tyrteacutee et agrave la valeur que repreacutesentait Sparte agrave ses yeux il semblerait que lrsquoauteur des Lois prenne ses distances avec Tyrteacutee Voir sur cette question DES PLACES 1942 2 DE LABORDE ROUSSIER 1780 Livre cinquiegraveme p 121-122 p123 3 Voir FORD 1993 4 Op cit p 68 5 NIETZSCHE 2004 La Naissance de la trageacutedie sect5 p 42-47 6 Voir sur ce point VON WILAMOWITZ-MOumlLLENDERFF 1995 p 106-107 7 MICHELS 1988 p 171

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

24

drsquoArchiloque en deacutepit du rocircle de la musique (dont lrsquoaccompagnement avec un instrument) on y

trouve des aspects meacutetriques originaux (comme la laquo strophe saphique raquo) mais non des caractegraveres

indeacutependants des paroles1 ndash au sens de lrsquoutilisation drsquoun mode particulier Aussi il semble bien que

ce soit au seul langage que Sappho de mecircme qursquoAlceacutee2 aient confieacute laquo le privilegravege drsquoexprimer leurs

sentiments raquo3 Aristoxegravene aurait attribueacute agrave Sappho lrsquoinvention du mode myxolydien4 mais il

semblerait qursquoelle fut plutocirct le fait de Terpandre5

Tout comme dans le cas de Sappho le terme de poeacutesie lyrique employeacute pour qualifier les

poegravemes homeacuteriques se trouve justifieacute par lrsquoemploi du phorminx sorte drsquoancecirctre de la lyre Ces

poegravemes font intervenir la musique agrave plusieurs reprises mais plus particuliegraverement dans la

repreacutesentation de musiciens laquo amateurs raquo6 Au chant IX de lrsquoIliade Achille apparaicirct srsquoaccompagnant

au phorminx la musique y manifeste une capaciteacute theacuterapeutique puisqursquoelle lui permet de maicirctriser

ses eacutemotions

Plusieurs maniegraveres drsquointerpreacuteter une telle scegravene sont selon S Perseau envisageables La

plus courante est drsquoenvisager comme eacutevidente la persuasion qursquoexercerait la musique Une autre

option consisterait agrave attribuer un tel effet agrave la qualiteacute des paroles mises en musique ainsi selon

Aristide Quintilien7 Achille trouverait le remegravede au chagrin non par un chant drsquoamour mais par le

rappel de laquo hauts faits guerriers raquo8 Franccedilois Lasserre valide une telle consideacuteration constatant que

dans ce mecircme chant IX Homegravere laquo prend soin drsquoassocier le plaisir drsquoAchille non agrave la meacutelodie ()

mais au reacutecit des exploits heacuteroiumlques raquo Ce nrsquoest donc lagrave encore que le verbe poeacutetique et non les

eacuteleacutements proprement musicaux qui intervient9 Une troisiegraveme possibiliteacute enfin consisterait agrave

prendre en consideacuteration une eacutemotion speacutecifique laquo la seule eacutemotion que lrsquoon trouve associeacutee de

faccedilon constante agrave la musique aussi bien par le narrateur que par lrsquoauditoire lui-mecircme raquo10 Il srsquoagirait

drsquoune laquo joie deacutelicieuse lieacutee agrave un sentiment de pleacutenitude intenseacutement ressenti raquo11 Lrsquoideacutee sous-jacente

est ici que lrsquoauditoire doit ecirctre agrave consideacuterer dans sa totaliteacute crsquoest ce qui unit qui est viseacute On

remarquera ainsi que lrsquoon est loin de la condamnation ulteacuterieure des poegravetes par Platon car laquo Exiler

1 Et que nous qualifierions aujourdrsquohui de purement musicaux 2 Alceacutee de Mytilegravene (ca 630 ca 580) 3 LASSERRE 1954 p 20 4 Aristoxegravene De la musique chap X 5 LOHMANN 1989 p 92 6 Nous nous rapportons ici agrave lrsquoanalyse proposeacutee par Sylvie Perceau dans son article laquo Heacuteros agrave la cithare ndash La musique de lrsquoexcellence chez Homegravere raquo Voir Perceau 2007 7 ARISTIDE QUINTILIEN De musica livre II chap 10 8 PERCEAU 2007 p 21 9 LASSERRE 1954 p 13 10 PERCEAU 2007 p 25 11 Ibid

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

25

lrsquoaegravede congeacutedier la musique crsquoest simultaneacutement congeacutedier une forme drsquoeacutethique et de paix

sociale raquo1

A2 LES POUVOIRS DE LA MUSIQUE

Il semblerait qursquoau sixiegraveme siegravecle apparaisse une certaine prise de conscience du pouvoir

qursquoexerce la musique2 se manifestant notamment agrave travers les leacutegendes qui se deacuteveloppent comme

celle drsquoOrpheacutee de Museacutee ou drsquoAmphion La musique tendrait agrave y ecirctre deacutesormais preacutesenteacutee comme

anteacuterieure agrave la poeacutesie3

Ceci donne un indeacuteniable inteacuterecirct agrave cette laquo joie deacutelicieuse raquo mentionneacutee plus haut agrave propos

de lrsquoIliade puisqursquoil semblerait qursquoelle soit bien rattacheacutee de maniegravere speacutecifique agrave la musique Au

chant VIII de lrsquoOdysseacutee cette terpsis deacutesigne un sentiment de pleacutenitude une grande joie qui accorde

lrsquoensemble des auditeurs

La musique est ce qui unit et accorde crsquoest pourquoi le plaisir qursquoelle dispense ne peut

srsquoexprimer pleinement si le chant nrsquoest pas gracieux agrave tous Il faut donc eacuteviter de chanter quelque chose

qui puisse faire pleurer car crsquoest laquo tous ensembles que les convives doivent partager le plaisir de la

musique hocirctes et inviteacutes raquo4

Mais il existerait eacutegalement un affect tregraves diffeacuterent et en un sens presque opposeacute agrave la terpsis

Il srsquoagit de la thelxis laquelle pourrait ecirctre deacutefinie comme un engourdissement un effet de torpeur

produit par un sortilegravege il srsquoagit drsquoune persuasion que Sextus Empiricus deacutecrit ainsi

la musique exerce sur nous un pouvoir sans violence et avec un charme persuasif obtient les

mecircmes reacutesultats que la philosophie5

On pourrait illustrer un tel pheacutenomegravene par lrsquoexemple du chant des siregravenes auquel Ulysse se

trouve exposeacute dans lrsquoOdysseacutee bien que cet exemple puisse precircter agrave confusion6 Ceci drsquoautant plus

que selon S Perceau cette persuasion ne devrait au contraire rien agrave la musique mais agrave la seule

parole Aussi les propos de Sextus Empiricus ne seraient pas pertinents lrsquoart de lrsquoaegravede pourrait

1 PERCEAU 2007 p 24 2 Lrsquoideacutee que la musique produirait un veacuteritable effet se manifeste notamment avec Solon lequel affirme laquo le chant me tient lieu de discours raquo (LASSERRE 1954 p 19) La musique voyant se deacutevelopper un lyrisme choral prend en effet agrave cette eacutepoque son indeacutependance et devient un art nommeacute sophia Ce dernier terme renvoie agrave la connaissance et la maicirctrise drsquoune technique agrave une discipline la musique ne se caracteacuterise pas comme un don mais comme possession drsquoun talent exerceacute (LASSERRE 1954 p 20) 3 LASSERRE 1954 p 31 4 PERCEAU 2007 p 25 5 SEXTUS EMPIRICUS Contre les musiciens 7 6 Voir PERCEAU 2007 p 22

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

26

mecircme au contraire constituer un rempart contre le pouvoir enjocircleur de la poeacutesie1 En revanche

la musique est eacutegalement capable drsquointervenir au cours de divers rituels Ce qui nous amegravene agrave

consideacuterer ces formules meacutelodiques appeleacutees nomes

Selon Lasserre la plus ancienne occurrence du terme de laquo nome raquo est le fait drsquoAlcman qui

eacutevoque laquo les nomes de tous les oiseaux raquo Il srsquoagirait de meacutelodies invariables2 Initialement destineacute agrave

qualifier un rite ou un usage particulier le mot nome en est venu agrave deacutesigner la meacutelodie qui y eacutetait

associeacutee Il en va ainsi du Nome du Figuier (ougrave lrsquoon chasse des victimes expiatoires avec des

branches de figuier) ou du Nome du Chariot (associeacute au culte de Cybegravele) au Nome du Cheval au

Nome du Jardin etc3 Crsquoest ainsi par une sorte de meacutetonymie que ces airs dont lrsquoorigine se trouverait

dans des chants populaires ou des danses auraient eacuteteacute qualifieacutes de laquo lois raquo

les nomes eacutetaient primitivement destineacutes dans leur grande majoriteacute agrave seconder

lrsquoaccomplissement de rites importants [] devaient leur nom de laquo lois raquo au fait que ces rites eux-mecircmes

eacutetaient appeleacutes νόμοι4

Le fait que lrsquoon attribue parfois lrsquoeacutelaboration des nomes agrave Terpandre serait ainsi tregraves

largement voire totalement abusif5 Le pseudo-Plutarque se basant sur Heacuteraclite comme source

drsquoune telle affirmation est en reacutealiteacute plus nuanceacute

Terpandre agrave ce que dit Heacuteraclite lrsquoauteur des premiers nomes citharodiques aurait pour

chaque nome doteacute des vers composeacutes par lui ou tireacutes drsquoHomegravere drsquoune meacutelodie et les aurait chanteacutes ainsi

dans les concours Il aurait drsquoautre part le premier donneacute leurs noms aux nomes citharodiques6

Cette situation viendrait de ce qursquoil ait transposeacute certains de ces airs issus de la flucircte sur la

lyre pour accompagner ses poegravemes leur attribuant alors le nom de nomes deacutejagrave existants7 La

populariteacute dont il jouissait agrave Spartes aurait en outre favoriseacute cette ideacutee drsquoune laquo invention raquo des nomes

par Terpandre

Au-delagrave de lrsquoexistence de ces nomes qui tout en signalant une origine fonctionnelle agrave ces

meacutelodies contribuent ainsi agrave lrsquoeacutemancipation de la musique vis-agrave-vis de la poeacutesie lrsquounification de

1 PERCEAU 2007 p 24 2 Les nomes pourraient eacutegalement ecirctre deacutecrits comme des modes 3 LASSERRE 1954 p 22-25 4 LASSERRE 1954 p 26 5 Voir ABROMONT 2001 p 473-474 6 PSEUDO-PLUTARQUE 1954 p 134 7 LASSERRE 1954 p 26

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

27

lrsquoart musical trouve une illustration dans le premier traiteacute de musique que lrsquoon connaisse le Peri

mousikegraves de Lasos drsquoHermione1 Agrave la fois poegravete lyrique et theacuteoricien Lasos traite des consonnances

de la gamme drsquoacoustique de rythme de meacutetrique 2 son traiteacute aborde aussi les questions

drsquoeacutelocution (prononciation des lettres) en outre il suit un plan qui selon Martianus Capella serait

devenu le plan classique des traiteacutes de musique3

Enfin Lasos proposait une seacuterie de gammes ou harmonies qui eacutetaient deacutetermineacutees par

leur registre (et semblent ecirctre fondeacutees au moins pour certaines sur certains nomes)4 Et ces

harmonies reacutepondent agrave un critegravere de convenance entre ces harmonies et les genres poeacutetiques5 En

drsquoautres termes apparait ici une caracteacuteristique majeure de la relation entre musique et passions

une caracteacuteristique susceptible drsquoecirctre envisageacutee sous une perspective rheacutetorique lrsquoeacutethique musicale

B LA MUSIQUE COMME PEacuteDAGOGIE ET COMME THEacuteRAPEUTIQUE

B1 LrsquoETHOS MUSICAL

Le Ve siegravecle marque une tendance agrave associer la musique agrave des preacuteoccupations morales

Pindare relativement proche de Lasos dans son approche est favorable aux diverses sortes de

musique admirateur du pouvoir des instruments comme le barbiton laquo apaisant les voix et les

esprits agiteacutes par le vin raquo6 Pratinas de Phlionte en revanche se montre beaucoup plus seacutevegravere en ce

qui concerne les convenances Il est particuliegraverement critique agrave lrsquoeacutegard de lrsquoaulodie

Car la flucircte continue Pratinas a son domaine particulier sa convenance propre indigne de

srsquointroduire dans le theacuteacirctre de Dionysos elle est lrsquoinstrument des reacutejouissances symposiaques et des

deacuteregraveglements eacuterotiques Le cortegravege lrsquoassaut des portes lrsquoivresse voilagrave le contexte des airs de flucircte7

B11 Damon drsquoAthegravenes

1 LASSERRE 1954 p 35 2 ABROMONT 2001 p 374 3 LASSERRE 1954 p 44 4 Du plus grave au plus aigu iastien eacuteolien dorien phrygien lydien lydien surtendu LASSERRE 1954 p 38-41 5 laquo Convenances relatives drsquoabord telle tonaliteacute convient au sujet du chant aux circonstances de son audition agrave la composition du cœur Convenances absolues bientocirct telle tonaliteacute est convenante parce que le chant la danse la fecircte les exeacutecutants qui lui correspondent sont deacutecents raquo LASSERRE 1954 p 43 6 Citeacute par LASSERRE 1954 p 47 7 LASSERRE 1954 p 46

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

28

Mais la figure centrale et la plus ceacutelegravebre de lrsquoeacutethique musicale grecque est sans doute Damon

drsquoAthegravenes crsquoest un sophiste (eacutelegraveve de Prodicos) leacutegislateur et philosophe de tradition

pythagoricienne On sait peu de chose le concernant agrave part qursquoil avait eacuteteacute conseiller de Peacutericlegraves et

fut ostraciseacute peut-ecirctre en raison de ses sympathies pour Spartes

Il precircte agrave la musique des vertus peacutedagogiques et politiques et procircne lrsquoeacuteducation musicale

comme facteur drsquoeacutequilibre social La musique selon lui peut tout autant corriger les vices ou y

conduire Le lien entre musique et morale se traduit pour Damon par un refus de toute innovation

musicale (susceptible de rompre lrsquoeacutequilibre social) et lrsquoenseignement de la musique vise agrave former

les caractegraveres en vue de la vie de la citeacute1 Deux vertus notamment seront ainsi mis en avant le

sentiment religieux et le courage2 Le choix des formes musicales se verra reacuteglementeacute dans un tel

but

Pour Damon la musique favorise leacutequilibre et surtout la conservation sociale3 Les modes

traduisent en effet des eacutetats drsquoacircme

lrsquoacircme reacutepond aux stimuli musicaux qui lui parviennent en se mettant pour ainsi dire agrave lrsquounisson

des structures musicales qui lui sont adresseacutees de la mecircme maniegravere qursquoelle dicte au musicien les

structures musicales qui expriment ses eacutetats particuliers4

Aristide Quintilien rapporte bien agrave Damon lrsquoideacutee que crsquoest par un tel processus mimeacutetique

que la musique est capable drsquoeacuteduquer lrsquoacircme

Car que les sons drsquoune phrase meacutelodique faccedilonnent chez lrsquoenfant comme chez lrsquoadulte selon le

principe de la ressemblance un caractegravere qursquoils nrsquoont pas encore ou deacuteveloppent selon le mecircme principe

un caractegravere qursquoils ont deacutejagrave les sectateurs de Damon lrsquoont deacutemontreacute5

Crsquoest ainsi que par exemple lrsquoharmonie phrygienne est susceptible de corriger les deacutesordres

qui caracteacuterise la jeunesse Et ce serait drsquoabord agrave Damon qursquoaurait eacuteteacute attribueacute un rocircle que la

posteacuteriteacute agrave deacutevolu agrave Pythagore dans une leacutegende devenue classique afin de calmer la violence de

jeunes gens (un ou plusieurs selon les versions) un sage enjoint de jouer un air ou un mode

particulier Cette anecdote ceacutelegravebre est rapporteacutee agrave diverses reprises par Marcianus Capella Galien

1 MOUTSOPOULOS 2007 p 41 2 MOUTSOPOULOS 2007 p 42 3 FUBINI 1983 p 21 4 MOUTSOPOULOS 2007 p 41 5 LASSERRE 1954 p 58

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

29

Ciceacuteron Quintilien ou Boegravece On notera drsquoailleurs que chez ce dernier1 crsquoest le mode phrygien qui

est la cause du mal et non plus son remegravede

La discipline qursquoopegravere la musique sur lrsquoacircme concerne non seulement lrsquoindividu mais aussi

la citeacute

Les modes (dorien phrygien lydien etc) en particulier seraient ainsi la traduction non

seulement deacutetats dacircme individuels mais de couleurs nationales et de reacutegimes politiques deacutemocratiques

oligarchiques ou tyranniques2

Le modegravele politique selon Damon semble avoir eacuteteacute Spartes Aussi nrsquoest-il pas surprenant

que la musique qui doit ecirctre inculqueacutee de preacutefeacuterence offre des caracteacuteristiques viriles et heacuteroiumlques

qursquoil srsquoagisse du mode dorien ou de la danse de genre guerrier ou pyrrhique3

B12 Posteacuteriteacute de Damon

La conception damonienne ne semble pas avoir eacuteteacute accepteacutee par tous loin srsquoen faut Divers

arguments lui seront en effet opposeacute Lrsquoun srsquoen prend au IVe siegravecle au bien-fondeacute de lrsquoargument

de lrsquoimitation deacutefendu alors par le courant des Harmoniciens4 choisissant un contre-exemple qui

met seacuterieusement agrave lrsquoeacutepreuve lrsquoideacutee drsquoeacutethique musicale

Les Harmoniciens preacutetendent que certaines meacutelodies rendent les hommes maicirctres drsquoeux-

mecircmes ou senseacutes ou justes ou encore courageux tandis que drsquoautres les font lacircches ils ne se doutent

pas que le genre chromatique serait aussi incapable de rendre lacircche un homme qui lrsquoutiliserait que le

genre enharmonique de le rendre courageux Qui ne sait en effet que les Eacutetoliens les Dolopes et tous

les habitants de la reacutegion des Thermopyles qui ne connaissent que la musique diatonique sont plus

courageux que les acteurs de trageacutedie qui passent leur temps agrave chanter dans le genre enharmonique 5

La simple observation des faits contredit la theacuteorie ce nrsquoest pas parce que lrsquoon chante drsquoune

maniegravere qui se rapprocherait mimeacutetiquement des sons de la voix des ecirctres courageux qursquoon le

devient La limite de lrsquoeacutethique musicale est ici cruellement pointeacutee

1 laquo Qui donc ne sait pas que Pythagore en reacutepondant sur un megravetre spondaiumlque agrave un adolescent enivreacute de Taormina qui avait eacuteteacute exciteacute par un chant du mode phrygien lrsquoa adouci et rendu maicirctre de soi raquo Boegravece 2004 p 27 Selon Quintilien Pythagore apaisa plusieurs jeunes gens laquo en ordonnant agrave la musicienne de jouer sur un ton plus grave raquo QUINTILIEN Institutions oratoires I 10 sect42 2 FUBINI 1983 p 22 3 LASSERRE 1954 p 71 4 Voir plus loin la critique adresseacutee aux Harmoniciens par Aristoxegravene (C1 laquo Aristoxegravene de Tarente raquo) 5 Extrait du discours du papyrus drsquoHibeh Citeacute par LASSERRE 1954 p 85

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

30

Mais lrsquoopposition agrave lrsquoheacuteritage de Damon se manifeste de diverses autres maniegraveres Pour

Deacutemocrite la musique est un art reacutecent et superflu un art drsquoagreacutement et elle ne possegravede pas la

mecircme valeur eacuteducative que les autres arts pour Eacutephore la situation est mecircme plus grave puisque

la musique aurait selon lui laquo eacuteteacute introduite parmi les hommes pour les illusionner raquo1

Une autre faccedilon de prendre ses distances avec lrsquoideacutee drsquoun pouvoir eacutethique attribueacute agrave la

musique se retrouve chez Eacutepicure qui selon ses biographes preacutefeacuterait laquo jouir de la musique qursquoen

disserter raquo On trouvera ulteacuterieurement une version explicite et argumenteacutee de la conception

eacutepicurienne de la musique chez un contemporain de Ciceacuteron Philodegraveme de Gadara (-110-100 -

40-35) Pour lui la musique laquo nrsquoa aucune efficaciteacute ni physique ni morale drsquoaucune sorte raquo2 Il

deacutenie agrave la musique tout pouvoir rationnel toute regravegle toute loi et conteste donc la theacuteorie de lrsquoethos3

Pour Philodegraveme comme pour Eacutepicure la musique est surtout laquo un agreacuteable passe-temps raquo4 un

plaisir acoustique5 une laquo source non neacutecessaire de plaisir parmi drsquoautres raquo6

Ces diverses objections avanceacutees agrave lrsquoencontre des principes de lrsquoeacutethique musicale se

heurtaient toutefois agrave de nombreux partisans de la tradition damonienne dont lrsquoheacuteritage fut

multiple On le retrouve en effet chez les pythagoriciens (ce qui nrsquoest pas surprenant dans la mesure

ougrave Damon lui-mecircme srsquoinscrivait dans la tradition pythagoricienne)7 mais aussi chez les sophistes

La penseacutee de Damon laisse drsquoailleurs son empreinte sur la rheacutetorique8

La posteacuteriteacute de Damon apparaicirct eacutegalement chez Platon et Aristote Elle y reccediloit toutefois

certaines inflexions

1 LASSERRE 1954 p 87 2 DELATTRE 2007 p 99 3 ABROMONT 2004 p 376 4 FUBINI 1983 p 27 5 FUBINI 1983 p 28 6 DELATTRE 2007 p 100 7 ABROMONT 2004 p 374 8 laquo Ainsi la rheacutetorique accueillait agrave son tour le principe adopteacute par les musiciens sous lrsquoinfluence de la peacutedagogie damonienne Le deacutebat qui srsquoinstitue sur les moyens agrave choisir pour assurer agrave lrsquoœuvre litteacuteraire discours ou traiteacute une action sur lrsquoacircme met en eacutevidence en effet un souci eacuteducatif soit qursquoon veuille proceacuteder par lrsquoeacutebranlement patheacutetique de lrsquoacircme soit qursquoon preacutefegravere des deacutemonstrations sollicitant lrsquoactiviteacute de la raison raquo LASSERRE 1954 p 81

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

31

B13 Platon

Platon identifie agrave plusieurs reprises musique et philosophie notamment dans le Pheacutedon et

dans le Phegravedre1 Il se rattache parfois agrave leacutethique musicale de Damon exposant les termes des deacutebats

concernant les harmonies les rythmes les modes utiles ou nocifs du point de vue peacutedagogique 2

parfois aux pythagoriciens comme Philolaos (ca -450 -400)3 ou Archytas (ca -430 -360) en ce sens

qursquoil est avant tout soucieux drsquoeacuteviter lanarchie musicale dans la Citeacute

Linfluence des theacuteories de Damon apparaicirct clairement dans la Reacutepublique puisqursquoil y fait

explicitement reacutefeacuterence agrave son enseignement4 Lrsquoeacutethique musicale se deacutecline notamment agrave travers

trois eacuteleacutements majeurs les harmonies (ou modes) les instruments les rythmes Platon applique

alors pour lrsquoessentiel les preacuteceptes damoniens

On retrouve la condamnation des harmonies ionienne et lydienne laquo molles et propres aux

beuveries raquo il ne restera en fait que deux harmonies souhaitables laquo la dorienne et la phrygienne raquo

demande Glaucon agrave Socrate

Je ne connais pas les harmonies dis-je mais conserve-nous cette harmonie-lagrave qui saurait imiter

de faccedilon approprieacutee les accents et la prosodie drsquoun homme viril engageacute dans une action de guerre ou

dans toute autre action violente () Et conserve encore une autre harmonie pour lrsquohomme engageacute dans

une action du temps de paix deacutepourvue de violence mais volontaire () Ces deux harmonies-lagrave qui

imiteront de la faccedilon la plus belle ce qui est violent ce qui est volontaire les accents des gens dans le

malheur ceux des gens dans le bonheur des gens sages des gens virils celles-lagrave laisse-les-nous5

On remarquera que Platon se garde drsquoecirctre trop affirmatif quant agrave la deacutenomination des

harmonies Faut-il y voir la conscience de lrsquoincertitude qui reacutegnait deacutejagrave semble-t-il en ce domaine

Toujours-est-il que lrsquoon retrouve bien ici les deux modes mis en avant par Damon6

1 PLATON Pheacutedon 60d-61a Socrate eacutevoque la composition drsquoun hymne La question de savoir srsquoil srsquoagit bien de musique ou seulement drsquoun texte nrsquoest toutefois pas trancheacutee Phegravedre 258d-259d Socrate raconte le mythe de ces hommes dont le plaisir procurer par le chant leur fait oublier de manger et de boire qui moururent sans srsquoen apercevoir et dont surgirent la race des cigales 2 FUBINI 1983 p 26 3 Les nombres exercent selon lui leur pouvoir dans toutes les activiteacutes humaines 4 laquo nous prendrons conseil aussi chez Damon pour savoir quelles mesures conviennent pour la perte du sens de la liberteacute pour lrsquoexcegraves pour la folie et pour les autres vices et quels rythmes il faut laisser pour les dispositions contraires raquo Platon Reacutepublique III 400b 5 PLATON Reacutepublique III 399 a-c 6 La gamme dorienne eacutetait associeacutee agrave la perfection politique du reacutegime laceacutedeacutemonien Quant agrave la phrygienne Damon lui laquo fait correspondre la vertu qursquoil appelle sagesse ou modeacuteration et qui est en reacutealiteacute la maicirctrise de soi raquo LASSERRE 1954 p 62

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

32

La restriction est tout aussi seacutevegravere en ce qui concerne les instruments seule la lyre et la

cithare sont admises dans la citeacute la syrinx convenant aux campagnes En revanche les instruments

procurant une trop grande richesse seront proscrits1 Le choix des rythmes suit le mecircme critegravere

ne pas chercher des rythmes diversifieacutes ni des mesures varieacutees mais voir quels sont les rythmes

drsquoune vie ordonneacutee et virile Quand on les aura reconnus on contraindra le pied et la meacutelodie agrave suivre

la parole de lrsquohomme de cette qualiteacute et non pas la parole agrave suivre le pied et la meacutelodie2

La penseacutee platonicienne ne se reacuteduit cependant pas agrave la seule eacutethique musicale tregraves

influenceacute par le pythagorisme Platon considegravere que la musique est au principe du monde et agit

sur lrsquoacircme La structure ternaire de lrsquoacircme est compareacutee agrave celle de lrsquoharmonie la negravete (note la plus

aigueuml) lrsquohypate (note la plus grave) et la megravese (note commune unissant deux teacutetracordes)3 Cette

conception est affirmeacutee tant dans la Reacutepublique4 que dans le Timeacutee5

Selon E Moutsopoulos6 crsquoest le meacutelange des contraires (de lrsquoecirctre et du non-ecirctre dans le

Sophiste de lrsquoillimiteacute et de la limite dans le Philegravebe enfin du Mecircme et de lrsquoAutre dans le Timeacutee) qui

constitue dans les derniers textes platoniciens lrsquoessence de lrsquoAcircme du Monde laquelle fait lrsquoobjet

drsquoopeacuterations deacutemiurgiques tregraves comparables agrave ce que lrsquoon trouve dans les systegravemes de la musique

grecque dans le Timeacutee puis dans les Lois lrsquoharmonie concerne laquo le plan de lrsquoeacutequilibre entre les

diverses parties du corps entre le corps et lrsquoacircme enfin entre les faculteacutes mecircmes de cette derniegravere raquo7

Le mouvement musical devient ainsi un principe theacuterapeutique afin drsquoeacuteviter lrsquohypertrophie

de lrsquoacircme ou du corps il conviendra de pratiquer respectivement la gymnastique ou la musique8

1 laquo Donc pour les triangles les harpes et tous les instruments qui sont agrave plusieurs cordes et agrave plusieurs harmonies nous nrsquoaurons pas agrave nourrir drsquoartisans raquo PLATON Reacutepublique III 399 c-d 2 PLATON Reacutepublique III 399e-400a 3 Le systegraveme de lrsquooctachorde (union de deux teacutetracordes) se preacutesente ainsi (a) teacuteracorde des aigues ndash negravete paranegravete trite paramegravese ndash (b) teacutetracorde des graves ndash megravese lichanos parhypate hypate Voir VASSILIADOU 1985 p 23 4 laquo que lrsquohomme juste ne laisse aucun des eacuteleacutements en lui srsquooccuper des affaires drsquoautrui ni les races qui sont dans son acircme srsquooccuper de tout en empieacutetant les unes sur les affaires des autres mais qursquoil deacutetermine bien ce qui lui est reacuteellement propre se dirige et srsquoordonne lui-mecircme et harmonise ces parties qui sont trois tout agrave fait comme les trois termes drsquoune harmonie la plus basse la plus haute et la moyenne ndash et drsquoautres srsquoil srsquoen trouve ecirctre dans lrsquointervalle ndash qursquoil lie toutes ces choses ensemble et que lui qui est formeacute de plusieurs il devienne tout agrave fait un modeacutereacute et harmoniseacute raquo Platon Reacutepublique IV 443d-e 5 laquo Lrsquoharmonie qui est faite de mouvements apparenteacutes aux reacutevolutions de notre acircme nrsquoapparaicirct pas agrave lrsquohomme qui entretient avec les Muses un commerce guideacute par lrsquointelligence comme tout juste bonne agrave procurer un plaisir eacutetranger agrave la raison ce qui est son utiliteacute comme le veut actuellement lrsquoopinion Mais puisque la reacutevolution de lrsquoacircme est en nous deacutepourvue drsquoharmonie crsquoest pour y mettre ordre et accord que lrsquoharmonie a eacuteteacute donneacutee agrave lrsquoacircme comme allieacutee par les Muses En outre les rythme crsquoest encore une fois parce que nous sommes pour la plupart drsquoentre nous eacutetrangers agrave la mesure et que nous manquons de gracircce qursquoil nous a eacuteteacute donneacute comme auxiliaire par les mecircmes Muses pour les mecircmes fins raquo Platon Timeacutee 47d 6 laquo Lrsquoanalogie de ces opeacuterations deacutemiurgiques avec celles consistant en lrsquoanalyse de certaines donneacutees musicales est frappante Le

rapprochement des notions drsquoacircme et drsquoharmonie deacutejagrave effectueacute dans la Reacutepublique se renouvelle ici sur un plan cosmique et partant

absolu On se rend parfaitement compte de la hantise que la question de meacutelange de meacutedieacuteteacute drsquointermeacutediaire exerce sur la penseacutee

de Platon raquo MOUTSOPOULOS 1985 p 4-5 7 MOUTSOPOULOS 1985 p 9 8 laquo Contre ces deux maladies [lrsquoardeur excessive de lrsquoacircme ou celle du corps] il nrsquoy a effectivement qursquoun seul remegravede ne mouvoir ni lrsquoacircme sans le corps ni le corps sans lrsquoacircme pour que se deacutefendant lrsquoune contre lrsquoautre ces deux parties preacuteservent leur eacutequilibre et restent en santeacute raquo Platon Timeacutee 88b

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

33

La confusion susceptible drsquoecirctre instaureacutee entre les genres de chants ou de musique

repreacutesente une menace sur lrsquoordre exposeacute par Platon Et crsquoest le meacutelange de ces genres qui a

laquo engendreacute la deacutecadence de la musique et par conseacutequent des theacuteacirctres raquo1

La condamnation des poegravetes par Platon se preacutesente donc comme la sanction drsquoune activiteacute

deacutesastreuse par laquelle ils ont preacutecipiteacutes la disparition drsquoun gouvernement dans lequel le peuple

eacutetait laquo lesclave volontaire des lois raquo

En ce temps-lagrave notre musique eacutetait diviseacutee en plusieurs espegraveces et figures ()2 Ces chants-lagrave

et certains autres ayant eacuteteacute reacutegleacutes il neacutetait pas permis duser dune espegravece de meacutelodie pour une autre

espegravece On ne sen remettait pas comme agrave preacutesent pour reconnaicirctre la valeur dun chant et juger et

punir ensuite ceux qui seacutecartaient de la regravegle agrave une foule ignorante qui sifflait et poussait des cris ou qui

applaudissait mais aux gens deacutesigneacutes pour cela par leur science de leacuteducation () Les poegravetes furent les

premiers qui avec le temps violegraverent ces regravegles Ce nest pas quils manquassent de talent mais

meacuteconnaissant les justes exigences de la Muse et lusage ils sabandonnegraverent agrave un enthousiasme insenseacute

et se laissegraverent emporter trop loin par le sentiment du plaisir () confondant tout pecircle-mecircle ils

ravalegraverent inconsciemment la musique et poussegraverent la sottise jusquagrave croire quelle navait pas de valeur

intrinsegraveque et que le plaisir de celui qui la goucircte quil soit bon ou meacutechant est la regravegle la plus sucircre pour

en bien juger En composant des poegravemes suivant cette ideacutee et en y ajoutant des paroles conformes ils

inspiregraverent agrave la multitude le meacutepris des usages et laudace de juger comme si elle en eacutetait capable3

Il ressort ainsi que le laquo lrsquoinfluence beacuteneacutefique de la musique nrsquoest pas irreacutesistible raquo4 et que le

jugement du public nrsquoest pas infaillible Platon semble bien faire ici une concession aux critiques

visant le bien-fondeacute de lrsquoeacutethique musicale Lrsquoeacuteducation musicale visera donc agrave instruire le jugement

et agrave fournir des meacutethodes mneacutemotechniques5

B2 MUSIQUE ET THEacuteRAPEUTIQUE DES PASSIONS

1 FUBINI 1983 p 14 2 laquo Il y avait dabord une espegravece de chants qui eacutetaient des priegraveres aux dieux et quon appelait hymnes Il y en avait une autre opposeacutee agrave celle-lagrave qui portait le nom speacutecial de thregravene puis une troisiegraveme les peacuteans et une quatriegraveme je crois ougrave lon ceacuteleacutebrait la naissance de Dionysos et quon appelait dithyrambe et lon donnait le nom mecircme de nome agrave une autre espegravece de dithyrambe que lon qualifiait de cithareacutedique raquo 3 Platon Lois III 700 4 LASSERRE 1954 p 89 5 Ibid p 89

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

34

Dans le contexte de lrsquoeacutethique la musique se voit attribuer une vocation peacutedagogique

Lrsquoeacuteducation lrsquoapprentissage des harmonies des rythmes des instruments qui conviennent favorise

la vertu et par contrecoup lrsquointeacuterecirct de la citeacute Ceci en raison de lrsquoeffet mimeacutetique qui est attribueacute agrave

la musique Ce nrsquoest toutefois pas lagrave le seul rocircle qui peut lui ecirctre accordeacute lrsquoautre pouvoir majeur

reconnu agrave la musique est celui qui consiste en une vertu theacuterapeutique laquelle peut se deacutecliner en

diverses variantes que sont lrsquoapaisement le sentiment de pleacutenitude ou la purgation

Dans les deux premiers cas il srsquoagira drsquolaquo administrer raquo une musique dont les caracteacuteristiques

imitent celles de lrsquoaffect voulu le dernier peut suivre deux options en fonction de lrsquoaffect dont il

convient de se deacutebarrasser Le traitement musical sera donc soit allopathique (en offrant un modegravele

contraire agrave la mauvaise disposition affective) comme chez Damon ou les pythagoriciens soit

homeacuteopathique comme chez Terpandre ou Aristote1

B21 Traitement par imitation des passions modeacutereacutees

Dans le cas drsquoune vertu apaisante il est difficile de distinguer entre la capaciteacute peacutedagogique

et la capaciteacute curative si ce nrsquoest lorsque lrsquoexemple choisi fait apparaicirctre lrsquoemploi de la musique

comme un veacuteritable traitement Il en va bien ainsi dans lrsquoeacutepisode mentionneacute preacuteceacutedemment qui

attribuait tantocirct agrave Damon tantocirct agrave Pythagore le meacuterite drsquoavoir pour ainsi dire laquo gueacuteri raquo de jeunes

gens de leur violence

Lrsquoactiviteacute de Terpandre est eacutegalement preacutesenteacutee de la sorte le laquo feacutecond chantre de Lesbos raquo2

gracircce agrave lrsquoajout de trois cordes agrave sa lyre ndash qui lui aurait permis de traduire une grande varieacuteteacute de

sentiments3 ndash ayant su apaiser une discorde au sein des Laceacutedeacutemoniens

Cette ideacutee drsquoune vertu calmante de la musique concernerait drsquoailleurs autant lrsquoacircme que le

corps Boegravece attribue en effet toujours agrave Terpandre ainsi qursquoagrave Arion de Meacutethymneacutee4 la capaciteacute

de gueacuterir laquo agrave lrsquoaide du chant les habitants de Lesbos et des Ioniens des maladies les plus graves raquo

il affirme aussi que lrsquoemploi de modes musicaux aurait permis de dissiper les souffrances dues agrave la

sciatique

Un autre pouvoir que lrsquoon pourrait qualifier de theacuterapeutique est eacutegalement attribueacute agrave la

musique Il srsquoagit du cas mentionneacute plus haut de la terpsis Telle que deacutecrite par S Perceau la terpsis

1 Voir LASSERRE 1954 p 63 2 Terpandre aurait en effet eacuteteacute surnommeacute ainsi agrave Sparte LABORDE ROUSSIER 1780 p 117 3 ROUSSEAU Dictionnaire de musique p 227 4 Arion de Meacutethymneacutee est un personnage en partie leacutegendaire supposeacute avoir veacutecu eacutegalement au VIIe siegravecle Cytharegravede il aurait eacuteteacute

capable drsquoattirer un dauphin par son chant

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

35

preacutesente en effet les caractegraveres suivants elle est uniquement de lrsquoordre du plaisir du bien-ecirctre et

suscite la bienveillance elle est speacutecifique agrave la musique elle est consciente elle est partageacutee

B22 Purification des passions violentes la transe de possession

Pour Quintilien la musique a la capaciteacute drsquoeacutemouvoir et apaiser les passions elle possegravederait

donc un effet potentiellement agrave la fois protreptique et calmant1 Une telle capaciteacute peut ecirctre illustreacutee

par le cas de la transe de possession La transe rituelle (mania) telle que la deacutecrit Platon semble

consister avant tout en un processus de reacuteconciliation et de reacuteinsertion de lrsquoindividu2 On retrouve

ici sa preacuteoccupation pour ce qui concerne lrsquoordre cosmique lrsquoharmonie universelle et ses

correspondances avec lrsquoacircme Dans le Phegravedre toutefois crsquoest au cours drsquoun deacuteveloppement consacreacute

au rocircle de la persuasion dans la rheacutetorique que Platon deacutecrit quatre sortes de folies dues agrave une

impulsion divine

Dans la folie divine nous avons distingueacutes quatre parties Nous avons rapporteacute agrave Apollon

lrsquoinspiration divinatoire agrave Dionysos lrsquoinspiration initiatique aux Muses lrsquoinspiration poeacutetique la

quatriegraveme enfin la folie amoureuse nous lrsquoavons rapporteacute agrave Aphrodite et agrave Eacuteros Et nous avons deacuteclareacute

que la folie amoureuse eacutetait la meilleure3

Trois de ces folies sont deacutecrites agrave lrsquoaide drsquoeacutepithegravetes concernant leur fonction 4 mais la

quatriegraveme lrsquoest de maniegravere formelle la folie drsquoinspiration divinatoire (dionysiaque) ou mania

teacutelestique est celle qui comporte des rites (teletai)5

Cette transe de possession voit lrsquoindividu srsquoidentifier au dieu qui le possegravede Le processus

est favoriseacute par lrsquoutilisation de lrsquoaulos La musique (ou plus exactement le jeu de lrsquoaulos) agit alors

en prolongeant paradoxalement le mouvement mecircme du trouble afin de le faire disparaicirctre Cette

maniegravere drsquoagir est drsquoailleurs similaire agrave celle employeacutee par les megraveres pour endormir leurs enfants

1 PERCEAU 2007 p 21 2 laquo Les gens un peu fragiles psychologiquement qui par suite du courroux drsquoun dieu souffrent de folie divine srsquoen gueacuterissent en pratiquant la transe rituelle laquelle est deacuteclencheacutee par une devise [un signal] musicale et prend la forme drsquoune danse musique et danse par lrsquoeffet de leur mouvement reacuteintegravegrent le malade dans le mouvement geacuteneacuteral du cosmos la gueacuterison eacutetant assureacutee gracircce agrave la bienveillance des dieux rendus propices par des sacrifices raquo ROUGET p 372 3 PLATON Phegravedre 265 b Rouget parle de laquo quatre sortes de mania de folies diffeacuterentes la laquo mantique raquo inspireacutee par Apollon la laquo teacutelestique raquo par Dionysos la laquo poeacutetique raquo par les Muses lrsquolaquo eacuterotique raquo par Eacuteros et Aphrodite raquo ROUGET 1990 p 344 4 Lrsquoinspiration apollinienne (mania mantique) se rapporte agrave la divination celle due aux Muses (poeacutetique) agrave la creacuteation celle drsquoAphrodite et Eacuteros (mania eacuterotique) au transport de lrsquoamour 5 ROUGET 1990 p 345 laquo Cette folie teacutelestique nrsquoest autre que la transe de possession raquo

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

36

On peut conjecturer que cest lexpeacuterience qui a fait connaicirctre et employer ces mouvements

aux nourrices des petits enfants et aux femmes qui opegraverent la gueacuterison du mal des Corybantes car

lorsquune megravere veut endormir un beacutebeacute qui a peine agrave sassoupir au lieu de le laisser en repos elle lagite

et ne cesse pas de le bercer dans ses bras et au lieu de garder le silence elle lui chante une chanson en

un mot elle charme son oreille comme on fait avec la flucircte et comme on gueacuterit des transports

freacuteneacutetiques par les mouvements de la danse et par la musique1

Selon Platon le processus drsquoune cure coybantique consiste donc en ce que la musique et la

danse favorisent la reacuteconciliation de lrsquoindividu deacutechireacute avec lui-mecircme

Cependant si Platon est en mesure drsquoexpliquer les effets de la musique sur la gueacuterison de

la folie il ne sait expliquer les effets de la musique sur son deacuteclenchement Crsquoest en revanche le

cas drsquoAristote qui deacutefend une laquo theacuteorie geacuteneacuterale des effets de la musique baseacutee sur lrsquoideacutee que celle-

ci a le pouvoir de repreacutesenter et drsquoimiter les eacutetats de lrsquoacircme raquo2

B23 Purification des passions violentes la catharsis chez Aristote

Si lrsquoon suit le pseudo-Plutarque Aristote reprend agrave son compte les propos de Platon sur

lrsquoharmonie des sphegraveres3 Outre cette tradition pythagoricienne Aristote partage eacutegalement

lrsquoheacuteritage damonien deacutejagrave exposeacute par Platon qursquoil srsquoagisse des rythmes des instruments ou des

harmonies agrave enseigner Ou plutocirct il semble le partager lorsqursquoil affirme au sujet du dorien

en ce qui regarde lrsquoeacuteducation comme nous lrsquoavons deacutejagrave dit on doit employer parmi les

meacutelodies celles qui ont un caractegravere moral et les modes musicaux de mecircme nature Or tel est

preacuteciseacutement le mode dorien4

Juste apregraves cette remarque toutefois un deacutesaccord se manifeste clairement

Mais nous devons aussi accepter tout autre mode pouvant nous ecirctre recommandeacute par ceux qui

participent agrave la vie philosophique et auxquels les questions drsquoeacuteducation musicale sont familiegraveres Mais le

Socrate de la Reacutepublique a tort de ne laisser subsister que le mode phrygien avec le dorien et cela alors

qursquoil a rejeteacute la flucircte du nombre des instruments car le mode phrygien exerce parmi les modes

1 PLATON Lois VII 790 2 ROUGET 1990 p 397-8 3 laquo Lrsquoharmonie est ceacuteleste en ce qursquoelle participe de la nature des dieux de la nature du beau et de toute excellence Diviseacutee numeacuteriquement en quatre parties elle possegravede deux moyennes lrsquoarithmeacutetique et lrsquoharmonique de plus ses parties ses dimensions maximum et minimum et les diffeacuterences des unes aux autres comportent les deux raisons arithmeacutetique et geacuteomeacutetrique Car crsquoest en deux teacutetracordes que srsquoordonne toute meacutelodie raquo PSEUDO-PLUTARQUE 1954 chap 23 p 142 4 ARISTOTE Politique VIII 1342 a

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

37

exactement la mecircme influence que la flucircte parmi les instruments lrsquoun et lrsquoautre sont orgiastiques et

passionnels1

Aristote distingue bien ici deux usages possibles de la musique lrsquousage peacutedagogique et un

autre qui a recours aux passions Pour le premier cas lrsquoeacutethique musicale heacuteriteacutee de Damon garde

sa pertinence dans le second il faudra proceacuteder autrement La musique ne va pas proceacuteder de

maniegravere allopathique (en luttant contre un affect neacutefaste par lrsquoemploi drsquoune harmonie associeacutee agrave un

affect contraire) mais de maniegravere homeacuteopathique en accompagnant la passion orgiastique ou plus

geacuteneacuteralement des passions violentes (comme la pitieacute ou la terreur) Crsquoest ici qursquoopegraverera la catharsis

laquelle peut ecirctre preacutesenteacutee laquo comme eacutetant du mecircme ordre que celle qui est agrave lrsquoœuvre dans le

theacuteacirctre raquo2 Le mode phrygien ndash ou plutocirct laquo le raquo phrygien en geacuteneacuteral qui est associeacute agrave lrsquousage de

lrsquoaulos ou drsquoun megravetre comme le dithyrambe permet la purgation ou le deacutefoulement3 Aristote insiste

alors sur lrsquoimportance de la vertu mimeacutetique de la musique

les meacutelodies renferment en elles-mecircmes des imitations des ideacutees morales (crsquoest lagrave un fait

eacutevident car degraves lrsquoorigine les modes musicaux diffegraverent essentiellement lrsquoun de lrsquoautre de sorte que les

auditeurs en sont affecteacutes diffeacuteremment et ne sont pas dans les mecircmes sentiments agrave lrsquoeacutegard de chacun

drsquoeux pour certains de ces modes crsquoest dans une disposition plus triste et plus grave qursquoon les eacutecoute

le mode dit myxolydien par exemple pour drsquoautres au contraire crsquoest dans un eacutetat drsquoesprit plus

amollissant comme pour les modes relacirccheacutes un autre enfin plonge lrsquoacircme dans un eacutetat moyen et lui

donne son maximum de stabiliteacute comme seul de tous les modes semble faire le dorien tandis que le

phrygien rend les auditeurs enthousiastes4

Et crsquoest preacuteciseacutement cette varieacuteteacute des affects leur heacuteteacuterogeacuteneacuteiteacute qui conduit Aristote agrave

opeacuterer une diffeacuterenciation dans la relation existant entre la musique joueacutee et lrsquoeffet produit

on voit que nous devons nous servir de tous les modes mais que nous ne devons pas les

employer tous de la mecircme maniegravere dans lrsquoeacuteducation nous utiliserons les modes aux tendances morales

les plus prononceacutees et quand il srsquoagira drsquoeacutecouter la musique exeacutecuteacutee par drsquoautres nous pourrons

admettre les actifs et les modes exalteacutes5

1 ARISTOTE Politique VIII 1342 a-b 2 ROUGET 1990 p 404 3 Terme proposeacute par Gilbert Rouget pour qualifier le phrygien ROUGET 1990 p 405 4 ARISTOTE Politique VIII 1340 a-b 5 Op cit VIII 1342 a

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

38

Mais pourquoi le phrygien aurait-il eacuteteacute en mesure de susciter de telles eacutelans passionnels

Cela pourrait tenir aux capaciteacutes de ses divers eacuteleacutements (mode rythme instrument) lesquelles lui

auraient confeacutereacute des capaciteacutes expressives tregraves importantes

Les aulegravetes phrygiens observe Louis Laloy devaient ecirctre les laquo veacuteritables tziganes de

lrsquoantiquiteacute raquo La technique de lrsquoinstrument la qualiteacute de son timbre et la richesse de ses inflexions jointes

aux possibiliteacutes expressives du mode permettaient certainement de produire des meacutelodies drsquoune grande

charge eacutemotionnelle1

En ne se contentant pas de la seule vertu eacuteducative de la musique Aristote dispose laquo drsquoune

liberteacute que Platon nrsquoavait pas conquise raquo2 Il srsquoaffranchit donc de Platon et le deacutepasse ouvrant au

passage la voie agrave une reacuteflexion approfondie entre la musique et les affects qursquoelle peut imiter ou

deacuteclencher

C LrsquoHEacuteRITAGE DE LrsquoANTIQUITEacute

C1 ARISTOXEgraveNE DE TARENTE

Ancien eacutelegraveve drsquoArisote Aristoxegravene de Tarente (ca -375360) en est bien lrsquoheacuteritier non pas

au sens ougrave il reprendrait les conceptions deacutefendues par son maicirctre mais parce qursquoil en reprend la

meacutethode crsquoest-agrave-dire qursquoil eacutelabore une laquo veacuteritable science musicale raquo eacutetudiant son propre objet les

sons les intervalles et les notes 3 il ajoute ainsi laquo une science nouvelle au corpus aristoteacutelicien raquo4 Si

on peut le consideacuterer comme le fondateur de lrsquoestheacutetique musicale5 cela tient agrave cette volonteacute

drsquoeacutetablir une science musicale et de lui assigner la recherche drsquoun savoir complet non seulement

le savoir harmonique mais aussi rythmique et meacutetrique ne srsquoappuyant ni sur la seule raison ni sur

la seule sensation acoustique et srsquoeacutetendant agrave toutes les musiques y compris les plus anciennes

1 ROUGET 1990 p 403-404 2 Aristote va jusqursquoagrave admettre que la musique est inutile mais crsquoest preacuteciseacutement cette inutiliteacute qui est le laquo signe distinctif de sa convenance agrave lrsquoeacuteducation libeacuterale raquo LASSERRE 1954 p 90 3 BELIS 1986 p 233 4 BELIS 1986 p 236 5 ABROMONT 2004 p 375

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

39

Srsquoil ne rejette pas la valeur eacutethique de la musique il donne agrave cette derniegravere laquo un fondement

empirico-perceptif raquo1 et refuse de srsquoen tenir agrave une conception qui permettrait drsquoappliquer

aveugleacutement tel caractegravere agrave tel genre de musique

lrsquoethos drsquoune composition ne deacutepend pas directement de ses aspects formels mais de la maniegravere

dont le compositeur les a actualiseacutes dans des seacutequences meacutelodiques et rythmiques particuliegraveres les a

meacutelangeacutes et combineacutes les uns aux autres2

Toutefois la preacuteoccupation majeure drsquoAristoxegravene concerne comme chez Aristote celle de

la formation du jugement il deacutefinit le jugement musical comme laquo connaissance exacte des

convenances relatives institueacutees par lrsquousage ou par la regravegle raquo3 ce qui implique que lrsquoon connaisse

toute la musique y compris les harmonies condamneacutees par Platon car elles avaient pu jadis

exprimer des vertus utiles4

La critique faite ici par Aristoxegravene touche eacutegalement les Harmoniciens invitant ces derniers

agrave ne pas tout ramener au seul critegravere de la raison il se meacutefie en effet des speacuteculations musicales5

Lrsquoeacuteducation du goucirct passe en effet par une forme de compleacutementariteacute entre deux types de

critegraveres qui eacutetaient jusqursquoalors opposeacutes ceux qui ne relevaient que de la seule raison ndash crsquoest-agrave-dire

le choix des Pythagoriciens et des Harmoniciens ndash et ceux qui relevaient de lrsquoexpeacuterience acoustique

seule ndash option deacutefendue par les musiciens Pour Aristoxegravene la perception sensible est premiegravere

mais la raison est neacutecessaire agrave lrsquoappreacuteciation de la convenance6

Agrave travers cette maniegravere de deacutecrire la nature du jugement musical Aristoxegravene deacuteveloppe

aussi une eacutetude des effets psychologiques de la musique qui sont eacutegalement pris en consideacuteration

agrave travers le concept aristoxeacutenien de dunamis

1 FUBINI 1983 p 33 2 BARKER 2007 p 72 A Barker ajoute laquo Mais il demeure vrai malgreacute tout que le Dorien par exemple se precircte plus volontiers que le Phrygien agrave une chregravesis approprieacutee agrave un ethos sobre et sans deacutetour et qursquoun compositeur peut plus facilement creacuteer un ethos de lamentation agrave partir drsquoun contexte meacutelodique Mixolydien BARKER 2007 p 73 3 LASSERRE 1954 p 92 4 Op cit p 93 5 Comme cette pratique nommeacutee catapycnose laquo en usage dans les eacutecoles de musique () ougrave les intervalles devaient ecirctre tregraves serreacutes Il srsquoagit du laquo morcellement en petits intervalles de quart de ton drsquoune ligne droite ou plutocirct de plusieurs lignes droites raquo Cette pratique pose problegraveme puisqursquoelle oublie la sensation le mouvement meacutelodique et donne lrsquoillusion drsquoune reacuteponse scientifique Voir BELIS 1986 p 92-97 6 Pour Aristoxegravene (Elementa harmonica) laquo Comprendre la musique deacutepend de deux choses la perception et la meacutemoire parce qursquoon doit percevoir ce qui vient agrave lrsquoecirctre et se souvenir de ce qui est devenu Il nrsquoy a pas drsquoautre moyen de suivre les contenus musicaux raquo Voir BARKER 2007 p 64

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

40

Le fait drsquoassigner une certaine dunamis agrave une note crsquoest un peu comme la reconnaicirctre au sens

moderne de la tonique ou de la dominante agrave la clef qui preacutevaut () [La dunamis drsquoun son] deacutepend

du contexte musical et notre reconnaissance de ce son () deacutepend de notre meacutemoire1

En outre reconnaicirctre cette dunamis dans un eacuteleacutement musical appellera des attentes Suivre

une meacutelodie consiste alors agrave anticiper sur ce qui va suivre2

Pour reacutesumer la theacuteorie musicale drsquoAristoxegravene ne reacutecuse pas le rocircle de lrsquoeacutethique3 Toutefois

au sein du jugement qui la deacutetermine la place principale revient agrave la connaissance de toute les

musiques ndash et non plus agrave lrsquoappareil matheacutematique privileacutegieacute par les Harmoniciens

C2 LES TRAITEacuteS DE LrsquoANTIQUITEacute TARDIVE

Les traiteacutes qui nous sont parvenus nrsquoapportent pas en ce qui concerne la question des

pouvoirs de la musique et de ses effets sur les passions drsquoeacuteleacutements nouveaux qui soient significatifs

Ils ont toutefois directement ou indirectement eu une certaine influence dans la mesure ougrave ils ont

eacuteteacute repris bien plus tard Aristide Quintilien a eacuteteacute eacutetudieacute par Girolamo Mei Vincenzo Galilei ou

Marin Mersenne Ptoleacutemeacutee est citeacute comme une reacutefeacuterence importante par Giovanni Artusi On

retrouve les principales preacuteoccupations des theacuteoriciens grecs des siegravecles preacuteceacutedents la question de

lrsquoethos et de la convenance lrsquoinfluence pythagoricienne les effets beacuteneacutefiques ou nocifs que produit

la musique

Claude Ptoleacutemeacutee (ca 83 161) auteur des Harmoniques (Harmonika) proposait une

description complegravete de la theacuteorie musicale grecque4 qui toutefois apporte peu drsquoeacuteleacutements

concernant les effets de la musique Il nrsquoen va pas de mecircme pour le De musica reacutedigeacute au IIIe siegravecle

et attribueacute abusivement agrave Plutarque qui offre eacutegalement une preacutesentation de la theacuteorie musicale

grecque rapportant les ideacutees de Platon ou Aristote Cet ouvrage aborde les effets de la musique sur

1 BARKER A 2007 p 65 2 laquo la dianoia implique un mode drsquoentendement agrave la fois reacutetrospectif et preacutedictif raquo BARKER 2007 p 66 3 Lrsquoimportance accordeacutee au critegravere de convenance en teacutemoigne Aristoxegravene deacuteplorait drsquoailleurs comme Aristote et Platon avant lui la corruption du goucirct chez le public lrsquoaccegraves agrave une culture musicale tregraves eacutetendue visait agrave remeacutedier agrave cette situation 4 Ptoleacutemeacutee deacutecrit notamment le systema teleion (Systegraveme Parfait) le monocorde les genres il srsquooppose aux conceptions deacuteveloppeacutees par Aristoxegravene et critique la theacuteorie modale de ce dernier il aborde eacutegalement lrsquoharmonie des sphegraveres ou rapports entre la musique le microcosme (lrsquoacircme) et le macrocosme (les planegravetes) (Abromont 2001 p 376-377) Consideacutereacutee par Lohmann comme laquo lrsquoœuvre standard conclusive de la fin du monde antique raquo (Lohmann 1989 p 46) le traiteacute des Harmoniques est surtout connu par le Commentaire qursquoen a donneacute Portphyre (PORPHYRE Commentaire aux Harmoniques de Claude Ptoleacutemeacutee)

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

41

lrsquohomme les regravegles de composition drsquoune phrase musicale les genres et lrsquoethos 1 la question des

nomes y est largement abordeacutee2

On trouve dans le Peri mousikegraves drsquoAristide Quintilien un prolongement du rocircle eacuteducatif et

moral attribueacute agrave la musique Il est agrave remarquer eacutegalement qursquoil semble avoir eacuteteacute le seul theacuteoricien

ayant traiteacute des principes de composition (melopeia)

Celui qui eacutetudie la musique dit Aristide Quintilianum doit srsquoattacher agrave la diction lrsquoharmonie

le rythme mais surtout agrave la convenance de la penseacutee

Aristide Quintilien attribue lrsquoeffet psychagogique de la musique agrave la qualiteacute des paroles du

poegraveme Pour autant il attribue un effet protreptique agrave la laquo persuasion de la meacutelodie raquo (la thelxis)3

C3 CONFUSIONS CONCERNANT LES laquo MODES raquo MUSICAUX

C31 Ethos et ethos des modes

Si on le rapporte agrave la rheacutetorique lrsquoethos correspond pour un orateur au caractegravere qursquoil doit

posseacuteder afin de pouvoir au mieux convaincre son public en lui inspirant confiance (en lui plaisant)4

Ceci implique que ce caractegravere qui laisse apparaicirctre certains affects devra geacuteneacuteralement traduire la

maicirctrise de soi le calme la deacutetermination Les passions qui sont mobiliseacutees dans lrsquoethos de lrsquoorateur

relegravevent donc plutocirct de passions modeacutereacutees contrairement aux passions violentes qui interviennent

dans le cadre du pathos et que lrsquoon cherche soit agrave communiquer directement au public soit agrave

exprimer afin de susciter par une mise en scegravene une autre passion elle-mecircme violente (la crainte

la colegravere etc)5

Rattacheacutee agrave ce contexte mais entendue dans son acception la plus courante lrsquoexpression

laquo ethos des modes raquo peut laisser supposer lrsquoideacutee selon laquelle la musique grecque aurait employeacute des

modes correspondant mutatis mutandis agrave ce que nous deacutesignons sous ce terme et que lrsquoinfluence

de ces modes sur le public eacutetait telle que cela justifiait que lrsquoon en codifie rigoureusement lrsquousage

1 laquo Les teacutemoignages sur la date exacte dapparition de ce concept sont tregraves incertains Le Pseudo-Plutarque () affirme quagrave leacutepoque dHomegravere la musique apparaicirct quand le corps et lesprit des hommes en eacutetat deacutebrieacuteteacute sont transformeacutes sous leffet du vin pour les remettre sur la juste voie de lordre et de la mesure et leur rendre le sens raquo FUBINI 1983 p 12 2 Voir FUBINI 1983 p 14 3 PERCEAU 2007 p 21 4 laquo On persuade par le caractegravere quand le discours est de nature agrave rendre lrsquoorateur digne de foi () Mais il faut que cette confiance soit lrsquoeffet drsquoun discours non drsquoune preacutevention sur le caractegravere de lrsquoorateur raquo (ARISTOTE Rheacutetorique 1356a p 22-23) 5 Tout ceci est largement exposeacute dans la Poeacutetique drsquoAristote

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

42

en fonction du bien de la citeacute ou de telle ou telle fonction bien preacutecise Cette hypothegravese finit par

ecirctre consideacutereacutee comme vraie et allait connaicirctre un grand succegraves agrave partir de la Renaissance et au

deacutebut de la peacuteriode Baroque ndash notamment chez certains auteurs de la poeacutetique musicale allemande

ndash avant de perdre de son prestige

Nous devons donc proceacuteder ici agrave quelques rappels concernant ce sujet afin de mettre en

eacutevidence les confusions qursquoentretient lrsquoideacutee drsquoun ethos des modes

C32 Tons et modes

Le premier problegraveme est drsquoordre terminologique et concerne le terme de laquo mode raquo que lrsquoon

emploie couramment au sujet de la musique grecque1 Il apparait en effet que ce que lrsquoon deacutesigne

sous ce nom (et que nous avons nous-mecircme utiliseacute parfois au cours de ce chapitre) peut ecirctre appeleacute

selon les circonstances harmonie gamme ton trope Notre but nrsquoest pas drsquoentrer dans une

explication de la theacuteorie grecque des eacutechelles drsquointervalles mais de souligner le deacutecalage qui existe

entre lrsquoideacutee moderne que lrsquoon se fait des modes musicaux et le fait que par exemple chez Lassos

drsquoHermione il serait plutocirct question de gammes ou drsquoharmonies2 lesquelles correspondent en

partie agrave ce que nous entendrions aujourdrsquohui par tessiture ou par tonaliteacute

Nous pouvons ecirctre facilement conduit agrave confondre en raison des qualificatifs qui leur sont

accordeacute (dorien phrygien lydien) les tons de la Gregravece antique avec nos modes

Le mot laquo mode raquo nrsquoa aucun eacutequivalent en grec ce qui est deacutejagrave reacuteveacutelateur Le plus souvent on

trouve des adverbes ou adjectifs substantiveacutes () crsquoest en voulant preacuteciser inducircment que des

traducteurs trop zeacuteleacutes interpolent laquo le mode dorien ou mixolydien raquo ou encore traduisent par laquo ode raquo des

termes dont le sens est tout autre3

C33 Qualifications ethniques des modes grecs

Une deuxiegraveme source de confusion est elle aussi de nature terminologique il srsquoagit cette

fois des adjectifs employeacutes dans lrsquoantiquiteacute grecque Les deacutenominations semblent bien pouvoir ecirctre

entendues drsquoune certaine maniegravere drsquoune maniegravere ethnique Agrave la condition toutefois preacutecise

1 Voir agrave ce sujet les deux chapitres consacreacutes par Jacques Chailley aux tons et aux modes grecs CHAILLEY 1979 p 76-119 2 Voir LASSERRE p 38-41 pour la preacutesentation des six harmonies aux alentours du VIe siegravecle 3 CHAILLEY 1979 p 106 Agrave cette source drsquoerreur srsquoen ajoute drsquoailleurs une autre lieacutee agrave la confusion de ces laquo modes raquo grecs avec les modes eccleacutesiastiques de lrsquoeacutepoque carolingienne dont lrsquoorigine serait un laquo malheureux hasard raquo de traduction concernant le τονος grec Les termes latins de tonus et modus devinrent synonymes Op cit p 116

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

43

Lohmann de comprendre ici lrsquoethnie non pas en un sens ethnologique mais bien agrave la maniegravere drsquoun

clicheacute drsquoune caricature1

Lagrave encore la deacutesignation va contribuer agrave semer le trouble puisque la nomenclature modale

exposeacutee par Heinrich Glarean dans son Dodecachordon (1547) opegravere des modifications

intervertissant notamment la deacutenomination des modes de reacute et de mi qui deviennent alors

respectivement le mode dorien et le mode phrygien

C34 Complexiteacute du concept grec de laquo mode raquo

Mais il y a pire crsquoest lrsquoideacutee que nous nous faisons que quand bien mecircme les termes seraient

inadeacutequats ce que nous appelons laquo mode raquo deacutenoterait malgreacute tout le concept qui lui correspond

Or il semble bien qursquoil y ait lagrave aussi une erreur

Degraves que lrsquoon aborde ces domaines il faut consideacuterer le mode comme lrsquoensemble des caracteacuteristiques

qui permettent de reconnaicirctre un type drsquoorganisation musicale La reacutepartition des intervalles en est un eacuteleacutement tregraves

important mais ce nrsquoest pas le seul2

La toute fin de cette observation est deacutecisive le laquo mode raquo grec ne serait donc ni lrsquoeacutechelle

des sons disponibles ni mecircme leur seule structure Crsquoest plutocirct tout un ensemble drsquoeacuteleacutements

musicaux de nature tregraves varieacutee qui seraient agrave prendre en consideacuteration

peuvent concourir beaucoup drsquoautres eacuteleacutements qursquoignore la deacutefinition scolaire actuelle du mot

laquo mode raquo formules caracteacuteristiques (modes formulaires) timbre ou tessiture particuliegravere proceacutedeacutes

drsquoornementation propre agrave tel mode et exclu par tel autre etc3

Ainsi deacutefini le mode grec srsquoapparente bien davantage agrave ce qui existe dans la musique

orientale comme les racircgas hindous Et pour que les choses soient plus claires il faut donc envisager

que des qualificatifs comme laquo dorien raquo ou laquo phrygien raquo seraient susceptibles de deacutesigner non pas

simplement une eacutechelle drsquointervalles mais aussi des scheacutemas rythmiques des inflexions de voix

lrsquoemploi de tel instrument (par exemple lrsquoaulos) plutocirct que tel autre etc4

1 J Lohmann cite agrave titre de comparaison le clicheacute du globe-trotter anglais en proie au spleen durant le XIXe siegravecle LOHMANN 1989

p 93 2 CHAILLEY 1979 p 107 3 Op cit p 108 4 Voir les observations de G Rouget sur le phrygien (ROUGET 1990 p 407) et celles de Lasserre sur le dorien (LASSERRE 1984 p 60-63)

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

44

C35 Lrsquousage des modes transformeacute en regravegle intangible

La derniegravere ndash et en un sens la plus grave ndash des erreurs tient au fait que lrsquoon considegravere

comme un fait acquis que pour les Grecs eux-mecircmes (et notamment pour Platon ou Aristote)

lrsquoutilisation de tel ou tel mode pouvait agir agrave la maniegravere drsquoune loi meacutecanique sur les auditeurs

Affirmer que par le jeu drsquoun mysteacuterieux pouvoir musical le mode phrygien deacuteclenchait la transe

crsquoeucirct eacuteteacute dire que la moitieacute de la Gregravece eacutetait en permanence jeteacute dans cet eacutetat Car comme tout le montre

joueurs et joueuses drsquoaulos ndash et de musique phrygienne par conseacutequent ndash ne limitaient pas leurs activiteacutes

aux seuls rituels corybantiques On avait recours agrave leurs services en quantiteacute de circonstances1

Mais si ni Platon ni Aristote nrsquoont affirmeacute que toute meacutelodie en mode phrygien pouvait

deacuteclencher la transe drsquoautres semblent srsquoen ecirctre chargeacutes Ainsi Plutarque2 affirme qursquoil suffit

drsquoabandonner laquo le rythme trochaiumlque et le mode phrygien raquo pour que cessent les bonds bacchiques

et corybantiques3 Au IVe siegravecle lrsquoarchevecircque de Cappadoce saint Basile fait lrsquoeacuteloge de Timotheacutee de

Milet qui pouvait laquo par le seul pouvoir de sa musique soit eacuteveiller soit supprimer lrsquoardeur raquo4 On

peut rattacher agrave ce genre de croyance la leacutegende preacuteceacutedemment mentionneacutee ougrave Pythagore gueacuterit la

violence par la musique

Conclusion

On pourrait reacutesumer par un exemple la situation telle qursquoelle pourra se preacutesenter agrave partir de

la Renaissance Lrsquoideacutee que dans le cadre drsquoun laquo ethos des modes raquo un mode phrygien qui

correspondrait agrave notre mode de mi provoquerait un eacutetat de transe est fausse (a) car le mode

phrygien drsquoavant Glarean et a fortiori dans lrsquoAntiquiteacute grecque nrsquoeacutetait pas le mode de mi (b) car

il faudrait plutocirct employer le terme de ton (c) car quel que soit le terme par lequel on deacutesignerait

le phrygien (ton mode harmonie) drsquoautres eacuteleacutements qursquoune simple eacutechelle drsquointervalles

interviennent (d) car lrsquoutilisation du phrygien nrsquoa pas eacuteteacute preacutesenteacutee chez les auteurs qui pourtant

font autoriteacute comme provoquant ineacutevitablement la transe

Pour toute ces raisons il est clair que la notion drsquoun ethos des modes ne reposait sur rien qui

puisse en assurer la peacuterenniteacute Il semble que ce soit une succession de malentendus et de

geacuteneacuteralisations abusives qui lui ait malgreacute tout assureacute un succegraves durable

1 ROUGET 1990 p 408 2 Plutarque et non pas le pseudo-Plutarque auteur du De musica 3 ROUGET 1990 p 410 4 Op cit p 411

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

45

D DU MOYEN-AGE Agrave LA RENAISSANCE

Du point de vue de lrsquoeacutetude des eacutemotions musicales et tout particuliegraverement dans le cas de

ce qui pourrait ressembler de pregraves ou de loin agrave une rheacutetorique musicale le Moyen-acircge preacutesente

un inteacuterecirct assez limiteacute On ne peut toutefois mettre purement et simplement cette peacuteriode entre

parenthegravese dans le mesure ougrave certains eacuteleacutements apportent une contribution non neacutegligeable

lrsquoeacutevolution du statut accordeacute au plaisir procureacute par la musique le deacutecalage entre la theacuteorie

(essentiellement fondeacutee sur les traiteacutes anciens) et la pratique la relation avec la parole

D1 LrsquoHEacuteRITAGE DE LrsquoEacuteTHIQUE GRECQUE

D11 Le dilemme des Pegraveres de lrsquoEacuteglise

LrsquoEacuteglise se trouve confronteacutee agrave une difficulteacute heacuteriteacutee de la tradition platonicienne la

musique peut corrompre lrsquoacircme elle doit donc ecirctre tenue agrave lrsquoeacutecart Cette preacuteoccupation est en un

sens bel et bien fondeacutee car la pratique de chants et de danses pourtant proscrites sont des activiteacutes

attesteacutees tregraves tocirct

En 465 le concile de Vannes recommande aux eccleacutesiastiques drsquoeacuteviter les repas de noces ou

de funeacuterailles dans lesquels on chante des couplets amoureux et burlesques (ubi amatoria cantantur et

turpia) ou bien sont exeacutecuteacutees des eacutevolutions obscegravenes de danse ou de saltation (aut obsceni motus corporum

choris et saltibus efferuntur)1

Cette condamnation ne concerne pas la musique en geacuteneacuteral mais son usage dans le culte

On peut toutefois y retrouver un eacutecho de lrsquoeacutethique musicale deacuteveloppeacutee par Damon ou Platon

Cleacutement drsquoAlexandrie par exemple rejette ndash y compris dans les cercles priveacutes ndash lrsquoutilisation de

lrsquoaulos et de la syrinx acceptant en revanche la lyre et la cithare2

Cette situation en deacutepit des admonestations reacutepeacuteteacutee de lrsquoEacuteglise perdurera jusqursquoagrave la fin du

Moyen-acircge La difficulteacute consiste alors agrave combattre cette nature toujours potentiellement

1 MACHABEY 1955 p 46 2 GEacuteROLD 1983 p 9

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

46

corruptrice de la musique alors mecircme qursquoelle apparaicirct aussi comme un puissant moyen pour susciter

la coheacutesion des fidegraveles

D12 Saint Augustin et la science de la musique

Cette ambivalence de la musique tout agrave la fois preacutecieuse et dangereuse est particuliegraverement

marqueacutee chez Augustin1 Sa maniegravere de reacutepondre agrave cette situation consiste agrave ramener avant tout la

musique au statut drsquoune science en insistant sur ce qui relegraveve de la seule raison et notamment le

nombre ce qui permet de laquo soumettre le plaisir de la musique agrave la reacutegulation drsquoun critegravere exteacuterieur raquo2

Drsquoougrave les deacutefinitions de la musique donneacutee par Augustin la musique est laquo la laquo science du bien

moduler raquo (laquo Musica est scientia bene modulandi raquo) formule devenue pour tout le Moyen-acircge un slogan

reacutepeacuteteacute inlassablement elle est aussi la laquo science du mouvement bien reacutegleacute et rechercheacute pour lui-

mecircme raquo3 La musique devient ainsi une opeacuteration de lrsquoesprit

Cette maniegravere de vouloir fonder la musique intervient alors que lrsquoon srsquoefforce de remplacer

lrsquoimprovisation en suivant les formes poeacutetiques des textes bibliques ou des priegraveres On deacuteveloppe

ainsi un enseignement meacutethodique baseacute sur lrsquousage systeacutematique de la meacutemoire cette laquo premiegravere

fixation musicale raquo se manifeste avec Ambroise 4 agrave son eacutepoque apparaissent eacutegalement des formes

musicales simple comme les cantiques et les hymnes5

D13 Autoriteacute de Boegravece et de Cassiodore

Toutefois alors que la musique elle-mecircme eacutevolue la science de la musique se reacutefegravere avant

tout aux anciens textes de la theacuteorie musicale grecque Le repreacutesentant majeur de cette discipline

qui va en devenir la principale autoriteacute est Boegravece (ca 480-524) On retiendra bien sucircr sa ceacutelegravebre

division de la musique en trois genres musica mundana musica humana et musica instrumentalis La

musique du monde est celle de laquo lrsquoordre raisonneacute de la modulation raquo que nos oreilles ne peuvent

percevoir (la musique humaine eacutetant le deacutecalque de la musique ceacuteleste)

Mecircme si ce son ne parvient pas agrave nos oreilles ndash ce qui est neacutecessaire pour bien des raisons ndash

le mouvement cependant si rapide des grands corps ne saurait produire nul son drsquoautant plus que les

1 laquo Jrsquooscille entre le danger de la volupteacute et lrsquoexpeacuterience du salut Quand il mrsquoarrive drsquoecirctre davantage eacutemu par le chant que par le contenu des paroles chanteacutees je mrsquoaccuse drsquoun grave peacutecheacute et alors je preacutefegravererais ne pas entendre le chantre raquo AUGUSTIN 1964 Confessions X 33 2 BOUTON-TOUBOULIC 2006 p 10 3 AUGUSTIN 2006 De musica Livre I 4 GOLEA 1982 p 46 5 Op cit p 50

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

47

courses des eacutetoiles sont unies par une coheacutesion drsquoune harmonie telle qursquoil ne soit possible de concevoir

rien drsquoaussi parfaitement ajointeacute ni drsquoaussi uni1

Un autre auteur joue agrave la mecircme eacutepoque un rocircle de premier plan Cassiodore (ca 485- ca

520) influenceacute par les eacutecrits de Martianus Capella apporte en effet une vision tripartite de la

musique (meacutelopeacutee rythme et versification) une classification des instruments et une reacuteflexion sur

les pouvoirs de la musique Agrave la diffeacuterence de Boegravece il ne se positionne pas dans la seule continuiteacute

avec les textes des Anciens mais aussi en lien avec la musique eccleacutesiastique2

D2 LES TRAITEacuteS DE MUSIQUE DU VIe AU Xe SIEgraveCLES

D21 Influence drsquoAugustin et de Cassiodore

On retrouve lrsquoinfluence de Cassiodore chez divers theacuteoriciens En premier lieu Isidore de

Seacuteville (554569-636) qui laquo lui emprunte des passages entiers raquo3 Isidore deacutefinit la musique comme

science et comme pratique4 et en deacutecrit les effets elle laquo transporte les sens dans un autre eacutetat

laquo calme lrsquoesprit raquo laquo soulage la fatigue raquo Mecircme les becirctes sauvages sont concerneacutees par la musique5

Cette influence se manifeste eacutegalement agrave lrsquoeacutepoque carolingienne chez Aureacutelien de Reacuteomeacute (IXe s)6

ou Alcuin (ca 735-804)7

La theacuteorie musicale de toute cette peacuteriode peut alors ecirctre vue essentiellement comme le

deacuteveloppement de la science musicale annonceacutee par Augustin et de la peacutedagogie qui lui est

associeacutee Ainsi Nokter Balbulus (laquo le begravegue raquo) de Saint-Gall (ca 840-912) eacutecrit les premiegraveres

seacutequences poeacutetiques par lesquelles la musique exerce une fonction mneacutemotechnique8 Hucbald de

Saint-Amand (ca 840-930) commentateur de Boegravece deacuteveloppe la notation musicale notamment

une meacutethode de reconnaissance des intervalles9 il est eacutegalement un peacutedagogue comme Guido

drsquoArezzo apregraves lui (ce dernier eacutetant freacutequemment citeacute comme autoriteacute avec Pythagore et Boegravece)

1 BOECE 2004 Traiteacute de la musique p 33 2 GEacuteROLD 1983 p 68 3 Ibid 4 ABROMONT 2004 p 381 5 BRITTA p 8 6 Traite des origines de la musique et reprend les conceptions drsquoAugustin et de Boegravece il preacutesente aussi la theacuteorie naissante des huit tons eccleacutesiastiques FUBINI 1983 p 45 ABROMONT 2001 p 382 7 Alcuin aurait eacuteteacute le premier agrave mentionner la distinction entre tons authentes et plagaux GEROLD 1983 p 69 8 Les chantres laquo agrave Jumiegraveges agrave Saint-Gall et ailleurs ont eu lrsquoideacutee de placer sur les sons des vocalises des textes nouveaux de veacuteritables interpolations ndash les tropes ndash afin de retrouver les vocalises plus facilement raquo GOELA 1982 p 51 9 ABROMONT 2001 p 382

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

48

D22 Le concept de douceur musicale

Dans ce contexte la question des affects associeacutes agrave la musique se trouve bien souvent

rameneacutee agrave lrsquoagreacuteable et au suave (crsquoest-agrave-dire du point de vue drsquoun orateur au laquo plaire raquo)

Vraisemblablement issus de lrsquoenseignement drsquoHucbald le Musica enchiriadis (ca 890) et le

scolica enchiriadis (ca 910) teacutemoignent de cette situation Le Scolica enchiriadis srsquoouvre sur un rappel de

la deacutefinition de la musique qui rappelle fortement celle drsquoAugustin (la musique est laquo la science de

reacutegler correctement le mouvement du son raquo) preacutecisant immeacutediatement que cette deacutefinition signifie

qursquoil faut controcircler la meacutelodie de telle sorte qursquoelle soit douce1 Ce caractegravere doux et agreacuteable des

sons constitue pour lrsquoauteur du traiteacute un laquo reflet de lrsquoharmonie ceacuteleste raquo2 Le Musica enchiriadis

anteacuterieur de quelques anneacutees exposait deacutejagrave les principes de la polyphonie On remarquera

cependant que la question drsquoune convenance entre le sujet de la meacutelodie et son expression y eacutetait

abordeacutee

il est neacutecessaire que les affects des sujets qui sont chanteacutes correspondent agrave lrsquoexpression de la

chanson ainsi que telles meacutelodies (neumae) soit calmes pour les sujets tranquilles joyeuses pour ce qui

est heureux sombres pour [ce qui est] triste les choses acircpres devant ecirctre exprimeacutees par des meacutelodies

acircpres De mecircme permettons aux meacutelodies drsquoecirctre difformes brusques bruyantes nerveuses et conccedilues

pour drsquoautres qualiteacutes des affects et des eacuteveacutenements3

D3 LES EFFETS DE LA MUSIQUE

D31 Un inteacuterecirct permanent

Cette preacuteoccupation du Musica enchiriadis concernant une adeacutequation de la musique au sujet

qursquoelle traite nous indique que la question des effets et des pouvoirs de la musique traverse toute la

penseacutee musicale au Moyen-acircge Or ces pouvoirs ne sont pas toujours comme chez Augustin

preacutesenteacutes comme des dangers pour lrsquoacircme on a pu voir comment Isidore de Seacuteville trouve agrave la

musique drsquoinnombrables vertus On trouve aussi cet inteacuterecirct chez Aribo Scholasticus (fin XIe s) qui

propose une symbolique des teacutetracordes (humiliteacute passion reacutesurrection ascension du Christ) et

des modes ou chez Johannes Affligemensis (vers 1100) abordant les modes et leurs effets Et lrsquoon

retrouve chez un repreacutesentant de lrsquoars nova comme Jean de Murs une conception positive des effets

1 Scolica enchiriadis 1995 p 33 2 FUBINI 1983 p 47 3 Musica enchiriadis 1995 p 32

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

49

de la musique semblable agrave celle drsquoIsidore notamment celle drsquoun plaisir formuleacute en des termes qui

eacutevoquent tregraves nettement la terpsis des Grecs1

Au XVIe siegravecle le thegraveme des effets de la musique prend de plus en plus drsquoimportance Par

exemple chez Alfonso de la Torre (1egravere moitieacute du XVe s) qui dans la Vision deacutelectable (publieacutee en

1480) traite des rapports entre musique et eacutemotions2 ou avec Domingo Marcos Duraacuten (1460-1529)

proposant une classification des modes et deacutecrit leurs effets3

D32 Marsile Ficin et lrsquoimitation du monde

Le rocircle de Marsile Ficin (1433-1499) est sans doute plus deacutecisif en regard de lrsquoinfluence

qursquoil va exercer agrave la Renaissance La preacuteoccupation centrale de Ficin concerne le problegraveme

philosophique du plaisir qui selon lui aurait abandonneacute la terre en compagnie des Muses4 Degraves

lors lrsquoindividu qui veut le plaisir devra laquo vivre en conformiteacute avec le ciel5 Le moyen drsquoy parvenir

reacuteside dans le pouvoir theacuterapeutique de la musique qui permet de laquo capturer raquo lrsquounivers

Le mage imagineacute par Ficin [] capture le monde en lrsquoimitant crsquoest-agrave-dire en recreacuteant les

formes agrave travers des regravegles de vie des arts secrets des talismans des images des figures des mots des

sons des chants des rythmes Le mage imite dans sa propre vie les mouvements tempeacutereacutes du ciel il

reproduit dans son alimentation les pouvoirs beacuteneacutefiques des acircmes veacutegeacutetales et animales il nourrit les

esprits inteacuterieurs avec des parfums soustraits aux substances terrestres () il reacuteveille les esprits

ensommeilleacutes de lrsquooreille en imitant avec le chant le mouvement harmonieux des astres6

Ficin reprend ici la conception boeacutecienne qui postulait la relation entre musica mundana et

musica humana Mais si crsquoest bien agrave la musique des sphegraveres qursquoil se reacutefegravere il le fait en mettant lrsquoaccent

sur la capaciteacute mimeacutetique de la musique offrant du mecircme coup une reacutesonnance importante agrave la

theacuteorie aristoteacutelicienne de la mimesis et de la catharsis qui est redeacutecouverte au mecircme moment

Et vous souvienne que le chant est lrsquoimitateur de tous le plus puissant Car il imite les intentions

et les affections de lrsquoacircme et les paroles il repreacutesente aussi les gestes et mouvements du corps et les

actions et mœurs des hommes et imite et fait tout avecques si grande veacuteheacutemence que pour imiter ou

faire les mesmes choses soudain il emeut et provoque les auditeurs7

1 JEAN DE MURS 2000 p 135 2 ABROMONT 2001 p 401 3 Op cit p 403 4 FICIN Apologus De Voluptate Voir Gozza 2007 p 196 5 Ibid 6 GOZZA 2007 p 198 7 FICIN 2000 L III chap 21 p 226

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

50

D33 Le Complexus effectuum musices de Tinctoris

Contemporain de Ficin le compositeur et theacuteoricien Johannes Tinctoris (ca 1436-1511)

reacutedige de nombreux traiteacutes dont un Terminorum musicae diffinitorium (publieacute ca 1473) qui est un des

premiers dictionnaires de musique ainsi qursquoun Complexus effectuum musices (1473-1474) Dans le

Complexus (qui est une sorte de catalogue) Tinctoris eacutenumegravere vingt effets illustreacutes de reacutefeacuterences et

de citations drsquoAugustin Aristote Ciceacuteron Virgile ou Thomas drsquoAquin Une bregraveve allusion aux

modes est faite ainsi qursquoagrave lrsquoanecdote (dans la version rapporteacutee par Quintilien) de la folie susciteacutee

par le mode phrygien Le ton du texte est diffeacuterent de celui de ses autres traiteacutes tout comme de

ceux des autres auteurs Tinctoris suggegravere qursquoil est acceptable contrairement aux prescriptions de

Thomas drsquoAquin drsquoemployer de nombreux instruments (trompette harpe lyre timbales orgues

etc)1

Le Complexus propose une typologie des effets en quatre cateacutegories lieacutes agrave la liturgie

eacutethiques merveilleux theacuterapeutiques Mais la penseacutee de Tinctoris srsquoappuie sur le primat accordeacute agrave

la perception et non pas agrave lrsquoheacuteritage pythagoricien

Cette liste des effets de la musique est inspireacutee par les reacuteactions des sens drsquoun point de vue

strictement empirique ougrave est abandonneacutee toute ideacutee de correspondance entre lrsquoharmonie de la musique

et celle de lrsquoacircme ainsi que tout rappel agrave la vieille division () Tinctoris ne srsquointeacuteresse qursquoagrave la musique

produite par les instruments et pour les hommes2

CONCLUSION

Les pouvoirs de la musique dont lrsquoexistence ne faisant aucun doute pour les Grecs sont

envisageacutes comme des moyens la musique intervient freacutequemment afin de traiter au sens

theacuterapeutique un certain nombre de situations La musique agit sur lrsquoacircme eacuteventuellement sur le

corps Le constat qui est fait concernant les relations entre musique et passions conduit ainsi agrave

distinguer selon lrsquoun ou lrsquoautre genre de passion quelle reacuteponse musicale doit ecirctre apporteacutee les

passions modeacutereacutees peuvent ecirctre eacuteduqueacutees les passions violentes seront purgeacutees

En ce qui concerne ce que lrsquoon pourrait nommer une laquo science raquo musicale les ouvrages

speacutecialement consacreacutes agrave la musique reflegravetent diverses conceptions possibles confeacuterant le rocircle

principal agrave la raison ou aux sens ou encore cherchant agrave combiner les deux Aussi mecircme si la

1 BRITTA p 13-14 2 FUBINI 1983 p 58

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

51

tradition pythagoricienne et celle de lrsquoharmonie universelle se propagent largement par

lrsquointermeacutediaire de figures drsquoautoriteacute comme Boegravece drsquoautres conceptions (celles drsquoAristoxegravene par

exemple) demeurent disponibles et pourront ecirctre reprises agrave lrsquoavenir

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

52

CHAPITRE 2 - LA MUSIQUE COMME INSTRUMENT DE PREacuteDICATION

Introduction

La musique peut-elle en raison notamment de la diversiteacute des effets qursquoelle peut produire

sur son public soutenir la ferveur religieuse Favorise-t-elle la foi ou nrsquoincline-t-elle pas plutocirct agrave la

corruption des mœurs Quand on eacutetudie la maniegravere de penser la musique propre agrave la sphegravere

culturelle de lrsquoAllemagne lutheacuterienne jusqursquoau XVIIIe siegravecle on obtient une reacuteponse assez claire la

musique y est consideacutereacutee de maniegravere extrecircmement favorable et la reacuteponse est que oui elle peut

ecirctre un auxiliaire de choix afin de reacutepandre la Bonne Nouvelle Par conseacutequent on peut envisager

la poeacutetique musicale comme le prolongement la systeacutematisation drsquoune preacutedication musicale

Or si la preacutedication religieuse trouve dans la rheacutetorique un moyen de se deacuteployer devient

envisageable lrsquohypothegravese selon laquelle le recours agrave la musique afin de convaincre les fidegraveles

appellera eacutegalement agrave lrsquoeacutetablissement drsquoune rheacutetorique musicale Nous examinerons

respectivement dans le preacutesent chapitre divers aspects de ce sujet

- dans quel contexte eacutemerge lrsquoideacutee que la musique puisse jouer un rocircle de premier plan pour

la preacutedication religieuse

- en quoi consiste preacuteciseacutement la relation paradoxale qursquoentretient la musique avec la

religion et comment Luther a-t-il pu srsquoen affranchir

- par quels moyens une telle laquo preacutedication musicale raquo a-t-elle eacuteteacute mise en œuvre

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

54

A REacuteFORME LUTHEacuteRIENNE ET PREacuteDICATION

A1 LE CONTEXTE

Les changements ayant affecteacute la sphegravere culturelle occidentale durant la peacuteriode de la

Renaissance peuvent aider agrave comprendre comment le discours religieux ndash et notamment le discours

de la Reacuteforme lutheacuterienne sur lrsquoeacuteventuel emploi de la musique ndash a pu srsquoen trouver lui aussi modifieacute

En outre ces changements qui ont initialement concerneacute le domaine des arts et des lettres ne se

sont reacuteellement manifesteacutes en ce qui concerne la musique qursquoagrave la toute fin du siegravecle

A11 La Renaissance face agrave son passeacute

Quand on cherche agrave deacutecrire le XVIe siegravecle on fait souvent eacutetat de lrsquoattitude alors adopteacutee

vis-agrave-vis du passeacute dans le sillage du Quattrocento un changement dans la repreacutesentation du monde

aurait conduit les esprits agrave se deacutetourner de lrsquoeacutepoque preacuteceacutedente au profit de la culture de lrsquoAntiquiteacute

Cette preacutesentation est tregraves imparfaite et lrsquoon peut faire remarquer agrave titre drsquoexemple que la penseacutee

de lrsquoeacutepoque reformule les ideacutees du Moyen-acircge plutocirct qursquoelle les renouvelle1 En outre en ce qui

concerne la musique le recours agrave la peacuteriodisation historique courante ndash insistant sur une laquo rupture raquo

entre deux peacuteriodes bien distinctes ndash montre ses limites dans la mesure ougrave lrsquoon pourrait y substituer

avantageusement un laquo acircge drsquoor raquo de la polyphonie qui couvrirait les XVe et XVI

e siegravecles2

La redeacutecouverte de lrsquoAntiquiteacute est en revanche un point qui ne precircte guegravere agrave controverse

agrave condition toutefois de preacuteciser que dans le cas de la musique le recours agrave lrsquoimitation des Anciens

(mesure agrave lrsquoantique reacutecitatif) ne se manifeste qursquoagrave partir de la seconde moitieacute du XVIe siegravecle De

plus lrsquoAntiquiteacute ndash et plus preacuteciseacutement lrsquoAntiquiteacute tardive ndash exerce notablement son influence agrave

travers le neacuteoplatonisme mis agrave lrsquohonneur par Marcile Ficin et par la place importante accordeacutee agrave la

magie Relevant drsquoune philosophie naturelle la magie nrsquoest pas alors neacutecessairement consideacutereacutee

comme opposeacutee agrave la science pouvant mecircme (pour Paracelse ou C Agrippa par exemple) lui ecirctre

compleacutementaire Crsquoest pourquoi associeacutee au concept drsquoharmonie la magie jouera un rocircle non

neacutegligeable dans la theacuteorie de la musique en Italie et ailleurs

A12 Humanisme et Reacuteforme

1 VENDRIX 1999 p 4 2 BELTRANDO-PATIER 1998 p 221-222

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

55

Les reacuteformateurs religieux partageaient avec les humanistes une attention particuliegravere pour

lrsquoindividu et le souci de la parole Mais il semble que lrsquointeacuterecirct fortement marqueacute de ce que lrsquoon

nomme laquo humanisme raquo pour la parole et les lettres tienne avant tout au simple fait que le terme

drsquohumaniste deacutesignait le professeur de grammaire lrsquohumanisme eacutetant alors lrsquoenseignement des lettres

qui rendent plus humain

Une reacuteorganisation des savoirs ndash des arts libeacuteraux ndash avait eacuteteacute envisageacutee degraves la fin du Moyen-

acircge ainsi Eustache Deschamps (1340-1404 ou 1405) avait proposeacute que la grammaire devienne le

premier des arts et qursquoavec la poeacutesie elle remplace les matheacutematiques comme modegravele Les eacutetudes

litteacuteraires (litterae) devinrent alors un levier permettant agrave lrsquoindividu de srsquoaccomplir Individu qui

toutefois eacutetait surtout consideacutereacute en tant que membre drsquoun groupe social on en retrouve un

exemple chez Castiglione pour qui lrsquoeacutetude des lettres combineacutee agrave celle de la musique ndash devait

favoriser la convivialiteacute1

La compleacutementariteacute entre lrsquoesprit des studia humanitatis la place accordeacutee agrave la musique (jointe

agrave la poeacutesie) et la sociabiliteacute eacutetait ainsi une marque propre agrave lrsquohumanisme on peut alors envisager

que cette association et donc la place accordeacutee agrave la musique dans la communauteacute des croyants se

retrouvera chez les reacuteformateurs religieux Cela deacutependra toutefois de la conception que ces

derniers ont de la musique En effet une certaine antinomie entre lrsquoassociation de la musique et de

la poeacutesie drsquoune part et du modegravele pythagoricien de lrsquoautre eacutetait susceptible de restreindre le recours

agrave la musique un risque qui eacutetait perccedilu par les humanistes2 les anciennes reacuteticences religieuses

envers la musique demeurant bien preacutesentes

A13 La parole agrave la Renaissance

Lrsquointeacuterecirct pour le langage constitue donc un des traits essentiels drsquoune lrsquoeacutepoque qui semble

redeacutecouvrir les pouvoirs de lrsquoeacutelocution Le Moyen-acircge tardif avait vu reacuteapparaicirctre plusieurs textes

majeurs de lrsquoAntiquiteacute romaine les Institutions oratoires de Quintilien (agrave lrsquoabbaye de Saint-Gall en

1416 par Poggio Bracciolini) le Brutus lrsquoOrator et le De Oratore de Ciceacuteron (agrave Lodi 1421 par

Gerardo Landriania) Des textes ndash et tout particuliegraverement celui de Quintilien ndash qui contribueront

1 laquo Lrsquoobjectif final de cette eacuteducation [lrsquoeacutetude des litterae] ne reacuteside pas dans lrsquoacquisition drsquoun savoir pratique pour exercer une profession mais plutocirct dans le deacuteveloppement drsquoune sorte de convivialiteacute sociale Agrave cet eacutegard la musique une discipline qui srsquoassocie naturellement aux lettres joue un rocircle majeur raquo VENDRIX 1999 p 93 2 Op cit p 69

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

56

au retour en rheacutetorique de lrsquoaspect moral lieacute agrave lrsquoethos1 Lrsquoessor de lrsquoimprimeacute donnera un eacutecho

important agrave ces ouvrages

Cependant lrsquointeacuterecirct pour toutes les disciplines concernant la langue (phoneacutetique prosodie

syntaxe rheacutetorique etc) ne se manifeste pas seulement pour le latin et le grec mais tregraves fortement

aussi agrave travers lrsquoessor des langues nationales (en Italie drsquoabord puis en Espagne et en France) un

pheacutenomegravene qui se retrouvera au cœur des preacuteoccupations des reacuteformateurs

A2 LUTHER ndash REacuteFORME ET PREacuteSERVATION DU PASSEacute

La rupture opeacutereacutee par la Reacuteforme lutheacuterienne pour radicale et profonde qursquoelle fucirct ne

devrait cependant pas faire oublier ce qui chez Luther poursuivait agrave certains eacutegards la tradition

chreacutetienne meacutedieacutevale2 Sa connaissance et sa pratique de la musique en constitue un des aspects

Luther alors qursquoil avait engageacute la reacuteorganisation de lrsquoEacuteglise (1522) srsquoeacutetait drsquoailleurs efforceacute ndash

contrairement agrave ce que lrsquoon pourrait ecirctre inciteacute agrave croire ndash de preacuteserver autant que possible le

ceacutereacutemonial ancien laquo nrsquointerdisant que les eacuteleacutements qui eacutetaient en conflit direct avec ses reacuteformes

doctrinales raquo3

De mecircme il nrsquoeacutetait pas dans son intention de supprimer lrsquousage du latin Luther eacutetait

conscient de lrsquointeacuterecirct eacuteducatif qursquoil preacutesentait4 Le latin eacutetait en effet omnipreacutesent lrsquoestheacutetique

musicale humaniste par exemple concreacutetiseacutee dans la laquo musique mesureacutee agrave lrsquoantique raquo reposait sur

la prosodie en langue latine5 La premiegravere liturgie de la nouvelle Eacuteglise avait drsquoailleurs eacuteteacute reacutedigeacutee

en latin (Formula missae 1523)6

Le choix entre le latin et lrsquoallemand ne reacutepond pas pour Luther agrave une volonteacute de rupture

agrave tout prix Luther eacutetait entreacute dans lrsquoordre des Augustinien au tout deacutebut du XVIe siegravecle il avait eacuteteacute

chargeacute par celui-ci de plaider agrave Rome la cause drsquoune reacuteorganisation de lrsquoordre (ougrave il avait drsquoailleurs

eacuteteacute choqueacute par les mœurs tregraves mondaines du clergeacute)7 Il avait donc connu et appreacutecieacute une laquo poeacutesie

de deacutevotion raquo en langue latine8 Le choix de la langue allemande au lieu du latin est donc avant

tout une question drsquoordre utilitaire crsquoest afin de rapprocher le peuple des eacutecrits bibliques et pour

1 TIMMERMANS 1999 p 100 2 LABIE 1992 p 132 3 Arnold 1988 t II p 558 4 laquo Luther raquo New Grove Dictionary 1980 p 367 5 WEBER 1993 p 121 6 laquo Luther raquo New Grove Dictionary 1980 p 367 7 Op cit p 365 8 LABIE 1992 p 138

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

57

diffuser la Parole divine qursquoil adopte la langue vernaculaire Crsquoest dans cette perspective qursquoil se

consacrera agrave la traduction de la Bible et que les chorals devront ecirctre chanteacutes en allemand

A3 PREacuteDICATION

Dans le culte protestant la preacutedication est agrave bien des eacutegards synonyme drsquoeacutevangeacutelisation il

srsquoagit drsquoannoncer la Bonne nouvelle de la faire connaicirctre et de la propager En donner une

deacutefinition unique pourrait se reacuteveacuteler deacutelicat puisqursquoelle est laquo agrave la fois commentaire peacutedagogie

eacutedification et genre litteacuteraire raquo1

Mais dans le contexte drsquoune eacutetude relative agrave lrsquoart oratoire lui-mecircme la preacutedication peut avant

tout ecirctre consideacutereacutee comme synonyme de precircche ou de sermon Ces termes renvoient agrave un discours

prononceacute en chaire et donc pendant lrsquooffice par un ministre du culte Le precircche deacutesigne alors

drsquoune maniegravere geacuteneacuterale lrsquoexpression de la parole de Dieu et de maniegravere plus preacutecise lrsquoenseignement

de cette parole devant lrsquoauditoire des fidegraveles Que lrsquoon parle de precirccher ou de sermonner lrsquoobjectif

de la preacutedication est bien de convaincre cet auditoire de susciter son adheacutesion En cela elle ne peut

qursquoecirctre inciteacutee agrave recourir aux techniques de la rheacutetorique

A31 Le rocircle structurant de lrsquooffice religieux

La preacutedication discours prononceacute durant lrsquooffice religieux nrsquoest qursquoune partie de cet office

et non sa totaliteacute Comment ou plutocirct agrave quels moments apparaicirct-elle La preacutedication strictement

verbale (donc ici celle qui nrsquoest pas associeacutee agrave la musique) prend place au milieu de la messe entre

la lecture de lrsquoEacutevangile et la communion La musique est susceptible drsquointervenir soit en soutient

de la preacutedication (cette derniegravere eacutetant encadreacutee dans la liturgie lutheacuterienne par les deux parties de

la cantate voire par deux cantates distinctes) soit en dehors de la preacutedication qursquoil srsquoagisse du chant

(psaume drsquoentreacutee litanie accompagnement de la communion) ou de lrsquoorgue (entreacutee et sortie des

fidegraveles communion)2

A32 Recherche de clarteacute et drsquointelligibiliteacute

La clarteacute du discours est dans lrsquoart oratoire une qualiteacute propre agrave la fois au style et agrave la

narration Cette qualiteacute avait toujours eacuteteacute mise en avant par les autoriteacutes eccleacutesiastiques laquo les

1 CANTAGREL 2008 p 32 2 Voir BELTRANDO-PATIER 1998 p 321-322 et CANTAGREL 2008 p 33

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

58

instructions de lrsquoEacuteglise rappelaient inlassablement la neacutecessiteacute de rendre intelligibles les textes

liturgiques raquo1 Une laquo juste et suffisamment bonne prononciation raquo de lrsquoeacutenonceacute2 garantissait aussi agrave

travers la langue ndash le latin ou lrsquoallemand ndash la probiteacute du comportement qui srsquoy rattachait

Au XVIe siegravecle Guy Cassander3 preacutecise que laquo le canon ne doit pas ecirctre lu drsquoune voix trop basse

qursquoil faut le reacuteciter clairement et distinctement raquo Ces deux adverbes sont freacutequemment utiliseacutes par les

humanistes par les reacuteformateurs franccedilais et allemands et ensuite par les Pegraveres du Concile dans leurs

recommandations4

Cette recherche de clarteacute preacutesente drsquoune maniegravere geacuteneacuterale pendant la Renaissance

influenccedila les choix opeacutereacutes par la Contre-Reacuteforme mais le rocircle accordeacute agrave la langue vernaculaire

dans la liturgie lutheacuterienne lui donnait un poids suppleacutementaire5

A33 Recherche de lrsquoadheacutesion de lrsquoauditoire

En tant qursquoelle relegraveve de lrsquoart oratoire la preacutedication religieuse se trouve confronteacutee agrave une

critique dont lrsquoombre agrave toujours planeacute sur la rheacutetorique la possibiliteacute de feindre une attitude

sincegravere crsquoest-agrave-dire lrsquohypocrisie laquelle peut ecirctre railleacutee pour son caractegravere ridicule ou au contraire

geacuteneacuterer le soupccedilon plus grave drsquoune manipulation permise par lrsquohabiliteacute oratoire Et dans le cas

drsquoun discours religieux ayant vocation agrave lrsquoeacuteleacutevation des acircmes un tel risque est particuliegraverement agrave

proscrire Aussi trouve-t-on dans les deacutecrets du Concile de Trente diverses recommandations

mettant en garde contre lrsquoimitation de la pieacuteteacute6 Lrsquoun des moyens permettant de limiter un tel risque

consistera dans lrsquoexigence de clarteacute et drsquointelligibiliteacute mentionneacutee preacuteceacutedemment

Mais il existait aussi un outil au service de la preacutedication susceptible de faciliter lrsquoadheacutesion

des fidegraveles cette fois en srsquoadressant cette fois non agrave la raison mais au cœur aux affects de

lrsquoauditoire cet outil eacutetait la musique Mais quelle musique devrait ecirctre joueacutee agrave quels moments

Quelles qualiteacutes devrait-elle avoir ou ne pas avoir La reacuteponse agrave ces questions deacutepend de la maniegravere

de concevoir la musique elle-mecircme et plus preacuteciseacutement les pouvoirs qursquoelle exerce sur les acircmes

1 KOERNDLE p 809 2 BISSARO HAMELINE 2008 p 53 3 Ou Georges Cassender (1513-1566) theacuteologien flamand 4 WEBER 1982 p 90 5 ARNOLD 1983 t II p 558 6 WEBER 1982 p 86

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

59

B PREacuteDICATION ET MUSIQUE

B1 LE PROBLEgraveME

Le problegraveme poseacute par lrsquousage de la musique au cours du precircche eacutetait apparu tregraves tocirct Les

termes en avaient eacuteteacute formuleacutes par Augustin conduisant agrave un dilemme auquel aura eacuteteacute confronteacutee

la musique drsquoeacuteglise durant tout le Moyen-acircge Malgreacute les changements concernant tant la place

accordeacutee agrave la langue que lrsquoœuvre des divers reacuteformateurs cette difficulteacute ne disparait nullement agrave

la Renaissance Il semble que crsquoest le rapport particulier de Luther agrave la musique qui lui ait permis

de deacutepasser le laquo paradoxe raquo augustinien drsquoune musique agrave la fois souhaitable et dangereuse

B11 Religion et musique

Le problegraveme que pose la musique consiste en ce qursquoelle favorise la coheacutesion des fidegraveles

mais qursquoelle peut aussi corrompre lrsquoacircme Pour les Pegraveres de lrsquoEacuteglise elle est plutocirct consideacutereacutee comme

un auxiliaire utile degraves lors qursquoelle permet de modeacuterer les passions et de favoriser lrsquoenseignement1

On trouve exposeacute chez Augustin les termes de ce paradoxe poseacute par la musique laquo entre les

dangers du plaisir et la constatation des bons effets qursquoelle opegravere raquo2 Le caractegravere paiumlen du plaisir

procureacute par les sens susceptible de favoriser la concupiscence fait lrsquoobjet de condamnations par

les autoriteacutes dans le mecircme temps que la louange divine est magnifieacutee par le chant3

Lrsquoissue chercheacutee par Augustin apparaissait dans son traiteacute De musica Lrsquoexpression ceacutelegravebre

de scientia bene modulandi qursquoil utilise pour deacutefinir la musique traduit bien la volonteacute de ne pas se

laisser deacuteborder par un pouvoir qui appartient au chant agrave une caracteacuteristique irreacuteductible au sens

des paroles 4 un pouvoir qursquoil deacutecrit ulteacuterieurement en ces termes

je me rends compte que ces paroles saintes accompagneacutees de chant mrsquoenflamme drsquoune pitieacute

plus religieuse et plus ardente que si elles nrsquoeacutetaient sans cet accompagnement Crsquoest que toutes les

1 Ainsi saint Basile affirme laquo le psaume tranquillise lrsquoacircme apporte la paix limite le deacutesordre et le tumulte des penseacutees car il calme les passions et en modegravere les deacuteregraveglements raquo FUBINI 1983 p 38 2 AUGUSTIN 1964 L X Chap 23 p 237 3 BISSARO HAMELINE 2008 p 84 4 La beauteacute des voix laquo provoque un plaisir estheacutetique exceacutedant leur contenu intellectuel raquo BOUTON-TOUBOULIC 2006 A-I p 15

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

60

eacutemotions de notre acircme ont selon leurs caractegraveres divers leur mode drsquoexpression propre dans la voix et

le chant qui par je ne sais quelle mysteacuterieuse affiniteacute les stimule1

La musique doit davantage proceacuteder de la raison que des sens quand bien mecircme ces

derniers ne se trouvent pas totalement reacutecuseacutes2 ceci au nom de lrsquoutiliteacute qursquoils offrent pour les acircmes

faibles3 Mais il convient de deacutefinir un rapport entre paroles et sons pour qursquoun critegravere exteacuterieur au

plaisir des sens ndash la raison ndash vienne drsquoune part en preacutevenir les excegraves et au-delagrave que la musique

permette de communiquer avec la veacuteriteacute divine Crsquoest ce rapport qui est eacutetudieacute agrave travers la

modulation laquelle est issue de la mesure (modus) La scientia musicale exposeacutee par Augustin

concerne eacutegalement4 la reacuteception des harmonies par lrsquoacircme et les sensations de plaisir ou de douleur

qui en reacutesultent (en insistant sur le rocircle que joue la meacutemoire dans cette reacuteception)

Retrouvant lrsquoancienne conception pythagoricienne des nombres la penseacutee deacuteveloppeacutee par

Augustin dans le De musica5 fait de la musique une opeacuteration de lrsquoesprit son essence eacutetant agrave

rechercher dans le nombre6

Malheureusement Augustin nrsquoaurait pas atteint le but qursquoil srsquoeacutetait fixeacute ou plutocirct qursquoil avait

fixeacute agrave la science musicale exposeacutee au livre VI selon ses propres dires7 Lrsquointeacuterecirct de la musique ne

peut subsister que dans sa seule fonction peacutedagogique Et le dilemme qursquoelle pose nrsquoest pas reacutesolu

mecircme si les recherches drsquoAugustin confortent le rocircle de la musique dans la foi

B12 Eacuterasme et le plain-chant ideacuteal

Par conseacutequent le risque que fait encourir la musique au sein de lrsquoeacuteglise demeure et invite

agrave en surveiller eacutetroitement les manifestations agrave privileacutegier les meacutelodies simples et agrave la soumettre le

plus strictement possible au texte Agrave bien des eacutegards Eacuterasme reprend agrave son compte une telle vision

meacutedieacutevale deacutefendue par lrsquoEacuteglise il srsquoen prend tout particuliegraverement agrave une certaine pratique de la

polyphonie (on pense ici agrave lrsquoars nova) tout en se montrant fidegravele agrave lrsquohumanisme de son siegravecle en ce

qui concerne le rapport agrave la langue Sa conception du plain-chant renvoie aux premiers chreacutetiens ndash

1 AUGUSTIN 1964 L X Chap 23 p 237 2 Lrsquoideacutee drsquoun laquo art raquo musical (reacuteserveacute agrave lrsquohistrion) en est clairement exclue Augustin preacutecisant que ceux qui laquo ne consultant que les sens et ne gravant dans leur meacutemoire que ce qui les flatte regraveglent sur ce plaisir tout mateacuteriel le mouvement de leur corps et y joignent un certain talent drsquoimitation ceux-lagrave nrsquoont pas la science raquo AUGUSTIN 2006 De musica L I p 45 3 laquo afin que par le charme des oreilles lrsquoacircme encore trop faible srsquoeacutelegraveve aux sentiments de la pieacuteteacute raquo (AUGUSTIN 1964 L X Chap 23 p 237) 4 AUGUSTIN 1964 L VI 5 La reacutedaction du traiteacute est situeacutee entre 387 et 391 mais le livre VI fut probablement reacuteviseacute vers 408 BOUTON-TOUBOULIC 2006 p 11 6 FUBINI 1983 p 40 7 VENDRIX 1999 p 105

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

61

et crsquoest drsquoailleurs Augustin ou drsquoautres Pegraveres de lrsquoEacuteglise (Ambroise Chrysostome) qursquoEacuterasme

recommande comme modegravele drsquoeacuteloquence1

Srsquoil considegravere le plain-chant comme eacutetant laquo proprement le chant de lrsquoEacuteglise romaine raquo2 crsquoest

qursquoil le juge parfaitement approprieacute agrave son sujet avant tout par lrsquointelligibiliteacute qursquoil confegravere agrave la Parole

divine

Le chant greacutegorien est laquo un art essentiellement verbal crsquoest-agrave-dire nrsquoexistant qursquoen fonction de

la priegravere liturgique () Aucune musique nrsquoest plus respectueuse de la valeur des mots et mecircme des

syllabes3

Ce souci paulinien de clarteacute du langage4 conduit Eacuterasme agrave rejeter en humaniste lettreacute

particuliegraverement connaisseur de la langue latine certaines tournures musicales les psalmodies

reacutepeacuteteacutees agrave longueur de journeacutee par des moines laquo qui nrsquoy entendent rien raquo5 ces meacutelismes sonnant

facirccheusement agrave ses oreilles comme le signe des travers meacutedieacutevaux deacutenonceacutes agrave la Renaissance6 De

plus si Eacuterasme rejette un certain mauvais emploi du latin ce ne serait certainement pas pour lui

substituer la langue vernaculaire qursquoil reacutecuse violemment7

En ce qui concerne les pouvoirs corrupteurs que pourrait exercer la musique sur lrsquoacircme

Eacuterasme apparaicirct comme un heacuteritier drsquoAugustin dont il radicalise mecircme les positions Il heacuterite des

anciennes theacuteories grecques transmises par Platon ou Aristote et il accuse certaines productions

polyphoniques de son temps8 des laquo airs de Corybantes raquo9 de produire de graves deacuteregraveglements agrave

lrsquoopposeacute de toute vertu theacuterapeutique

Non seulement ces airs ajoutent au mal des malades mais ils mettent en fureur mecircme des gens

bien portants ou les font entrer dans une crise drsquoeacutepilepsie10

1 BISARO HAMELINE 2008 p 48-49 2 MARGOLIN 1965 p 33 3 MARGOLIN 1965 p 33 4 laquo On se souvient que pour saint Paul dire un hymne laquo avec intelligence raquo () correspond au chant agrave haute et intelligible voix agrave la prononciation claire limpide distincte qui permet la parfaite assimilation du texte sacreacute raquo MARGOLIN p 78 5 MARGOLIN 1965 p 78 6 laquo Le deacutephasage entre dureacutees musicales et dureacutees drsquoaccent du texte latin devient intoleacuterable aux oreilles expertes de ces lettreacutes pour qui le barbarisme srsquoest immisceacute dans le melos du plain-chant raquo BISARO HAMELINE 2008 p 12 7 Margolin fait ainsi eacutetat du laquo meacutepris litteacuteraire dans lequel Eacuterasme tenait tous les idiomes vernaculaires (tout juste bons pour srsquoadresser agrave un aubergiste ou agrave un palefrenier) raquo MARGOLIN 1965 p 33 8 Eacuterasme aurait heacuteriteacute eacutegalement drsquoun mouvement de reacuteforme theacuteologique nommeacute laquo deacutevotion moderne raquo et privileacutegiant le silence et la meacuteditation laquo Ce mecircme goucirct du silence et du recueillement incompatible avec celui des somptuositeacutes polyphoniques et des sonoriteacutes instrumentales Eacuterasme le partageait au point drsquooser proclamer et publier sa preacutefeacuterence pour une confession silencieuse raquo MARGOLIN 1965 p 31 9 Voir la remarque de Platon concernant le laquo mal des Corybantes raquo (chap 1 B22) 10 MARGOLIN 1965 p 64

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

62

Cette attitude de deacutefiance agrave lrsquoeacutegard de la musique procegravede largement de thegraveses boeacuteciennes

Eacuterasme oppose ainsi agrave une musique ceacuteleste dont il fait lrsquoeacuteloge les meacutefaits de la musique terrestre

eacuteveillant en nous des laquo deacutesirs pestilentiels raquo qui laquo agrave la maniegravere des Siregravenes nous enjocircle avec malice

par de douces chansons jusqursquoagrave consommer notre ruine raquo1

Ces effets produits par la musique sont drsquoautant plus neacutefastes qursquoils obscurcissent les

paroles Eacuterasme rappelle la situation ancienne des eacuteglises qui laquo nrsquoadmettaient drsquoautres voix que celle

du reacutecitant ou du preacutedicateur raquo2 et ajoute que si le chant y fut introduit il devait demeurer simple

et proche de lrsquoexpression parleacutee Il refuse ndash et deacuteplore ndash par conseacutequent le deacuteveloppement de la

musique instrumentale au cours de lrsquooffice religieux3

B13 Solutions de divers reacuteformateurs

Lrsquoincidence du paradoxe formuleacute par Augustin au sujet de la musique traverse le deacutebat

theacuteologique au XVIe siegravecle Mais la varieacuteteacute des reacuteponses apporteacutees ne relegraveve pas pour lrsquoessentiel des

diffeacuterences de conceptions sur les pouvoirs de la musique ou sur les autoriteacutes citeacutees en reacutefeacuterence

En ce qui concerne les reacuteformateurs ce sont les conclusions et les moyens adopteacutees qui

deacuteterminent les divers choix effectueacutes4

Ulrich Zwingli se montre encore plus radical qursquoEacuterasme en ce domaine la priegravere humaine

ne saurait ecirctre que mentale et silencieuse par conseacutequent la musique se trouve purement et

simplement supprimeacutee sous son autoriteacute dans les eacuteglises de Zurich (1525)5

Lrsquoattitude de Martin Bucer agrave Strasbourg est bien diffeacuterent ce dernier ayant permis que srsquoy

deacuteveloppe largement le chant communautaire6 Cette activiteacute participait drsquoune preacuteoccupation plus

vaste pour la musique puisque Bucer encourageait la composition de chœur dans la vie profane au

cours de repreacutesentations scolaires7

Quant agrave la position de Jean Calvin elle est marqueacutee par une eacutevolution drsquoabord influenceacutee

par Zwingli ndash il admet seulement lrsquousage drsquoune voix parleacuteechanteacutee ndash elle se trouve infleacutechie

ulteacuterieurement par lrsquoexemple de Bucer Calvin prend toutefois certaines preacutecautions il preacutecise que

1 Op cit p 77 2 Op cit p 64 3 laquo Aujourdrsquohui les choses en sont venues au point que les eacuteglises retentissent au son des trompettes des flucirctes et des clairons ou mecircme encore agrave celui des bombardes et qursquoon nrsquoy entend agrave peine autre chose qursquoun gazouillis de voix disparates et une espegravece de musique artificielle et lascive raquo MARGOLIN 1965 p 64 4 BISARO HAMELINE 2008 p 84-85 5 Op cit p 85 6 laquo Les dimanches () on chante quelque psaulme de David ou une aultre oroison prinse du nouveau testament laquelle psaulme ou oroison se chante touts ensemble tant homme que femme avecq ung bel accord laquelle chose est bel a veoir raquo Lettre drsquoun reacuteformeacute anversois reacutefugieacute agrave Strasbourg agrave un correspondant lillois (1545) in BISARO HAMELINE 2008 p 85 7 WEBER 1993 p 126

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

63

la musique doit ecirctre subordonneacutee au texte1 et limite le chant dans le cadre du psaume afin de

conjurer les dangers que pourrait malgreacute tout repreacutesenter la musique2

B14 Solutions dans la Contre-Reacuteforme

Lrsquoattitude des catholiques et celle des reacuteformeacutes traduisent pour lrsquoessentiel des

preacuteoccupations assez proches et les recommandations formuleacutees durant le Concile de Trente en

teacutemoignent Une tendance commune est en effet observeacutee tant pour la Reacuteforme que la Contre-

Reacuteforme qui consiste dans la recherche drsquoune simplification et une laquo purification raquo de la musique

drsquoeacuteglise 3

Il incombe aux eacutevecircques ndash apregraves le Concile de Trente ndash de redresser les abus et de trouver des

remegravedes Ces abus concernent le manque de clarteacute lrsquoincompreacutehension du texte lrsquoeffet de la musique

qui au lieu de susciter un climat de priegravere procure davantage une joie intellectuelle et artistique4

Les corrections tridentines de la musique visant agrave favoriser lrsquointelligibiliteacute du texte

consistent entre autres agrave supprimer les meacutelismes ou la superposition de textes sur plusieurs voix5

Agrave ce souci constamment rappeleacute de clarteacute dans la musique est ajouteacutee avec la mecircme insistance

lrsquointerdiction faite agrave la musique que srsquoy mecircle laquo quelque chose de lascif ou drsquoimpur raquo6 Il apparaicirct

donc que la solution conciliaire proposeacutee pour lrsquousage de la musique agrave lrsquoEacuteglise associe une attitude

concernant lrsquointelligibiliteacute des paroles ndash qui est propre agrave la Renaissance ndash agrave la deacutefiance persistante

et seacuteculaire (heacuteriteacutee de la tradition grecque de Pythagore agrave Boegravece) envers les risques de corruption

des sens qursquoelle peut entraicircner

Toute la musique exeacutecuteacutee dans lrsquoeacuteglise ne devrait pas ecirctre composeacutee pour le vain plaisir de

lrsquoouiumle mais de maniegravere que les paroles puissent ecirctre perccedilues de tous en sorte que les fidegraveles soient

ameneacutes agrave lrsquoharmonie ceacuteleste7

B2 LUTHER ET LA MUSIQUE

1 laquo premiegraverement la lettre ou sujet et matiegravere secondement le chant ou meacutelodie raquo BELTRANDO-PATIER 1998 p 318 2 laquo la solution proposeacutee par Calvin consiste drsquoabord agrave utiliser le psautier comme une barriegravere protectrice ses textes chanteacutes avec graviteacute majesteacute et deacutecence ne peuvent donner lieu aux deacutebordements que la musique de danse ou les chansons profanes occasionnent BISARO HAMELINE 2008 p 86 3 WEBER 1982 p 10 4 Ibid p 161 5 Ibid 1982 p 203 206 6 Ibid 1982 p 87 7 10 septembre 1562 Citeacute par WEBER 1982 p 163

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

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Si lrsquoon considegravere les positions adopteacutees tant par les humanistes les reacuteformateurs ou les

Pegraveres du Concile de Trente on ne pourra qursquoecirctre frappeacute par la speacutecificiteacute qui manifestent lrsquoattitude

et les choix de Martin Luther La musique obtient en effet dans sa reacuteforme un statut unique agrave bien

des eacutegards et cela tient avant tout agrave son rapport personnel agrave cette discipline

B21 Luther musicien

Luther preacutesente en effet cette caracteacuteristique fondamentale qursquoil aime et pratique la musique

(nommeacutee parfois par lui laquo Frau Musica raquo) aussi traite-t-il ce sujet en musicien1 Ses capaciteacutes

musicales avaient eacuteteacute repeacutereacutees tregraves tocirct notamment ses qualiteacutes vocales2 Il connaissait bien la

theacuteorie agrave travers lrsquoeacutetude du quadrivium mais sa relation agrave la musique eacutetait agrave la fois speacuteculative et

pratique puisqursquoil lui eacutetait reconnu une belle voix de teacutenor ainsi que la maicirctrise de la flucircte et du

luth3 Cette familiariteacute avec la musique se traduit eacutegalement par sa connaissance de lrsquoœuvre de divers

compositeurs au nombre desquels les plus freacutequemment citeacutes sont Heinrich Finck Pierre de la

Rue et surtout Josquin Desprez Sa relation personnelle agrave la musique conduit drsquoailleurs Luther agrave la

concevoir comme un artisanat puisqursquoil laquo eacutetablit une liaison eacutetroite entre les artifex artisans mais

aussi artistes et ce qui deviendra le musicus raquo4 En ce sens laquo Le compositeur fabrique de la musique

comme le bottier fabrique des chaussures raquo5 Une telle conception srsquoaffranchit donc de la vieille

opposition entre les musici et les cantores ndash puisque cette opposition se trouverait alors effaceacutee ndash au

profit de lrsquoideacutee drsquoune poeacutetique entendue au sens ougrave lrsquoartisan est aussi un producteur

B22 Les pouvoirs de la musique selon Luther

Lrsquoattitude de Luther agrave lrsquoeacutegard de la musique tranche veacuteritablement avec celle de la grande

majoriteacute des hommes drsquoeacuteglise qui srsquoen sont preacuteoccupeacutes elle tranche tant vis-agrave-vis de celle

drsquohumanistes comme Eacuterasme que de celle des autres reacuteformateurs (agrave lrsquoexception notable de Bucer)

et des choix opeacutereacutes par la Contre-Reacuteforme Ce qui est commun agrave la plupart des positions admises

concernant la musique crsquoest en effet cette meacutefiance fondamentale concernant le danger de

corruption de lrsquoacircme qursquoelle repreacutesente Crsquoest lagrave une ideacutee anteacuterieure agrave la penseacutee chreacutetienne

puisqursquoelle reprend certains aspects de la theacuteorie musicale grecque comme celle de lrsquoethos des modes

exposeacutee agrave partir de Damon avec Augustin toutefois elle se trouve reacuteactualiseacutee dans la perspective

1 LABIE 1992 p 134 2 laquo Luther raquo in New Grove Dictionary 1980 p 366 3 Ibid 4 VENDRIX 1999 p 111 5 CANTAGREL 2008 p 46

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

65

de la propagation du christianisme Et lrsquoon peut consideacuterer que le paradoxe augustinien concernant

lrsquoambivalence du pouvoir de la musique constitue le veacuteritable point de repegravere (ou le dogme implicite

admis par tous) sur la question or crsquoest aussi vis-agrave-vis des conclusions drsquoAugustin que Luther

prend ses distances

Lrsquoexpeacuterience musicale et le tempeacuterament propre agrave Luther jouent manifestement un rocircle

deacutecisif dans sa propre conception des pouvoirs de la musique1 laquelle met bien davantage lrsquoaccent

sur les vertus de la musique que sur ses eacuteventuels dangers La description de ses vertus est

mentionneacutee dans les Propos de table2 Elles sont agrave la fois drsquoordre physiologique (la musique aide agrave

vaincre les crises de meacutelancolie et laquo chasse lrsquoesprit de tristesse raquo)3 peacutedagogique (elle joue le rocircle

drsquoune discipline voire drsquoune ascegravese) spirituel (elle peut mettre lrsquoindividu en communication avec le

surnaturel et avec Dieu) et sociales (elle favorise la concorde entre les individus)

En deacutepit de quelques condamnations concernant laquo les chants drsquoamour et les poeacutesies

charnelle raquo4 lrsquoactiviteacute musicale est pour ainsi dire glorifieacutee et pareacutee de toutes les vertus Au point

que telle qursquoelle est penseacutee et employeacutee elle se trouve deacutesormais laveacutee de tout soupccedilon

En effet on pourrait presque consideacuterer que Luther a repris agrave son compte la tacircche

drsquoAugustin et a trouveacute une issue agrave ce qui avait eacuteteacute pour son preacutedeacutecesseur (et tous les religieux agrave sa

suite) un dilemme insurmontable Toujours est-il que si lrsquoon prend en consideacuteration la theacuteorie

grecque concernant les pouvoirs de la musique on en vient agrave voir en Luther un lecteur qui en aurait

tireacute une synthegravese plus complegravete puisque qursquoil reprend aussi agrave son compte les vertus purgatives de

la musique ou en drsquoautres termes sa capaciteacute agrave provoquer une catharsis (en lrsquooccurrence agrave agir

comme un exorcisme) Nous sommes ici devant un choix clair et reacutesolu et dont les conseacutequences

seront consideacuterables5

B23 Relation entre la musique et la religion chreacutetienne

La musique prend donc une grande place dans la theacuteologie lutheacuterienne Non seulement elle

nrsquoest pas une menace mais crsquoest au contraire lrsquoinsensibiliteacute agrave son eacutegard qui est une carence

1 LABIE 1992 p 134 2 Tischreden Eisleben 1566 3 CANTAGREL 2008 p 28 4 LABIE 1992 p 135 5 laquo Car affirme Luther selon son maicirctre saint Augustin celui qui chante prie doublement par le sens des paroles et par la vertu des sons Le chant amplifie la profeacuteration de la priegravere il est la priegravere deux fois dite et en commun Aux paroles exprimeacutees par le chant la musique apporte son pouvoir sur les passions humaines sa vertu purificatrice et sa transcendance Et voilagrave pourquoi cet art doit ecirctre mis au premier rang raquo CANTAGREL 2008 p 29

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

66

Il y a mecircme pire puisque la deacutetestation de la musique est une caracteacuteristique du diable

laquo Satan [la] poursuit drsquoune haine acharneacutee Elle sert en effet agrave chasser bien des tentations et des

mauvaises penseacutees raquo1 On notera drsquoailleurs que Luther utilise pour deacutefendre les vertus de la

musique une argumentation fondeacutee sur les affects qursquoelle peut eacuteveiller et plus particuliegraverement la

joie

Le diable est un esprit triste et il afflige les hommes aussi ne peut-il souffrir que lrsquoon soit

joyeux De lagrave vient qursquoil fuit au plus vite lorsqursquoil entend la musique et qursquoil ne reste jamais lorsqursquoon

chante surtout de pieux cantiques Crsquoest ainsi que David deacutelivra avec sa harpe Sauumll qui eacutetait en proie

aux attaques de Satan2

La vocation de la musique au sein de la theacuteologie lutheacuterienne tient agrave ce qursquoelle y soit perccedilue

comme un don de Dieu non comme une invention humaine 3 laquo La musique est un des plus beaux

et des plus glorieux dons de Dieu raquo4 Luther se donne drsquoailleurs la peine de preacuteciser comment la

technique musicale est susceptible de conduire lrsquoauditeur agrave une forme de contemplation

ce que lrsquoon doit admirer avant tout dans la musique le fait que lrsquoun chante un air par exemple

le teacutenor et que parallegravelement 3 4 ou 5 voix chantent aussi de sorte qursquoautour du teacutenor jouent sautent

et jubilent des voix entrelaceacutees ornementant le mecircme air de faccedilon varieacutee comme une ronde ceacuteleste5

Au sein de la theacuteologie lutheacuterienne la musique ne se pose plus comme un problegraveme pour

la preacutedication elle participe de la solution Car le sens de lrsquoouiumle ne saurait ecirctre conccedilu comme chez

Eacuterasme en opeacuterant une distinction entre une oreille interne ndash capable drsquoentendre une musique

ceacuteleste et ineffable ndash et une oreille externe soumise aux charmes et aux corruptions de la musique

terrestre6 La musique est perccedilue par lrsquoouiumle qui est laquo lrsquoensemble des moyens permettant agrave la Parole

de se faire entendre raquo7

B24 La solution proposeacutee par Luther

Le fait que la musique aussi fervente soit-elle ne suscite aucunement lrsquoideacutee drsquoune faute

pour Luther tient agrave ce que les sentiments qursquoil y associe ne sont pas des passions vives ce sont

1 LUTHER Tischreden citeacute par Cantagrel 2008 p 28 2 LUTHER Propos de table sect 39 3 BISARO HAMELINE 2008 p 89 4 LUTHER 1844 Propos de table sect 367 5 Luther avant-propos agrave la Symphonia jucunda de Georg Rhau 1538 Citeacute par MULLER-BLATTAU 1943 p 81 6 MARGOLIN 1965 7 VENDRIX 1999 p 108

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

67

des mecircme des sentiments bien speacutecifiques ceux de la paix inteacuterieure et de la joie En ce sens il

srsquoagit donc drsquoun art laquo raisonnable raquo1 nullement susceptible de corrompre les acircmes La musique peut

sans risque par conseacutequent devenir la laquo servante raquo de la theacuteologie Elle est en outre caracteacuteriseacutee

par sa dimension communautaire Preacutesente en premier lieu dans les cantiques elle est avant tout le

chant drsquoune assembleacutee une participation collective2 Un effort consideacuterable sera fait pour

deacutevelopper cet aspect de la reacuteforme lutheacuterienne dont la manifestation la plus frappante se trouve

dans ce qursquoEacutedith Weber nomme laquo Entiteacute Eacutecole-Eacuteglise-Musique raquo3 et dans laquelle les ideacuteaux de

la Reacuteforme et ceux de lrsquohumanisme se rejoignent Cette triade est fortement marqueacutee par lrsquoinfluence

de Philippe Melanchthon laquo lrsquoeacuteducateur de lrsquoAllemagne raquo4 qui met en place avec Luther un

enseignement ougrave lrsquoapprentissage du chant se voit attribuer une place importante5

Agrave lrsquoexemple de meacutethodes employeacutees par Conrad Peutinger ou Conrad Celtes6 la reacuteforme

lutheacuterienne promeut une musique agrave caractegravere fonctionnelle qui ponctue les eacuteveacutenements de la vie

quotidienne agrave lrsquoeacutecole (comme matiegravere obligatoire comme support agrave lrsquoenseignement de la

grammaire latine comme facteur de discipline pour le culte dominical et les fecirctes religieuses agrave la

maison ou dans la rue (pour les eacutelegraveves) lors de diverses fecirctes et repreacutesentations etc7 On retrouvera

ces caracteacuteristiques de la musique ndash celle des affects de paix de douceur qursquoelle peut susciter et

celle de sa dimension collective ndash au sein de ce qui sera qualifieacute de laquo liquide amniotique du

lutheacuterien raquo 8 le choral

C MOYENS DE LA PREacuteDICATION MUSICALE

Dans la liturgie eacutelaboreacutee par Luther les fidegraveles sont appeleacutes agrave participer pleinement ceci agrave

travers le chant La propagation de la foi a recours agrave divers moyens afin de favoriser cette

participation constitution mecircme du choral qui doit ecirctre meacutemorisable et facile agrave chanter par tous

1 BISARO HEMELINE 2008 p 89 2 CANTAGREL 2008 p 35 3 WEBER 1993 p 121 4 Opcit p 120 5 BISARO HAMELINE 2008 p 120 6 WEBER 1993 p 120 7 Op cit p 122-123 8 Expression de Georges Guillard citeacute par CANTAGREL 2008 p 34

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

68

compleacutementariteacute des institutions (enseignement religion eacuteducation musicale) fonction du cantor

et de lrsquoorganiste

C1 LrsquoUNITEacute MUSICALE ESSENTIELLE LE CHORAL

Il serait abusif de consideacuterer le choral comme un eacuteleacutement appartenant agrave proprement parler

au domaine de la preacutedication degraves lors que ce nrsquoest pas lrsquoofficiant (lrsquoorateur) qui le chante mais

lrsquoensemble des fidegraveles ceci traduisant la vocation de lrsquoensemble des baptiseacutes dans la mission

eacutevangeacutelique (le laquo sacerdoce universel raquo) et crsquoest en ce sens drsquoailleurs que laquo les chorals deviendront

le symbole de cette option eccleacutesiologique raquo1 On comprend mieux ainsi que le choral soit destineacute

autant agrave un usage domestique que pour les ceacuteleacutebrations religieuses proprement dites

Toutefois le choral contribue largement agrave rendre lrsquoauditoire familier agrave lrsquoensemble de la

musique exeacutecuteacutee pendant lrsquooffice par la maicirctrise (cantorei) ou agrave lrsquoorgue et il facilite ainsi de maniegravere

indirecte lrsquoadheacutesion de lrsquoauditoire agrave lrsquoenseignement des Eacutevangiles voire une symbiose avec celui-

ci laquo Selon Martin Luther crsquoest la musique qui donne vie aux paroles raquo2

C11 Le choral et ses sources

Les chorals seront eacutelaboreacutes dans la perspective de ne pas deacutepayser les fidegraveles afin que le

chant soit populaire et pleinement veacutecu par eux 3 srsquoensuit une premiegravere condition les chorals

seront reacutedigeacutes en langue vernaculaire

Jrsquoai lrsquointention de creacuteer des poegravemes allemands pour le peuple crsquoest-agrave-dire des cantiques

spirituels afin que la Parole de Dieu demeure parmi eux gracircce au chant4

Seconde condition leurs meacutelodies devront ecirctre aiseacutees agrave retenir Une maniegravere de reacutepondre

agrave cette exigence consistera en ce que ces meacutelodies ne soient pas neacutecessairement des creacuteations

nouvelles mais bien souvent des adaptations de chants ou de danses preacuteexistants un tel proceacutedeacute

est nommeacute contrefacture5 Les meacutelodies eacutetaient en effet pour partie un heacuteritage du Moyen-acircge qursquoil

srsquoagisse du plain-chant6 ou de chant profanes laquo tel fut le noyau drsquoougrave pu germer lrsquoart polyphonique

1 BISARO HAMELINE 2008 p 89 2 WEBER 1998 p 319 3 Ibid 4 Lettre agrave G Spalatin fin 1523 in CANTAGREL 2008 p 29 5 KOERDLE 2001 p 816 6 New Grove p 367

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

69

allemand en un siegravecle 1450-1550 raquo1 Lrsquoexigence drsquoun mateacuteriel musical important conduit aussi agrave

inteacutegrer des airs drsquoorigine catholique2

Une autre source importante du chant choral se trouvait dans la chanson populaire3 qui

avait beacuteneacuteficieacute de lrsquoessor de lrsquoimprimeacute4 Les chansons qui eacutetaient geacuteneacuteralement associeacutees agrave des

circonstances preacutecises (succession des saisons fecirctes religieuses ou profanes) pouvaient susciter un

effet immeacutediat5

C12 Le deacuteveloppement du choral

Puisant sur un fond monodique aux sources multiples et sur des paroles exprimant (au

moins dans un premier temps) des laquo veacuteriteacutes simples raquo6 la production des chorals suivra un

processus continu et cumulatif7 tout au long du XVIe siegravecle Associeacutes agrave telle ou telle circonstance

donneacutee et rigoureusement codifieacutes8 leur succegraves fut immeacutediat ceci degraves la publication du Geistliche

Gesangbuumlchlein un recueil publieacute avec Johann Walter en 1524 et ougrave figurent trente-huit piegraveces de

trois agrave cinq voix9 Les airs srsquointeacutegreront aux compositions elles-mecircmes notamment dans les

passions musicales durant la seconde moitieacute du siegravecle10 La production de chorals se prolongera

jusqursquoau deacutebut du XVIIe siegravecle agrave lrsquoexemple du ceacutelegravebre laquo Wachet auf ruft uns die Stimme raquo de

Philippe Nicolaiuml

C2 INSTITUTIONS ET ACTEURS DE LA MUSIQUE RELIGIEUSE

C21 Une triade eacutecole-religion-musique

Lrsquoassociation eacutetroite entre lrsquoeacuteducation des enfants la religion et la musique apparaicirct

clairement dans les intentions de Luther11 mais elle constitue un pheacutenomegravene qui deacutepasse le strict

1 MULLER-BLATTAU 1943 p 88-89 2 KOERNDLE 2001 p 816 Ce fut non seulement le cas pour les meacutelodies des chorals mais aussi pour nombre drsquoœuvres polyphoniques elles-mecircmes comme celles de Clemens non Papa Lassus ou A Gabrieli laquo on continuait drsquoavoir recours agrave la musique

catholique Les motets de Roland de Lassus surtout eacutetaient reacutepandus dans les pays lutheacuteriens jusqursquoau cœur du XVIIe siegravecle raquo

Op cit p 817 3 CANTAGREL 2008 p 30 4 MULLER-BLATTAU 1943 p 78 5 Op cit p 81-88 6 LABIE 1992 p 142 7 BISARO HAMELINE 2008 p 76 8 LABIE 1992 p 142 9 laquo Luther raquo in New Grove Dictionary 1980 p 367 10 DELGUTTE 1993 p 104 11 Luther avait drsquoailleurs envoyeacute son propre fils eacutetudier la musique aupregraves de J Walter New Grove p 367

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

70

cadre de sa propre reacuteforme Il est geacuteneacuteralement difficile en effet de seacuteparer ces diffeacuterentes activiteacutes

On peut citer cet exemple agrave Strasbourg

Jean Sturm () mise sur la formation humaniste et religieuse par la grammaire la poeacutesie la

rheacutetorique la theacuteologie la musique le theacuteacirctre et insiste sur la maicirctrise de lrsquoexpression et sur lrsquoeacuteloquence1

Lrsquoutilisation de la musique agrave des fins peacutedagogiques est eacutegalement illustreacutee avec le cas des

Odes drsquoHorace mises en musique par Petrus Tritonius (ou Peter Treybenreif 1465-1525) et qui

sont publieacutees dans un recueil humaniste explicitement destineacute agrave la jeunesse2 Le reacutepertoire vise ici

tout agrave la fois agrave faire aimer la musique et agrave faciliter lrsquoapprentissage des poegravemes

Toutefois lrsquoeacuteducation religieuse du peuple par le recours agrave la musique est une des

principales preacuteoccupations de Luther que ce soit agrave travers la diffusion et la pratique des chorals

ou par lrsquoeacuteducation musicale Et cette eacuteducation est tourneacutee davantage sur la pratique que sur une

seule science theacuteorique

En Allemagne la tendance nrsquoest pas drsquoengager de brillants matheacutematiciens pour enseigner lrsquoars

musica mais plutocirct des compositeurs comme Nikolaus Listenius Andreas Ornithoparcus ou Johannes

Cochlaeus Cette attitude teacutemoigne drsquoun ancrage profond des preacuteoccupations theacuteoriques dans les

pratiques contemporaines3

C22 Le cantor

Des compositeurs comme Listenius ou comme Martin Agricola et Heinrich Faber (ca

1520-1552) fournissent un reacutepertoire et des meacutethodes drsquoenseignement4 qui seront utiliseacutees par un

maicirctre de musique drsquoun genre bien particulier le cantor Agrave la diffeacuterence de ce que lrsquoon deacutesigne

habituellement par ce mecircme terme dans son opposition meacutedieacutevale au musicus (entre le laquo chanteur raquo

ou exeacutecutant servile de la musique et celui qui dispose de la science de la musique) ce laquo chantre raquo

ou Vorsaumlnger intervient speacutecifiquement pour la liturgie (tout comme le psalmiste de lrsquoEacuteglise

primitive) En milieu lutheacuterien cependant le cantor est eacutegalement le maicirctre drsquoeacutecole Comme nous

lrsquoavons preacuteceacutedemment signaleacute lrsquoidentiteacute confessionnelle speacutecifique au lutheacuteranisme est marqueacutee

1 WEBER 1993 p 121 2 Op cit p 127 3 VENDRIX 2008 p 14 Pour les compositeurs citeacutes voir aussi Abromont 2001 p 404 406 et 409 Crsquoest dans le Rudimenta musicae de Listenius (1537) que lrsquoon trouve la premiegravere apparition de lrsquoexpression musica poetica 4 Listenius Rudimenta musica (1533) Faber Compendiolum musicae (1548)

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

71

par une strateacutegie soutenue par Melanchthon1 laquelle confegravere agrave lrsquoenseignement de la musique une

part importante2 Ainsi la musique est omnipreacutesente agrave lrsquoeacutecole enseignement obligatoire entre midi

et treize heures utilisation du chant pour les lrsquoapprentissage des regravegles de grammaire ou afin de

marquer le deacutebut la fin de journeacutee et entre les cours3

Le cantor qui est donc tout agrave la fois laquo maicirctre de latin de rheacutetorique et de musique raquo4 est

ameneacute agrave suivre une formation exigeante agrave lrsquoeacutecole (apprentissage des modes des intervalles de la

solmisation de la notation des chansons agrave quatre voix etc) puis agrave lrsquouniversiteacute (analyse et

composition suivant les principes de ce qui sera bientocirct nommeacute musica poetica ainsi que le reacutepertoire

polyphonique)5 Un tel cursus pourrait drsquoailleurs inciter agrave voir en Johann Walter le co-auteur du

Geistliche Gesangbuumlchlein et qui enseigne agrave Torgau agrave la fois le latin la musique et dirige le chœur le

laquo premier cantor de lrsquohistoire raquo6

C23 Le rocircle de lrsquoorgue

La fonction de cantor et celle drsquoorganiste peuvent ecirctre exerceacutees par la mecircme personne si

bien que lrsquoorganiste se retrouve souvent agrave enseigner la musique agrave lrsquoeacutecole

Lrsquointeacuterecirct de lrsquousage (ancien) de lrsquoorgue au sein de la liturgie tient agrave la fois au fait qursquoil suscite

drsquoembleacutee une atmosphegravere de deacutevotion et qursquoil permette de deacutevelopper des structures musicales

complexes Son rocircle a eacuteteacute primordial dans lrsquoEacuteglise lutheacuterienne notamment en raison drsquoun eacutequilibre

obtenu entre multipliciteacute des voix richesse harmonique drsquoune part et exigence de la lisibiliteacute de la

meacutelodie drsquoautre part Un tel succegraves a eacuteteacute rendu possible drsquoun point de vue mateacuteriel par le savoir-

faire de nombreux facteurs drsquoorgues et du point de vue de la technique instrumentale par les

organistes de lrsquoAllemagne du nord7

Il semble pourtant que lrsquoutilisation de lrsquoorgue au cours de lrsquooffice demeura durant les

premiegraveres deacutecennies du nouveau culte assez limiteacutee

1 BISARO HAMELINE 2008 p 120 2 laquo En terre catholique lrsquoimpeacuteratif de formation concerne avant tout le cateacutechisme et le strict neacutecessaire pour y avoir accegraves crsquoest-agrave-dire la lecture raquo Mecircme si le maicirctre drsquoeacutecole est souvent appeleacute agrave remplir la fonction de chantre sa place nrsquoest pas clairement deacutefinie et surtout il ne possegravede pas de formation musicale tregraves deacuteveloppeacutee BISSARO HAMELINE 2008 p 122-123 3 WEBER 1993 p 122 4 BISARO HAMELINE 2008 p 122 5 Op cit p 121 6 CANTAGREL 2008 p 30 7 LABIE 1992 p 144

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

72

la musique drsquoorgue libre indeacutependante drsquoune meacutelodie donneacutee mena drsquoabord une modeste

existence en marge du culte qursquoelle pouvait introduire avec une toccata ou un preacutelude et conclure par

une fantaisie ou une fugue1

Le deacuteveloppement de la musique drsquoorgue dans la liturgie srsquoaffirmera toutefois agrave partir de la

fin du XVIe siegravecle notamment sous lrsquoinfluence de J P Sweelinck (creacuteant la forme de la toccata) puis

de son eacutelegraveve Samuel Scheidt Degraves lors laquo lrsquoorgue reste le reacuteceptacle de cet art drsquoexeacutegegravese meacuteditative

jusqursquoagrave J S Bach raquo2

C3 UN MODEgraveLE POSSIBLE LA RHEacuteTORIQUE

Pendant la plus grande partie du XVIe siegravecle la musique religieuse est centreacutee sur le choral

et eacuteventuellement sur lrsquousage de lrsquoorgue Pour autant la polyphonie deacutenommeacutee aussi musique

figureacutee (par opposition au plain-chant) est bien preacutesente dans lrsquounivers musical de lrsquoAllemagne

lutheacuterienne Elle constitue un reacutepertoire tregraves important agrave lrsquoexemple des œuvres de Lassus qui sont

particuliegraverement appreacutecieacutees Aussi la liturgie va-t-elle eacutevoluer vers une inteacutegration entre le choral et

drsquoautres formes plus complexes comme les passions puis au siegravecle suivant la cantate

Lrsquoenseignement de la composition conduit degraves lors agrave penser cette derniegravere sur un modegravele qui puisse

inteacutegrer les aspects traditionnels comme les modes le contrepoint ou le megravetre et une exigence

poseacutee par le soutien agrave la preacutedication religieuse ainsi qursquoaux qualiteacutes discursives et la volonteacute

drsquoaffecter lrsquoauditoire qui en deacutecoulent Ce modegravele va apparaicirctre timidement drsquoabord puis de

maniegravere plus eacutevidente comme dans les traiteacutes de Gallus Dressler Ce modegravele est celui de la

rheacutetorique qui connaicirct un grand inteacuterecirct depuis les deacutebuts de la Renaissance et auquel on

commence agrave seacuterieusement srsquointeacuteresser en Europe dans les milieux musicaux comme le fait Zarlino

agrave Venise

C31 La Renaissance les Anciens et la parole

Lrsquointeacuterecirct porteacute agrave la rheacutetorique participe de celui plus geacuteneacuteral pour les lettres et pour les

auteurs de lrsquoAntiquiteacute et plus particuliegraverement Ciceacuteron Quintilien ou Horace On en connaicirct les

effets en Italie degraves le XVe siegravecle et ulteacuterieurement en France agrave lrsquoexemple des auteurs de la Pleacuteiade

Lrsquointeacuterecirct pour la rheacutetorique latine transparaicirct dans la langue et les citations qursquoutilisent Tinctoris ou

Glarean dans leurs ouvrages Tinctoris par exemple a recours dans son Terminorum musicae

1 KOERNDLE 2001 p 820 2 MULLER-BLATTAU 1943 p 94 111

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

73

diffinitorium aux cateacutegories du De oratore de Ciceacuteron laquo La messe devient le cantus magnus le motet le

cantus mediocris et la cantilena le cantus parvus raquo1 On retrouve lagrave en effet la qualification donneacutee aux

trois sortes de styles respectivement grand moyen (ou meacutediocre) et petit Gaffurius reprend de

son cocircteacute laquo le concept de decorum et de color raquo2

Dans le Saint-Empire cette tendance humaniste se manifeste aussi agrave lrsquoexemple de Conrad

Celtes (1459-1508) qui au sein du collegium poetarum et mathematicorum fait redeacutecouvrir agrave Vienne

lrsquoœuvre drsquoHorace En ce qui concerne le monde protestant la rheacutetorique apparait aussi tregraves

largement dans les traiteacutes de Cochlaeus Agricola ou Heyden employeacutes pour lrsquoenseignement de la

musique dans lrsquoEacuteglise lutheacuterienne3

La laquo conception collective de lrsquoacte musical raquo que promeut Luther srsquoaccorde parfaitement

avec une conception rheacutetorique du chant et plus geacuteneacuteralement de la musique4

C32 Eacutelocution et expression des sentiments

Si lrsquoeacutelaboration de la musique est progressivement ameneacutee a cours du XVIe siegravecle agrave prendre

la rheacutetorique comme modegravele elle srsquoengagera par conseacutequent drsquoune maniegravere ou drsquoune autre de faccedilon

plus ou moins deacuteveloppeacutee agrave penser la relation entre la musique et lrsquoexpression des passions Une

telle reacuteflexion sera tout particuliegraverement lrsquoaffaire de cette laquo partie raquo de la rheacutetorique appeleacutee

eacutelocution et consacreacutee au style et aux figures employeacutees afin de produire sur lrsquoauditoire un effet

rechercheacute afin de susciter son adheacutesion Mais lrsquoeacutetablissement drsquoun lien de cause agrave effet entre une

telle eacutelocution musicale et le domaine des affects invite agrave ecirctre attentif sur la nature de ce lien Gilles

Cantagrel eacutevoquant une grande modification concernant la relation agrave la musique lors de lrsquoacircge

baroque formule les choses ainsi

La musique nrsquoest plus seulement un savant jeu de contrepoint elle devient expression des

sentiments humains agrave la premiegravere personne donc un discours qui comme tel doit ecirctre articuleacute et mettre

en mouvement les passions de lrsquoacircme de lrsquoauditeur au mecircme titre que le discours verbal5

1 VENDRIX 1999 p 27 2 Ibid 3 Cochlaeus Tetrachordon musices (1511) Agricola Rudimenta musices (1540) Heyden De arte canendi (1540) 4 laquo Plutocirct que simple facilitateur de lrsquooraison individuelle le chant est ainsi un moyen drsquoannonce de lrsquoEacutevangile et lrsquoassurance de sa meacutemorisation Corollaire de ce postulat parvenant au statut drsquoauxiliaire de la theacuteologie la musique srsquoeacutecoute raquo BISARO HAMELINE 2008 p 89 5 CANTAGREL 2008 p 76 Une telle conception est bien confirmeacutee aux alentours de 1600 par le protocole de fondation du Collegravege Musical de Saint-Gall qui preacutecise que la musique est neacutecessaire agrave lrsquohomme laquo parce qursquoelle peacutenegravetre au plus profond du cœur suscite les eacutemotions de lrsquoacircme chasse la meacutelancolie et la tristesse reacuteconforte les membres eacutepuiseacutes rasseacuteregravene les esprits exteacutenueacutes et revivifie lrsquohomme tout entier raquo Citeacute par MULLER-BLATTAU 1943 p 103

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

74

Il nous semble indispensable drsquointerroger cette phrase est-ce bien la mecircme chose de dire

que la musique (1) exprime des sentiments humains et (2) qursquoelle met en mouvement (sous la forme

drsquoun discours) les passions de lrsquoacircme de lrsquoauditeur Geacuteneacuteralement (et crsquoest le cas ici) lrsquoeacutetude de la

rheacutetorique musicale entendue au sens de la conception speacutecifique agrave lrsquoeacutepoque baroque (et plus

speacutecifiquement encore pour lrsquoAllemagne lutheacuterienne) ne relegraveve aucune diffeacuterence entre ces deux

formules Or notamment agrave la lumiegravere des travaux meneacutes au cours des derniegraveres deacutecennies sur la

question des eacutemotions musicales1 il est devenu clair qursquoelles ne sauraient ecirctre consideacutereacutees comme

eacutequivalentes La confusion entre eacuteveil et expression drsquoune eacutemotion constitue mecircme lrsquoune des

questions majeures actuellement traiteacutees et sans plus deacutevelopper ce point pour le moment on ne

saurait aucunement les assimiler

C33 Les instances oratoires et la musique

Sans recourir preacutematureacutement agrave des travaux posteacuterieurs agrave la peacuteriode que nous eacutetudions et

donc en nous en tenant pour lrsquoinstant agrave la situation telle qursquoelle se preacutesentait agrave la fin du XVIe et au

deacutebut du XVIIe siegravecle il nous semble que nous disposions au moins drsquoune piste permettant

drsquointerroger la place des passions au sein de la liturgie lutheacuterienne Elle nous est donneacutee par une

distinction que lrsquoon peut opeacuterer au sein de cette musique entre le choral et la musique figureacutee

Degraves lors que lrsquoon commence agrave penser la musique sur le modegravele de la rheacutetorique on entre

en effet dans le laquo systegraveme raquo complexe qui la constitue2 Et si lrsquoon envisage les choses en suivant ce

que lrsquoon nomme les devoirs de lrsquoorateur qui consistent agrave plaire instruire et eacutemouvoir (placere docere

movere) on retrouve ces trois devoirs dans ce que Michel Meyer a nommeacute les instances oratoires3

et qui sont des invariants de toute la rheacutetorique depuis ses origines ces instances sont lrsquoethos crsquoest-

agrave-dire le caractegravere qursquoadopte lrsquoorateur pour recueillir lrsquoassentiment du public (laquo plaire raquo) le logos ou

message transmis agrave travers le discours (laquo instruire raquo) et le pathos qui deacutesigne la disposition dans

laquelle on met le public en suscitant chez lui certaines passions

Le flou qui caracteacuterise le vocabulaire des affects ndash sentiments passions eacutemotions etc ndash ne

devrait pas nous empecirccher de constater que parmi les trois instances oratoires que nous venons de

mentionner au moins deux sont concerneacutees par lrsquoexamen du domaine affectif lrsquoethos et le pathos

Or il se trouve que dans la tradition rheacutetorique depuis Aristote les passions mobiliseacutees dans le

cadre de ces deux instances sont bien diffeacuterentes ce sont des passions modeacutereacutees (la paix la

1 Voir chap VII C23 laquo Deacutebat actuel sur lrsquoexpression et lrsquoeacuteveil des eacutemotions raquo 2 PERNOT 2000 p 279-280 3 MEYER M 1993 p 23

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

75

confiance la seacutereacuteniteacute) qui sont concerneacutees dans le cas de lrsquoethos ce qui doit permettre agrave lrsquoorateur

drsquoinspirer confiance Agrave lrsquoopposeacute le pathos qui caracteacuterise lrsquoauditoire met en jeu des passions violentes

(colegravere pitieacute enthousiasme) ce sont des passions qui dans la tradition grecque sont destineacutees agrave

ecirctre purgeacutees par la catharsis

Et si lrsquoon cherche qui est ou peut tenir le rocircle de lrsquoorateur dans la liturgie lutheacuterienne on

srsquoapercevra qursquoil peut srsquoagir du chœur ou de lrsquoorganiste (crsquoest-agrave-dire des interpregravetes professionnels

ou tout au moins expeacuterimenteacutes drsquoun intermegravede agrave lrsquoorgue ou drsquoune passion ou plus tard drsquoune

toccata ou drsquoune cantate) mais il peut aussi srsquoagir de lrsquoensemble des fidegraveles Ces derniers en effet

sont inviteacutes agrave participer agrave lrsquoexpression de la Parole divine agrave travers les chorals Et lrsquoon se souviendra

alors des affects caracteacuteristiques associeacutes aux chorals la soliditeacute la paix inteacuterieure la joie sereine

etc

Par conseacutequent si les affects ndash les passions ndash qui sont dans ce cas associeacutes agrave la musique

devaient ecirctre laquo exprimeacutes raquo par la musique ce ne serait pas en tout eacutetat de cause en raison drsquoune

quelconque rheacutetorique musicale qui drsquoailleurs nrsquoexiste pas encore au XVIe siegravecle Ce serait plutocirct en

raison de traits propres agrave cette musique mais ne relevant pas drsquoun art oratoire En ce qui concerne

les passions violentes elles peuvent trouver une autre place (au sein cette fois drsquoun discours en

lien avec le texte) celle drsquoune sorte de mise en scegravene dans le scheacutema anciennement proposeacute par

Aristote dans la Poeacutetique ougrave elles se trouverait effectivement laquo exprimeacutees raquo par la musique mais non

destineacutees agrave ecirctre veacutecues1

Concevoir les effets eacutemotionnels de la musique de cette maniegravere (crsquoest-agrave-dire agrave partir de

lrsquoeacutetude du fonctionnement de la liturgie lutheacuterienne originelle) ou mecircme simplement selon la

distribution entre passions modeacutereacutees et passions violentes ndash chacune ayant leur fonction propre ndash

permet drsquoailleurs de donner raison agrave Luther dans la confiance qursquoil accordait agrave la musique face au

dilemme ayant parcouru tout le christianisme meacutedieacuteval et ce jusqursquoagrave Eacuterasme pour qui la

polyphonie pouvait aussi bien ecirctre laquo tempeacutereacutee et morale que lascive et corruptrice raquo2

C34 Vers la poeacutetique musicale

Les choix opeacutereacutes concernant la musique de la religion reacuteformeacutee meneacutes par Luther et

soutenus par Melanchthon pour lrsquoenseignement et ndash initialement ndash par Walter et Senfl pour

lrsquoeacutelaboration des chorals (dont la production allait devenir consideacuterable au fil des deacutecennies)

1 Ou tout au moins si lrsquoon en preacutefegravere en rester dans la perspective aristoteacutelicienne drsquoune purgation seulement eacuteprouveacutees de maniegravere transitoire 2 BISARO AMELINE 2008 p 12-13

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

76

entraicircnaient des conseacutequences profondes1 conduisant cette liturgie sur une voie originale tant en

regard de lrsquoEacuteglise meacutedieacutevale que du catholicisme post-tridentin ou des autres religions reacuteformeacutees

Drsquoun autre cocircteacute les nombreux traiteacutes de composition reacutedigeacutes depuis le XVe siegravecle offraient une

grande richesse quant aux questions abordeacutees effets produit par la musique (Tinctoris)2

organologie (Sebastian Virdung)3 redeacutefinition des relations entre musiciens savants et populaires

(Nicolaus Wollick)4 preacutesentation des divers styles du chant liturgique (Conrad von Zabern)5 etc

Cette production de traiteacutes eacutetait donc deacutejagrave importante dans le monde germanique elle se trouvait

compleacuteteacutee par les manuels drsquoeacuteducation musicale comme ceux de Listenius ou Agricola6

Si lrsquoon prend en consideacuteration les eacuteleacutements que nous venons de mentionner (reacuteforme

liturgique tregraves favorable agrave la musique et la destinant agrave la preacutedication production massive de chorals

existence de nombreux traiteacutes balayant un tregraves large champ drsquoaspects de la musique tant theacuteoriques

pratiques que peacutedagogiques) et que lrsquoon y ajoute la diffusion par les humanistes de lrsquoœuvres de

Ciceacuteron ou Quintilien on peut raisonnablement affirmeacute que le terrain eacutetait mucircr pour lrsquoavegravenement

drsquoune veacuteritable rheacutetorique musicale ou plutocirct drsquoune discipline qui la mettrait en œuvre la poeacutetique

musicale

La musique qui se deacuteveloppe dans le contexte du lutheacuteranisme est tributaire de son cadre

culturel (le monde germanique agrave la Renaissance) mais aussi des innovations qursquoapporte la Reacuteforme

Concernant le cadre la musique de lrsquooffice pour la religion nouvellement reacuteformeacutee beacuteneacuteficie de

lrsquoheacuteritage des nombreux traiteacutes de musique apparus en Allemagne au XVe siegravecle drsquoun autre cocircteacute

lrsquointeacuterecirct prononceacute dans toute lrsquoEurope pour les langues favorise lrsquoenseignement des disciplines

litteacuteraires notamment la rheacutetorique

Cette derniegravere participe drsquoailleurs du contexte plus speacutecifique des innovations de Luther

et Melanchthon agrave savoir un enseignement scolaire ougrave la musique joue un rocircle important (la figure

du cantor eacutetant embleacutematique de cette situation)

Mais ce qui apparaicirct comme le trait probablement deacutecisif en ce qui concerne la musique

crsquoest lrsquoattitude propre agrave Luther Il pense en musicien et il en est tregraves clairement un ardent avocat

1 ARNOLD t II 1983 p 558 2 Tinctoris Johannes Complexus effectuum musices 1473-1474 3 Virdung Sebastian Musica getutscht 1511 4 Wollick Nicolaus Opus aureum musicae 1501 5 Von Zabern Conrad Opusculum de monochordo ca 1462-1474 6 BISARO HAMELINE 2008 p 120

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

77

Ce qui lui permet de deacutepasser le dilemme heacuteriteacute drsquoAugustin concernant la dualiteacute de la musique

laquelle ne repreacutesente deacutesormais plus aucune menace

Degraves lors dans de telles conditions eacutemerge la possibiliteacute drsquoune preacutedication religieuse dans

laquelle la musique peut prendre toute sa place Cette preacutedication musicale doit remplir deux

objectifs la clarteacute et la capaciteacute agrave captiver lrsquoauditoire

CHAPITRE 3 ndash MUSIQUE ET PAROLE DANS LA THEacuteORIE MUSICALE EN ITALIE

INTRODUCTION

Lrsquoexpression laquo rheacutetorique musicale raquo nrsquoest apparue qursquoau XIXe siegravecle et crsquoest sous le terme

de poeacutetique musicale que fut identifieacutee cette approche musicale dans lrsquoAllemagne baroque par ses

acteurs eux-mecircmes Il serait donc tout aussi pertinent drsquoemployer cette expression afin de rendre

compte de lrsquoeacutevolution de la penseacutee musicale en Italie ndash plus particuliegraverement agrave Venise et Florence

ndash agrave la mecircme eacutepoque

Certes des diffeacuterences majeures opposent ces deux versions italienne et allemande de la

rheacutetorique musicale

Lrsquoune drsquoelle concerne leur relation respective agrave la doctrine religieuse En effet la musique

italienne conccedilue comme laquo servante raquo de la parole ne suivra nullement les recommandations de la

Contre-Reacuteforme plus preacuteciseacutement agrave la diffeacuterence de lrsquoeacutecole milanaise (et de Vincenzo Ruffo)

lrsquoestheacutetique de lrsquoeacutecole veacutenitienne degraves Gabrieli et Willaert et plus encore avec C de Rore ignorera

les observations tridentines1 Dans le mecircme temps le modegravele rheacutetorique appliqueacute agrave la musique sera

en Allemagne le moyen drsquoaffirmer et de faire partager la Parole divine agrave lrsquoinverse du processus en

cours en Italie la poeacutetique musicale se preacutesente donc comme la mise en œuvre de la Reacuteforme

lutheacuterienne

1 WEBER 1982 p 180 216

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

80

Une autre diffeacuterence majeure est agrave observer concernant cette fois la maniegravere de concevoir

la relation entre rheacutetorique et musique En effet on ne trouve pas dans les textes italiens lrsquoeacutequivalent

des traiteacutes de poeacutetique musicale structureacutes selon les plans mecircmes de lrsquoart oratoire et la rheacutetorique

nrsquoy est pas preacutesenteacutee de maniegravere systeacutematique Cela ne signifie pas qursquoelle ne soit revendiqueacutee

puisque divers termes techniques propres agrave la rheacutetorique y sont reacuteguliegraverement utiliseacutes Mais si elle

est clairement assumeacutee elle ne donne pas lieu agrave un discours deacuteveloppeacute le vocabulaire technique

demeure speacutecifiquement musical

De telles observations toutefois ne retirent rien agrave la proximiteacute qui existe entre les deux

processus Dans les deux cas est agrave lrsquoœuvre lrsquoideacutee que la musique est au service drsquoun discours verbal

et qursquoelle-mecircme est un discours En outre lrsquoeacutevolution de la musique italienne jouera un rocircle de

premier plan dans la poeacutetique musicale allemande puisque qursquoelle feacutecondera cette derniegravere ceci

principalement agrave partir du XVIIe siegravecle (et notamment sous lrsquoinfluence de Monteverdi et de

Carissimi)

Nous allons examiner ici lrsquoeacutevolution de la conception laquo oratoire raquo dans la musique italienne

agrave travers les approches de divers theacuteoriciens et compositeurs (de Zarlino agrave Monteverdi) cette

eacutevolution se manifestant agrave travers une succession de controverses

A LA POLYPHONIE ET LrsquoŒUVRE DE ZARLINO

La poeacutetique musicale entendue au sens ougrave elle deacutesigne la fabrication de piegraveces musicales

suppose que lrsquoon dispose drsquoune meacutethode pour composer de la musique ou en drsquoautres termes

drsquoun enseignement visant cet objectif et organiseacute de maniegravere systeacutematique Lrsquoœuvre de Zarlino

participe ndash au moins en partie ndash drsquoune telle deacutemarche Nous allons donc tenter de suivre comment

son ouvrage le plus ceacutelegravebre Le istitutioni harmoniche apporte sa contribution agrave lrsquoeacutemergence drsquoune

poeacutetique musicale

A1 SITUATION FRAGILE DE LA POLYPHONIE AU XVIe SIEgraveCLE

Mecircme si les poleacutemiques litteacuteraires et artistique de la Renaissance nrsquoont sur le plan musical

trouveacute leur eacutequivalent que dans la seconde moitieacute du XVIe siegravecle cela ne signifie pas que la musique

nrsquoait eacuteteacute travailleacutee par divers conflits lesquels pouvaient concerner tout aussi bien la relation de la

polyphonie avec les autoriteacutes religieuses qursquoavec des formes populaires de la musique

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

81

A12 La position de lrsquoEacuteglise romaine

La meacutefiance quasiment permanente de lrsquoEacuteglise envers les pouvoirs de la musique srsquoeacutetait

officialiseacutee de maniegravere tregraves concregravete degraves le XIVe siegravecle la deacutecreacutetale laquo Docte Sanctorum raquo (1323 ou

1324) du pape Jean XXII exprimait la position de lrsquoEacuteglise concernant la musique elle eacutetait dirigeacutee

contre les recherches rythmiques et le style de lrsquoars nova La reacuteglementation de la liturgie qursquoelle

apportait (sous peine de privation de charge des contrevenants) visait avant tout un souci

drsquointelligibiliteacute du texte

de telle sorte que lrsquointeacutegriteacute du chant demeure invioleacutee que rien ne soit changeacute de ce chef au

rythme de la musique et surtout que lrsquoon apaise lrsquoesprit par lrsquoaudition de telles consonances que lrsquoon

provoque la deacutevotion et que lrsquoon ne permette pas drsquoengourdir lrsquoacircme de ceux qui chantent agrave Dieu1

LrsquoEacuteglise consideacuterait en effet qursquoune telle musique eacuteloigne de la priegravere et procure bien

davantage lrsquoivresse que lrsquoapaisement

Certains disciples drsquoune nouvelle eacutecole () entrecoupent leurs meacutelodies les souillent par le

moyen du deacutechant (discantibus lubricant) () Ils courent et ne srsquoarrecirctent jamais ils enivrent les oreilles et

ne soignent pas les esprits2

Un tel procegraves adresseacute aux innovations de lrsquoars nova nrsquoeacutetait pas une surprise peu auparavant

drsquoailleurs Jean des Murs avait deacutejagrave pris grand soin de prouver son adheacutesion aux principes promus

par la deacutecreacutetale Son Musica speculativa secundum boetium srsquoouvrait sur cette affirmation

Si nous avons raison de reacuteprouver les excegraves de volupteacutes animales agrave cause desquelles les eacutelans

deacutebrideacutes du goucirct et du toucher ruinent lrsquointelligence () ne condamnons point pour autant les plaisirs

ordonneacutes et modeacutereacutes que procurent la vue et lrsquoouiumle lesquelles remplissant une fonction plus pure et

geacuteneacutereuse sont aux ordres de lrsquointelligence3

Il semblait reacutecuser ainsi par avance les tares que Jacques de Liegravege dans son Speculum musicae

attribuerait peu apregraves aux musiciens de lrsquoars nova dont les interpregravetes chantent

1 Jean XII Deacutecreacutetale laquo Docte sanctorum patrum raquo Voir sur ce sujet GUERANGER 1840 et ABROMONT 2001 p 393 2 Ibid Citeacute aussi par FUBINI 1983 p 53 3 MURS 2000 p 135

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

82

laquo de faccedilon trop lascive () lancent leurs voix sur des sons mal venus hurlent et aboient comme

des chiens et comme srsquoils affectionnaient les tortures les plus eacutetranges font appel agrave des harmonies qui

nrsquoont plus rien de naturel ()1

Le traiteacute de Jean des Murs destineacute agrave un enseignement universitaire2 met en avant deux

traits caracteacuteristiques de la theacuteorie musicale meacutedieacutevale le rappel de lrsquoautoriteacute des Anciens et avant

tout Boegravece et Pythagore 3 une reacutefeacuterence agrave la doctrine de lrsquoethos agrave travers lrsquoideacutee que la musique peut

susciter des plaisirs laquo modeacutereacutes raquo car la musique laquo offre agrave qui precircte lrsquooreille le bienfait drsquoun repos

parfaitement honnecircte raquo4

On remarquera drsquoailleurs que Jean des Murs faisait reacutefeacuterence agrave un propos drsquoUlysse rapporteacute

dans la Politique drsquoAristote qui eacutevoque mecircme le ravissement extrecircme (et non pas modeacutereacute) eacuteprouveacute

en eacutecoutant le chant du rossignol un plaisir qui par ailleurs est tout aussi laquo honnecircte raquo mais il srsquoagit

en la circonstance drsquoune joie collective partageacutee5 En tout eacutetat de cause nous retiendrons que la

tradition musicale savante reconnait la valeur drsquoune certaine sorte drsquoeffet produit par la musique

sur lrsquoacircme lrsquoapaisement le plaisir modeacutereacute ou une certaine forme de joie partageacutee

A12 Simpliciteacute meacutelodique musiques profane et populaire

La polyphonie toutefois ne se trouvait pas seulement mise en cause par lrsquoautoriteacute religieuse

ou les tenants de lrsquoancienne pratique musicale (ars antiqua) Car en drsquoautres lieux la monodie

connaissait un deacuteveloppement de plus en plus important

Du cocircteacute des jongleurs et des meacutenestrels en effet la musique avait suivi une tendance agrave la

simpliciteacute agrave la monodie lui permettant drsquoecirctre accessible au plus grand nombre Tout comme lrsquoeacutetait

la monodie greacutegorienne Toutefois si sur le plan strictement musical les chansons populaires et la

musique deacutefendue par lrsquoEacuteglise suivaient des regravegles proches il nrsquoen allait bien sucircr pas de mecircme en

ce qui concernait les paroles que la musique soutenait

tout ce que lrsquoeacuteglise recouvrait du voile noir du peacutecheacute et du spectre rougeoyant de lrsquoenfer srsquoeacutetalait

sans vergogne et sans honte sous les preacutetexte les plus divers Et surtout la musique en restait toujours

simple et directe aux rythmes drsquoautant plus droits et francs qursquoelle servait souvent de musique de danse

1 Citeacute par FUBINI 1983 p 55-56 2 MEYER C 2000 p 10 14 3 laquo Premiegravere proposition Que Pythagore nous a reacuteveacuteleacute lrsquoart des sons raquo MURS 2000 p 139 4 MURS 2000 p135 5 Ibid La seule mention que fait Aristote de lrsquoOdysseacutee en Politique VIII est en 1338a on notera cependant que ce nrsquoest pas un rossignol qui enchante laquo les hommes en liesse rassembleacutes sur les terrasses raquo comme le dit le Musica speculativa mais lrsquoaegravede ndash crsquoest-agrave-dire le musicien

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

83

de cette danse que lrsquoeacuteglise reacuteprouvait eacutegalement et poursuivait de ses foudres et qui eacutetait la grande

passion des laiumlcs nobles bourgeois et paysans1

Agrave la fin du XVe et au deacutebut du XVI

e siegravecle dans le nord de lrsquoItalie un genre de musique

nommeacute frotolle avait rencontreacute un grand succegraves notamment au sein de la bourgeoisie et de

lrsquoaristocratie Ces airs y eacutetaient initialement chanteacutes agrave une seule voix accompagneacutee par un consort

de trois instruments (voire du seul luth) et si par la suite ce genre devint partiellement

polyphonique lrsquoalto et le teacutenor demeuraient des voix de remplissage2 Preacutecisons cependant que les

frotolles ne preacutetendait aucunement laquo repreacutesenter raquo le sujet de leur texte3

On notera enfin au sein de la polyphonie elle-mecircme les deacutemarches de compositeurs

accordant une place importante aux meacutelodies reacuteguliegraveres et facilement identifiables ou soumettant

les diverses parties drsquoune messe agrave un thegraveme unique comme le faisait Dunstable ou celle consistant

agrave employer des meacutelodies simples et agrave srsquoefforcer de clarifier la musique savante de son temps comme

chez Dufay

Pour reacutesumer la situation ndash de maniegravere peut-ecirctre un peu simpliste ndash nous pourrions dire

que la polyphonie et plus preacuteciseacutement la polyphonie employeacutee pour la musique sacreacutee se trouvait

au XVIe siegravecle dans une situation de crise On lui reprochait essentiellement mais pour des motifs

divers sa complexiteacute excessive et gratuite

A2 CONCILIER THEacuteORIE ET PRATIQUE MUSICALES

A21 Zarlino et lrsquoHarmonie universelle

La theacuteorie zarlinienne pouvait apporter une reacuteponse agrave cette difficulteacute La deacutemarche de

Zarlino est celle drsquoun humaniste elle consiste agrave vouloir revenir agrave la theacuteorie grecque tant en la

deacutebarrassant des sophistications dont les theacuteoriciens du Moyen-acircge lrsquoavaient progressivement

lesteacutee

1 GOLEacuteA 1982 p 69 2 MICHELS 1988 p 253 Oxford II p 856 3 laquo les paroles eacutetaient aussi bien obscegravenes que sentimentales mais la musique refleacutetait assez peu leur sens raquo ARNOLD 1983 t II p 856

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

84

Successeur de Cyprien de Rore agrave la Chapelle Saint-Marc de Venise Gioseffo Zarlino (1517-

1590) avait eacuteteacute lrsquoeacutelegraveve drsquoAdrian Willaert ndash qursquoil qualifia de laquo nouveau Pythagore raquo1 Il avait accegraves agrave

Venise agrave de nombreux traiteacutes dont ceux de Ptoleacutemeacutee (ainsi que les commentaires de Porphyre) et

ceux drsquoAristide Quintilien2 Toutefois en deacutepit de cette connaissance des theacuteoriciens de lrsquoAntiquiteacute

Zarlino fonde sa propre theacuteorie (et notamment lrsquoaccord parfait majeur) sur la raison et lrsquoordre

naturel

Pour autant la conception de la nature dans laquelle srsquoinsegravere la theacuteorie musicale de Zarlino

ne diffegravere pas de celle deacutecrite par Platon et relayeacutee par Boegravece laquo Lrsquounivers dans sa totaliteacute comme

dans ses parties les plus infimes est en soi harmonieux crsquoest-agrave-dire organiseacute selon lrsquoordre et la

mesure raquo3 La nature est en outre premiegravere ce qui implique un statut pour la musique

La nature est supeacuterieure agrave lrsquoart de telle sorte qursquoil doit lrsquoimiter et non le contraire4

Lrsquoideacutee drsquoun ordre transcendant se retrouve par exemple dans lrsquoanalogie qursquoil propose entre

les voix de la polyphonie et les quatre eacuteleacutements de la tradition5

Il semblerait toutefois que se soit deacuteveloppeacutee apregraves le Moyen-acircge et donc agrave lrsquoeacutepoque ougrave

Zarlino reacutedige ses traiteacutes la distinction entre compositeur exeacutecutant et auditeur et le plaisir que

prend ce dernier agrave lrsquoeacutecoute de la musique est un critegravere important pour le compositeur Le rocircle du

pathos en musique srsquoen trouve par conseacutequent renforceacute6

Un tel soucis agrave lrsquoeacutegard des effets que peut produire la musique sur le public et la volonteacute de

concilier les aspects pratiques et theacuteoriques de la musique ne placent pas Zarlino dans une stricte

continuiteacute de Pythagore ndash quand bien mecircme il ne va pas jusqursquoagrave se reacutefeacuterer agrave Aristoxegravene

A22 Les deux sens du concept de laquo poeacutetique raquo

En quoi pourrait-on consideacuterer que Zarlino comme nous lrsquoavons affirmeacute initialement

contribue au deacuteveloppement drsquoune poeacutetique musicale

1 ZARLINO1999 IH I 2 2 FENLON 1999 p 8-9 3 VAN WYMEERSCH 1999 p 301 4 ZARLINO Sopplimenti musicali libro primo cap IIII Citeacute par VAN WYMEERSCH 1999 p 304 5 La basse correspond agrave la terre le teacutenor agrave lrsquoeau lrsquoalto agrave lrsquoair et la soprane au feu ZARLINO 1999 IH III c 58 6 laquo Le creacuteateur pensera avant tout au destinataire qui est souvent alors celui qui a commandeacute lrsquoœuvre celle-ci sera entiegraverement conccedilue pour le plaisir de lrsquoauditeur () dans la nouvelle musique qui srsquoadresse en particulier agrave chaque auditeur il faut que le compositeur trouve le moyen drsquoeacutemouvoir celui-ci raquo FUBINI 1983 p 64

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

85

Examinons en premier lieu ce que lrsquoon deacutesigne sous le terme de poeacutetique On peut le deacutefinir

de diverses faccedilons de la maniegravere la plus geacuteneacuterale possible on pourra dire que la poeacutetique deacutesigne

laquo tout ce qui a trait agrave la creacuteation ou agrave la composition drsquoouvrages dont le langage est agrave la fois la

substance et le moyen raquo1 Mais on peut aussi lrsquoenvisager comme une theacuteorie des arts ou comme

eacutetude de la creacuteation artistique parfois le terme sera eacutegalement employeacute pour les ouvrages

didactiques traitant de cette question Il nrsquoest pas certain cependant que ces deacutefinitions soient

suffisamment pertinentes afin de caracteacuteriser le rocircle que peut ecirctre ameneacute agrave jouer ici la poeacutetique

La poeacutetique drsquoune part relegraveve de la poiumlegravesis crsquoest-agrave-dire de ce qui concerne la production la

fabrication ou la creacuteation de maniegravere geacuteneacuterale drsquoobjets qui soient utiles ou non Mais cet art se

rapporte aussi au langage et par conseacutequent agrave la rheacutetorique2 Il nrsquoest pas toujours aiseacute de distinguer

les deux disciplines on pourra toutefois reacutepartir les rocircles en consideacuterant que la rheacutetorique se

penche sur les principes et les concepts qui reacutegissent le discours alors que la poeacutetique se

concentrera davantage sur la structure du discours sur son organisation concregravete lrsquoune comme

lrsquoautre toutefois se preacuteoccupent des effets produits sur le public3

La poeacutetique en effet se deacutefinit eacutegalement par une notion qui lui est essentielle celle de

mimesis laquo au-delagrave de la theacuteorie litteacuteraire poeacutetique est un autre mot pour imitation raquo4 Dans la

Poeacutetique Aristote fonde en effet drsquoembleacutee la discipline qursquoil eacutetudie sur lrsquoimitation5 cette derniegravere

caracteacuterisant drsquoailleurs aussi drsquoautres arts

Lrsquoeacutepopeacutee et le poegraveme tragique comme aussi la comeacutedie le dithyrambe et pour la plus grand

partie le jeu de la flucircte et le jeu de la cithare6

Lrsquoauteur preacutecise que lrsquoimitation est naturelle et suscite le plaisir soulignant que nous aimons

contempler laquo sous forme drsquoimage raquo ce dont lrsquooriginal suscitera le deacuteplaisir comme les cadavres7 Il

sera donc question dans les arts poeacutetiques drsquoarts susceptibles de provoquer des eacutemotions

apparemment contradictoires agrave celles qui devraient normalement se manifester crsquoest la mimesis agrave

lrsquoœuvre dans les arts poeacutetiques qui fait qursquoun objet suscitant un affect qui pourrait ecirctre caracteacuteriseacute

1 FONTAINE 1993 p 8 2 laquo Par poeacutetique nous entendons la connaissance exhaustive des principes geacuteneacuteraux de la poeacutesie raquo Il faut donc laquo examiner lrsquoapport de la rheacutetorique () dans la constitution drsquoun savoir objectif de cet objet raquo GROUPE MU 1982 p 25 3 laquo La rheacutetorique est reacuteserveacutee aux modaliteacutes de lrsquoargumentation persuasive (aux conditions pour faire de lrsquoeffet sur un auditoire) La poeacutetique traite agrave la fois (au mecircme titre) de lrsquointeacutegriteacute structurelle drsquoune œuvre mimeacutetique et de son effet particulier sur le public raquo BECK Philippe Preacuteface agrave la Poeacutetique drsquoAristote Gallimard 1996 p 9 4 ACCAOUI 2011 p 514 5 Rappelons ici que cette notion drsquoimitation deacutesigne tout autre chose que ce qui est employeacute sous ce mecircme terme en rheacutetorique le principe geacuteneacuterateur de lrsquoapprentissage impliquant le recours aux grands orateurs MOLINIE 1992 p 170 6 ARISTOTE Poeacutetique 1 1447 a 7 Op cit 4 1448 b

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

86

de neacutegatif dans la reacutealiteacute cause un affect positif dans cette laquo copie de copie raquo du reacuteel (pour reprendre

la conception platonicienne) qursquoest lrsquoimage

Pour reacutesumer nous pouvons envisager la poeacutetique comme discipline eacutetudiant lrsquoeacutelaboration

la fabrication drsquoune œuvre ou au sens de ces arts centreacutes sur la parole crsquoest-agrave-dire les arts poeacutetiques

(theacuteacirctre poeacutesie reacutecit)

A23 La poeacutetique musicale comme art poieacutetique

Le deacuteveloppement drsquoune poeacutetique musicale entendue au sens de la fabrication drsquoœuvres ndash

de composition ndash suppose pour Zarlino que lrsquoon deacutepasse lrsquoopposition entre theacuteorie et pratique

musicales Cette opposition attribueacute parfois agrave Boegravece recoupait alors la distinction entre le musicus

et le cantor le premier deacutetenant le savoir et le jugement alors que le second eacutetait un simple exeacutecutant

Cette repreacutesentation duale ne fut toutefois nullement celle de Boegravece mais srsquoeacutetablit

ulteacuterieurement On la voit en effet apparaicirctre clairement au IXe siegravecle chez Aureacutelien de Reacuteomeacute

Quelle est () la diffeacuterence entre un musicien et un chantre La mecircme qursquoentre le grammairien

et le simple lecteur la mecircme qursquoentre la raison des choses et leur forme artificielle La forme est esclave

et la raison maicirctresse Sans cette raison sans ce principe toutes choses demeurent agrave lrsquoeacutetat de germe et

la main travaille vainement agrave les mettre en œuvre1

On retrouve cette opposition dans un court poegraveme figurant dans le Micrologue de Guy

drsquoArezzo lequel connut un grand succegraves

La diffeacuterence est grande des chanteurs aux musiciens

Ceux-ci savent ceux-lagrave disent ce qui est composeacute en musique

Et celui qui dit ce qursquoil ne sait pas est reacuteputeacute une becircte2

La distinction devient un classique de la theacuteorie musicale meacutedieacutevale de Jean drsquoAffligem

dans son De musica cum tonario jusqursquoau lexique de musique eacutetabli par Tinctoris ce dernier y illustrait

drsquoailleurs par lrsquoextrait preacuteceacutedent sa propre deacutefinition du musicien (musicus) qursquoil formulait ainsi

1 Aureacutelien de Reacuteomeacute Musica disciplina Chapitre VII In REGNIER 1846 p 679 2 laquo Musicorum et cantorum magna est differentia Illi sciunt ii dicunt quae componit musica Et qui dicit qud non sapit diffinitur bestia raquo

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

87

Le musicien est celui qui assume lrsquooffice de chantre non en esclave du travail mais en observant

la meacutethode avec le secours de lrsquoeacutetude1

Si lrsquoon srsquoen tient au De institutione musica de Boegravece agrave la fin du premier livre de lrsquoouvrage les

choses ne se preacutesentent pas vraiment ainsi Non que ce qui deacutefinisse le laquo musicien raquo nrsquoy soit formuleacute

clairement

est musicien () celui qui respectant la raison soumet la science du chant non pas au service

de lrsquoœuvre mais agrave lrsquoempire de la reacuteflexion2

On y trouve mecircme une formule qursquoAureacutelien de Reacuteomeacute reprendra de maniegravere agrave peine

modifieacutee

si la main nrsquoœuvre pas selon ce que la raison lui ordonne elle agit en vain3

Si Boegravece distingue effectivement celui qui deacutetient le savoir (le musicien) de celui qui ne le

deacutetient pas il distribue lrsquoactiviteacute musicale en trois genres qui renvoient agrave trois fonctions jouer

composer juger4 Boegravece observe que les instrumentistes ceux qui jouent sont deacutenommeacutes non en

fonction de leur savoir mais de leur instrument 5 si lrsquoon considegravere la musique dans le cadre des arts

libeacuteraux il apparaicirct ainsi que les instrumentistes œuvreraient plutocirct dans celui des arts serviles (laquo ils

ne sont que des serviteurs comme nous lrsquoavons dit raquo)6 Mais nous devons constater que lrsquoideacutee de

poeacutetique musicale est expresseacutement indiqueacutee elle est exposeacutee de la maniegravere suivante

La seconde classe de gens qui font de la musique est celle des poegravetes ils srsquoadonnent au chant

moins par reacuteflexion et par raison que par un certain instinct naturel Crsquoest pourquoi il convient eacutegalement

de les dissocier de la musique7

Aussi quand bien mecircme Boegravece nrsquoaccorde le statut de musicien qursquoagrave ceux qui deacutetiennent la

connaissance rationnelle (la laquo science raquo de la musique) et refuse ainsi ce titre agrave la fois aux

1 laquo Musicus est qui perpensa ratione beneficio speculationis non operis servitio canendi officium assumit raquo TINCTORIS 1991 p 39-39a 2 BOECE 2004 p 93 3 Ibid 4 BOECE 2004 p 95 5 laquo En effet le citharegravede tient son nom de la cithare lrsquoaulegravete de lrsquoaulos et ainsi les autres et leurs instruments respectifs raquo BOECE 2004 p 93 6 Op cit p 95 7 laquo Secundum vero musicam agentium genus poetarum est () raquo BOECE 2004 p 95

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

88

instrumentistes (ceux qui jouent) et aux poegravetes (ceux qui composent) il reconnaicirct clairement la

speacutecificiteacute de lrsquoactiviteacute musicale qursquoest la poeacutetique

Pour Zarlino il semble bien que ce soit lrsquoopposition ndash abusivement precircteacutee agrave Boegravece donc ndash

entre musici et cantores et dans laquelle les activiteacutes de composition et drsquointerpreacutetation semblent

confondues qursquoil faille deacutepasser Il part en effet du principe que cette opposition prend sa source

dans la distinction entre musique speacuteculative et musique pratique 1 or face agrave une telle situation

Zarlino entend bien affirmer lrsquouniteacute de la connaissance par les sens et la raison2 Il cherchera pour

ce faire agrave promouvoir en reprenant agrave son compte le modegravele des anciens traiteacutes (ne serait-ce que

par le titre drsquoInstitution donneacute agrave son ouvrage) un enseignement laquo organiseacute en regravegles et en preacuteceptes raquo3

En conciliant la pratique et la theacuteorie il eacutelabore un ouvrage destineacute agrave de futurs compositeurs

accomplis maicirctres de la totaliteacute de leur art un ouvrage de poeacutetique musicale

Si lrsquoon srsquoen tient aux propos de Boegravece et non agrave ceux des theacuteoriciens du Moyen-acircge on

assiste moins avec le projet de Zarlino agrave la reacuteconciliation du musicus et du cantor de celui qui juge

et celui qui joue qursquoagrave une reacutehabilitation ndash et une revalorisation ndash du poegravete musical (ou

laquo meacutelopoegravete raquo) Le Istitutione Harmonische visera agrave se donner les moyens drsquoun tel projet

A3 MUSIQUE PAROLES ET AFFECTS

A31 La poeacutetique musicale comme art fondeacute sur la parole

Une poeacutetique musicale telle qursquoon peut lrsquoenvisager alors supposera eacutegalement que la

musique soit penseacutee selon le modegravele drsquoun discours4 Ce qui signifie drsquoune maniegravere ou drsquoune autre

que la musique puisse srsquoadapter aux exigences drsquoun texte ce peut ecirctre celui drsquoun madrigal ndash forme

musicale ayant succeacutedeacute aux frottoles ndash comme ceux qursquoavait composeacute Willaert celui de comeacutedies

laquo agrave lrsquoantique raquo ou plus geacuteneacuteralement du theacuteacirctre 5 ou drsquoun texte liturgique en ce qui concerne la

Contre-Reacuteforme catholique

Dans tous les cas une telle exigence invite agrave privileacutegier en musique une structure simple

susceptible de toucher lrsquoauditeur ou de lrsquointeacuteresser Il srsquoagira drsquoeacutelaborer un discours musical limpide

1 laquo Divisione della Musica in Speculativa amp in Prattica par laquale si pone la differenza tra il Musico amp il Cantore raquo ZARLINO 1999 IH Libra 1 Cap 11 2 Voir DA COL 1999 p 39-43 3 Op cit p 38 4 La poeacutetique laquo place le verbe au cœur des arts raquo ACCAOUI p 514 5 laquo le courant humaniste se traduisant dans la volonteacute de recreacuteer un theacuteacirctre musical semblable agrave celui des Grecs raquo FUBINI p 65

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

89

capable de laquo reacutejouir et distraire lrsquoesprit des auditeurs raquo1 La simplification passe par lrsquoharmonie la

laquo rationalisation des consonances raquo (drsquoune maniegravere preacutefigurant Rameau) reprenant la classification

des modes proposeacutee par Glarean srsquoappuyant sur les modes majeur et mineur Zarlino tend vers

une eacutemancipation de lrsquoancienne theacuteorie modale2

A32 La musique et les passions

Mais si la musique est appeleacutee agrave ecirctre subordonneacutee au texte crsquoest avant tout dans la

perspective de pouvoir remplir au mieux son objectif qui pour Zarlino est de plaire agrave lrsquoauditeur et

de lrsquoeacutemouvoir Mais cette finaliteacute participe dans le Institutioni Harmonische drsquoune conception qui

integravegre tout agrave la fois la penseacutee grecque heacuteriteacutee de Pythagore et Platon (la cosmologie du Timeacutee) et

lrsquoideacuteal chreacutetien exposeacute dans le De musica drsquoAugustin pour lequel la musique avait pour fin de servir

le culte du creacuteateur3 Faisant appel aux notions heacuteriteacutees de Boegravece de musica mundana et de musica

humana4 il preacutecise que la musique humaine reacutesulte de lrsquounion de lrsquoacircme et du corps par conseacutequent

des eacuteleacutements qui les composent agrave savoir les parties rationnelles et irrationnelles de lrsquoacircme5 Dans

cette vision ordonneacutee de la nature lrsquoimitation qui peut en ecirctre faite par lrsquoart et plus speacutecifiquement

par la musique sera reacutealiseacutee en srsquoaccordant au contenu du texte6

Les eacutemotions ici porteacutees par la musique sont deacutependantes de lrsquoharmonie et du rythme Mais

il convient de preacuteciser eacutegalement que si dans la theacuteorie de Zarlino le plaisir et les eacutemotions

interviennent dans lrsquoappreacuteciation des intervalles leur perception plaisante ou deacuteplaisante est la

conseacutequence drsquoune proprieacuteteacute numeacuterique7

A4 SUCCEgraveS DE ZARLINO

Chez Zarlino le contenu expressif de la musique qui exclut la contradiction entre cette

derniegravere et le texte srsquointegravegre donc dans une vision du monde heacuteriteacutee de la tradition platonicienne

Mais comme nous lrsquoavons vu lrsquoauteur du Institutioni harmonische integravegre agrave sa synthegravese ndash drsquoune

1 Zarlino IH L 3 ch 26 Trad FUBINI 1983 p 64 2 ABROMONT 2001 p 412 3 DA COL 1999 p 42 4 ZARLINO 1999 IH L 1 cap 6-7 5 Voir VAN WYMEERSCH 1999 p 302 6 laquo Il est impossible de recourir agrave une harmonie triste et agrave un rythme lent pour un sujet gai lagrave ougrave me texte portera agrave la tristesse et

aux larmes il ne conviendra pas non plus drsquoutiliser une musique emplie drsquoalleacutegresse et des rythmes leacutegers et rapides () Et je tiens agrave preacuteciser qursquoil faudra accompagner chaque phrase autant qursquoil se pourra de faccedilon telle que lagrave ougrave apparaissent la seacutecheresse la dureteacute la cruauteacute lrsquoamertume et drsquoautres sentiments semblables la musique soit de mecircme nature crsquoest-agrave-dire acircpre et dure sans jamais offenser cependant De mecircme lorsque certains mots eacutevoqueront pleurs douleurs deuils soupirs larmes et autres eacutetats drsquoacircme identiques qui lrsquoharmonie soit pleine de tristesse raquo Zarlino IH L 3 Trad Fubini 1983 p 66 7 VAN WYMEERSCH 1999 p 307

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

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maniegravere caracteacuteristique de lrsquohumanisme ndash un corpus consideacuterable antique et meacutedieacuteval tout en

adoptant une meacutethode fondeacutee sur la raison autant que sur lrsquoeacutetude des autoriteacutes traditionnellement

reconnues Et lrsquoœuvre de Zarlino malgreacute des critiques porteacutees par Vincenzo Galilei et Girolamo

Mei rencontre un grand succegraves elle est largement traduite et commenteacutee (notamment par

Mersenne et Sweelinck) et donne lieu agrave six reacuteimpressions successives entre 1561 et 16021

Les transformations apporteacutees par la theacuteorie zarlinienne sont consideacuterables (division de

lrsquooctave en douze intervalles tentative drsquoexplication concernant les quintes et les quartes parallegraveles

laquo rationalisation des consonances raquo2 importance nouvelle accordeacutee agrave la tierce majeure) elles

constituent une sortie de la modaliteacute ancienne et preacutefigurent la tonaliteacute le contrepoint est

deacutesormais deacutefini comme laquo harmonie dans la diversiteacute raquo En outre lrsquointeacuterecirct porteacute agrave lrsquoillustration

musicale des textes est affirmeacute

Zarlino propose ainsi une reacuteponse agrave diverses critiques qui pouvaient ecirctre adresseacutees agrave la

polyphonie notamment celles concernant sa complexiteacute gratuite La volonteacute de concilier les

questions pratiques et theacuteoriques se manifeste dans bien des aspects de son œuvre De plus sa

deacutemarche est eacutegalement partie prenante de lrsquointeacuterecirct marqueacute agrave lrsquoeacutepoque pour la rheacutetorique latine ndash

ne serait-ce que dans le titre mecircme drsquoinstitution choisi pour son principal ouvrage ndash ainsi que pour

la question des affects associeacutes agrave la musique (les qualiteacutes eacutemotionnelles des accords majeurs et

mineurs)

B LE REJET DE LA POLYPHONIE

B1 ZARLINO ET MEI ndash LA MUSIQUE ET SON AUDITOIRE

Mais il ne suffit pas de mentionner lrsquoideacutee drsquoune musique eacuteloquente pour rendre compte de la

position de Zarlino Car si une telle expression traduit et agrave juste titre lrsquoinfluence du modegravele de la

rheacutetorique au XVIe siegravecle on se souviendra alors que cette derniegravere peut mettre lrsquoaccent sur lrsquoune ou

lrsquoautre des instances oratoires3 que lrsquoon connait aussi comme les laquo devoirs de lrsquoorateur raquo plaire

1 DA COL 1999 p 38 2 ABROMONT 2001 412 3 MEYER M 1993 p 23

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

91

instruire et eacutemouvoir (son public) La maniegravere de concevoir le rocircle des affects en musique sera

alors selon les cas diffeacuterente tout autant que les moyens agrave employer pour toucher lrsquoacircme de

lrsquoauditeur

B11 Lrsquoideacuteal de lrsquoars perfecta

La musique telle que Zarlino cherche agrave la promouvoir est alors parfois qualifieacutee drsquoars

perfecta ce terme deacutesigne la polyphonie et plus preacuteciseacutement la polyphonie sacreacutee franco-flamande

cette derniegravere avait eacutetendu son influence sur toute lrsquoEurope depuis le milieu du XVe siegravecle si bien

que le langage musical drsquoOckeghem ou de Palestrina eacutetait mutatis mutandis encore le mecircme laquo La

coheacuterence eacutetait telle que nrsquoimporte quel musicien franco-flamand dans quelque ville qursquoil ait pu

choisir pour y exercer son activiteacute pouvait y reconnaicirctre son propre langage musical raquo1

La reacutefeacuterence majeure pour cet ars perfecta eacutetait longtemps demeureacutee lrsquoœuvre de Josquin

Desprez qui eacutetait qualifieacute de pater musicorum par H Finck2 et dont Martin Luther avait dit laquo il est

le maicirctre de notes drsquoautres sont maicirctriseacute par elles raquo3 Cette musique restera preacutepondeacuterante jusqursquoagrave

la fin du XVIe siegravecle4

Une qualification de la polyphonie de la Renaissance comme art parfait laquo agrave quoi on ne peut

rien ajouter et apregraves quoi il ne peut rien y avoir drsquoautre que la deacutecadence raquo se trouve formuleacutee chez

Glarean5 Le mieux ne pouvait ecirctre alors que de preacuteserver un tel art ou au moins retarder lrsquoeacutecheacuteance

de son deacuteclin

Zarlino se montrait plus optimiste Selon lui son maicirctre Willaert avait permis agrave la musique

de retrouver la laquo place drsquohonneur qursquoelle tenait dans le passeacute raquo et lrsquoideacuteal de cet art parfait nrsquoeacutetait pas

compromis en deacutepit de quelques laquo symptocircmes drsquoune affection sans graviteacute raquo6

Crsquoest dans lrsquoideacutee de peacuterenniser lrsquoideacuteal drsquoune telle laquo perfection raquo que Zarlino (et agrave sa suite

Artusi) impose une reacuteglementation tregraves forte laquelle srsquoapplique agrave tous les eacuteleacutements de la

composition7 Cette musique qui leur apparaicirct indeacutepassable est donc toujours vivante agrave lrsquoeacutepoque de

la publication du Institutioni harmonische8

1 SCHRADE 1981 p 17 2 Hermann Finck Pratica musica 1556 Citeacute par VENDRIX 1999 p 9 3 ARNOLD 1983 t I p 1150 4 1594 eacutetant lrsquoanneacutee de deacutecegraves de Palestrina et de Lassus 5 Glarean Dodecachordon Bacircle 1547 p 241 In SCHRADE 1981 p 21 6 SCHRADE 1981 p 32-33 7 MALHOMME 2002 p 105 8 Op cit p 111 Selon F Malhomme en effet les deacuteveloppements de la musique agrave Venise au cours des anneacutees 1550 laquo constituent un moment de gracircce raquo

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

92

Cet ideacuteal de lrsquoars perfecta deacutefendu par Zarlino et bientocirct par son ancien eacutelegraveve Artusi srsquoappuie

sur un humanisme marqueacute par la rheacutetorique ciceacuteronienne porteacutee par Pietro Bembo le promoteur

drsquoune langue latine agrave la fois riche harmonieuse et claire autant que dans la rigueur et la modeacuteration

dans le jugement1 On retrouve en effet les valeurs ciceacuteroniennes de suaviteacute et de gracircce transposeacutees

chez Zarlino Florence Malhomme signale agrave ce sujet comment il applique la recommandation

emprunteacutee par Bembo agrave Horace de laquo taire autant que possible ce qursquoon ne peut exposer

convenablement raquo aux intervalles laquo disgracieux raquo que sont les micro-intervalles2 Lrsquoeacuteloquence

musicale de la douceur deacutefendue par Zarlino pourrait ainsi ecirctre effectivement qualifieacutee de

ciceacuteronienne

toute cantilegravene sera deacutelectable douce suave amp pleine de bonne harmonie amp apportera aux

auditeurs un agreacuteable amp doux plaisir3

Mais la maniegravere dont la musique est supposeacutee toucher lrsquoacircme de lrsquoauditeur est pour Zarlino

comme nous lrsquoavons vu preacuteceacutedemment de lrsquoordre du reflet de lrsquoharmonie du monde4

Lrsquoentrelacement des voix le contrepoint lrsquounion de la tierce et de la quinte sont autant de miroirs

de la perfection ceacuteleste Lrsquoeacutequilibre que restitue lrsquoars perfecta est celui drsquoune musique eacuteternelle et son

vecteur principal est le nombre lrsquoarithmeacutetisme de Zarlino prolonge ici le pythagorisme transmis

par Boegravece5

Si une telle laquo musique naturelle raquo6 touche lrsquoacircme de lrsquoauditeur ce nrsquoest donc pas en produisant

un effet affectif On doit alors bien distinguer cet laquo agreacuteable amp doux plaisir raquo mentionneacute par Zarlino

du plaisir associeacute aux passions bien terrestres que la musique pourrait soit eacutemouvoir soit

repreacutesenter

B12 Girolamo Mei et la critique de la polyphonie

Toutefois si dans la theacuteorie zarlinienne cette conception de la musique reproduisant ou

imitant une structure transcendante peut srsquoaccorder avec une rheacutetorique drsquoinspiration ciceacuteronienne

(celle mettant lrsquoaccent sur la modeacuteration et lrsquoeacutequilibre) lrsquoinfluence de lrsquoideacuteal humaniste de lrsquohomo

1 MEYER M 1999 p 120 2 laquo bien que lrsquoon puisse faire tout ceci commodeacutement dans une partie de la cantilegravene () on entendrait cependant dans les accompagnements des choses si malhonnecirctes qursquoil faudrait se boucher les oreilles raquo ZARLINO III 80 Trad F MALHOMME 2002 p 106 3 ZARLINO III ch 45 Trad F MALHOMME 2002 p 106 4 VAN WYMMERCH 1999 p 309 5 Voir BISARO FRANGNE 2008 p 10-11 22 6 Op cit p 11

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

93

loquens1 de la parole humaine ouvre aussi une voie vers une musique dont le modegravele serait

franchement celui du discours verbal Une tension dont on peut trouver la trace dans sa

correspondance srsquoest rapidement manifesteacutee envers la theacuteorie de Zarlino et plus largement envers

la polyphonie elle-mecircme Mais agrave quoi peut-on attribuer le deacuteveloppement drsquoune telle tension

Un des principaux acteurs en est Girolamo Mei (1519-1594) Il se consacre pleinement agrave

lrsquoeacutetude de la musique ancienne agrave partir de 1561 2 reacutedige entre 1568 et 1573 un De modis musicis

antiquorum (non publieacute) et entretient une correspondance avec Vincenzo Galilei3 et Giovanni Bardi

Lrsquoinfluence de Mei qui nrsquoeacutetait ni compositeur ni auteur de traiteacute qui drsquoailleurs (de son propre aveu)

ne savait ni jouer ni chanter ni danser4 est entiegraverement tributaire de lrsquoeacutecho qursquoen ont porteacute ses

correspondants mais elle nrsquoen fut pas moins consideacuterable5

La penseacutee de G Mei fut marqueacutee par le neacuteo-platonisme de Ficin et plus encore par

Aristote (notamment la Poeacutetique)6 Lrsquointeacuterecirct de son apport tient agrave ses recherches concernant la

theacuteorie musicale grecque et agrave sa volonteacute (commune sur ce point avec celle de Zarlino) de la

deacutebarrasser des mauvaises interpreacutetations en ayant deacuteformeacutee la compreacutehension au fil des siegravecles

Mei cependant rejette fermement la conception zarlinienne de la musique comme harmonia

mundi de la correspondance de la nature et de lrsquoart et de lrsquoassimilation de lrsquoart musical agrave la science

La veacuteritable finaliteacute de la science est totalement diffeacuterente de celle de lrsquoart puisque la fin et le

but propre agrave la science est de consideacuterer toute contingence concernant son sujet ainsi que les causes et

qualiteacutes de ce dernier afin exclusivement de sauvegarder la connaissance du vrai et du faux7

Mei preacutecise plus loin que lrsquoart nrsquoa pas agrave subir de telles contraintes Il rappelle eacutegalement que

si le travail du theacuteoricien relegraveve de lrsquointellect celui du praticien relegraveve des sens8 Crsquoest avant tout

comme un veacuteritable heacuteritier drsquoAristoxegravene que Mei se preacutesente

De ses lectures de lrsquoensemble des eacutecrits grecs alors connus (et srsquoappuyant plus

speacutecifiquement outre Aristoxegravene sur Ptoleacutemeacutee et Plutarque) Mei tire eacutegalement la conclusion que

1 Voir MALHOMME 2002 p 102 2 PALISCA 1960 p 27 3 Correspondance entameacutee agrave partir de 1572 agrave la demande de Galilei qui demande agrave Mei des eacuteclaircissements concernant les modes 4 laquo perche pur voi sapete che io non so ne cantar ne sonar ne dansare raquo Lettre de septembre 1581 agrave V Galilei in MEI 1960 p 165 5 Selon lrsquohistorien de la musique Charles Burney le Dialogo della musica antica et della moderna de Galilei (1581) serait presque entiegraverement redevable des eacutecrits de Mei (Palisca 1960 p 3) G Bardi avait quant agrave lui exposeacute les theacuteories de Mei concernant les modes dans un essai adresseacute agrave Caccini (Op cit p 57) 6 PALISCA 1960 p 34-35 7 Lettre agrave V Galilei du 08 mai 1572 MEI 1960 p 65 103 8 Lettre agrave V Galileacutee du 22 novembre 1577 Op cit p 66 123

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

94

la musique grecque est fondamentalement monodique et qursquoelle suit les inflexions de la prosodie

Concentrant ses forces en une seule direction la monodie peut eacutemouvoir efficacement alors que la

polyphonie meacutelange les contraires annule les effets produits par les divers eacuteleacutements musicaux

(modes mouvements meacutelodiques rythmes) et brouille de ce fait lrsquoacircme de lrsquoauditeur1

Lrsquoarticulation des affects et du discours chez Mei nrsquoest pas celle de Ciceacuteron ou de Bembo

mais celle donneacute par Aristote dans la Poeacutetique la musique nrsquoa pas vocation agrave adoucir les mœurs

mais agrave purger les passions violentes Mei se base sur lrsquoideacutee drsquoun musicien qui est eacutegalement poegravete2

crsquoest-agrave-dire drsquoune musique poeacutetique pour deacutevelopper une argumentation quant agrave la valeur de la

musique grecque ancienne et la faiblesse de la musique moderne Ce sont les qualiteacutes propres agrave la

meacutelodie simple qui auraient donneacute aux musiciens-poegravetes grecs une opportuniteacute interdite depuis par

la polyphonie

exprimer complegravetement et efficacement tout ce qursquoils souhaitaient faire comprendre agrave travers

le discours chanteacute au moyen et agrave lrsquoaide des hauteurs de la voix () accompagneacutees du tempeacuterament

reacutegulier de rapiditeacute et de lenteur articulant les parties de sa composition en fonction des qualiteacutes qui

[par leur nature propre] eacutetaient adapteacutees agrave une affection deacutetermineacutee

Les conclusions de G Mei qui entraient en opposition frontale avec la theacuteorie de Zarlino

allaient bientocirct trouver un eacutecho agrave la fois theacuteorique (avec la Camerata Bardi) et pratique (Caccini

Monteverdi) On ajoutera toutefois que la conception poeacutetique de la musique se manifestait deacutejagrave

au sein mecircme de la musique polyphonique produite y compris agrave Venise Cyprien de Rore

preacutedeacutecesseur de Zarlino agrave la chapelle Saint Marc appliquait en effet agrave la musique la ceacutelegravebre formule

drsquoHorace Ut pictura poesis erit (laquo la poeacutesie sera comme la peinture raquo) en reprenant la tradition

rheacutetorique de lrsquoekphrasis3 crsquoest-agrave-dire de la description Compositeur de madrigaux Rore utilisait en

effet des imagines musicales destineacutes agrave laquo renforcer le choc eacutemotionnel raquo4 Au sein drsquoun genre

polyphonique on trouve ainsi une recherche technique eacutetonnamment voisine de ce qursquoindique Mei

au sujet des poegravetes-musiciens grecs

Chaque mot important ou presque semble eacutevoquer une image sonore correspondante Les

tonaliteacutes et intervalles mineurs et majeurs expriment respectivement la tristesse et la joie les notes

ascendantes symbolisent des mots comme laquo ciel raquo les tessitures graves des mots comme laquo terre raquo Il

1 ABROMONT 2001 p 412 2 Lettre agrave V Galilei du 08 mai 1572 MEI 1960 p 71 116 3 Dans lrsquoAntiquiteacute lrsquoekphrasis est un type de discours qui relegraveve du domaine des laquo exercices preacuteparatoires raquo destineacutes aux eacutetudiants PERNOT 2000 p 194-196 4 MALHOMME p 110

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

95

utilise la dissonance pour exprimer la souffrance ou la lutte et il place des meacutelismes sur les mots qui

sans tendre vers une expression agrave programme requiegraverent une accentuation Les intervalles difficiles

constituent un autre moyen de traduire les eacutemotions1

B13 La musique au service de la parole

Lrsquoinfluence des studia humanitas qui marque profondeacutement la musique italienne du XVIe

siegravecle peut se traduire de diffeacuterentes maniegraveres soit agrave travers lrsquoideacuteal ciceacuteronien de sagesse et

drsquoeacutequilibre qui peut srsquointeacutegrer agrave la tradition heacuteriteacutee de Pythagore et Boegravece soit dans le modegravele de la

poeacutetique drsquoAristote et Horace Mais si la musique se calque sur la poeacutesie elle est alors conduite agrave

en adopter les meacutethodes le recours aux images et agrave lrsquoimitation 2 ce faisant elle srsquoeacuteloigne de ce

statut de science qui eacutetait auparavant le domaine des musici 3 crsquoest la conseacutequence drsquoune vision

empirique de la musique heacuteriteacutee drsquoAristoxegravene et remise agrave lrsquohonneur par Mei En outre lrsquoideacutee drsquoune

musique au service de la parole (expliciteacutee par Mei drsquoune maniegravere speacutecifique mais toutefois tregraves

largement partageacutee) ne peut aucunement ecirctre rapporteacutee agrave la conception grecque de la musique car

dans cette derniegravere mode et contenu verbal ne sont pas seacuteparables Ainsi lrsquoideacuteal humaniste va

conduire agrave terme agrave une laquo nouvelle raquo pratique musicale

B2 MISE EN CAUSE DrsquoUNE MUSIQUE laquo GOTHIQUE raquo

B21 La camerata Bardi

Lrsquoideacutee de mettre la musique au service de la parole ndash en reprenant le modegravele grec promu

par Mei ndash trouvera un eacutecho remarquable agrave Florence gracircce agrave une association informelle mais

influente connue sous le nom de Camerata fiorentina Cette expression deacutesigne en fait deux

regroupements successifs drsquoartistes et drsquointellectuels Le premier se reacuteunissait durant les anneacutees

1573 et 15924 chez le comte Giovanni dersquo Bardi (1534-1612) drsquoougrave le nom de Camerata Bardi qui

lui est resteacute5 le second agrave partir de 1592 et au deacutebut du siegravecle suivant autour de Jacopo Corsi et

Jacopo Peri

1 ARNOLD 1983 t II p 69 2 MALHOMME 2002 p 110 3 BISARO FRANGNE 2008 p 16 4 La premiegravere reacuteunion se serait deacuterouleacutee le 14 janvier 1573 HEUILLON 1993 p 57 5 Le nom de Camerata Bardi serait apparu pour la premiegravere fois en 1600 chez Caccini dans une deacutedicace de lrsquoEuridice ABROMONT 2001 p 416

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

96

Aupregraves du comte Bardi se trouvaient notamment Vincenzo Galilei et Giulio Caccini qui

semble-t-il y aurait acheveacute sa formation de musicien1 Ce que dit Caccini agrave ce sujet illustre bien la

ligne qui allait ecirctre suivie agrave lrsquoexemple des observations de Mei

Je puis dire en veacuteriteacute pour avoir freacutequenteacute agrave lrsquoeacutepoque ougrave elle rayonnait agrave Florence la tregraves

vertueuse Camerata de lrsquoIllustrissime Signor Giovanni Bardi dersquo Conti di Vernio ndash ougrave se reacuteunissait non

seulement une grande partie de la noblesse mais encore les plus eacuteminents musiciens les grands esprits

les poegravetes et philosophes de la ville ndash que jrsquoai plus appris de leurs doctes entretiens que je ne lrsquoai fait de

trente anneacutees de contrepoint car ces tregraves savants gentilshommes mrsquoont toujours encourageacute et par leurs

arguments lumineux ameneacute agrave deacutedaigner cette sorte de musique qui empecircchant drsquoentendre les paroles

ruine et lrsquoideacutee et le texte qursquoelle allonge les syllabes ou les abregravege pour se plier au contrepoint laceacuterant

par lagrave-mecircme la poeacutesie2

B22 Radicalisation de la critique de la polyphonie ndash Vincenzo Galilei

Vincenzo Galilei (1520-1591) joua un rocircle important au sein de la premiegravere camerata Il reprit

agrave son compte la critique adresseacutee par Mei mais il agit avec laquo lrsquoenthousiasme drsquoun croiseacute raquo lagrave ougrave

son correspondant srsquoeacutetait montreacute bien plus modeacutereacute3 Selon les termes de ses amis Galilei avait

proceacutedeacute agrave une laquo deacuteclaration de guerre raquo4 envers les contrapuntistes et le laquo ramassis de

monstruositeacutes raquo5 que contenait cette musique de laquo Goths raquo (crsquoest-agrave-dire celle des Franco-flamands)6

Contrairement agrave Mei toutefois Galilei eacutetait un veacuteritable musicien luthiste chanteur

compositeur et theacuteoricien Il eacutetait alleacute eacutetudier agrave Venise aupregraves de Zarlino avant drsquoengager une

poleacutemique avec ce dernier agrave travers son Dialogo della musica antica et della moderna (1581) Dans ce

texte il reproche notamment agrave son ancien maicirctre (agrave la lumiegravere de sa correspondance avec Mei) ses

lacunes concernant les sources grecques Galilei eacutetait eacutegalement marqueacute par Giorgio Vasari (1511-

1574) et sa conception de lrsquohistoire de lrsquoart7 Alors que les Grecs auraient eacuteteacute les inventeurs de la

musique les Romains lrsquoavait neacutegligeacutee en tant qursquoart libeacuteral avant que le deacutesastre srsquoachegraveve avec les

barbares du Nord8 Et mecircme si depuis Gaffurius Glarean et Zarlino lrsquoavaient rameneacutee agrave la vie

mecircme si des compositeurs tels que Ockeghem Josquin ou Willaert avaient su innover9 la

1 HEUILLON 1993 p 58 2 CACCINI 1993 p 86 3 PALISCA 1960 p 74 4 SCHRADE 1981 p 40 5 Ibid 6 Terme employeacute par Pietro dersquo Bardi (un des fils de G dersquo Bardi) dans une lettre adresseacutee agrave GB Doni HEUILLON 1993 p 22 7 SCHRADE 1981 p 36 Crsquoest chez Vasari que lrsquoon trouve les termes de laquo Renaissance raquo ainsi que de laquo gothique raquo pour deacutesigner le Moyen-acircge 8 SCHRADE 1981 p 36 9 Op cit p 37

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

97

polyphonie avait enfermeacute lrsquoart musical dans un reacuteseau de lois inviolables1 mais aucunement en

mesure de lui permettre drsquoacceacuteder agrave lrsquoideacuteal des Grecs Aussi pour Galilei la polyphonie de la fin

du XVIe siegravecle ne meacuteritait plus ecirctre qualifieacutee drsquoars perfecta

Car () depuis Cipriano de Rore musicien qui excellait agrave eacutecrire cette sorte de contrepoint et

jusqursquoagrave aujourdrsquohui la musique srsquoest abaisseacutee plus qursquoelle ne srsquoest eacuteleveacutee2

Dans le meilleur des cas la laquo perfection raquo de la polyphonie serait seulement relative aux

critegraveres propres aux Franco-flamands Or il est aveacutereacute que pour Galilei pour ses collegravegues de la

Camerata Bardi et pour bien des musiciens agrave venir ces critegraveres entrent en conflit avec ce que doit

ecirctre la vraie musique celle conccedilue agrave la lecture des Grecs Pour Agostino Agazzari par exemple3

les musiques polyphoniques srsquoavegraverent deacutefectueuses

cela provient du fait de ne pas comprendre son but [celui de la veacuteritable musique] son rocircle et

ses preacuteceptes ne voulant faire tenir lensemble que par lobservation des fugues et limitation des notes

et non par laffect et la repreacutesentation des paroles4

Lrsquoappui sur la lecture des textes des Anciens pour Galilei et plus geacuteneacuteralement pour les

membres de la Camerata Bardi ne doit pas induire en erreur en ce qui concerne lrsquoobjectif viseacute agrave

savoir lrsquoavegravenement drsquoune nouvelle musique Le paradoxe que semble contenir lrsquoattaque de Galilei

envers une moderna prattica ayant perdu la grandeur propre agrave la musica antica mise en regard avec la

critique des musiques elles aussi laquo modernes raquo formuleacutee par un deacutefenseur de la polyphonie comme

Artusi nrsquoest qursquoapparent Drsquoune part en effet lrsquoancienne pratique musicale qui est valoriseacutee est

dans un cas celle de lrsquoAntiquiteacute grecque dans lrsquoautre celle de la tradition polyphonique Et drsquoautre

part la musique laquo moderne raquo qui est deacutenonceacutee est bien dans les deux cas une musique joueacutee agrave la

fin du XVIe siegravecle mais il srsquoagit bien sucircr de deux musiques diffeacuterentes

Toutefois pour retrouver la laquo veacuteritable raquo musique il ne suffisait ni drsquoen retrouver les

sources comme lrsquoavait permis Mei ni de se contenter de telles consideacuterations theacuteoriques et

drsquoestimer laquo suffisant de savoir deacutemecircler ce qui eacutetait veacuteritablement ancien de ce qui ne lrsquoeacutetait pas raquo5

Restaurer la capaciteacute de la musique agrave servir le texte et exprimer les passions supposait une maicirctrise

musicale que Galilei ne posseacutedait pas

1 Op cit p 41 2 Galilei Dialogo della musica antica et della moderna p 20 Voir SCHRADE 1981 p 38 3 Agostino Agazzari (1578-1640) Compositeur et organiste nommeacute en 1603 maicirctre de chapelle agrave Rome 4 AGAZZARI 2007 p 11 5 SCHRADE 1981 p 42

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

98

B3 LES MOYENS DE LA MUSIQUE EXPRESSIVE ndash CACCINI

B31 Rheacutetorique et stile rappresentativo

Par quelle meacutethode technique retrouver la puissance eacutemotive attribueacutee agrave la musique de la

Gregravece antique Dans sa deacutedicace de son Euridice agrave Bardi Giulio Caccini (ca 1550-1618) qualifie le

genre drsquoeacutecriture vocale qursquoil a mis au point agrave cette fin par lrsquoexpression laquo stile rappresentativo raquo

Ce qursquoil srsquoagit de repreacutesenter crsquoest lrsquoacircme humaine et ses affects Or drsquoapregraves Aristote dont

lrsquoinfluence est alors tregraves grande (comme nous lrsquoavons vu pour Mei) il existe un certain son qui est

produit par lrsquoecirctre animeacute1 la voix En outre toujours selon Aristote laquo Les sons eacutemis par la voix

sont les symboles des eacutetats de lrsquoacircme raquo 2 cette association eacutetroite entre lrsquoacircme et la voix est alors

courante3 Si le but viseacute est de repreacutesenter lrsquoacircme et ses passions et si la voix est geacuteneacutereacutee par lrsquoacircme

et en symbolise les eacutetats la maniegravere de parler apparaicirct degraves lors comme un modegravele crsquoest pourquoi

Nicola Vicentino surtout connu pour son travail sur les micro-intervalles4 indique eacutegalement

comment il est possible en musique de recourir agrave des meacutethodes emprunteacutees agrave lrsquoart oratoire

profeacuterer doucement et fort rapidement et lentement et selon les paroles modifier la pulsation

pour exprimer les effets des passions de celle-ci () lrsquoexpeacuterience de lrsquoOrateur nous lrsquoenseigne agrave travers

la maniegravere qursquoil a dans lrsquoart oratoire de dire fort puis doucement lentement puis plus vite et par cela

il eacutemeut notablement son auditoire5

Crsquoest bien la rheacutetorique qui est proposeacutee ici comme le modegravele agrave suivre pour produire la

veacuteritable musique tant rechercheacutee Dans sa premiegravere preacuteface au Nuovo musiche (1601) Caccini y fait

clairement reacutefeacuterence

je me suis toujours efforceacute de chercher de nouvelles voies ndash dans la mesure ougrave la nouveauteacute

peut permettre au musicien drsquoatteindre son but plaire et eacutemouvoir les passions de lrsquoacircme6

1 ARISTOTE De lrsquoacircme II 8 5-6 2 ARISTOTE De lrsquointerpreacutetation 16a 3-5 3 Comme dans une lettre de G C Maffei consacreacutee agrave lrsquoapprentissage du chant et indiquant que laquo La voix (comme le dit [Aristote] dans son livre sur lrsquoacircme) est donc un son que geacutenegravere lrsquoacircme par la reacutepercussion de lrsquoair dans la tracheacutee afin de signifier quelque chose raquo Giovanni Camillo Maffei Lettre sur le chant Napoli 1562 Citeacute par HEUILLON 1993 p 27-28 4 Nicola Vicentino (1511-1576) avait eacuteteacute eacutelegraveve de Willaert On le connaicirct eacutegalement pour lrsquoeacutelaboration de divers instruments destineacutes agrave soutenir ses deacutemonstrations concernant les genres chromatiques et enharmonique de la musique grecque comme ce clavecin de 132 touches nommeacute arcicembalo Oxford II p 888 ABROMONT 2001 p 411 5 Vicentino Lrsquoantica musica ridotta alla moderna prattica (1555) Voir HEUILLON 1993 p15 6 CACCINI 1993 p 98

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

99

B32 Limites du modegravele oratoire

La question se pose toutefois de savoir comment srsquoarticulent drsquoune part lrsquoattachement de la

musique aux paroles et drsquoautre part la repreacutesentation des passions par la musique Les deux enjeux

sont souvent citeacutes conjointement comme srsquoils allaient neacutecessairement de pair Pourtant si dans le

premier cas crsquoest bien agrave la soumission de la musique agrave la parole que lrsquoon doit la preacutesence de lrsquoart

oratoire dans le second la rheacutetorique joue le rocircle indirect drsquoun modegravele et elle devient proprement

musicale Rien ne devrait imposer par principe que la repreacutesentation des affects implique

exclusivement que lrsquoon imite la voix plutocirct que drsquoautres eacuteleacutements auxquels la musique est

couramment associeacutee (comme les gestes ou la respiration) Et crsquoest pourtant ainsi que les choses

sont preacutesenteacutees laquo Drsquoabord les mots ensuite la musique raquo cette regravegle est le fondement incontesteacute

de la nouvelle pratique de la musique tant attendue par la Camerata Bardi et lrsquoideacutee que la

repreacutesentation des passions puisse reposer sur un principe exteacuterieur agrave la parole (mais propre agrave la

musique) est tout simplement absente Ceci alors mecircme que Galilei lui-mecircme avait bien pris soin

drsquoavertir les musiciens du risque qursquoil y aurait agrave vouloir suivre le texte mot agrave mot et proceacuteder agrave une

succession drsquoaffetti contradictoires il convenait plutocirct de deacutefinir et exprimer uniquement lrsquoaffetto

principal drsquoun passage donneacute du texte1 On peut alors supposer que chez Galilei et nombre de ses

collegravegues le rejet de la polyphonie eacutetait tel que la possibiliteacute de srsquoappuyer sur autre chose que la

parole en quelque domaine que ce soit ndash y compris pour la repreacutesentation drsquoun affetto ndash srsquoen trouvait

ignoreacutee La primauteacute du texte est indiscutable et crsquoest donc drsquoune certaine maniegravere lrsquoideacutee drsquoune

poeacutesie musicale (ou musicaliseacutee) qui domine

Tant dans le madrigal que dans lrsquoair je me suis toujours attacheacute agrave lrsquoimitation du sens du texte

recherchant suivant les sentiments qursquoil manifestait ces notes plus ou moins expressives qui recelaient

une gracircce particuliegravere parce que jrsquoavais cacheacute en elles ndash autant que je le pouvais ndash lrsquoart du contrepoint2

Dans ces conditions on ne sera pas surpris que le stile rappresentativo ait englobeacute plus

speacutecifiquement une technique de chant nommeacutee recitar cantando une deacuteclamation tregraves proche du

texte (mais qui agrave la diffeacuterence du reacutecitatif ne sacrifie aucunement la musicaliteacute) Pour autant si la

rheacutetorique se trouvait appeleacutee agrave fournir un modegravele permettant agrave la fois le suivi du texte verbal et la

repreacutesentation des passions on ne peut consideacuterer que la nouvelle musique ait franchement et

meacutethodiquement deacuteveloppeacute ce modegravele crsquoest plutocirct de lrsquoemploi de certains aspects particuliers de

1 SCHRADE 1981 p 41-42 2 CACCINI 1993 p 91

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

100

la rheacutetorique qursquoil faut parler Chez Caccini par exemple lrsquoapplication des figures rheacutetoriques agrave la

musique est tregraves limiteacutee

Jrsquoassimilerai lrsquousage des figures et des couleurs rheacutetoriques dans lrsquoeacuteloquence aux laquo passaggi raquo

laquo trilli raquo et autres semblables ornements1 que ccedila et lagrave agrave bon escient lrsquoon peut introduire pour lrsquoexpression

des passions2

B33 Pertinence du modegravele oratoire

Caccini mentionne en revanche trois eacuteleacutements veacuteritablement importants pour reacutealiser une

musique expressive laquo le patheacutetique la diversiteacute des aspects qursquoil peut prendre et la sprezzatura raquo3

Ce que Caccini deacutesigne par patheacutetique est laquo une certaine expression du mot et de sa

signification apte agrave eacutemouvoir la passion chez qui lrsquoeacutecoute raquo Crsquoest cette laquo certaine expression raquo qui

tient agrave lrsquointensiteacute du chant4 qui provoquera donc chez lrsquoauditeur lrsquoaffetto voulu ndash lequel est donc

bien ici le mecircme que celui qui est exprimeacute

Le deuxiegraveme eacuteleacutement mentionneacute ndash la diversiteacute dans lrsquoexpression ndash renvoie agrave la notion

rheacutetorique de convenance le style choisi par lrsquoorateur doit ecirctre adapteacute agrave son sujet et plus

preacuteciseacutement lorsqursquoil y a passage drsquoune passion agrave une autre

Quant agrave la notion de sprezzatura elle ressort de lrsquoideacuteal courtisan suivi par Caccini elle fait

reacutefeacuterence agrave un personnage aristocratique largement deacutefini par son apparence Le terme qui deacutesigne

une forme de nonchalance avait eacuteteacute forgeacute par Baldassare Castiglione (1478-1529) dans son traiteacute

du Parfait courtisan5 Castiglione cherchait agrave deacutefinir sous ce terme une forme de gracircce dans le

comportement6 Caccini deacutecide par conseacutequent drsquoadapter une telle maniegravere de cacher lrsquoart par lrsquoart

agrave la musique en suspendant ndash en neacutegligeant en quelque sorte ndash par moment lrsquoapplication stricte

des regravegles musicales ce choix est exposeacute degraves 1601

lrsquoideacutee me vint drsquointroduire une musique drsquoun genre nouveau ougrave lrsquoon pucirct quasi discourir en

musique y adoptant comme je lrsquoai deacutejagrave dit ailleurs certaine noble laquo sprezzatura di canto raquo passant parfois

par des dissonances cependant que la basse tenait la note7

1 Dans sa premiegravere preacuteface du Nuovo musiche Caccini deacutecrit les esclamazioni trilli et gruppi 2 CACCINI 1993 p 120 3 Op cit p 119-120 4 laquo la modulation du piano et du forte raquo CACCINI 1993 p 120 5 Publieacute en 1528 Preacutecisons que si certains aspects du traiteacute de Castiglione illustrent une volonteacute de pure efficaciteacute cette derniegravere tient largement agrave lrsquoenjeu politique de son propos en outre le traiteacute du Parfait courtisan nrsquoen vante pas moins la digniteacute morale de lrsquoorateur 6 Pour Castiglione laquo il faut fuir autant qursquoil est possible comme un eacutecueil tregraves aceacutereacute et dangereux lrsquoaffectation et pour employer peut-ecirctre un mot nouveau faire preuve en toute chose drsquoune certaine sprezzatura qui cache lrsquoart qui montre que ce que lrsquoon a fait et dit est venu sans peine et presque sans y penser Crsquoest de lagrave je crois que deacuterive surtout la gracircce raquo Voir HEUILLON 1993 p 67 7 CACCINI 1993 p 88

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

101

Lrsquoauteur du Nuevo musiche donnera en 1614 dans sa seconde preacuteface une deacutefinition de ce

proceacutedeacute agrave la fois plus technique et plus ouvertement associeacutee agrave la rheacutetorique

La laquo sprezzatura raquo est cette gracircce que lrsquoon confegravere au chant par la diminution des croches et

doubles croches de certaines notes dans le respect de la pulsation lui ocirctant ainsi cette eacutetroite finitude

cette seacutecheresse pour le rendre plaisant libre et meacutelodieux de mecircme que dans le parler commun

lrsquoeacuteloquence et lrsquoinvention rendent eacutevidentes et agreacuteables les choses dont on parle1

On peut preacuteciser que le deacuteveloppement drsquoune musique mise au service de la parole est

contemporain de lrsquousage du continuo (ou laquo basse continue raquo) Si cette maniegravere de jouer existait deacutejagrave

depuis quelques deacutecennies la nouvelle pratique de la musique ndash qui suivait le texte en privileacutegiant

la monodie ndash allait lui donner un essor important

La reacutepartition des rocircles au sein des instruments fait drsquoailleurs ressortir plus clairement la

relation entre la monodie et lrsquoexpression des passions Les instruments sont pour Agazzari diviseacutes

en deux classes ceux qui constituent le fondement et ceux qui constituent lrsquoornement Ceux de la

premiegravere classe sont lrsquoorgue le clavecin le luth le theacuteorbe la harpe etc En drsquoautres termes les

instruments polyphoniques capables de produire lrsquoharmonie La maniegravere dont les instruments

servant le fondement doivent intervenir est la suivante

dans ces situations ils doivent tenir lrsquoharmonie de maniegravere ferme sonore et continuelle pour

soutenir la voix en jouant tantocirct piano tantocirct forte selon la qualiteacute et la quantiteacute des voix du lieux et

de lrsquoœuvre en ne reacutepeacutetant pas trop les notes sur les cordes pendant que la voix fait un passage ou

quelque affect de faccedilon agrave ne pas lrsquointerrompre2

B4 LA THEacuteORIE DES PASSIONS DE LA CAMERATA BARDI

B41 Catharsis

Comme nous lrsquoavons remarqueacute la maniegravere dont les passions sont produites sur lrsquoauditoire

ne suscite aucun deacutebat particulier au sein de la Camerata Bardi

On peut voir dans cet eacutetat de fait comme en ce qui concerne la primauteacute accordeacutee agrave la

parole sur la musique une influence drsquoAristote et plus preacuteciseacutement de son concept de mimesis Le

1 Op cit p 120 2 AGAZZARI 2007 p 6

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

102

recours au principe de lrsquoimitation est drsquoailleurs agrave partir du milieu du XVIe siegravecle commun agrave

lrsquoensemble des arts1 Dans la Poeacutetique Aristote expose comment peut ecirctre opeacutereacutee la reacutegulation des

mœurs mais non par une musique qui communiquerait des passions modeacutereacutees faccedilonnant

positivement le caractegravere (comme peuvent le faire certains modes chez Platon ou Aristote lui-

mecircme ndash dans la Politique) Il est question cette fois de purger lrsquoacircme des passions violentes au moyen

de la catharsis Une musique mise au service de la parole interviendrait alors comme le font les arts

poeacutetiques

Si lrsquoon se tourne vers la nature et le fonctionnement des passions afin de comprendre

pourquoi la repreacutesentation drsquoune passion eacutetait supposeacutee eacuteveiller la mecircme chez lrsquoauditoire il nrsquoest

pas difficile de trouver une explication pleinement satisfaisante Agrave titre drsquoexemple un texte de

Lorenzo Giacomini donne en 1586 les indications suivantes

la passion nrsquoest rien drsquoautre que lrsquoagreacutement ou la fuite par lrsquoacircme drsquoun objet quelconque qursquoelle

reconnaicirct comme convenable ou non convenable () De leurs combinaisons [de lrsquoalleacutegresse la tristesse

le plaisir ou la douleur] sont constitueacutees les autres passions qui ne sont ni simples ni pures () [Elles

procegravedent drsquoune] alteacuteration interne des vapeurs ou des qualiteacutes actives par de tristes penseacutees ou par des

accidents exteacuterieurs2

On retrouve dans ces lignes des caracteacuteristiques classiques attribueacutees aux passions la

polariteacute entre le plaisant et le deacuteplaisant la distinction entre passions de bases et passions deacuteriveacutees

leur combinaison le rocircle de pheacutenomegravenes physiologiques Bien des traits mentionneacutes par Giacomini

preacutefigurent drsquoailleurs drsquoautres theacuteories agrave venir Le propos est donc loin drsquoecirctre sans pertinence

Pour autant lrsquoanalyse proposeacute se reacutevegravele surtout centreacutee sur une meacutecanique des passions

consideacutereacutees comme des pathologies dont il conviendrait de se deacutebarrasser

pour eacuteloigner la douleur pour srsquoalleacuteger et se libeacuterer de lrsquoanxieacuteteacute il [le cœur] remue comme

remuent le poumon et les autres organes de la voix lrsquoon pousse alors des cris et des geacutemissements si

lrsquoesprit ne les empecircchent pas Par ces moyens lrsquoacircme chargeacutee de meacutelancolie se deacutecharge et eacutevacue les

penseacutees douloureuses et les afflictions qui eacutetaient en elle Apregraves quoi elle reste libre et leacutegegravere agrave tel point

que mecircme si elle le deacutesirait elle ne pourrait plus pleurer srsquoeacutetant consumeacutees ces vapeurs (matiegravere des

pleurs) qui remplissaient la tecircte () Et cette purgation cet alleacutegement elle les fait avec quelque plaisir

par le moyen des larmes3

1 ACCAOUI 2011 p 515 2 Lorenzo Giacomini dersquoTebalducci Malespini Della purgazione della tragedia 1586 In HEUILLON 1993 p 15 3 HEUILLON 1993 p 16-17

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

103

Crsquoest bien lrsquoideacutee de la catharsis qui est reprise et illustreacutee ici (explicitant au passage la

possibiliteacute apparemment contradictoire que lrsquoacircme puisse eacuteprouver laquo quelque plaisir par le moyen

des larmes raquo) Et agrave ce titre le propos de Giacomini donne bien raison au fait que lrsquoon puisse dans

un but moral employer la musique afin de susciter des passions violentes ou neacutegatives Mais cela

nrsquoexplique toujours pas pourquoi lrsquoexpression drsquoune passion deacutetermineacutee devrait eacuteveiller chez

lrsquoauditeur cette mecircme passion Agrave quoi peut tenir ce lien consideacutereacute comme eacutevident entre catharsis et

stile rappresentivo permettant que la premiegravere puisse ecirctre mise en œuvre par le second

B42 Sympathie universelle et physiognomonie

Mecircme si nous ne la trouvons pas expresseacutement formuleacutee lrsquoideacutee stoiumlcienne de sympathie

universelle semble bien procurer un fondement conceptuel Les diverses parties du monde y sont

unies par un mecircme souffle divin Reprise par Plotin la question de la sympathie trouve un eacutecho

favorable agrave la Renaissance agrave travers des auteurs sensibles eacutegalement aux questions drsquoeacutesoteacuterisme

comme lrsquoeacutetait Paracelse

Mais lrsquoinfluence de la notion de physiognomonie est peut-ecirctre plus deacutecisive Heacuteriteacutee de

lrsquoAntiquiteacute (dont un premier traiteacute Physiognomica œuvre du Lyceacutee) et perpeacutetueacutee au Moyen-acircge par

un traiteacute attribueacute faussement agrave Aristote (le Secretum secretorum)1 cette conception eacutetait eacutegalement

bien preacutesente au XVIe siegravecle agrave travers les ouvrages de Cardan2 ou de Della Porta3 La notion drsquoune

telle physiognomonie portait sur la mise en correspondance de la physiologie du visage drsquoune

personne avec son caractegravere Mais elle leacutegitimait plus geacuteneacuteralement lrsquoideacutee que lrsquoon puisse laquo imiter

les passions en repreacutesentant les manifestations de leurs signes exteacuterieurs raquo4 Aussi ne sera-t-on pas

surpris de retrouver chez G Bardi une conception voisine appliqueacutee cette fois au son de la voix

Qui donc ignore que les ivrognes et ceux qui somnolent parlent geacuteneacuteralement dans le grave et

lentement que les hommes importants discourent drsquoune voix meacutediane calme et magnifique et que ceux

qui sont en colegravere ou affligeacutes par de grands maux srsquoexpriment dans lrsquoaigu et de maniegravere animeacutee (concitata)5

Que la relation entre repreacutesentation et communication drsquoun affect srsquoappuie sur le concept

de la sympathie stoiumlcienne ou de lrsquoamitieacute platonicienne il importe ici avant tout de remarquer que

le problegraveme se trouve ignoreacute Mais un tel laquo retour raquo agrave la musique des Anciens est-il bien un retour

1 Voir LOREE 2012 2 De metoposcopia 1558 3 Giambatista Della Porta De humana Physiognomona 1586 4 HEUILLON 1993 p 11 5 Giovanni dersquoBardi Discours envoyeacute agrave Giulio Caccini dit le Romain sur la musique antique et la maniegravere de bien chanter 1578 Ibid

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

104

agrave lrsquoidentique Il se pourrait que le cadre humaniste ait influenceacute un tel mouvement en le centrant

sur lrsquoindividu Comme le remarque aujourdrsquohui F Wolff

Crsquoest avec cette expressiviteacute communicative et cet art total des Anciens que lrsquoon preacutetend

renouer en Italie agrave la fin de la Renaissance () Cependant on infleacutechit inconsciemment la theacuteorie

ancienne La musique laquo repreacutesente raquo des dispositions moins anthropologiques qursquoindividuelles Et moins

des dispositions constantes agrave agir des caractegraveres que des eacutetats passionnels momentaneacutes des eacutemotions1

Pour reacutesumer la situation concernant les bases theacuteoriques sur lesquelles repose lrsquoideacutee drsquoune

identiteacute postuleacutee entre lrsquoaffect exprimeacute et lrsquoaffect ressenti ndash une ideacutee centrale pour les gens comme

Mei Galilei ou Caccini ndash nous dirons qursquoelles ne peuvent ecirctre clairement eacutetablies mais qursquoon trouve

dans le contexte geacuteneacuteral de lrsquoeacutepoque (lrsquoheacuteritage grec ndash Platon Aristote et les Stoiumlciens ndash et la maniegravere

dont il pouvait ecirctre interpreacuteteacute par les philosophes de la Renaissance) un terrain pouvant rendre

compte de la situation Mais ce terrain est-il le seul apanage des membres de la Camerata Bardi

C AVEgraveNEMENT DrsquoUNE SECONDA PRATTICA DE LA MUSIQUE

C1 ARTUSI ET LA DEacuteFENSE DE LrsquoARS PERFECTA

Lrsquoideacutee drsquoune correspondance entre les diverses parties du monde se retrouve bien entendu

eacutegalement dans la tradition de lrsquoharmonie universelle heacuteriteacutee de Pythagore et de Platon Formuleacutee

plus particuliegraverement dans le Timeacutee2 ou dans la Reacutepublique3 cette theacuteorie drsquoune harmonie universelle

1 WOLFF 2015 p 240 Lrsquoauteur souligne agrave ce sujet la diffeacuterence entre la relation de lrsquoart agrave lrsquohumaniteacute conccedilue selon les Anciens (un modegravele geacuteneacuteral) et selon les Modernes (un individu particulier) 2 laquo pour tous les sons agrave la fois rapides et lents qui nous apparaissent agrave la fois aigus et graves et que nous eacuteprouvons tantocirct comme inharmonieux agrave cause de lrsquoheacuteteacuterogeacuteneacuteiteacute du mouvement qursquoils produisent en nous tantocirct comme harmonieux agrave cause de lrsquohomogeacuteneacuteiteacute de ce mouvement raquo PLATON Timeacutee 80a 3 laquo que lrsquohomme juste () se dirige et srsquoordonne lui-mecircme devienne ami pour lui-mecircme et harmonise ces parties qui sont trois tout agrave fait comme les trois termes drsquoune harmonie la plus basse la plus haute et la moyenne ndash et drsquoautres srsquoil en trouve ecirctre dans lrsquointervalle

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

105

se perpeacutetue chez Boegravece et dans la majoriteacute des traiteacutes meacutedieacutevaux On la retrouve comme nous

lrsquoavons constateacute preacuteceacutedemment dans la theacuteorie musicale de Zarlino1 Et elle est preacutesente eacutegalement

chez un de ses anciens eacutelegraveves qui va srsquoopposer aux conceptions et pratiques musicales deacutefendues

par la Camerata Bardi

C11 Lrsquoheacuteritage de Ptoleacutemeacutee

LrsquoArtusi ou des imperfections de la musique moderne est publieacute par Giovanni Maria Artusi (1540-

1613) en 1600 agrave Venise2 Ce texte difficile srsquoil accorde une part tregraves grande agrave de nombreux deacutetails

techniques concernant lrsquoharmonie les modes la maniegravere de chanter et de jouer de diffeacuterents

instruments se preacuteoccupe pourtant largement drsquoenjeux essentiellement philosophiques Il srsquoagit

pour lrsquoauteur de deacutefendre cette theacuteorie zarlinienne largement marqueacutee par la tradition de

lrsquoharmonie universelle la composition ndash et tout particuliegraverement le contrepoint ndash concerne une

musique naturelle ou en drsquoautres termes laquo objective raquo reacutegie de maniegravere arithmeacutetique il y a

laquo exigence drsquouniteacute drsquoharmonie et drsquoeacutequilibre qui permet de relier les dimensions cosmologiques

anthropologiques et spirituelles de la musique raquo3 Crsquoest plus geacuteneacuteralement lrsquoautoriteacute des Anciens et

notamment de Boegravece qursquoArtusi entend faire valoir face agrave ces nouvelles musiques il srsquoen prend

avant tout agrave un compositeur qursquoil ne nomme pas encore expresseacutement

Ancien eacutelegraveve de Zarlino Artusi srsquoeacutetait preacuteceacutedemment opposeacute agrave Vincenzo Galilei un autre

eacutelegraveve de Zarlino qui avait cependant critiqueacute son ancien maicirctre

Il serait toutefois erroneacute de rattacher Artusi tout autant que Zarlino agrave une attitude figeacutee agrave

un respect borneacute des enseignements issus de lrsquoAntiquiteacute mecircme si laquo son intention avoueacutee est de

revenir agrave la theacuteorie musicale grecque alteacutereacutee ndash agrave son avis ndash par les theacuteoriciens du moyen acircge raquo4

Zarlino entendait fonder sa theacuteorie sur des bases rationnelles comme nous lrsquoavons vu il est la

recherche drsquoun ordre naturel de la musique dans lequel cette derniegravere pourrait se reacuteduire au

nombre et il srsquoefforce de reacuteactualiser le contrepoint Artusi pour sa part va srsquoefforcer de preacuteserver

cette exigence

ndash qursquoil lie toutes ces choses ensembles et que lui qui est formeacute de plusieurs il devienne tout agrave fait un modeacutereacute et harmoniseacute raquo PLATON Reacutepublique IV 443d-e 1 Voir VAN WYMEERSCH 1999 p 301 2 Giovanni Artusi LArtusi ovvero Delle imperfezioni della moderna musica 1600 3 BISARO FRANGNE 2008 p 11 4 FUBINI 1983 p 62

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

106

Son texte permet de mieux cerner quelle est la conception philosophique sous-jacente Il

srsquoagit avant tout de celle exposeacutee par Claude Ptoleacutemeacutee dans son Harmonika et relayeacutee par Boegravece

On pourrait preacutesenter les divers courants de la penseacutee grecque de maniegravere tregraves scheacutematique en

eacutenonccedilant les choses ainsi alors que les pythagoriciens prennent en consideacuteration uniquement la

raison et qursquoAristoxegravene disciple drsquoAristote se reacutefegravere aux sens on trouve chez Ptoleacutemeacutee ndash dans la

preacutesentation qursquoen donne Artusi ndash la volonteacute drsquoassocier les deux afin de pleinement rendre compte

de la nature de lrsquoharmonie Vario lrsquoun des deux protagonistes du dialogue de lrsquoArtusi argumente agrave

multiples reprises sur la pertinence de cette derniegravere attitude

consideacuterer uniquement le son comme sujet de la musique est une grande erreur puisqursquoil

appartient seulement au sens de lrsquoouiumle et en constitue lrsquoobjet et consideacuterer uniquement le nombre est

[eacutegalement] une erreur car il appartient seulement agrave la raison il faut alors que le sujet de la musique

soit une troisiegraveme chose composeacutee de ces deux et [que je nomme] le nombre sonore Le nombre sonore

nrsquoest rien drsquoautre que les parties du corps sonore diviseacute lequel recevant la raison de la quantiteacute approprieacutee

discreta nous renseigne avec certitude sur la quantiteacute du son qursquoil produit et sur les nombreux et

diffeacuterents sons de ses parties compareacutees1

Vario constate que pour les theacuteoriciens modernes comme pour les Anciens laquo le jugement

de lrsquoharmonie nrsquoappartient pas seulement au sens de lrsquoouiumle mais aussi agrave la raison raquo2 Aussi lorsque

Artusi observe que laquo Ptoleacutemeacutee a beaucoup plus de partisans qursquoAristoxegravene raquo3 il ne fait guegravere de

doute qursquoil se considegravere du nombre

Quant agrave lrsquoinfluence de Boegravece outre son rocircle de transmetteur et commentateur de Ptoleacutemeacutee

elle se manifeste eacutegalement dans sa conception cosmologique (la tripartition entre musica mundana

musica humana et musica instrumentalis) qui se retrouve dans lrsquoArtusi agrave travers lrsquoimportance du rapport

religieux agrave la musique En effet en eacutevoquant les laquo imperfections de la musique moderne raquo le sous-

titre de lrsquoouvrage met lrsquoaccent sur un choix qui srsquoapparente agrave un peacutecheacute degraves lors que lrsquoimperfection est

ce qui seacutepare lrsquohumain de la perfection divine et de ces imperfections il est bien question de cela

ndash le terme revient sans cesse ndash dans le dialogue de Luca et Vario La musique en effet est

laquo consideacutereacutee comme expression de la perfection du monde cosmique elle participe de la creacuteation

divine raquo4 Elle ne saurait donc ceacuteder agrave la meacutediocriteacute

1 ARTUSI p 153-4 Juste avant Vario indique que laquo comme Ptoleacutemeacutee le dit le sens juge des choses qui concernent la matiegravere et la raison srsquooccupe de la forme raquo Op cit p 153 2 ARTUSI 2008 p 153 3 Op cit p 127 4 BISARO FRANGNE 2008 p 14

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

107

de nombreuses et petites imperfections constituent une imperfection remarquable bien que

ces deacutetails ne gecircnent pas les oreilles des personnes grossiegraveres incapables drsquoune veacuteritable compreacutehension1

C12 Imperfections de la musique moderne

Or il se trouve de nouvelles musiques qui non seulement sont caracteacuteriseacutees par lrsquousage de

diverses imperfections mais dans lesquelles ces derniegraveres sont mecircme revendiqueacutees comme

souhaitables en raison des effets qursquoelles produiraient sur lrsquoauditeur Et les musiciens deacutefendant ce

point de vue privileacutegieraient les sens au deacutetriment de la raison

ils preacutetendent que [leur maniegravere] est la vraie maniegravere de composer ils affirment que cette

nouveauteacute ce nouvel ordre de la composition produit beaucoup drsquoeffets que la musique ordinaire

pleine de si belles et suaves harmonies ne peut ni pourra jamais produire Ils affirment que le sens en

entendant de telles acircpreteacutes se met en mouvement et produit des choses merveilleuses2

La critique drsquoArtusi envers Monteverdi puisque crsquoest de lui dont il srsquoagit porte notamment

sur un usage des dissonances (sans preacuteparations) constituant une forme de meacutepris de regravegles qui en

dernier ressort relegravevent de lrsquoharmonie universelle3

Mais ce meacutepris touche drsquoautres domaines et notamment lrsquousage des modes Une part

importante de la seconde dissertation composant son ouvrage (le dernier tiers)4 est lrsquooccasion pour

Artusi (agrave travers le personnage de Vario) apregraves srsquoecirctre pencheacute sur les genres musicaux heacuteriteacutes de la

theacuteorie grecque (diatonique enharmonique et chromatique) de deacutevelopper une sorte drsquohistoire des

modes Lrsquoexposeacute est long partant des modes grecs srsquoattardant sur Boegravece puis Odon de Cluny et

Lefegravevre drsquoEacutetaples srsquoachevant avec Gaffurius Glarean Zarlino et Salinas

Ce qursquoArtusi reproche aux Modernes crsquoest laquo lrsquoinobservance des modes raquo ils introduisent

de la sorte de regrettables imperfections Les Anciens en effet observaient lrsquoordre du mode associeacute

agrave la meacutelodie concerneacutee (louange agrave un dieu ou un homme ceacutelegravebre chanson nuptiale lamentation)

1 ARTUSI 2008 p 70 2 Op cit p 144 Citeacute eacutegalement par MORRIER 2015 p 41-42 3 Artusi analyse ainsi un passage en observant que laquo la partie aigue nrsquoa aucune correspondance ni proportion harmonique avec la partie grave raquo MORRIER 2015 p42 4 ARTUSI 2008 p 179-207

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

108

Mais quant aux nocirctres [les Modernes] qui font aujourdrsquohui une cantilegravene de quatre cinq modes

ou plus comment nommera-t-on une cantilegravene ainsi faite Srsquoil y eucirct jamais un acircge qui obeacuteit agrave lrsquoomission

des modes crsquoest bien celui-ci1

Cette maniegravere de proceacuteder est drsquoautant moins acceptable que les Modernes laquo font passer

pour lrsquoune des sept merveilles du Monde raquo2 toutes les impertinences qursquoils commettent Aussi doit-

on constater que la conception zarlinienne de la musique deacutefendue par Artusi et celle deacuteveloppeacutee

par les membres de la Camerata fiorentina empruntent bien lrsquoune comme lrsquoautre agrave la rheacutetorique mais

qursquoelles ne suivent pas le mecircme modegravele Alors que Mei Galilei ou Caccini privileacutegient le devoir de

lrsquoorateur qui consiste agrave eacutemouvoir les passions (muovere gli affetti) venant agrave la rheacutetorique par la

meacutediation de la poeacutetique aristoteacutelicienne la rheacutetorique qui intervient chez Zarlino semble

davantage mettre lrsquoaccent sur le plaire et le concilier3 davantage sur lrsquoethos que sur le pathos

Lrsquoimitation des paroles par la musique intervient tout comme dans la nouvelle musique mais

lrsquoobjectif viseacute nrsquoest pas la purgation et la convenance du style au propos doit srsquoopeacuterer dans le

registre de la modeacuteration

Le compositeur doit veiller agrave accompagner autant qursquoil pourra chaque parole de telle maniegravere

que lagrave ougrave elle signifie asprezza durezza crudeltagrave amaritudine amp autres choses semblables lrsquoharmonie lui

soit semblable crsquoest-agrave-dire assez dure et acircpre de faccedilon cependant qursquoelle nrsquooffense pas4

Si Vario rappelle que laquo Le but du Musicien et celui du Poegravete sont le mecircme raquo5 et preacutecise

que drsquoailleurs les deux laquo eacutetaient anciennement une seule et mecircme chose raquo6 ce but commun ne

consiste nullement agrave susciter les passions

Le but du Poegravete est de reacutejouir et de deacutelecter celui du Chanteur et de lrsquoInstrumentiste sera donc

de reacutejouir et de deacutelecter7

Il serait tregraves abusif de reacuteduire le propos drsquoArtusi agrave une attitude laquo reacuteactionnaire raquo face une

musique (celle de Monteverdi essentiellement) qursquoil ne comprend pas celle drsquoun laquo heacuteritier deacutevot

de son propre maicirctre Zarlino raquo8 Le contexte historique dans lequel les attaques drsquoArtusi prennent

1 ARTUSI 2008 p 183 2 Op cit p 184 3 Voir MALHOMME 2002 p 105 4 ZARLINO p 339 in MALHOMME p 2002 p 108 5 ARTUSI 2008 p 63 6 Op cit p 84 7 Op cit p 64 8 BISARO FRANGNE 2008 p 12

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

109

place ndash agrave savoir les suites du Concile de Trente et lrsquoeacutetablissement par lrsquoEacuteglise romaine de lrsquoIndex1 ndash

pourrait toutefois donner quelque creacutedit agrave cette figure drsquoun theacuteoricien inquisitorial car la musique

et plus preacuteciseacutement la musique theacuteorique est laquo consideacutereacutee comme expression de la perfection du

monde cosmique elle participe de la Creacuteation divine raquo2 Et les incessantes accusations porteacutees

envers les laquo imperfections raquo ne peuvent qursquoencourager agrave faire entrer Artusi dans ce rocircle

Mais il est clair que la controverse se fonde sur des enjeux autres que des ressorts religieux

ou psychologiques mecircme si la fragiliteacute de la position drsquoArtusi semble aveacutereacutee3 On notera drsquoabord

que le texte ne se reacutesume nullement agrave des attaques gratuites qursquoil est tregraves argumenteacute (lrsquoouvrage

eacutetant drsquoune lecture difficile) et se reacutevegravele finalement assez nuanceacute Ensuite lrsquoapproche deacutefendue se

reacuteclame de Ptoleacutemeacutee en drsquoautres termes est revendiqueacutee la quecircte drsquoune compleacutementariteacute

neacutecessaire entre la raison (tradition pythagoricienne) et les sens (heacuteritage drsquoAristoxegravene)4 Crsquoest

vraisemblablement de ce point de vue qursquoArtusi considegravere que sa deacutemarche est supeacuterieure agrave celle

de ceux qursquoil critique puisque ces derniers cherchant agrave satisfaire leurs caprices tout agrave la fois ne

suivent pas la raison et corrompent les sens en se contentant de vouloir les satisfaire5 Enfin comme

nous lrsquoavons mentionneacute la conception de Zarlino et drsquoArtusi concernant lrsquoutilisation de la

rheacutetorique diffegravere de celle deacutefendue par Mei et Galilei et dont Monteverdi est en quelque sorte le

propagateur

C2 LA RHEacuteTORIQUE MUSICALE DE MONTEVERDI

C21 Leacutegitimation drsquoune pratique musicale centreacutee sur la meacutelodie

Claudio Monteverdi (1567-1643) peut en effet ecirctre consideacutereacute drsquoune certaine maniegravere

comme celui qui va faire pleinement aboutir ce qui avait eacuteteacute penseacute par les membres de la Camerata

fiorentina Mais la maniegravere dont il voit (et preacutesente) sa musique ne possegravede pas le mecircme caractegravere

poleacutemique que les critiques faites par Galilei ou les remontrances drsquoArtusi Monteverdi ne voit pas

dans les deux pratiques musicales qursquoil distingue une situation qui conduirait neacutecessairement agrave

renoncer agrave lrsquoune pour ne conserver que lrsquoautre plutocirct que de disqualifier une polyphonie

1 Index librorum prohibitum ou Index des livres interdits 2 BISARO FRANGNE 2008 p 14 3 Op cit Op cit p 18-19 4 On pourrait toutefois remarquer qursquoune telle compleacutementariteacute entre sens et raison eacutetait au cœur de la theacuteorie drsquoAristoxegravene (Voir

Chap 1 C1 laquo Aristoxegravene de Tarente raquo) 5 ARTUSI 2008 p 47-48

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laquo gothique raquo qursquoil dit respecter et admirer1 il tiendra agrave faire valoir que la pratique qui est la sienne

radicalement diffeacuterente de lrsquoancienne est tout aussi leacutegitime Lors de la publication de son

cinquiegraveme livre de madrigaux il srsquoexprime en effet au sujet des attaques porteacutees par Artusi2 et en

le nommant en ces termes

jrsquoai eacutecrit une reacuteponse par laquelle jrsquoespegravere montrer que je ne compose pas au hasard Degraves que

jrsquoaurai termineacute de lrsquoeacutecrire () je la publierai sous le titre Deuxiegraveme pratique ou Sur la Perfection de la Musique

moderne3

Lrsquoouvrage ici annonceacute ne verra jamais le jour en deacutepit des annonces reacutepeacuteteacutees de

Monteverdi Mais le titre qursquoil entend lui donner pointe le cœur mecircme de la controverse il srsquoagit

clairement drsquoune reacuteponse du berger agrave la bergegravere puisque qursquoil reprend la forme exacte de lrsquoArtusi

ou sur les imperfections de la musique moderne publieacute cinq ans auparavant4 Cette nouvelle musique

devenue donc ceacutelegravebre sous lrsquoexpression de seconda prattica sera cependant preacuteciseacutee par Giulio Cesar

Monteverdi (1573-1631)5 le fregravere de Claudio Ce dernier donne comme leacutegitimation

suppleacutementaire agrave cette nouvelle musique la figure de Cipriano de Rore ainsi que lrsquoautoriteacute de Platon

dont il cite un passage de la Reacutepublique

la meacutelodie est composeacutee de trois eacuteleacutements la parole lrsquoharmonie et le rythme6

Selon Monteverdi il faut retenir ici de Platon qursquoil veut ainsi signifier que la parole est

premiegravere contrairement agrave ce qui se produit dans la prima prattica ougrave la musique domine La formule

de Platon semble drsquoailleurs avoir eacuteteacute si deacutecisive pour Claudio Monteverdi que le traiteacute qursquoil espeacuterait

encore reacutediger en 1633 en aurait tregraves exactement suivi les termes7

En ce qui concerne ces Anciens auxquels prima prattica et seconda prattica pouvaient ecirctre

respectivement rattacheacutees il est clair que lrsquoideacutee de contemplation ou drsquoeacuteterniteacute convenant agrave la

premiegravere lrsquoinscrivait dans la tradition de Pythagore alors que la seconde se fondait sur le

1 Son fregravere Giulio Cesar parlant des deux pratiques musicales laquo Mon fregravere estime les deux il les honore et les loue raquo Citeacute par SCHRADE 1981 p 193 2 Et notamment sur le madrigal Crudata Amarilli le premier du cinquiegraveme livre 3 SCHRADE 1981 p 191 4 Artusi avait eu lrsquooccasion de lire le manuscrit du cinquiegraveme livre de madrigaux ce qui explique que la publication de son ouvrage ait preacuteceacutedeacute de plusieurs anneacutees celle des piegraveces musicales qursquoil y critique Voir SCHRADE 1981 p 190-191 5 Dichiaratione della lettera stampata nel quinto Libro de suoi madrigali preacuteface des Scherzi musicali de C Monteverdi 1607 6 PLATON Reacutepublique livre III 398d 7 laquo ce traiteacute intituleacute Mellodia overo seconda prattica musicale serait diviseacute en trois livres de mecircme que la meacutelodie est diviseacutee en trois eacuteleacutements dans le premier il serait question de lrsquooratione du sens et des proprieacuteteacutes des mots dans le second de lrsquoharmonie dans le troisiegraveme du rythme raquo SCHRADE 1981 p 193

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deacuteroulement du temps et le primat du sens donc en suivant Aristote et Aristoxegravene Traduit dans

la construction musicale le choix de la seconda prattica reposerait sur lrsquoideacutee que laquo lrsquoharmonie est une

puissance qui doit ecirctre actualiseacutee par une meacutelodie raquo1

C22 Invention et disposition

La nouvelle musique composeacutee par Monteverdi qui rencontre ndash au grand regret drsquoArtusi ndash

un succegraves important aupregraves du public signifie lrsquoavegravenement drsquoune conception oratoire de la

musique2 Lrsquoapplication de la rheacutetorique agrave la musique est ainsi une reacutealisation de lrsquoideacutee de poeacutetique

musicale au sens ougrave la musique serait agrave la fois un art poeacutetique (fondeacute sur la parole) et poieacutetique (au

sens ougrave elle relegraveve de la production de la fabrication drsquoune œuvre) Chez Monteverdi les rocircles de

la rheacutetorique et de cette poeacutetique sont drsquoailleurs eacutetroitement lieacutes puisque la musique est envisageacutee

de la recherche des ideacutees jusqursquoagrave son eacutecriture proprement dite En ce sens drsquoailleurs on peut dire

que le travail de Monteverdi poursuit agrave sa maniegravere et en deacutepit des divergences entre les deux

laquo pratiques raquo le projet zarlininien

La rheacutetorique toutefois ne se trouve pas appliqueacutee dans son ensemble seules sont

opeacuteratoires les laquo parties raquo qui relegravevent de lrsquoeacutecriture invention disposition et eacutelocution3

Il faut cependant preacuteciser que cette laquo rheacutetorisation raquo nrsquoest pas theacuteoriseacutee de maniegravere explicite

ou tout au moins qursquoelle ne se concreacutetise pas en Italie sous forme de traiteacutes Que ce soit chez

Monteverdi ou chez Artusi les allusions sont claires mais ne constituent pas vraiment un

vocabulaire technique acheveacute Prenons ce passage de LrsquoArtusi ougrave Luca affirme

Je sais tregraves bien que si le compositeur veut composer une cantilegravene il faut que la premiegravere

chose agrave laquelle il doit penser soit le but Et afin de lrsquoatteindre il doit [preacuteparer] la matiegravere qui lui est

neacutecessaire ensuite par lrsquoinvention [il doit reacutealiser] lrsquoœuvre lui donner la forme qursquoil a deacutejagrave dans lrsquoesprit

et la porte agrave la perfection4

Ce passage illustre assez bien en quoi la production drsquoune piegravece musicale est effectivement

envisageacutee selon un scheacutema qui reprend les diverses parties de la rheacutetorique (conception deacutejagrave agrave

1 BISARO FRANGNE 2008 p 29 2 MORRIER 2015 p 7 3 Dans Monteverdi et lrsquoart de la rheacutetorique Denis Morrier srsquoest attacheacute agrave preacutesenter la seconda prattica drsquoapregraves ce deacutecoupage en srsquoappuyant conjointement sur lrsquoanalyse de piegraveces du compositeur et sur les remarques faites par Artusi Crsquoest de son analyse que nous partons dans les lignes qui suivent 4 ARTUSI 2008 p 64

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

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lrsquoœuvre chez Zarlino)1 mais sans pour autant que la terminologie employeacutee soit la bonne Dans le

vocabulaire de la rheacutetorique lrsquoinvention2 deacutesigne en effet la recherche des ideacutees ou des arguments

crsquoest la matiegravere du discours qui est en jeu Lrsquoinvention rheacutetorique correspond ainsi dans le propos

de Luca preacuteciseacutement agrave ce qursquoil ne deacutecrit pas comme laquo invention raquo mais agrave lrsquoeacutetape preacuteceacutedente celle

de la preacuteparation de la matiegravere neacutecessaire au compositeur et ce qursquoil nomme laquo invention raquo

correspond agrave la disposition et agrave lrsquoeacutelocution qui sont les eacutetapes suivantes de lrsquoeacutecriture du discours

Le vocabulaire est plus juste pour Monteverdi puisqursquoil distingue bien sous le terme

inventione le laquo processus de recherche (lrsquoinvention) qui preacutecegravede celui de lrsquoeacutecriture raquo3 Il est cependant

agrave noter que lrsquoinvention chez Monteverdi est bien loin drsquoobeacuteir agrave ce que lrsquoon pourrait attendre de

principes issus de lrsquoinfluence de Mei les outils qui constituent lrsquoinvention sont avant tout musicaux

La lecture des lettres adresseacutees par Monteverdi agrave son librettiste Alessandro Striggio indique qursquoil lui

demande de reacutediger son texte en fonction drsquoun plan preacuteeacutetabli selon des principes musicaux Ainsi

laquo la nature du texte est souvent conditionneacutee par des ideacutees musicales preacutealables raquo4 Nous sommes

ici agrave lrsquoopposeacute de la regravegle exigeant que la musique soit au service des paroles

La disposition rheacutetorique nrsquoest pas toujours le principe structurant des œuvres de

Monteverdi qui suit eacutegalement un principe de symeacutetrie que lrsquoon rattacherait plutocirct agrave lrsquoarchitecture5

On trouve neacuteanmoins dans le cas du ceacutelegravebre madrigal Il combattimento di Tancredi e Clorinda un plan

qui reacutepond bien aux regravegles de la rheacutetorique Selon Morrier6 il serait composeacute de sept sections

exordium propositio digressio narratio confirmatio confutatio peroratio On ajoutera que la structure de

lrsquoœuvre semble bien avoir reacutesulteacute drsquoune invention baseacutee sur des choix musicaux dans la mesure ougrave

sa structure est eacutetablie laquo en dehors de toute relation descriptive avec le texte raquo7 et mecircme en

modifiant ce dernier si neacutecessaire8 Dans ce cas on peut donc agrave juste titre parler drsquoune rheacutetorique

proprement musicale et non plus drsquoune musique simplement calqueacutee sur les principes rheacutetoriques

drsquoun discours verbal

C23 Eacutelocution et sprezzatura

1 Le quatriegraveme livre des Institutions harmoniques consacreacute agrave la relation entre texte et musique expose quelles techniques musicales speacutecifiques employer en fonction de paroles cruelles douces ou allegravegres 2 Agrave bien distinguer des laquo inventions musicales raquo de Janequin ou Bach 3 MORRIER 2015 p 91 4 Op cit p 93 5 Crsquoest notamment le cas de lrsquoOrfeo Voir agrave ce sujet lrsquoanalyse donneacute par Denis Morrier MORRIER 2015 p 115-119 6 Voir MORRIER p 2015 107-115 7 SCHRADE 1981 p 320 8 Monteverdi a en effet supprimeacute une strophe du texte du Tasse (Jeacuterusalem deacutelivreacutee) MORRIER 2015 p 107

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

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Agrave lrsquoinstar de la structure du Combattimento qui peut ecirctre analyseacutee en termes de rheacutetorique la

description drsquoune autre eacutetape rheacutetorique lrsquoeacutelocution pourrait ecirctre envisageacutee Toutefois nous nous

garderons drsquoanticiper sur une situation qui nrsquoest pas celle de lrsquoeacutecriture de Monteverdi En effet il

serait agrave ce stade preacutematureacute de parler de laquo figures de style raquo on pourrait certes parler de figures

mais en preacutecisant alors que ce terme deacutesigne des motifs meacutelodiques consideacutereacutes du point de vue

technique sans qursquoune fonction rheacutetorique leur soit attribueacutee (crsquoest en ce sens que lrsquoexpression de

musique figureacutee ou musica figurata deacutesigne la polyphonie complexe ndash laquo fleurie raquo ndash des franco-

flamands)1 Le terme de laquo figuralisme raquo (ou madrigalisme) est eacutegalement source de confusion

certes nous sommes plus pregraves de lrsquoideacutee drsquoune rheacutetorique musicale puisque dans cette technique

les figures deacutesignent des effets expressifs geacuteneacuteralement descriptifs de paysages de sentiments

drsquoeacuteveacutenements climatiques comme lrsquoorage les notes hautes et basses peuvent deacutenoter

respectivement les anges et le diable etc Toutefois le figuralisme ne cherche pas agrave deacutevelopper un

discours musical mais agrave laquo peindre raquo en musique2 Les deux deacutemarches ne sont pas neacutecessairement

inconciliables mais elles ne sauraient ecirctre assimileacutees lrsquoune agrave lrsquoautre

Il semble bien toutefois que drsquoune maniegravere voisine de celle employeacutee par ses preacutedeacutecesseurs

et contemporains Monteverdi ait bien pratiqueacute une sorte drsquoeacutelocution en musique sans pour autant

en utiliser les termes Crsquoest la comparaison avec les figures deacutecrites au mecircme moment en Allemagne

par Burmeister cette fois dans une deacutemarche fondamentalement rheacutetorique3 qui permet de faire

entrer ces diverses figures (ou ornements) dans le domaine de lrsquoeacutelocution

Les auteurs et compositeurs italiens parleront donc sans les preacutesenter de maniegravere organiseacutee

dans un cadre commun drsquoimitazione4 de fuga ou drsquoesclamatione Quant au figuralisme il se retrouvera

effectivement inteacutegreacute en tant que figure drsquoun discours musical dans le rocircle qui sera qualifieacute

drsquohypotypose (maniegravere de faire apparaicirctre de maniegravere immeacutediate un eacuteleacutement du texte comme srsquoil

eacutetait doueacute de vie)

La conception oratoire de la musique implique aussi que cette derniegravere soit penseacutee en

fonction de lrsquoauditoire agrave qui elle est destineacutee supposant un style adapteacute agrave tel ou tel public Dans le

domaine de la rheacutetorique proprement dite trois genres eacutetaient distingueacutes depuis Aristote

deacutemonstratif (pour louer ou blacircmer) deacutelibeacuteratif (en assembleacutee politique) ou judiciaire Dans le

domaine musical lrsquoeacutequivalent de ce genre de distinction allait ecirctre conccedilu drsquoapregraves trois lieux propres

1 ARNOLD 1983 t II p 183 2 Voir MORRIER 2015 p 14-15 3 Voir chapitre IV C laquo Joaquim Burmeister raquo 4 laquo Lrsquoimitation est ce que lrsquoon retrouve entre deux ou plusieurs parties [qui procegravedent] seulement par les mecircmes degreacutes sans avoir drsquoautres consideacuterations pour les intervalles raquo Artusi LrsquoArte del contraponto fdeg31 citeacute par MORRIER 2015 p 147

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

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agrave lrsquoexeacutecution drsquoougrave la seacuteparation entre musique drsquoeacuteglise musique de theacuteacirctre et musique de

chambre1

Chez Monteverdi lrsquoauditoire est avant tout aristocratique il srsquoagit de la cour des Gonzague

agrave Mantoue de 1590 agrave 1612 2 puis gracircce agrave son poste de maicirctre de chapelle de Saint-Marc de Venise

de lrsquoentourage du doge3

La musique de Monteverdi eacutetait essentiellement destineacutee agrave un public de courtisans ce qui

semble expliquer qursquoil ait adopteacute cette liberteacute dans le rythme musical vanteacutee par Caccini sous le

terme de sprezzatura Castiglione lui-mecircme avait donneacute son propre avis concernant lrsquoapplication de

la laquo nonchalance raquo du style

continuer dans les consonances parfaites engendre la satieacuteteacute et deacutemontre une harmonie trop

affecteacutee ce que lrsquoon eacutevite en mecirclant les imparfaites on fait ainsi en quelques sortes une comparaison

gracircce agrave laquelle nos oreilles restent mieux suspendues attendent plus avidement et goucirctent les parfaites4

Les observations critiques drsquoArtusi adresseacutees agrave ceux qui tel Monteverdi cherchent laquo des

rencontres de consonances imparfaites raquo pour laquo obtenir ces effets qui satisfont leur caprice raquo5

concernent donc bien la sprezzatura musicale telle qursquoexposeacutee par Castiglione et mise en œuvre par

Caccini ou Monteverdi Mais dans le mecircme temps on a vu comment elle eacutetait bien pour ce dernier

un choix deacutelibeacutereacute et assumeacute La controverse de lrsquoArtusi semble donc bien posseacuteder une dimension

que lrsquoon pourrait qualifier de sociologique Artusi deacutefend une musique qui constituerait gracircce agrave

lrsquoapplication de regravegles une sorte de langue commune alors qursquoagrave la suite de Rore les compositeurs

laquo modernes raquo comme Gesualdo ou Monteverdi seraient des aristocrates conversant entre eux et se

reconnaissant agrave leur style6

C24 La seconda prattica et la theacuteorie des passions

Il apparait toutefois que la maniegravere de composer dans la seconda prattica vise bien avant tout

agrave exprimer les passions Drsquoougrave les pratiques des compositeurs modernes manifestation de leur

1 MORRIER 2015 p 20 2 Voir SCHRADE 1981 p 143-151 3 Op cit 1981 p 249-258 4 Castiglione Le parfait courtisan In MORRIER 2015 p 23 5 ARTUSI 2008 p 101 6 laquo Les excentriciteacutes drsquoeacutecriture des auteurs modernes sont en quelque sorte la marque drsquoappartenance agrave une veacuteritable caste drsquoeacutelus raquo MORRIER 2015 p 81

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

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eacutelitisme qui se traduirait aussi par une tendance agrave mecircler les genres (diatonique chromatique et

enharmonique)1 ce qui en interdit la compreacutehension Mais Monteverdi emploie souvent des notes

de passage (passi duriusculi) dans ses meacutelodies et il a recours au genre chromatique afin drsquoexprimer

les laquo passions les plus tourmenteacutees raquo2 On observera toutefois qursquoil adopte eacutegalement agrave cette fin

lrsquousage de tel ou tel mode selon le caractegravere qui lui est associeacute Dans lrsquoOrfeo par exemple il recoure

au mode de mi (phrygien) pour son aspect plaintif le mode de do pour lrsquoaction ou le mode de sol

pour les eacutepisodes pastoraux3

Il reste agrave savoir sur quels principes philosophiques eacutetait susceptible de srsquoappuyer

Monteverdi concernant ces passions jouant un tel rocircle dans son œuvre Il nrsquoest pas certain que ces

principes puissent ecirctre simplement assimileacutes agrave ceux que nous avions mentionneacutes preacuteceacutedemment

En effet on peut consideacuterer comme lrsquoont proposeacute Xavier Bisaro et Pierre-Henry Frangne que si

Monteverdi nrsquoa exposeacute par eacutecrit aucune laquo theacuteorie des passions raquo (sa penseacutee se traduisant avant tout

dans sa musique) bien des aspects pourrait srsquoen retrouver chez Descartes4

En premier lieu la musique vise bien agrave eacutemouvoir les passions et doit ecirctre traiteacutee en vue de

lrsquoeffet qursquoelle produit LrsquoAbreacutegeacute de musique deacutebute en caracteacuterisant la musique ainsi

Son objet est le son Sa fin est de plaire et drsquoeacutemouvoir en nous des passions varieacutees Aussi des

chants peuvent-ils ecirctre agrave la fois tristes et plaisants il nrsquoy a rien drsquoeacutetonnant agrave ce qursquoils produisent des

effets si diffeacuterents ainsi les auteurs eacuteleacutegiaques et les acteurs tragiques nous drsquoautant plus qursquoils excitent

en nous davantage de peine5

Les propos de Descartes reacutedigeacutes en 1618-1619 apparaissent ici tout-agrave-fait dans le

prolongement de la conception humaniste heacuteriteacutee de la Renaissance et de lrsquoinfluence de la

rheacutetorique sur la musique Ils en traduisent en outre le caractegravere anthropologique et individuel par

lequel malgreacute la reacutefeacuterence aux Anciens crsquoest bien drsquoune nouvelle musique (et drsquoune nouvelle theacuteorie

musicale) dont il srsquoagit6

1 laquo Je dis qursquoon reconnait lrsquoespegravece par ce qui lui est propre Le propre du genre diatonique est de moduler par tons celui du chromatique par demi-tons et celui de lrsquoenharmonique par diesis Si nous utilisons les intervalles et la modulation qui est propre agrave un genre et en mecircme temps la modulation drsquoun autre genre il faut neacutecessairement dire que crsquoest un meacutelange et non pas un accident surtout lorsque lrsquoon fait beaucoup drsquoimpertinences comme il coutume de le faire aujourdrsquohui ARTUSI 2008 p 137-138 2 MORRIER 2015 p 36 3 Op cit p 77-78 4 Voir BISARO FRANGNE 2008 p 32-35 5 DESCARTES 1987 p 54 6 laquo la musique est une reacutealiteacute entiegraverement anthropologique qui renvoie au statut de fiction la musique ceacuteleste et la musique divine La dichotome antique et meacutedieacutevale qui seacuteparait la musica mundana de la musica humana est alors peacuterimeacutee la musique est tout entiegravere instrumentalis raquo BISARO FRANGNE 2008 p 33

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

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Lrsquoexpression musicale des passions semble bel et bien lrsquoemporter sur lrsquoharmonie universelle

et lrsquoimportance du nombre tient agrave la perception que nous en procure les sens

Il semble que la voix humaine est pour nous la plus agreacuteable pour cette seule raison que plus

que toute autre elle est conforme agrave nos esprits Peut-ecirctre est-elle encore plus agreacuteable venant drsquoun ami

que drsquoun ennemi du fait de la sympathie et de lrsquoantipathie des passions1

Monteverdi poussera lrsquoideacutee drsquoexprimer les passions par la musique jusqursquoagrave vouloir en

restituer les cheminements Dans une lettre mentionnant le projet drsquoune composition aujourdrsquohui

disparue il indique en effet comment il compte exprimer musicalement une eacutevolution affective

restituant successivement le deacutebut de la colegravere sa progression sa conclusion puis lrsquoeacutepanouissement

de lrsquoamour2 Un tel soucis concernant lrsquoeacutevolution des passions rencontrera un eacutecho important au

XVIIe siegravecle et notamment chez Descartes toujours dans son traiteacute des Passions de lrsquoacircme3

CONCLUSION

La theacuteorie de la musique en Italie est marqueacutee agrave la fin du XVIe siegravecle par une mise en cause

(deacutejagrave latente pour diverses raisons) de la polyphonie au profit drsquoune monodie qui fonde sa

leacutegitimiteacute sur la parole et les inflexions de la voix Cette opposition srsquoest parfois manifesteacutee de

maniegravere conflictuelle (avec Vincenzo Galilei ou Artusi par exemple) elle peut aussi se traduire

drsquoune maniegravere visant la conciliation entre deux pratiques (prima prattica seconda prattica) preacutesenteacutees

par Monteverdi non comme exclusives lrsquoune de lrsquoautre mais reacutepondant agrave des situations diffeacuterentes

Les conceptions intervenant pour rendre compte des effets de la musique peuvent soit

reposer sur des traditions anciennes (comme la physiognomonie) soit sur des ideacutees bien plus

reacutecentes

1 DESCARTES 1987 p 54 2 MORRIER 2015 p 93 3 DESCARTES 1996 On trouve relateacute par exemple agrave lrsquoarticle 201 comment chez certains la colegravere laquo ne dure guegravere agrave cause que la force de la surprise ne continue pas et que sitocirct qursquoils srsquoaperccediloivent que le sujet qui les a facirccheacutes ne les devait pas tant eacutemouvoir ils srsquoen repentent raquo

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

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CHAPITRE 4 ndash LrsquoESSOR DE LA POEacuteTIQUE MUSICALE

INTRODUCTION

Lrsquoideacutee selon laquelle la musique aurait pour fonction drsquoexprimer les affects humains comme

le fait un discours introduite en Italie pendant la Renaissance conduisit en Allemagne agrave la mise en

place progressive drsquoune rheacutetorique musicale consideacutereacutee dans lrsquoacception la plus forte qursquoune telle

expression puisse laisser supposer plus preacuteciseacutement cela donna lieu effectivement agrave une volonteacute

de laquo rheacutetoriser raquo la musique drsquoen systeacutematiser lrsquoenseignement sur les bases de la rheacutetorique Les

XVIe et XVII

e siegravecles virent lrsquoessor de cette conception de la musique qui vise bien plus qursquoagrave

mentionner une simple analogie entre les deux disciplines Et crsquoest bien dans cette recherche

meacutethodique drsquoune theacuteorie de la musique et drsquoune meacutethode de composition qui seraient

veacuteritablement eacutetablies selon des regravegles issues des arts du trivium (la grammaire et la rheacutetorique)

crsquoest-agrave-dire dans la conception la plus pure ou radicale qui en fut proposeacutee qursquoil nous semble que

puissent ecirctre tireacutes les eacuteleacutements drsquoune deacutefinition aussi complegravete que possible de ce qursquoest (ou devrait

ecirctre) la rheacutetorique musicale

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

120

Dans le cadre de lrsquoAllemagne lutheacuterienne et baroque cette approche est donc plus

speacutecifiquement connue sous le nom de poeacutetique musicale Elle marque de son empreinte les œuvres

de Schutz Buxtehude ou J-S Bach par exemple mais elle srsquoexprime clairement et sans qursquoaucune

confusion soit possible quant agrave ses buts et ses meacutethodes agrave travers la multitude des traiteacutes qui furent

publieacutes agrave cette eacutepoque

A EacuteMERGENCE DrsquoUNE NOUVELLE DISCIPLINE MUSICALE

A1 ORIGINES COMMUNES Agrave LrsquoEUROPE ET SPEacuteCIFIQUES Agrave LrsquoALLEMAGNE

Agrave quelles racines peut-on rattacher cette poeacutetique musicale et le foisonnement drsquoouvrages

auquel elle a donneacute lieu Dans les deux chapitres preacuteceacutedents nous avons insisteacute sur les deux points

qui nous paraissent essentiels pour favoriser lrsquointelligibiliteacute du pheacutenomegravene (a) la volonteacute de

srsquoappuyer sur la musique afin de propager la Parole divine laquelle implique de se donner les

moyens drsquoun veacuteritable laquo discours raquo musical (b) le deacuteveloppement en Italie drsquoune musique

cherchant agrave se fondre dans le discours verbal et ses formes sonores

Nous pouvons toutefois ecirctre plus complet concernant ces racines de la poeacutetique musicale

en y ajoutant drsquoautres eacuteleacutements deacutecisifs qursquoils concernent lrsquoeacutevolution de la musique europeacuteenne ou

le cas bien speacutecifique de lrsquoAllemagne

a) Il faut tout drsquoabord rappeler cette tendance geacuteneacuterale en Europe (plus particuliegraverement

certes en Italie mais aussi en France en Angleterre en Espagne) qui incite agrave prendre sous lrsquoeffet

de la redeacutecouverte des auteurs de lrsquoAntiquiteacute le discours oratoire comme modegravele pour les autres

arts Ce pheacutenomegravene est une des caracteacuteristiques de la Renaissance Il finit par concerner aussi la

musique tardivement mais agrave peu pregraves partout

b) Lrsquoeacutepoque accorde eacutegalement un rocircle preacutepondeacuterant aux affects et plus preacuteciseacutement agrave

lrsquoexpression des affects (affetti affekten passions) Cependant agrave partir du XVIIe siegravecle il ne srsquoagira plus

seulement de les consideacuterer drsquoun point de vue pratique les passions deviendront un sujet drsquoeacutetude

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

121

afin drsquoen comprendre la nature les proprieacuteteacutes les processus et non plus seulement agrave quoi (ou

comment) elles peuvent ecirctre utiliseacutees

c) La rocircle de la raison le fond rationaliste des theacuteoriciens lieacutes agrave la Camerata Bardi qui avait

pousseacute agrave consideacuterer la musique comme devant ecirctre subordonneacutee au modegravele du langage articuleacute

conduit alors de fait agrave consideacuterer la musique comme un art heacuteteacuteronome un art dont les lois

essentielles lui seraient exteacuterieures Lrsquoessor de la rheacutetorique musicale italienne ndash et de la seconda

prattica ndash ne signifie donc nullement que les affects devraient prendre le pas sur la raison bien au

contraire

d) Agrave cela srsquoajoute des traits speacutecifiques agrave la situation allemande les conseacutequences de la

Reacuteforme lutheacuterienne drsquoune part Luther comme nous lrsquoavons vu accorde en effet un rocircle de

premier plan agrave la musique laquo un des plus beaux des plus magnifiques preacutesents de Dieu raquo En outre

il met lrsquoeacutecoute de la parole liturgique au cœur du dispositif de la Reacuteforme liant inseacuteparablement

langage et musique1 Car lrsquoessentiel est dans la vocation que preacutesente pour lui la musique laquo Celui

qui connaicirct la musique est drsquoun bon naturel raquo2

Luther constate heacutelas comme nombre de theacuteoriciens du XVIe siegravecle que lrsquoAllemagne

manque de compositeurs susceptibles drsquohonorer cette attente Crsquoest pour relever un tel deacutefi que va

se deacutevelopper une activiteacute menant agrave la parution de traiteacutes de composition largement organiseacutes

autour de lrsquoeacutetude du contrepoint Le but avoueacute de ces traiteacutes est de former agrave la production agrave la

creacuteation musicale crsquoest-agrave-dire agrave la maicirctrise drsquoune science poiumleacutetique3 plus preacuteciseacutement agrave la maicirctrise

drsquoune musique poeacutetique

e) Enfin agrave la diffeacuterence des musiciens italiens les compositeurs allemands ne pouvaient se

trouver agrave lrsquoaise dans la langue du madrigal comme le preacutecise Gregory Butler

laquo Au deacutebut du XVIIe siegravecle en Allemagne Michael Praetorius et Heinrich Schuumltz soulignaient

la nouveauteacute du langage musical italien empreint de rheacutetorique En Italie ce langage madrigalesque

apparaissait comme une conseacutequence naturelle des relations eacutetroites entre textes poeacutetiques et musique

mais pour les jeunes musiciens allemands il apparaissait comme profondeacutement eacutetranger et neacutecessitait

un enseignement et un apprentissage Crsquoest pourquoi les preacutesentations allemandes de ce langage

tendaient agrave ecirctre agrave la fois didactiques et doctrinaires4 raquo

1 ABROMONT 2001 p 405 Voir aussi sur ce sujet KRAEGE 1983 et GUICHARROUSSE 1995 2 TRACHIER 2001 p 21 3 Selon la conception aristoteacutelicienne les sciences poiumleacutetiques sont en fait des arts Voir ARISTOTE Meacutetaphysique E 1 4 BUTLER 2006 p 644

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

122

Rien nrsquoindique qursquoil y ait jamais eu le projet clairement eacutetabli drsquoune meacutethode de composition

faccedilonneacutee sur la rheacutetorique et qui devait neacutecessairement prendre le nom de poeacutetique musicale Crsquoest

lrsquoeacutevolution de la musique lutheacuterienne au cours du XVIe siegravecle qui conduisit progressivement agrave un

tel reacutesultat lequel allait prendre une forme veacuteritablement aboutie avec Burmeister

A2 REacuteFORME ET POEacuteTIQUE MUSICALE

A21 Lrsquoentourage de Luther

Dans sa volonteacute de donner toute sa place agrave la musique au sein de la Reacuteforme Luther pouvait

compter sur lrsquoaide de plusieurs de ses proches ceci dans tous les aspects que supposait le

deacuteveloppement de cette laquo sorte de Bible pour les ignorants raquo1 On peut citer agrave titre drsquoexemples le

compositeur Johann Walter (1496-1570) qui contribua largement agrave eacutetablir un reacutepertoire de

chorals 2 Martin Agricola (1486-1556) peacutedagogue auteurs de nombreux textes et qui traduisit du

latin agrave lrsquoallemand les termes techniques Georg Rhau (1488-1548) le principal eacutediteur agrave Wittenberg

du lutheacuteranisme pour ce qui concerne la musique On voit de la sorte comment le projet de Luther

concernant lrsquousage de la musique beacuteneacuteficia drsquoun soutien efficace et qui se poursuivit dans les

deacutecennies suivantes notamment gracircce au succegraves de lrsquoErotemata musicae practicae de Lucas Lossius

(1508-1582)3 Mais ce projet passait par une discipline permettant de structurer le discours musical

(la rheacutetorique) et par lrsquoexistence drsquoouvrages susceptibles de dispenser un tel enseignement

A22 De la theacuteologie agrave la rheacutetorique

On trouve degraves les anneacutees 1530 les piegraveces eacuteparses drsquoune rheacutetorique musicale encore agrave lrsquoeacutetat

embryonnaire Dans le Compendium musices de Lampadius (ca 1500-1559)4 par exemple lrsquoauteur

expose et deacutefend les critegraveres de suavitus subtilitas et simplicitas Le souci de theacuteoriser lrsquoarticulation

entre les textes et la musique srsquoeacutetait manifesteacute tregraves tocirct Luther trouvait un relai concernant son ideacutee

du rocircle de la langue vernaculaire chez Sebald Heyden qui reacutecusait pour le chant lrsquousage drsquoune langue

eacutetrangegravere (comme le latin) une telle situation privait en effet les jeunes de la compreacutehension de ce

1 ABROMONT 2001 p 405 2 Et notamment le Geystliches Gesangk Buchleyn tout premier recueil publieacute en 1524 3 Erotemata musicae practicae 1563 Ce traiteacute laquo devient le manuel de base des eacutecoles protestantes raquo ABROMONT 2001 p 409 4 Lampadius Auctor Compendium musices tam figuratis quam planis cantus (1537) Lampdius eacutetait un pasteur theacuteologien theacuteoricien et compositeur allemand

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

123

qursquoils chantaient1 Johann Spangenberg (1484-1550) agrave la fois theacuteologien et compositeur exposait

dans son Prosodia (1533) les regravegles de la prosodie dans la polyphonie2

Plus deacutecisif peut-ecirctre les reacuteformes faites par Melanchthon agrave lrsquouniversiteacute de Wittenberg

eacutetaient devenues une reacutefeacuterence un peu partout en Allemagne Aussi comme la rheacutetorique prenait

toute sa place dans lrsquoeacuteducation (en fin de cursus) notamment celle des futurs cantors et comme

elle fournissait les moyens drsquoorganiser une musique destineacutee aux fidegraveles cet enseignement eu une

grande influence sur les theacuteoriciens de lrsquoart musical Or la rheacutetorique de Melanchthon srsquoen tenait

aux trois premiegraveres parties de la rheacutetorique

Lrsquoart de la rheacutetorique est le plus souvent assimileacute agrave trois sujets la deacutetermination du thegraveme la

disposition du sujet et lrsquoexpression Par conseacutequent je ne proposerai aucune regravegle concernant la

meacutemoire et lrsquoaction3

Cette restriction agrave lrsquoeacutecriture du discours devait avoir une forte influence sur ce que serait la

rheacutetorique musicale dans les traiteacutes germaniques puisque lrsquoon y retrouve longtemps la

preacutepondeacuterance de lrsquoinvention de la disposition et de lrsquoeacutelocution

A23 Heacuteritage des traiteacutes anteacuterieurs

Encore fallait-il que ces conceptions trouvent un support la production de traiteacutes de

musique qursquoils furent theacuteoriques (pour les futurs cantors) ou pratique (pour tous) eacutetait en effet

une neacutecessiteacute du point de vue peacutedagogique En ce domaine les musiciens pouvaient compter sur

les nombreux textes produits depuis le XVe siegravecle4 La tradition des ouvrages de Conrad von Zabern5

se perpeacutetuait agrave travers ceux de Johannes Cochlaeus (1479-1552) comme le Tetrachordum musices

(1511) ouvrage destineacute agrave un usage peacutedagogique6 Cochlaeus avait eu pour eacutelegraveve Glarean ainsi que

Sebald Heyden parfois consideacutereacute comme un laquo pionnier raquo de la musicologie7 et qui se montra

favorable au lutheacuteranisme avant de se tourner vers Zwingli Heyden nrsquoeacutetait pas un musicien

professionnel ses premiegraveres publications8 furent des textes theacuteologiques et non des ouvrages de

1 COLLINS-JUDD 2000 p 92 2 ABROMONT 2004 p 405 3 laquo The Art of rhetoric is almost wholly incorporated in three subjects the devising of subject matter arrangement of subject matter and expression Therfore I shall not propound rules for the other two subjects of memory and delivery raquo KNOX 1994 Le terme anglais de delivery peut ecirctre traduit par laquo eacutelocution raquo mais la suite du texte eacutevoque bien lrsquoimitation des orateurs dans lrsquoexercice de leur art ce qui confirme que crsquoest bien de lrsquoaction dont il srsquoagit ici 4 Voir chapitre 1 C34 Vers la poeacutetique musicale 5 Mort entre 1476 et 1481 Le Novellus musicae artis tractatus (ca 1460-1470) est consacreacute au chant liturgique 6 COLLINS-JUDD 2000 p 86 7 Voir DEFORD Ruth I laquo Sebald Heyden (1499-1561) The first historical musicologist raquo (en ligne) 8 Nuremberg fut au mecircme titre que Wittenberg un carrefour concernant lrsquoeacutedition notamment lrsquoeacutedition musicale y furent eacutegalement publieacutes les ouvrages de Cochlaeus Spangenberg Listenius ou H Faber COLLINS-JUDD 2000 p 82-83

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

124

musique comme le Musicae stoicheiosis (1532) Sa conception du rocircle de la musique ne srsquoapparentait

toutefois pas vraiment agrave celle de Luther mais plutocirct agrave celle heacuteriteacutee agrave la fois des Stoiumlciens et de

Platon qursquoelle permette lrsquoapaisement de lrsquoacircme mais que lrsquoon se preacuteserve des dangers qursquoelle pourrait

preacutesenter1

A24 De la musique pratique agrave la poeacutetique musicale

La rheacutetorique pu veacuteritablement ecirctre associeacutee agrave la musique par la redeacutecouverte drsquoune

discipline qui semblait avoir complegravetement disparu avec le Moyen-acircge alors mecircme que Boegravece (qui

lrsquoavait clairement eacutetablie) faisait figure de reacutefeacuterence obligeacutee Il srsquoagit de la musique poeacutetique au

carrefour des musiques theacuteorique et pratique2

On peut trouver une explication agrave cette apparition (ou reacuteapparition) drsquoune branche de la

musique dans le fait que la notion de musica practica ne deacutesignait pas la mecircme chose pour les Italiens

et les Allemands Cette expression concernait pour les Italiens la composition pour les

Allemands elle renvoyait agrave la musique vocale et plus preacuteciseacutement son exeacutecution Il existait donc

une laquo place raquo disponible pour traiter de lrsquoeacutelaboration et lrsquoeacutecriture musicale La premiegravere apparition

de cette nouvelle expression figure chez Nikolaus Listenius (ca 1510-) dans son Rudimenta musicae

(1533)3 Apregraves avoir deacutefini la musique theacuteoreacutetique (laquo dont la finaliteacute est la connaissance raquo) et la

musique pratique (dont la finaliteacute ne se reacutesume pas au savoir-faire mais va jusqursquoagrave lrsquoexeacutecution)

Listenius expose ce qursquoest la poeacutetique musicale

[La musique] poeacutetique est celle qui ne srsquoen tient pas agrave la compreacutehension ni agrave la seule pratique

mais qui conserve quelque chose perdurant apregraves lrsquoexercice drsquoexeacutecution comme quand une musique ou

une chanson de musiciens est composeacutee par quelqursquoun dont le but est une exeacutecution et un

accomplissement complets Cela consiste agrave faire ou construire quelque chose de plus dans cet ouvrage

puis agrave conserver un ouvrage parfait et acheveacute qui agrave deacutefaut serait artificiel comme la mort Crsquoest pourquoi

le musicien poegravete est affaireacute agrave laisser derriegravere lui une chose accomplie Les deux derniegraveres sortes [de

musique ndash pratique et poeacutetique] portent en eux la premiegravere [la musique theacuteoreacutetique] mais le contraire

nrsquoest pas vrai4

1 COLLINS-JUDD 2000 p 92 2 laquo Alors que les auteurs italiens de la Renaissance et du Baroque tendaient agrave adheacuterer agrave la division bipartite de la musique en musica theoritica (naturalis speculativa) et musica practica (artificialis) certains auteurs allemands lutheacuteriens commencegraverent agrave promouvoir une troisiegraveme cateacutegorie la musica poetica Ce genre de musique combinait les veacuteriteacutes eacutetablies de la musica theoretica au concept typique de la Renaissance du compositeur penseacute comme artiste appeleacute agrave reacuteveacuteler la signification du texte dans et par la musique raquo (BARTEL 1997 p 19) 3 Publieacute agrave nouveau en 1537 sous le titre Musica 4 laquo Poetica quae necque rei cognitione neque solo exercitio contenta sed aliquid post laborem relinquit operis ueluti com a quopiam Musica aut Musicum carmen conscribitur cuius finis est opus consumatus et affectum Consistit enim in faciendo siue fabricando hoc est in labore tali qui post se etiam artifice mortuo opus perfectum et absolutum relinquat Vnde Poeticus Musicus qui in

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

125

Dans une telle deacutefinition on reconnaicirctra assez clairement la notion drsquoœuvre musicale telle

qursquoelle est freacutequemment admise de nos jours tout au moins on y reconnait lrsquoideacutee drsquoun reacutesultat

concret ndash celui de lrsquoaction de composer1 Une telle laquo œuvre musicale raquo se caracteacuterise avant tour par

lrsquoautonomie agrave laquelle elle accegravede par son existence propre distincte agrave la fois de son auteur et ses

exeacutecutions On retrouve vingt ans plus tard une tripartition de la musique et une deacutefinition de la

musique poeacutetique qui sont similaires chez Hermann Finck (1527-1558) au deacutebut de son Practica

musica2 Pour Finck la musique poeacutetique laquo faccedilonne les chants et les cantilegravenes raquo consiste agrave laisser

derriegravere elle un ouvrage relegraveve bien de la composition3

Lrsquoexpression musica poetica va donc srsquoinstaller peu agrave peu au sein du monde germanique dans

le langage courant des theacuteoriciens et des cantors jusqursquoagrave devenir le titre mecircme de traiteacutes de

musique Le premier que lrsquoon puisse identifier est le Musica poetica drsquoHeinrich Faber4 en 15485

Lrsquoauteur pour qui la poeacutetique musicale est laquo lrsquoart du faccedilonnage drsquoun poegraveme musical raquo6 y laquo compare

contrepoint improviseacute et musique composeacutee ndash au deacutetriment de la premiegravere selon le point de vue

lutheacuterien et allemand raquo 7

La musique poeacutetique est diviseacutee en deux parties lrsquoimprovisation et la composition ()

Lrsquoimprovisation est la mise en ordre soudaine et impulsive drsquoun chant agrave travers diverses meacutelodies Mais

du fait que cette mise en ordre du chant nrsquoest pas pleinement valideacutee par lrsquoenseignement il nrsquoy a rien de

pire que de conserver cette faccedilon de faire laquelle consiste seulement en une expeacuterience pratique8

Crsquoest toutefois avec Gallus Dressler (1533-158089) que lrsquoon peut veacuteritablement prendre

acte drsquoune discipline ndash la poeacutetique musicale ndash qui srsquoaffirme pleinement qui commence agrave inteacutegrer

negotio aliquid reliquendo uersatur Et habent hae duae posteriores sibi perpetuo coniunctam superiorem sed non e contra raquo LISTENIUS Musica Chap I fa3v-fa4r 1 Le concept drsquoœuvre musicale fait lrsquoobjet drsquoun deacutebat voir agrave ce sujet par exemple lrsquoarticle de Stephen Davies DAVIES 2014 2 Finck Hermann Practicae musicae 1556 Ne pas confondre Hermann Finck avec le compositeur Heinrich Finck (144445-1527) dont il eacutetait le petit-neveu Parmi les compositeurs citeacutes par Finck au deacutebut de son ouvrage figurent agrave peu pregraves tous les grands noms de la polyphonie et notamment Josquin des Preacutes Pierre de la Rue Clemens non Papa et Adrian Willaert 3 laquo Poecircticam que fingit carmina amp cantilenas et post laborem operis fabricati aliquid relinqit estq proprie Componistarum raquo FINCK 1971 laquo Divisio musicae raquo Ajoutons que dans la preacutesentation donneacutee par Finck la musique pratique se subdivise en musica instumentalis et musica vocalis deux expressions qui correspondent au sens que lrsquoon attribue aujourdrsquohui la musique instrumentale est bien celle joueacutee par des instruments de musique et nous ne sommes plus du tout dans le cadre de penseacutee heacuteriteacute de Boegravece 4 Heinich Faber (1500-1552) est eacutegalement lrsquoauteur drsquoun manuel de chant destineacutee aux eacutecoles lutheacuteriennes reacuteimprimeacutes agrave de multiples

reprises et utiliseacute jusqursquoau deacutebut du XVIIe siegravecle le Compendium musicae pro incipientibus 1548 5 Contrairement agrave lrsquoaffirmation de Dietrich Bartel selon qui Dresseler aurait eacuteteacute le premier agrave employer lrsquoexpression de laquo musique poeacutetique raquo pour le titre de son ouvrage de 1563 BARTEL p 20 6 laquo Musica poetica est ars figendi musicum carmen raquo 7 ABROMONT 2001 p 409 8 laquo Dividitur autem musica poetica in duas partes sortisationem et compositionem () Sortistio est subita ac improvisa cantus per diversas melodias ordination Quia vero haeligc ordination canendi non valde probatur eruditis non opus est ut diutius huius rei quaeligque solummodo usu consistit immoremur raquo Faber Heinrich De musica poetica 1548

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

126

des eacuteleacutements venus de la rheacutetorique ainsi qursquoune reacuteflexion sur les relations entre diverses

caracteacuteristiques drsquoune musique et les affects qursquoelle peut susciter

B GALLUS DRESSLER

Un ouvrage de Dressler entre clairement dans la cateacutegorie de ces textes visant agrave la formation

peacutedagogique des futures meacutelopoegravetes Neacute en 1533 en Thuringe1 et baptiseacute suivant le rite catholique

Gallus Dressler avait reccedilu peu apregraves ndash en raison de la reacuteorientation de sa ville natale ndash une eacuteducation

protestante incluant lrsquoenseignement du latin et celui de la musique (il semble avoir eu une existence

mouvementeacutee marqueacutee par les troubles religieux et politiques de lrsquoeacutepoque) Il avait succeacutedeacute en

1558 agrave Martin Agricola comme cantor agrave lrsquoeacutecole latine de Magdebourg et sa premiegravere œuvre

theacuteorique (Practica modorum explicatio ndash ou laquo Explication pratique des modes raquo) avait eacuteteacute publieacutee en

1561 Son deacutecegraves est supposeacute avoir eu lieu entre 1580 et 15892

On peut trouver tout au long de la preacuteface drsquoun autre traiteacute reacutedigeacute par lrsquoauteur un eacutecho de

ce que nous avions signaleacute preacuteceacutedemment sur la fonction deacutevolue agrave la musique dans le contexte de

la Reacuteforme il est en effet preacuteciseacute agrave ce sujet

[La musique] est devenue agrave ce point neacutecessaire que ceux qui ne connaissent point cet art

peuvent difficilement diriger eacutecoles et eacuteglises par ailleurs lrsquoeacutetude de la musique ne profite pas seulement

agrave ceux qui sont chargeacutes de fonctions eccleacutesiastiques et scolastiques mais eacutegalement agrave tous ceux qui

eacutetudient3

Les conseils prodigueacutes par lrsquoauteur soulignent entre autres le caractegravere progressif de

lrsquoenseignement de la musique dans lequel srsquoinscrit son ouvrage

1 Agrave Nebra an der Unsttrut 2 Eacuteleacutements biographiques rapporteacutes par Olivier Trachier Voir TRACHIER 2001 p 1-10 3 DRESSLER 2001 p 91

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

127

B1 LES PRECEPTA MUSICAElig POEumlTICAElig

Il semble que Dressler fut le premier agrave recourir de maniegravere quasi systeacutematique aux principes

de la rheacutetorique notamment agrave employer le terme drsquoinvention1 et agrave fixer lrsquousage de la disposition2

Rendus publics en 1563 ndash mais jamais publieacutes ndash les Praeligcepta muiscaelig poeumlticaelig (laquo Preacuteceptes de

musique poeacutetique raquo) de Dressler sont un manuscrit assez court et diviseacute en quinze chapitres dans

lesquels une place importante est consacreacutee aux questions de consonances et drsquointervalles (chapitres

II agrave VII) et agrave celle de la disposition (un chapitre pour chacune des laquo parties raquo exorde (chap XII)

medium (chap XIII) et terminaison (chap XIV)

Le premier chapitre nous procure une deacutefinition de la musique poeacutetique

Crsquoest lrsquoart drsquoeacutelaborer un poegraveme musical3 Elle se distingue des autres parties de la Musique La

[partie] poeacutetique considegravere la [section] pratique chante Mais celle [qui nous occupe] compose de

nouvelles harmonies et laisse derriegravere elle une œuvre acheveacutee son auteur fucirct-il mort4

La composition est quant agrave elle deacutefinie comme

lrsquoaction de rassembler les diverses parties [vocales] de lrsquoharmonie en un tout gracircce agrave des

consonances diffeacuterentes et en suivant un juste calcul elle apparaicirct sous un seul aspect que lrsquoon nomme

contrepoint5

Cette derniegravere preacutecision met en eacutevidence un aspect de cette discipline musicale auquel

lrsquoauteur des Preacuteceptes ndash tout comme ses successeurs ndash accorde une grande attention le fait que la

piegravece musicale composeacutee selon les meacutethodes de la musique poeacutetique soit laquo acheveacutee raquo crsquoest-agrave-dire

entiegraverement autonome de celui qui lrsquoa composeacutee

Lrsquoexamen du texte de Dressler fait eacutegalement apparaicirctre un trait dominant des ouvrages de

musique poeacutetique de cette peacuteriode agrave savoir le souci porteacute agrave la reacutealisation de ces passages conclusifs

deacutenommeacutes laquo clausules raquo Ce terme issu du lexique propre agrave la rheacutetorique6 renvoie geacuteneacuteralement agrave

la musique meacutedieacutevale7 Lrsquoauteur des Preacuteceptes indiquant la fonction preacutecise de ces clausules reacutevegravele

que le choix de recourir agrave la rheacutetorique va au-delagrave drsquoun simple emprunt ponctuel laquo celles-ci [les

clausules] nrsquoornent pas seulement le chant drsquoune faccedilon admirable mais relient eacutegalement les

1 TRACHIER 2001 p 35 2 Ibid p 38 3 laquo Est ars fingendi musicum carmen raquo 4 DRESSLER 2001 p 97 5 Ibid 6 REY 2000 Vol 1 p 773-774 7 ARNOLD 1983 t 2 p 433

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

128

sections de lrsquoharmonie entiegravere drsquoune maniegravere convenable1 raquo Lrsquoornement renvoie agrave lrsquoeacutelocution

rheacutetorique la convenance deacutesigne lrsquoefficaciteacute de lrsquoargument ou de la figure2 Nous aurions donc

affaire avec ces eacuteleacutements musicaux particuliers agrave des instruments de choix dans la perspective de

la poeacutetique musicale (nous les retrouverons en effet ndash et toujours preacutesenteacutes avec la mecircme insistance

ndash dans le texte de Burmeister) Drsquoailleurs il est preacuteciseacute au chapitre suivant qursquoil faut que les clausules

laquo reacutepondent avec convenance qursquoelles adhegraverent pleinement aux paroles comme au discours

musical raquo3 Cette volonteacute de traiter pleinement la musique comme un discours se manifeste

eacutegalement dans le chapitre consacreacute agrave lrsquoexorde puisque ce dernier doit laquo affirmer le ton raquo un ton

que laquo lrsquoauditeur puisse identifier raquo4

B2 MUSIQUE ET AFFECTS DANS LES PRECEPTA

La question se pose toutefois de savoir quelle importance Dressler accorde au sein drsquoune

musique penseacutee selon les principes de la rheacutetorique agrave la capaciteacute qursquoaurait une telle musique de

susciter des eacutemotions Les indications ne sont pas tregraves nombreuses et crsquoest pour lrsquoessentiel dans le

chapitre XIII ndash consacreacute agrave la laquo Construction du medium raquo ndash qursquoelles sont formuleacutees Sur les cinq

regravegles prescrites par Dressler deux (regravegles 1 et 4) concernent directement lrsquoimportance des affects

de lrsquoauditeur et une autre (regravegle 5) se trouve eacutegalement concerneacutee ndash mecircme si apparaicirct dans le cas

de cette regravegle une ambiguiumlteacute concernant la maniegravere par laquelle les eacutemotions ou affects sont

impliqueacutes dans une discipline rheacutetorique (concernant plus preacuteciseacutement le fait de pouvoir

consideacuterer que la mise en de bonnes dispositions de lrsquoauditeur ferait partie des affects agrave eacuteveiller)

Ces trois regravegles se preacutesentent de la maniegravere qui suit

Premiegravere regravegle Il faut avant tout choisir le ton convenant agrave la matiegravere [du discours] car

certains sont joyeux comme le premier le cinquiegraveme et le huitiegraveme certains sont funestes comme le

second le quatriegraveme et le sixiegraveme et certains sont chagrins ltet austegraveresgt comme le troisiegraveme et le

septiegraveme5 raquo [hellip]

Quatriegraveme regravegle Lorsqursquointerviennent des paroles pleines drsquoemphases il est bienseacuteant

drsquoavancer drsquoun pas ralenti en placcedilant ici ou lagrave quelques pauses geacuteneacuterales ce qui se produit drsquoordinaire

dans les messes en particulier sur le nom de Jeacutesus-Christ [hellip] Il est bienseacuteant aussi de ltfaire montergt

[la musique] quand la matiegravere est joyeuse ou pleine de colegravere et drsquooccuper un registre plus profond pour

exprimer la peine [hellip]

1 DRESSLER 2001 Chap VIII p 141 2 Op cit p 141 n 84 3 DRESSLER 2001 Chap IX p 170 4 Op cit Chap XII p 169 5 Cette classification se retrouve eacutegalement au chap XV p 181

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

129

Cinquiegraveme regravegle Bien que les combinaisons de consonances aient eacuteteacute preacutesenteacutees plus haut

cependant il faut examiner ici encore les consonances qui produisent des harmonies plus douces et celles

qui en fournissent de moins agreacuteables ainsi lrsquoenchaicircnement ou la progression de la tierce vers la quinte

ou de la 10e ltdixiegravemegt vers la 12e [biffeacute diapason] ndash puisque lrsquoappreacuteciation est la mecircme agrave lrsquooctave ndash

produit une sonoriteacute suave1

On peut faire quelques remarques au sujet de ces regravegles La premiegravere nous met en preacutesence

de lrsquoethos des modes cette conception heacuteriteacutee de celle des modes grecs2 qui fut transmise agrave travers

les modes eccleacutesiastiques et que lrsquoon retrouvera encore chez Mersenne ou Kircher3 Telle qursquoelle

apparait chez Dressler crsquoest bien lrsquoideacutee que la formulation drsquoun discours musical dans un mode

donneacute crsquoest-agrave-dire dans un systegraveme drsquointervalles donneacute induit par lui-mecircme chez lrsquoauditeur un eacutetat

eacutemotionnel une humeur geacuteneacuterale En drsquoautres termes il existe certains contextes musicaux qui

sont non rythmiques et qui agrave la fois contribuent agrave eacutetablir une disposition eacutemotionnelle (selon les

eacutecrits des Anciens) et expriment ces dispositions eacutemotionnelles

La regravegle suivante concerne lrsquoaspect dynamique de la musique Un point remarquable est agrave

noter lrsquoauteur preacuteconise le mecircme genre de traitement quand laquo la matiegravere est joyeuse ou pleine de

colegravere raquo On observera donc que mecircme si la similitude entre ces deux eacutemotions en termes

dynamiques nrsquoest pas explicitement formuleacutee elle est implicitement mais indubitablement prise en

compte

La derniegravere des regravegles mentionneacutees expose un trait de la musique qui ne relegraveve peut-ecirctre

pas directement de lrsquoexpression drsquoune eacutemotion ou de la maniegravere de la susciter mais srsquoy apparente

de pregraves ndash agrave moins qursquoil ne relegraveve bien du mecircme domaine de lrsquoaffectif Il srsquoagit de la laquo suaviteacute raquo de la

musique Si lrsquoon srsquoen tient au texte cet aspect de lrsquoart du meacutelopoegravete ne concerne pas les eacutemotions

agrave proprement parler mais lrsquoaspect agreacuteable que doit posseacuteder une cantilegravene nous sommes face agrave ce

devoir de lrsquoorateur qursquoest le placere ou delectare4

En bref deux des devoirs de lrsquoorateur transparaissent dans les recommandations formuleacutees

par Dressler eacutemouvoir (regravegles 1 et 4) et plaire (regravegle 5) Ici nous ne savons pas si ceux deux devoirs

(et plus preacuteciseacutement celui consistant agrave plaire) concernent semblablement les eacutemotions musicales

mais il nrsquoest pas certain que ce soit bien le cas

Si les Preacuteceptes de Dressler se preacutesentent avant tout comme un traiteacute de contrepoint et mecircme

srsquoils ne furent pas publieacutes cet ouvrage ndash qui rend compte de son enseignement agrave ses eacutelegraveves ndash est

1 DRESSLER 2001 Chap XIII p 173 175 2 Voir sur cette question les remarques formuleacutees par Boegravece BOECE pp 23-31 3 Voir Marin Mersenne Harmonie universelle contenant la theacuteorie et la pratique de la musique (1636-1637) et Athanasius Kircher Musurgia universalis sive Ars magna consoni et dissoni (1650) 4 Chez Tinctoris la deacutelectation est provoqueacutee en musique comme dans lrsquoart de lrsquoeacuteloquence par la varieacuteteacute TRACHIER 2001 p 43

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

130

sans doute le premier agrave exposer aussi preacuteciseacutement la technique de composition musicale selon les

regravegles de lrsquoeacuteloquence Nombre des termes employeacutes proviennent de Ciceacuteron et Quintilien Enfin

lrsquoauteur reprend la distinction des Anciens entre style orneacute et style seacutevegravere (ou si lrsquoon preacutefegravere entre

lrsquoasianisme et lrsquoatticisme)1 Dans la transposition qursquoil fait de cette distinction concernant la

musique Dressler oppose le style musical de Josquin agrave celui des franco-flamands du XVIe siegravecle

(Clemens Gombert Crecquillon) ndash bien que adoptant en cela le principe deacutefendu par Ciceacuteron

dans LrsquoOrateur (et par Aristote dans la Rheacutetorique Livre III) il penche finalement pour un style

eacutequilibreacute et preacuteserveacute des excegraves respectifs du deacutepouillement et de lrsquoornement il srsquoagit en

lrsquooccurrence drsquoun style incarneacute en musique par Roland de Lassus Dressler apparait comme une

sorte de preacutecurseur drsquoune eacutecriture musicale asservie au texte celui qui ouvre laquo la voie agrave une

codification des moyens2 raquo

B3 DE DRESSLER Agrave BURMEISTER

La fin du XVIe siegravecle voit se deacutevelopper la poeacutetique musicale selon la perspective que lrsquoœuvre

de Dressler avait ouverte une inteacutegration de plus en plus prononceacutee de la rheacutetorique Toutefois

les traiteacutes qui paraissent alors teacutemoignent aussi de lrsquoinfluence de Zarlino Crsquoest le cas de Johannes

Avianus (ca 1555-1617) dans son Isagogegrave in libros musicae poeumlticae 3

Il est le premier theacuteoricien connu agrave ce jour agrave utiliser lrsquoexpression harmonia perfecta pour lrsquoaccord

de tierce et de quinte harmonia imperfecta lui servant agrave deacutesigner lrsquoaccord de tierce et de sixte perfectum

servait jusqursquoalors agrave nommer la tierce majeure imperfectum la tierce mineure4

Sethus Calvisius (1556-1615) cantor agrave Pforta puis agrave Leipzig eacutelabore une theacuteorie qui repose

sur Le institutioni harmonische de Zarlino dans son Melopoiia sive Melodiaelig condendaelig ratio quam vulgo

musicam poeticam vocant5 Dans sa meacutethode Calvisius traite de la proximiteacute entre les mots et la

musique au sein de la composition compare la segmentation drsquoune piegravece musicale et la ponctuation

dans la poeacutesie indique le moyen de restituer la question au sein du langage verbal par lrsquousage drsquoune

cadence imparfaite

1 Voir PERNOT p 112-114 186-192 2 TRACHIER 2001 p 48 3 Avianus Johannes Isagogegrave in libros musicae poeumlticae Erfurt 1581 4 ABROMONT 2001 p 418 5 Melopoeia ou meacutethode pour composer une meacutelodie qui est communeacutement appeleacutee musique poeacutetique Erfurt 1592 Agrave la diffeacuterence de Zarlino toutefois Calvisius considegravere la quarte comme une consonnance Il reprend eacutegalement en le modifiant un systegraveme analogue agrave la solmisation et mis au point par Hubert Waelrand la laquo boceacutedisation raquo ABROMONT 2001 p 419

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

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C JOACHIM BURMEISTER

C1 MUSICA POETICA ET AUTRES TRAITEacuteS

Autant lrsquoouvrage de Dressler avait le meacuterite drsquoeacutetablir les bases de la musique poeacutetique mais

nrsquoen traccedilait toutefois que les grandes lignes autant la Musica Poetica de Burmeister en propose une

preacutesentation plus eacutetoffeacutee Si Joachim Burmeister (1564-1629) cantor agrave Rostock agrave partir de 1589 et

eacutelegraveve drsquoun disciple de Melanchthon (Lucas Lossius) poursuit agrave certains eacutegards lrsquoentreprise de

Dressler les textes qursquoil publie eacutegalement reacutedigeacutes en latin ne sont plus seulement peacutedagogiques

mais visent eacutegalement un public eacuterudit La traditionnelle opposition entre le theacuteoricien (savant) et

le praticien (ignorant) eacutevolue alors

En deacutepit de la controverse dite du paragone ndash ou laquo parallegravele des arts raquo ndash qui avait vu agrave la

Renaissance la remise en cause par divers artistes (de Vinci Castiglione etc) de la distinction entre

arts libeacuteraux et arts meacutecaniques au profit drsquoun rapprochement entre arts du discours et arts non

verbaux ainsi que celle de la hieacuterarchie des arts la musique conservait en Allemagne une place

preacutepondeacuterante1 Toujours inteacutegreacutee aux arts libeacuteraux elle eacutetait en outre structureacutee en fonction de

lrsquoopposition traditionnelle entre musique theacuteorique et musique pratique la premiegravere eacutetant le

domaine du musicus ndash celui qui deacutetenait la science musicale ndash et la seconde celui du cantor Les

ouvrages de Burmeister cependant srsquoadressent non seulement agrave un simple praticien mais agrave laquo un

amateur passionneacute de musique latiniste au bagage culturel solide souhaitant acqueacuterir une

connaissance technique2 raquo Ainsi agrave la figure du meacutelopoegravete leacutegueacutee par Calvisius Burmeister ajoute-

t-il celle du laquo philomuse raquo (philomusus) celui qui aime la musique crsquoest agrave lui qursquoil srsquoadresse dans ses

divers ouvrages Hypomnematum Musicaelig Poeticaelig (1599) Musica autoscheacutediastikegrave (1601) et Musica Poetica

(1606)3

1 TRACHIER 2001 p 15 2 SUEUR DUBREUIL 2007 p 12 3 Traduits respectivement par les titres suivants Remarques de musique poeacutetique La Musique agrave lrsquoimproviste et La Musique poeacutetique BURMEISTER 2007

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

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Ces textes eacuterudits qui toutefois ne seront pas citeacutes par les theacuteoriciens ulteacuterieurs

deacuteveloppent une conception rheacutetorique avanceacutee et non pas superficielle de la musique Il ne srsquoagit

pas drsquoune approche se bornant agrave eacutenumeacuterer des figures1 mais drsquoun projet visant bien agrave recourir agrave la

meacutethode de la rheacutetorique consideacutereacutee dans son entier afin drsquoatteindre son reacutesultat

La musique poeacutetique (hellip) est cette fameuse partie de la musique qui enseigne comment lrsquoon

doit eacutecrire un poegraveme musical en combinant les sons des meacutelodies pour en faire une harmonie orneacutee de

diverses affections qui constituent les peacuteriodes du discours et ce pour toucher en suscitant des

mouvements de lrsquoacircme varieacutes lrsquoesprit et le cœur des hommes2

La deacutemarche de Burmeister est dans son ensemble similaire agrave celle utiliseacutee dans les classes

de rheacutetorique On observe par exemple un recours freacutequent agrave la meacutemorisation3 au moyen de divers

scheacutemas ou synopsis4 Mais voyons plus preacuteciseacutement en quoi consistent les similitudes entre les

deux disciplines concerneacutees

C2 LA RHEacuteTORIQUE MUSICALE SELON BURMEISTER

Le Musica poetica marque tregraves clairement la veacuteritable entreacutee de la rheacutetorique comme discipline

servant agrave structurer la penseacutee musicale les reacutefeacuterences ne sont plus sporadiques comme chez

Dressler mais revendiqueacutees et permanentes On peut juger de leur rocircle en deux domaines le

recours aux laquo parties raquo de la rheacutetorique qui implique que lrsquoon organise deacutesormais la poeacutetique

musicale selon les scheacutemas de penseacutee de cette derniegravere et lrsquoemploi du vocabulaire de la rheacutetorique

C21 La rheacutetorique comme modegravele organisationnel

Selon les traducteurs de Burmeister Agathe Sueur et Pascal Dubreuil laquo Dans ses grandes

lignes la Musica Poetica imite lrsquoInstitution oratoire de Quintilien raquo5 Si cette observation est fondeacutee il

convient toutefois de preacuteciser en quoi consistent effectivement les laquo grandes lignes raquo Si lrsquoon

procegravede agrave un examen comparatif des deux traiteacutes entre drsquoune part les douze livres de lrsquoInstitution

oratoire et drsquoautre part les seize chapitres de la Musique poeacutetique on constate en effet certaines

similitudes Dans certains cas elles sont eacutevidentes comme dans celui du premier livre consacreacute agrave

1 SUEUR DUBREUIL 2007 p 5 2 BURMEISTER 2007 p 37 3 Concernant la technique dite des laquo lieux raquo se reacutefeacuterer agrave YATES 2008 4 Voir par exemple BURMEISTER 2007 p 110-111 ou p 318-321 5 SUEUR DUBREUIL 2007 p 14

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

133

lrsquoeacuteducation dispenseacutee aux enfants auquel reacutepond le premier chapitre traitant de lrsquoapprentissage de

lrsquoeacutecriture et de la lecture musicale ou celui du contenu des livres IX et XI de Quintilien (figures et

arrangements de mots meacutemorisation et prononciation) que lrsquoon retrouve aiseacutement dans le

chapitre 12 de la Musique poeacutetique (laquo Des figures ou ornements raquo) Dans drsquoautres cas le parallegravele est

valable mais drsquoune maniegravere plus vague au livre II des Institutions on peut faire plus ou moins

correspondre les chapitres 2 agrave 5 du traiteacute musical ndash dans les deux cas sont exposeacutes des rudiments

de lrsquoart concerneacute ainsi que des questions de deacutefinitions Mais drsquoautres cas encore ne permettent

aucune comparaison tout particuliegraverement les chapitres 6 agrave 9 de lrsquoouvrage de Burmeister qui traite

de questions speacutecifiques agrave la musique (transposition des modes etc) En deacutefinitive la comparaison

fait bien apparaicirctre une certaine volonteacute de laquo coller raquo agrave lrsquoenseignement de lrsquoeacuteloquence sans toutefois

que lrsquoenseignement de la musique parvienne agrave entrer dans le laquo moule raquo rheacutetorique De ce point de

vue donc le parallegravele entre les deux disciplines nrsquoest pas veacuteritablement concluant

Il nrsquoen demeure pas moins que les similitudes de meacutethode et plus encore de vocabulaire

sont frappantes Et pour peu que lrsquoon examine aussi les autres textes de Burmeister on srsquoapercevra

qursquoil reprend agrave son compte lrsquoensemble des diverses laquo parties raquo de la rheacutetorique invention

disposition eacutelocution et action

Si le chapitre de la Musique poeacutetique consacreacute agrave la disposition (laquo du poegraveme musical raquo Chap

XV) est assez court1 et si la question de lrsquoinvention est traiteacutee tout aussi briegravevement2 la question

de lrsquoeacutelocution et plus preacuteciseacutement de lrsquoexpression des laquo ideacutees raquo au moyen de figures (laquo Des

ornements ou figures musicales raquo Chap XII) est nettement plus deacuteveloppeacutee3

La figure est deacutefinie classiquement par lrsquoauteur comme laquo un deacuteveloppement musical (hellip)

qui srsquoeacutecarte de la maniegravere simple de composer4 raquo (Crsquoest nous qui soulignons) Les figures peuvent

ecirctre harmoniques meacutelodiques ou participer des deux Burmeister dresse une liste preacutecise pour

chacun de ces cas nommant ainsi un total de vingt-six figures puis il expose de maniegravere

approfondie chacune de ces figures illustrant parfois son propos drsquoun exemple musical La

terminologie de ces figures provient dans la grande majoriteacute des cas du vocabulaire des figures de

rheacutetorique (meacutetalepse noeumlma pleacuteonasme auxegravese hypotypose hyperbole etc) et quelques fois

seulement du lexique purement musical (faux bourdon fugue imaginaire) Nous le verrons ce point

est important

1 Burmeister insiste toutefois sur le rocircle de lrsquoexorde et sur la maniegravere de le composer 2 Voir le chapitre XVI laquo De lrsquoimitation raquo 3 La description des diffeacuterents styles (humble grand moyen et mixte) qui relegraveve aussi de lrsquoeacutelocution est donneacutee eacutegalement au chapitre XVI 4 laquo [] qui a simplici compositionis ratione discedit [] raquo BURMEISTER 2007 p 147

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

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Enfin la partie de la rheacutetorique nommeacutee laquo action raquo se trouve exposeacutee dans un passage assez

long des Hypomnematum Musicaelig Poeticaelig Il y est question plus preacuteciseacutement de la prononciation du

discours1 Se reacutefeacuterant agrave Ciceacuteron (De Inventione et De la nature des dieux) il indique quels sont les divers

critegraveres distinctifs de la voix dont le critegravere deacutenommeacute laquo sonore raquo qui a pour vertu de rendre la voix

distincte le but rechercheacute est lrsquoeacuteclat de la voix instrumentale que Burmeister nomme

laquo chalcophonie raquo

C22 La rheacutetorique comme reacuteservoir lexical

Agrave la lecture des traiteacutes de Burmeister on est frappeacute par le foisonnement de vocabulaire

musical issu de la rheacutetorique mais aussi de la grammaire Comme nous lrsquoavons signaleacute il en va ainsi

pour le plus grand nombre des figures reacutepertorieacutees dans la Musica poetica Mais ce nrsquoest lagrave qursquoune

infime partie du vocabulaire rencontreacute Ainsi dans son exposeacute des lois de la syntaxe musicale2 un

long deacuteveloppement est consacreacute aux soleacutecismes crsquoest-agrave-dire aux fautes de laquo grammaire raquo

musicales Au nombre de ces fautes on trouve par exemple la tautoeumlpia laquo reacutepeacutetition de consonances

parfaites de la mecircme espegravece selon un mouvement identique3 la syzigia preacutecipiteacutee laquo lorsque des

unissons ou des octaves surviennent plus vite que de raison ou lorsqursquoils durent trop longtemps raquo4

ou encore la catachregravese de la quarte laquelle laquo insegravere une quarte qui jouant le rocircle de fondement se

retrouve placeacutee sous certains sons dans lrsquoharmonie alors qursquoelle ne peut jouer ce rocircle de soutien de

lrsquoharmonie en raison de sa faiblesse5

Face agrave ce laquo deacutemon de la terminologie6 raquo la question se pose de savoir si les innombrables

emprunts possegravedent une veacuteritable leacutegitimiteacute Une reacuteponse est fournie par Burmeister dans les

Remarques de musique poeacutetique Il preacutecise en effet que ses efforts visent agrave ce que

les eacuteleacutements qui sont neacutecessaires et nobles en cet art [lrsquoart de lrsquoharmonie] et qui jusque-lagrave eacutetaient

deacutepourvus de nom speacutecifique puissent en recevoir un de sorte que le discours visant agrave expliquer ces

questions usant de comparaisons ne soit pas entrepris en vain faute drsquoun vocabulaire adapteacute7

1 La prononciation est deacutefinie comme eacutetant laquo lrsquoaction de modeacuterer la voix le visage et le geste accompagneacutee de charme qui si elle est de qualiteacute a pour reacutesultat que les choses paraissent ecirctre conduites par lrsquoesprit raquo BURMEISTER 2007 p 297 2 laquo La syntaxe musicale est la maniegravere de combiner les sons de deux ou plusieurs meacutelodies afin de creacuteer une harmonie en vue du modulamen raquo Op cit p 71 3 Op cit p 85 4 Op cit p 91 5 Op cit p 93 6 SUEUR DUBREUIL 2007 p 14 7 BURMEISTER 2007 p 197 Cette explication est ainsi reformuleacutee dans La Musique agrave lrsquoimproviste laquo En inventant des termes nous nrsquoavons que chercheacute agrave pallier comme nous le pouvions la peacutenurie du vocabulaire qui faisait cruellement deacutefaut raquo Op cit p 217

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

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Crsquoest Statius Olthoff cantor avant Burmeister agrave Rostock qui dans une lettre adresseacutee agrave ce

dernier complegravete ce premier eacuteleacutement de reacuteponse en lui eacutecrivant laquo tu eacutenonces toutes les matiegraveres agrave

lrsquoaide de vocables adapteacutes et convenables tireacutes du magasin des rheacuteteurs et emprunteacutes aux autres

arts afin qursquoainsi soit minime le risque drsquoerreur et drsquoheacutesitation drsquoordinaire lieacute agrave lrsquoambiguiumlteacute des

termes raquo1

Nous disposons donc drsquoune explication relativement satisfaisante pour lrsquousage massif des

termes de rheacutetorique que fait Burmeister dans ses ouvrages Il permet en effet drsquoaffiner lrsquooutillage

du compositeur dans son entreprise de reacutealisation de poegravemes musicaux il peut de la sorte savoir

preacuteciseacutement agrave quelle technique il a recours et quels effets elle peut provoquer

Toutefois si une telle meacutethode nous confirme la coheacuterence du projet deacutefendu par

Burmeister elle ne met pas directement en lumiegravere les caracteacuteristiques propres agrave lrsquoeacuteveil des affects

qursquoune rheacutetorique musicale serait supposeacutee engendrer Il convient donc drsquoexaminer ce qursquoil en est

vraiment agrave ce sujet

C3 RHEacuteTORIQUE MUSICALE ET EacuteMOTIONS CHEZ BURMEISTER

C31 Affections et affects

Lrsquoeacutetude des traiteacutes fait apparaicirctre que le souci de capter lrsquoauditeur par les eacutemotions est

profondeacutement ancreacute dans la theacuteorie et la pratique qui ici sont deacutefendues On peut ainsi repeacuterer

quelques principes fondamentaux qui traversent les divers traiteacutes de Burmeister

Le premier de ces principes apparaicirct agrave travers lrsquoattention particuliegravere qui est porteacutee aux

clausules ces passages musicaux mentionneacutes preacuteceacutedemment Dans le droit fil de Dressler lrsquoauteur

de la Musique poeacutetique leur confegravere un rocircle essentiel qui irrigue entiegraverement la musique

Une clausule (elle tire son nom de laquo clore raquo) est un petit deacuteveloppement musical constitueacute de

trois parties (autrement dit de trois sons) agrave savoir drsquoun deacutebut drsquoun milieu et drsquoune fin qui sert agrave terminer

les affections des meacutelodies crsquoest-agrave-dire les peacuteriodes et agrave finir lrsquoharmonie elle-mecircme [hellip] Aucune

harmonie ne peut ecirctre deacutepourvue de clausules En effet la clausule est agrave lrsquoharmonie ce que lrsquoacircme est au

corps animeacute Pour ces raisons si lrsquoapprenti veut eacuteviter que ses poegravemes ne paraissent deacutenueacutes de vie il

fera bien de ne jamais neacutegliger les clausules dans le travail syntaxique2

1 Op cit p 201 2 Op cit p 107 113 Ajoutons que lrsquoon tend parfois agrave assimiler abusivement les clausules agrave des cadences En rheacutetorique les clausules deacutegeacuteneacuteregraverent parfois en tics de discours et furent de ce fait critiqueacutees par Quintilien

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

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Le caractegravere vivant (et donc plaisant) des piegraveces musicales serait ainsi intimement lieacute agrave

lrsquousage permanent et maicirctriseacute des clausules Mais voyons agrave preacutesent un autre terme employeacute par

Burmeister qui correspond agrave ce que lrsquoon peut appeler un concept il srsquoagit de lrsquoaffection musicale

un terme que nous avons deacutejagrave rencontreacute agrave deux reprises chez Burmeister ndash afin de deacutecrire la

poeacutetique musicale et preacuteciseacutement la clausule Voici la deacutefinition qui en est donneacutee

Affection musicale dans une meacutelodie ou une harmonie peacuteriode termineacutee par une clausule

qui eacutemeut et affecte lrsquoesprit et le cœur humains un mouvement [] qui est charmant agreacuteable et plaisant ou au

contraire deacuteplaisant et deacutesagreacuteable agrave la fois pour lrsquooreille et pour le cœur1

Lrsquoaffection (affectio et non affectus) ne revecirct pas ici le sens qursquoon lui connaicirct habituellement

crsquoest-agrave-dire celui de lrsquoeacutetat de ce qui est affecteacute comme par exemple dans une passion de lrsquoacircme

Lrsquoaffection musicale deacutesigne au contraire ce qui affecte On aura aussi remarqueacute qursquoune affection est

caracteacuteriseacutee techniquement parlant par le fait qursquoelle srsquoachegraveve par une clausule Ajoutons enfin que

Burmeister deacutefinit la meacutelodie comme laquo une affection composeacutee de sons (hellip) [qui] engendre des

affects raquo

La meacutelodie eacutetant en elle-mecircme ndash crsquoest-agrave-dire drsquoapregraves les deacutefinitions de Burmeister en toutes

circonstances ndash une affection lrsquoeacuteveil des eacutemotions est donc fondamentalement causeacute par toutes ces

peacuteriodes qursquoachegravevent les clausules les figures de rheacutetorique musicale ne sont que des cas

particuliers des telles affections Il est clair deacutesormais que la poeacutetique musicale est penseacutee agrave la fois

en deacutetail et en profondeur dans la perspective de la mobilisation des affects

Suivons donc comment les affections peuvent ecirctre employeacutees en fonction des deux devoirs

traditionnels de lrsquoorateur

C32 Susciter lrsquoadheacutesion de lrsquoauditeur le devoir de plaire

Le but eacutetant dans ce premier cas de provoquer la deacutelectation il est vraisemblable que cela

doit ecirctre accompli au moyen drsquoaffects agreacuteables2 Afin drsquoy parvenir il conviendra de respecter une

loi syntaxique crsquoest-agrave-dire laquo un principe une regravegle ou encore une convention musicale qui reacutegit

lrsquoassemblement des sons et permet de former une harmonie aux sonoriteacutes suaves raquo3 La suaviteacute

(caractegravere deacutejagrave mentionneacute par Dressler) suscitant les passions douces et qui est opposeacutee agrave la force

(vis) apparaicirct tout au long de la Musica poetica presque comme un synonyme de lrsquoagreacuteable comme

1 BURMEISTER 2007 p 277 La partie de la citation en italique est en allemand dans le texte original 2 Cette eacutequivalence entre lrsquoaffect exprimeacute par la musique et lrsquoaffect reacuteellement eacuteprouveacute par lrsquoauditeur fera preacuteciseacutement lrsquoobjet drsquoune

remise en cause agrave partir du XIXe siegravecle (voir chapitre VII) 3 Op cit p 79

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

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la principale qualiteacute que doit posseacuteder la musique Par conseacutequent il conviendra drsquoeacuteviter des

situations comme la diplasis des consonances laquelle consiste en un laquo redoublement de consonances

imparfaites mecircleacutees agrave des consonances parfaites (hellip) Crsquoest pourquoi ineacutevitablement plus on

combine des intervalles harmoniques imparfaits moins lrsquoharmonie est suave1

Drsquoautres cas peuvent nuire agrave lrsquoaccueil favorable de lrsquoauditoire Celui eacutevoqueacute plus haut de

la syzigia preacutecipiteacutee soleacutecisme dans lequel on entend lrsquoharmonie qui srsquoest entrelaceacutee sur des sons

semblables entre eux de ce fait laquo les oreilles perccediloivent cela comme quelque chose de

deacutesagreacuteable raquo2 De mecircme si laquo on introduit des intervalles abscons et trop grands () comment une

harmonie peut-elle plaire raquo3

Sans entrer dans le deacutetail ajoutons que lrsquoon trouve aussi chez Burmeister une autre qualiteacute

fondamentale mentionneacutee sous le terme de summetria la proportion ou symeacutetrie on notera qursquoagrave

cette occasion la musique est plutocirct consideacutereacutee en termes matheacutematiques que discursifs crsquoest-agrave-

dire selon son statut de science du quadrivium4

Lrsquoadheacutesion de lrsquoauditeur deacutepend en outre de la disposition du poegraveme musical Lrsquoexorde

laquo premiegravere affection du poegraveme raquo est ici deacutecisive puisqursquoelle laquo sert agrave rendre les oreilles et lrsquoesprit de

lrsquoauditeur attentifs au discours musical et agrave capter sa bienveillance raquo5 Quant au medium le laquo corps

des cantilegravenes raquo il faut eacuteviter qursquoil laquo prenne de trop grandes proportions de peur que trop

deacuteveloppeacute il ne suscite le deacutegoucirct chez lrsquoauditeur raquo6

C33 Eacuteveiller les passions de lrsquoauditeur le devoir drsquoeacutemouvoir

Toutefois la maicirctrise de la musique poeacutetique nrsquoa pas seulement vocation agrave mettre lrsquoauditoire

dans une disposition favorable agrave lui plaire et pour cela agrave eacuteveiller des affects positifs Il faut aussi

lrsquoeacutemouvoir crsquoest-agrave-dire provoquer chez lui divers eacutetats affectifs ce qui peut ecirctre obtenu par divers

moyens qursquoil srsquoagisse (lagrave aussi agrave certains eacutegards) de la mise en condition de lrsquoauditeur ou de

lrsquoexpression de multiples eacutemotions particuliegraveres Burmeister rappelle notamment la position

deacutefendue par Platon en regard de la fonction eacutethique remplie par la musique Il maintient aussi

1 Op cit p 95 2 Op cit p 91 3 Op cit p 101 4 Op cit p 209 5 Op cit p 177 6 Op cit p 179

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

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lrsquoanecdote ceacutelegravebre drsquoapregraves laquelle Pythagore ndash dans la version qursquoil donne ndash aurait su calmer un

jeune homme ivre gracircce agrave un air joueacute en mode phrygien avec un rythme spondeacute1

Burmeister reprend donc ici sans surprise le point de vue des Anciens sur lrsquoethos des modes

Ces derniers doivent ecirctre accommodeacutes aux matiegraveres (aux textes) leur correspondant selon qursquoelles

sont joyeuses et allegravegres tragiques et agiteacutees propices agrave la lamentation et aux larmes etc2

Enfin rappelons que toute la partie concernant lrsquoeacutelocution (le choix du style lrsquoutilisation

des figures mentionneacutees plus haut) a pour activiteacute principale de mettre en œuvre les techniques

suscitant les passions Il en va de mecircme pour la partie de la rheacutetorique nommeacutee action dont fait

partie la prononciation laquo La prononciation qui suscite les passions est lrsquoaction de modeacuterer la voix

conjugueacutee agrave lrsquoapparat en vue de susciter les passions Lrsquoapparat est une ornementation qui par les

gestes et lrsquoeacutenonciation mecircme de la voix srsquoajoute agrave la prononciation de la musique raquo3

CONCLUSION

La poeacutetique musicale de Joachim Burmeister peut ecirctre consideacutereacutee comme un projet

authentique de rheacutetorique musicale deacuteveloppeacute et solidement articuleacute dans lequel les parties de la

rheacutetorique sont toutes mises agrave contribution Mecircme si lrsquoapplication de la rheacutetorique agrave la composition

musicale nrsquoest pas complegravete elle est pousseacutee nettement plus loin que chez Dressler En outre la

preacutesentation drsquoune liste tregraves eacutetoffeacutee de figures de rheacutetorique musicale caracteacuteristique souvent

mentionneacutee quand on eacutevoque Burmeister ne doit pas masquer le sens reacuteel de la deacutemarche

lrsquoessentiel nrsquoest pas dans la maicirctrise des figures mais dans la compreacutehension des concepts et

des notions-clefs de la rheacutetorique compreacutehension permettant de passer de la theacuteorie agrave lrsquoactio sans qursquoil

y ait rupture4

Ajoutons que lrsquoarticulation de lrsquoart de lrsquoeacuteloquence et de la musique permet aussi de fournir

agrave la seconde toute la richesse lexicale du premier et que la mobilisation des affects chez lrsquoauditeur

est bel et bien au cœur de lrsquoenseignement proposeacute Avec Burmeister la rheacutetorique musicale est

pour ainsi dire sortie de son enfance

1 Op cit p 213 Drsquoapregraves Boegravece lrsquohistoire eacutetait un peu diffeacuterente puisque le jeune homme laquo avait eacuteteacute exciteacute par un chant en mode phrygien raquo et que Pythagore lrsquoaurait calmeacute laquo en reacutepondant sur un megravetre spondaiumlque raquo BOECE p 27 Voir aussi plus haut Chap I B11 laquo Damon drsquoAthegravenes raquo 2 BURMEISTER 2007 p 127 3 Op cit p 303 4 SUEUR DUBREUIL 2007 p 19

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

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CHAPITRE 5 ndash RHEacuteTORIQUE MUSIQUE ET FIGURENLEHRE

INTRODUCTION

Sans aller jusqursquoagrave qualifier Burmeister de laquo fondateur raquo de la rheacutetorique musicale il est

indeacuteniable que ses traiteacutes marquent une eacutetape deacutecisive du point de vue qui nous occupe il est en

effet le premier agrave organiser une meacutethode de composition musicale agrave partir de la rheacutetorique dans le

cadre drsquoune discipline qursquoil nomme musica poetica et drsquoune maniegravere incontestable (la rheacutetorique eacutetait

encore timide chez Dressler) de plus il agit agrave la fois en cantor lutheacuterien en peacutedagogue et en

humaniste

En faisant entrer la musique dans les cateacutegories et la terminologie de la rheacutetorique

Burmeister contribue agrave faire entrer la musique au sein des humaniteacutes1 En ce sens il se reacutevegravele

comme un homme de la Renaissance soucieux de contribuer au savoir du laquo philomuse raquo

multipliant pour cela dans ses ouvrages le recours agrave des meacutethodes stimulant meacutemoire visuelle

(tableaux scheacutemas) dans la tradition de lrsquoart ndash rheacutetorique ndash de la meacutemoire2

1 BARTEL 1997 p 93 2 SUEUR DUBREUIL 2007 p 13

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

142

Burmeister est eacutegalement un continuateur de lrsquoentreprise visant agrave lier eacutetroitement la musique

agrave lrsquoenseignement et la propagation de la foi dans le cadre de la Reacuteforme lutheacuterienne ce que nous

avons nommeacute laquo preacutedication musicale raquo Sa formation de cantor lui en donnait les moyens puisque

sa formation avait associeacute theacuteologie lettres (dont la rheacutetorique) et musique et que ses traiteacutes

peuvent ecirctre vus comme un reacutesultat finalement logique de son cursus Il est donc bien en ce sens

lrsquoheacuteritier des travaux de theacuteorisation et de peacutedagogie musicale drsquoAgricola Lossius ou Dressler

Crsquoest cette compleacutementariteacute entre les divers fils constituant la poeacutetique musicale de

lrsquoAllemagne baroque qui incite agrave reconnaicirctre agrave Burmeister un rocircle majeur Toutefois on se doit de

noter que lrsquoexpression de laquo rheacutetorique musicale raquo pour deacutesigner ce qursquoil propose nrsquoest pas

pleinement satisfaisant

On remarquera tout drsquoabord que son travail semble avoir eacuteteacute totalement hermeacutetique agrave ce

qui se deacuteroulait tregraves exactement agrave la mecircme eacutepoque en Italie Quelques rares noms de compositeurs

italiens sont simplement citeacutes agrave la fin de la Musica poetica dont le madrigaliste Luca Marenzio (1554-

1599) 1 mais aucune trace de ce qui se deacuteroulait agrave Venise ou Florence Il est manifeste que lrsquounivers

de Burmeister est celui de la polyphonie (les auteurs citeacutes sont surtout Lassus Clemens non Papa

et Dressler) Si rheacutetorique musicale il y a elle semble donc nrsquoavoir aucunement beacuteneacuteficieacute de la

reacuteflexion meneacutee par Mei ou Galilei ainsi que des nouveauteacutes de Monteverdi

Ensuite il y a quelque chose de preacutecipiteacute dans lrsquoexpression de rheacutetorique musicale chez

Burmeister non seulement ne sont vraiment traiteacutes dans ses ouvrages que deux parties de la

rheacutetorique (disposition et eacutelocution) mais surtout le souci principal semble avoir eacuteteacute de donner agrave

la musique une terminologie Comme nous lrsquoavons vu au chapitre preacuteceacutedent lagrave est la fonction

centrale de la rheacutetorique chez Burmeister

Enfin la question se pose de la posteacuteriteacute de ses travaux Selon Sueur et Dubreuil si elle

constitue un eacuteclairage tregraves utile pour les recherches actuelles lrsquoœuvre de Burmeister pourrait nrsquoavoir

eu que peu ndash ou pas ndash drsquoeacutecho chez les auteurs suivants puisqursquoon en trouve aucun eacutecho chez

Bernhard ou Mattheson Nous verrons que ce point de vue est incomplet lrsquoœuvre de Burmeister

(et notamment sa liste du figures) eacutetait connue drsquoau moins un autre theacuteoricien J Thuringus qui la

pris en compte pour sa propre Figurenlehre mecircme si le nom de Burmeister nrsquoapparaicirct plus dans les

traiteacutes qui le suivent son influence demeure

1 BURMEISTER 2007 p 183 185

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

143

A LA RHEacuteTORIQUE DE LrsquoANTIQUITEacute

Lrsquoobservation que nous venons de faire selon laquelle la poeacutetique musicale de Burmeister

offrirait bien une discipline pour la musique et son usage religieux mais ne saurait ecirctre veacuteritablement

qualifieacutee de laquo rheacutetorique raquo appelle alors un questionnement En quoi pourrait consister une

veacuteritable rheacutetorique musicale Quelles seraient ses caracteacuteristiques

Afin de pouvoir reacutepondre nous proposons drsquoen revenir preacutealablement agrave la rheacutetorique elle-

mecircme et plus exactement agrave la rheacutetorique de lrsquoAntiquiteacute qui ndash essentiellement agrave partir de Burmeister

ndash sert de modegravele aux auteurs des traiteacutes de poeacutetique musicale Nous serons alors en position

drsquoexaminer quelles sont les relations qui existent entre rheacutetorique et musique

A1 SENS ET ORIGINES DE LA RHEacuteTORIQUE

Trois sens distincts peuvent ecirctre attribueacutes agrave la rheacutetorique1 Au sens le plus courant il srsquoagit

de lrsquoart du discours (bene dicendi scientia) crsquoest en premier lieu ce sens qui nous inteacuteressera puisque

nous nous attacherons agrave lrsquoeacutevolution de cet art On ajoutera qursquoil est un art agrave vocation essentiellement

pratique ndash si lrsquoon se reacutefegravere agrave la deacutefinition de Quintilien2

Deux autres sens peuvent ecirctre donneacutes agrave la rheacutetorique Elle peut aussi ecirctre lrsquoenseignement de lrsquoart

du discours ce qui implique sa pleine connaissance ou encore le fait drsquoavoir deacutecouvert ses

proceacutedeacutes Enfin la rheacutetorique peut ecirctre une theacuteorie du discours persuasif lrsquoideacutee est ici non pas de

pratiquer lrsquoart oratoire (en lrsquoeffectuant ou en le transmettant) mais de lrsquoeacutetudier et de le comprendre

la rheacutetorique est alors explicative ndash ce dernier sens deacutesignant non seulement la connaissance du

systegraveme de la rheacutetorique de tout ce qui la constitue mais aussi de son fonctionnement3

On peut la caracteacuteriser4 drsquoune premiegravere maniegravere la plus eacutevidente en la deacutefinissant comme

art ou technique de la persuasion par le discours5 Cet art oratoire use drsquoeffets que doit produire le

discours sur son auditoire il vise autant agrave eacutemouvoir qursquoagrave convaincre On rattache geacuteneacuteralement

ses origines agrave deux traditions distinctes la sophistique et le stoiumlcisme

1 REBOUL 1984 p 6 2 La division des arts selon Quintilien est la suivante arts theacuteoriques (laquo connaissance et appreacuteciation des choses raquo) arts pratiques (consistent entiegraverement dans lrsquoaction) arts effectifs (exeacutecution drsquoun ouvrage visible) La rheacutetorique tient en partie aux trois sortes mais pour lrsquoessentiel laquo comme lœuvre de la rheacutetorique consiste principalement dans laction je lappellerai un art pratique ou administratif car ce nom signifie la mecircme chose raquo QUINTILIEN Institutions oratoire Livre II Chap XVIII 3 laquo la rheacutetorique nrsquoest pas normative mais explicative raquo Voir Reboul 1984 p 6 4 De rhecirctorikecirc (teknecirc) laquo art oratoire raquo 5 REBOUL 1991 p 5

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

144

La rheacutetorique consideacutereacutee dans sa deacutefinition sophistique se trouve eacutetroitement lieacutee agrave la

persuasion obtenue si neacutecessaire par la manipulation de lrsquoauditoire1 Ce versant de la rheacutetorique

met en avant le lien existant entre lrsquoorateur et son public et donc sur les affects de ce dernier

comme lrsquoa fait remarquer Joeumllle Gardes-Tamine2

Lrsquoautre source de la rheacutetorique reacuteside dans le stoiumlcisme de Ciceacuteron ou de Quintilien elle

deacutefinit la rheacutetorique comme laquo art du bien dit raquo Crsquoest dans ce cas le discours lui-mecircme qui est mis

en avant il srsquoappuie sur la grammaire et possegravede une importante fonction eacuteducative et morale La

rheacutetorique se trouvera donc toujours comme eacutecarteleacutee entre les aspects proprement philosophiques

qursquoelle veacutehicule (et que lrsquoon retrouve preacutesents dans les deacutebats actuels concernant la philosophie du

langage) et la suspicion qursquoelle eacuteveille freacutequemment

A2 LA RHEacuteTORIQUE GRECQUE

Le nom de Gorgias (485-374) est largement associeacute agrave des questions propres agrave lrsquoeacutelocution ndash

le style et les figures de style On parle drsquoailleurs laquo de gorgianisme pour caracteacuteriser un discours

particuliegraverement eacuteloquent raquo ou de laquo figures gorgianiques raquo3 Jugeant que les figures de la rheacutetorique

touchaient directement lrsquoacircme4 il fut le premier agrave rapprocher discours et poeacutesie5 comparant la

persuasion agrave la meacutedecine En effet pour Gorgias la puissance du langage reacuteside dans la persuasion6

La figure du sophiste nous apparaicirct traditionnellement sous un jour neacutegatif en raison

notamment de lrsquoattaque meneacutee par Platon agrave son eacutegard Toutefois si Platon voit le sophiste comme

une caricature du philosophe comme un illusionniste7 son contemporain Isocrate (436-338) qui

aurait eacuteteacute eacutelegraveve de Prodicos et Gorgias8 se deacutemarque de cette condamnation (bien qursquoil rejette les

1 Et notamment en leurrant son lrsquoauditoire voir agrave ce sujet par exemple Platon (laquo Par la force de leur discours ils [Tisias et Gorgias] font paraicirctre petites les grandes choses et grandes les petites ils donnent agrave la nouveauteacute un ton archaiumlsant et agrave son contraire un ton nouveau raquo PLATON Phegravedre 267 a) ou Aristote (laquo comme dans lrsquoeacuteristique ce qui produit la duperie crsquoest ce qursquoon nrsquoajoute pas () Aussi srsquoindignait-on justement de la profession de Protagoras car crsquoest un leurre un faux-semblant de vraisemblance qui ne se trouve dans aucun autre art que la Rheacutetorique et lrsquoEacuteristique raquo ARISTOTE Rheacutetorique 1402 a) 2 laquo En utilisant des termes modernes on pourrait dire que la rheacutetorique se relie agrave la psychologie et agrave la sociologie Elle srsquoappuie eacutevidemment sur les meacutecanismes de la persuasion qui sont logiques raquo GARDES-TAMINE 1996 p 8 3 DANBLON 2005 p 28 PERNOT 2000 p 34 4 DANBLON 2005 p 28 5 GARDES-TAMINE 1996 p 24 6 laquo le langage exerce une violente contrainte sur lrsquoacircme comparable agrave lrsquoaction des drogues sur le corps et aux arts de sorcellerie et de magie il suscite ou supprime des opinions et des eacutemotions il prend des formes multiples parmi lesquelles la poeacutesie les incantations les discours eacutecrits avec art que lrsquoon prononce dans les deacutebats les controverses des philosophes raquo GORGIAS Eacuteloge drsquoHeacutelegravene 8-14 Voir PERNOT 2000 p 33 7 Voir agrave ce sujet la fin du Sophiste 8 PERNOT 2000 p 47

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

145

travers des sophistes comme la grandiloquence) Il cherche agrave moraliser la rheacutetorique agrave lrsquoidentifier

agrave la philosophie lrsquoharmonie devient alors la valeur centrale1

Face agrave cette controverse lrsquoattitude drsquoAristote se deacutemarque assez nettement puisque crsquoest

sur le plan de lrsquoaction qursquoil en pose les enjeux Il refuse en effet agrave la rheacutetorique le statut de science

preacutefeacuterant la deacutefinir comme art ou technique de persuasion Elle ne srsquooccupe pas de veacuteriteacute absolue

mais des affaires humaines (lrsquoauditoire doit donc y ecirctre pleinement pris en compte) Sa Rheacutetorique

reacutedigeacutee en vue drsquoun travail drsquoenseignement2 est geacuteneacuteralement consideacutereacutee comme lrsquoouvrage

fondateur de la theacuteorie de lrsquoargumentation ou si lrsquoon preacutefegravere le couronnement de la rheacutetorique

grecque3 Le premier livre concerne le raisonnement et les genres oratoires le deuxiegraveme propose

une theacuteorie des eacutemotions le troisiegraveme est consacreacute au style aux figures et aux parties du discours

Les trois eacuteleacutements qui structurent la penseacutee grecque concernant le discours crsquoest-agrave-dire

lrsquoethos le logos et le pathos font systegraveme dans la theacuteorie drsquoAristote Ces trois eacuteleacutements que lrsquoon peut

traduire par les fonctions respectives de lrsquoorateur de lrsquoargument et de lrsquoauditoire correspondent

aux divers moyens permettant la persuasion moyens qursquoAristote nomme preuves 4

Les preuves administreacutees par le moyen du discours sont de trois espegraveces les premiegraveres

consistent dans le caractegravere de lrsquoorateur les secondes dans les dispositions ougrave lrsquoon met lrsquoauditeur les

troisiegravemes dans le discours mecircme parce qursquoil deacutemontre ou paraicirct deacutemontrer5

Drsquoun cocircteacute en effet lrsquoorateur doit inspirer la confiance cet objectif deacutependra du

laquo caractegravere raquo qursquoil saura offrir agrave son auditoire un caractegravere qui sera construit dans le discours et en

sera ainsi un effet de lrsquoautre cocircteacute il importera de mettre lrsquoauditoire en disposition dans un eacutetat

eacutemotionnel donneacute en eacuteveillant chez lui diverses passions

A3 LA RHEacuteTORIQUE LATINE

1 Isocrate laquo tourne le dos agrave la grandiloquence et creacutee une prose distincte de la poeacutesie sobre claire preacutecise exempte de termes rares de neacuteologismes de meacutetaphores brillantes de rythmes marqueacutes mais subtilement belle et profondeacutement harmonieuse Sans ecirctre poeacutetique elle doit son rythme agrave lrsquoeacutequilibre de la peacuteriode et agrave la clausule qui la termine raquo REBOUL 1991 p 23 2 PERNOT 2000 p 63 3 Voir DANBLON 2005 p 38 et PERNOT 2000 p 38 4 Preacutecisons que les preuves sont dites laquo techniques raquo lorsqursquoelles relegravevent de la technique proprement rheacutetorique et laquo extra-techniques quand elles preacutecegravedent la rheacutetorique ndash les faits indiscutables les piegraveces agrave convictions les aveux etc 5 ARISTOTE Rheacutetorique 1356 a

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

146

Premier traiteacute drsquoimportance depuis celui drsquoAristote et faisant figure agrave bien des eacutegards de

lien entre les rheacutetorique grecque et romaine La Rheacutetorique agrave Herennius longtemps attribueacutee par

erreur agrave Ciceacuteron opegravere une synthegravese complegravete de lrsquoart qursquoil deacutecrit La classification du laquo systegraveme raquo

de la rheacutetorique heacuteriteacute drsquoAristote y apparaicirct de maniegravere plus preacutecise

Ciceacuteron (106-43) est une des figures majeures de la rheacutetorique romaine et une reacutefeacuterence

pour le XVIe siegravecle Ses traiteacutes vont au-delagrave drsquoune simple reprise de la rheacutetorique grecque Srsquoopposant

comme Isocrate agrave la condamnation formuleacutee par Platon il srsquoefforce de laquo rheacutetoriser raquo la philosophie

Il deacutefend une vision du monde dans laquelle la rheacutetorique est un art complet consiste en un

eacutequilibre entre forme et contenu srsquoarticule avec la philosophie et fait intimement interagir les trois

aspects du discours que sont le logos lrsquoethos et le pathos Toutefois crsquoest surtout le pathos qui occupe

une place significative que ce soit dans les eacuteleacutements relatifs au style (lrsquoeacutelocution) ou dans la

veacuteritable mis en scegravene que constitue lrsquoaction

Avec Ciceacuteron Quintilien (35-96) est lrsquoauteur qui contribuera le plus largement agrave

lrsquointroduction de la rheacutetorique au sein de la poeacutetique musicale speacutecialement chez Burmeister La

synthegravese qursquoil propose de la rheacutetorique donne lieu agrave une systeacutematisation tregraves avanceacutee nourrie drsquoune

grande richesse dans les sources reacutedigeacute agrave la toute fin de sa vie (93-95) son ouvrage majeur

beacuteneacuteficiait ainsi des fruits de sa longue carriegravere Aussi cette Institution oratoire apparait-elle comme

une veacuteritable somme1 (le terme drsquoinstitution eacutetant ici agrave entendre au sens drsquoeacuteducation lrsquoouvrage

couvre en effet lrsquointeacutegraliteacute de la formation de lrsquoorateur de lrsquoenfance jusqursquoagrave la retraite)2

A4 LE SYSTEgraveME DE LA RHEacuteTORIQUE

Ce que lrsquoon appelle parfois laquo systegraveme de la rheacutetorique raquo constitue durant lrsquoAntiquiteacute une

sorte de bien commun un enseignement qui srsquoest eacutetoffeacute au fil des siegravecles depuis la Gregravece classique

1 laquo le meilleur panorama existant de la rheacutetorique antique et le principal ouvrage qursquoil convient de lire si lrsquoon veut comprendre en profondeur cette discipline raquo PERNOT 2000 p 210 2 LrsquoInstitution oratoire est composeacutee de douze livres le premier srsquoadresse au preacutecepteur ou agrave lrsquoinstituteur exposant les travaux qui

preacutecegravedent lrsquoentreacutee de lrsquoeacutelegraveve dans la classe du rheacuteteur Le deuxiegraveme livre aborde les premiers rudiments de lrsquoenseignement (chap I

agrave XII) ainsi que divers problegravemes concernant la deacutefinition de la rheacutetorique (chap XIII agrave XXI)

La suite de lrsquoouvrage est organiseacutee selon les parties de la rheacutetorique Les livres III agrave VII traitent de lrsquoinvention et de la disposition les livres VIII agrave X de lrsquoeacutelocution le livre XI de la meacutemoire et de la prononciation (ou action) le dernier livre apporte diverses consideacuterations sur lrsquoimportance pour lrsquoorateur de la culture geacuteneacuterale et de la valeur morale

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

147

et helleacutenistique puis agrave travers lrsquoensemble de la civilisation romaine On peut deacutecrire ce systegraveme

comme un reacuteseau de listes de notions de termes techniques

Les devoirs de lrsquoorateur qui recoupent partiellement la distinction aristoteacutelicienne entre logos

ethos et pathos peuvent ecirctre reacutesumeacute par la triade latine docere placere movere (instruire plaire

eacutemouvoir)

Les genres du discours rheacutetorique (deacutetailleacutes par Aristote) deacutelibeacuteratif (conseiller ou

deacuteconseiller) judiciaire (accuser ou deacutefendre) eacutepidictique (louer ou blacircmer)

Les parties de la rheacutetorique invention (trouver les arguments) disposition (les ordonner en

un plan) eacutelocution (exprimer selon un style) meacutemoire (fixer le discours) action (prononcer le

discours)

La disposition elle-mecircme est constitueacute des parties du discours exorde narration proposition

argumentation (preuve reacutefutation) peacuteroraison

Les genres de style grand moyen simple (pour Quintilien eacutemouvoir plaire instruire)

Les formes stylistiques clarteacute ampleur ou digniteacute veacuteheacutemence eacuteclat vigueur beauteacute

simpliciteacute douceur sinceacuteriteacute seacuteveacuteriteacute etc

Les figures dont les figures drsquoeacutelocution reacutepeacutetition anaphore (commencement par le mecircme

mot des membres de phrases successives) retour en arriegravere concateacutenation etc

B MUSIQUE ET RHEacuteTORIQUE

De lrsquoAntiquiteacute agrave la renaissance la rheacutetorique et la musique ayant eacutevolueacute de maniegravere

indeacutependante (et jusqursquoagrave la fin du Moyen-acircge lrsquoune au sein du quadrium lrsquoautre au sein du trivium)

on peut consideacuterer que lrsquoideacutee drsquoune rheacutetorique musicale ne correspondit agrave aucune reacutealiteacute tangible

De ce fait et en raison eacutegalement du regain drsquointeacuterecirct pour les Anciens au XVIe siegravecle lrsquoeacutelaboration

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

148

de la rheacutetorique musicale srsquoest appuyeacutee sur le corpus que nous venons de mentionner avec une

preacutedilection pour lrsquoInstitution oratoire de Quintilien

B1 AFFINITEacuteS MENTIONNEacuteES PAR LES ANCIENS

Il ne fait aucun doute pour les rheacuteteurs de lrsquoAntiquiteacute qursquoil existe une sorte drsquoaffiniteacute entre

rheacutetorique et musique par laquelle ces deux disciplines agissent sur lrsquoacircme de lrsquoauditoire (Nous

parlons ici de laquo musique raquo en un sens qursquoa acquis ce terme depuis lrsquoeacutepoque moderne il convient

toutefois drsquoecirctre prudent agrave ce sujet)1 Ainsi Denys drsquoHalicarnasse eacutevoquant la lecture des discours

drsquoIsocrate affirme

Quand je lis nrsquoimporte quel discours drsquoIsocrate qursquoil ait eacuteteacute reacutedigeacute pour des tribunaux des

assembleacutees ou des paneacutegyries je deviens grave au moral et il se fait un grand calme dans mon esprit

comme agrave lrsquoaudition des airs spondiaques joueacutes agrave la flucircte pendant les libations ou des meacutelodies eacutecrites

dans la gamme dorienne ou le mode enharmonique Lorsque je prends en revanche un discours de

Deacutemosthegravene je suis saisi drsquoenthousiasme pousseacute dans un sens puis dans lrsquoautre eacuteprouvant eacutemotion

[pathos] sur eacutemotion deacutefiance angoisse crainte meacutepris haine pitieacute indulgence colegravere envie je passe

par tous les sentiments qui peuvent srsquoemparer de lrsquoesprit humain2

Par conseacutequent nous ne serons pas surpris de voir Quintilien mentionner cet aspect de la

musique alors qursquoil deacutefend la neacutecessiteacute pour lrsquoorateur de bien la connaicirctre

les armeacutees des Laceacutedeacutemoniens senflammaient aux accents de la musique Les clairons et les

trompettes de nos leacutegions ne produisent-ils pas le mecircme effet La supeacuterioriteacute des armes romaines

semble ecirctre en rapport avec la veacuteheacutemence de leurs accents Cest donc avec raison que Platon a cru que

la musique eacutetait neacutecessaire agrave lhomme public que les grecs appellent πολιτικόν3

Les comparaisons effectueacutees alors entre les deux arts permettent notamment drsquoexpliquer

comment fonctionne la rheacutetorique4 voire comment agrave lrsquoaide drsquoarts exteacuterieurs (la musique mais aussi

la geacuteomeacutetrie) lrsquoenseigner au mieux

je ne preacutetends pas former un orateur sur le modegravele de ceux qui existent ou qui ont existeacute mais

dapregraves le type ideacuteal dun orateur parfait et accompli sous tous les rapports5

1 Voir agrave ce sujet lrsquoouvrage Mousikeacute et logos de Johannes Lohmann qui aborde de cette question LOHMANN 1989 2 DENYS DrsquoHALICARNASSE 1998 p 92 3 QUINTILIEN I X sect 6 p 40 4 GALLO 2002 p 58 5 QUINTILIEN I X sect 3 p 39

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

149

Lrsquoauteur preacutecise toutefois que ces apports exteacuterieurs possegravedent leur valeur non pas en eux-

mecircmes mais par le fait qursquoils viennent srsquointeacutegrer agrave lrsquoart oratoire deacutejagrave existant1

Il nrsquoen demeure pas moins que la musique est pour la rheacutetorique un apport preacutecieux2 Nous

pouvons donc veacuterifier agrave travers les exemples mentionneacutes et bien drsquoautres (chez Ciceacuteron dans la

Rheacutetorique agrave Herennius etc) que la musique est prise veacuteritablement en consideacuteration Tacircchons de

voir agrave preacutesent plus en deacutetails en quoi peuvent consister les relations entre les deux arts en partant

cette fois drsquoune revue meacutethodique des aspects susceptibles drsquoecirctre concerneacutes et que ces relations

aient eacuteteacute ou non envisageacutes par les auteurs de lrsquoAntiquiteacute

B2 UNE AUTRE AFFINITEacute ENVISAGEABLE LE VOCABULAIRE

Un simple coup drsquoœil sur les entreacutees drsquoun dictionnaire de rheacutetorique nous preacutesente un

vocabulaire qui renvoie freacutequemment de maniegravere directe ou indirecte agrave la musique cacophonie

cadence clausule composition emphase figure style fleuri gradation grave imitation ornement

peacuteriode reacutepeacutetition style transposition trope volume etc Si une telle eacutenumeacuteration ne deacutemontre

rien en elle-mecircme elle signale toutefois nous semble-t-il la proximiteacute des deux disciplines On

peut ajouter que dans les deux cas ces termes possegravedent une signification technique preacutecise tout

en rappelant que nous nrsquoavons ici mentionneacute aucun terme ayant inteacutegreacute le vocabulaire musical suite

agrave lrsquoavegravenement de la rheacutetorique musicale baroque Mais il apparaicirct qursquoun tel eacutetat de fait ne pouvait

qursquoencourager quelqursquoun comme Burmeister agrave venir puiser presque naturellement agrave ce lexique

En observant une telle liste du vocabulaire de la rheacutetorique nous pouvons eacutegalement

remarquer que les relations envisageables entre musique et rheacutetorique sont de nature diverse elles

peuvent concerner le son (sa hauteur par exemple) les traits relatifs agrave la voix (phraseacute rythme etc)

des eacuteleacutements de syntaxe ou de structure etc

En reacutesumeacute de telles indices rendaient tregraves plausible lrsquohypothegravese drsquoune association des deux

disciplines Reste agrave savoir en quoi elle consisterait concregravetement degraves lors qursquoil srsquoagirait drsquoeacutetablir une

veacuteritable meacutethode de composition fondeacutee sur la rheacutetorique

B3 CE QUE PEUT ETRE UNE VEacuteRITABLE RHEacuteTORIQUE MUSICALE

1 Ibid 2 Quintilien consacre ainsi dans lrsquoInstitution oratoire la plus grande partie drsquoun chapitre agrave la musique QUINTILIEN I X

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

150

La mise en œuvre de cette laquo hypothegravese raquo est veacuteritablement ce en quoi a consisteacute lrsquoeacutevolution

de la poeacutetique musicale allemande Mais un tel processus srsquoeacutetendit sur une tregraves longue peacuteriode

entraicircna certains choix theacuteoriques (et philosophiques) et rencontra divers obstacles

La rheacutetorique musicale au sens ougrave lrsquoon emploie parfois cette expression pour en deacutesigner

la forme systeacutematiseacutee agrave lrsquoextrecircme propre au monde germanique consiste bien en une conception

de la musique jusqursquoalors ineacutedite une discipline musicale rigoureusement calqueacutee sur le modegravele de

la rheacutetorique Un tel choix implique toutefois drsquoaller bien plus loin que lrsquoeacutetape franchie par

Burmeister il suppose en effet de penser la musique en prenant en compte tous les eacuteleacutements qui

caracteacuterisent la rheacutetorique (ou en prenant le problegraveme dans lrsquoautre sens de laquo rheacutetoriser raquo tous les

paramegravetres musicaux) et crsquoest drsquoailleurs mutatis mutandis agrave une tacircche aussi consideacuterable que se

consacrera Mattheson

Dans la quecircte drsquoune telle rheacutetorique musicale (vraiment musicale pourrait-on dire) lrsquoessentiel

du systegraveme de la rheacutetorique semble bien avoir eacuteteacute convoqueacute Lrsquoensemble des instances oratoires

tout drsquoabord lrsquoethos musical et plus encore le pathos musical ont fait lrsquoobjet drsquoune reacuteflexion

approfondie quand agrave ce que lrsquoon pourrait nommer lrsquoideacutee drsquoun logos musical elle se reacutevegravele

inseacuteparable du projet lui-mecircme degraves lors que la musique y est consideacutereacutee comme un discours1 Non

seulement comme soutien du discours verbal mais comme discours agrave part entiegravere

Mais les choses sont encore plus claires en ce qui concerne les parties de cette rheacutetorique

musicale Nous observerons toutefois que chacune de ces parties nrsquoa pas reccedilu le mecircme

deacuteveloppement En premier lieu lrsquoheacuteritage de Melanchthon ndash qui avait limiteacute la rheacutetorique aux trois

premiegraveres crsquoest-agrave-dire agrave celles de lrsquoeacutecriture du discours ndash a fortement peseacute mecircme si lrsquoaction (en

lrsquooccurrence lrsquointerpreacutetation musicale) a eacuteteacute abordeacutee par Burmeister Cependant lrsquoessor de la

rheacutetorique musicale a fondamentalement porteacute dans un premier temps sur la question de

lrsquoeacutelocution

C LrsquoEacuteLOCUTION

1 Notamment dans la perspective ouverte par G Mei et la Camerata fiorentina Voir aussi agrave ce sujet HARNONCOURT 1982 laquo Naissance et eacutevolution du discours musical raquo p 177-178

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

151

C1 EacuteLOCUTON ET THEacuteORIE DES FIGURES

En rheacutetorique lrsquoelocutio (eacutegalement appeleacutee decoratio) vise agrave rendre le discours convainquant

recourant pour ce faire agrave des figures de style

Durant lrsquoAntiquiteacute les notions de style et de figures avaient connu un deacuteveloppement

significatif agrave lrsquoeacutepoque helleacutenistique notamment dans le traiteacute Du style drsquoun certain Deacutemeacutetrios1 On

y trouvait plus particuliegraverement (outre la preacutesentation de quatre genres stylistiques au lieu de trois

ndash grand eacuteleacutegant simple et veacuteheacutement) une eacutetude fouilleacutee des moyens de style Laquelle impliquait laquo le

choix des mots leur ajustement entre eux les figures qui les incluent raquo2 Et par conseacutequent une

reacuteflexion sur le vocabulaire un examen de lrsquoagencement des mots et surtout une theacuteorie des figures

de style

La theacuteorie des figures repose sur les notions drsquoeacutecart et drsquoeffet les proceacutedeacutes reacutepertorieacutes sont

deacutefinis comme des changements ou des deacuteviations par rapport agrave lrsquousage laquo naturel raquo du langage3

Crsquoest ainsi que les figures de styles bien que traiteacutees auparavant (notamment par Aristote)

furent distingueacutees en tropes (remplacement drsquoun terme ndash le terme propre ndash par un autre) en figures

de penseacutees (portant sur plusieurs mots et affectant le contenu indeacutependamment de lrsquoexpression) et

en figures drsquoeacutelocution (portant sur plusieurs mors et affectant lrsquoexpression en elle-mecircme)

Au XVIIe siegravecle au sein de la poeacutetique musicale lrsquoeacutelocution (donc de telles figures et leur

emploi en fonction du style adopteacute par le compositeur) est initialement conccedilue pour enrichir le

discours verbal et le rendre plus convaincant Cette eacutelocution musicale manifeste agrave la fois une

vocation religieuse heacuteriteacutee drsquoAugustin et un modegravele celui des Institution oratoires

C2 LA RHEacuteTORIQUE CHEZ SAINT AUGUSTIN

Mecircme si concernant la place agrave accorder agrave la musique Luther avait passeacute outre les reacuteticences

formuleacutees par Augustin il apparaicirct que les recommandations de ce dernier concernant la rheacutetorique

eacutetaient bien preacutesentes au moment de la Reacuteforme En effet influenceacute par Platon et Ciceacuteron il avait

deacuteveloppeacute une conception chreacutetienne de la rheacutetorique4 destineacutee agrave relayer le message des Eacutecritures

1 Lrsquoidentiteacute de lrsquoauteur est incertaine il peut srsquoagir de Deacutemeacutetrios de Phalegravere (-IIIe s) ou selon une autre proposition drsquoun auteur

inconnu du Ier siegravecle GARDES-TAMINE 1996 p 117 2 Propos attribueacute par Isocrate agrave Denys drsquoHalicarnasse Citeacute par PERNOT 2000 p 86 3 PERNOT 2000 p 87 4 AUGUSTIN De Doctrina Christiana livre IV

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

152

Pour ce faire il avait chercheacute agrave eacutetablir le portrait de lrsquoorateur chreacutetien lequel ne relegraveve pas de la

communauteacute humaine mais de ce qui la transcende

lrsquoorateur chreacutetien disparaicirct dans la pleine communion entre le logos et le pathos avec une

preacuteeacuteminence pour ce dernier puisque crsquoest la communion qui assure lrsquoaccegraves agrave la Veacuteriteacute1

Le Moyen-acircge fut ainsi largement domineacute par une telle rheacutetorique centreacutee sur le lrsquoelocutio

plutocirct que sur lrsquoinventio inspireacutee drsquoAugustin et de Greacutegoire le Grand2 elle devint un art de

preacutedication (artes praedicandi) que lrsquoon retrouvait chez Cassiodore Isidore de Seacuteville ou Begravede le

Veacuteneacuterable3 Un art qui est eacutegalement agrave lrsquoœuvre chez Luther

C3 LrsquoEacuteLOCUTION DANS LrsquoINSTITUTION ORATOIRE DE QUINTILIEN

Parmi les diverses parties de la rheacutetorique Quintilien preacutesentait lrsquoeacutelocution comme la plus

difficile agrave acqueacuterir4 Dans le livre VIII il traitait respectivement de la clarteacute de lrsquoornementation et

de lrsquoamplification (et de la diminution) un chapitre abordait le rocircle des sentences (sententiae) crsquoest-

agrave-dire des formules brillantes qui consistent en des penseacutees morales universellement vraies et

louables5 Il terminait par la question des tropes ndash le trope eacutetant deacutefinie comme laquo un changement

par lequel on transporte un mot ou une phrase de sa signification propre en une autre qui lui donne

plus de force raquo6 Crsquoest ici ainsi que dans le livre suivant consacreacute aux figures que lrsquoon entrait dans

cette terminologie fastidieuse et parfois rebutante qui est souvent au cœur des critiques adresseacutees

agrave la rheacutetorique Quintilien toutefois ne deacutecrivait que les tropes jugeacutes reacuteellement significatifs7

Lrsquoeacutetude du style se poursuivait au Livre IX par celle des figures Deux types de figures se

distinguant dans leur rapport agrave lrsquoexpression et notamment agrave lrsquoexpression orale dans le cas des

figures de penseacutee crsquoest le contenu (au sens linguistique du terme) de lrsquoexpression qui est affecteacute

dans celui des figures drsquoeacutelocution crsquoest la forme (audible donc) de lrsquoexpression

Affirmant toute la speacutecificiteacute et la valeur de lrsquoart oratoire le deacutefinissant comme un art

pratique qui ne saurait donc ecirctre confondu avec un art theacuteorique (ou laquo administratif raquo)8 Quintilien

1 CARRILHO 1999 chap 5 (laquo Au-delagrave du langage la seconde sophistique et la rheacutetorique chreacutetienne raquo) p 79 2 MEYER M 1999 note ndeg15 p 356 3 Cassiodore Institution des lettres divines et humaines Isidore de Seacuteville Livre des Eacutetymologies Begravede le Veacuteneacuterable Traiteacute des tropes et des figures (TIMMERMANS 1999 p 91-92) voir aussi DE LIBERA 1993 p 258-270 4 QUINTILIEN VIII Introduction 5 Op cit Chap V 6 Op cit Chap VI 7 Agrave savoir meacutetaphore synecdoque meacutetonymie antonomase onomatopeacutee meacutetalepse alleacutegorie hyperbate et hyperbole 8 QUINTILIEN II XVIII

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

153

srsquoopposait avec vigueur tout comme Ciceacuteron aux critiques platoniciennes Loin de repreacutesenter une

menace lrsquoeacutelocution trouve ainsi toute sa place

D LA THEacuteORIE DES FIGURES ET LA POEacuteTIQUE MUSICALE

Or la grande affaire du XVIIe siegravecle pour la poeacutetique musicale est ce vaste domaine des

questions de style et des diverses theacuteories des figures ce que lrsquoon deacutesigne couramment sous le

terme de Figurenlehre

D1 MUSIQUE ET EacuteLOCUTION STYLE ET FIGURES DE RHEacuteTORIQUE

On peut deacutefinir le style comme ce qui caracteacuterise la maniegravere dont est composeacute le discours

Il est traditionnellement deacutefini par son genre (grave simple agreacuteable)1 et par ses qualiteacutes ou vertus

correction clarteacute convenance et ornementation2 Drsquoune maniegravere plus preacutecise on peut eacutegalement

deacutefinir le style comme choix des mots des figures des rythmes et des constructions de phrases

Aussi sans entrer dans le deacutetail des consideacuterations qui pourraient suivre ces quelques rappels on

observera qursquoune eacuteventuelle application agrave la musique paraicirct clairement envisageable Lrsquoideacutee de style

musical apparaicirct mecircme comme une des plus eacutevidentes adaptations de la musique agrave la rheacutetorique

Que peut-on dire des figures de rheacutetorique si on les aborde en relation avec la musique

Comme en drsquoautres occasions rapporteacutees preacuteceacutedemment la comparaison avec la musique peut ecirctre

employeacutee pour illustrer le fonctionnement drsquoune figure rheacutetorique crsquoest ce que fait lrsquoauteur du

Traiteacute du Sublime deacutecrivant la peacuteriphrase en eacutevoquant les notes drsquoaccompagnement drsquoune meacutelodie

Comme dans la musique les notes dites drsquoaccompagnement rendent le son principal plus

agreacuteable agrave lrsquooreille de mecircme la peacuteriphrase sert souvent drsquoaccompagnement agrave lrsquoexpression propre3

1 Ou encore noble tenue medium 2 Voir QUINTILIEN VIII La convenance deacutesigne la pertinence du style choisi en regard de son objet Ainsi le style grave vise agrave eacutemouvoir (pathos) et sera utiliseacute dans la peacuteroraison le style simple vise agrave eacuteduquer ou expliquer (logos) et concernera narration (ou la confirmation) le style agreacuteable vise agrave plaire (ethos) et sera employeacute dans lrsquoexorde 3 Traiteacute du Sublime eacuted H Lebegravegue Paris 1939 p 41 Voir GALLO 2002 p 58

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

154

Mais au-delagrave de cette simple utilisation la question principale est de savoir ce qursquoil en est

de lrsquoextension du concept de figure de rheacutetorique agrave celui de figure de rheacutetorique musicale Comme nous

lrsquoavons indiqueacute plus haut en parlant du style crsquoest lagrave un domaine se precirctant manifestement agrave une

telle opeacuteration puisque la notion de figure musicale existe deacutejagrave en elle-mecircme Aussi la premiegravere

utiliteacute du vocabulaire rheacutetorique fut de nature peacutedagogique comme ce fut le cas chez Burmseister

Ce nrsquoest qursquoen nommant les techniques employeacutees pas les anciens maicirctres de la polyphonie

vocale que leur musique pouvait ecirctre comprise et expliqueacutee Afin drsquoy parvenir et de faire de lrsquoart de la

composition un artisanat accessible agrave lrsquoeacutetudiant il fallait au professeur rendre ces pheacutenomegravenes musicaux

accessibles agrave lrsquoinstruction lrsquoanalyse et la composition De par lrsquoinsistance porteacutee sur les disciplines du

langage au sein des Lateinschulen la terminologie rheacutetorique eacutetait familiegravere et accessible agrave tous les

eacutetudiants1

Cette connaissance partageacutee de la rheacutetorique ainsi qursquoun reacutepertoire commun de

compositeurs relevant de la tradition polyphonique (Lassus Clemens non Papa) ont permis de

mettre en place au deacutebut du XVIIe siegravecle une premiegravere sorte de Figurenlehre centreacutee sur le discours

lui-mecircme au sens ougrave lrsquoon parle parfois drsquoun laquo langage musical raquo Ce moment consistera ainsi agrave

nommer organiser et classer les eacuteleacutements drsquoun logos musical pour scheacutematiser on peut associer agrave

ces trois eacutetapes les noms de Burmeister Nucius et Thuringus

D2 LA RHEacuteTORIQUE COMME TERMINOLOGIE DU DISCOURS MUSICAL

La rheacutetorique eacutetait envisageacutee par Burmeister comme un outil destineacute agrave fournir une meacutethode

de composition cela signifie donc que crsquoest bien la composition (la poeacutetique) musicale ndash conccedilue

notamment dans ses capaciteacutes expressives ndash qui eacutetait le point de deacutepart de son entreprise Lrsquoideacutee

eacutetait donc de se servir drsquoune discipline propre au langage verbal Le choix de cette deacutemarche eacutetait

approuveacute comme en teacutemoigne une remarque du professeur de rheacutetorique T Johannes Simonius

je vois qursquoen employant des mots et des termes grammaticaux et oratoires comme on les

appelle il a embrasseacute de faccedilon eacuterudite et subtile des matiegraveres tregraves utiles concernant la porteacutee la maniegravere

de transcrire en lettres un chant eacutecrit en notes (ce que nous appelons en vernaculaire transcrire)2

Comme nous lrsquoavons vu au chapitre preacuteceacutedent Burmeister srsquoest efforceacute drsquoeacutetendre le plus

loin possible ce transfert drsquoun art sur un autre y compris en ne se contentant pas de srsquoen tenir aux

1 BARTEL 1977 p 83 2 T Johannes SIMONIUS lettre du 07 juillet 1599 agrave Statius Olthff Voir BURMEISTER 2007 p 199

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

155

trois premiegraveres parties de la rheacutetorique agrave la suite de lrsquoinfluence pourtant deacutecisive de Melanchthon

sur la poeacutetique musicale naissante mais en se preacuteoccupant eacutegalement de lrsquoaction Afin de preacuteciser

sa conception de la prononciation Burmeister citait en effet directement Quintilien dans son Musica

autoscheacutediastikegrave Pour ce dernier

Toute lrsquoaction se divise en deux parties la voix et le geste lrsquoune eacutemeut les oreilles lrsquoautre les

yeux les deux sens gracircce auxquels toute passion peacutenegravetre jusqursquoagrave lrsquoesprit raquo1

Au-delagrave drsquoun simple transfert de terminologie drsquoautres theacuteoriciens contemporains de

Burmeister envisagegraverent de faire correspondre ces termes agrave des reacutealiteacutes musicales preacuteexistantes

Crsquoest lagrave tout particuliegraverement lrsquoobjectif rechercheacute par Nucius

D3 LA RHEacuteTORIQUE COMME OUTIL DrsquoIDENTIFICATION

Johannes Nucius (ca 1556-1620) theacuteoricien et compositeur de motets fait avancer

sensiblement la theacuteorie des figures dans son Musices poeticae2 Cet ouvrage est composeacute de neuf

chapitres dont le septiegraveme expose une liste des figures3 Ces derniegraveres se reacutepartissent en deux

cateacutegories les figurae princpales qui relegravevent de la technique purement musicale et les figurae minus

principales associeacutees au texte et agrave lrsquoexpression des affects Au titre des premiegraveres se trouvent la fuga

la commissura (note de passage) et la repetitio la seconde cateacutegorie comprend climax complexio

homioteleuton et syncopatio

Pour Nucius la fonction de la figure de rheacutetorique musicale doit veacuteritablement ecirctre

drsquoembellir la composition lrsquoimitation de la rheacutetorique doit combler non plus une carence dans le

vocabulaire musicale mais dans le mateacuteriau musical lui-mecircme

Alors que la Figurenlehre de Burmeister srsquoeacutetait deacuteveloppeacutee agrave partir drsquoun mateacuteriau musical

assignant une terminologie rheacutetorique agrave des techniques musicales tireacutees de la composition celle de

Nucius tenait au deacutesir drsquoeacutetablir une Figurenlehre musicale analogue au concept rheacutetorique des figures4

D4 CLARIFICATION DE LA FIGURENLEHRE

1 BURMEISTER p 297 2 Nucius Johannes Musices poeticae sive De compositione cantus praeceptiones 1613 3 1 Improvisation et composition 2 Consonnances et dissonances 3 Enchaicircnement des consonnances 4 Emploi des dissonances 5 Le son 6 Les parties 7 Proprieacuteteacutes des voix et figures musicales 8 Cadences 9 Modes 4 BARTEL 1997 p 102

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

156

Le concept de figure de rheacutetorique musicale de Nucius est repris par Joachim Thuringus1

dans son Opusculum bipartitum de primordiis musicis (1624) Proche de la famille de Burmeister

Thuringus propose une theacuteorie des figures qui integravegre eacutegalement Burmeister et Dressler Grand

connaisseur de la theacuteorie musicale de son eacutepoque2 il rectifie le mateacuteriau dont il dispose

Du fait de la mise en œuvre systeacutematique des principes de classification de Nucius il devint

neacutecessaire agrave Thuringus drsquoeffectuer [des] ajustements mineurs agrave la cateacutegorisation des figures de Nucius

laquo menant ainsi agrave son terme une distinction entre les figures autonomes et figurae minus principales de la

rheacutetorique musicale raquo3

Thuringus augmente significativement la liste des figurae minus principales y ajoutant pausa

(dont il reprend lrsquoideacutee agrave Dressler) anaphora catachresis noema pathopoeia4 parrhisia etc Agrave la diffeacuterence

de Nucius il ajoute agrave cette liste la repetitio et agrave lrsquoinverse transfert la syncopatio dans la cateacutegorie des

figurae principales Il modifie eacutegalement le nom de certaines figures proposeacute auparavant par

Burmeister5

Toutes ces modifications6 conduisent agrave une clarification qui va srsquoaveacuterer efficace puisque la

classification de Thuringus connaicirctra une indeacuteniable posteacuteriteacute jusqursquoagrave la fin du XVIIe siegravecle elle sera

adopteacutee par Kircher Janovka ou Bernhard

D5 FIGURENLEHRE ET AFFECTS

Qursquoen est-il de la place des affects dans la Figurenlehre qui srsquoeacutelabore ainsi Le fait qursquoelle soit

essentiellement centreacutee sur le logos musical laisse supposer qursquoelle nrsquoaborde que peu la question de

lrsquoexpression des affects Il en va effectivement bien ainsi (excepteacute pour Burmeister) La fonction

de deacutecoration attribueacutee aux figures assimileacutee agrave un embellissement semble refleacuteter lrsquoancienne valeur

de suaviteacute

Tout comme le peintre ne meacuterite aucun eacuteloge de quelque importance du fait qursquoil saurait

restituer les repegraveres lrsquoeacutetat ou la couleur drsquoune image mais plutocirct parce qursquoil confegravere agrave ses images des

gestes uniques des apparences particuliegraveres ou des couleurs distinctes satisfaisant les yeux des

1 Les dates de naissance et de deacutecegraves de Thuringus ne sont pas connues 2 Au tout deacutebut de lrsquoOpusculum bipartitum figure en effet un index des theacuteoriciens et compositeurs auxquels il se reacutefegravere on y trouve notamment outre les noms de Burmeister et Nucius ceux de Calvisius Faber Glarean Josquin Listenius ou Lassus 3 BARTEL 1997 p 105 4 Qursquoil eacutecrit par erreur laquo parthopoeia raquo 5 Le laquo faux bourdon raquo devient catachresis et le supplementum devient paragoge 6 Voir eacutegalement LEGRAND p 179

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

157

spectateurs de mecircme au sein drsquoune composition des ressemblances permanentes et un manque

drsquorsquoembellissements fleuris font que non seulement elle demeure non artistique mais ennuie lrsquoauditeur1

Les figures servent davantage agrave orner qursquoagrave eacutemouvoir mecircme si Nucius fait eacutetat de termes

affectifs que la musique serait appeleacutee agrave illustrer par la musique2

CONCLUSION

On constate donc que le souci principal pour Nucius et Thuringus est de parvenir agrave une

veacuteritable imitation des concepts de la rheacutetorique Il srsquoagit drsquoeacutetablir des figures qui soient agrave la fois

reacuteellement musicales et rheacutetoriques En drsquoautres termes de progresser vers une rheacutetorique musicale

autonome

E LrsquoEXPRESSION DES AFFECTS

E1 EacuteLOCUTION ET EacuteMOTIONS

Lrsquoelocutio vise la seacutelection et lrsquoarrangement des mots du discours Bien que le terme

laquo eacutelocution raquo soit souvent consideacutereacute comme quasiment synonyme de diction cette derniegravere

expression est trop restrictive pour qualifier ce qui est ici en jeu La notion de style mecircme imparfaite

agrave restituer cet aspect de la rheacutetorique dans son ensemble est toutefois sans doute plus proche3

Le style se preacuteoccupe avant tout des qualiteacutes du discours (correction clarteacute ornement)

Mais lrsquoexistence de divers genres stylistiques (grand moyen simple) atteste du fait qursquoil y a plusieurs

maniegraveres de bien eacutecrire ceci en respectant la convenance et en fonction de lrsquoeffet qui est

rechercheacute 4

1 BARTEL 1997 p 101 2 laquo Crainte raquo laquo lamentation raquo laquo ennui raquo laquo rire raquo etc G3 3 laquo La qualiteacute essentielle de lrsquoeacutelocution est la clarteacute crsquoest lrsquoeacutelocution qui doit recevoir les ornements du discours Elle est eacutegalement le support de lrsquoemphase et le lieu d-e manifestation de sentences Enfin lrsquoeacutelocution accepte naturellement les figures raquo MOLINIE 1992 p 127 4 PERNOT 2000 p 86

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

158

Appliquons-nous donc agrave bien connaicirctre avant tout ce quil faut faire pour plaire au juge pour

linstruire pour leacutemouvoir et ce que nous nous proposons dans chaque partie de loraison Avec cette

preacutecaution nous ne serons pas exposeacutes agrave employer dans lexorde dans la narration dans

largumentation des mots suranneacutes ou meacutetaphoriques ou trop nouveaux ni agrave arrondir deacuteleacutegantes

peacuteriodes dans la division et dans la partition1

Le travail concernant lrsquoeacutelocution devrait ainsi permettre drsquoarticuler correctement la

technique agrave lrsquoeffet preacutevu sur lrsquoauditoire On trouvera drsquoailleurs chez Hermogegravene de Tarse un

systegraveme permettant drsquoattribuer agrave une seacuterie de sept formes stylistiques2 la description speacutecifique de

chacun des moyens permettant drsquoatteindre cette forme meacutethode expression figure arrangement

des mots rythme etc3

Si lrsquoon srsquointeacuteresse agrave la figure de style ndash un eacuteleacutement agrave la fois typique et controverseacute de la

rheacutetorique ndash qui est donc lrsquoun de ces moyens il apparaicirct qursquoelle peut parfois ecirctre semblable pour

deux formes distinctes comme la laquo majesteacute raquo et la laquo pureteacute raquo4 Ce genre de situation soulegraveve en

reacutealiteacute un important problegraveme peut-on envisager au moins en droit que puisse exister une

correspondance terme agrave terme entre un affect preacutecis et la figure supposeacutee le repreacutesenter Quintilien

reacutecuse fermement une telle hypothegravese

je ne partage pas lopinion de ceux qui comptent autant de figures que daffections de lacircme non

quune affection ne soit une certaine qualiteacute de lacircme mais parce que toute figure proprement dite et

comme on doit lentendre nest point une simple expression de quelque chose que ce soit Ainsi

teacutemoigner de la colegravere du deacuteplaisir de la pitieacute de la crainte de la confiance du meacutepris ce nest point lagrave

user de figures non plus que dexhorter de menacer de prier dexcuser5

Non seulement lrsquoexpression de ces affects ne procegravede drsquoaucune figure mais une figure

nrsquoexprime rien Pour autant ceci ne retire rien agrave lrsquointeacuterecirct porteacute au deacuteveloppement de diverses

theacuteories des figures durant tout le XVIIe siegravecle degraves lors que la rheacutetorique musicale est avant tout une

pratique Les choix seront en revanche deacutetermineacutes en fonction de deux critegraveres principaux celui

de la finaliteacute des figures et le critegravere de la technique proprement musicale

E2 INFLUENCE DE LrsquoITALIE SUR LA POEacuteTIQUE MUSICALE GERMANIQUE

1 QUINTILIEN XI 1 sect 3 2 Clarteacute grandeur beauteacute vivaciteacute caractegravere sinceacuteriteacute habileteacute 3 Voire PERNOT 2000 p 216-218 4 Op cit p 218 5 QUINTILIEN IX 1 sect 4 p 319

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

159

La poeacutetique musicale allemande eacutevolue durant la seconde moitieacute du XVIIe siegravecle drsquoune

maniegravere tregraves nette 1 lrsquoinfluence de lrsquoItalie srsquoexerce fortement agrave travers lrsquoenseignement reccedilu par les

compositeurs comme Schuumltz aupregraves de Carissimi et les principes de la seconda prattica mis en œuvre

par Monteverdi font lrsquoobjet drsquoune veacuteritable theacuteorisation (que le compositeur lui-mecircme nrsquoeacutetait jamais

parvenu en deacutepit de ses annonces parvenu agrave reacutediger)2 Lrsquoorientation de la rheacutetorique musicale se

trouve notamment marqueacute par une accentuation du rocircle de lrsquoeacutelocution ainsi que par une

preacuteoccupation pour lrsquointerpreacutetation Crsquoest la recherche du pathos qui domine deacutesormais On observe

eacutegalement que cette nouvelle peacuteriode voit faiblir lrsquoinfluence proprement theacuteologique du

lutheacuteranisme ainsi lrsquoun des deux principaux acteurs de la poeacutetique musicale est un jeacutesuite installeacute

agrave Rome3 Lrsquoadvenue drsquoune rheacutetorique musicale qui suit lrsquoobjectif rechercheacute par Nucius ndash qursquoelle

deviennent une discipline agrave part entiegravere ndash semble ainsi la faire sortir du seul cadre de la propagation

de la foi la musique tend effectivement agrave devenir lrsquoobjet de cette discipline au lieu de nrsquoecirctre qursquoun

moyen pour une fin qui lui est exteacuterieure

E3 FINALITEacute DE LA FIGURE DE RHEacuteTORIQUE MUSICALE ndash KIRCHER

Athanasius Kircher (1601-1680) est ce que lrsquoon appelait alors un laquo polymathe raquo crsquoest-agrave-dire

un savant verseacute dans lrsquoeacutetude de nombreuses disciplines historien theacuteologien eacutegyptologue

geacuteographe astronome il se preacuteoccupe eacutegalement de matheacutematiques et de meacutedecine drsquoun cocircteacute il

adhegravere agrave une conception de la musique qui relegraveve du modegravele cosmologique meacutedieacuteval de lrsquoautre il

accorde un grand inteacuterecirct agrave lrsquoeacutetude des affects lequel est au centre de sa reacuteflexion musicale

La poeacutetique musicale est traiteacutee agrave deux reprises dans son Musurgia universalis4 Au livre VIII

dans un chapitre entiegraverement consacreacute agrave la rheacutetorique5 Kircher observe une similariteacute entre

musique et rheacutetorique et mentionne les trois parties concernant lrsquoeacutecriture du discours musical 6 il

distingue toutefois les deux arts car la musique exerce laquo une impression bien plus forte sur les

sentiments raquo7

1 Sans entrer ici dans un examen de la conjoncture historique il semble plus que vraisemblable que la trageacutedie de la Guerre de Trente ans ait eacutegalement joueacute un rocircle majeur dans cette rupture En teacutemoigne par exemple lrsquoabsence de publication drsquoouvrages entre 1624 et 1643 2 Voir SCHRADE 1981 p 193-194 3 laquo George Buelow a bien montreacute que la rheacutetorique musicale germanique est le fruit drsquoune eacutetrange hybridation des theacuteories meacutedieacutevales de la musique revues par les conceptions lutheacuteriennes et des innovations de la Renaissance et du Baroque italien () Kircher est le repreacutesentant le plus embleacutematique de cette curieuse synthegravese raquo LEGRAND 2002 p 186 4 Musurgia universalis sive Ars magna consoni et dissoni 1650 5 Livre VIII (Musurgia mirifica) chap 8 Musurgia rhetorica que lrsquoon pourrait traduire par rheacutetorique de la composition musicale raquo LEGRAND 2002 p 176 6 BARTEL 1997 p 108 7 laquo Musicum tanem maiorem in ijsdem permouendis impressionem obtinere raquo Citeacute par LEGRAND p 176

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

160

Crsquoest preacuteciseacutement la relation avec les affects qui caracteacuterise la deacutefinition que donne Kircher

de la figure de rheacutetorique musicale

Nos figures musicales sont et fonctionnent comme des deacutecorations des tropes et les diverses

sortes de discours de la rheacutetorique Car tout comme lrsquoorateur eacutemeut lrsquoauditeur par un habile agencement

de tropes ici pour faire rire lagrave pour tirer des larmes puis soudain pour susciter la pitieacute par moments

lrsquoindignation et la rage quelquefois lrsquoamour la pieacuteteacute et la droiture morale ou tout autres affects

contrasteacutes de mecircme la musique [eacutemeut lrsquoauditeur] par une combinaison habile de phrases et de passages

musicaux [] Il se trouve ainsi deux classes de figures reconnues en musique les figures principales et

minus principales1

Kircher reprend ici directement la distinction proposeacutee par Nucius et fournit une liste de

figures provenant directement de Thuringus2 Mais on observe avant tout que sa deacutefinition de la

figure est orienteacutee sur sa capaciteacute agrave susciter tel ou tel affect preacutecis Or au livre VIII de la Musurgia

universalis Kircher fournit une autre classification consacreacutee aux figures expressives (figurae minus

principales) deacutelaissant celles qui relegravevent de la syntaxe musicale Avec lui la raison drsquoecirctre des figures

devient veacuteritablement lrsquoexpression des affects

Certaines figures reposent sur lrsquoimitation des sons (ou de lrsquoabsence de son) pausa ou silence

et notamment le stenasmos (soupir ou sanglot) symplokegrave ou complexus (laquo les voix semblent respirer

comme une seule raquo pour laquo exprimer la ruse raquo) homoiosis ou expression fortement imitative dune

action abruptio figurant dans la conclusion dune action3 Drsquoautres figures relegraveveraient plutocirct des

tropes de la rheacutetorique

Agrave linverse lanabasis la catabasis et la cyclosis imitent des ideacutees ou des actions de faccedilon

neacutecessairement plus meacutetaphorique dans un systegraveme fondeacute sur une eacutequivalence conventionnelle entre

laigu et le haut le grave et le bas4

La deacutemarche de Kircher se rapproche drsquoailleurs quelque peu du modegravele de la Rheacutetorique

drsquoAristote au livre VIII de la Musurgia universalis en effet Kircher propose une classification des

affects en trois cateacutegories principales (joyeux pieux ndash ou silencieux ndash et triste) dont les autres sont

issus5 Chacun des modes (toni) eccleacutesiastiques est en outre associeacute agrave un affect

1 Musurgia universalis Livre 5 chap 19 Citeacute par BARTEL 1997 p 107 2 BARTEL 1997 p 107 3 Voir LEGRAND 2002 p 182 4 Ibid 5 KIRCHER Musurgia universalis Livre VIII chap 8 sect2 Voir BARTEL 1997 p 108-109

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

161

Les tropes ne sont pour nous que des peacuteriodes preacutecises dune meacutelodie accentueacutee connotant

un sentiment particulier de lacircme Les mettant en rapport avec la diversiteacute des douze tons nous en

posons douze aussi1

Mais on remarquera eacutegalement que Kircher retrouve lrsquoargumentation issue de Mei et Galilei

vantant les meacuterites du stylus recitativus et faisant agrave plusieurs reprise lrsquoeacuteloge de Carissimi Le

rapprochement entre rheacutetorique et musique est en effet selon lui favoriseacute par la monodie Le pathos

musical trouve ici toute sa place comme dans le Jephte de Carissimi ou au moyen drsquoun changement

de mode laquo le compositeur a su traduire le brusque passage de la joie agrave la douleur raquo 2 ou quand il

emploie le stile concitato pour restituer lrsquoardeur guerriegravere3

La rheacutetorique musicale deacutefendue par Kircher est fondamentalement tourneacutee vers le pathos

crsquoest-agrave-dire vers lrsquoauditoire teacutemoignant en cela de lrsquoinfluence italienne on remarquera toutefois

que le logos musical demeure preacutesent puisque dans le livre V la Musurgia universalis reprend agrave

scrupuleusement agrave son compte la Figurenlehre leacutegueacutee par Nucius et Thuringus Cette double

orientation nrsquoest pas sans conseacutequences parfois sur la coheacuterence du propos de Kircher4 Ce

dernier toutefois imprime agrave la poeacutetique musicale un caractegravere nouveau issu de lrsquointeacutegration du

style italien Ce caractegravere se trouvera exposeacute drsquoune maniegravere moins purement theacuteorique chez

Christoph Bernhard

E4 NATURE DE LA FIGURE DE RHEacuteTORIQUE MUSICALE ndash BERNHARD

Lrsquoinfluence italienne sur Christoph Bernhard (1628-1692) tient agrave lrsquoenseignement qursquoil reccedilut

agrave la cour de Dresde par Heinrich Schuumltz lequel eacutetait alleacute eacutetudier agrave Venise aupregraves de Giovanni

Gabrieli (dont lrsquoinfluence avait rapidement marqueacute son œuvre) et avait rencontreacute Monteverdi5

Bernhard connaicirct bien la musique italienne (Monteverdi Scacchi) srsquoeacutetant rendu lui-mecircme agrave deux

reprises en Italie durant les anneacutees 1650 il aurait eacutegalement eacutetudieacute aupregraves de Carissimi

La Figurenlehre de Bernhard est exposeacutee dans son Tractatus compositionis augmentatus publieacute

aux alentours de 1660 Si lrsquoobjectif des figures musicales est sensiblement le mecircme que celui que

1 LEGRAND 2002 p 178 2 Op cit p 176 3 Op cit p 185 4 BARTEL 1997 p 110 5 ARNOLD 1983 t II p 670 SCHRADE 1981 p 195

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

162

preacuteconisait Kircher le concept de figure qursquoil expose se deacutefinit avant tout en termes techniques

puisqursquoelle est

une certaine maniegravere drsquoemployer les dissonances les rendant non seulement inoffensives mais

plutocirct tregraves agreacuteables reacuteveacutelant au grand jour les capaciteacutes du compositeur1

Cette maniegravere de deacutefinir la figure agrave partir drsquoun critegravere objectif vise avant tout agrave fonder la

leacutegitimiteacute de lrsquousage des dissonances face agrave des critiques telles qursquoelles avaient eacuteteacute eacutemises par Artusi

Agrave sa maniegravere cette deacutefinition reprend aussi celle de lrsquoeacutecart singularisant la figure par rapport au

reste du discours

Lrsquoouvrage (assez bref) de Bernhard suit drsquoailleurs un plan construit sur une base purement

musicale apregraves trois chapitres de preacutesentation des regravegles du contrepoint traditionnel (qui

deacutetermine drsquoailleurs lrsquoutilisation des figures) vient lrsquoeacutetude des consonances (chap 4 agrave 13) celle des

dissonances et des divers styles (chap 14 agrave 43) suit lrsquoexamen des modes et des diverses

laquo affections raquo qursquoils peuvent subir (chap 44 agrave 56) lrsquoouvrage srsquoachegraveve par lrsquoeacutetude de la fugue (chap

57 agrave 63) et du contrepoint double et quadruple (chap 64 agrave 70) La preacutesentation des trois styles de

discours musical selon Bernhard est bel et bien donneacutee dans le cadre mecircme de la dissonance

Bernhard distingue deux genres de contrepoint aequalis (simple) et inaequalis (fleuri)2 ainsi

que deux styles principaux gravis (apparenteacute au stilo antico ou agrave la prima prattica) et luxurians (stilo

moderno ou seconda prattica) ce dernier se divise lui-mecircme en stylus luxurians communis (ie commun

au chant agrave lrsquoeacuteglise agrave la musique de table ou agrave la sonate) et luxurians theatralis3 Le stylus gravis se

caracteacuterise par un faible usage des dissonances donc des figures au contraire le stylus luxurians en

utilise beaucoup

Contrapunctus luxurians qui consiste en partie plutocirct en des notes rapides et des sauts eacutetranges

ce qui le rend bien adapteacute agrave eacutemouvoir les affects et drsquoun plus grand nombre de traitements par la

dissonance (ou de beaucoup de figures meacutelopoeacutetiques [Figuris Melopoeticis] que drsquoautres nomment

licences) que le [style] preacuteceacutedant Ses meacutelodies srsquoaccordent autant qursquoil est possible avec le texte agrave la

diffeacuterence du genre preacuteceacutedant4

1 laquo Figuram nenne ich eine gewiszlige Art die Dissonantzen zu gebrauchen daszlig dieselben nicht allein wiederlich sondern vielmehr annehmlich werden und des Componisten Kunst an den Tag legen raquo BERNHARD chap 16 sect 3 2 Op cit chap 3 sect 2-4 3 Op cit chap 3 sect 8-10 4 Op cit chap 3 sect 9

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

163

Bernhard reprend agrave son compte le propos de Monteverdi concernant la relation entre les

deux styles plutocirct que drsquoinsister sur leurs diffeacuterences il en souligne au contraire les liens1 On aura

toutefois pris soin de noter que ce sont bien trois styles qui sont examineacutes successivement dans le

Tractatus en outre la coheacuterence du modegravele proposeacute par Bernhard se retrouve dans le fait

remarquable que ce sont les figures qui deacutefinissent lrsquoexistence drsquoun style donneacute Quatre figures (et

donc seulement quatre types de dissonances) seulement interviennent en effet dans le stylus gravis

srsquoajoutent agrave ces derniegraveres quinze autres dans le stylus luxurians communis et huit figures

suppleacutementaires dans le stylus luxurians theatralis

Bernhard ne reprend pas agrave son compte la division des figures entre principales et minus

principales bien que lrsquoon puisse trouver une certaine similariteacute dans sa theacuteorie Il distingue en effet

entre figurae fundamentales et figurae superficiales (les secondes eacutetant non pas laquo superficielles raquo mais

faites sur ndash super facere ndash les premiegraveres) Les figurae fundamentales sont deacutefinie comme eacutetant celles

que lrsquoon doit trouver dans la composition fondamentale que ce soit dans le style ancien mais

non moins dans les styles utiliseacutes aujourdrsquohui Il en existe deux de cette sorte ligatura et transitus2

Le transitus deacutesigne tout agrave la fois nos actuelles notes de passages et broderies la ligatura (ou

syncopatio) srsquoapparentant au retard Nous sommes donc plus ou moins en preacutesence drsquoune cateacutegorie

de figures voisine de nos laquo notes eacutetrangegraveres raquo dans lrsquoharmonie tonale ce qui rapproche les figurae

fundamentales des figurae principales de Nucius Deux autres figures (superficiales) apparaissent dans le

style gravis quasi-transitus et quasi-syncopatio (qui srsquoapparente agrave lrsquoappogiature)

Dans le stylus luxurians communis srsquoajoutent donc superjectio anticipatio notae (anticipation)

subsumtio variatio multiplicatio prolongatio syncopatio catachresita passus duriusculus (voisine de la pathopoeia

de Burmeister laquo apte agrave engendrer les passion raquo) mutatio toni (changement de mode) inchoatio

imperfecta longinqua distantia consonantiae impropriae quaesitio notae cadentia duriuscula (laquo cadence un peu

dure raquo)3

Enfin le stylus luxurians theatralis ajoute extensio ellipsis (abandon drsquoune consonance

normalement attendue apregraves une dissonance) mora abruptio (introduction drsquoun silence laquo abrupt raquo)

transitus inversus heterolepsis (laquo saut dans une autre voix raquo) tertia deficiens imitatio (laquo des styles des grands

musiciens dans un but peacutedagogique raquo)4

1 BARTEL 1997 p 113-114 2 Drsquoapregraves HILSE 1973 Voir BARTEL 1997 p 173 3 BERNHARD chap 21-34 Les commentaires sont emprunteacutes agrave Denis Morrier MORRIER 2015 p 131-138 4 Op cit chap 35-43 MORRIER 2015 p 138-141

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

164

Bernhard cite pour chacun des styles qursquoil a deacutefini ainsi agrave partir des figures qui sont

employeacutees des exemples de compositeurs qui en sont repreacutesentatifs Palestrina Willaert ou

Josquin pour le stylus gravis Carissimi Scacchi ou Schuumltz pour le luxurians communis Monteverdi

pour le luxurians theatralis Marco Scacchi (ca 1600-1662) est drsquoailleurs lrsquoinspirateur de la tripartition

proposeacutee dans le Tractatus preacutesenteacutee chez lui selon les styles ecclesiasticus cubicularis et theatralis1

La reacuteactualisation de la Figurenlehre agrave laquelle procegravede Bernard fait finalement eacutecho agrave la

promotion du stile recitativo par Kircher elle est proposeacutee dans un souci de continuiteacute entre

lrsquoheacuteritage de la Renaissance et les innovations ulteacuterieures

CONCLUSION

Durant la phase de maturation que lrsquoon peut associer au XVIIe siegravecle pour la poeacutetique

musicale la composante majeure qui est deacuteveloppeacutee est lrsquoeacutelocution Au cœur de cette derniegravere se

trouve la theacuteorie des figures que lrsquoon pourrait drsquoailleurs avec plus de justesse eacutevoquer en parlant des

theacuteories des figures dans la mesure ougrave il en existe presque autant que de theacuteoriciens On observe

que ce deacuteveloppement de la rheacutetorique musicale conccediloit bien lrsquoeacutelaboration drsquoun discours selon les

trois instances oratoires (a) celle du logos de la construction rationnelle (rocircle des figurae principales)

avec lrsquoeacutelaboration meneacutee par Nucius et Thuringus agrave la suite de Burmeister (b) lrsquoethos agrave travers

lrsquoeacutetude des proprieacuteteacutes affectives des modes que lrsquoon retrouve partout (c) lrsquoinstance du pathos enfin

omnipreacutesente chez Kircher et Bernhard Avec ce dernier drsquoailleurs lrsquoeacutelocution musicale preacutesente

un degreacute de coheacuterence et de finesse remarquable puisque le style devient la stricte conseacutequence

drsquoun choix de figures deacutenombreacute de maniegravere exhaustive

En outre la Figurenlehre ne se reacuteduit nullement agrave un simple objet de speacuteculation En effet

la conception de la rheacutetorique musicale qui a pris son essor en Allemagne nrsquoest en rien une vue de

lrsquoesprit en teacutemoigne la dissertation reacutedigeacutee en 1664 par un eacutetudiant Elias Walther exposant

lrsquoanalyse drsquoun motet de Lassus2 au moyen des figures proposeacutees par Burmeister3

1 SCACCHI Marco Cribrum musicum ad triticum Siferticum seu Examinatio succinta psalmorum Venetiis Alessandro Vincenti 1643 Voir BARTEL 1997 p 116 2 Lassus In me transierunt 3 Voir BARTEL 1997 p 111

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

165

CHAPITRE 6 ndash LA POEacuteTIQUE MUSICALE DU BAROQUE TARDIF

INTRODUCTION

La derniegravere peacuteriode de la poeacutetique musicale germanique dans le deacutecoupage que nous avons

proposeacute correspond agrave peu pregraves agrave ce que lrsquoon nomme en musicologie le Baroque tardif crsquoest-agrave-

dire la premiegravere moitieacute du XVIIIe siegravecle1 Il devient difficile de rattacher la poeacutetique musicale aussi

eacutetroitement qursquoagrave ses deacutebuts aux exigences de lrsquooffice religieux mecircme si la musique sacreacutee vocale

(cantate et oratorio) ou pour lrsquoorgue reacutepond tregraves nettement aux critegraveres de la rheacutetorique2 Le

deacuteveloppement de la Figurenlehre notamment ainsi que lrsquoinfluence de la philosophie dont lrsquoeacutetude

des passions pour elles-mecircmes (et non plus simplement du point de vue pratique) conduit la

rheacutetorique musicale agrave devenir de plus en plus indeacutependante de la vocation religieuse qui lui eacutetait

initialement associeacutee Elle atteint ainsi une maturiteacute une pleacutenitude qui se manifestera dans un traiteacute

1 On peut renvoyer ici agrave la peacuteriodisation de la musique baroque proposeacutee initialement par Manfred Bukofzer (BUKOFZER 1982)

ainsi qursquoun commentaire de Marion Lafouge laquo Malgreacute un germanocentrisme certain qui conduit par exemple agrave minimiser les

origines italiennes de lrsquoopeacutera et plus geacuteneacuteralement lrsquoinfluence du style italien dans le deacuteveloppement du baroque musical la

peacuteriodisation proposeacutee par Bukofzer preacutevaut encore aujourdrsquohui y compris dans sa subdivision en trois phases lrsquoearly-baroque de

1580 agrave 1630 qui marque la disjonction avec la musique de la Renaissante le middle-baroque de 1630 agrave 1680 et le late-baroque qui tend

agrave se confondre avec le style rococo raquo (LAFOUGE 2010 p 12) 2 Voir agrave titre drsquoexemple lrsquoanalyse proposeacutee par P-A Clerc concernant le Praeludium en sol mineur BuxWv (manualiter) de Buxtehude les styles tonaliteacutes ainsi que diverses figures y sont indiqueacutes et commenteacutes en fonction de la disposition de lrsquoœuvre CLERC 2001 p 30-34

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

168

qui en repreacutesente en quelque sorte le couronnement le Vollkommene Capelmeister de Mattheson

Pour autant la poeacutetique musicale allemande ne se reacutesume pas agrave ce seul ouvrage

A UNE GRANDE DIVERSITEacute DANS LES APPROCHES

Il est difficile de mettre en avant telle ou telle caracteacuteristique de la poeacutetique musicale agrave partir

de la fin du XVIIe siegravecle qui permettrait de la deacutecrire sommairement Cela ne signifie pas qursquoil nrsquoy

ait aucune continuiteacute les influences de Kircher et Bernhard se retrouvent chez plusieurs

theacuteoriciens de mecircme que la reacuteflexion concernant le traitement du discours musical Mais crsquoest sans

doute lrsquoeacuteparpillement des centres drsquointeacuterecircts ou des maniegraveres de concevoir la rheacutetorique musicale

qui frappe le plus lorsque lrsquoon examine ce que proposent les divers auteurs Et ceci tant en ce qui

concerne le sens que lrsquoon doit accorder agrave lrsquoideacutee de laquo discours raquo musical et lrsquoaccent qursquoil convient de

mettre sur lrsquoune ou lrsquoautre de parties de la rheacutetorique (non plus seulement lrsquoeacutelocution mais aussi

lrsquoaction et bientocirct lrsquoinvention) que lrsquoeacuteleacutement strictement musical sur lequel faire reposer la capaciteacute

agrave exprimer des affects (modes meacutelodie ou rythme)

A1 PREacutePONDEacuteRANCE DU DISCOURS MUSICAL

A11 Lrsquoheacuteritage de Bernhard

Lrsquoeacutetude de la figure deacutefinie en tant que dissonance par Bernhard trouve un eacutecho durable

Crsquoest agrave partir de lrsquoanalyse des figurae superficiales que Johann Baptist Samber (1654-1717) deacutecrit en

effet la dissonance1 Le concept de figure de rheacutetorique musicale selon Bernhard semble aussi se

retrouver dans la theacuteorie de Johann Gottfried Walher (1684-1748) bien que ce dernier se soit reacutefeacutereacute

agrave Calvisius dans son analyse de la dissonance et que ses connaissances proviennent drsquoautres

auteurs2 David Heinichen (1683-1729) perpeacutetue eacutegalement lrsquoheacuteritage de Burmeister et Bernhard

La Figurenlehre demeure donc une question importante mais se voit traiteacutee de maniegraveres tregraves

diverses Ainsi Mauritius Johann Vogt (1669-1730) distingue-t-il figurae simplices et figurae ideales les

premiegraveres sont de simples ornements les secondes fonctionnant en relation eacutetroite avec le texte et

les affects

1 Enseignant et organiste agrave la catheacutedrale de Salzbourg JB Samber avait eacuteteacute lrsquoeacutelegraveve de Georg Muffat 2 Comme Werckmeister Fludd ou Kircher

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

169

A12 Delectare musicien et cuisinier

Le discours nrsquoest toutefois plus seulement envisageacute de maniegravere presque exclusive du point

de vue de lrsquoeacutecriture du discours (crsquoest-agrave-dire agrave partir des trois premiegraveres parties de la rheacutetorique)

mais aussi de son exeacutecution (lrsquoaction) Le rocircle de lrsquoexeacutecutant est ainsi lrsquoune des preacuteoccupations

principales de Wolfgang Caspar Printz (1641-1717) qui compare son activiteacute agrave la cuisine

Pourquoi le musicien (Musicant) soucieux qursquoil est de deacutelecter lrsquooreille ne devrait-il pas lui-aussi

mobiliser autant drsquoefforts que le cuisinier ou le peintre dans la recherche de toutes les variations afin de

justifier sa vocation Apregraves tout la musique elle-mecircme se reacutesume agrave des variations de son et tout ce qui

est reacutepeacuteteacutes sans modification est ennui plutocirct que plaisir de lrsquooreille1

A13 La rheacutetorique avant tout

Agrave lrsquoopposeacute certains accordent toujours agrave lrsquoideacutee de discours le rocircle central Retrouvant en

apparence la deacutemarche initiale de Burmeister pour la pousser agrave lrsquoextrecircme Johann Georg Ahle

(1651-1706) propose une theacuteorie des figures tout agrave fait unique puisqursquoelle est la seule agrave avoir

assimileacute toutes les figures de rheacutetorique existantes2

Le concept de figure chez Ahle ne prend pas pour point de deacutepart un eacuteleacutement musical

auquel la rheacutetorique viendrait donner sa terminologie (Burmeister) ou son sens (Nucius) mais bien

la rheacutetorique elle-mecircme (y compris celles qui sont purement litteacuteraires) laquelle sera appeleacutee agrave

trouver sa traduction dans la musique

Tout comme les orateurs ou les poegravetes un grand nombre de figures de rheacutetorique bien des

meacutelopoegravetes y ont recours dans leur discours musical3

A2 PREMIERS TRAITEacuteS ENCYCLOPEacuteDIQUES

Une tout autre maniegravere de contribuer agrave la poeacutetique musicale se traduit par la publication

drsquoun des premiers dictionnaires de musique avec le Lexicon de Johann Gottfried Walther4

1 PRINTZ Wolfgang Caspar Phrynis Mytilenaeus part 2 chap 8 sect 3 45 Citeacute par BARTEL 1997 p 120 2 La theacuteorie de Ahle est exposeacutee dans le laquo Sommer-Gespraumlche raquo deuxiegraveme des quatre volumes composant son Johan Georg Ahlens musikalisches Gespraumlche (1695ndash1701) Ahle organiste agrave Mulhausen fut le preacutedeacutecesseur agrave ce poste de JS Bach Compositeur de musique sacreacutee drsquoœuvres chorales et des chansons (ses œuvres sont pour la plupart perdues) 3 Voir BARTEL 1997 p 123 4 Walther Johann Gottfried Musicalisches Lexicon oder Musicalische Bibliothek 1732

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

170

Cousin et ami de JS Bach ami de Werckmeister il eacutetait organiste theacuteoricien et

compositeur son Lexicon compile avant tout les traiteacutes de poeacutetique musicale du XVIIe siegravecle mais

rapporte aussi les theacuteories plus reacutecentes Conccedilu sur le modegravele du Dictionnaire de musique de Brossard1

il combine les points de vue terminologiques et historiques

Lrsquoouvrage de JG Walther teacutemoigne drsquoune tradition qui va se deacutevelopper au cours du XVIIIe

siegravecle celles de peacutedagogues produisant des traiteacutes agrave caractegravere encyclopeacutediques Mattheson en est

sans doute le repreacutesentant le plus ceacutelegravebre Mais on peut eacutegalement citer la veacuteritable encyclopeacutedie

musicale que constitue lrsquoAnleitung zu der musikalischen Gelahrtheit (1758) de Jacob Adlung (1699-

1762) ou la personnaliteacute influente du peacutedagogue Lorenz Christoph Mizler von Kolof (1711-1778)

cherchant agrave fonder la musique sur des bases matheacutematiques et philosophiques2

A3 LE DEacuteCLIN DES MODES

La diversiteacute des orientations de la poeacutetique musicale apparaicirct aussi quand on examine le

sujet en fonction du mateacuteriel musical lui-mecircme Selon les auteurs lrsquoaccent nrsquoest pas mis sur le mecircme

aspect mais au-delagrave on observe que certains tendent agrave voir leur rocircle srsquoaccroicirctre et drsquoautres perdre

en visibiliteacute

Les modes musicaux entrent dans cette seconde cateacutegorie On ne peut aller jusqursquoagrave dire

qursquoils sont purement et simplement absents des traiteacutes puisque M J Vogt consacre toute une partie

de son Conclave thesauri magnae artis musicae (1719) au plain-chant et aux modes eccleacutesiastiques

Toutefois comme cela va apparaicirctre chez Mattheson lrsquoassurance drsquoun lien solide entre un mode

donneacute et un affect qui lui serait associeacute nrsquoest plus vraiment de mise ce en raison de lrsquoeacutevolution

geacuteneacuterale des mentaliteacutes

De plus en plus crsquoest la nature du compositeur et du public au lieu de la science de la musique

qui deviennent le facteur deacuteterminant de lrsquoexpression musicale des affects3

Cette tendance se manifeste clairement chez Tomaacuteš Baltazar Janovka (1699-1741) Ayant

reccedilu une eacuteducation jeacutesuite comme Kircher empruntant agrave ce dernier sa terminologie il insiste tout

autant que lui sur lrsquoimportance des figures pour lrsquoexpression des affects4 En revanche il ne partage

pas lrsquoideacutee drsquoun rocircle similaire que pourraient jouer les modes eccleacutesiastiques

1 Brossard Seacutebastien de Dictionnaire de musique contenant une explication des termes grecs latins italiens et franccedilois 1703 2 ABROMONT 2004 p 447 451 3 BARTEL 1997 p 46 4 Op cit p 125

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

171

On remarquera que cette eacutevolution se deacuteroule au moment ougrave devient centrale la question

des tempeacuteraments ndash et agrave ougrave srsquoaffirme la tonaliteacute Significativement drsquoailleurs lrsquoideacutee apparaicirctra que

lrsquoon puisse transfeacuterer le tregraves confus laquo ethos de modes raquo vers les tempeacuteraments comme le propose

Johann Georg Neidhardt (1685-1739) qui laquo recommande que ceux-ci [les tempeacuteraments] soient

diffeacuterents pour le village la ville la grande ville et la cour raquo1

Pour Janovka en revanche les figures de rheacutetoriques musicales jouent bien un rocircle

deacuteterminant dans lrsquoexpression et le deacuteclenchement des affects

les figures musicales sont des passages musicaux speacuteciaux par lesquels des affects speacutecifiques

de lrsquoacircme se trouvent manifesteacutees par exemple amour joie feacuterociteacute violence digniteacute modestie

modeacuteration pieacuteteacute compassion etc2

A4 LA MEacuteLODIE

Si les modes perdent de leur pertinence comme moyen drsquoexprimer les affects la meacutelodie

confirme en revanche sa place On peut voir dans cet eacutetat de fait le reacutesultat de lrsquoinfluence italienne

et notamment du stilo recitativo inteacutegreacute agrave la poeacutetique musicale par Kircher et Bernhard Lrsquoun des

theacuteoriciens qui en perpeacutetuent le plus nettement la Figurenlehre M J Vogt srsquoeacutetait drsquoailleurs lui aussi

rendu en Italie pour y eacutetudier la musique

Si sa theacuteorie des figures rappelle les preacuteceacutedentes elle est toutefois speacutecifique agrave son auteur

la cateacutegorisation des figures ne recouvrant pas celle traditionnelle entre principales et minus

principales en deacutepit drsquoune similariteacute apparente

Les figurae simplices crsquoest-agrave-dire les ornements suivent une terminologie eacutetablie

majoritairement en langue italienne groppo harpegiatura mezocirolo trilla etc Elles peuvent ecirctre

combineacutees dans un proceacutedeacute de phantasia afin de creacuteer des figurae compositae3

Les figurae ideales correspondent agrave ce que lrsquoon attend de figures de rheacutetorique musicale elles

suivent une eacutetymologie grecque emphasis metabasis apotomia etc4

Vogt reacuteduit le concept de figure de rheacutetorique musicale agrave deux drsquoentre elles lrsquohypotypose

et la prosopopeacutee Cette derniegravere est synonyme de la pathopoeia deacutesignant de faccedilon geacuteneacuterale depuis

Burmeister un passage musical cherchant agrave susciter un affect Lrsquohypotypose est la repreacutesentation

1 ABROMONT 2004 p 444 2 JANOVKA Tomaacuteš Baltazar Clavis ad thesaurum 46f Citeacute par BARTEL 1997 p 126 3 BARTEL 1997 p 128 4 Op cit p 128-129

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

172

directe vivante de lrsquoideacutee issue du texte Aussi les concepts drsquoideacutee (celle qui deacutetermine les figurae

ideales) drsquohypotypose et de prosopopeacutee se trouvent quasiment indissociables

Ceci est soutenu ulteacuterieurement par la deacutefinition de Vogt drsquoidea musica comme eacutetant laquo la

repreacutesentation musicale drsquoune chose Lrsquoideacutee [idea] est agrave proprement parler ce qui est deacutepeint agrave travers les

figures de lrsquohypotypose raquo

Mais crsquoest aussi la meacutelodie en elle-mecircme qui deacutetermine les affects et notamment le periodus

(peacuteriode ou passage) Certaines figures en effet peuvent ecirctre employeacutees au deacutebut drsquoune peacuteriode

(ad arsin) comme lrsquoantitheton ou le schematoides drsquoautres interviennent agrave la fin (ad thesin) comme

lrsquoanaphora

La theacuteorie de Vogt exercera son influence sur ses successeurs notamment J G Walther

(qui reprend une partie de sa terminologie dans le Lexicon) et plus tardivement Meirad Spiess

Quant agrave lrsquoimportance de la meacutelodie (plus preacuteciseacutement de la monodie) et agrave lrsquointeacuterecirct que lui portent

les theacuteoriciens elle apparaicirct eacutegalement dans la theacuteorie eacutelaboreacutee par W C Printz elle est inseacuteparable

de lrsquoattention porteacutee aux questions de rythme

A5 LE RYTHME

Cantor compositeur historien W C Printz preacutefigure un peu le theacuteoricien encyclopeacutediste

tel que J G Walther en donnera plus tard lrsquoexemple On lui attribue vingt-six traiteacutes parmi lesquels

un Compendium musicae1 ainsi que le Phrynis Mitilenaeus2 Printz aborde de nombreuses et tregraves diverses

questions techniques (intervalles megravetres affects accordage tempeacuterament transposition basse

continue etc) et reacutedige une histoire allemande de la musique il srsquointeacuteresse eacutegalement agrave la musique

populaire rurale3

Crsquoest toutefois sa theacuteorie du rythme qui le singularise Printz souhaite en effet remplacer

lrsquoancien tactus (division en poseacute et leveacute ndash abaissement puis eacuteleacutevation de la main) Mais au-delagrave des

questions de rythmes consideacutereacutes en eux-mecircmes ce sont les figures de rheacutetoriques musicales qui

sont deacutetermineacutees selon des critegraveres rythmiques ou plus largement dynamiques (Vogt parle plus de

laquo variations raquo que de figures) La division premiegravere des figures distingue les figures de silences

1 Printz Wolfgang Caspar Compendium musicae in quo explicantur omnia ea quae ad oden arificiose componendam requiruntur 1668 2 Printz Wolfgang Caspar Phrynis Mitilenaeus oder Satytischer Componist (1676-1679) 3 ABROMONT 2001 p 434

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

173

(pauses) des figures sonores ces derniegraveres eacutetant elles-mecircmes subdiviseacutees ndash un peu comme chez

Vogt ndash en figures simples et figures composeacutees La classification se poursuit les figures (sonores)

simples constituant une classe (figures de marche stationnaires de saut mixtes etc) les figures

composeacutees en formant une autre (figure de course de sur-place mixtes) Enfin chaque espegravece de

figure ainsi deacutesigneacutee comporte un certain nombre de figures particuliegraveres par exemple les figures

(sonores et composeacutees) de course sont les suivantes circulo tirata bombilans (trilles) passagio1

Nous pouvons ajouter ici deux remarques lrsquoaspect rythmique ndash ou dynamique ndash de la

theacuteorie de Printz lrsquooriente vers la monodie les ornements que sont les figures chez Printz sont

consideacutereacutes pour eux-mecircmes2

Agrave travers la conception deacuteveloppeacutee ici on peut voir une marque suppleacutementaire de

lrsquoinfluence italienne sur la musique allemande et plus preacuteciseacutement sur la maniegravere de penser la

composition Les questions de rythmes eacutetaient certes preacutesentes dans certains traiteacutes du XVIe siegravecle

(comme chez Dressler) Leur importance eacutetait toutefois sans commune mesure Ce changement se

reacutevegravelera pleinement dans la poeacutetique musicale au sein de la theacuteorie deacuteveloppeacutee par Mattheson

B JOHANN MATTHESON

Pregraves drsquoun siegravecle et demi seacutepare les textes de Burmeister de la publication en 1739 du

volumineux traiteacute intituleacute Der vollkommene Cappelmesiter3 (484 pages dans lrsquoeacutedition drsquoorigine) Son

auteur Johann Mathesson (1681-1764) theacuteoricien et compositeur eacutetait lrsquoami de Haendel et

Telemann Directeur de la musique de la catheacutedrale de Hambourg de 1715 agrave 1728 la surditeacute lrsquoavait

conduit par la suite agrave se concentrer sur la reacutedaction de ses traiteacutes Il produisit notamment une

traduction de la poleacutemique ayant opposeacute Raguenet et Le Cerf de la Vieacuteville

1 Voir BARTEL 1997 p 120 2 laquo Printz deacutefinit tous ses ornements en tant qursquoornements meacutelodiques tout-agrave-fait indeacutependants de leurs implications harmoniques ou de leurs capaciteacutes expressives Ses exemples sont sans exception monodiques raquo2 BARTEL 1997 p 121 3 Der vollkommene Cappelmesiter Das ist Gruumlndliche Anzeige aller derjenigen Sachen die einer wissen koumlnnen und vollkommen inne haben muszlig der einer Capelle mit Ehren und Nutzen vorstehen will Hamburg Verlegts Christian Herold 1739 (laquo Le Musicien accompli ou Instructions essentielles dans toutes les matiegraveres que doit connaicirctre posseacuteder et maicirctriser celui qui entend preacutesider dignement et efficacement aux destineacutees drsquoun orchestre raquo) Voir MATTHESON 1999 et MATHESON 2002 Les citations de ce texte de Mattheson que nous avons traduites seront indiqueacutees par lrsquoabreacuteviation laquo VC raquo suivie des mentions de livre chapitre et paragraphe

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

174

Dressler avait contribueacute agrave la mise en place drsquoune musique conccedilue en relation eacutetroite avec

les mots eacutebauchant seulement la dimension propre agrave lrsquoeacuteveil des eacutemotions au moyen de la musique

Burmeister quant agrave lui avait radicaliseacute la laquo rheacutetorisation raquo de la musique ainsi eacutebaucheacutee calquant

sa meacutethode sur celle des orateurs de lrsquoAntiquiteacute dans cet esprit ndash et en prenant comme reacutefeacuterence

les œuvres de Lassus ndash il srsquoeacutetait efforceacute de rendre compte des moyens permettant drsquoeacutemouvoir

lrsquoauditeur portant lrsquoessentiel de son analyse sur lrsquoornementation et plus preacuteciseacutement sur la

description des figures musicales Si lrsquoon adopte une tripartition qui est parfois utiliseacutee pour eacutevoquer

la musique baroque1 ces deux theacuteoriciens appartiennent alors au laquo premier baroque raquo

B1 DER VOLLKOMMENE CAPELMEISTER

Nous effectuons ici par conseacutequent un saut pour examiner un des ouvrages theacuteoriques les

plus marquants du laquo baroque tardif raquo En ce qui concerne le deacuteveloppement de la rheacutetorique

musicale on peut consideacuterer Der vollkommene Capelmeister comme un veacuteritable aboutissement

Mattheson pousse encore plus loin que Burmeister lrsquoassimilation de la musique agrave la rheacutetorique et

lrsquoexpression laquo poeacutetique musicale raquo prend avec lui une signification et une valeur remarquables

Ecirctre neacute agrave lrsquoart de la poeacutesie est tout-agrave-fait essentiel pour le poegravete il en va de mecircme pour le

meacutelopoegravete [Melopoet] degraves lors qursquoil ne lui faudra pas seulement donner au monde une certaine nature

inneacutee afin drsquoeacutecrire sa meacutelodie mais qursquoil devra pour lrsquoessentiel ecirctre exerceacute dans ces aspects de la

philosophie sans lesquels on ne peut ecirctre ni un poegravete du son ni un juge des autres poegravetes Quand je parle

drsquoun poegravete je parle de quelque chose de plus que drsquoun grand philosophe de quelque chose de plus qursquoun

moraliste de quelque chose de plus qursquoun savant logicien de quelque chose de plus qursquoun

matheacutematicien etc2

Le Traiteacute de Mattheson est aussi un teacutemoignage de lrsquoultime stade de cette conception

rheacutetorique de la musique (mecircme si drsquoautres traiteacutes seront encore publieacutes comme ceux de Quantz

ou de Forkel) Il nous donne agrave voir en ce sens agrave bien des eacutegards un eacutetat laquo acheveacute raquo de cette penseacutee

musicale

Der vollkommene Cappelmeister est structureacute en trois grandes sections la premiegravere est

consacreacutee agrave ce que lrsquoon pourrait nommer une laquo musicologie raquo (science histoire de la musique etc)

la seconde eacutetudie la meacutelodie et la troisiegraveme concerne le contrepoint (que lrsquoauteur preacutefegravere nommer

1 Agrave savoir scheacutematiquement un premier baroque (1600-1650) un baroque central (1650-1700) et un baroque tardif (1700-1750) 2 VC II Chap 2 sect 8

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

175

symphoniurgie ou encore laquo composition pleinement ajusteacutee raquo)1 Dans cet ouvrage toutes les parties

de la rheacutetorique telles qursquoexposeacutees dans les Institutions oratoires de Quintilien sont deacutesormais prises

en consideacuteration et sont traiteacutees en termes musicaux2 Toutefois autant lrsquoeacutetude de lrsquoinvention ou

celle de la disposition donnent lieu agrave un deacuteveloppement autrement plus pousseacute que ce que lrsquoon

trouvait auparavant autant celle des figures de rheacutetorique dans le cadre de lrsquoeacutelucution semble

reacuteduite agrave la portion congrue3 en regard de la description minutieuse qursquoen faisait nombre de ses

preacutedeacutecesseurs avec lesquels on pouvait agrave juste titre parler de Figurenlehre Ce traitement sommaire

chez Mattheson de la decoratio4 tient notamment agrave sa meacutefiance envers lrsquoornementation excessive et

au constat que les figures sont rarement peacuterennes5

B2 LES LIEUX COMMUNS DE LrsquoINVENTION

On remarquera tout drsquoabord un domaine qui eacutetait abordeacute sommairement dans le traiteacute de

Burmeister et qui fait ici lrsquoobjet drsquoune discussion particuliegraverement deacuteveloppeacutee celui de lrsquoinvention

Lrsquoinvention terme qui nrsquoa donc rien agrave voir avec la forme musicale homonyme mais tout avec son

eacutetymologie (laquo trouver raquo) deacutesigne la recherche et le choix des eacuteleacutements musicaux notamment en

relation avec les affects ou plus geacuteneacuteralement la recherche des ideacutees qui seront utiliseacutees dans

lrsquoeacutelaboration du discours

Lrsquoinvention consiste agrave trouver les arguments6 Le terme est agrave comprendre en srsquoappuyant sur

son sens eacutetymologique drsquoune deacutecouverte plutocirct que sur le sens de creacuteation drsquoun argument Crsquoest agrave

cette partie de la rheacutetorique qursquoappartient le choix du genre de discours (deacutelibeacuteratif judiciaire

deacutemonstratif) puisque ce genre deacuteterminera lrsquoargumentation

[Lrsquoargumentation] consiste dans le choix de propositions qui seront ensuite enchaicircneacutees deux agrave

deux puis lieacutees dans le cadre drsquoun raisonnement7

1 La traduction des titres complets de ces sections se formulerait comme suit (1) laquo De lrsquoobservation scientifique des choses neacutecessaires agrave un enseignement musical rigoureux raquo (2) laquo De la veacuteritable composition drsquoune meacutelodie ou la reacuteunion de chants en une seule partie avec leurs circonstances et caracteacuteristiques (3) De la combinaison de meacutelodies diffeacuterentes ou encore de la composition pleinement ajusteacutee qui en reacutealiteacute est appeleacutee harmonie raquo Cette derniegravere crsquoest-agrave-dire la symphonurgie est deacutefinie comme laquo Une combinaison artistique de meacutelodies diffeacuterentes qui sonnent ensemble et par laquelle une harmonie multiple est immeacutediatement creacuteeacutee raquo (VC III chap 1 sect 4) Elle est laquo par ailleurs de faccedilon barbare nommeacutee contrepoint raquo (VC chap 1 sect 10) 2 BUTLER 2006 p 652 3 laquo Enfin srsquoil nous faut toutefois dire un mot au sujet de la deacutecoration (hellip) raquo (VC II Chap 14 sect 40) 4 VC II Chap 14 sectsect 40-52 5 G Butler voit dans cette attitude de Mattheson un signe du deacuteclin de lrsquoenseignement de la rheacutetorique laquo Sans goucirct ni art les interpregravetes utilisent les figures de maniegravere immodeacutereacutee excessive et agrave des mauvais moments raquo BUTLER 2006 p 655 6 Pour une description deacutetailleacutee de lrsquoinvention en geacuteneacuteral dans la rheacutetorique voir GARDES-TAMINE 1996 p 59-96 7 GARDES-TAMINE 1996 p 73

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

176

Lrsquoorateur sera ainsi conduit agrave puiser dans la topique les arguments et les eacutetats de cause La

topique srsquooccupe des lieux il srsquoagit notamment des lieux communs comme celui de la modestie de

la fatigue du temps qui presse ou encore des larmes laquo en termes modernes on pourrait parler de

steacutereacuteotypes raquo1 Les arguments sont des laquo uniteacutes minimales de raisonnement raquo2 comme la deacutefinition

lrsquoeacutenumeacuteration lrsquoeacutetymologie le genre et lrsquoespegravece la cause et lrsquoeffet les opposeacutes Quant aux eacutetats de

cause3 ils relegravevent de la doctrine de la stasis deacutefinie par Hermagoras (IIe siegravecle av J-C) comme laquo ce

qui dans un deacutebat fait lrsquoobjet drsquoune discussion entre diverses parties et peut ecirctre diffeacuterencieacute en

divers niveaux et moments raquo4 Il srsquoagit agrave la fois de la fin et drsquoun commencement drsquoun mouvement

pheacutenomegravene laquo eacuteclairant la reacutesolution progressive drsquoune controverse raquo5

Ce qui existait depuis Burmeister drsquoune maniegravere assez embryonnaire devient chez

Mattheson une longue exposition meacutethodique une sorte de manuel pratique Dans le chapitre

laquo invention meacutelodique raquo de Der vollkommene Capellmeister6 srsquoil est toujours possible de trouver ses

ideacutees musicales par soi-mecircme ou de les emprunter chez drsquoautres il ne faut cependant pas heacutesiter agrave

les puiser dans le reacuteservoir des lieux communs des loci topici ndash lesquels sont aussi nommeacutes sources

drsquoinvention7 Lrsquoauteur eacutenumegravere quinze sortes de loci topici8 Lrsquoeacutetude des loci topici occupe en fait la quasi-

totaliteacute du chapitre 49 et donne lrsquooccasion drsquoune discussion approfondie Examinons briegravevement

quelques-uns de ces laquo lieux raquo

Le locus descriptionis10 consiste dans la description des mouvements de lrsquoacircme qursquoil srsquoagisse

de musique vocale ou de musique instrumentale la repreacutesentation de ces mouvements doit

impliquer un discours compreacutehensible

La preacutesentation du locus causaelig materialis est elle-mecircme subdiviseacutee

laquo La matiegravere (causa materialis) est de trois sortes [agrave partir] de quoi en quoi avec quoi (Ex qua

in qua amp circa quam) raquo11

1 Op cit p 74 laquo Les topoi prennent souvent la forme de petits sceacutenarios culturels comme celui qui repreacutesente la vie dans une citeacute ou la violence agrave lrsquoeacutecole raquo 2 Op cit p 76 3 Rheacutetorique agrave Herrenius I 17-27 II 3-26 4 Citeacute par CARRILHO 1999 p 59 Voir aussi PERNOT 2000 p 90 5 CARRILHO 1999 p 59 6 VC II Chap 4 7 VC II Chap 4 sect 21 8 laquo Ils [les loci topici] se nomment ainsi Locus notationis descriptionis generis amp Speciei totius amp partium causaelig efficientis materialis formalis finalis effectorum adjunctorum circumstantiarum comparatorum oppositorum exemplorum testimoniorum raquo VC II Chap 4 sect 23 9 VC II Chap 4 du sect 20 agrave la fin 10 VC II Chap 4 sectsect 43-47 11 VC II Chap 4 sect 54

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

177

Le locus causaelig materialis ex qua1 est un lieu particuliegraverement puissant Crsquoest litteacuteralement le

lieu de la cause mateacuterielle (crsquoest-agrave-dire de la substance musicale elle-mecircme) agrave partir de quoi on

obtient lrsquoeffet voulu Dans le cas drsquoune harmonisation exclusivement constitueacutee de consonances la

matiegravere drsquoougrave (agrave partir de quoi) la phrase musicale est tireacutee apportera sans doute quelque chose de

speacutecial mais tout aussi bien des choses laquo abominables raquo pourront ecirctre repreacutesenteacutees par lrsquousage

des dissonances auquel cas lagrave aussi lrsquoinvention sera obtenue ex loco Materiaelig2

Le locus causaelig materialis in qua consiste agrave se soumettre laquo au texte ou agrave la passion particuliegravere

que lrsquoon a choisi de repreacutesenter3 Le locus causaelig materialis circa quam relegraveve de tout ce qui nous entoure

mais plus particuliegraverement de lrsquoauditoire4

Le locus adjunctorum enfin

laquo prend place principalement dans la composition avec la repreacutesentation de certains

personnages (comme dans les oratorios les opeacuteras les cantates etc) et lrsquoon tend agrave le consideacuterer de trois

maniegraveres agrave savoir selon les donneacutees de lrsquoacircme de corps et de la fortune Si quelqursquoun indiquait que ces

choses ne peuvent ecirctre repreacutesenteacutees en musique on peut lrsquoassurer et le convaincre qursquoil ne se tromperait

pas peu raquo5

B3 DISPOSITION

Alors que la disposition (le laquo plan raquo) drsquoune cantilegravene se preacutesentait chez Dressler ou

Burmeister sous une forme simple (exordium medium finis) celle qursquoexpose Mattheson preacutesente

lrsquointeacutegraliteacute des six parties de la rheacutetorique romaine (ce qui se donnait comme un deacuteveloppement

central sans plus de preacutecision fait place deacutesormais agrave quatre parties)6 Il nrsquoen oublie pas pour autant

lrsquoimportance du scheacutema tripartite qui dans son effet sur le public demeure opeacuteratoire

laquo Le grand art des orateurs consiste en ce qursquoils preacutesentent drsquoabord les choses les plus fortes

au milieu les plus faibles et enfin les conclusions qui produisent de lrsquoeffet raquo7

1 VC II Chap 4 sectsect 55-59 2 VC II Chap 4 sectsect 55-58 3 VC II Chap 4 sect 60 4 VC II Chap 4 sectsect 61-64 5 VC II Chap 4 sectsect 71-72 6 Preacutecisons que la preacutesentation que donne Mattheson de lrsquoexorde diffegravere sensiblement de celle proposeacutee par Burmeister ceci toutefois vraisemblablement en raison de lrsquoeacutevolution suivie par la musique notamment en ce qui concerne le rocircle de la fugue preacutepondeacuterant agrave lrsquoeacutepoque de Burmeister 7 VC II Chap 14 sect 25

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

178

Lrsquoauteur commence par deacutefinir tregraves preacuteciseacutement exordium narratio propositio confutatio

confirmatio et peroratio1 Puis il srsquoengage dans une analyse tregraves pousseacutee2 drsquoun aria da capo de Benedetto

Marcello afin drsquoillustrer son propos Mattheson cherche ainsi agrave montrer que la coheacuterence drsquoune

œuvre tient aux relations qui existent entre les diffeacuterentes parties qui la composent ce qui confegravere

agrave la disposition toute sa valeur

B4 MATTHESON ET LrsquoEacuteVEIL MUSICAL DES EacuteMOTIONS

B41 Influence de la philosophie carteacutesienne

Certes lrsquoouvrage de Mattheson est clairement un traiteacute de rheacutetorique musicale mais il est

tout de mecircme frappant de voir agrave quel point la place accordeacutee aux affects y est consideacuterable voire

preacutepondeacuterante Lrsquoeacuteveil des eacutemotions chez lrsquoauditeur est la preacuteoccupation centrale et tous les aspects

de la musique sont consideacutereacutes dans leur dimension affective Lrsquoobjectif du meacutelopoegravete (terme

employeacute par lrsquoauteur)3 eacutetant bien de produire sur lrsquoauditoire les mecircmes effets que ceux exprimeacutes

dans le texte Cette preacuteoccupation concernant les eacutemotions qursquoil faut eacuteveiller chez lrsquoauditeur et les

moyens permettant drsquoy parvenir se manifeste tant dans un examen des passions elles-mecircmes (leur

nature leurs manifestations physiques) que dans la description de la maniegravere permettant agrave lrsquoorateur

musical de les mobiliser que ce soit par la disposition de lrsquoœuvre par les ideacutees musicales qui srsquoy

trouvent par le style etc

Entre le traiteacute proposeacute par Burmeister et celui de Mattheson lrsquoeacutetude des passions et plus

particuliegraverement celle opeacutereacutee par la philosophie au XVIIe siegravecle a influenceacute les esprits crsquoest le cas

pour lrsquoauteur du Musicien accompli Il remarque en effet que

La doctrine des tempeacuteraments et des eacutemotions pour laquelle il faut lire tout particuliegraverement

Descartes car il a travailleacute beaucoup sur la musique convient tregraves bien ici puisqursquoelle apprend agrave distinguer

correctement entre les eacutetats drsquoacircme des auditeurs et la maniegravere par laquelle les pouvoirs du son les

affectent4

1 VC II Chap 14 sectsect 7-12 2 Voir BUTLER 2006 p 754 3 laquo Mattheson donne une deacutefinition de la meacutelopoeacutesie comme laquo habiliteacute efficace dans lrsquoinvention et la fabrication de phrases pouvant ecirctre chanteacutees de telle sorte qursquoelles soient plaisantes agrave lrsquooreille raquo deacutefinition qursquoil emprunte directement au traiteacute De la musique reacutedigeacute

par Aristide Quintilien (IIIe s) Voir VC II Chap 5 sect 1 4 VC I Chap 3 sect 51 Dans ce chapitre intituleacute laquo Le son et la theacuteorie naturelle de la musique raquo la question des passions intervient dans le prolongement drsquoune discussion concernant les effets de la musique sur le plan physiologique lrsquoauteur faisant valoir lrsquousage meacutedical de la musique pour les infirmiteacutes physiques laquo Les sons travaillent fortement les muscles du corps humain raquo (VC I Chap 3 sect 48) Le traitement philosophique des passions notamment par Descartes sera examineacute plus loin

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

179

Il y a donc leacutegitimiteacute pour Mattheson agrave examiner les passions avec soin Un tel examen

qui permettra au compositeur de posseacuteder la connaissance neacutecessaire agrave la reacutealisation de ses objectifs

ndash susciter chez lrsquoauditeur les eacutemotions approprieacutees au discours ndash se trouve drsquoautant mieux fondeacute

qursquoil remplit une veacuteritable fonction eacutethique (on retrouve ici agrave lrsquoarriegravere-plan les preacuteoccupations deacutejagrave

formuleacutees chez Platon ou Aristote)1

Ce que sont les passions quel est leur nombre la maniegravere par laquelle elles sont provoqueacutees et

stimuleacutees de telles questions semblent davantage approprieacutees au philosophe accompli qursquoau musicien

Neacuteanmoins ce dernier doit savoir lesquelles parmi les dispositions des hommes sont le veacuteritable

mateacuteriau de la vertu Laquelle nrsquoest rien drsquoautre qursquoune disposition bien ordonneacutee et tempeacutereacutee avec soin2

B42 Une theacuteorie musicale des affects

Mattheson passe donc en revue et de maniegravere deacutetailleacutee3 un grand nombre drsquoeacutemotions4

Lrsquoamour figure au sommet de la hieacuterarchie du fait qursquoil tient de loin une plus grande place au sein

des piegraveces musicales que les autres passions (sect 61) Mais il existe diffeacuterentes sortes drsquoamour dont

les effets sur les ecirctres sont variables il convient donc au compositeur de puiser dans sa propre

expeacuterience affective qursquoelle soit laquo preacutesente ou passeacutee raquo lrsquoauteur ajoute drsquoailleurs qursquoune absence

drsquoexpeacuterience en ce domaine le rendra incapable agrave accomplir une telle tacircche (sect 62)

La tristesse neacutecessite eacutegalement drsquoecirctre eacuteprouveacute afin drsquoecirctre correctement repreacutesenteacutee faute

de quoi laquo tous les loci topici (hellip) seraient inutiles La raison tient au fait que tristesse et amours sont

deux choses eacutetroitement lieacutees raquo (sect 68) La tristesse dans la musique sacreacutee par exemple est un affect

important5

Tous les affects ne donnent pas lieu agrave une deacutefinition aussi preacutecise et sont parfois

mentionneacutes de maniegravere groupeacutee Ainsi deux groupes opposeacutes drsquoeacutemotions sont successivement

eacutenumeacutereacutes sans que soit indiqueacute au sein de chacun de ces groupes les traits distinctifs dans les

implications musicales des diverses eacutemotions Il en va ainsi par exemple de la fierteacute de lrsquoattitude

hautaine ou de lrsquoarrogance drsquoune part et drsquoautre part de lrsquohumiliteacute ou de la patience (sect 72-73) De

1 Voir agrave ce sujet le chapitre 5 de cette mecircme section laquo Lrsquousage quotidien de la musique dans la reacutepublique raquo 2 VC I Chap 3 sect 52 Mattheson preacutecise un peu plus loin en quoi peut consister la fonction eacutethique de la musique laquo Quand il ne se trouve aucune passion ou aucun affect il nrsquoy a pas non plus de morale Si nos passions sont malades il faut alors les gueacuterir non pas les assassiner raquo VC I Chap 3 sect 53 3 Il preacutecise toutefois qursquoil serait peacutenible de les examiner toutes et que laquo seules les plus importantes doivent ecirctre mentionneacutees raquo VC I Chap 3 sect 60 4 Voir VC I Chap 3 sectsect 56-82 5 Mattheson rapporte lrsquoexplication ndash qursquoil juge bonne ndash fournie par le philosophe sceptique Franccedilois de La Mothe Le Vayer (1583-1672) concernant le fait ndash dont le caractegravere paradoxal avait eacuteteacute noteacute depuis lrsquoAntiquiteacute ndash que le plus grand nombre se plaise agrave entendre de la musique triste Selon ce dernier cela proviendrait de ce que laquo la plupart des gens sont malheureux raquo VC I Chap 3 sect 66

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

180

mecircme pour le domaine de la colegravere de lrsquoardeur de la vengeance de la rage de la furie ndash lesquelles

toutefois sont bien plus aiseacutees agrave traiter musicalement que des passions plaisantes (sect 75)

Lrsquoespoir (sectsect 77-79) est preacutesenteacute comme un affect qui est drsquoune grande complexiteacute agrave restituer

en musique Il neacutecessite notamment laquo la plus douce combinaison de son qui soit au monde raquo

Mattheson fait remarquer que la musique (tout comme la poeacutesie) entretient des rapports

eacutetroits avec la jalousie ceci tenant au fait qursquoelle combine en reacutealiteacute sept autres passions

laquo meacutefiance deacutesir revanche tristesse crainte et honte raquo lesquelles srsquoajoutent agrave une eacutemotion qui

domine lrsquoensemble lrsquoamour ardent (sect 76)

Cette deacutefinition de la jalousie comme combinaison drsquoautres affects anticipe un

deacuteveloppement de lrsquoauteur particuliegraverement inteacuteressant Agrave lrsquooccasion de lrsquoexamen de la pitieacute (sect 81)

en effet il preacutecise en quoi peut consister une combinaison drsquoeacutemotions Il expose une distinction

entre affects simples (amour et tristesse) et affects composeacutes comme la pitieacute qui en reacutesulte

discussion occupant lrsquoessentiel de la fin du chapitre

Un tel exposeacute remarquable par sa finesse et la richesse de son propos rappelle agrave la fois ndash

bien qursquoil soit toutefois nettement plus bref ndash ce que lrsquoon trouve dans les ouvrages classiques traitant

des passions que ces textes proviennent des Anciens ou drsquoauteurs plus proches de lrsquoeacutepoque de

Mattheson

Ainsi eacutequipeacute le compositeur est alors en mesure de dresser correctement un tableau des

eacutemotions qursquoil entend faire intervenir dans sa musique

B43 Un vaste dispositif pour eacuteveiller les eacutemotions

Le meacutelopoegravete pourra poursuivre la meacutethode rheacutetorique traditionnelle en ayant recours aux

diverses parties de la rheacutetorique musicale indiqueacutees plus haut en choisissant les ideacutees musicales

neacutecessaire dans le reacuteservoir des lieux communs en eacutetablissant le plan de la piegravece musicale

(disposition) en deacutecidant quels styles conviennent ou encore en ayant recours (avec parcimonie)

aux figures

Mais si lrsquoon en revient au cadre de lrsquoinvention et plus preacuteciseacutement agrave lrsquoemploi du locus causaelig

materialis ex qua mentionneacute plus haut ce sont lrsquoensemble des paramegravetres musicaux qui sont appeleacutes

agrave intervenir afin que les eacutemotions de lrsquoauditoire soient mobiliseacutees modes tonaliteacutes rythme megravetres

phraseacutes tempos symboles particulariteacutes contrapunctiques harmoniques timbres instrumentation

etc Crsquoest lagrave que plus particuliegraverement on peut voir en quoi consiste lrsquoexpression des eacutemotions

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

181

dans le contexte de la poeacutetique musicale typique de lrsquoAllemagne baroque Voyons plus en deacutetail

certains de ces paramegravetres

Commenccedilons par la question des eacutechelles drsquointervalles Le choix des modes ou tonaliteacutes est

un choix expressif la maniegravere drsquoecirctre lrsquohumeur qui est traditionnellement associeacutee ndash pas seulement

en Allemagne ndash agrave tel ou tel mode ceci est conccedilu comme un moyen de persuasion

Tout un chapitre est consacreacute aux modes1 grecs et eccleacutesiastiques qui sont eacutetudieacutes en deacutetail

dans leur eacutevolution historique Mattheson fait alors eacutetats des divers theacuteoriciens engageacutes dans ce

domaine comme Boegravece Glarean Zarlino etc Toutefois srsquoil fait largement eacutetat des proprieacuteteacutes

structurelles des modes il ne fait nullement mention de leurs eacuteventuelles proprieacuteteacutes affectives

En raison de lrsquoavegravenement de la tonaliteacute se seront les diverses tonaliteacutes qui seront

consideacutereacutees dans leurs liens avec les affects Cet examen nrsquoest pas donneacute dans Der volkommene

Cappelmeister mais dans un ouvrage plus ancien de Mattheson Das neu-eroumlffnete Orchester (1713)

Apparaissant comme un continuateur drsquoAthanasius Kircher il reprend agrave son compte une partie des

consideacuterations de ce dernier Il demeure toutefois prudent quant agrave lrsquoexactitude des caractegraveres

susceptibles de correspondre agrave divers affects2 Srsquoopposant agrave Werckmeister il refuse lrsquoassociation

faite entre affects et tonaliteacutes comportant des beacutemols (tendres) ou des diegraveses (dures)3 Pour

reacutesumer nous pouvons dire que Mattheson demeure tregraves circonspect sur lrsquoincidence des systegravemes

drsquointervalles dans lrsquoart drsquoeacutemouvoir lrsquoauditeur

Lrsquoeacutetude du megravetre musical fait lrsquoobjet drsquoun chapitre4 qui insiste sur la dimension poeacutetique de

cette discipline5 mais ne fait eacutetat drsquoaucune implication concernant lrsquoexpression des eacutemotions Le

chapitre suivant consacreacute agrave la structure du temps musical6 signale le rocircle tregraves subtil que joue le

battement et les diverses maniegraveres de traiter le temps musical en ce domaine crsquoest agrave chacun (au

compositeur) de trouver en soi-mecircme les liens intimes avec les affects7

Drsquoune maniegravere plus nette le tempo peut ecirctre une tregraves bonne occasion dans le traitement

du temps musical de mettre en œuvre le devoir oratoire drsquoeacuteveiller les eacutemotions

1 VC I Chap 9 2 Ut majeur est caracteacuteriseacute comme plutocirct rude et audacieux ut mineur comme doux autant que triste reacute majeur tranchant et volontaire mi beacutemol majeur contenant beaucoup de pathos etc Mattheson nrsquoexamine en outre que dix-sept tonaliteacutes sur les vingt-quatre existantes ndash les sept autres eacutetant inusiteacutees agrave lrsquoeacutepoque CANTAGREL 1998 p 171-172 3 BUTLER 2006 p 656 4 VC II Chap 6 laquo De la longueur et de la briegraveveteacute du son ou la construction des rythmes raquo 5 Qualifieacutee par Mattheson de laquo rhytmopoeacutesie raquo (RhytmopoumlieRhythmopoeia) 6 VC II Chap 7 laquo De la mesure du temps [Zeit-Maasse] raquo 7 VC II Chap 7 sectsect 17-21

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

182

On peut percevoir une diversiteacute peu commune dans lrsquoexpression des affects aussi bien que

dans lrsquoobservation de toutes les ceacutesures du discours musical ceci de maniegravere plus claire encore quand

les compositeurs sont bons lorsque par exemple un adagio deacutepeint la deacutetresse un lamento la

lamentation un lento le soulagement un andante lrsquoespoir un affetuoso lrsquoamour un allegro le reacuteconfort

un presto lrsquoimpatience etc Qursquoun compositeur y ait penseacute ou non cela peut encore ecirctre une reacuteussite si

son geacutenie fonctionne effectivement Cela peut se produire tregraves souvent sans que nous en ayons

connaissance ni y participions ([note de Mattheson] on sait que ces adverbes qui indiquent le

mouvement particulier des meacutelodies sont freacutequemment employeacutes en fait comme nom servant agrave

diffeacuterencier les mouvements)1

Lrsquoemphase dans le domaine meacutelodique2 et la ponctuation3 jouent eacutegalement un rocircle

Lrsquoaccentuation est agrave maicirctriser avec soin sa reacutepeacutetition notamment (qui laquo est emphatique raquo) ne doit

pas ecirctre employeacutee inconsideacutereacutement faute de quoi elle geacuteneacuterera lrsquoincompreacutehension voire le

deacutegoucirct4 Lrsquoorateur musical qui a pour devoir de plaire agrave lrsquoauditeur aura alors clairement eacutechoueacute dans

son but De mecircme et dans lrsquoapplication des preacuteceptes de Quintilien5 la ponctuation doit

promouvoir la clarteacute du discours Pour autant dans cet aspect de lrsquoart de la poeacutetique musicale le

devoir drsquoeacutemouvoir est eacutegalement preacutesent la ponctuation (lrsquoemploi des ceacutesures) doit en effet

intervenir afin de deacutecrire le caractegravere des actions deacutecrites dans le texte eacutetant entendu que certains

textes sont marqueacutes par des affects dominants6 La mise en œuvre de telles techniques implique en

outre un lien eacutetroit avec la prise en compte de la sonoriteacute des mots7 (le laquo systegraveme raquo de la rheacutetorique

constitue bien un tout ces diverses parties interagissent entre elles)

Mattheson examine enfin de nombreuses danses indiquant leurs caractegraveres affectifs et

analysant certaines drsquoentre elles en deacutetail Dans le chapitre intituleacute laquo Des cateacutegories de meacutelodies et

de leurs caracteacuteristiques speacuteciales raquo8 il aborde tout drsquoabord les genres de meacutelodies vocales (reacutecitatif

arioso aria etc)9 avant de deacutecrire vingt-deux meacutelodies purement instrumentales les danses10 et ces

genres instrumentaux des laquo cateacutegories speacuteciales de meacutelodies raquo11 tels les fantaisies chaconnes (et

passacailles) sonates concerto grosso ouvertures etc qui tendent de plus en plus agrave devenir des

laquo mouvements raquo Lrsquoexamen des danses est dans la plupart des cas lrsquooccasion de deacutecrire les affects

1 VC II Chap 12 sect 34 2 VC II Chap 8 3 VC II Chap 9 4 VC II Chap 8 sectsect 36-37 5 VC II Chap 9 sect 17 6 VC II Chap 9 sectsect 42-44 7 VC II Chap 11 8 VC II Chap 13 9 VC II Chap 13 sectsect 3-78 10 VC II Chap 13 sectsect 79-129 11 VC II Chap 13 sectsect 130-141

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

183

qui leur sont associeacutes Crsquoest une laquo joie mesureacutee raquo en ce qui concerne le menuet1 pour lequel il

propose une analyse de type syntaxique La gavotte exprime la jubilation le rigaudon la badinerie

la marche (seacuterieuse ou comique) montre lrsquoheacuteroiumlsme et le courage le passepied traduit la frivoliteacute et

la sarabande lrsquoambition etc

CONCLUSION

Comme nous pouvons le constater Mattheson geacuteneacuteralise lrsquoapplication de la rheacutetorique

musicale agrave la quasi-totaliteacute des paramegravetres musicaux En bon rheacutetoricien il se montre en outre

perspicace en ce qui concerne les usages susceptibles de produire des effets caricaturaux2 dont les

reacutesultats sont souvent agrave lrsquoopposeacute des effets reacuteellement rechercheacutes On observe aussi qursquoil accorde

un rocircle important dans lrsquooutillage qursquoil propose au compositeur afin de mobiliser les affects voulus

aux composantes dynamiques et meacutelodico-rythmiques

C LA FIN DE LA RHEacuteTORIQUE MUSICALE

INTRODUCTION

Si le traiteacute de Mattheson constitue bien une sorte drsquoaboutissement pour la poeacutetique

musicale il serait exageacutereacute drsquoen deacuteduire qursquoelle srsquoeacuteteint avec lui Les techniques longuement

deacuteveloppeacutees et affineacutees eacutetaient toujours employeacutees mecircme si une attention se portait deacutesormais de

plus en plus vers des aspects comme lrsquoinvention ou lrsquointerpreacutetation Le contexte geacuteneacuteral nrsquoeacutetait

toutefois plus favorable agrave la peacuterenniteacute de cette discipline apparue deux siegravecles plus tocirct

C1 LES LOCI TOPICI

1 VC II Chap 13 sectsect 81-86 2 Nous nrsquoavons pas mentionneacute la question des styles sur lesquels il produit eacutegalement une analyse nuanceacutee et prudente (VC I Chap 10) Voir sur ce sujet SUEUR 2013 p 359

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

184

La place accordeacutee aux loci topici chez Mattheson est remarquable en ce qursquoil propose drsquoutiliser

tous ceux qui existent et accorde une place agrave lrsquoinvention qursquoelle nrsquoavait pas connu auparavant Cela

ne signifie pas qursquoelle eacutetait totalement neacutegligeacutee puisque Nucius mentionnait deacutejagrave dans son Musices

poeticae lrsquoexistence de listes de mots relatifs au mouvement au lieu aux affects etc que pouvaient

utiliser les compositeurs1 et que Kircher en avait formuleacute explicitement le terme Mais lrsquoessor de la

musique instrumentale au XVIIe siegravecle semble en avoir favoriseacute lrsquoideacutee

Agrave cet eacutegard particuliegraverement feacutecond fut lrsquoincorporation de la technique de phantasia2 laquo utiliseacutee

en reacutefeacuterence agrave certains scheacutemas courts et meacutecaniques de contrepoint appeleacutee ainsi parce que ces derniers

eacutetaient le produit de lrsquoimagination du compositeur ou de lrsquointerprecircte raquo3

Le deacuteveloppement de la musique instrumentale mais aussi lrsquointeacuterecirct pour lrsquoexpression des

affects avait conduit agrave des choix comme celui de Mattheson qui comme nous lrsquoavons vu deacutecrivait

dans son ouvrage quatorze loci topici Le contexte voulait que le mateacuteriau utilisable fucirct partageacute par

les compositeurs et le public le lien entre ce mateacuteriau et un affect donneacute pouvait ainsi ecirctre assureacute

Car pour le musicus poeticus une telle composition conccedilue et perccedilue rationnellement saurait

deacutepeindre et eacuteveiller les affects deacutesireacutes que le texte appelait toujours dans lrsquointention de glorifier Dieu

et drsquoeacutedifier lrsquoauditeur4

Tout comme Mattheson Meinrad Spiess (1683-1761) propose5 drsquoutiliser les loci topici David

Heinichen (1683-1729) en suggegravere aussi lrsquoutilisation car ils aident le compositeur agrave bien se laquo saisir

du sens du texte raquo6 Il nrsquoen ira plus de mecircme pour Johann Adolph Scheibe (1708-1776) qui dans

un contexte qui nrsquoest plus tout-agrave-fait celui du Baroque considegravere lrsquoinvention comme un pheacutenomegravene

inneacute et qui donc ne saurait ecirctre enseigneacute7

C2 LE ROcircLE DE LA VOIX

Drsquoune maniegravere geacuteneacuterale lrsquointerpreacutetation (ou en termes rheacutetoriques lrsquoaction) devient lrsquoobjet

drsquoune attention de plus en plus deacuteveloppeacutee Cela eacutetait deacutejagrave le cas chez Mattheson crsquoest encore plus

1 BARTEL 1997 p 77 2 Notamment par Vogt 3 BARTEL 1997 p 78 4 Op cit p 80 5 Tractatus musicus compositorio-practicus (1745) Le Tractatus de Spiess est destineacute agrave la musique drsquoeacuteglise et prend laquo la deacutefense de la modaliteacute (contre la simple dualiteacute majeur-mineur) raquo ABROMONT 2001 p 443 6 BARTEL 1997 p 53 7 Op cit p 155

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

185

frappant chez Johann Joachim Quantz (1697-1773) dont le traiteacute sur le jeu de flucircte aborde les

questions de dynamique du jeu drsquoornementation ou de styles1 Toutefois crsquoest avant tout la voix

qui est concerneacutee agrave travers la question de lrsquointerpreacutetation

La theacuteorie musicale de Scheibe qui est exposeacutee dans un peacuteriodique de critique musicale

qursquoil publie2 participe deacutejagrave de la penseacutee des Lumiegraveres rejetant les dogmes theacuteologiques heacuteriteacutes de

Luther Si Scheibe conccediloit bien la musique comme un art oratoire crsquoest en raison de sa relation

eacutetroite avec la voix La musique est aussi laquo le veacuteritable langage des affects raquo3 Cependant lrsquoinsistance

sur le rocircle des affects et leur expression par la musique ne suppose pas pour lui qursquoil y ait une

reacutefeacuterence au texte (agrave lrsquoopposeacute de ce que lrsquoon trouvait chez Ahle par exemple)

La raison agrave cela tient agrave la maniegravere mecircme drsquoenvisager une possible relation de termes agrave termes

entre une figure et un affect car les figures sont innombrables

leur nombre est si grand qursquoelles ne peuvent ecirctre aiseacutement deacutecompteacutees Aussi le compositeur

intelligent en inventera-t-il continuellement de nouvelles sans pouvoir toujours ecirctre conscient drsquoelles ou

de leur nom4

On trouve dans cette remarque un eacutecho aux observations faites en France par Bernard

Lamy concernant les figures de rheacutetorique et auxquelles Scheibe se reacutefegravere explicitement5

Lamy en effet rejette (comme lrsquoavait deacutejagrave fait Quintilien) la possibiliteacute drsquoune

correspondance stricte entre affect et figure non parce qursquoil serait impossible de repreacutesenter la

passion mais parce qursquoune telle entreprise serait impossible agrave mener agrave bien Si comme lrsquoindique le

titre de lrsquoun des chapitres son ouvrage La Rheacutetorique ou lrsquoart du parler laquo Le nombre des figures est

infini raquo crsquoest que les affects eux-mecircmes sont innombrables

je nrsquoai pas preacutetendu parler de toutes les figures il faudrait drsquoaussi gros volumes pour marquer

les caractegraveres des passions dans les discours que pour exprimer ceux que les mecircmes passions peignent

sur le visage6

1 QUANTZ Johann Joachim Versuch einer Anweisung die Floumlte traversiere zu spielen 1752 Lrsquoouvrage fut publieacute presque simultaneacutement en cinq langues Oxford t 2 p 532-533 ABROMONT 2001 p 446 2 Der critische Musikus 1738 1740 1745 3 BARTEL 1997 p 149 4 Der critische Musikus p 697 Citeacute par BARTEL 1997 p 155 5 laquo Les affects peuvent-ils ecirctre exprimeacutes sans [les figures] Car les figures sont elles-mecircmes le langage des affects comme le Professeur Gottsched nous en a bien informeacute dans son Critische Dichtkunst en accord avec B Lamy raquo Der critische Musikus p 683 Voir BARTEL 1997 p 155 6 LAMY 1998 Livre II Chapitre X p 238

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

186

Pour Lamy la figure est donc lrsquoexpression au mecircme titre que toute autre expression drsquoun

affect (pour Quintilien la figure ne saurait lrsquoecirctre pour la raison plus geacuteneacuterale qursquoelle nrsquoexprime

rien)

Et pour Scheibe si la figure de rheacutetorique musicale est efficace crsquoest parce qursquoelle tire son

origine de la voix La musique instrumentale elle-mecircme est fondeacutee sur la voix crsquoest pourquoi

drsquoailleurs elle peut restituer des effets drsquoexclamation ou drsquointerrogation1 Changement dans la

maniegravere de concevoir les affects ideacutee que la musique (agrave travers les figures) en serait le laquo langage raquo

deacutetachement drsquoun lien strict avec le texte autonomie rendue possible de la musique instrumentale

en raison mecircme de ses origines vocales on voit agrave travers ces eacuteleacutements se dessiner une tendance

qui quelques deacutecennies plus tard accegravedera au premier plan celle de la musique dite laquo absolue raquo2

La theacuteorie exposeacutee par Scheibe ne va pas aussi loin mais le changement nrsquoen est pas moins

significatif comme le remarque Bartel

Agrave travers la Figurenlehre de Scheibe le concept de figures de rheacutetorique musicale se voit retireacutee

de la tradition de la musica poetica et placeacutee dans le contexte des Lumiegraveres3

C3 DES AFFECTS AUX laquo SENTIMENTS raquo FORKEL

Le sort de la figure est encore plus radical dans la theacuteorie de Johann Nikolaus Forkel

puisqursquoon ne peut plus vraiment dire qursquoil srsquoagisse drsquoune figure de rheacutetorique musicale

Lrsquoeacutepoque ougrave sort lrsquoAllgemeine Geschichte de Musik (1788-1801) nrsquoest tout simplement plus celle

de Baroque comme son titre lrsquoindique cet ouvrage est un livre drsquohistoire et la poeacutetique musicale

ne participe plus vraiment de la theacuteorie La preacutesentation du livre ne suit pas le plan de la rheacutetorique

comme crsquoeacutetait encore le cas pour Mattheson les six parties le constituant relegravevent davantage de la

musicologie peacuteriodes historiques styles genres musicaux organisation exeacutecution critique

musicale La terminologie employeacutee ndash laquo estheacutetique raquo goucirct raquo laquo individualisation raquo ndash teacutemoigne bien

drsquoune nouvelle eacutepoque celle de lrsquoEmpfindsamkeit

Pourtant la classification des figures que preacutesente Forkel pourrait en premiegravere instance

laisser supposer une veacuteritable continuiteacute avec celles de Nucius de Bernhard ou de Vogt on y

trouve en effet deux cateacutegories de figures les unes sont pour lrsquointellect les autres laquo pour

1 BARTEL 1997 p 150-151 2 Pour reprendre lrsquoexpression employeacutee par Carl Dahlhaus (Dahlhaus 1997) 3 Op cit p 156

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

187

lrsquoimagination raquo les derniegraveres permettant lrsquoexpression des sentiments1 Mais la comparaison ne va

pas au-delagrave de cette ressemblance ce que reacutevegravele la description des figures pour lrsquoimagination et la

maniegravere dont elles sont elles-mecircmes subdiviseacutees

Lrsquoexpression des sentiments est effectueacutee agrave travers lrsquousage des figures pour lrsquoimagination

Lesquelles peuvent ecirctre agrave nouveau diviseacutees en deux cateacutegories celles qui imitent de maniegravere reacutealiste un

objet ou un son (par exemple lrsquoorage) et celles qui deacutepeignent les sentiments intimes de telle maniegravere

qursquoils semblent visibles agrave lrsquoimagination2

Il est clair que ne sommes plus dans la mecircme conception de la relation entre musique et

affects qursquoagrave lrsquoeacutepoque baroque Lrsquoexpression de laquo sentiments intimes raquo relegraveve plus de la conception

romantique de lrsquoart et plus particuliegraverement de la musique Lrsquoideacutee qursquoil existe des affect objectifs

repreacutesentable et mobilisables agrave volonteacute a fait place aux sentiments subjectifs ndash et un grand creacutedit

sera accordeacute agrave la notion drsquoineffable Certes Forkel mentionne un certain nombre de figures (ellipsis

paronomase suspension dubitation etc) Mais lagrave aussi lrsquoanalogie est tregraves limiteacutee Forkel prend lrsquoexemple

de la faccedilon par laquelle il conviendrait de traduire la peine drsquoune megravere lors de la perte de son enfant

ce qui devrait ecirctre repreacutesenteacute par la musique

crsquoest uniquement le sentiment passionneacute de la perte plutocirct que lrsquoeffusion naturelle de la peine

par les geacutemissement les pleurs et les sanglots3

Une telle remarque pointe un deacutebat sur ce qursquoest laquo lrsquoexpression raquo musicale des sentiment

deacutebat qui va connaicirctre un eacutecho grandissant agrave partir du XIXe siegravecle Quant agrave la laquo figure raquo musicale que

propose Forkel elle nrsquoimite plus la figure de rheacutetorique se deacutefinissant plutocirct comme analogue agrave

lrsquoexpression humaine

CONCLUSION

Jusqursquoau milieu du XVIIIe siegravecle les concepts de la rheacutetorique musicale ont conserveacute leur

inteacuterecirct au prix toutefois drsquoune eacutevolution sur plusieurs plans Lrsquoun concerne lrsquoaffaiblissement des

aspects relatifs agrave la seule eacutecriture au profit de lrsquoexeacutecution Lrsquoautre se rapporte aux caracteacuteristiques

de la musique supposeacutees jouer un rocircle majeur lrsquoinfluence des eacutechelles drsquointervalles srsquoefface devant

lrsquoimportance du cheminement meacutelodico-rythmique

1 Allgemeine Geschichte 54 2 BARTEL 1997 p 163 3 Allgemeine Geschichte 59

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

188

Lrsquoheacuteritage de la theacuteologie lutheacuterienne nrsquoa pas non plus entiegraverement disparu Ne serait-ce

bien entendu qursquoagrave travers lrsquoexemple donneacute par la musique sacreacutee de J-S Bach Mais aussi en la

personne du theacuteologien Gottfried Ephraim Scheibel (1696-1759) auteur en 1721 drsquoun traiteacute1 ougrave il

preacuteconise les parodies (substitutions de textes sacreacutes sur des airs profanes)2 et lrsquousage du stylus

theatralis La capaciteacute de la musique agrave mouvoir les affects entre en effet en pleine harmonie avec la

parole divine aussi ne saurait-elle ecirctre reacuteserveacutee agrave un usage profane

Je ne comprends pas pourquoi lrsquoopeacutera serait seul agrave avoir le privilegravege de provoquer les larmes

et pourquoi cela ne serait pas tout aussi approprieacute au temple3

La vivaciteacute de la poeacutetique musicale est donc demeureacutee durant le baroque tardif comme en

teacutemoigne lrsquoœuvre de Mattheson et la multipliciteacute des pistes suivies par drsquoautres theacuteoriciens

Toutefois en raison de divers facteurs (deacuteclin de lrsquoenseignement de la rheacutetorique changements

dans les styles musicaux modification dans les conceptions concernant les pheacutenomegravenes affectifs

rameneacutes agrave la subjectiviteacute de lrsquoindividu) la rheacutetorique musicale perdit ses assises4 Et malgreacute

quelques tentatives isoleacutees lrsquoeacutedifice finit par sombrer totalement

D BILAN DE LrsquoEacuteTUDE DE LA POEacuteTIQUE MUSICALE ALLEMANDE

Reacutepertorier les reacutesultats de lrsquoexamen des textes que nous venons drsquoeacutetudier vise avant tout agrave

nous procurer deux supports neacutecessaires agrave un traitement correct du corpus contemporain

concernant la rheacutetorique musicale et les eacutemotions une connaissance des caracteacuteristiques de la

poeacutetique musicale une connaissance des problegravemes qursquoelle soulegraveve La premiegravere partie du bilan

permet ainsi de contribuer agrave deacutegager un concept satisfaisant de la rheacutetorique musicale La seconde

quant agrave elle est lieacutee agrave des enjeux qui deacutepassent le cadre culturellement deacutelimiteacute de la poeacutetique

musicale (de lrsquoAllemagne baroque) elle doit donc ecirctre donneacutee dans une perspective plus geacuteneacuterale

celle des questions qui feront lrsquoobjet de deacutebats ulteacuterieurs notamment les plus reacutecents

1 Scheibel Gottfried Ephraim Zufaumlllige Gedanken von der Kirchenmusik 1721 Die Geschichte der Kirchemusik alter und neuer Zeiten 1738 2 ABROMONT 2001 p 446 3 BUELOW George Scheibel New Grove dictionnary 16 601 4 BUTLER 2006 p 658

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

189

D1 CARACTEacuteRISTIQUES DE LA MUSICA POETICA

D11 Traits fondamentaux

- La poeacutetique musicale de lrsquoAllemagne baroque se preacutesente comme un art intermeacutediaire

entre la theacuteorie et la pratique musicales (seules ces deux derniegraveres existaient auparavant) permettant

drsquoeacutetablir la continuiteacute entre les diverses disciplines de la musique elle tend dans son eacutevolution agrave

ecirctre consideacutereacutee comme un art supeacuterieur

- Son but est de permettre au musicien de toucher lrsquoauditeur de lrsquoaffecter en suscitant des

mouvements varieacutes de son acircme (Le rocircle des affects tend dans lrsquoeacutevolution chronologique des

traiteacutes agrave devenir de plus en plus important)

- Les œuvres dont elle enseigne la composition sont qualifieacutees de poegravemes musicaux

- La musique est ici consideacutereacutee comme un art de nature discursif Mais elle-mecircme est tenue

dans sa fabrication de suivre au plus pregraves un discours articuleacute qui lui est exteacuterieur et qui est le

texte (la fonction initiale de la poeacutetique musicale eacutetant la preacutedication) Dans le mecircme temps la

poeacutetique musicale vise agrave produire une œuvre acheveacutee autonome

- Cet art donne lieu agrave une codification tregraves pousseacutee au moyen notamment drsquoun vocabulaire

dont le lexique est lui-mecircme importeacute de la rheacutetorique

- La poeacutetique musicale srsquoorganise sur le scheacutema des parties de la rheacutetorique lesquelles sont

toutes traiteacutees en termes musicaux (les parties relatives agrave la meacutemoire et agrave lrsquoaction sont peu

deacuteveloppeacutees mais sont cependant inteacutegreacutees) Agrave ce titre on peut donc bien parler drsquoune veacuteritable

rheacutetorique musicale ndash le terme nrsquoest pas abusif

D12 Traits concernant les principales parties de la rheacutetorique musicale

- Lrsquoinvention ndash recherche des ideacutees musicales ndash peut se faire par emprunts agrave des œuvres

preacuteexistantes ou utilisation des lieux communs (loci topici) de la rheacutetorique musicale

- La disposition ndash des ideacutees musicales ndash qui est essentielle agrave la coheacuterence de lrsquoœuvre et

contribue largement agrave lrsquoaccueil favorable de cette derniegravere par lrsquoauditeur eacutevolue drsquoun scheacutema

tripartite vers une structure plus eacutevolueacutee allant jusqursquoagrave six parties

- Lrsquoeacutelocution ndash art de lrsquoexpression des ideacutees ndash donne lieu agrave des prescriptions deacutetailleacutees Ainsi

lrsquoornement doit ecirctre conduit en respectant la convenance laquelle garantit lrsquoefficaciteacute du poegraveme

musical Le style doit ecirctre adapteacute et eacuteviter les deux excegraves de la seacutecheresse et de la boursoufflure

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

190

Les figures (cas particuliers drsquoaffections) qui ne sont pas neacutecessairement figeacutees sont utiles mais leur

usage est parfois discutable Les systegravemes drsquoeacutechelles drsquointervalles (modes puis tonaliteacutes) participent

agrave lrsquoeacuteveil des passions de lrsquoauditeur Les aspects dynamiques de la musique la vitesse le rythme sont

drsquoune grande importance

D2 PROBLEgraveMES SOULEVEacuteS PAR LrsquoEacuteTUDE DE LA MUSICA POETICA

D21 Fragiliteacute des bases theacuteoriques concernant les affects

Tout drsquoabord on constate que la theacuteorie des affects mise agrave contribution dans les divers

traiteacutes (que cette theacuteorie soit explicitement indiqueacutee ou non) ne semble pas constituer un

fondement vraiment assureacute Toutefois les conceptions philosophiques ont fortement eacutevolueacute entre

Burmeister et Mattheson Remarquons aussi que la question de savoir si la sollicitation des affects

chez lrsquoauditeur ne reacutepond qursquoau devoir oratoire drsquoeacutemouvoir ou si le devoir de plaire est eacutegalement

concerneacute ne se trouve pas clairement trancheacutee et lrsquoon notera concernant ce dernier cas que si la

mise en condition de lrsquoauditeur (afin qursquoil accueille favorablement le poegraveme musical) suppose que

lrsquoon eacuteveille chez lui des affects une telle opeacuteration ne supposera pas que ces affects soient exprimeacutes

musicalement En outre si lrsquoanalyse des eacutemotions peut donner lieu agrave une distinction utile entre

eacutemotions simples et eacutemotions composeacutees des confusions ou des impreacutecisions se manifestent

parfois dans leur description On remarquera toutefois que certains cas paradoxaux sont bien

repeacutereacutes comme celui des eacutemotions neacutegatives

D22 Efficaciteacute de la rheacutetorique musicale

Une autre question est agrave consideacuterer celle de lrsquoefficience reacuteelle ou supposeacutee des techniques

mises en œuvre par la poeacutetique musicale En effet on considegravere avec raison que cette derniegravere (et

plus geacuteneacuteralement les theacuteories deacuteveloppeacutees en Europe agrave lrsquoeacutepoque baroque) eacutetait prisonniegravere drsquoune

conception des eacutemotions reacuteduisant ces derniegraveres agrave des entiteacutes deacutetermineacutees et fixes et on en deacuteduit

geacuteneacuteralement que cette erreur invalide de fait le bien-fondeacute de lrsquousage drsquoune rheacutetorique musicale

Toutefois on ne saurait restreindre le deacutebat agrave la seule question de savoir si la poeacutetique musicale

eacutetait eacutepisteacutemologiquement fondeacutee (question qui devint de plus en plus pressante au XVIIIe siegravecle)

il est tout aussi important de savoir si elle produisait effectivement les effets rechercheacutes sur

lrsquoauditeur Supposer que ces effets nrsquoeacutetaient pas atteints reste agrave veacuterifier et en tout eacutetat de cause les

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

191

auteurs que nous avons eacutetudieacutes ne semblent pas douter de lrsquoefficaciteacute de lrsquoart dont ils exposent les

regravegles

Drsquoun autre cocircteacute les vrais enjeux ici concernent bien plus speacutecifiquement lrsquoefficaciteacute des

techniques exposeacutees et crsquoest ainsi qursquoils devraient ecirctre abordeacutes Ce qursquoil conviendrait de faire par

conseacutequent serait de savoir si lrsquoexpression des affects est elle-mecircme une affection (au sens ougrave

Burmeister emploie ce terme) ce dont les theacuteoriciens que nous avons eacutetudieacutes ne semblent pas

douter Ou encore si les divers effets produits sur lrsquoauditeur tiennent aux eacuteleacutements constitutifs de

la musique consideacutereacutes en eux-mecircmes et non agrave quelque chose qui leur serait exteacuterieur

D23 Musique et langage

Au nombre des problegravemes souleveacutes lors de lrsquoeacutetude de la poeacutetique musicale il faut bien

entendu compter celui drsquoune certaine maniegravere au centre du deacutebat de la relation entre musique et

langage

On peut certes indiquer que la conception que nous avons examineacutee repose sur un

traitement de la musique comme un art discursif Mais outre le fait que cette approche laquo triviaire raquo

de la musique nrsquoait pas eacuteteacute partageacutee par tous les theacuteoriciens ndash y compris agrave cette mecircme eacutepoque ndash

nous devons voir un autre problegraveme qui est implicitement poseacute dans le cas de la rheacutetorique

musicale la musique est-elle agrave consideacuterer comme un langage ou comme un art qui calque ses

mouvements sur un langage articuleacute Indubitablement crsquoest la deuxiegraveme reacuteponse qui est la bonne

puisque la musique est supposeacutee suivre le texte Pourtant lrsquoorganisation drsquoune discipline musicale

sur le modegravele de la rheacutetorique donc du langage verbal fait de la musique elle-mecircme un langage

En outre certaines finaliteacutes attribueacutees agrave la poeacutetique musicale tendraient agrave valider lrsquoideacutee qursquoelle

permet de composer des œuvres musicales acheveacutees et indeacutependantes des conditions de leur

composition (Dressler) voire gracircce agrave leur disposition (Mattheson) des œuvres posseacutedant une

coheacuterence interne qui ferait finalement penser aux critegraveres drsquoune musique autonome Nous avons

donc affaire manifestement agrave de multiples contradictions

D3 LrsquoEacuteLOCUTION MUSICALE

D31 Le problegraveme des modes

Il faut enfin voir comment divers aspects de lrsquoeacutelocution sont appeleacutes agrave trouver un eacutecho dans

les deacutebats sur les eacutemotions musicales

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

192

On remarquera que les diverses theacuteories que nous avons examineacutees reprennent agrave leur

compte lrsquoideacutee que les systegravemes drsquoeacutechelles drsquointervalles (modes ou tonaliteacutes) joueraient un rocircle dans

le fait que les auditeurs se trouvent affecteacutes Cela est sans doute une des principales faiblesses du

point de vue contemporain de la poeacutetique musicale ndash ne serait-ce qursquoen raison des modifications

qursquoont subies les attributions pour tel ou tel mode ou tonaliteacute de tel ou tel affect On notera

toutefois que la critique est drsquoautant plus justifieacutee que lrsquoon considegraverera que les paramegravetres drsquoune

œuvre musicale sont supposeacutes correspondre agrave des critegraveres universels

En drsquoautres termes de tels critegraveres universels ne sont pas une obligation En lrsquooccurrence

lrsquoauditoire viseacute par la rheacutetorique musicale allemande ndash lutheacuterienne ndash de lrsquoacircge baroque est un

auditoire restreint il ne srsquoagit pas drsquoun auditoire universel qui transcenderait les eacutepoques et les

cultures si une telle rheacutetorique musicale parvient agrave laquo persuader raquo lrsquoauditoire qui est le sien et ce

gracircce agrave lrsquoemploi de modes ou de tonaliteacutes fonctionnant en tant que conventions lies agrave des

circonstances culturelles particuliegraveres alors son but est atteint

D32 Aspects dynamiques

Le rocircle des aspects dynamiques de la musique rappeleacutes plus haut et qui sont preacutesenteacutes

comme eacutetant drsquoune grande importance par les theacuteoriciens de la poeacutetique musicale constitue quant

agrave lui lrsquoeacuteleacutement qui est le moins discutable On notera toutefois que pointent dans ce domaine aussi

certaines difficulteacutes les descriptions faites par Mattheson concernant certaines passions proches

entre elles ne donnent aucun moyen de permettre une expression musicale par les seuls aspects

dynamiques qui les diffeacuterencierait pire il apparait que lrsquoexpression drsquoaffects comme la colegravere et la

joie passerait par lrsquoemploi de traits similaires (selon Dressler) La pertinence de lrsquoideacutee drsquoune

expression musicale correcte des eacutemotions srsquoen trouve donc affaiblie de ce cocircteacute-lagrave eacutegalement

D33 Figures de rheacutetorique musicale

Achevons ce panorama par le cas des figures de rheacutetorique musicale Agrave premiegravere vue il

semble difficile agrave deacutefendre tant la multiplication des figures (celles notamment proposeacutees par

Burmeister) peut precircter le flanc agrave de nombreuses critiques portant soit sur le constat drsquoune subtiliteacute

et drsquoune complexiteacute assez vaines ndash degraves lors que ces figures reacutesulteraient davantage drsquoune codification

figeacutee et vaine que drsquoune utilisation concregravete reacuteelle par les compositeurs soit sur les caricatures et

les effets deacuteplaceacutes agrave quoi pourrait conduire leur usage Mais il faut preacuteciser que les propos tenus

sur ces figures sont varieacutes (selon les auteurs) et nuanceacutes Mattheson se montre on lrsquoa vu tregraves reacuteserveacute

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

193

sur leur usage et Burmeister cherche moins agrave prescrire des regravegles dogmatiques qursquoagrave mettre en

eacutevidence des principes qui sont clairement argumenteacutes Il y a en outre une conscience claire des

outrances qursquoun mauvais usage des figures pourrait entraicircner et les divers auteurs sont les premiers

agrave avertir de ce danger Tout ceci bien entendu nrsquoeacutelimine pas pour autant la validiteacute de toute

critique notamment celle (qui rejoint drsquoune certaine maniegravere celle des autres aspects de lrsquoeacutelocution

musicale) portant sur les risques de confusion entre plusieurs eacutemotions diffeacuterentes que pourrait

mobiliser une mecircme figure Mais ce nrsquoest lagrave qursquoun aspect parmi drsquoautres des limites touchant

lrsquoexpression musicale des eacutemotions

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

194

CHAPITRE 7 ndash APREgraveS LA POEacuteTIQUE MUSICALE ENJEUX ET DEacuteBATS

INTRODUCTION

La tradition de la rheacutetorique musicale srsquoest eacuteteinte en Allemagne au cours du XVIIIe siegravecle

Ce pheacutenomegravene comme nous lrsquoavons vu peut ecirctre associeacute agrave un certain nombre de facteurs parmi

lesquels figurent le deacuteclin de lrsquoenseignement de la rheacutetorique elle-mecircme le changement de styles

musicaux (galant puis laquo classique raquo) lrsquoimportance croissante de la musique instrumentale1 ou

encore lrsquoideacutee que lrsquoon peut se faire du domaine des affects Cependant si lrsquoon examine les divers

aspects de la penseacutee musicale agrave partir de la fin du XVIIIe siegravecle et jusqursquoagrave aujourdrsquohui on remarquera

que lrsquoattention porteacutee agrave la question des eacutemotions associeacutees agrave la musique ne faiblit pas qursquoelle suscite

mecircme un grand inteacuterecirct En outre lrsquoideacutee de laquo discours raquo musical subsiste agrave la disparition de la

rheacutetorique musicale

Ce qui semble bien srsquoeffacer en mecircme temps que cette derniegravere en revanche crsquoest la faccedilon

dont les trois termes de musique de discours et drsquoaffects se trouvaient eacutetroitement associeacutes Nous

pourrions dire que dans le contexte de la musica poetica lrsquoorganisation de lrsquoœuvre deacutependait en

premier lieu du discours La musique tout en conservant certaines regravegles propres eacutetait eacutelaboreacutee

dans ce cadre et les affects repreacutesenteacutes ou susciteacutes eacutetaient envisageacutes en fonction des neacutecessiteacutes

du discours Aussi peut-on consideacuterer aujourdrsquohui comme lrsquoenvisage Francis Wolff que le

laquo problegraveme de lrsquoeacutemotion raquo dans la musique tel qursquoil se pose depuis tient agrave cet heacuteritage

1 ETA Hoffmann affirmait que la symphonie eacutetait laquo devenue pour ainsi dire lrsquoopeacutera des instruments raquo Citeacute par DAHLHAUS 1997 p 17

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

196

LrsquoHumanisme naissant avait fait de lrsquoeacutemotion la finaliteacute de la musique elle eacutetait exprimeacutee par

le texte soutenue par les inflexions vocales et les intonations instrumentales Les voix et le drame

srsquoestompant comme agrave la limite de la mer un visage de sable la finaliteacute humaniste est resteacutee crsquoest

lrsquoeacutemotion mais elle est deacutesormais orpheline du texte1

Une grande source de confusion concernant le thegraveme de la rheacutetorique musicale tient agrave ce

que mecircme si lrsquoon est conscient de la place majeure qursquoy tient la penseacutee theacuteorique exposeacutee dans les

traiteacutes de lrsquoAllemagne baroque on puisse vouloir se refuser agrave la limiter agrave cette tradition On peut

mecircme vouloir envisager un concept laquo large raquo de rheacutetorique musicale non limiteacute dans le temps en

cherchant agrave savoir par exemple si certaines œuvres musicales ne rempliraient pas des critegraveres

entrant dans un tel concept quand bien mecircme ne seraient-elles pas qualifieacutees de la sorte Pour

autant cela ne saurait nous dispenser de garder agrave lrsquoesprit une caracteacuteristique propre agrave la rheacutetorique

musicale baroque le fait que le discours dont il est question est fondamentalement un texte chanteacute

crsquoest-agrave-dire un discours verbal et que le deacuteclenchement des passions ne se conccediloit pas

indeacutependamment de ce discours verbal2

Le modegravele la regravegle principale dans le cadre de la rheacutetorique musicale baroque (italienne ou

allemande) est externe agrave la musique Aussi dans un contexte ougrave une place de plus en plus grande

revient agrave la musique instrumentale lrsquoideacutee drsquoun laquo discours musical raquo ne peut que changer

profondeacutement de nature Il srsquoagira degraves lors drsquoun discours autonome speacutecifiquement musical Nous

pouvons alors avoir affaire agrave des concepts de discours musical (et eacuteventuellement de rheacutetorique

musicale) bien diffeacuterents Drsquoougrave le risque de confusions

Les diverses theacuteories susceptibles drsquoeacuteclairer le problegraveme de la rheacutetorique musicale et des

eacutemotions (du XIXe siegravecle agrave aujourdrsquohui) se preacutesentent ainsi drsquoune maniegravere tregraves morceleacutee le discours

verbal ne jouant plus son rocircle de fil directeur De maniegravere tregraves scheacutematique nous pourrions dire

que le plus souvent la musique est penseacutee soit comme un discours soit comme un art eacutetroitement

associeacute aux eacutemotions Ou en drsquoautres termes penseacutee soit du point de vue du message qursquoelle

constitue soit de lrsquoeffet qursquoelle produit sur le public Mais ces deux approches ne se trouvent pas

pour autant neacutecessairement associeacutees et dire que la musique serait le langage des eacutemotions ne

suffit pas degraves lors que lrsquoon oublie de preacuteciser si lrsquoon entend cette expression au sens strict du terme

ou srsquoil srsquoagit drsquoune simple meacutetaphore

1 WOLFF 2015 p 244-245 2 Commentant lrsquoavis de Pontus de Tyard qui preacutefeacuterait la douceur de la voix seule au laquo grand bruit raquo inintelligible de la musique figureacutee Freacutedeacuteric de Buzon rappelle qursquolaquo il y a un effet de la musique dans lrsquoeacutemotion des passions mais qui nrsquoa de sens que si le texte poeacutetique fournit un sujet lrsquointelligibiliteacute du texte est essentielle raquo DE BUZON 1992 p 122

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

197

Dans ce panorama des multiples maniegraveres drsquoenvisager la musique que nous proposons une

premiegravere approche consiste agrave se preacuteoccuper avant tout du message musical et drsquoun eacuteventuel lien de

cause agrave effet qursquoil serait susceptible drsquoentretenir avec telle ou telle eacutemotion particuliegravere Mais cette

approche passe sous silence comme si cela ne meacuteritait pas drsquoecirctre examineacute une distinction entre

expression (musicale) drsquoune eacutemotion et deacuteclenchement de lrsquoeacutemotion chez lrsquoauditeur En effet dans

ces diverses conceptions parfois radicalement diffeacuterentes des eacutemotions musicales ce qui est

implicitement donneacute pour acquis crsquoest que par mimeacutetisme il y aurait une sorte de communication

ou de contagion eacutemotionnelle

Or cette supposition peut ecirctre contesteacutee et de multiples maniegraveres On peut tout drsquoabord

consideacuterer que si la musique suscite des eacutemotions ces derniegraveres pourraient bien ecirctre speacutecifiquement

musicales et non par les eacutemotions simplement transmises par la musique Ensuite on ne peut

durablement srsquointerroger sur la communication drsquoeacutemotions par la musique sans observer

qursquoexprimer une eacutemotion et provoquer une eacutemotion ne signifient pas la mecircme chose le terme

drsquoexpression pouvant lui-mecircme revecirctir plusieurs sens Enfin ne consideacuterer que le message musical

risque drsquoinciter agrave voir lrsquoauditeur comme une sorte drsquoobjet drsquoexpeacuterience purement passif La question

de la reacuteception de la musique devient donc deacutecisive (et non pas simplement celle des eacutemotions ou les

eacutetats drsquoacircme que le compositeur voudrait communiquer ni celle de la musique elle-mecircme ndash de la

musique laquo seule raquo)

A THEacuteORIES PHILOSOPHIQUES AU XIXe ET AU XXe SIEgraveCLE

Avec le deacuteclin de la rheacutetorique musicale et lrsquoapparition drsquoune conception de la musique

libeacutereacutee de toute regravegle extramusicale lrsquoideacutee drsquoun langage musical autonome se deacuteveloppe Lrsquoimitation

musicale se trouve freacutequemment compareacutee au XVIIIe siegravecle agrave un langage1 On trouve formuleacutee chez

Kant lrsquoideacutee selon laquelle la musique serait le laquo langage des affects raquo

De mecircme que la modulation est en quelque sorte un langage universel des sensations

intelligible pour tout homme de mecircme la musique utilise ce langage pour lui-mecircme et dans toute sa

1 Crsquoest le cas chez Rousseau Diderot ou drsquoAlembert qui poursuivent lagrave lrsquoideacutee drsquoimitation preacutesente chez Du Bos ou Batteux (MULLER FABRE 2013 p 17) ce dernier voyant lrsquoimitation de la nature comme point commun agrave lrsquoensemble des laquo beaux arts raquo (ABROMONT 2001 p 453)

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

198

puissance en tant que langage des affects et communique donc universellement en obeacuteissant agrave la loi

de lrsquoassociation les ideacutees estheacutetiques qui y sont lieacutees1

Le point de deacutepart pour Kant mais avant lui pour Rousseau ainsi que dans bien des

theacuteories qui suivront est lrsquointonation vocale Ce concept de langage lrsquoideacutee du modegravele que jouerait

la voix pour la musique ainsi que celle drsquoune musique laquo pure raquo vont conduire agrave lrsquoeacutelaboration de

multiples theacuteories philosophiques destineacutees agrave rendre compte du lien existant entre musique et

eacutemotions

A1 LES EacuteMOTIONS ET LrsquoIDEacuteE DE LA MUSIQUE ABSOLUE

Sous lrsquoinfluence des poegravetes romantiques comme Ludwig Tieck Wilhelm Heinrich

Wackenroder puis ETA Hoffmann se constitue au deacutebut du XIXe siegravecle une maniegravere drsquoenvisager

la musique comme un art autonome une musique pure ou absolue ne devant plus ses principes agrave un

art exteacuterieur comme crsquoeacutetait le cas dans la rheacutetorique musicale La musique tendra mecircme agrave ecirctre

conccedilue comme le plus eacuteleveacute des arts La theacuteorie romantique de la musique absolue se forge agrave partir

de lrsquoestheacutetique musicale de lrsquoEmpfindsamkeit dans les anneacutees 1780-17902 et relegraveve du topos poeacutetique

de lrsquoineffable3 Elle tend agrave voir dans la musique instrumentale une laquo religion de lrsquoart raquo4

Lrsquoideacutee de la musique absolue ndash lrsquoaffirmation de la musique instrumentale comme laquo veacuteritable raquo

musique ndash srsquoassocie () chez Hoffmann agrave lrsquoestheacutetique du sublime La musique laquo deacutetacheacutee raquo du langage

et des fonctions laquo srsquoeacutelegraveve raquo par-dessus les limitations terrestres vers le pressentiment de lrsquoinfini5

A11 Influence du romantisme

Quand on aborde le XIXe siegravecle on preacutesente souvent la philosophie de lrsquoart en geacuteneacuteral et

de la musique en particulier agrave travers lrsquoopposition entre une estheacutetique de la forme et une estheacutetique

du sentiment Mais les distinctions qui caracteacuterisent la musique allemande du XIXe siegravecle ne

dessinent pas toujours des frontiegraveres bien nettes Lrsquoopposition entre le courant romantique et un

autre formaliste (peut-ecirctre davantage inscrit dans la continuation du siegravecle preacuteceacutedent) est elle-

mecircme parfois effaceacutee Ceci toutefois nrsquoest incompreacutehensible que si lrsquoon oublie le fait que le

1 KANT 1985 Critique de la faculteacute de juger sect 53 p 287 2 DAHLHAUS 1997 p 39 3 laquo la musique exprime ce que des mots ne sauraient mecircme bredouiller raquo DAHLHAUS 1997 p 61 4 Voir DAHLHAUS 1997 chap VI 5 DAHLHAUS 1997 p 38

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

199

romantisme a aussi influenceacute les partisans du formalisme drsquoune certaine maniegravere crsquoest tout

lrsquounivers musical du XIXe siegravecle allemand qui srsquoest trouveacute marqueacute peu ou prou par le paradigme de

la laquo religion de lrsquoart raquo Lrsquoideacuteal musical de toute cette eacutepoque a chercheacute agrave associer une theacuteorie faisant

de la musique un langage au-delagrave du langage (en adoptant ou non les principes matheacutematiques

heacuteriteacutes du XVIIIe siegravecle) Drsquoougrave lrsquoinfluence drsquoun philosophe comme Schopenhauer qui accordait agrave la

musique une place deacutecisive

la musique qui va au-delagrave des Ideacutees est complegravetement indeacutependante du monde pheacutenomeacutenal

() Elle nrsquoest donc pas comme les autres arts une reproduction des Ideacutees mais une reproduction de

la volonteacute au mecircme titre que les Ideacutees elles-mecircmes1

Les conceptions de Schopenhauer pouvaient tout autant marquer Wagner (deacutecouvrant son

œuvre en 1854) que pour certains aspects srsquoaccorder avec la theacuteorie de Hanslick Et lrsquoon trouve

drsquoailleurs agrave la source de courants que lrsquoon tient parfois pour inconciliables un concept de logique

musicale lequel fut expliciteacute par Forkel ndash crsquoest-agrave-dire par un theacuteoricien de la rheacutetorique musicale

Le langage est le vecirctement des penseacutees comme la meacutelodie est le vecirctement de lrsquoharmonie On

peut deacutefinir sous cet angle lrsquoharmonie comme une logique de la musique puisqursquoelle entretient avec la

meacutelodie agrave peu pregraves le mecircme rapport que la logique avec lrsquoexpression dans le langage elle corrige et

deacutetermine une phrase meacutelodique de telle maniegravere que celle-ci paraicirct devenir une veacuteriteacute reacuteelle pour le

sentiment2

Voyons en quoi la question des eacutemotions musicales et de la possibiliteacute que lrsquoon puisse les

susciter chez le public est abordeacutee chez deux auteurs que lrsquoon peut consideacuterer comme faisant partie

des plus repreacutesentatifs respectivement de lrsquoestheacutetique de la forme et de celle du sentiment3

A12 Le formalisme hanslickien

La penseacutee de Hanslick est une forme aboutie de ce que lrsquoon deacutenomme souvent de maniegravere

un peu sommaire le laquo formalisme musical raquo On pourrait reacutesumer cette theacuteorie en disant qursquoelle

srsquoen tient agrave la musique elle-mecircme Selon Hanslick qui considegravere la musique comme une laquo forme

1 SCHOPENHAUER 2004 sect 52 p 329 2 Forkel J-N Allgemeine Geschichte der Musik Leipzig 1788 (reacuteeacutedition Graz 1967) vol I p 24 Drsquoapregraves Dahlhaus Tieck avait suivi les confeacuterences de Forkel agrave Goumlttingen 3 On peut associer agrave lrsquoapproche formaliste de la musique un compositeur comme Brahms et plus tard le philosophe Wittgenstein dont les remarques sur la question se rapprochent fortement de la theacuteorie de Hanslick Concernant lrsquoestheacutetique dite du sentiment on citera Wagner ainsi que Nietzche ndash qui fut initialement tregraves proche de la meacutetaphysique de Schopenhauer mais eacutevolua par la suite

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

200

autonome du beau raquo1 la maniegravere dont elle est abordeacutee dans les conversations de son temps

constitue une laquo vieille erreur raquo par laquelle sa seule base estheacutetique serait lrsquoeacutemotion ou la passion2

le sentiment joue un double rocircle dans la maniegravere geacuteneacuteralement adopteacutee de consideacuterer la

musique Ou bien on assigne agrave cet art pour but et mission drsquoeacuteveiller des sentiments de laquo beaux raquo

sentiments ou bien on deacutesigne les sentiments comme contenus de la musique exprimeacutes par lrsquoœuvre

drsquoart Les deux deacutefinitions ont cela de commun qursquoelles sont aussi fausses lrsquoune que lrsquoautre3

Le ton souvent poleacutemique voire virulent qui est souvent celui de Hanslick est sans doute

du ndash au moins en partie ndash au fait qursquoil considegravere que la tendance dominante bien avant lui mais

aussi agrave sa propre eacutepoque est bien agrave une estheacutetique domineacutee par le sentiment Il eacutetablit drsquoailleurs

une liste nominative des auteurs auxquels il srsquooppose On y voit ainsi citeacutes les repreacutesentants de la

rheacutetorique musicale du XVIIIe siegravecle comme Mattheson Neidhardt ou Forkel ainsi que des auteurs

qui lui sont contemporains comme Gottfried Weber4 ou Wagner

Quelques citations de musicographes anciens et modernes choisis dans la foule de ceux dont

nous disposons [] pour donner une ideacutee de lrsquoempire qursquoest arriveacute agrave exercer lrsquoopinion en question

Mattheson laquo Dans toute meacutelodie nous devons nous proposer comme but principal une

eacutemotion de lrsquoacircme (ou plusieurs si la situation srsquoy precircte) raquo []

Neidhardt laquo Le but final de la musique est drsquoexciter toutes les passions par de simples sons et

par leur rythme mieux que le meilleur orateur raquo []

J-N Forkel laquo Les figures en musique sont la mecircme chose qursquoen rheacutetorique et en poeacutesie crsquoest-

agrave-dire les maniegraveres diverses drsquoexprimer les sentiments et les passions raquo []

Gottfried Weber laquo La musique est lrsquoart drsquoexprimer des sentiments par les sons raquo []

Richard Wagner laquo Lrsquoorgane du cœur est le son son langage artistiquement conscient est la

musique raquo5

Ces extraits nous informent sur deux choses drsquoune part Hanslick reacutecuse clairement la

penseacutee qui a sous-tendue lrsquoAffekenlehre de la tradition baroque mais aussi et alors mecircme que la

tradition de la rheacutetorique musicale a disparue sur le fait que certaines de ses bases conceptuelles

seraient non seulement preacutesentes mais mecircme probablement toujours dominantes

1 HANSLICK 1986 p 60 2 Op cit p 61 3 Ibid 4 Jacob Gottfried Weber (1779-1839) musicographe auteur drsquoune Theorie der Tonsetzkunst (dont est tireacute de la deuxiegraveme eacutedition de 1821 t I p 15 lrsquoextrait citeacute par Hanslick) 5 HANSLICK 1986 p 68-70

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

201

Il convient de souligner ici qursquoHanslick ne rejette nullement lrsquoexistence ni mecircme le rocircle des

eacutemotions ou des sentiments dans la musique 1 il indique drsquoailleurs clairement sa position sur la

question

Des adversaires passionneacutes mrsquoont attribueacute lrsquointention de faire la guerre agrave tout ce qui touche au

sentiment mais [] je me borne agrave protester contre lrsquoimmixtion abusive du sentiment dans la science []

Je suis parfaitement drsquoavis qursquoen derniegravere analyse lrsquoappreacuteciation du beau reposera toujours sur lrsquoaction

immeacutediate du sentiment2

La reacutealiteacute de la thegravese soutenue par Hanslick est qursquoil prend en compte agrave la fois la forme et

les sentiments mais refuse lrsquoaffirmation selon laquelle les sentiments ou les eacutemotions seraient

contenus dans la musique ni mecircme qursquoils les entraicircneraient selon une loi de cause agrave effet 3 disons

que la musique peut drsquoune maniegravere assez geacuteneacuterale eacuteveiller des eacutemotions Hanslick ne tient pas les

eacutemotions pour neacutegligeables il leur accorde un statut diffeacuterent de celui que leur confegraverent les

tenants de la laquo sensibiliteacute raquo

Hanslick applique en quelque sorte agrave la musique lrsquoimpeacuteratif cateacutegorique de Kant la

musique est une fin en elle-mecircme non pas seulement un moyen Il fait reposer son argument sur

le fait que les eacutemotions contiennent des penseacutees Selon Malcolm Budd4 qui partage sur ce point

lrsquoopinion de Hanslick le raisonnement serait le suivant

(i) la musique ne peut repreacutesenter les penseacutees (ii) les sentiments deacutefinis et les eacutemotions (hellip)

entraicircnent ou contiennent des penseacutees par conseacutequent (iii) la musique ne peut repreacutesenter des

sentiments ou des eacutemotions deacutefinies5

Hanslick admet toutefois une exception agrave cette affirmation

la musique peut repreacutesenter les laquo proprieacuteteacutes dynamiques raquo des sentiments leur force et la faccedilon

par laquelle elles se deacuteveloppent leur laquo vitesse lenteur force faiblesse augmentation et diminution

drsquointensiteacute raquo6

1 En ce sens le titre que Budd donne au chapitre de son ouvrage Music and the Emotions consacreacute agrave Hanslik (laquo The repudiation of emotion raquo) peut-il ecirctre de nature agrave suggeacuterer une ideacutee inexacte de lrsquoestheacutetique hanslickienne 2 HANSLICK 1986 p 56 3 Op cit 65-66 4 Notre eacutetude des relations entre musique et eacutemotions tout particuliegraverement agrave partir du XIXe siegravecle accorde une place importante aux analyses apporteacutees par cet auteur dans son ouvrage Music and the Emotions ndash The Philosophical Theories (BUDD 1985) 5 BUDD 1978 II sect6 2015 p 56 HANSLICK 1986 p 72-73 6 Ibid HANSLICK 1986 p 75

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

202

Hanslick ajoute que deux sentiments opposeacutes peuvent parfois partager des proprieacuteteacutes

dynamiques semblables Si la position qursquoil deacutefend est donc bien fondamentalement une deacutefense

de lrsquoautonomie de la musique il semblerait qursquoune telle autonomie ne soit pas totale ndash en teacutemoigne

cette relation qursquoil reconnait avec les proprieacuteteacutes dynamiques des sentiments

Il apparaicirct qursquoHanslick admet lrsquoexistence de deux types de lien entre musique et eacutemotion

(ce qui interdit donc une version forte drsquoun tel formalisme musical) (a) lrsquoeacuteveil musical de lrsquoeacutemotion

et (b) lrsquoexpression musicale de lrsquoeacutemotion Comment consideacuterer alors pour que la musique soit bien

une laquo forme autonome du beau raquo le rocircle de lrsquoeacuteveil musical des eacutemotions par la musique La reacuteponse

drsquoHanslick consiste agrave deacutefinir lrsquoexpeacuterience de la musique comme contemplation deacutepassionneacutee crsquoest-

agrave-dire une contemplation dans laquelle la notion mecircme de plaisir est contingente une expeacuterience

laquo affranchie de lrsquoexpeacuterience de lrsquoeacutemotion raquo1 Budd remarque toutefois qursquoil nrsquoest pas neacutecessaire de

nier laquo le rocircle drsquoune eacutemotion extra-musicale dans la reacuteaction estheacutetique agrave la musique raquo pour conserver

la nature speacutecifiquement musicale de la beauteacute en musique et donc pour respecter son autonomie

Le laquo deacutesaveu raquo (ou la laquo reacutepudiation raquo) de lrsquoeacutemotion2 dans la musique serait en ce sens une opeacuteration

inutile

Le second type de lien valable selon Hanslick entre eacutemotion et œuvre musicale concerne

lrsquoexpression musicale de lrsquoeacutemotion Il faut entendre ici le fait qursquoune œuvre musicale peut ecirctre

caracteacuteriseacutee par des termes drsquoeacutemotion employeacutes de maniegravere strictement figurative Hanslick

reconnait en effet un usage individuel des termes drsquoeacutemotion (usage qursquoil a fait lui-mecircme tregraves

reacuteguliegraverement en tant que critique musical dans des comptes rendus de concerts) On rejoint ici

ce que Budd nomme laquo thegravese de la description purement audible raquo une thegravese qui si elle nrsquoest pas

pleinement convaincante est utile dans le cas de traits de la musique pour lesquels on ne dispose

pas de nom (on peut alors leur associer par deacuteplacement des adjectifs relevant de la nature comme

laquo nuageux raquo ou des eacutemotions) On remarquera agrave ce sujet que le vocabulaire des eacutemotions joue alors

pour Hanslick un rocircle finalement assez proche de celui de la rheacutetorique jouait initialement chez

Burmeister un reacuteservoir lexical destineacute agrave suppleacuteer une carence terminologique strictement

musicale

Pour Hanslick ce nrsquoest pas la repreacutesentation des sentiments qui deacutetermine la valeur de la

musique mecircme si lrsquoeacuteveil drsquoeacutemotions est possible Que peut-on en deacuteduire alors en ce qui concerne

le rocircle des eacutemotions dans lrsquoapproche drsquoune rheacutetorique musicale Si Hanslick parvient agrave justifier

1 BUDD 1978 II sect11 2015 p 67 HANSLICK 1986 p 61-67 p 121 sq 2 Pour reprendre lrsquoexpression choisie par M Budd pour deacutesigner la penseacutee de Hanslick

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

203

son propos une approche de ce genre risque de se trouver infondeacutee Toutefois comme lrsquoobserve

Budd qui pourtant deacutefend lrsquoexigence drsquoautonomie de la musique (et en ce sens se positionne

comme un tenant du formalisme) lrsquoexistence drsquoun lien possible entre la beauteacute musicale et la

repreacutesentation drsquoun sentiment nrsquoest pas reacutefuteacutee par Hanslick1 Lrsquoideacutee de rheacutetorique musicale est

finalement davantage mise entre parenthegraveses que congeacutedieacutee Lrsquoindeacuteniable valeur de la conception

formaliste ne doit pas faire oublier ses limites2

A13 Lrsquoestheacutetique musicale de Schopenhauer

Toujours en envisageant que lrsquoideacutee de la musique absolue se deacutecline au XIXe siegravecle selon

les deux principales cateacutegories de lrsquoestheacutetique de la forme et de lrsquoestheacutetique du sentiment on peut

consideacuterer que crsquoest Schopenhauer qui fournit dans Le Monde comme volonteacute et comme repreacutesentation la

version sans doute la plus ceacutelegravebre du second cas

La musique nrsquoy est plus penseacutee comme chez Hanslick selon le critegravere central du Beau mais

selon celui de la volonteacute pour Schopenhauer le monde nrsquoexiste exteacuterieurement que comme

repreacutesentation et inteacuterieurement comme volonteacute (laquelle est premiegravere) Puisque nous faisons

partie des entiteacutes dont nous souhaitons connaicirctre la nature intime laquo se tient devant nous (hellip) un

passage souterrain un accord secret raquo Le paralleacutelisme avec Kant prend alors fin car la chose en

soi est susceptible drsquoecirctre connue il faut pour cela que notre conscience soit enleveacutee dans la

contemplation deacutepassionneacutee de lrsquoobjet

La musique est une copie de lrsquoessence la plus intime du monde la volonteacute qursquoelle rend

manifeste ainsi tout comme la vie une meacutelodie est un processus avec un deacutebut et une fin de

mecircme la succession de deacutesaccords et de reacuteconciliation dans une meacutelodie est analogue agrave celle de

deacutesirs toujours nouveaux et de leur satisfaction

Crsquoest en raison drsquoune correspondance entre les modes de la volonteacute (dont les eacutemotions) et

les meacutelodies que la musique est qualifieacutee de laquo langage des eacutemotions raquo la musique exprimant non

une occurrence particuliegravere mais lrsquoessence abstraite des pheacutenomegravenes eux-mecircmes La musique peut

in abstracto deacutepeindre et reproduire dans le deacutetail les eacutemotions humaines et nous aimons y entendre

lrsquohistoire secregravete de notre volonteacute

1 Sandrine Darsel souligne eacutegalement les faiblesses de la position de Hanslick rappelant notamment que laquo les eacutemotions sont des

formes de vie complexes raquo et qursquolaquo une œuvre musicale peut repreacutesenter sans lrsquoaide de mots les composants cognitifs drsquoune eacutemotion raquo DARSEL 2009 p 128 2 On pourrait formuler le mecircme genre drsquoobservation au sujet du laquo formalisme enrichi raquo (enhanced formalism) deacuteveloppeacute au cours des derniegraveres deacutecennies par Peter Kivy

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

204

Le problegraveme de la theacuteorie de Schopenhauer est que si brillante soit-elle elle preacutesente de

nombreuses faiblesses pointeacutee par M Budd1

Elle heacuterite en premier lieu des faiblesses de sa meacutetaphysique En effet cette derniegravere

implique entre autres (a) de supposer une chose en soi nrsquoexistant ni dans le temps ni dans lrsquoespace

mais srsquoy laquo objectivant raquo dans notre monde spatio-temporel raquo (b) de postuler une laquo volonteacute raquo qui

serait la nature intime des choses du monde naturel (c) de concevoir un pur objet de connaissance

Il convient en outre pour souscrire agrave cette meacutetaphysique drsquoaccepter le pessimisme de son auteur

concernant lrsquoexistence humaine

La theacuteorie de Schopenhauer preacutesente drsquoautres deacutefauts (a) souvent la musique ne produit

pas les effets qursquoil deacutecrit qursquoune meacutelodie soit analogue au chemin par lequel se fait connaicirctre agrave

nous la volonteacute ne suffit pas agrave la rendre inteacuteressante (b) la valeur eacuteleveacutee que Schopenhauer confegravere

agrave la musique est eacutequivoque si elle peut peacuteneacutetrer notre cœur par flatterie comme il lrsquoeacutecrit elle nrsquoest

plus qursquoune consolation occasionnelle (c) enfin on peut constater dans un exemple comme le

Preacutelude de Tristan et Isolde qursquoun effort continuel peut ne jamais se trouver pleinement reacutesolu

La conclusion de Budd est donc qursquoen deacutepit du rocircle consideacuterable que Schopenhauer

attribue agrave la musique sa philosophie de la musique nrsquoest pas recevable

Comme nous lrsquoavons indiqueacute les diffeacuterences entre les deux principales tendances de

lrsquoestheacutetique musicale ne doivent pas faire oublier ce qursquoelles ont en commun Car mecircme si lrsquoune

promeut une conception de la musique comme un art autonome alors que lrsquoautre la fait deacutependre

drsquoun domaine qui lui est exteacuterieur lrsquoinfluence romantique se manifeste dans les deux cas (Beethoven

pouvant repreacutesenter de ce point de vue un laquo ancecirctre raquo commun tant pour Brahms que pour

Wagner tant pour Hanslick que pour Schopenhauer) Et crsquoest le jugement subjectif qui est privileacutegieacute

dans les deux cas qursquoil srsquoagisse drsquoacceacuteder au Beau ou agrave la Volonteacute Degraves lors que la musique soit en

contact direct ou simplement accidentel avec les eacutemotions ces derniegraveres ne sont de toutes maniegraveres

pas envisageacutees comme des pheacutenomegravenes objectifs Comment dans ces conditions pourrait-on

envisager de les mobiliser comme dans lrsquoancien contexte de la poeacutetique musicale

A2 DE NOUVELLES CONCEPTIONS DU DISCOURS MUSICAL

Avec le deacuteveloppement des sciences expeacuterimentales reacuteapparait mecircme si crsquoest dans une

perspective tregraves diffeacuterente de lrsquoacircge baroque lrsquointeacuterecirct concernant la nature des pheacutenomegravenes affectifs

1 BUDD 1978 chapitre V sectsect 11-14

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

205

La relation des eacutemotions agrave la musique sera alors envisageacutee agrave nouveau frais et des conceptions

anciennes trouveront des formulations ineacutedites

A21 Rocircle de la voix

Nous avions vu que pour Scheibe si la musique est un art oratoire particuliegraverement adapteacute

agrave lrsquoexpression des affects crsquoest en raison de son origine qui est eacutetroitement associeacutee agrave la voix

humaine Une telle conception qui semble retrouver les anciennes consideacuterations de Mei sur la

nature monodique de la musique grecque se retrouve dans le texte posthume de Rousseau consacreacute

agrave lrsquoorigine des langues

Les preacutemiegraveres histoires les preacutemiegraveres harangues les preacutemiegraveres lois furent en vers la poesie

fut trouveacutee avant la prose cela devoit ecirctre puisque les passions parleacuterent avant la raison Il en fut de

mecircme de la musique il nrsquoy eut point drsquoabord drsquoautre musique que la meacutelodie ni drsquoautre meacutelodie que le

son varieacute de la parole les accens formoient le chant les quantiteacutes formoient la mesure et lrsquoon parloient

autant par les sons et par le rythme que par les articulations et les voix Dire et chanter eacutetoit autrefois la

mecircme chose dit Strabon ce qui montre ajoucircte-t-il que la poumlesie est la source de lrsquoeacuteloquence Il faloit

dire que lrsquoune et lrsquoautre eurent la mecircme source et ne furent drsquoabord que la mecircme chose1

En deacutepit des changements ayant marqueacute tant la musique que la science et donc la maniegravere

de concevoir la nature des affects le rocircle attribueacute agrave la voix humaine comme facteur principal dans

les eacutemotions musicales reacuteapparaicirct tregraves reacuteguliegraverement Par exemple chez Darwin

Les sonoriteacutes musicales et le rythme eacutetaient employeacutes par nos ancecirctres preacutehumains pendant la

saison des amours lorsque toutes sortes drsquoanimaux eacutetaient exciteacutes non seulement par lrsquoamour mais aussi

par les passions fortes de la jalousie de la rivaliteacute et du triomphe En raison du principe profondeacutement

ancreacute des associations heacuteriteacutees les sonoriteacutes musicales seraient dans ce cas semblables agrave lrsquoeacutevocation

vague et indeacutetermineacutee des eacutemotions fortes drsquoune eacutepoque lointaine2

Il suffit alors de suivre le propos de Darwin pour y retrouver lrsquoeacutecho de Rousseau et faisant

en quelque sorte de lrsquoorateur et du musicien des cousins La laquo source raquo commune au dire et au

chanter remontant mecircme clairement pour Darwin aux instincts preacutehumains dont les passions

participent

1 ROUSSEAU 1990 p 115 Essai sur lrsquoorigine des langues chap XII 2 DARWIN citeacute par BUDD 1978 chap IV sect 6 2015 p 112

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

206

Lrsquoorateur exalteacute le barde ou le musicien quand il excite chez ses auditeurs les eacutemotions les

plus fortes au moyen de sonoriteacutes varieacutees et de cadences soupccedilonne quelque peu qursquoil use des mecircmes

moyens que ceux par lesquels ses ancecirctres semi-humains eacuteveillaient il y a bien longtemps les passions

ardentes de tout un chacun alors qursquoils faisaient leur cour et eacutetaient soumis agrave la rivaliteacute1

Cet accent mis sur la parenteacute entre la voix et la musique ainsi que sur le rocircle deacuteterminant

que peut jouer la voix (directement ou indirectement agrave travers son imitation par la musique) ne

suffit toutefois pas agrave rendre compte de la relation qui existe entre lrsquoeacutemotion veacutehiculeacutee par la voix

et lrsquoeacutemotion ressentie par lrsquoauditeur En effet tout affect eacuteprouveacute ne peut pas ecirctre

systeacutematiquement rapporteacute agrave la simple reproduction drsquoun affect entendu quand une personne en

colegravere lance laquo taisez-vous raquo agrave une autre le son et le ton de sa voix ne cherchent pas agrave faire eacuteprouver

et reproduire cette colegravere par lrsquoautre mais bien plutocirct agrave provoquer quelque chose comme de

lrsquoobeacuteissance Dans le mecircme ordre drsquoideacutee le tout deacutebut drsquoune piegravece musicale (son exorde dans une

conception rheacutetorique) consiste parfois agrave frapper les esprits et non pas neacutecessairement pour

eacutevoquer le propos contenu dans le texte mais pour conduite le public agrave ecirctre attentif la fonction

est alors la mecircme que celle des coups frappeacutes au deacutebut drsquoune piegravece de theacuteacirctre

Ce deacutecalage possible entre expression et effet pourrait drsquoailleurs valoir en drsquoautres cas En

effet si la musique et la poeacutesie se trouvent lieacutees par cet eacuteleacutement commun qursquoest la voix la question

va alors se poser pour ce qui concerne les eacutemotions musicales de savoir si les eacutemotions dont il

srsquoagit sont agrave consideacuterer selon le point de vue de la premiegravere ou de la troisiegraveme personne Un poegraveme

lyrique peut ecirctre eacuteprouveacute comme srsquoil srsquoagissait soit drsquoune voix inteacuterieure soit drsquoun discours

comme R K Elliott a pu le souligner lorsque nous faisons lrsquoexpeacuterience drsquoun poegraveme comme

srsquoil eacutetait lrsquoexpression humaine de lrsquoeacutemotion notre imagination peut poursuivre selon lrsquoun ou lrsquoautre de

ces chemins nous pouvons eacuteprouver le poegraveme laquo de lrsquointeacuterieur raquo ou laquo de lrsquoexteacuterieur raquo Afin drsquoeacuteprouver le

poegraveme de lrsquointeacuterieur il convient de se placer soi-mecircme en imagination dans la situation du laquo locuteur raquo

du poegraveme et drsquoeacuteprouver lrsquoexpression et lrsquoeacutemotion exprimeacutee depuis cette position () Afin drsquoeacuteprouver le

poegraveme de lrsquoexteacuterieur on ne doit pas se placer en imagination dans la situation du locuteur du poegraveme2

La possibiliteacute que lrsquoauditeur puisse eacuteprouver un poegraveme ndash ou un poegraveme musical ndash de

lrsquoexteacuterieur met en eacutevidence le fait que lrsquoexpression drsquoune eacutemotion nrsquoappellera pas neacutecessairement le

ressenti de la mecircme eacutemotion Par exemple lrsquoexpression du regret ressentie en troisiegraveme personne

1 DARWIN 1965 p 87 217 Voir BUDD 1978 chap IV sect 6 2015 p 113 Darwin deacuteveloppe eacutegalement cette question dans The Descent of Man voir DARWIN 1881 Part III chap XIX ndash Voice and Musical Powers p 566-573 2 BUDD 1978 chap VI sect 6 2015 p 211

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

207

(laquo de lrsquoexteacuterieur raquo) pourra susciter de la pitieacute1 Le caractegravere abusif que peut comporter une

assimilation parfois faite entre laquo repreacutesenter raquo et laquo susciter raquo une eacutemotion preacutecise se manifeste bel

et bien nous y reviendrons ulteacuterieurement

A22 La musique comme langage autonome des affects

Un projet inheacuterent agrave lrsquoeacutelaboration de la rheacutetorique musicale auquel de multiples

contributions furent apporteacutees (degraves Caccini puis de Burmeister agrave Mattheson) trouva une posteacuteriteacute

bien apregraves la fin de la poeacutetique musicale Il srsquoagit de lrsquoeacutetablissement de correspondances les plus

rigoureuses possibles entre traits musicaux et affects associeacutes Cette quecircte trouva en effet un

deacutefenseur avec Deryck Cooke que lrsquoon peut consideacuterer comme un repreacutesentant des theacuteories

expressivistes de la musique (voire plus geacuteneacuteralement de lrsquoart) Dans cette approche la musique

est conccedilue comme un veacutehicule transmettant certaines expeacuteriences tout particuliegraverement les affects

De ce fait le compositeur est vu comme transformant ses eacutemotions en sons musicaux qui sont

transformeacutes en scheacutemas sur une partition lesquels sont transformeacutes en retour en sons musicaux enfin

transformeacutes en eacutemotions que lrsquoauditeur compreacutehensif eacuteprouve lorsqursquoil eacutecoute la musique2

Les eacuteleacutements de lrsquoexpression musicale reposent sur les tensions entre les notes caracteacuteriseacutees

par la hauteur le temps et le volume 3 un exposeacute donne une part importante agrave lrsquoexamen des divers

intervalles

Il est agrave noter que si ce projet reprend celui de la poeacutetique musicale cette derniegravere est

totalement absente de lrsquoouvrage de Cooke4 quand bien mecircme certaines œuvres de J-S Bach

servent drsquoillustration du propos alors que lrsquoauteur fait reacutefeacuterence agrave la polyphonie de la Renaissance

aux eacutepoques classique romantique et au XXe siegravecle Lrsquoexamen de la conception de lrsquoœuvre musicale

ne mentionne donc agrave aucun moment les parties de la rheacutetorique ne serait-ce qursquoagrave titre drsquoindication

Aussi nrsquoapparaicirct aucune remarque concernant ce qui pourrait correspondre agrave lrsquoinvention Lrsquoauteur

deacuteveloppe en revanche ce qursquoil considegravere comme une eacutetape essentielle (intervenant

chronologiquement apregraves la conception de lrsquoœuvre) lrsquoinspiration Se reacutefeacuterant agrave Freud Cooke

deacutefinit lrsquoinspiration en se basant sur lrsquoinconscient

1 Ibid 2 BUDD 1978 chap VII sect 3 2015 p 204 3 COOKE 1959 p 34 4 Lequel ne visait pas un style musical particulier mais la musique tonale laquo au sens le plus large du terme qursquoelle soit eacutecrite par Dufay en 1440 Byrd en 1611 Mozart en 1782 ou Stravinsky en 1953 raquo COOKE 1959 p xiii

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

208

Dans lrsquoinconscient du compositeur se trouve exposeacutee toute la musique qursquoil a pu entendre

eacutetudier ou eacutecrire lui-mecircme () Et crsquoest de ce magasin que doit venir lrsquoinspiration () En drsquoautres termes

ce que nous appelons laquo inspiration raquo doit ecirctre une nouvelle mise en forme creacuteative inconsciente de

mateacuteriaux preacuteexistants dans la tradition1

Cependant mecircme si la penseacutee de Cooke paraicirct ainsi eacutetrangegravere agrave celle de la musica poetica sa

conception concernant les eacutemotions musicales srsquoy apparente fortement et crsquoest pourquoi elle se

heurte agrave la mecircme objection que lui adresse Budd la theacuteorie expressiviste deacutefendue par Cooke en

effet laquo regarde la musique comme un pur outil raquo2 Or on ne peut dissocier aussi nettement

lrsquoexpeacuterience de lrsquohumeur ou de lrsquoeacutemotion exprimeacutee par une œuvre musicale de lrsquoexpeacuterience propre

agrave la musique elle-mecircme cette erreur Budd la nomme laquo heacutereacutesie de lrsquoexpeacuterience seacuteparable raquo3

En outre la conception deacutefendue par Cooke se heurte agrave un second obstacle relevant cette

fois drsquoune ideacutee de la musique comme art autonome (et non comme pour les theacuteoriciens de la musica

poetica drsquoune musique suivant un texte verbal)

lrsquoideacutee que la musique est un langage des eacutemotions est souvent critiqueacutee sur la base du fait qursquoil

manque agrave la musique une exigence essentielle du langage une syntaxe Un dictionnaire qui deacutefinit le

vocabulaire de base du supposeacute langage de la musique en assignant les eacutemotions agrave des phrases

meacutelodiques primitives omet un trait neacutecessaire du langage ndash un trait sans lequel le soit disant laquo langage raquo

ne veut rien dire ndash car il nrsquoapporte qursquoun vocabulaire et non des regravegles deacuteterminant la signification de

lrsquoensemble en vertu des significations de ses eacuteleacutements seacutemantiques et de leur arrangement4

Lrsquoouvrage de Cooke illustre ainsi toute la difficulteacute que peut rencontrer une entreprise

visant agrave eacutetablir pleinement la musique comme un langage des eacutemotions degraves lors que les eacutemotions

consideacutereacutees ne sont plus accessibles indeacutependamment de la musique elle-mecircme (par le texte) On

peut degraves lors chercher un modegravele associant la musique et les eacutemotions qui soit plus souple qui

prenne acte des limites de la musique dans sa preacutetention agrave ecirctre un langage

A23 Le symbole inacheveacute

1 COOKE 1959 p 171 2 BUDD 1978 chap VII sect 4 2015 p 206 3 Op cit chap VII sect 5 2015 p 209 Il convient de distinguer cette inseacuteparabiliteacute entre lrsquoexpeacuterience de lrsquoaffect et lrsquoexpeacuterience de la musique drsquoune autre celle entre laquo forme raquo et laquo contenu raquo de la musique ndash ponteacutee tant par Hanslick que par Wittgenstein (voir plus loin (B23 laquo Erreur de la musique consideacutereacutee comme un stimulus raquo) 4 BUDD 1978 chap VII sect 3 2015 p 205

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

209

Crsquoest un modegravele de ce genre qui est proposeacute par Susanne K Langer1 Un morceau de

musique y est deacutefini comme symbole preacutesentationnel et inacheveacute lequel symbolise la simple forme

drsquoun sentiment Voyons les divers concepts qui sont employeacutes

Le symbole est le veacutehicule de la conception drsquoun objet preacutesentant une structure similaire agrave

ce dernier (une image une partition une carte une proposition sont des symboles) Il faut

distinguer entre symbole linguistique et non-linguistique ou selon les termes de Langer entre

symbole discursif et non-discursif eacutegalement nommeacute laquo preacutesentationnel raquo Un symbole non-

discursif (un tableau par exemple) ne symbolise pas des uniteacutes de signification discregravetes et fixes

ses eacuteleacutements ne sont compris que par la signification du symbole saisi entiegraverement

Dans le cas particulier de la musique sa fonction principale est selon Langer de symboliser

les sentiments la musique serait le symbole preacutesentationnel de la vie eacutemotionnelle

On observera toutefois que diffeacuterentes sortes de sentiments peuvent partager la mecircme

morphologie en outre la musique possegravede quasiment tous les traits drsquoun symbolisme veacuteritable

mais non la preacutesence drsquoune signification fixe La musique repreacutesente donc la seule morphologie du

sentiment non sa nature complegravete crsquoest en cela qursquoelle est un laquo symbole inacheveacute raquo

De nombreuses critiques ont eacuteteacute adresseacutees agrave lrsquoencontre de la theacuteorie de Langer2 Au nombre

des critiques figure notamment le fait que la terminologie employeacutee pour le symbole discursif qui

est emprunteacutee au Tractatus logico-philosophicus de Wittgenstein (symbole discursif image fait eacutetat de

choses objets structure forme etc) nrsquoest pas employeacutee de la mecircme maniegravere il srsquoagit degraves lors

drsquoune imitation verbale du Tractatus ce qui ocircte au propos de Langer la pertinence que ce vocabulaire

devait apporter3

Lrsquointeacuterecirct de la musique serait de nous preacutesenter le sentiment de telle sorte que lrsquoon puisse y

reacutefleacutechir et le comprendre comme le fait le symbole discursif pour le monde physique Mais du fait

que la musique soit un laquo symbole inacheveacute raquo lequel ne peut que preacutesenter de nouvelles formes de

sentiments4 agrave suivre lrsquoideacutee drsquoune eacuteducation des sentiments par lrsquoart ne tient plus

Plus grave peut-ecirctre est le fait de constater que si le symbole musical est effectivement

laquo inacheveacute raquo sa situation est tregraves eacuteloigneacutee des conditions souhaiteacutees dans le cadre de cette thegravese

les formes en effet ne sont pas speacutecifiques aux sentiments Il faudrait que lrsquoaspect heacutedonique de

notre vie eacutemotive ne puisse donner lieu agrave une repreacutesentation pour que cette derniegravere valle comme

miroir de la morphologie du sentiment

1 Essentiellement dans Philosophy in a New Key 1951 2 Voir ARBO 2013 p 102-118 BUDD 1978 chap VI sectsect 7-14 DUFOUR 2005 p 64-66 FUBINI 1983 p 166-171 3- BUDD 1978 chap VI 4 Lrsquoexpression de laquo forme drsquoun sentiment raquo est elle-mecircme probleacutematique Voir agrave ce sujet ARBO 2013 p 107-110

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

210

Enfin une objection deacutecisive peut-ecirctre formuleacutee 1 les œuvres musicales remarquables et

celles qui sont quelconques ont la mecircme relation avec les formes de sentiments un symbole

preacutesentationnel ne possegravedera pas neacutecessairement de valeur musicale alors que Langer soutient que

toute œuvre articulant et preacutesentant le sentiment agrave notre compreacutehension est artistiquement bonne

En un tel cas une mauvaise œuvre musicale devrait avoir une forme diffeacuterente du sentiment qursquoelle

distord mais comment deacutefinir indeacutependamment de la forme drsquoune œuvre musicale celle du

sentiment dont elle est supposeacutee ecirctre le sujet Langer ne donne pas de reacuteponse Ne pas savoir si

la fausseteacute drsquoune œuvre musicale vis-agrave-vis du sentiment en constitue un deacutefaut retire tout son inteacuterecirct

agrave la thegravese de Langer

B MUSIQUE PSYCHOLOGIE ET THEacuteORIE DE LrsquoINFORMATION

Quelles que soient leurs particulariteacutes et leur pertinence respective les theacuteories que nous

avons examineacutees sont pour lrsquoessentiel speacuteculatives quand bien mecircme certaines srsquoappuient sur des

consideacuterations scientifiques comme crsquoest le cas pour Darwin Il est toutefois utile drsquoexaminer une

tout autre piste et de srsquointerroger sur les enseignements que peuvent apporter certaines disciplines

faisant intervenir lrsquoexpeacuterimentation scientifique

B1 LES EacuteMOTIONS

Si lrsquoon se situe dans un cadre ougrave la musique est assimileacutee agrave un art oratoire la musique a pour

but de susciter des eacutemotions chez lrsquoauditeur De ce point de vue lrsquoeacutetude concernant la nature des

eacutemotions proprement dites pourrait ecirctre consideacutereacutee comme secondaire mais cela ne signifie pas

qursquoelle perdre tout inteacuterecirct connaicirctre les eacutemotions peut en effet ecirctre aussi un point de deacutepart afin

de savoir comment eacutelaborer son laquo discours raquo Toute la troisiegraveme partie de la Rheacutetorique drsquoAristote

consiste preacuteciseacutement en une theacuteorie des passions destineacutee agrave fournir agrave lrsquoorateur une connaissance

indispensable preacutealable au travail drsquoeacutelaboration la theacuteorie des affects de lrsquoeacutepoque baroque comme

celle que propose Mattheson dans son Vollkommenne Capelmeister srsquoinscrit dans une deacutemarche

similaire

1 BUDD 1978 chap VI sect 14 2015 p 199-202

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

211

B11 Absence drsquoune theacuteorie unifieacutee des eacutemotions

Une hypotheacutetique theacuteorie des affects peut-elle ecirctre envisageable aujourdrsquohui La principale

difficulteacute qui se pose est qursquoil nrsquoexiste pas de doctrine unifieacutee concernant les pheacutenomegravenes affectifs

Le problegraveme se manifeste drsquoembleacutee agrave travers la difficulteacute ougrave nous trouvons quand il srsquoagit du

vocabulaire agrave employer Certains termes sont geacuteneacuteralement eacuteviteacutes comme laquo passion raquo qui a perdu

son statut de terme geacuteneacuterique deacutesignant le domaine des affects dans son ensemble il en va en effet

aujourdrsquohui diffeacuteremment

[Le terme de passion] deacutesigne soit des pheacutenomegravenes affectifs particuliegraverement intenses et

souvent dirigeacutes vers des personnes () soit peut-ecirctre les puissants deacutesirs lieacutes agrave leur satisfaction ou

frustration1

Quant au terme laquo sentiment raquo il peut deacutesigner tout agrave la fois un pheacutenomegravene cognitif ou une

disposition affective Le terme laquo eacutemotion raquo est deacutesormais celui qui est le plus souvent employeacute de

maniegravere geacuteneacuterale il peut ecirctre deacutefini comme laquo mouvement affectif raquo ou comme laquo reacuteaction affective

() agrave une situation reacuteelle ou imagineacutee raquo2

Cette situation demeure toutefois fragile chez P M S Hacker par exemple utiliseacute afin de

deacutesigner lrsquoensemble du domaine affectif le terme drsquoeacutemotion se restreint en tant que concept agrave une

cateacutegorie drsquoaffection Hacker distingue en effet trois sortes drsquoaffections (a) lrsquoagitation (eacutetat

temporaire qui nrsquoest pas motif drsquoaction) (b) lrsquoeacutemotion qui a un objet speacutecifique et est motif

drsquoaction (les eacutemotions se deacuteclinent en perturbations eacutemotionnelles et attitudes eacutemotionnelles) (c)

lrsquohumeur (mood) dispositionnelle ou occurrente et se manifestant dans un mode de comportement3

Le manque de preacutecision et surtout drsquoun usage commun concernant le vocabulaire des

affects nrsquoest pas une speacutecificiteacute contemporaine4 Cette difficulteacute reflegravete drsquoailleurs lrsquoimpossibiliteacute qui

semble reacutegner concernant une theacuteorie susceptible de recevoir un consensus sur la question laquelle

concerne autant lrsquoinvestigation philosophique que la recherche en psychologie

1 DEONNA TERRONI 2008 p 13-14 2 PACHERY 2006 p 244 3 HACKER 2004 p 7 4 Sans nous eacutetendre sur le sujet nous pouvons mentionner les reacutefeacuterences proposeacutees par Lalande dans son Vocabulaire technique et critique de la philosophie lrsquoincertitude concernant le statut du concept drsquoeacutemotion y transparaicirct selon qursquoil cite Theacuteodule Ribot (laquo Jrsquoentends par eacutemotion un choc brusque souvent violent intense avec augmentation ou arrecirct des mouvements la peur la colegravere le coup de foudre en amour etc En cela je me conforme agrave lrsquoeacutetymologie du mot eacutemotion qui signifie surtout mouvement raquo RIBOT Theacuteodule La logique des sentiments 1904 p 67) ou Paul Janet (laquo Nous appellerons eacutemotions les sensations consideacutereacutees du point de vue affectif crsquoest-agrave-dire comme plaisir et douleur et nous reacuteserverons le nom de sensation pour les pheacutenomegravenes de repreacutesentation raquo JANET Paul Traiteacute de philosophie) LALANDE Andreacute Vocabulaire technique et critique de la philosophie ()

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

212

il nrsquoexiste donc pas de veacuteritable theacuteorie des eacutemotions Par laquo veacuteritable theacuteorie de lrsquoeacutemotion raquo

jrsquoentends une theacuteorie de lrsquoorganisme humain ou des systegravemes biologiques en geacuteneacuteral au sein desquels

a lrsquoeacutemotion sa place propre parmi drsquoautres composantes comme le traitement de lrsquoinformation et

lrsquoadaptation1

Face agrave une telle situation il convient peut-ecirctre de srsquoen tenir agrave une conception minimaliste

des eacutemotions Crsquoest lrsquooption choisie par M Budd qui se preacuteoccupe avant tout de lrsquoeacutemotion

consideacutereacutee comme eacutepisode ou occurrence plutocirct que comme une disposition (comme une

tendance agrave subir lrsquoeacutemotion quand des penseacutees sont agrave lrsquoesprit) Les deacutefinitions les plus plausibles

concernant les eacutemotions suivent celles qui sont traceacutees par Aristote dans la Rheacutetorique ce qui conduit

Budd agrave deacutefendre lrsquoideacutee drsquoune eacutemotion deacutefinie comme eacutetant une penseacutee eacuteprouveacutee avec plaisir ou

peine un tel modegravele se montrera assez souple afin de caracteacuteriser les eacutemotions dans la plupart des

cas degraves lors que les eacutemotions constituent une classe heacuteteacuterogegravene On aboutit ainsi agrave lrsquoeacutenumeacuteration

de quelques traits comme le fait que les eacutemotions possegravedent une grandeur intensive mais non une

grandeur extensive qursquoelles peuvent avoir des opposeacutes peuvent ecirctre meacutelangeacutees peuvent ecirctre mal

dirigeacutees etc2

B12 Les diffeacuterentes perspectives

Toutefois malgreacute lrsquoabsence drsquoune theacuteorie commune concernant les eacutemotions la recherche

srsquoest consideacuterablement deacuteveloppeacutee Selon Armelle Nugier on peut distinguer quatre principales

perspectives darwinienne jamesienne cognitive et socio-constructiviste3 Chacune de ces pistes

peut ecirctre examineacutee sur le plan speacutecifique des eacutemotions musicales

Dans le courant issu des travaux de Darwin qui se caracteacuterise par lrsquoideacutee que les eacutemotions

sont universelles et adaptatives les travaux ont accumuleacute les preuves concernant lrsquoexistence

drsquoeacutemotions primaires (ainsi que de leur aspect adaptatif)4 On retrouve ici la tregraves ancienne ideacutee des

eacutemotions de base deacutefendue tant chez les Stoiumlciens qursquoau XVIIe siegravecle5 Paul Ekman reprend agrave son

compte cette conception parlant drsquoeacutemotions de base pour celles qui sont universellement partageacutees

(lrsquouniversaliteacute eacutetant mesureacutee agrave la reconnaissance des expressions du visage)6 Il propose une liste de

1 FRIJDA 1989 Citeacute par COPPIN SANDER 2010 2 BUDD 1978 chap I sect 10 2015 p 45-46 3 Voir NUGIER 2009 4 Ibid 5 Ces eacutemotions sont pour les Stoiumlciens au nombre de quatre (plaisir deacuteplaisir appeacutetit peur) Hobbes en distingue sept (appeacutetit deacutesir amour aversion haine joie chagrin) et Descartes six (admiration ndash entendue au sens de laquo surprise raquo ndash amour haine deacutesir joie tristesse) 6 DEONNA TERRONI 2008 p 26-27

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

213

six eacutemotions de base (surprise peur colegravere deacutegoucirct tristesse joie) qursquoil eacutetendra ulteacuterieurement agrave

une quinzaine1 Dans la perspective darwinienne les eacutemotions jouent une fonction adaptative par

le signal qursquoelles eacutemettent agrave lrsquoorganisme (la colegravere par exemple se distinguant de la joie laquo au niveau

de lrsquoexpression faciale de lrsquointonation et drsquoautres manifestations physiologiques)2 On remarquera

aussi que la fonction communicative des eacutemotions est susceptible de geacuteneacuterer des reacuteponses

eacutemotionnelles qui diffegraverent de celles qui sont exprimeacutees

Par exemple il a pu ecirctre mis en eacutevidence que la communication drsquoune eacutemotion permet agrave celui

qui la ressent de faire comprendre agrave lrsquoautre la faccedilon dont il a perccedilu la situation et drsquoinduire chez lui une

eacutemotion (dite compleacutementaire) qui a pour but de modifier son comportement () Crsquoest exactement ce

qursquoil se passe lorsque des parents teacutemoins de la violation drsquoun interdit par leur enfant en exprimant de

la tristesse ou de la deacuteception suscitent en lui de la culpabiliteacute ou de la honte qui le conduiront agrave ne pas

reacuteiteacuterer la transgression et agrave eacuteviter de se retrouver dans des situations similaires3

Dans la perspective issue des travaux de William James et de Carl Lange lrsquoexpeacuterience drsquoune

eacutemotion est avant tout celle des changements corporels ou physiologiques lrsquoaccompagnant crsquoest

parce que nous percevons certains changements corporels peacuteripheacuteriques que nous eacuteprouvons une

eacutemotion (la peur lorsque nous nous trouvons soudain face agrave un ours pour reprendre un exemple

utiliseacute par James)

Un des inteacuterecircts de lrsquoapproche jamesienne tient agrave sa capaciteacute agrave remettre en cause la fausse

eacutevidence avec laquelle nous identifions comme une seule eacutemotion comme eacutetat subjectif identique

des combinaisons physiologiques simplement semblables

Le corps est agrave consideacuterer comme un instrument de musique dont les sons qui en eacutemanent (les

sentiments subjectifs) seraient le produit des diffeacuterents accords joueacutes par les cordes (combinaisons

drsquoactivations diffeacuterentes des organes du corps) Les accords possibles sont infinis mais certains peuvent

nous paraicirctre pourtant similaires (mecircme note mais de gamme diffeacuterente par exemple) De la mecircme

maniegravere il y aurait au niveau corporel des eacutetats relativement semblables les uns aux autres que nous

aurions tendance agrave cateacutegoriser sous la mecircme eacutetiquette4

Le choix de la meacutetaphore musicale interpelle nous sommes en effet ici agrave lrsquoopposeacute de la

conception de Schopenhauer (et des Ideacutees platoniciennes) srsquoil nrsquoexiste pas laquo la raquo peur ou laquo la raquo joie

il nrsquoy a aucun sens agrave dire que le musique pourrait ecirctre la repreacutesentation de leur essence En revanche

1 DEONNA TERRONI 2008 p 29 2 NUGIER 2009 3 Ibid 4 Op cit p 9

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

214

la subtiliteacute (rythmique meacutelodique harmonique ou concernant le timbre) drsquoun message musical peut

effectivement ecirctre compareacutee agrave celle drsquoun pheacutenomegravene affectif degraves lors quelle que soit la maniegravere

dont on interpreacuteterait les eacutemotions du point de vue purement eacutepisteacutemique se trouverait conforteacutee

lrsquoideacutee que la musique est agrave mecircme de restituer les innombrables variations de la vie affective De

mecircme que la conception deacutefendue par Scheibe selon laquelle drsquoinnombrables figures de rheacutetorique

musicale correspondent agrave drsquoinnombrables passions

La perspective cognitive qui laquo peut ecirctre consideacutereacutee comme la plus dominante des theacuteories

sur les eacutemotions raquo1 fait valoir qursquoun mecircme eacuteveacutenement peut susciter des eacutemotions diffeacuterentes selon

les individus voire chez le mecircme individu mais agrave diffeacuterents moments Une telle appreacuteciation de la

vie affective utilisant notamment le concept drsquoappraisal2 contribue sans doute largement agrave rendre

caduque ou pour le moins agrave repenser agrave nouveaux frais le principe drsquoaffects autonomes et

mobilisables agrave volonteacute principe commun agrave lrsquoAffectenlehre de la musica poetica et aux theacuteories

expressivistes du genre de celle deacutefendue par Cooke En effet puisque la signification eacutemotionnelle

drsquoune situation donneacutee varie en fonction des individus et des situations il devient difficile

drsquoenvisager que la musique puisse par ses seules ressources eacuteveiller un affect deacutetermineacute

Agrave certains eacutegards une perspective dite socio-constructiviste prolonge une telle conception

en insistant cette fois sur lrsquoinfluence sociale et culturelle pesant sur les eacutemotions ces derniegraveres

devenant des laquo scripts raquo reacutegis par des normes socio-culturelles On peut alors ecirctre inviteacute agrave interroger

le cas de la rheacutetorique musicale allemande du monde lutheacuterien une telle conception pourrait ecirctre

de nature agrave accorder un certain creacutedit agrave lrsquohypothegravese selon laquelle cet auditoire bien particulier du

XVIIe siegravecle pouvait effectivement ecirctre toucheacute et de la maniegravere voulue par les meacutelopoegravetes qui

suivaient les preacuteceptes de Thuringus ou Bernhard

Selon Deonna et Teroni le modegravele le plus apte agrave rendre compte de la nature des eacutemotions

qursquoils nomment theacuteorie dynamique des affects doit permettre de concilier lrsquoapport jamsien

concernant le rocircle central du corps et une intentionaliteacutes axiologique (et donc une composante

cognitive) agrave la premiegravere personne Ce modegravele ne passe pas par lrsquoideacutee drsquoune quelconque perception

de valeur3 laquo pour la simple raison qursquoil nrsquoexiste pas drsquoorgane de lrsquoeacutemotion apte agrave jouer le mecircme rocircle

que lrsquoœil ou lrsquooreille raquo4 La solution consisterait plutocirct agrave recourir aux sensations corporelles et de les

1 NUGIER 2009 p 10 2 Ou en drsquoautres termes de lrsquoeacutevaluation cognitive la reacuteaction eacutemotionnelle est conditionneacutee par les interpreacutetations et les repreacutesentations cognitives de la signification de lrsquoeacuteveacutenement pour lrsquoindividu NUGIER 2009 p 13 3 laquo Avoir peur crsquoest percevoir un danger ecirctre triste percevoir une perte de la mecircme maniegravere qursquoavoir une expeacuterience visuelle speacutecifique crsquoest percevoir par exemple une voiture raquo DEONNA TERRONI 2008 p 63 4 DEONNA TERRONI 2008 p 65

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

215

faire fonctionner comme des expeacuteriences de valeur agrave lrsquoexemple de la deacutetection par le sens du

toucher drsquoune surface racircpeuse (la sensibiliteacute affective et la sensibiliteacute tactile offrent en effet de

grandes similitudes) on peut alors parler drsquoun caractegravere dynamique de la perception Drsquoapregraves les

auteurs un tel modegravele serait en mesure de deacutefendre une theacuteorie unifieacutee des eacutemotions

En deacutepit du manque drsquouniteacute qui caracteacuterise une hypotheacutetique theacuteorie des eacutemotions le

deacuteveloppement des recherches a largement encourageacute lrsquoexploration de pistes concernant la relation

entre musique et eacutemotions En ce domaine des avanceacutees peuvent ecirctre soit le fruit du travail des

psychologues soit celui drsquoune theacuteorisation issue de la musicologie On peut notamment remarquer

lrsquoexistence drsquoune psychologie expeacuterimentale concernant la musique ainsi que celle drsquoune tentative

visant agrave concilier certains acquis scientifiques et la theacuteorie musicale

B2 PSYCHOLOGIE EXPEacuteRIMENTALE ET MUSIQUE

Si la musique est consideacutereacutee comme le langage des eacutemotions dans un sens comparable agrave

celui deacutefendu par lrsquoapproche romantique du deacutebut du XIXe siegravecle ndash agrave savoir que la musique

donnerait accegraves agrave lrsquoessence des choses laquelle serait ineffable inexprimable ndash si en drsquoautres

termes la musique est la voix royale de lrsquoaccegraves agrave lrsquointimiteacute ou agrave lrsquointeacuterioriteacute de lrsquoacircme humaine agrave

quoi peut nous renvoyer lrsquoideacutee mecircme de proceacuteder agrave des laquo expeacuterimentations raquo concernant les liens

entre musique et eacutemotions Un tel projet ne risque-t-il pas de nous conduire agrave deux options tout

aussi deacuteplorables lrsquoune que lrsquoautre Soit il eacutechouera agrave nous apporter quelque explication que ce

soit ndash ce qui devrait ecirctre le cas si la musique exprime ce qui est inaccessible drsquoune autre maniegravere

et dans ce cas la deacutemarche expeacuterimentale sera sans inteacuterecirct Soit elle rendra compte de tout ou

partie de ce que sont les eacutemotions musicales mais dans ce cas nrsquoaura-t-elle pas ruineacute la croyance

agrave laquelle nous faisons reacutefeacuterence Si nous adheacuterons agrave une telle croyance il est donc vraisemblable

que nous porterons un jugement neacutegatif sur lrsquoideacutee drsquoexpeacuterimentation

La conception romantique de la musique assimileacutee agrave un langage des eacutemotions fait

geacuteneacuteralement comme srsquoil eacutetait entendu que la nature du lien existant entre le corps et lrsquoesprit eacutetait

une question reacutesolue (elle se reacutefegravere en effet expresseacutement ou non agrave la conception carteacutesienne de

la seacuteparation entre deux substances irreacuteductibles lrsquoune agrave lrsquoautre res extensa et res cogitans ndash la matiegravere

et lrsquoesprit)1 Agrave sa deacutecharge toutefois nous devons ajouter que lrsquoapproche mateacuterialiste souvent

1 Le dualisme carteacutesien a eacuteteacute mis en cause aussi bien en neurologie (voir DAMASIO 2001) qursquoen philosophie de lrsquoesprit (RYLE 2005) On notera toutefois que la critique formuleacutee par Damasio repose sur une lecture (pour ne pas dire une absence de lecture) des textes de Descartes notamment du traiteacute des Passions de lrsquoacircme Ce qui fait dire agrave Denis Kambouchner que Damasio srsquoest surtout meacutepris

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

216

preacutepondeacuterante en science ndash celle plus preacuteciseacutement que lrsquoon deacutesigne par laquo physicalisme raquo ndash nrsquoest

pas neacutecessairement plus vertueuse sur ce point Or il faut rappeler que ce que lrsquoon nomme le

laquo problegraveme corps-esprit raquo nrsquoest pas un problegraveme reacutesolu agrave ce jour et qursquoil nrsquoest pas assureacute qursquoil le

soit jamais En drsquoautres termes il srsquoagit lagrave drsquoune eacutenigme drsquoune aporie crsquoest-agrave-dire typiquement drsquoun

problegraveme de philosophie Ce nrsquoest donc pas parce que la conception romantique se montre limiteacutee

que la conception mateacuterialiste srsquoen trouvera automatiquement justifieacutee

Pour autant la question des eacutemotions musicales appelle depuis longtemps une curiositeacute

leacutegitime En outre le caractegravere philosophique de cette question non seulement ne retire rien agrave

lrsquointeacuterecirct que peut preacutesenter une recherche dans le domaine de la science expeacuterimentale mais permet

mecircme de nourrir cette recherche (la critique philosophique de la recherche psychologique

concernant les eacutemotions et la musique peut donc demeurer une critique constructive)

B21 Les expeacuterimentations en psychologie de la musique

Voyons tout drsquoabord ce qursquoil en est des reacutesultats que lrsquoon peut tirer drsquoexpeacuteriences reacutealiseacutees

dans le domaine de la psychologie neurocognitive1 (nous proceacutederons dans un deuxiegraveme temps agrave

lrsquoexamen des critiques ou objections qui peuvent ecirctre faites) Je mrsquoappuierai ici pour lrsquoessentiel sur

un article drsquoEmmanuel Bigand paru dans la revue Pour la science sous le titre laquo Les Eacutemotions

musicales raquo et sur lrsquoouvrage collectif intituleacute Musique Langage Eacutemotion ndash Approches neuro-cognitives2

Tout drsquoabord les expeacuteriences qui sont reacutealiseacutees3 permettent de mettre en eacutevidence des

correacutelats objectifs pour certains eacuteveacutenements veacutecus de maniegravere subjective les reacuteseaux neuronaux

eacutemotionnels par exemple sont impliqueacutes lors de lrsquoeacutecoute de la musique4 La recherche de la

signature eacutelectro-physiologique des laquo frissons dans le dos5 raquo montre que laquo la musique ne provoque

laquo dans sa preacutesentation de la penseacutee carteacutesienne comme rejetant les eacutemotions agrave la peacuteripheacuterie de la vie psychique ou mentale raquo KAMBOUCHNER 2009 p 86 1 Si la psychologie de la musique entendue au sens le plus large nrsquoeacutetait guegravere aiseacutee agrave distinguer initialement de la philosophie de la musique elle a suivi le cheminement de la psychologie entendue au sens drsquoune science qui srsquoest autonomiseacutee au XIXe siegravecle Nous pouvons signaler deux jalons en ce qui concerne le XXe siegravecle La Perception de la musique de R Francegraves (1958) et LrsquoEsprit musicien drsquoA Sloboda (1988) ce dernier eacutetant un repreacutesentant actuel important dans le domaine de la neuropsychologie de la musique 2 BIGAND 2008 Voir aussi KOLINSKY MORAIS PERETZ 2010 (notamment les articles de GREWE KOPIEZ ALTENMUumlLLER et de SAMSON DELLACHERIE) 3 Les meacutethodes employeacutees ici peuvent consister agrave la fois dans lrsquousage de techniques comme lrsquoIRMf (imagerie par reacutesonance magneacutetique fonctionnelle) et dans le recours agrave des questions poseacutes agrave des auditeurs 4 laquo la musique active les mecircmes reacutegions ceacutereacutebrales que les stimulus ayant une forte implication biologique tels que nourriture stimulations sexuelles voire certaines drogues raquo BIGAND 2008 p 135 5 Effectueacutee par Eckart Altenmuller de lrsquoInstitut de musique de Hanovre

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

217

pas simplement des sentiments abstraits mais qursquoelle deacuteclenche des changements de lrsquoactiviteacute

ceacutereacutebrale1 Il y aurait aussi une diffeacuterence dans lrsquoactiviteacute des deux heacutemisphegraveres ceacutereacutebraux

lrsquoheacutemisphegravere gauche semble plus actif lors de lrsquoeacutecoute de musique gaie et lrsquoheacutemisphegravere droit

lors de lrsquoeacutecoute de la musique triste2

Partant de ce type de constatations les psychologues tirent des conclusions concernant les

ideacutees a priori que lrsquoon peut avoir sur les eacutemotions musicales ou en drsquoautres termes concernant la

psychologie ordinaire Certaines de ces conclusions sont pourrait-on dire assez preacutevisibles au sens

ougrave elles semblent confirmer nos ideacutees courantes sur la question Par exemple la stabiliteacute qui

semblerait aveacutereacutee des reacuteponses eacutemotionnelles les diverses reacuteponses eacutemotionnelles agrave des passages

musicaux expressifs de la gaieteacute de la colegravere de la peur ou de la tristesse sont reproductibles entre

les auditeurs3 Un autre exemple se rencontre dans le fait qursquoexistent des laquo universaux raquo expressifs

Ainsi certains changements dans la musique agissent sur les eacutemotions quelle que soit la culture

les changements de mode et de tempo ont des effets systeacutematiques sur la valence eacutemotionnelle

des morceaux un morceau semble plus gai lorsque son tempo augmente4

Drsquoautres conclusions nous apparaicirctrons moins bien proches de ce que nous laissent parfois

croire nos preacutejugeacutes voire les infirmeront dans tous les cas elles apporteront alors des

informations drsquoun grand inteacuterecirct Ainsi lrsquoexpeacuterimentation met-elle en eacutevidence une interaction

aveacutereacutee entre les scheacutemas cognitifs les affects et le corps lrsquoeacutemotion ressentie active des scheacutemas

moteurs (des mouvements meacutemoriseacutes) qui agissent eux-mecircmes sur la perception de la musique

eacutecouteacutee5 par conseacutequent laquo les eacutemotions musicales ne sont pas purement intellectuelles raquo

Dans une expeacuterience meneacutee en 2005 au sein de lrsquoIRCAM des extraits musicaux ont eacuteteacute

diffuseacutes agrave des auditeurs qui devaient dire srsquoils les trouvaient gais tristes sereins ou inquieacutetants

lrsquoanalyse des reacutesultats a eacuteteacute eacutetablie agrave partir de trois paramegravetres principaux6 laquo lrsquoeacutenergie raquo (ou

intensiteacute) des eacutemotions la valence eacutemotionnelle (ou heacutedonique plaisir ou deacuteplaisir) lrsquoeacutemotion

corporelle (son caractegravere dynamique) Or les eacutemotions prennent place sur le diagramme indiquant

les reacutesultats en fonction de ces divers paramegravetres et laissent apparaicirctre ainsi un tregraves grand nombre

(laquo quasi infini raquo) drsquoeacutemotions laquo subtilement diffeacuterentes raquo Certes nous pouvions nous en douter mais

1 BIGAND 2008 p 135 2 Op cit p 137 3 Op cit p134 4 Ibid p 137 SAMSON et DELLACHEIRE op cit p 76 5 BIGAND 2008 p 136-137 6 GREWE KOPIEZ et ALTENMUumlLLER op cit p 49

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

218

lrsquoexpeacuterience confirmerait ici que le recours agrave quelques eacutemotions dites laquo de base raquo ne permet

nullement de rendre compte de la multipliciteacute des eacutemotions musicales1 La meacutetaphore musicale

employeacutee agrave propos de la perspective jamesienne des eacutemotions (et des innombrables combinaisons

de sensations corporelles) se trouverait en revanche plutocirct conforteacutee

Enfin concernant la rapiditeacute du deacuteroulement des processus eacutemotionnels les eacutetudes tendent

agrave reacuteveacuteler une situation contraire agrave celle qui nous semble geacuteneacuteralement eacutevidente Ces processus en

effet ne sont pas plus lents que dans le cas des eacutemotions de la vie quotidienne puisqursquoune demi-

seconde suffit (dans lrsquoexpeacuterience effectueacutee) agrave lrsquoauditeur agrave identifier le caractegravere expressif drsquoune

eacutemotion pour une piegravece musicale donneacutee

Les exemples que nous venons de mentionner indiquent clairement que lrsquoexpeacuterimentation

en psychologie neurocognitive portant sur les eacutemotions musicales permet drsquoeacutetablir un certain

nombre de faits certains eacutetant preacutevisibles drsquoautres moins Ajoutons qursquoici la validiteacute des

expeacuteriences meneacutees ndash et plus preacuteciseacutement des protocoles drsquoexpeacuterimentation ndash nrsquoest nullement mise

en doute2 Toutefois cette validiteacute nrsquoest assureacutee que si nous acceptons le cadre theacuteorique sous-

jacent aux dites expeacuteriences Mais devons-nous accepter ce cadre theacuteorique Crsquoest lagrave que la

question drsquoune critique philosophique srsquointerpose

B22 Critique philosophique de la psychologie de la musique

Une telle critique ne vaut toutefois que si elle ne se trompe pas de cible En effet le but de

la neuropsychologie eacutetant essentiellement de nature theacuterapeutique il nrsquoest pas anormal que son

questionnement diffegravere de celui de la philosophie et ce serait par conseacutequent lui faire un mauvais

procegraves drsquointention que de lui reprocher de ne pas mettre au centre de ses preacuteoccupations ce qui de

toute faccedilon nrsquoest pas lrsquoobjet de ses recherches Pour autant la reacuteflexion propre agrave la philosophie de

la musique orienteacutee plus speacutecifiquement sur les aspects estheacutetiques et ontologiques de la question

apporte un eacuteclairage diffeacuterent qui agrave ce titre peut ecirctre utile agrave la psychologie En outre il nous semble

utile de rappeler que cet aspect de la philosophie contemporaine est bien vivace et qursquoil doit en

quelque sorte faire valoir ses droits face aux autres disciplines

Ces preacutecisions poseacutees le constat geacuteneacuteral pourrait se formuler ainsi en certaines

circonstances les expeacuteriences concernant les eacutemotions musicales considegraverent preacutealablement

comme acquis un certain nombre de points qui ne le sont pas aussi les conclusions tireacutees de ces

1 BIGAND 2008 p 136 2 Ce dont de toute maniegravere nous ne serions pas ici agrave mecircme de juger

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

219

expeacuteriences ne sont pas toujours aussi eacutevidentes ni acceptables qursquoelles pourraient paraicirctre

Toutefois il ne srsquoagit pas de verser dans une forme drsquoantipsychologisme (tel qursquoil se preacutesente parfois

dans la penseacutee franccedilaise)1 notre critique nrsquoest nullement une hostiliteacute de principe envers la

psychologie expeacuterimentale elle se veut constructive drsquoailleurs il apparait que les objections de

nature philosophique qui peuvent ecirctre formuleacutees sont parfois prises en compte par les

psychologues eux-mecircmes

Lrsquointerrogation philosophique concernant les eacutemotions musicales srsquoest longtemps exprimeacutee

dans le seul cadre de la theacuteorie ou de la critique musicale par exemple agrave travers les observations de

Mattheson puis celle de Hanslick ou Schopenhauer ceci jusqursquoau XXe siegravecle En revanche depuis

quelques deacutecennies un travail drsquoanalyse et de construction theacuteorique srsquoest deacuteveloppeacute notamment

au sein de la philosophie analytique avec les travaux de Peter Kivy Aaron Ridley Roger Scruton

ou Stephen Davies On trouve eacutegalement un aperccedilu de ce renouvellement dans lrsquoouvrage de

Malcolm Budd deacutejagrave mentionneacute (essentiellement sous forme drsquoun bilan tregraves deacutetailleacute des principales

theacuteories philosophiques ayant cours sur la question) ou dans un article de Jerrold Levinson intituleacute

laquo Musique et eacutemotions neacutegatives raquo2

Certaines observations preacutesentes dans ces textes sont eacutegalement prises en compte dans le

cadre de la psychologie expeacuterimentale Ainsi une premiegravere erreur qui pourrait affaiblir la valeur des

eacutetudes effectueacutees consisterait agrave consideacuterer que les eacutemotions musicales sont de mecircme nature que les

eacutemotions de la vie quotidienne alors que comme le note Levinson elles laquo diffegraverent de maniegravere

cruciale et eacutevidente3 raquo La tristesse eacuteprouveacutee en eacutecoutant de la musique nrsquoexige en elle-mecircme aucune

reacuteaction observation que complegravete celle de Bigand laquo la survie drsquoun individu ne deacutepend pas de sa

sensibiliteacute agrave la musique4 raquo De mecircme lrsquoapproche en neuropsychologie est compatible avec un quasi

consensus en philosophie de lrsquoesprit qui associe lrsquoexistence dans toute eacutemotion drsquoune composante

affective et drsquoune composante cognitive

Cependant le cadre theacuteorique visant agrave rendre compte de la nature des eacutemotions en geacuteneacuteral

fait ndash comme nous lrsquoavons plus haut ndash lrsquoobjet drsquoun deacutebat complexe qui est loin drsquoecirctre clos et le

positionnement de la psychologie neurocognitive nrsquoest pas toujours tregraves clair sur ce point par

exemple est-il de type behavioriste Y a-t-il une adheacutesion complegravete ou partielle au physicalisme

1 Et non pas en un sens plus traditionnel employeacute par Popper ou Frege 2 BUDD 1978 LEVINSON 1997 p 77-113 3 LEVINSON 1997 p 98 4 BIGAND 2008 p 133

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

220

(crsquoest-agrave-dire agrave un reacuteductionnisme mateacuterialiste ramenant dans le contexte plus geacuteneacuteral du problegraveme

corpsesprit tous les eacuteveacutenements mentaux ndash y compris les eacutemotions ndash agrave une explication

physiologique) Face aux embuches que preacutesente cette question concernant la nature des

eacutemotions on peut opter non pour une deacutefinition geacuteneacuterale mais plutocirct pour un modegravele valable

dans la plupart des cas (lrsquoeacutemotion comme penseacutee accompagneacutee de plaisir ou de peine ndash pour

reprendre la conception proposeacutee par Aristote) permettant de se dispenser drsquoavoir recours aux

ceacutelegravebres laquo eacutemotions de base raquo dont le nombre et lrsquoidentiteacute srsquoavegraverent toujours fluctuants1

B23 Erreur de la musique consideacutereacutee comme un stimulus

Toutefois agrave la lecture des textes philosophiques nous deacutecouvrons un problegraveme sans doute

plus grave et qui ne semble pas avoir eacuteteacute pris en compte dans le cadre des recherches

expeacuterimentales Ce problegraveme renvoie agrave cette laquo vieille raquo erreur signaleacutee par Hanslick qui fut

caracteacuteristique de la conception de la musique au cours des XVIIe et XVIII

e siegravecles celle que

preacuteciseacutement lrsquoon nomme parfois laquo theacuteorie des affects raquo une erreur dont cette conception ne srsquoest

jamais remise

Crsquoest dans le cadre de cette approche en effet et notamment dans la perspective drsquoeacutetablir

la rheacutetorique musicale que les theacuteoriciens de lrsquoAllemagne baroque avaient dresseacute les diverses figures

(rythmiques meacutelodiques harmoniques) supposeacutees eacuteveiller telle ou telle eacutemotion Or lrsquoerreur

fondamentale dont nous parlons ici procegravede de la conception qui avait cours alors sur les eacutemotions

lrsquoideacutee que ces derniegraveres eacutetaient des entiteacutes individuelles et autonomes dans un tel arriegravere-plan

laquo theacuteorique raquo on concevait alors la musique selon la conception expressiviste crsquoest-agrave-dire comme

une sorte de veacutehicule susceptible de transmettre telle ou telle eacutemotion telle ou telle succession

drsquoeacutemotions Crsquoest cette conception (que certains ont eacutegalement pu nommer laquo modegravele de la

casserole2 raquo) dont la pertinence a eacuteteacute battue en bregraveche degraves le XIXe siegravecle par Hanslick reacutesumant sa

penseacutee sur cette question en indiquant que laquo le champagne musical nait avec la bouteille raquo

Lrsquoouvrage de M Budd revient longuement et de diverses maniegraveres sur cette erreur Tout

drsquoabord agrave travers un chapitre consacreacute agrave Hanslick Puis en eacutelargissant la focale sur lrsquoerreur telle que

nous lrsquoavons mentionneacutee de maniegravere plus geacuteneacuterale en effet il est trompeur de consideacuterer dans

lrsquoexpeacuterience eacutemotionnelle que nous faisons de la musique qursquoil existe drsquoune part lrsquoexpeacuterience de la

1 Pour les Stoiumlciens plaisir deacuteplaisir appeacutetit peur pour Hobbes appeacutetit deacutesir amour aversion haine joie chagrin pour Descartes admiration-surprise amour haine deacutesir joie tristesse pour Ekman surprise peur colegravere deacutegoucirct tristesse joie (Voir DEONNA TERRONI 2008 p 28-29) 2 Voir BOUCOURECHLIEV 1993 p 11

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

221

musique elle-mecircme et drsquoautre part celle drsquoeacutemotions que lrsquoon eacuteprouve et de ceacuteder ainsi agrave laquo lrsquoheacutereacutesie

de lrsquoexpeacuterience seacuteparable raquo1

Cette remarque est directement lieacutee agrave une autre critique heacuteriteacutee du formalisme hanslickien

puis prolongeacutee par Wittgenstein ou S Langer2 la musique ne saurait ecirctre consideacutereacutee comme un

simple stimulus sa valeur doit aussi ndash et surtout ndash ecirctre jugeacutee pour ce qursquoelle est elle-mecircme

Wittgenstein fait en effet la remarque suivante

On a parfois dit que ce que la musique nous transmet ce sont des sentiments drsquoalleacutegresse de

meacutelancolie de triomphe etc etc et ce qui nous reacutepugne dans cette explication crsquoest qursquoelle semble

dire que la musique est un instrument qui vise agrave produire en nous une succession de sentiments Et on

pourrait en conclure que nrsquoimporte quel autre moyen de produire de tels sentiments ferait pour nous

lrsquoaffaire agrave la place de la musique ndash Agrave une telle explication nous sommes tenteacutes de reacutepondre laquo Ce que la

musique nous transmet crsquoest elle-mecircme raquo3

Les theacuteories expressivistes de maniegravere geacuteneacuterale (et non seulement celles associant

lrsquoexpression et la transmission de lrsquoeacutemotion) sont typiquement susceptibles de tomber sous le coup

de lrsquoheacutereacutesie de lrsquoexpeacuterience seacuteparable Agrave bien des eacutegards de mecircme elles ramegravenent les eacuteveacutenements

musicaux agrave de simples stimuli Or dans le cadre de lrsquoexpeacuterimentation en psychologie musicale les

piegraveces de musiques sont consideacutereacutees et employeacutees tregraves preacuteciseacutement en tant que stimuli La question

qui doit ecirctre poseacutee alors est la suivante lrsquoexpeacuterimentation en psychologie musicale telle qursquoelle

nous est preacutesenteacutee nrsquoadhegravere-t-elle pas de fait agrave un modegravele de theacuteorie expressiviste Si ce nrsquoest pas

le cas en quoi srsquoen diffeacuterencie-t-elle Si crsquoest bien le cas comment reacutepondra-t-elle agrave la critique

formuleacutee par Budd

B24 Musique et eacutemotions neacutegatives

Mentionnons enfin un point qui srsquoil ne fait pas lrsquoobjet drsquoune objection directe de la part de

lrsquoexamen philosophique ndash comme il en va preacuteceacutedemment ndash pourrait srsquoaveacuterer nous semble-t-il le

plus gecircnant pour la pertinence de certains travaux expeacuterimentaux Nous avons fait eacutetat

preacuteceacutedemment drsquoune eacutetude effectueacutee avec lrsquoIRCAM et qui analysait les reacuteactions eacutemotionnelles

selon trois paramegravetres Or Bigand ajoute au sujet de la valence eacutemotionnelle (un des trois

paramegravetres) la preacutecision suivante

1 BUDD 1978 Chap VII sect5 Voir plus haut la section A22 laquo La musique comme langage des affect raquo Voir aussi LEVINSON 1997 p 92 2 LANGER 1951 La position de Langer srsquooppose agrave celle deacutefendue par Deryck Cooke dans The Langage of Music (London 1959) 3 WITTGENSTEIN 1996 p 273 Dans le mecircme ordre drsquoideacutee Wittgenstein note laquo Si je trouve un menuet admirable je ne peux pas dire Prenez-en un autre Il fait le mecircme effet Qursquoentendez-vous par lagrave Ce nrsquoest pas le mecircme raquo WITTGENSTEIN 1992 p 75

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

222

Cet axe ne retrace pas le caractegravere agreacuteable ndash lrsquoagreacuteabiliteacute ndash geacuteneacuteralement rapporteacute dans les

eacutetudes sur les eacutemotions En effet lrsquoune des speacutecificiteacutes de la musique est de pouvoir ecirctre jugeacutee plaisante

mecircme si lrsquoeacutemotion induite est triste crsquoest-agrave-dire mecircme si elle a une valence neacutegative1

Nous nrsquoavons pas lieu de juger de la valeur des raisons ayant conduit agrave un tel choix (elles

peuvent tregraves bien se justifier drsquoun point de vue meacutethodologique) en outre nous pouvons noter

que lrsquoauteur a bien pris acte drsquoun trait essentiel de la musique celui concernant les eacutemotions

neacutegatives En revanche la question se pose de savoir si une telle omission quand bien mecircme elle

serait assumeacutee nrsquoaurait pas des conseacutequences neacutefastes quant agrave lrsquointerpreacutetation que lrsquoon pourrait

donner des reacutesultats obtenus

Cette question des eacutemotions neacutegatives en musique et plus geacuteneacuteralement dans le domaine

artistique a eacuteteacute abordeacutee depuis longtemps Elle est deacutejagrave preacutesente chez Aristote (avec la question de

la trageacutedie et de la catharsis) elle se manifeste aussi par exemple dans lrsquoestheacutetique du Sublime qui

srsquoest deacuteveloppeacutee au XVIIIe siegravecle Le paradoxe drsquoun plaisir eacuteprouveacute agrave lrsquoeacutecoute drsquoune musique eacuteveillant

des eacutemotions deacuteplaisantes a eacuteteacute speacutecifiquement traiteacute par Levinson qui au terme de son article

eacutenumegravere huit laquo reacutecompenses raquo susceptibles drsquoen rendre compte2 Au nombre de ces derniegraveres

figurent par exemple (a) la capaciteacute pour lrsquoauditeur de deacuteguster de savourer en connaisseur des

eacutemotions deacutetacheacutees de leur contexte et consideacutereacutees en elles-mecircmes (b) la compreacutehension de telles

eacutemotions (disposer drsquoune connaissance par le biais de lrsquointrospection) (c) une communion

imaginaire avec le compositeur de lrsquoœuvre (d) la possibiliteacute drsquoappreacutehender lrsquoexpression des

eacutemotions En consideacuterant ces exemples nous remarquons qursquoils pourraient donner lieu agrave chaque

fois agrave des seacuteries drsquoexpeacuterimentations diffeacuterentes Drsquoun autre cocircteacute on peut se demander si ce ne serait

pas une seule et mecircme approche de lrsquoeacutemotion musicale qui est adopteacutee dans les expeacuteriences

reacutealiseacutees agrave savoir celle de lrsquoappreacutehension de lrsquoexpression de lrsquoeacutemotion Or manifestement cela ne

saurait constituer qursquoune facette du problegraveme traiteacute3

Pour conclure sur la question de la psychologie de la musique rappelons que nous ne visons

nullement une critique de principe envers la psychologie expeacuterimentale en musique (et plus

1 BIGAND 2008 p 136 2 LEVINSON 1997 p 99-106 3 De mecircme Levinson mentionne quelles conditions sont neacutecessaires agrave une forte reacuteponse eacutemotionnelle lrsquoappartenance du passage musical agrave un style familier de lrsquoauditeur une attention focaliseacutee sur la musique le fait de srsquoautoriser agrave ecirctre eacutemu (op cit pp 93-95) Certes certaines conditions posent des difficulteacutes (comment par exemple savoir si le sujet de lrsquoexpeacuterience laquo srsquoautorise raquo ou non agrave ecirctre eacutemu ) Pour autant il est clair que ce genre drsquoobservation ne saurait ecirctre tenu pour neacutegligeable pour les expeacuteriences en psychologie de la musique afin de pouvoir tirer des conclusions suffisamment solides sur la question Preacutecisons cependant que certaines expeacuteriences partagent certaines des affirmations faites par Levinson ainsi par exemple Grewe Kopiez et Altenmuumlller deacutecrive le deacuteroulement drsquoune expeacuterience meneacutee en preacutecisant laquo Nous avons essayeacute de garantir que les participants se concentrent sur la musique leurs propres sentiments et la tacircche drsquoobservation raquo (GREWE KOPIEZ ALTENMUumlLLER 2010 p55)

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

223

preacuteciseacutement envers lrsquoapproche neurocognitive) mais souhaitons faire eacutetat de certains manques qui

semblent gecircnants dans le cadre theacuteorique ou philosophique de lrsquoexpeacuterimentation Ces manques

nrsquoinvalident pas les conclusions preacutesenteacutees en ce qui concerne les preacuteoccupations propres agrave la

neuropsychologie (la viseacutee de cette discipline ne concernant pas initialement une interrogation de

type ontologique sur les eacutemotions musicales mais bien souvent des applications pratiques ndash

notamment meacutedicales)1 Pour autant il nous semble que les remarques de caractegravere philosophique

que nous avons indiqueacutees devraient ecirctre prises en compte dans lrsquointeacuterecirct mecircme de futures eacutetudes

expeacuterimentales

B3 LA MUSIQUE ET LA THEacuteORIE DE LrsquoINFORMATION

Lrsquoeacutetablissement drsquoun pont entre psychologie et musique peut srsquoeffectuer agrave partir de

protocoles scientifiques mais les lacunes conceptuelles que reacutevegravele parfois la psychologie

expeacuterimentale invite agrave envisager aussi ce que peut ecirctre une meacutethode en quelque sorte inverse celle

consistant agrave partir de la theacuteorie musicale et agrave chercher agrave quels modegraveles psychologique ou

physiologiques pourraient reacutepondre les pheacutenomegravenes musicaux tels que la theacuteorie les preacutesente

(reacutesolution drsquoune dissonance notes fonctionnelles etc)

Crsquoest agrave une deacutemarche de ce genre que lrsquoon peut identifier lrsquoœuvre de Leonard B Meyer2

qui a voulu examiner en deacutetail comment certaines expeacuteriences affectives pouvaient ecirctre provoqueacutees

par la musique Comme nous lrsquoavons vu plus haut la possibiliteacute drsquoune communication musicale est

conditionneacutee selon Budd par un impeacuteratif eacuteviter lrsquoheacutereacutesie de lrsquoexpeacuterience seacuteparable Cette

communication suppose eacutegalement qursquoil y ait compreacutehension musicale partageacutee par le compositeur

et par lrsquoauditeur

Selon Meyer il existe deux sortes de signification musicale absolue (intra-musicale) ou

reacutefeacuterentielle laquelle concerne la relation de lrsquoœuvre musicale avec des pheacutenomegravenes extra-

musicaux Meyer entend concilier deux conceptions qui semblent opposeacutees le formalisme et ce

qursquoil nomme laquo expressionisme absolu raquo la premiegravere conception se basant sur une signification

absolue intellectuelle et la seconde sur une signification absolue eacutemotionnelle Il propose donc agrave

cette fin une theacuteorie geacuteneacuterale de la nature de lrsquoeacutemotion Sa thegravese est que laquo Lrsquoeacutemotion ou lrsquoaffect est

1 laquo La neuropsychologie est avant tout une discipline clinique Elle a alors un premier but celui de comprendre le deacuteficit drsquoun patient dans sa globaliteacute (SIEROFF 2003 p 311) 2 MEYER Leonard B Emotion and Meaning in Music 1956 Music the Arts and Ideas 1967

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

224

eacuteveilleacute quand une tendance agrave reacutepondre est arrecircteacutee ou inhibeacutee raquo (mais lrsquoinhibition nrsquoest fait

remarquer Budd ni une condition neacutecessaire ni une condition suffisante)1

Le caractegravere plaisant drsquoune expeacuterience eacutemotionnelle deacutepend selon Meyer

de la croyance (ou de la non-croyance) dans la reacutesolution de la tendance inhibeacutee

Selon M Budd La thegravese de Meyer sur la nature de lrsquoeacutemotion est incorrecte mais son

interpreacutetation de laquo la maniegravere par laquelle la structure musicale peut geacuteneacuterer de lrsquoeacutemotion par une

reacuteponse estheacutetique agrave la musique raquo conserve son inteacuterecirct Comment Meyer deacutefinit lrsquoeacuteveil musical de

lrsquoeacutemotion chez un auditeur comprenant la signification absolue Au sein drsquoun style donneacute certaines

suites sont plus probables que drsquoautres si une attente provoqueacutee par un stimulus (musical)

demeure inconsciente la tension est eacuteprouveacutee comme un affect Au sein drsquoun style de musique

donneacute les mecircmes processus conduiront selon le genre drsquoauditeur concerneacute agrave des attitudes

diffeacuterentes

Lrsquoinhibition drsquoune tendance agrave reacutepondre ou au niveau conscient la frustration de lrsquoattente est

la base de la reacuteponse affective et de la reacuteponse estheacutetique intellectuelle agrave la musique () Alors que le

musicien confirmeacute attend consciemment la reacutesolution attendue drsquoun accord de septiegraveme de dominante

le musicien non confirmeacute mais exerceacute ressentira le retard comme un affect2

Afin de caracteacuteriser les expeacuteriences susceptibles drsquoecirctre communiqueacutees par la musique

Meyer srsquoappuie sur la theacuteorie de lrsquoinformation3 Il se base sur les concepts techniques de laquo message raquo

laquo information raquo laquo bruits raquo ou laquo redondance raquo Pour reacutesumer la thegravese de Meyer il y a signification

musicale lorsque quelque chose advient de moins probable que ce qui eacutetait attendu en drsquoautres

termes la musique est aussi significative qursquoelle est informative elle contient par ailleurs des

redondances consideacuterables

Meyer entend expliquer au moyen de sa thegravese sur la signification musicale la diffeacuterence

essentielle entre musiques raffineacutee et primitive elle tient agrave la rapiditeacute de la satisfaction drsquoune

inclination On remarquera toutefois que certaines œuvres musicales syntaxiquement simples sont

tregraves eacutemouvantes et peuvent donc avoir une grande valeur musicale

M Budd formule une objection qui pourrait se reacuteveacuteler insurmontable pour la theacuteorie de

Meyer drsquoapregraves cette derniegravere en effet la porteacutee musicale drsquoune œuvre devrait deacutecroitre agrave mesure

que lrsquoauditeur en devient plus familier or il semble bien qursquoil nrsquoen va pas ainsi Agrave cela la theacuteorie

de Meyer preacutesente cependant plusieurs reacutefutations le rocircle de lrsquooubli de la modification perpeacutetuelle

1 MEYER LB 1961 p 14 31 2 MEYER LB 1961 p 43 40 3 Essentiellement sur les travaux de Warren Weaver coauteur avec Claude Shannon de The Mathematical Theory of Communication 1949

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

225

de lrsquoexpeacuterience musicale passeacutee la varieacuteteacute des exeacutecutions un oubli deacutelibeacutereacute par lrsquoauditeur de ce

qursquoil sait de lrsquoœuvre Ainsi en deacutepit de ses failles on peut consideacuterer que la theacuteorie de Meyer

demeure stimulante1 [Voir BUDD 1978 Chap VIII sect 13]

Drsquoune maniegravere plus geacuteneacuterale il apparaicirct que les pistes exploreacutees faisant intervenir la

recherche scientifique en psychologie ne manquent ni de valeur ni drsquointeacuterecirct Neacuteanmoins leurs

limites sont eacutegalement aveacutereacutees Crsquoest donc lrsquoideacutee mecircme drsquoune conception des eacutemotions musicales

envisageacutee sous lrsquoangle drsquoune simple relation de cause agrave effet qui doit ecirctre reacuteexamineacutee

C SPEacuteCIFICITEacute DES EacuteMOTIONS MUSICALES

Jusqursquoagrave preacutesent nous avons envisageacute diverses maniegraveres de penser lrsquoarticulation des

eacutemotions et de la musique Les conceptions peuvent parfois apparaicirctre comme opposeacutees ou tout

au moins inconciliables Nous pouvons ainsi constater qursquoil existe tout un panel de possibiliteacutes

concernant la relation entre eacutemotions et musique Toutefois ces conceptions consistent drsquoune

maniegravere ou drsquoune autre agrave consideacuterer drsquoune part un pheacutenomegravene actif (une eacutemotion) et drsquoautre part

la musique En effet mecircme si lrsquoon oppose agrave une thegravese expressiviste le formalisme tel qursquoexposeacute par

Hanslick par exemple en deacutepit de lrsquoopposition concernant le fait que lrsquoeacutemotion soit effectivement

(ou non) transmise par la musique ce sont deux objets distincts qui sont consideacutereacutes dans les deux

cas

Mais il y existe une autre maniegravere drsquoentendre ce que lrsquoon nomme une laquo eacutemotion musicale raquo

celle consistant agrave srsquointerroger sur des eacutemotions qui nrsquoexisteraient pas autrement qursquoen lien avec la

musique voire sur la possibiliteacute que toute laquo eacutemotion musicale raquo soit de ce genre Il convient donc

de srsquointerroger sur le cas drsquoeacutemotions speacutecifiquement musicales

C1 IDEacuteE DrsquoUN EacuteTAT EacuteMOTIONNEL UNIQUE

Une premiegravere maniegravere de rendre compte drsquoune telle speacutecificiteacute est drsquoenvisager que

nrsquoexisterait qursquoune et une seule eacutemotion proprement musicale On peut penser par exemple agrave un

eacutetat associeacute agrave la contemplation estheacutetique ou au plaisir intellectuel que lrsquoon prend agrave laquo comprendre raquo

1 Voir BUDD 1978 Chap VIII sect 13

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

226

la musique (agrave en identifier tel thegraveme ou certaines variations subtiles par exemple) Cette ideacutee drsquoune

eacutemotion musicale unique peut ecirctre envisager de diverses maniegraveres

C11 Les eacutemotions et lrsquoeacutemotion musicale

Afin drsquoeacuteviter lrsquoeacutecueil de lrsquoheacutereacutesie de lrsquoexpeacuterience seacuteparable une option consiste agrave prendre

lrsquoexpression laquo eacutemotion musicale raquo au pied de la lettre crsquoest-agrave-dire agrave envisager qursquoune eacutemotion

musicale est effectivement une eacutemotion en tant que telle et aucunement la laquo transmission raquo drsquoune

eacutemotion extra-musicale Une telle conception se manifeste parfois chez certains compositeurs

Ainsi la musique provoquerait pour Debussy un eacutetat drsquoeacutemotion qui lui est speacutecifique1

On connait eacutegalement lrsquoideacutee que se fait Stravinsky de lrsquoart musical ou tout au moins cette

ceacutelegravebre et si radicale formule qui ferait presque passer Hanslick pour un partisan de lrsquoestheacutetique du

sentiment

Je considegravere la musique par son essence impuissante agrave exprimer quoi que ce soit un

sentiment une attitude un eacutetat psychologique un pheacutenomegravene de la nature etc2

Preacutecisons toutefois que ce jugement srsquoinscrit dans une conception bien particuliegravere (pour

ne pas dire une meacutetaphysique) agrave laquelle adheacuterait Strasvinsky une conception assez peu connue et

que Souvtchninsky a qualifieacute de laquo rationalisme mystique raquo3 Le travail du compositeur consiste agrave

eacutetablir un ordre lequel produira une eacutemotion particuliegravere lagrave aussi4

Ainsi nous pourrions donner agrave lrsquoideacutee drsquoeacutemotion musicale le sens drsquoune eacutemotion unique

Encore faudrait-il preacuteciser en quoi consiste cette eacutemotion unique On trouvait deacutejagrave en effet dans

la Gregravece homeacuterique la notion de terpsis qualifiant une joie franche et partageacutee On peut aussi

envisager ce genre drsquoeacutemotion ou de plaisir bien speacutecifique que lrsquoon pourrait qualifier de

contemplation estheacutetique Une telle notion preacutesente dans les eacutecrits de Boris de Schloezer5 est

largement exposeacutee par Edmund Gurney

1 laquo Cette supposition est tireacutee drsquoune remarque de Monsieur Croche pour qui laquo La musique est un total de forces eacuteparses On en fait une chanson speacuteculative raquo (DEBUSSY 1987 p 52) Aussi drsquoapregraves R Muller et F Fabre la conception de Debussy est que laquo Le but nrsquoest pas que lrsquoauditeur saisisse des structures ou deacutechiffre des messages () mais qursquoil atteigne cet eacutetat de recircve et drsquoeacutemotion qursquoon ne trouve qursquoen musique le total drsquoeacutemotion reacutepondant au total des forces le total drsquoeacutemotions que peut donner une mise en place harmonique est introuvable en quelque art que ce soit raquo (MULLER FABRE 2013 p 50) 2 STRASVINSKY Igor Chroniques de ma vie 1935 reacuteeacuted Paris Denoeumll 1971 p 63 3 Ce systegraveme laquo dont lrsquoideacutee fondamentale consiste dans le projet de reconstitution psycho-physiologique des pegraveres et des ancecirctres est baseacute sur une theacuteologie agrave la fois eschatologique et eacutethique et sur une conception pragmatique de lrsquoorganisation de la vie humaine raquo SOUVTCHINSKY 2004 p 196 4 MULLER FABRE 2013 p 51 5 Muller et Fabre notent que pour B de Schloezer laquo Si les eacuteleacutements affectifs se voient reacutehabiliteacutes ce nrsquoest pas comme drsquoordinaires eacutetats drsquoacircme (du compositeur de lrsquointerpregravete de lrsquoauditeur) mais comme effets sur la sensibiliteacute et dans le temps drsquoun travail de saisie intellectuelle des formes et structures raquo MULLER FABRE 2013 p 54

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

227

C12 Le laquo mouvement ideacuteal raquo

Contrairement agrave Hanslick Gurney1 ne nie pas lrsquoexistence des eacutemotions musicales au

contraire il existe selon lui une eacutemotion agreacuteable et qui est speacutecifiquement musicale2

Nous reacuteagissons agrave la musique et plus preacuteciseacutement aux formes meacutelodiques (lesquelles

constituent les uniteacutes cardinales de la musique) sans pouvoir nous reacutefeacuterer agrave des formes similaires

provenant du monde naturel Il existerait donc une nature tout agrave fait propre agrave la forme musicale

la faculteacute musicale unique relegraveve drsquoun processus de perception de la forme musicale dans son

eacutevolution dans la succession de ses moments Gurney nomme ce processus laquo mouvement ideacuteal raquo

La musique produit donc un effet une impression dans la mesure non pas ougrave elle exprime une

eacutemotion (extra-musicale) mais du fait qursquoelle produit lrsquoeacutemotion qui lui est speacutecifique et qui reacutesulte

de lrsquoappreacuteciation de la beauteacute musicale cette eacutemotion est donc inconnue en dehors de la musique

Gurney envisagea une explication agrave cette eacutemotion speacutecifiquement musicale une

explication puiseacutee dans la theacuteorie de Darwin3 qui suggeacuterait que laquo le pouvoir de produire des sons

musicaux fut employeacute au niveau du deacuteveloppement preacute-humain agrave des fins sexuelles raquo4

La theacuteorie de Gurney se compose ainsi de deux thegraveses principales (a) il existe une espegravece

drsquoeacutemotion propre agrave la musique (b) dont la source est lrsquoexcitation sexuelle primitive Mais ces deux

thegraveses posent problegraveme

Concernant la source laquo preacute-humaine raquo de lrsquoeacutemotion musicale ce qui est commun agrave

lrsquoeacutemotion musicale que nous connaissons aujourdrsquohui et agrave son origine lointaine ne consiste pas en

telle ou telle forme meacutelodique mais dans le sens de ce laquo mouvement ideacuteal raquo toujours susceptible

de nous mettre en contact avec la source eacutemotionnelle primitive Ne pouvant toutefois rendre

compte de la possibiliteacute drsquoun tel contact Gurney finit par exclure cette thegravese

Contre lrsquoautre thegravese qui affirme lrsquoexistence drsquoune eacutemotion musicale speacutecifique plusieurs

critiques peuvent ecirctre formuleacutees comme le fait que lrsquouniciteacute de cette eacutemotion unique ne rend pas

compte de la varieacuteteacute des reacuteponses eacutemotionnelles ou le fait que lrsquoon puisse prendre du plaisir sans

eacuteprouver drsquoeacutemotion

Pour Gurney attribuer une qualiteacute eacutemotionnelle agrave la musique signifie que la musique

provoque lrsquoeacutemotion non qursquoelle lrsquoexprime

1 GURNEY Edmund The Power of Sound 1880 2 laquo Gurney croyait qursquoil existe une espegravece particuliegravere drsquoeacutemotion agreacuteable que nous eacuteprouvons quand et seulement quand () une forme meacutelodique et eacuteprouveacutee comme belle raquo BUDD 1978 chap IV sect 2 2015 p 107 3 DARWIN The Descent of Man 1874 4 BUDD 1978 IV sect6 2015 p 112 Voir plus haut A21 laquo Le rocircle de la voix raquo

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

228

Il nrsquoest pas neacutecessaire que le sentiment qui reacuteside en nous soit le mecircme que la qualiteacute attribueacutee

agrave la musique le sentiment speacutecial correspondant agrave la musique meacutelancolique est la meacutelancolie mais le

sentiment speacutecial correspondant agrave la musique capricieuse ou humoristique nrsquoest pas le caractegravere

capricieux ou humoristique mais la surprise ou lrsquoamusement1

Gurney oppose en outre une seacuterie drsquoarguments contre lrsquoideacutee selon laquelle la musique

consisterait agrave exprimer clairement telle ou telle eacutemotion (la musique eacutetant consideacutereacutee comme laquo art

de lrsquoexpression deacutefinissable raquo) la belle musique nrsquoexprime tregraves souvent aucune eacutemotion

deacutefinissable raquo certains traits associeacutes agrave lrsquoexpression drsquoune eacutemotion peuvent ecirctre preacutesents sans que

la musique produise drsquoeffet lrsquoexpression que revecirct la musique peut varier selon les personnes

C2 EXPRESSION OU EacuteVEIL DES EacuteMOTIONS PAR LA MUSIQUE

Le problegraveme de la relation entre expression drsquoune eacutemotion par la musique et deacuteclenchement

de cette mecircme eacutemotion chez lrsquoauditeur consiste agrave savoir srsquoil est vrai que le fait mecircme drsquoexprimer

(de traduire de laquo repreacutesenter raquo) une eacutemotion donneacutee aura bien pour effet de faire eacuteprouver cette

mecircme eacutemotion Il ne se posera toutefois pas dans les mecircmes termes selon la maniegravere dont est

conccedilue la musique Si elle est mise au service drsquoun discours qui lui est exteacuterieur comme le texte

drsquoune cantate par exemple il se pourrait que le problegraveme se dissipe pour ainsi dire de lui-mecircme

pour diverses raisons la charge eacutemotionnelle peut ecirctre porteacutee avant tout par le discours verbal et

la musique nrsquointerviendrait que comme une sorte de compleacutement drsquoinformation on peut juger que

les effets reconnus agrave la musique (notamment dynamiques comme sa capaciteacute agrave apaiser ou agrave creacuteer

une tension) suffiront agrave fournir un contexte en lien avec lrsquoaffect propre au texte la repreacutesentation

directe (usage drsquoune musique imitative) peut ecirctre rechercheacutee pour elle-mecircme

Si en revanche crsquoest la musique qui est conccedilue comme eacutetant le discours le problegraveme se

pose car lrsquoexpression musicale drsquoun affect pourrait eacutechouer ndash ne pas donner lieu chez lrsquoauditeur agrave

la reacuteponse eacutemotionnelle semblable agrave lrsquoaffect exprimeacute

C21 Ethos et pathos musical selon Nietzsche

1 BUDD 1978 IV sect10 2015 p 121 GURNEY 1880 p 131 n

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

229

Nietzsche avait perccedilu lrsquoenjeu traversant la musique de son temps et sa capaciteacute agrave ecirctre agrave la

hauteur du statut de laquo langage des eacutemotions raquo qui lui eacutetait souvent accordeacute Et crsquoest avec des notions

emprunteacutees agrave la rheacutetorique qursquoil a poseacute le problegraveme

Avant Wagner la musique avait dans lrsquoensemble drsquoeacutetroites limites elle se rapportait aux eacutetats

durables de lrsquorsquohomme agrave ce que les Grecs appellent lrsquoethos et nrsquoavait commenceacute qursquoavec Beethoven agrave

deacutecouvrir la langue du pathos du vouloir passionneacute des drames qui se deacuteroulent agrave lrsquointeacuterieur de lrsquohomme

Auparavant telle humeur tel eacutetat drsquoacircme reacutesolu ou serein recueilli ou repentant devaient se reacuteveacuteler par

des sons telle frappante monotonie de la forme dont la dureacutee se prolongeait avait pour but drsquoamener

lrsquoauditeur agrave telle interpreacutetation et agrave le transposer finalement dans la mecircme humeur1

Nietzsche qui souscrit agrave lrsquoideacutee drsquoun langage originaire deacutejagrave formuleacutee par Rousseau et

deacutefendue par les poegravetes romantiques allemands2 et qui avait repris agrave son compte la meacutetaphysique

de Schopenhauer emploie le couple ethospathos afin de mettre en eacutevidence une confusion agrave laquelle

se trouve confronteacutee la musique laquo absolue raquo instrumentale crsquoest-agrave-dire celle qui ne peut compter

que sur ses propres ressources Cette confusion repose sur une distinction entre drsquoune part un ethos

musical (celui accordeacute aux modes par exemple ou agrave aux rythmes de danse chez Mattheson) qui

renvoie selon notre vocabulaire actuel agrave une disposition eacutemotionnelle et drsquoautre part un pathos

musical de nature eacutequivoque car on ne sait srsquoil doit ecirctre identifieacute aux anciennes figures de

rheacutetorique musicales (comme la pathopoeia) ou agrave une compreacutehension plus profonde du mouvement

propre agrave la passion Or dans le cas drsquoune musique pure crsquoest cette derniegravere acception du pathos

musical qui doit ecirctre retenue

Nietzsche explique que jusqursquoagrave Beethoven et Wagner la musique repreacutesente un ethos crsquoest-agrave-

dire un eacutetat drsquoacircme (Stimmung) et non pas un pathos crsquoest-agrave-dire une passion La repreacutesentation de lrsquoethos

est celle drsquoun eacutetat drsquoacircme fixe statique et figeacute alors que la repreacutesentation du pathos est la repreacutesentation

du mouvement continu au sein duquel cet eacutetat drsquoacircme se deacuteploie Ce qui drsquoailleurs caracteacuterise la musique

de Beethoven ajoute Nietzsche crsquoest qursquoil cherche agrave peindre le pathos au moyen de lrsquoethos Autrement

dit il ne deacutecrit pas le mouvement par lequel la passion passe par divers eacutetats ou moments drsquoune maniegravere

continue mais il isole dans ce cours continu diffeacuterents eacutetat statiques qursquoil conserve agrave titre drsquoimages fixes

en les sortant du mouvement dans lesquelles elles sont prises3

1 Nietzsche Wagner agrave Bayreuth sect 9 in NIETZSCHE 1990 p 151-152 2 laquo Nietzsche oppose agrave notre langage ordinaire reacutesultat solidifieacute drsquoun processus de constitution le langage originaire de lrsquohumaniteacute dont notre langage ordinaire conserve encore quelque chose () Si le mot agrave lrsquoorigine peut renvoyer agrave quelque chose crsquoest preacuteciseacutement parce que le support sonore conserve quelque chose de ce agrave quoi il reacutefegravere En ce sens ce langage nrsquoest pas conceptuel mais musical raquo DUFOUR 2005a p 84 3 DUFOUR 2005a p 85

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

230

Le reproche adresseacute par Nietzsche agrave Beethoven correspond mutatis mutandis agrave celui que

lrsquoon pourrait adresser abusivement agrave la rheacutetorique musicale ndash reacuteduire le mouvement drsquoune passion

agrave une figure musicale conventionnelle (agrave un mouvement abreacutegeacute en quelque sorte)1 ndash degraves lors que

lrsquoon oublierait que la figure de rheacutetorique musicale fonctionne en compleacutementariteacute du texte verbal

En revanche si lrsquoon conccediloit la musique comme un art autonome la repreacutesentation drsquoun affect par

le recours agrave une simple figure conventionnelle risque drsquoecirctre insuffisant

C22 Une seacutemantique musicale

En effet affirmer que drsquoune maniegravere geacuteneacuterale lrsquoexpression drsquoun affect par le musicien

(compositeur ou interpregravete) deacuteclencherait ce mecircme affect chez le public est abusif Comme nous

avons pu le voir que ce soit chez les Grecs ou Moyen-acircge et mecircme dans la penseacutee de la musica

poetica les effets ou pouvoirs de la musique sont envisageacutes comme des faculteacutes propres agrave la

musique non le reacutesultat de lrsquoexpression drsquoun affect

Il est neacutecessaire de savoir en quel sens on entend lrsquoexpression de laquo langage raquo pouvant ecirctre

employeacute pour la musique cette question faisant alors apparaicirctre la difficulteacute qursquoil y a de maniegravere

geacuteneacuterale agrave savoir ce que lrsquoon deacutesigne par langage Si lrsquoon envisage qursquoil srsquoagit plus que drsquoune

meacutetaphore il faudrait alors savoir jusqursquoougrave lrsquoon peut pousser la comparaison2 Par exemple si lrsquoon

affirme que la musique est un veacuteritable langage tout comme lrsquoest le langage naturel on devrait en

principe ecirctre en mesure drsquoopeacuterer des traductions effectuer des versions ougrave lrsquoon laquo traduirait raquo la

Symphonie pastorale ou une autre œuvre en langue franccedilaise3 ainsi que des thegravemes en pouvant

traduire musicalement non seulement un poegraveme mais le mode drsquoemploi drsquoun appareil meacutenager4

Le problegraveme est donc de savoir si la musique possegravede effectivement des eacuteleacutements comme

une syntaxe un vocabulaire une composante seacutemantique etc Dufour admet que lrsquoon pourrait

attribuer agrave la musique les premiegraveres caracteacuteristiques

1 On remarquera en effet si lrsquoon pousse agrave son terme lrsquoobservation de Nietzsche qursquoil convient de remplacer la repreacutesentation musicale drsquoun mouvement par le mouvement propre agrave la musique de choisir la laquo preacutesentation raquo drsquoun mouvement et non de sa laquo re-preacutesentation raquo (Pour reprendre la distinction classique entre Darstellung et Vorstellung) 2 laquo Au sens large du mot langage il est incontestable que la musique est un langage crsquoest-agrave-dire un systegraveme de signes (intervalles plutocirct que notes) avec des regravegles drsquoemploi Mais on ne peut nullement en conclure que la musique soit une langue au mecircme titre que les langues naturelles ou que la langue des signes () drsquoun autre cocircteacute un texte musical ne peut jamais ecirctre traduit en un autre systegraveme de signes on traduit un texte de Cervantegraves drsquoespagnol en franccedilais on traduit pour les sourds un exposeacute oral en langue des signes on ne traduit pas une partition Lrsquoimpossibiliteacute de traduire interdit au langage musical drsquoecirctre appeleacute une langue au sens des langues humaines La possibiliteacute du narratif musical est donc deacutejagrave bien compromise raquo SEVE 2002 p266-267 3 laquo Eacutelegraveve un Tel voulez-vous me traduire en franccedilais le 1er Mouvement du dernier Quatuor de Schubert Vous savez que je ne veux pas drsquoanalyse musicale ni de biographie ni de psychanalyse ni de bavardage poeacutetique Non je veux une vraie une bonne traduction En franccedilais En franccedilais correct raquo TARDIEU Jean Obscuriteacute du jour Genegraveve Skira 1974 Citeacute par DUFOUR 2005 p 13 4 Crsquoest un cas de ce genre qui est proposeacute par Hergeacute lorsque dans Les cigares du pharaon Tintin sculpte une trompe avec laquelle il communique agrave des eacuteleacutephants Tintin fournit drsquoailleurs un premier cours laquo Ce nrsquoest pas si compliqueacute drsquoailleurs lrsquoeacuteleacutephant Sol la si do signifie oui Do si la sol non Agrave boire srsquoexprime par sol sol fa fa Eacutevidemment le plus difficile crsquoest drsquoattraper lrsquoaccent raquo

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

231

Le vocabulaire ce sont les notes et la syntaxe ce sont les lois qui reacutegissent les rapports entre

les sons et qui permettent donc de les assembler ndash en somme les traiteacutes drsquoharmonie pour ce qui est de

la musique tonale lesquels enseignent non pas ce qui est laquo beau raquo mais ce qui est laquo correct raquo par

opposition avec ce qui est laquo erroneacute raquo1

Il reste que cette deacutenomination des regravegles musicales sous le terme de laquo syntaxe raquo ne vaut lagrave

aussi que si lrsquoon accorde un sens restreint agrave ce mot on peut par prudence parler plutocirct drsquoune

laquo quasi-syntaxe raquo crsquoest-agrave-dire drsquoun ensemble de regravegles moins contraignant qursquoune syntaxe dans le

langage verbal2 Il nrsquoest pas assureacute non plus que lrsquoexpression de laquo vocabulaire musical raquo ait plus de

valeur qursquoun usage simplement meacutetaphorique

Evidemment si la musique nrsquoest pas un veacuteritable langage elle ne possegravede pas un veacuteritable

vocabulaire Et crsquoest bien le cas les laquo significations raquo de ce que lrsquoon estime ecirctre ses termes de base ne

neacutecessitent pas drsquoecirctre apprises comme les significations des mots drsquoun langage ndash qui sont deacutetermineacutes

conventionnellement ndash neacutecessitent drsquoecirctre apprises on nrsquoa pas besoin non plus de srsquoen souvenir ndash

comme il le faut pour les significations des mots ndash afin de comprendre leurs usages3

On constera que bien des traits grammaticaux proprement linguistiques (comme la

personne le temps le cas etc) sont difficiles agrave envisager dans le cas de la musique De mecircme la

musique est-elle en mesure de formuler des termes conceptuels ou des termes indexicaux (laquo je raquo

laquo maintenant raquo laquo ici raquo etc) Lrsquoobstacle majeur agrave lrsquoideacutee que la musique soit bien un langage est

drsquoordre seacutemantique Aussi une seacutemantique musicale ne peut au mieux preacutetendre fonctionner qursquoagrave

un niveau laquo eacuteleacutementaire raquo comme lrsquoindique A Boucourechliev

En effet il existe une seacutemantique musicale eacuteleacutementaire qui peut engendrer la confusion dans

la mesure ougrave elle peut infleacutechir ou laquo teinter raquo ce qursquoelle prend pour laquo le sens raquo (qursquoelle nrsquoest pas) Elle

fonctionne agrave un niveau trop sommaire et surtout trop geacuteneacuteral alors que le sens immanent est

absolument singulier et irreacuteductible agrave un signe une formule Cette seacutemantique eacuteleacutementaire est manifesteacutee

par des figures qui ont traverseacute lrsquohistoire jusqursquoagrave nous () un catalogue de ces figures-formules avait

mecircme eacuteteacute dresseacute au XVIIIe siegravecle agrave lrsquousage des compositeurs4

1 DUFOUR 2005b p 45 2 laquo Il ne faut pas surestimer le rapport entre la syntaxe du langage naturel et la quasi-syntaxe qui est en jeu dans la perception de la musique Notamment on doit encore montrer que les eacuteleacutements quasi-syntaxiques de la musique jouent un rocircle comparable agrave celui que jouent les eacuteleacutements syntaxiques drsquoun langage raquo CASATI DOKIC 1998 p 128 3 BUDD 1978 Chap VII sect 1-4 4 BOUCOURECHLIEV 1993 p 10-11

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

232

Boucourechliev preacutecise que de telles figures permettent de connoter des eacutemotions telles

que la tristesse (par chromatisme descendant) lrsquoheacuteroiumlsme la joie etc1 On voit bien ici ce que doit

lrsquoideacutee drsquoune signification musicale aux traiteacutes de poeacutetique musicale Et lrsquoon devra remarquer que ces

laquo significations raquo concernant les affects relegravevent largement de conventions valables pour une culture

bien particuliegravere Jean-Jacques Nattiez pourtant attacheacute agrave lrsquoideacutee qursquoil puisse exister une signification

musicale remarque que lrsquoexistence drsquoindices extra-musicaux est indispensable2 La musique ne peut

donc pas au-delagrave du simple usage meacutetaphorique ecirctre qualifieacutee de langage3

Face agrave cette situation lrsquoideacutee de signification musicale nrsquoest pas pour autant abandonneacutee On

la retrouve par exemple dans des courants issus de la seacutemiotique comme la narratologie musicale

La theacuteorie proposeacutee par Langer voyant la musique comme symbole incomplet cherche eacutegalement

agrave prendre en compte cet obstacle seacutemantique On mentionnera enfin la conception exposeacutee par

Francis Wolff qui voit un preacutejugeacute deacutesignatif dans lrsquoobstacle seacutemantique laquo lrsquoideacutee que signifier crsquoest

forceacutement nommer raquo Wolff reprend drsquoune certaine maniegravere lrsquoideacutee deacuteveloppeacutee par Nietzsche selon

laquelle crsquoest le mouvement qui est lrsquoobjet de la musique car laquo elle ne figure pas des choses mais

des eacuteveacutenements purs de toute chose raquo4 Dans une telle perspective les notions de langage et de

discours musicaux peuvent trouver leur acception speacutecifique

Toute musique repreacutesente une succession agrave la fois neacutecessaire et inattendue drsquoeacuteveacutenements dans

un monde ideacuteal Nous comprenons cet ordre rationnel et nous y entendons parfois lrsquoexpression des

eacutemotions attentes deacuteceptions deacutesirs et craintes de celui qui le repreacutesente Crsquoest en effet ainsi que

srsquoeacuteclaire le rapport entre laquo discursiviteacute raquo musicale et laquo expressiviteacute raquo Ce que repreacutesente la musique le

quoi crsquoest ce monde imaginaire purement verbal drsquoeacuteveacutenements rationnellement lieacutes et la maniegravere dont

elle le repreacutesente le comment est adverbiale ce sont les manifestations exteacuterieures de lrsquoacte mecircme de le

repreacutesenter ndash doucement violemment joyeusement tristement etc5

1 Op cit p 11 2 laquo une association seacutemantique plus preacutecise [qursquoun aspect eacutemotionnel dans le caractegravere drsquoune musique] entre cette musique et un objet ou une situation nrsquoest possible que si un eacuteleacutement contextuel ndash sceacutenographique ou linguistique ndash vient reacuteduire le nombre de connotations possibles associeacutees agrave cette musique au point parfois de reacuteduire cette prolifeacuteration de significations potentielles agrave un deacutenotation stable raquo Voir DUFOUR 2005b p 54-55 3 laquo En reacutesumeacute si la musique a un sens ou une signification il doit srsquoagir drsquoun sens non naturel puisqursquoil est saisi par lrsquoauditeur il nrsquoest pas laquo dans la musique raquo indeacutependamment de lui Le paradigme du sens non naturel est le sens linguistique qui est par deacutefinition conceptuel Mais le deacutefenseur de la thegravese selon laquelle la musique repreacutesente soutient typiquement que ce qursquoelle repreacutesente est laquo ineffable raquo et donc non conceptuel Toute la difficulteacute consiste donc pour lui agrave deacutefinir une notion de sens musical qui est non conceptuel mais qui ne se reacuteduit pas agrave la signification naturelle () La musique nrsquoest pas un langage car le langage est une structure ougrave lrsquoeacuteleacutement syntaxique deacutepend eacutetroitement de lrsquoeacuteleacutement seacutemantique ce qui nrsquoest pas le cas pour la musique raquo CASATI DOKIC 1998 p 132 135 4 laquo Nous entendons que la musique parle mais sans noms elle parle pour ainsi dire un langage purement verbal drsquoeacuteveacutenements De lagrave lrsquoimpossibiliteacute ougrave nous nous trouvons de deacutesigner ce dont elle parle () On dira que crsquoest lagrave lrsquoincompleacutetude de la musique puisqursquoelle eacutechoue agrave deacutesigner par des noms ou agrave repreacutesenter par des images On pourrait dire aussi bien que crsquoest sa compleacutetude ou mecircme sa perfection propre sans rien pouvoir nommer elle parvient agrave nous parler et sans figurer aucune chose elle reacuteussit agrave repreacutesenter Car crsquoest la compleacutetude mecircme drsquoun langage ideacuteal de ne recourir qursquoagrave des verbes comme la musique raquo WOLFF 2015 p 291 5 WOLFF 2015 p 291-292

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

233

Pour autant on voit difficilement comment lrsquoobstacle seacutemantique peut ecirctre entiegraverement

leveacute la musique nrsquoeacutetant pas un langage la notion de laquo langage des eacutemotions raquo est alors difficilement

utilisable afin rendre compte des eacutemotions musicales Ce qui suppose drsquoenvisager drsquoautres pistes

que celles de lrsquoexpression drsquoun contenu (les eacutemotions) par un langage (la musique)

C23 Deacutebat actuel sur lrsquoexpression et lrsquoeacuteveil des eacutemotions

Lrsquoarticulation entre expression et eacuteveil de lrsquoeacutemotion par la musique donne lieu tout

particuliegraverement depuis les derniegraveres deacutecennies agrave un deacutebat qui nrsquoest pas acheveacute Plusieurs auteurs

proposent une conception des eacutemotions musicales qui drsquoune maniegravere ou drsquoune autre les

distinguent drsquoeacutemotions extra-musicales simplement exprimeacutees par la musique

Dans une perspective formaliste Peter Kivy rejoint en partie la conception deacutefendue par

Gurney agrave travers le concept de laquo mouvement ideacuteal raquo Pour Peter Kivy les eacutemotions musicales ne

sont pas des copies drsquoeacutemotions indeacutependantes de la musique mais des eacutemotions au plein sens du

terme des eacutemotions speacutecifiques qui caracteacuterisent notre expeacuterience de la musique En revanche agrave

la diffeacuterence de Gurney nous nrsquoavons pas affaire agrave une et une seule eacutemotion speacutecifique qui serait

lieacutee au plaisir de la contemplation musicale il peut exister au contraire une infiniteacute de sortes de

tristesse dont les nuances sont agrave chaque fois associeacutees agrave la speacutecificiteacute de lrsquoœuvre Une telle

approche impliquant la perception de lrsquoobjet de lrsquoeacutemotion (en lrsquooccurrence la musique elle-mecircme)

ainsi que les repreacutesentations et croyances qui lui sont associeacutees1 se place dans le cadre drsquoun theacuteorie

cognitiviste des eacutemotions (et des eacutevaluations cognitives)

On peut envisager une raison par laquelle la musique pourrait en un sens eacuteveiller une

eacutemotion passant aussi mais drsquoune autre maniegravere par la reconnaissance drsquoune eacutemotion Il srsquoagit

drsquoune explication proposeacutee par Aaron Ridley qui tiendrait agrave la relation laquo meacutelismatique raquo de la

musique agrave la voix humaine

la musique expressive est ce qui en vertu de sa ressemblance avec les tons les inflexions et les

accents de la voix humaine expressive induit dans lrsquoesprit de lrsquoauditeur une voix semblable La musique

expressive preacutesente une relation meacutelismatique agrave la voix humaine expressive () Nous deacutecrivons les

lignes meacutelodiques comme laquo soupirantes raquo et laquo chuchotantes raquo laquo geacutemissantes raquo () laquo deacuteclamatoires raquo

1 KIVY 2001 p 102

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

234

laquo enjocircleuses raquo et laquo hysteacuterique raquo Dans la majoriteacute des cas lorsque la description convient le contour de

la meacutelodie () sera meacutelismatique1

On retrouve dans cette approche (qualifieacutee de contour theory par Kivy) la conception

preacuteceacutedemment envisageacutee par Scheibe exposeacutee par Rousseau et partiellement reprise par Darwin

Il nrsquoy a pas imitation meacutetaphorique de la passion mais imitation directe de la voix dans laquelle

srsquoexprime un affect2 On peut toutefois se demander comme le fait Budd si la production drsquoune

œuvre drsquoart sonnant directement comme lrsquoexpression vocale drsquoune eacutemotion preacutesenterait un grand

inteacuterecirct artistique

Certainement notre attitude envers une telle œuvre serait tregraves diffeacuterente de notre attitude

concernant lrsquoexpression musicale de lrsquoeacutemotion Il est probable que nous ne serions pas passionneacutes agrave

lrsquoeacutecoute drsquoune œuvre de cette espegravece speacutecialement si lrsquoeacutemotion sur laquelle les manifestations audibles

eacutetaient baseacutees se trouvaient ecirctre le deacutecouragement ou la deacutetresse Les sons par lesquels les gens

expriment leur chagrin par exemple sont typiquement des choses qursquoen elles-mecircmes nous ne voudrions

pas entendre3

Dans les cas que nous venons de voir le point central consiste dans le fait de reconnaicirctre

un affect exprimeacute Il existe toutefois drsquoautres theacuteories qui cherchent agrave rendre compte des effets que

peut susciter lrsquoexpression musicale des eacutemotions On mentionnera tout drsquoabord une thegravese deacutefendue

par Stephen Davies4 et nommeacutee laquo theacuteorie de la contagion raquo par Kivy selon laquelle les proprieacuteteacutes

eacutemergentes de lrsquoexpressiviteacute musicale deacutependent drsquoune similariteacute entre caractegraveres dynamiques

proprement musicaux et certains comportements humains 5 ce serait par empathie mais surtout

en raison drsquoune exposition prolongeacutee agrave lrsquoeacutecoute de la musique que la reacuteponse eacutemotionnelle de

lrsquoauditeur interviendrait6 Une telle explication est toutefois drsquoune porteacutee limiteacutee ne rendant pas

compte de bien des expeacuteriences que lrsquoon peut faire de la musique en outre elle cadre mal avec le

concept drsquoimitation geacuteneacuteralement sous-jacent dans lrsquoideacutee qursquoexpression et deacuteclenchement drsquoune

mecircme eacutemotion seraient eacutetroitement lieacutees

1 RIDLEY 1995 p 76 2 laquo La recognition de ce meacutelisme passe par de multiples voix on va drsquoune reconnaissance directe de la musique agrave quelques caractegraveres de la voix expressive agrave une reconnaissance fondeacutee sur la meacutediation du langage () Par ailleurs () lrsquoaptitude agrave nous orienter vers les qualiteacutes preacutecises des meacutelismes ou gestes musicaux qursquoon entend dans une musique ne srsquoaccompagne geacuteneacuteralement pas drsquoun simple acte de reconnaissance reacuteclamant une reacuteponse sympathique raquo ARBO 2010 p 322 3 BUDD 1978 chap VII sect 11 2015 p 221 4 DAVIES 1994 5 Voir ARBO 2010 p 315 6 laquo selon Davies nous pourrions dire qursquoune musique triste mecircme si elle ne nous rend pas forceacutement tristes aura tendance agrave nous faire ressentir cette eacutemotion lors drsquoune eacutecoute prolongeacutee raquo ARBO 2010 p 315

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

235

Jerrold Levinson propose de son cocircteacute un modegravele dans lequel lrsquoeacutemotion eacuteprouveacutee par

lrsquoauditeur tiendrait agrave lrsquoideacutee qursquoil se ferait drsquoune personne imaginaire (persona) qui srsquoexprimerait agrave

travers la musique1 Toutefois comme lrsquoa observeacute Roger Scruton une telle proposition risque de

simplement reporter la question de savoir comment le contenu expressif peut ecirctre reconnu2

Scruton envisage quant agrave lui que le lien entre expression et deacuteclenchement drsquoun affect tienne

agrave la capaciteacute de lrsquoauditeur de saisir la meacutetaphore par laquelle lrsquoexpeacuterience musicale traduit

lrsquoexpression drsquoune eacutemotion

La reacuteponse agrave lrsquoexpression peut alors srsquoexpliquer comme une reacuteponse sympathique () nous

bougeons avec la musique et en imitant ses mouvements nous partageons drsquoune maniegravere imaginative

la vie sous laquelle elle a pris forme3

Peter Kivy fait eacutetat de ce qursquoil voit comme un point commun entre Levinson Davies et lui-

mecircme le fait que les eacutemotions musicales ne sauraient quelle que soit la maniegravere dont on en rende

compte ecirctre des eacutemotions entendues au sens litteacuteral comme la tristesse la joie ou autres4 Il ne

saurait donc ecirctre question dans tous les cas de souscrire agrave une theacuteorie expressiviste des eacutemotions

musicales agrave lrsquoideacutee de communication drsquoune eacutemotion par le compositeur agrave lrsquoadresse de lrsquoauditeur

via le message musical qui exprimerait cette eacutemotion

C3 LE ROcircLE DEacuteTERMINANT DE LrsquoAUDITEUR

Mais un autre paramegravetre est agrave prendre en compte en ce qui concerne le deacuteclenchement

drsquoeacutemotions par la musique celui de la disposition du public envers la musique qursquoil eacutecoute Aristote

indique en effet que la persuasion (qui est le but de la rheacutetorique) reacutesulte de la disposition des

auditeurs laquo quand le discours les amegravene agrave eacuteprouver une passion raquo5 Mais ce qursquoil faut plus

preacuteciseacutement prendre en compte ici crsquoest le fait que lrsquoauditeur soit favorablement disposeacute envers le

message musical qui lui est adresseacute On ne peut mettre simplement entre parenthegraveses ce point et

reacuteduire lrsquoauditeur agrave un sujet purement passif

Nous devons donc examiner deux choses Drsquoune part envisager une diffeacuterence qui peut

exister entre lrsquoeacutemotion que la musique pourrait drsquoune maniegravere ou drsquoune autre eacutevoquer ou

1 Cette conception eacutegalement discuteacutee par Jenefer Robinson (voir ROBINSON 1994) par Davies ou encore Kivy (parmi drsquoautres) est abordeacutee et deacutefendue par Tom Cochrane (COCHRANE 2010) 2 LEVINSON Jerrold The Pleasure of Aesthetics p 107 SCRUTON Roger The Aesthetics of Music p 352 3 SCRUTON Roger laquo The nature of musical expression raquo in The New Grove Dictionary of Music ans Musicians S Sadie vol 6 London Macmillan 1980 p 327-332 Voir ARBO 2010 4 KIVY p 118 On peut joindre Malcolm Budd agrave cette liste en raison notamment de la critique qursquoil porte envers lrsquoheacutereacutesie de lrsquoexpeacuterience seacuteparable 5 ARISTOTE Rheacutetorique Livre I 1356a p 23

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

236

repreacutesenter et lrsquoeacutemotion que le public peut eacuteprouver effectivement en eacutecoutant la musique car il

nrsquoest pas certain que ce soit la mecircme dans les deux cas Drsquoautre part voir quel rocircle peut jouer une

disposition voire une volonteacute propre agrave lrsquoauditeur disposition agrave mecircme de susciter une bonne

reacuteception de lrsquoeacutemotion que la musique preacutetend lui faire eacuteprouver

C31 Empathie contagion et coupure face aux eacutemotions

Dans le cadre drsquoune eacutetude meneacutee en France et au Canada et visant agrave laquo construire un portrait

psychosocial et cognitif de lrsquoadolescent violent raquo un groupe de chercheurs en psychoeacuteducation srsquoest

interrogeacute sur la notion drsquoempathie1

Agrave la lecture de lrsquoarticle rendant compte de ce travail il apparaicirct que cette notion loin drsquoecirctre

univoque peut revecirctir des sens tregraves diffeacuterents les auteurs soutiennent en outre que la reacuteaction

eacutemotionnelle agrave lrsquoexpression par autrui drsquoune eacutemotion peut prendre trois formes distinctes Si une

telle hypothegravese srsquoaveacuterait exacte lrsquoideacutee drsquoune communication de lrsquoeacutemotion drsquoun individu agrave un autre

selon le modegravele expressiviste ne constituerait plus dans le meilleur des cas qursquoune simple option

parmi drsquoautre en tout eacutetat de cause la transmission de lrsquoeacutemotion ne serait nullement garantie

Les auteurs commencent par souligner la confusion qui marque lrsquoideacutee drsquoempathie

depuis lrsquoapparition relativement reacutecente (fin XIXe) de la notion drsquoempathie les travaux qui lui

ont eacuteteacute consacreacutes ont reacuteguliegraverement signaleacute qursquoelle pouvait revecirctir de tregraves nombreuses et tregraves diverses

significations De fait aucun consensus nrsquoa jamais existeacute et lrsquoempathie peut encore signifier

actuellement (a) une simple contagion eacutemotionnelle (b) une capaciteacute cognitive agrave se repreacutesenter

comprendre les eacutemotions des autres (c) une capaciteacute cognitive agrave se repreacutesenter lrsquoensemble des eacutetats

mentaux de lrsquoautre (d) une capaciteacute drsquoeacutecoute et (e) le fait de reacuteagir agrave la souffrance de lrsquoautre2

Il srsquoavegravere que lrsquoempathie pour les auteurs doit ecirctre vue comme un pheacutenomegravene dans lequel

lrsquoadheacutesion agrave lrsquoeacutemotion de lrsquoautre peut ecirctre plus ou moins prononceacutee allant drsquoun simple sentiment

de proximiteacute agrave un veacuteritable partage ce dernier eacutetant donc toujours mesureacute3 Le cas extrecircme de

lrsquoempathie sera celui de la contagion eacutemotionnelle (au sens drsquoun pheacutenomegravene mimeacutetique) dans

lequel il semble bien que ne se manifestent aucun eacuteleacutement cognitif4 Cette polariteacute de lrsquoempathie

renvoie pour les auteurs au deacuteveloppement de lrsquoindividu5 Il reacutesulte de cette situation que la

1 FAVRE et al 2005 2 Op cit sect 11 3 Op cit sect 36 4 laquo La contagion eacutemotionnelle peut ecirctre consideacutereacutee comme relevant drsquoun fonctionnement eacuteleacutementaire automatique deacutejagrave affirmeacute chez lrsquoanimal raquo Op cit sect 27 5 laquo Notre hypothegravese est qursquoen lrsquoabsence de processus de reacutegulation assurant efficacement le maintien de lrsquoorganisation individuelle la contagion eacutemotionnelle automatique ontogeacuteneacutetiquement premiegravere srsquoeffectue sans entrave et entraicircne une quasi-identiteacute des

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

237

reconnaissance drsquoune eacutemotion donneacutee disons la deacutetresse aura pour effet de deacuteclencher soit une

deacutetresse similaire (contagion eacutemotionnelle) soit de la peine pour lrsquoindividu exprimant de la deacutetresse

(empathie au sens restreint)1

Mais il convient drsquoajouter agrave cette diffeacuterenciation un troisiegraveme type de reacuteaction possible qui

tient avant tout agrave la personnaliteacute de la personne confronteacutee agrave lrsquoexpression drsquoune eacutemotion

Il peut en effet srsquoinstaurer un refus geacuteneacuteral de laquo partager raquo lrsquoeacutemotion de lrsquoautre un refus de

laisser srsquoopeacuterer le processus primaire de contagion eacutemotionnelle que celle-ci soit positive ou neacutegative

Pour cette raison il nous semble neacutecessaire de faire reacutefeacuterence agrave la notion de coupure par rapport aux

eacutemotions2

Lrsquoobservation faite ici nous semble pertinente et sans doute au-delagrave du seul cadre de lrsquoeacutetude

reacutealiseacutee par les auteurs Pour prendre un seul exemple il peut arriver que lrsquoon reacuteagisse agrave lrsquoexpression

drsquoune plainte eacutemise par quelqursquoun par une forme drsquoagacement (en reprochant agrave cette personne ses

laquo pleurnicheries raquo) lrsquoagacement pouvant drsquoailleurs tout aussi bien se manifester face agrave lrsquoexpression

exubeacuterante de la joie3

La clarification que proposent les auteurs de cette eacutetude nous semble devoir ecirctre prise en

compte Mecircme si une telle distinction peut nous paraicirctre reacutetrospectivement aller de soi elle nrsquoa pas

agrave notre connaissance donneacute lieu agrave un examen speacutecifique tel qursquoil est ici formuleacute Et une telle

contribution met en lumiegravere un aspect parmi drsquoautres de lrsquoattention toute particuliegravere qursquoil

convient drsquoapporter agrave lrsquoauditoire dans la perspective drsquoune rheacutetorique musicale Car la reacuteception de

lrsquoœuvre en est un eacuteleacutement incontournable

eacutemotions comme dans le cas du beacutebeacute qui imite les cris de ses congeacutenegraveres () Par contre degraves lors que ces processus reacutegulateurs sont efficaces degraves lors que lrsquoindividu est suffisamment constitueacute et capable drsquoassurer le maintien de son organisation au moins dans certaines marges la contagion eacutemotionnelle se trouve contenue reacuteguleacutee et ne suscite donc qursquoune similitude partielle entre lrsquoeacutemotion de la personne cible et lrsquoeacutemotion que lrsquoon pourra alors qualifier leacutegitimement drsquoempathique Op cit sect 35 1 Cette diffeacuterence entre les eacutemotions impliqueacutees dans le cadre de lrsquoempathie (ou de la sympathie selon la maniegravere preacutecise dont on deacutefinira les termes) est mentionneacutee par Sandrine Darsel laquo La reacuteaction eacutemotionnelle nrsquoimplique () pas lrsquoidentiteacute des eacutemotions ressenties par les deux personnes il est possible drsquoavoir pitieacute de quelqursquoun qui est triste La reacuteponse sympathique ne suppose pas non plus lrsquoidentiteacute de lrsquoobjet propositionnel de lrsquoeacutemotion lrsquoouvrier est triste que lrsquousine PSA ferme quant agrave moi je suis triste que lrsquoouvrier soit attristeacute par la perte de son emploi raquo DARSEL 2010 p 133 2 FAVRE et al 2005 sect 40 3 Afin drsquoillustrer ce que peuvent ecirctre les trois cas ainsi distingueacutes nous pouvons mentionner certains des items constituant un test

destineacute agrave valider lrsquohypothegravese eacutemise par les chercheurs Pour chacun de ces trois items est indiqueacutee la situation donneacutee puis les trois

reacuteactions possibles contagion empathie et coupure Nous avons eacutegalement laisseacute accessoirement lrsquoindication par une lettre du

nombre de reacuteaction mentionneacutes au cours du test (la lettre (a) indiquant le plus grand) On notera au passage que dans les cas

mentionneacutes la contagion eacutemotionnelle nrsquoest jamais citeacutee de maniegravere preacutefeacuterentielle

(Item 4) Les gens qui pleurent de joie (c) jrsquoai envie de pleurer avec eux (a) je les trouve eacutemouvant ou (b) je les trouve ridicules

(Item 9) Si les autres autour de moi font les laquo fous raquo (b) je ne peux mrsquoempecirccher drsquoecirctre moi aussi tregraves exciteacute (c) je suis capable de

garder mon calme ou (a) je suis mal agrave lrsquoaise jrsquoessaie de les calmer

(Item 10) Quand une personne que jrsquoaime est malheureuse (b) je ne peux pas le supporter ccedila me rend trop malheureux (a) ccedila me fait de la peine pour elle ou (c) je suis irriteacute(e) et je cherche la cause de son malheur

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

238

C32 Lrsquoadheacutesion du public et la make-believe theory

Ici apparaicirct en effet un autre genre de reacuteserve que lrsquoon peut opposer agrave une theacuteorie

expressiviste de la transmission des eacutemotions La possibiliteacute drsquoune coupure face agrave lrsquoeacutemotion crsquoest-

agrave-dire de son rejet porte lrsquoaccent sur la part drsquoadheacutesion de lrsquoauditeur que neacutecessite lrsquoeacuteventuelle

communication de lrsquoaffect

Budd rappelle une distinction opeacutereacutee par J Stuart Mill entre deux styles de musique

exprimant lrsquoeacutemotion le poeacutetique et lrsquooratoire Dans le premier cas lrsquoexpression de lrsquoeacutemotion

srsquoeffectue laquo dans la totale inconscience de tout auditeur raquo ndash ce qui nous renverrai agrave la personne

imaginaire proposeacutee par Levinson ndash soit laquo fonctionnant sur la croyance les sentiments et la volonteacute

drsquoun autre raquo1 Lrsquoenjeu qui se manifeste est bien celui de la maniegravere dont lrsquoauditeur considegravere non

pas simplement lrsquoœuvre mais lrsquoorateur musical

Or la musique expressive qui est entendue comme oratoire devient responsable de certains

deacutefauts qui peuvent ecirctre preacutesents dans lrsquoexpression oratoire de lrsquoeacutemotion Par exemple il peut se trouver

un deacutesaccord entre expression et eacutemotions lrsquoexpression est destineacutee agrave convaincre les autres drsquoune force

drsquoune profondeur ou drsquoune pureteacute de sentiment qui nrsquoest pas reacuteelle Srsquoil se trouve en un sens un

deacutesaccord entre eacutemotion et expression dans lrsquoexpeacuterience que fait quelqursquoun drsquoune musique expressive

il peut ressentir la musique comme nrsquoeacutetant pas sincegravere et pour cela ne pas lui accorder de valeur2

La rejet drsquoune musique perccedilue de la sorte nous renvoie agrave ce lrsquoon pourrait nommer un

laquo procegraves raquo qui a reacuteguliegraverement eacuteteacute fait agrave la rheacutetorique et qui concerne deux sortes de critiques qui

lui sont adresseacutes La premiegravere sorte consiste agrave souligner son caractegravere au choix deacutesuet creux

deacutepasseacute emphatique inutile ridicule vain etc On parlera parfois drsquoailleurs drsquoun argument ou

drsquoune formule laquo purement rheacutetorique raquo Ce premier cas renvoie agrave une activiteacute qui ne se voit que

trop agrave lrsquoutilisation par lrsquoauteur du discours de ficelles parfaitement identifieacutees Lrsquoautre sorte de

critique relegraveve non de la moquerie mais drsquoune accusation plus grave la rheacutetorique ne se verra plus

reprocher sa maladresse mais au contraire sa trop grande habileteacute Agrave lrsquoimage de ces illusionnistes

que sont les sophistes la rheacutetorique est avant tout une entreprise de manipulation le discours ici

est potentiellement un terrain mineacute et il devient hasardeux de srsquoy fier Dans un tel cas les qualiteacutes

propres au discours son attrait deviennent autant de signaux indiquant agrave quel point il faut se tenir

sur ses gardes

1 MILL 1980 Voir eacutegalement BUDD 1978 chap 7 sect 14 2015 p 231 2 BUDD 1978 chap 7 sect 14 2015 p 232

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

239

Le deacutecalage que peut ressentir un auditeur face agrave une musique qursquoil percevrait pourtant

correctement comme expressive drsquoune eacutemotion donneacutee (le deacutesespoir par exemple) tiendra donc agrave

un jugement qursquoil portera sur une intention qui est rechercheacutee Il nrsquoentendra donc pas lrsquoexpression

drsquoun deacutesespoir qursquoil eacuteprouverait agrave son tour par contagion mais une laquo pleurnicherie raquo totalement

factice un deacutesespoir drsquoopeacuterette La distinction proposeacutee par Stuart Mill et le commentaire qursquoen

donne Budd nous indiquent que crsquoest la perception par lrsquoauditeur de la sinceacuteriteacute de lrsquoœuvre qui est

ici deacutecisive Lrsquoauditeur ne veut pas se laquo faire avoir raquo par la combine rheacutetorique drsquoun beau parleur

Pour qursquoil y ait adheacutesion de lrsquoauditeur elle doit ecirctre au moins en partie de sa propre

initiative Nous refusons que lrsquoorateur musical puisse nous laquo faire croire raquo qursquoil faut pleurer ou avoir

peur en nous faisant entendre lrsquoexpression de la plainte ou de la peur pour que lrsquoeacutemotion advienne

nous devons ecirctre precircts agrave jouer le jeu agrave faire comme srsquoil existait un motif de tristesse ou de danger

Crsquoest agrave un tel pheacutenomegravene de simulation que srsquoest inteacuteresseacute Kendall Walton1 La make-believe

theory affirme qursquoune eacutemotion dirigeacutee vers une entiteacute fictionnelle peut entraicircner un eacutetat

physiologiquepsychologique qui est une laquo quasi-eacutemotion raquo et dont les symptocircmes sont similaires

agrave une veacuteritable eacutemotion bien que lrsquoon soit conscient de la nature imaginaire de la situation2

La notion que deacutesigne lrsquoexpression laquo make-believe raquo3 est assez deacutelicate agrave rendre en franccedilais si

bien qursquoelle se trouve parfois directement formuleacutee dans sa forme originale en anglais4 Cette

notion est parfois traduite par laquo simulation raquo ou par des expressions comme laquo faire croire raquo ou laquo faire

semblant raquo Mais de tels choix ne renseignent pas sur la personne agrave qui srsquoapplique lrsquoattitude qursquoils

expriment Afin de traduire correctement lrsquoideacutee de make-believe telle que lrsquoemploie Walton il faut

preacuteciser que si une personne laquo fait semblant raquo ou laquo simule raquo une eacutemotion un tel acte nrsquoest

aucunement destineacute agrave quelqursquoun drsquoautre mais agrave elle-mecircme et ceci sans qursquoil y ait duperie cette

personne est agrave lrsquoinitiative du processus elle se fait consciemment croire qursquoelle eacuteprouve cette

eacutemotion Pour autant ce choix peut conduire agrave de veacuteritables reacuteactions physiologiques telles qursquoelles

se manifestent dans les eacutemotions de la vie courante

Par exemple une personne se fait croire qursquoelle a peur pour elle-mecircme si sa quasi-crainte ndash flux

croissant drsquoadreacutenaline augmentation du pouls et tension musculaire ainsi que les sensations associeacutees

1 Voir WALTON 1973 et WALTON 1978 2 Cette conception des eacutemotions dans le cadre des fictions srsquooppose agrave une laquo theacuteorie de lrsquoillusion raquo selon laquelle laquo les lecteurs ou spectateurs de fictions au fait de la nature fictionnelle du reacutecit en viendraient agrave croire en la reacutealiteacute des personnages et eacuteveacutenements repreacutesenteacutes raquo PELLETIER Jeacuterocircme laquo La fiction comme culture de la simulation raquo in Poeacutetique avril 2008 ndeg154 p 132 3 Reprise et compleacuteteacutee par M Budd au cours du chapitre VII de Music and the Emotions 4 Bien que lrsquoon puisse ecirctre tenteacute de la rapprocher voire de lrsquoassimiler agrave lrsquoideacutee de laquo suspension de lrsquoincreacuteduliteacute raquo (willing suspension of disbelief) proposeacutee par Coleridge Walton se refuse agrave proceacuteder de la sorte une telle expression suggegravere une acceptation momentaneacutee drsquoun fait de fiction comme eacutetant reacuteel alors que selon lui le lecteur drsquoune fiction nrsquoa jamais la moindre croyance de ce genre Voir WALTON 1980

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

240

ndash est causeacute par le fait qursquoelle se rende compte qursquoelle fait comme si elle est ou pourrait ecirctre en danger

Quelqursquoun eacuteprouve de la peur pour lui-mecircme en se le faisant croire si la prise de conscience qursquoil fait

comme srsquoil eacutetait en danger lui cause la sensation de son cœur qui bat de ses muscles qui se tendent1

Walton rappelle toutefois que cette similariteacute des eacutemotions et des sensations engageacutees par

un univers fictif nrsquoimplique pas ce agrave quoi les eacutemotions du monde reacuteel nous exposent

Les mondes auxquels on se fait croire preacutesentent une combinaison drsquoavantage unique Ils sont

suffisamment semblables au monde reacuteel pour ecirctre drocircles pour permettre la surprise le suspens et le

frisson de la deacutecouverte Cependant ils peuvent ecirctre manipuleacutes comme cela est impossible dans le

monde reacuteel ils nous autorisent souvent agrave nous confronter en toute impuniteacute agrave des choses dangereuses

() sans avoir agrave faire face aux conseacutequences habituelles du monde reacuteel quotidien et ils nous donnent

lrsquooccasion de tester nos reacuteactions agrave la trageacutedie sans que la trageacutedie nrsquoaffecte qui que ce soit2

Les eacutemotions musicales telles qursquoelles adviennent dans la theacuteorie de Walton fonctionnent

en ce domaine de la mecircme maniegravere que Schopenhauer lrsquoavait envisageacute

Nous subissons une expeacuterience qui est analogue agrave ce que nous eacuteprouvons lorsque nous

eacuteprouvons deacutesir et satisfaction du deacutesir mais aucun sacrifice nrsquoest requis Et crsquoest preacuteciseacutement parce que

ceci constitue la nature de lrsquoexpeacuterience musicale que Schopenhauer pense la musique comme une forme

drsquoart tellement eacuteleveacutee3

CONCLUSION

Influenceacutee par la philosophie des Lumiegraveres ou par le romantisme la question des affects

est abordeacutee drsquoune faccedilon qui tranche tregraves nettement drsquoavec celle qui preacutevalait jusqursquoagrave Mattheson

Par la suite et jusqursquoagrave aujourdrsquohui deux aspects qui dans la poeacutetique musicale eacutetaient eacutetroitement

associeacutes ndash celui du discours et celui des affects ndash tendent agrave devenir deux problegravemes diffeacuterents Drsquoun

1 BUDD 1978 chap VII sect 10 2015 p 215 2 WALTON Kendall 1973 p 300 3 BUDD 1978 chap V sect 10 2015 p 168 Pour Schopenhauer la musique laquo est pour nous agrave la fois parfaitement intelligible et tout agrave fait inexplicable cela tient agrave ce qursquoelle nous montre tous les mouvements de notre acircme mecircme les plus cacheacutes deacutelivreacutes deacutesormais de la reacutealiteacute et de ses tourments raquo (SCHOPENHAUER sect 52 p 337) Levinson rappelle lui aussi cette sorte drsquoimpuniteacute que permettent les eacutemotions musicales laquo dans lrsquoisolement contextuel drsquoune reacuteponse musicale il devient possible pour nous de savourer le sentiment pour son caractegravere speacutecial puisque pour une fois la deacutetresse suppleacutementaire qui lrsquoaccompagne dans le contexte de la vie nous est eacutepargneacute raquo (LEVINSON 1997 p 100)

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

241

cocircteacute se deacuteveloppe toute une controverse concernant lrsquoideacutee drsquoun langage musical de lrsquoautre se

multiplient les modegraveles theacuteoriques cherchant agrave rendre compte de la nature et du fonctionnement

des eacutemotions musicales (dans ce dernier domaine un deacutebat majeur tourne autour du creacutedit que

lrsquoon peut apporter agrave la possibiliteacute drsquoexprimer des eacutemotions) Lrsquoeacutetude de la reacuteception de la musique

ndash et donc de lrsquoauditeur ndash tend agrave soulever un inteacuterecirct croissant

CHAPITRE VIII ndash UNE RHEacuteTORIQUE MUSICALE AUJOURDrsquoHUI

INTRODUCTION

La rheacutetorique musicale fait aujourdrsquohui deacutebat que ce soit sur le plan de lrsquoeacutetude de la musique

baroque1 de la recherche drsquoune rheacutetorique musicale qui serait proprement contemporaine2 ou

encore des fondements philosophiques drsquoune telle discipline ndash dans ce dernier domaine

lrsquoopposition est parfois vive entre partisans drsquoune seacutemiotique musicale et tenants du formalisme

musical3 En outre les intentions des compositeurs quant agrave cette conception nrsquoest pas toujours

eacutevidente

En consideacuterant la question [de lrsquoœuvre drsquoart et ses destinataires implicites] du point de vue des

compositeurs il est assez eacutevident que de faccedilon geacuteneacuterale les auteurs du XXe siegravecle nrsquoont attribueacute aucune

importance particuliegravere aux reacuteactions du public face agrave leurs œuvres Ceci ne signifie pas que les

compositeurs aient a priori renonceacute agrave la possibiliteacute de communiquer de toucher ou convaincre les

auditeurs mais plus simplement que lrsquoexigence de solliciter certaines reacuteponses du public nrsquoa pas

constitueacute un reacutefeacuterant essentiel lors de la creacuteation4

1 MALHOMME 2002 SHARPE 2000 Part I3 p 66-83 2 Revue Musurgia laquo Rheacutetorique musicale raquo 2005 3 Voir par exemple les propositions respectives de Nattiez et Dufour ou celles de Budd Kivy et Sharpe 4 Le fait que la musique soit agrave penser en fonction du public et non pas pour elle-mecircme

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

244

Pourtant si lrsquoon souhaite trouver drsquoeacuteventuels candidats au rocircle actuel drsquoune rheacutetorique

musical il sera difficile de ne pas inteacutegrer que lrsquoauditoire doit y jouer une place importante Drsquoautres

points seront agrave prendre en compte ce que le deacutebat sur les eacutemotions musicales a mis en eacutevidence

agrave savoir la neacutecessiteacute de distinguer entre expression et eacuteveil de eacutemotions la critique visant la

rheacutetorique musicale quant agrave ses capaciteacutes agrave reacuteellement eacuteveiller des eacutemotions ou encore le fait que

dans sa forme deacuteveloppeacutee dans lrsquoAllemagne baroque la musique suivait un discours verbal

A APPLICATIONS CONTEMPORAINES DU MODEgraveLE DE RHEacuteTORIQUE MUSICALE

Il nous semble opportun degraves lors de rappeler une opposition classique en lrsquoestheacutetique

musicale celle qui distingue entre conception heacuteteacuteronome et conception autonome de la musique1

Dans le premier cas la musique fait avant tout reacutefeacuterence agrave quelque chose qui lui est exteacuterieur agrave un

pheacutenomegravene extra-musical dans le second elle ne se comprend et ne tient sa valeur que par elle-

mecircme

A1 HEacuteTEacuteRONOMIE ET FONCTIONNALITEacuteS DE LA MUSIQUE

Lrsquoideacutee drsquoune heacuteteacuteronomie de la musique signifie donc agrave lrsquoopposeacute que ses regravegles sont

subordonneacutees agrave des principes ou des finaliteacutes qui lui sont exteacuterieures Il en va ainsi dans le cas des

musiques dites fonctionnelles dont nous pouvons trouver une deacutefinition chez Christian Accaoui

Quand elle est fonctionnelle la musique joue un rocircle elle est au service de quelque chose elle

accompagne une activiteacute ou srsquointegravegre en tant qursquoeacuteleacutement dans un ensemble plus vaste () elle est alors

en partie faccedilonneacutee par le rocircle qui lui est imparti2

La musique fonctionnelle est ainsi deacutefinie comme une musique qui accompagne une

activiteacute Crsquoest eacutevidemment le cas de la rheacutetorique musicale telle qursquoelle fut theacuteoriseacutee de Caccini agrave

1 Voir ARNOLD 1983 t 1 p 734 ainsi que la Preacuteface de Music and the Emotions de M Budd (BUDD 2015 Voir eacutegalement la proposition formuleacutee par L B Meyer et cherchant agrave deacutepasser cette opposition MEYER 2011 p 51-53 2 ACCAOUI 2011 p 136

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

245

Mattheson et crsquoest eacutegalement le cas de maniegravere geacuteneacuterale de nombreuses œuvres de musique

sacreacutee1

Avec lrsquoavegravenement de la laquo musique absolue raquo srsquoest affirmeacutee une attitude critique envers la

musique fonctionnelle C Accaoui attribue plus particuliegraverement agrave Schiller la formulation drsquoun ideacuteal

conciliant lrsquoexigence drsquoune dimension eacutethique de la musique et le rejet de la fonction utilitaire (rejet

lieacute agrave laquo lrsquoestheacutetique du deacutesinteacuteressement et de la contemplation raquo propre au Romantisme)2

Cette attitude srsquoest toutefois poursuivie au-delagrave des seuls romantiques et srsquoest prolongeacutee au

XXe siegravecle tant chez les compositeurs que les theacuteoriciens On retrouve ainsi une charge

particuliegraverement forte chez Adorno formuleacutee agrave lrsquooccasion de sa ceacutelegravebre prise de position contre la

musique de Stravinsky3 ou dans le chapitre laquo Fonction raquo de son Introduction agrave la sociologie de la musique4

Dans ce dernier texte la terminologie utiliseacutee est exclusivement deacutevalorisante laquo langue agrave tout

faire raquo laquo reacutesidu de lrsquoart raquo laquo consolation raquo laquo reacutegression raquo laquo escroquerie raquo laquo tapage raquo (dans le cas de la

musique des geacuteneacuteriques de films) laquo parodie raquo (de la grande musique) laquo ideacuteologie raquo laquo dressage raquo etc

Le verdict est veacuteritablement sans appel5

A2 LA MUSIQUE laquo EN ELLE-MEcircME raquo

En deacutepit drsquoun incontestable deacuteveloppement des conceptions heacuteteacuteronomes agrave partir de la

Renaissance cette tradition ne srsquoeacutetait pas interrompue durant lrsquoeacutepoque moderne on la retrouvait

parmi bien drsquoautres chez Leibniz Euler ou Chabanon6 Mais crsquoest dans le contexte de lrsquoopposition

1 Si lrsquoon devait interroger le concept de rheacutetorique musicale en srsquointeacuteressant de pregraves agrave tout ce qui conditionne lrsquoesprit (ou en drsquoautres termes le met en une certaine disposition ou humeur) nous pourrions eacutetendre cette remarque agrave certaines activiteacutes lieacutees agrave la musique comme la musicotheacuterapie ou au domaine de la musique drsquoambiance 2 laquo une question srsquoimpose que Schilller eacutenonce en termes kantiens comment faire passer la socieacuteteacute drsquoun eacutetat de nature domineacute par le sensible le mateacuteriel la force le physique agrave un eacutetat de raison domineacute par la raison la loi morale Ougrave trouver le levier Sa reacuteponse est simple (lettre 9) Lrsquoinstrument rechercheacute est le bel art () Le problegraveme politique est reacutesolu par lrsquoutopie estheacutetique raquo ACCAOUI 2011 p 141 3 laquo Stravinsky et la restauration raquo in Adorno 2000 4 ADORNO 1994 p 45-59 5 Bien entendu ce choix srsquoexplique par le contexte geacuteneacuteral dans lequel prend place son propos celui drsquoune approche sociologique ainsi que par la critique de lrsquoideacuteologie bourgeoise qui traverse lrsquoensemble de son œuvre 6 Chabanon Michel De la musique consideacutereacutee en elle-mecircme et dans ses rapports avec la parole les langues la poeacutesie et le theacuteacirctre (1785) in MULLER FABRE 2013 p 147-165 EULER 2015 On notera qursquoEuler nrsquoignore pas lrsquoimportance que peut revecirctir une certaine approche discursive dans la musique laquo Il nrsquoy aurait pas grand plaisir agrave entendre une longue suite drsquoaccords alors mecircme que chacun pris isoleacutement serait assez agreacuteable si comme les phrases drsquoun discours ils nrsquoeacutetaient pas lieacutes dans leur sens raquo (EULER 2015 Tentamen III sect 8 p 122) La position de Leibniz quant agrave elle est loin drsquoecirctre strictement tributaire drsquoune vision matheacutematique ndash en deacutepit de ses compeacutetences en ce domaine Intervenant dans le deacutebat concernant le tempeacuterament musical il se montre en effet tregraves reacuteserveacute face agrave Conrad Henfling (lettre de Leibniz agrave Henfling du 24 octobre 1708) ou agrave Christian Goldbach (LEIBNIZ 1998) La lecture de ces textes montre clairement que Leibniz adopte sur ce sujet le point de vue du physicien et accorde une grande place agrave lrsquoacoustique en teacutemoigne son eacutechange avec Edme Mariotte agrave qui il preacutecise en aoucirct 1681 laquo Je distingue dans le son lrsquoorigine la propagation et la perception raquo (Ak III t 3 p 447-482)

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

246

entre estheacutetique de la forme et estheacutetique du sentiment que le formalisme srsquoest plus nettement

affirmeacute

Toutefois lrsquoeacutemergence de lrsquoautonomie musicale et le rejet de la musique fonctionnelle peut

conduire agrave mettre en quelque sorte entre parenthegraveses peu ou prou lrsquoexistence du public Alors

mecircme qursquoeacutetait advenue ce que Kivy nomme la laquo grande seacuteparation raquo de la seconde moitieacute du XVIIIe

siegravecle ndash crsquoest-agrave-dire lrsquoinvention du concert public1 le romantisme menait au laquo primat de lrsquoart sur la

reacutealiteacute raquo2 Aussi au XXe siegravecle nombre drsquoarguments qui par ailleurs pouvaient offrir un grand

inteacuterecirct se retrouvent affaiblis en raison de cet oubli presque complet du public dont ils eacutetaient

porteurs il en va ainsi de la position drsquoAlban Berg dans une poleacutemique lrsquoayant opposeacute agrave Hans

Pfizner3 drsquoAdorno alors qursquoil deacutenonce la musique de Stravinsky laquo comme un objet en soi raquo mais

oublie lrsquousage que le public pourrait en faire de sa propre initiative4 et peut-ecirctre tout autant de

Stravinsky lui-mecircme dans sa ceacutelegravebre assertion preacuteceacutedemment mentionneacutee

A3 CONCEPTION RHEacuteTORIQUE DE LA MUSIQUE

Qursquoen est-il des conceptions de lrsquoautonomie ou de lrsquoheacuteteacuteronomie musicales dans le cas

particulier drsquoune conception rheacutetorique de la musique Nous pouvons agrave premiegravere vue ecirctre tenteacutes

de consideacuterer la reacuteponse comme eacutevidente la rheacutetorique musicale semble pour ainsi dire par

deacutefinition relever de lrsquoheacuteteacuteronomie et mecircme agrave double titre non seulement elle se plie aux regravegles

drsquoun art du langage naturel mais elle se trouve en outre cantonneacutee agrave un rocircle drsquoillustration

drsquoeacuteveacutenements extra-musicaux (description de lieux de caractegraveres peinture drsquoeacutemotions diverses

symboles religieux ou eacutesoteacuteriques etc)

Il faut toutefois signaler que cette consideacuteration ne vaut (et en partie seulement) que si lrsquoon

srsquoen tient agrave la rheacutetorique musicale entendue au sens eacutetroit (historique) du terme mais la rheacutetorique

musicale peut se voir attribuer une porteacutee plus large Drsquoune part une approche contemporaine

pourra envisager de recourir comme bases proprement rheacutetorique aux travaux deacuteveloppeacutees en ce

domaine depuis ces derniegraveres deacutecennies Crsquoest ce qursquoenvisage Carlo Benzi

1 KIVY 2002 Chap 6 ndash Enhanced Formalism p 105 Cette notion de grande seacuteparation (great divide) joue un rocircle important dans lrsquoargumentation de Kivy durant tout ce chapitre 2 ACCAOUI 2011 p 140 3 Face agrave lrsquoacadeacutemisme et le chauvinisme de Pfizner qui entendait deacutefendre lrsquointeacutegriteacute de la musique allemande face au seacuterialisme ou au jazz Berg proposait une analyse drsquoune Recircverie de Schumann mettant en eacutevidence le rocircle essentiel des qualiteacutes formelles il entendait ainsi faire valoir que laquo la perfection formelle engendre la beauteacute qui nrsquoest pas une attente ou une envie du public mais une qualiteacute intrinsegraveque de lrsquoœuvre raquo WARSZAWSKI 2005 laquo Agrave propos de la fonction de la musique raquo 4 WARSZAWSKI 2005 laquo Lrsquoacircme et le corps raquo

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

247

Si lrsquoon veut aujourdrsquohui par analogie avec le passeacute analyser le reacutepertoire contemporain dans

un sens rheacutetorique [en utilisant des figures comme lrsquoanaphore ou la paronomase] il semblera neacutecessaire

de se reacutefeacuterer aux theacuteories preacuteceacutedemment citeacutees eacutelaboreacutees pendant la deuxiegraveme moitieacute du vingtiegraveme

siegravecle1

Drsquoautre part (et cela va souvent de pair dans les conceptions actuelles) si lrsquoon adopte un

sens plus large de la notion de rheacutetorique musicale on doit alors faire place agrave lrsquoideacutee selon laquelle

le discours dans lequel se deacuteploie la rheacutetorique pourrait ecirctre un discours proprement musical ndash et

non celui du langage naturel auquel la musique serait soumise Or crsquoest bien une telle ideacutee que lrsquoon

retrouve dans de nombreuses eacutetudes contemporaines sur la rheacutetorique musicale crsquoest donc pour

ainsi dire une telle rheacutetorique laquo intra-musicale raquo qui est analyseacutee par exemple dans la revue

Musurgia2 On notera au passage que le champ drsquoinvestigation ainsi ouvert devrait conduire agrave

exposer preacuteciseacutement la conception de langage que lrsquoon accorde alors agrave la musique

On peut toutefois srsquointerroger sur la valeur pouvant ecirctre accordeacutee agrave une telle approche de

la rheacutetorique musicale Non pas au sens ougrave elle serait illeacutegitime mais au sens ougrave elle ne pourrait

concerner qursquoun auditoire finalement limiteacute celui du petit nombre des initieacutes agrave la musique pure

savante celui des personnes rompues tant aux regravegles du contrepoint qursquoaux divers laquo langages raquo

forgeacutes par les compositeurs contemporains Agrave deacutefaut drsquoune maicirctrise suffisante des regravegles de la

composition musicale lrsquoauditeur du laquo grand public raquo ne saurait en effet ecirctre concerneacute par une telle

rheacutetorique musicale (pas davantage que nous pourrions ecirctre toucheacutes par une argumentation

formuleacutee en une langue qui nous est eacutetrangegravere) Bien entendu on peut alors faire valoir en

reprenant une ideacutee avanceacutee par L B Meyer3 qursquoun auditeur non exerceacute pourrait tregraves bien ressentir

comme un affect ce qursquoun auditeur exerceacute comprendra intellectuellement comme un eacuteveacutenement

musical preacutecis (la reacutesolution drsquoune dissonance par exemple) Remarquons toutefois que cela

reviendra agrave donner creacutedit agrave lrsquoideacutee drsquoune manipulation de lrsquoauditeur4

Se posera aussi la question de savoir ce que devient le statut des eacutemotions musicales dans

un tel cas Si lrsquoauditoire concerneacute se trouve deacutetacheacute affectivement de la musique dans une attitude

contemplative le but drsquoune rheacutetorique musicale nrsquoest-il pas manqueacute Et si celui qui est susceptible

drsquoecirctre affecteacute lrsquoest alors qursquoil ne maicirctrise pas lrsquoessentiel du discours musical ne serait-il pas affecteacute

pour de mauvaises raisons ndash auquel cas le but serait eacutegalement manqueacute

1 BENZI 2005 p 111 2 Revue Musurgia 2005Voir notamment les articles de S Pasticci et C Benzi 3 MEYER 2011 p 87 4 Dans tous les cas cependant lrsquoideacutee avanceacutee par Meyer reste une hypothegravese

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

248

Si nous prenons en consideacuteration lrsquoopposition entre autonomie et heacuteteacuteronomie nous en

venons donc agrave devoir distinguer entre deux options possibles une rheacutetorique laquo intra raquo musicale et

une rheacutetorique laquo extra raquo musicale Dans le premier cas nous avons affaire agrave un discours strictement

musical dans le second agrave un discours qui lui est exteacuterieur il peut srsquoagir drsquoun discours formuleacute

dans le langage naturel (lrsquoallemand le latin lrsquoitalien le franccedilais etc) qui se trouve illustreacute ou renforceacute

au moyen drsquoeacuteleacutements musicaux ce peut ecirctre aussi si nous nous placcedilons plus speacutecifiquement dans

le contexte contemporain un autre discours comme celui de la narration cineacutematographique

B QUELQUES laquo CANDIDATS raquo POSSIBLES

B1 UNE RHEacuteTORIQUE laquo INTRA-MUSICALE raquo

Dans un numeacutero consacreacute agrave la rheacutetorique musicale la revue Musurgia a preacutesenteacute une seacuterie

drsquoarticles proposant une lecture rheacutetorique de diverses œuvres posteacuterieures agrave la peacuteriode baroque

pour la musique de Haydn (en srsquoappuyant sur les travaux du Groupe micro) pour Schumann ou encore

pour Debussy (la Soireacutee dans Grenade agrave partir drsquoune lecture de Barthes) Deux articles appliquent le

mecircme genre de lecture agrave des œuvres contemporaines

Pour Suzanna Pasticci le critegravere deacutecisif consideacutereacute comme le marqueur drsquoune conception

rheacutetorique de la musique renvoie au caractegravere utilitaire propre agrave la musique fonctionnelle

un eacuteleacutement musical ne peut ecirctre consideacutereacute comme un moyen rheacutetorique que lorsqursquoil est

possible de deacutemontrer que celui-ci est utiliseacute par le compositeur pour susciter des reacuteponses preacutecises et

bien deacutetermineacutees de la part de son auditeur1

Pasticci cherche agrave rendre compte agrave travers des œuvres de Nono et Maderna de la citation

musicale selon une telle perspective

Si lrsquoauditeur parvient agrave lrsquoidentifier et agrave lrsquointerpreacuteter alors la citation assume pleinement sa

fonction rheacutetorique et apparaicirct comme un moyen rheacutetorique utile pour atteindre un effet speacutecifique et

bien deacutetermineacute2

1 PASTICCI 2005 p 103 2 Op cit p 102

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

249

Benzi propose quant agrave lui de srsquoappuyer sur la seacutemiologie pour eacutelaborer un modegravele de

rheacutetorique musicale

Si lrsquoon veut eacutetendre ces principes [ceux de la rheacutetorique] au domaine musical il faut consideacuterer

ce que peut signifier lrsquolaquo intention communicative raquo dans un passage non verbal Les recherches

deacuteveloppeacutees pendant les anneacutees soixante par rapport aux mass media au cineacutema et aux images en geacuteneacuteral

preacutesentent de fortes analogies avec les theacuteories rheacutetoriques litteacuteraires1

Benzi propose alors drsquoanalyser Eacuteclats de P Boulez (le deacuteroulement de lrsquoœuvre) en termes

rheacutetoriques (anaphores paronomases) Il en vient agrave la conclusion en srsquoappuyant sur une expeacuterience

psychologique meneacutee par Iregravene Deliegravege qursquoil laquo existe mecircme dans le reacutepertoire contemporain une

rheacutetorique du discours musical particuliegraverement efficace raquo2

Mecircme srsquoils ont lrsquointeacuterecirct de porter clairement au centre du deacutebat la question laquo utilitaire raquo de

la musique ces deux articles nous semblent repreacutesentatifs drsquoun problegraveme concernant lrsquoideacutee drsquoune

rheacutetorique laquo interne raquo agrave la musique Quand bien mecircme les œuvres les plus reacutecentes qui sont

examineacutees (celles de Nono Maderna ou Boulez) pourraient ecirctre analyseacutees en termes rheacutetoriques

leur processus de creacuteation nrsquoa nullement suivi de tels principes Ces analyses a posteriori drsquoœuvres de

diverses eacutepoques3 permettent donc drsquoenvisager seulement une laquo possible raquo rheacutetorique musicale les

lectures qui sont proposeacutees demeurent des hypothegraveses aucunement des cas aveacutereacutes drsquoœuvres

eacutelaboreacutees selon lrsquoeacutequivalent contemporain de lrsquoancienne musica poetica4 Sans nous prononcer sur le

fait que drsquoautres compositeurs aient pu effectivement proceacuteder ainsi nous ne pouvons toutefois

que constater que la promotion de la rheacutetorique musicale proposeacutee dans les articles de la revue

Musurgia ne rend pas compte drsquoune musique qui soit deacutelibeacutereacutement penseacutee selon une approche

rheacutetorique

B2 LA MUSIQUE DE FILM

En revanche il est clair que dans le cas de certaines musiques laquo fonctionnelles raquo on trouvera

des similitudes avec des caracteacuteristiques propres agrave la musica poetica Il en va ainsi pour les musiques

1 BENZI 2005 p 110 Benzi qui fait notamment reacutefeacuterences aux travaux drsquoU Eco et R Barthes preacutecise que laquo Cette perspective drsquoorigine seacutemiologique permet drsquoanalyser drsquoune faccedilon similaire des œuvres appartenant agrave tous les arts en les consideacuterant comme des textes crsquoest-agrave-dire comme des tissus de signes dont lrsquoefficaciteacute rheacutetorique ne fonctionne que si la forme est clairement reconnaissable par les destinataires raquo 2 Op cit p 129 3 Nicolas Meeugraves et Jean-Pierre Bartoli ont proposeacute une analyse de la Fantaisie en reacute mineur de Mozart selon des critegraveres rheacutetoriques BARTOLI MEEUS 2010 4 Eacutetant entendu toutefois qursquoil nrsquoest pas aveacutereacute non plus que les compositeurs de lrsquoeacutepoque baroque aient eux-mecircmes systeacutematiquement baseacute leur travail de composition sur les traiteacutes de poeacutetique musicale

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

250

accompagnant des productions audio-visuelles drsquoune maniegravere geacuteneacuterale (par exemple dans la

publiciteacute) La musique de film semble particuliegraverement remarquable agrave cet eacutegard on peut en effet

identifier un certain nombre de traits susceptibles de donner creacutedit agrave un tel rapprochement

B21 Multiples fonctions de la musique au cineacutema

La musique de film est appeleacutee agrave remplir diverses fonctions Aaron Copland en aurait

distingueacute cinq (laquo creacuteer une atmosphegravere souligner les eacutetats psychologiques des personnages fournir

un mastic drsquoarriegravere-fond susciter une impression de continuiteacute maintenir la tension puis y mettre

un terme raquo)1 Michel Chion souligne eacutegalement la fonction unificatrice de la musique face au flux

des images parlant drsquoun laquo englobement unifiant raquo il mentionne eacutegalement une fonction de

ponctuation 2 Levinson identifie quant agrave lui quatorze fonctions3

Mecircme si la preacutesence drsquoune narration nrsquoen caracteacuterise pas neacutecessairement toutes les œuvres

le reacutecit est un aspect majeur de lrsquoart cineacutematographique et fait lrsquoobjet drsquoune eacutetude speacutecifique dans

le cadre des analyses de film4 On y retrouve alors reacuteguliegraverement la question du rocircle de la musique

mis en regard avec un reacutecit extra-musical agrave lrsquoinstar de la rheacutetorique musicale la musique se verra

ainsi attribuer le rocircle drsquoexprimer ce que les images tout comme le texte verbal ne peuvent faire

(exprimer des eacutemotions par exemple) Cet aspect de la relation musiqueimages inciterait donc agrave

privileacutegier la compleacutementariteacute entre les deux eacuteleacutements

Je nrsquoaime pas les musiques qui expriment ce qui est eacutevident () Cela me semble inutile et

redondant La musique devrait exprimer tout ce que le texte lrsquoimage le bruitage ne peuvent pas

exprimer Elle doit intervenir comme une sorte drsquoexpression poeacutetique suppleacutementaire5

La relation entre la musique et la narration crsquoest-agrave-dire entre la musique et un discours qui

deacutetermine son eacutelaboration se trouve ainsi caracteacuteriseacutee agrave partir drsquoun concept issu de la narratologie

celui de la dieacutegegravese (ce qui fait partie de lrsquounivers du reacutecit) Michel Chion a eacutelaboreacute une terminologie

concernant la musique de film (et lrsquoaudiovisuel en geacuteneacuteral) il indique notamment les deux

principales positions que peut adopter la musique par rapport au reacutecit du film

1 Citeacute par LEVINSON p 23 2 CHION 2013 p 44-46 3 LEVINSON p 24-25 4 Voir par exemple laquo La meacutediation de lrsquohistoire raquo in JULLIER 2012 p 64-98 5 Entretien avec Vladimir COSMA in BINH MOURE SOJCHER 2014 p 44

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

251

Dite aussi laquo musique non-dieacutegeacutetique raquo la musique de fosse est la musique perccedilue comme

eacutemanant drsquoun lieu et drsquoune source en dehors du temps et du lieu de lrsquoaction montreacutee agrave lrsquoeacutecran () [La

musique drsquoeacutecran] correspond agrave ce qursquoon appelle souvent laquo musique dieacutegeacutetique raquo eacutemanant drsquoune source

existant concregravetement dans le monde dieacutegeacutetique du film dans le preacutesent de la scegravene1

Dans lrsquoeacutelaboration de la musique de film un rocircle central est accordeacute agrave lrsquoexpression ou au

deacuteclenchement des eacutemotions par la musique Cette derniegravere toutefois ne se reacuteduit pas agrave ce but2

Ainsi tout comme chez les theacuteoriciens du XVIIe siegravecle tels Nucius ou Thuringus se distinguait la

technique proprement musicale de celle destineacutee agrave lrsquoexpression des affects du texte (et donc les

figurae principales et des figurae minus principales) la musique de film pourra intervenir soit pour des

raisons indiffeacuterentes agrave tout aspect eacutemotionnel soit pour des raisons y eacutetant eacutetroitement associeacutees

La musique pourra dans le premier cas avoir comme finaliteacute la fonction unificatrice mentionneacutee

preacuteceacutedemment ou encore laquo lrsquoembellissement ou lrsquoenrichissement du film comme objet

drsquoappreacuteciation estheacutetique raquo3 La musique pourra eacutegalement intervenir en produisant un effet soit

empathique soit laquo anempathique raquo selon que la musique semblera en harmonie ou indiffeacuterente vis-

agrave-vis de climat de la scegravene4

B22 Repreacutesentation et eacuteveil drsquoeacutemotions dans la musique de film

Nous nous retrouverons toutefois confronteacute avec la question des eacutemotions dans la

musique de film agrave une distinction souvent eacutevacueacutee et qui pourtant se trouve au cœur du deacutebat

concernant les eacutemotions musicales la distinction entre la repreacutesentation drsquoeacutemotions (qui dans le

cas drsquoun film sont par deacutefinition extra-musicales) et le deacuteclenchement de certaines eacutemotions

suivant lrsquoune ou lrsquoautre des fonctions que peut remplir la musique Ainsi parmi les quatorze

fonctions mentionneacutees par Levinson et plus preacuteciseacutement celles en lien avec les affects certaines

entrent dans le premier cas

lrsquoindication ou la reacuteveacutelation de quelque chose ayant trait agrave lrsquoeacutetat psychologique drsquoun personnage

y compris ses eacutetats eacutemotionnels ses traits de personnaliteacute () la modification ou la qualification drsquoune

caracteacuterisation psychologique drsquoun personnage comme lorsque la musique suggegravere lrsquointensiteacute de la

souffrance drsquoun personnage due agrave la perte de quelqursquoun le fait de souligner ou de corroborer lrsquoeacutetat

psychologique drsquoun personnage ()5

1 CHION 2013 p 200 2 Voir les diverses fonctions de la musique de film mentionneacutees par Copland et Levinson 3 LEVINSON 1999 p 25 Entendue en un sens rheacutetorique une telle musique a dans un tel cas pour fonction de plaire 4 CHION 2013 p 202 laquo Preacutesents avant le drame les musiques ou les bruits anempathiques se continuent pendant ou reprennent apregraves celui-ci sans en ecirctre affecteacutes comme si de rien nrsquoeacutetait raquo 5 LEVINSON 1999 p 24

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

252

Et drsquoautres relegravevent clairement du second

le fait de provoquer directement chez le spectateur une tension une peur une interrogation

une relacircchement eacutemotionnel une joie ou un autre eacutetat cognitif ou affectif de ce genre () le fait de

bercer ou drsquohypnotiser le spectateur afin de faciliter son implication eacutemotionnelle dans un univers

fictionnel auquel il se montrerait autrement reacutefractaire1

On remarquera au passage que ces exemples respectifs peuvent aider agrave bien mesurer ce qui

seacutepare la repreacutesentation drsquoune eacutemotion par la musique et le deacuteclenchement drsquoune eacutemotion par la

musique car il nrsquoest absolument pas assureacute que lrsquoon parle bien des mecircmes eacutemotions voire du

mecircme genre drsquoeacutemotions dans les deux cas ou tout au moins que lrsquoobjet drsquoune eacutemotion donneacutee soit

le mecircme Rien ne garantit que la laquo peur raquo eacuteveilleacutee chez le spectateur soit autre chose qursquoune reacuteaction

psychologique ou physiologique directe aux caractegraveres propres de le musique (ni qursquoelle

laquo repreacutesenterait raquo la peur drsquoun personnage)

Les reacuteponses eacutemotionnelles agrave la musique sont drsquoailleurs parfois comparables agrave des reacuteflexes

elles culminent dans ce qursquoon appelle des frissons musicaux qui libegraverent des endorphines et deacuteclenchent

drsquoimportantes variations du deacutebit sanguin dans les reacutegions du cerveau usuellement impliqueacute dans la

reacuteponse agrave des stimuli aussi gratifiant que le sexe et la nourriture2

Quant agrave la possibiliteacute que la musique puisse bercer ou hypnotiser elle nous renverrait agrave un

pheacutenomegravene comme celui deacutecrit chez Homegravere sous le terme de thelxis cette faculteacute drsquoensorcellement

ou drsquoengourdissement de lrsquoauditeur et lagrave encore donc aucunement agrave une laquo expression raquo drsquoeacutemotion

mais plutocirct agrave un de ces effets ou pouvoirs tels que Tinctoris pouvait les eacutenumeacuterer

Cependant la place accordeacutee aux eacutemotions dans la musique de film pourrait nous

rapprocher de maniegravere plus directe de la tradition baroque de la rheacutetorique musicale Dans un

ouvrage consacreacute agrave la theacuteorie de la musique de film Juraj Lexmann consacre un chapitre entier agrave la

question des eacutemotions agrave leur nature et agrave la maniegravere de les susciter par la musique Lexmann faisant

drsquoailleurs expresseacutement reacutefeacuterence agrave la theacuteorie des affects de Mattheson3 On peut alors consideacuterer

qursquoun tel chapitre complet joue bien lui-mecircme le rocircle drsquoune theacuteorie des affects drsquoune maniegravere tregraves

1 Ibid 2 JULLIER 2012 p 253 3 LEXMANN 2006 p 34

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

253

similaire agrave lrsquoAffektenlehre exposeacutee par Mattheson dans son Vollkommene Cappelmeister (voire

auparavant par la theacuteorie des passions constituant lrsquoune des trois parties de la Rheacutetorique drsquoAristote)

B23 Manuels pratiques de musique de film

Nous envisageons dans ce cas qursquoune comparaison (limiteacutee toutefois) soit possible entre

certains aspects des traiteacutes de poeacutetique musicale baroque et certains ouvrages reacutecents consacreacutes agrave

la musique de film Une telle possibiliteacute pourrait trouver sa justification dans le fait que la musique

pour le cineacutema reacutepond avant tout agrave des exigences pratiques (non agrave des principes theacuteoriques) et que

les ouvrages qui lrsquoeacutetudient puissent ecirctre des laquo manuels raquo destineacutes agrave donner des conseils pour

lrsquoeacutelaboration et la composition de la musique

On trouve un exemple de ce genre avec le Guide pratique de la musique de film de Vivien Villani

Cet ouvrage peut pour partie effectivement faire penser agrave lrsquoeacutequivalent drsquoun traiteacute de poeacutetique

musicale (la viseacutee pratique y est indeacuteniable et se trouve mecircme ouvertement revendiqueacutee) mecircme srsquoil

serait exageacutereacute drsquoy voir une meacutethode agrave proprement parler1 Le deuxiegraveme chapitre est particuliegraverement

reacuteveacutelateur Intituleacute laquo Pouvoirs et fonctions de la musique au cineacutema raquo il constitue en reacutealiteacute les deux

tiers de lrsquoouvrage Y sont preacutesenteacutes les nombreux cas possibles concernant lrsquousage de la musique

(concernant les liens avec lrsquoaction avec les sentiments etc) exposeacutes avec de tregraves nombreux

exemples concrets Lrsquoauteur consacre eacutegalement plusieurs pages aux variations theacutematiques

deacuteclineacutees agrave partir des divers eacuteleacutements techniques orchestration tempo rythme harmonie mode

tonaliteacute registre dimensions style2 De ce point de vue la preacutesentation et le contenu de cet ouvrage

preacutesentent bien une analogie avec le principe des traiteacutes de rheacutetorique musicale lrsquoexposition

deacutetailleacutee des diffeacuterents cas de figure agrave envisager afin de mettre la musique au service du discours

cineacutematographique renvoie agrave lrsquoinvention (et dans la tradition rheacutetorique elle-mecircme agrave lrsquoexamen des

eacutetats de cause) la description des divers aspects techniques concernant le traitement theacutematique

se rapprocherait plutocirct de lrsquoeacutelocution Nous pouvons ajouter le recours massif aux exemples ce

qui renforce la similitude avec les traiteacutes de la musica poetica

B24 Lrsquoauditoire

Il faut enfin souligner le fait que la musique de film est penseacutee en fonction du public cet

aspect relevant de la neacutecessiteacute et non drsquoun choix du compositeur Aussi ce dernier est-il confronteacute

1 VILLANI p 42 2 Op cit p 120-132

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

254

dans son travail agrave des contraintes issues des capaciteacutes drsquoeacutecoute des spectateurs crsquoest-agrave-dire drsquoun

public qui nrsquoest pas forceacutement meacutelomane

Le cineacutema se fonde sur ce que les gens ont deacutejagrave acquis le public ne peut pas comprendre un

message musical nouveau dans un film il doit malheureusement y trouver la confirmation de tout ce

qursquoil connaicirct deacutejagrave1

La musique de film utilise donc le plus souvent un langage musical (nous employons ici

cette expression dans son acception courante) accessible et bien souvent encore tregraves marqueacute par

le systegraveme tonal2 Crsquoest lagrave eacutegalement une caracteacuteristique que lrsquoon peut associer agrave la rheacutetorique

musicale surtout dans sa dimension proprement laquo lutheacuterienne raquo (ou plus largement religieuse)

Lrsquoideacutee de Luther qui est longtemps demeureacutee preacutesente dans la penseacutee des theacuteoriciens de la musica

poetica eacutetait bien de srsquoadresser au large public des fidegraveles non pas agrave un cercle restreint de

connaisseurs (comme pour Monteverdi par exemple3 et plus geacuteneacuteralement dans le cas de la musica

reservata) Drsquoougrave lrsquousage des nombreux emprunts agrave des danses chansons ou hymnes anciens en

drsquoautres termes agrave des airs connus et populaires

Ajoutons que si le public ne constitue pas un auditoire averti dans le domaine de la musique

(que ce soit celui des offices religieux de lrsquoAllemagne lutheacuterienne au XVIIe siegravecle ou celui des salles

de cineacutema drsquoaujourdrsquohui) il sera drsquoautant plus susceptible drsquoecirctre influenceacute par la musique sans avoir

conscience des causes de ce qui lrsquoaffecte4 La question se pose alors comme pour la rheacutetorique en

geacuteneacuteral de la possibiliteacute que le public soit manipuleacute ndash ici par la musique Lrsquoexemple preacuteceacutedemment

indiqueacute de ce que la musique puisse bercer ou hypnotiser entre dans ce cas de figure

On risque alors de retomber dans une situation qui est caracteacuteristique de la rheacutetorique en

geacuteneacuteral le procegraves qui lui est fait drsquoexercer un pouvoir de maniegravere clandestine Crsquoest face agrave cette

eacuteventuelle accusation que la theacuteorie du make-believe de Walton pourrait offrir une porte de sortie Si

en effet on admet que le public dispose bien drsquoune liberteacute propre ndash celle de deacutecider qursquoil est precirct agrave

jouer le jeu auquel lrsquoinvite la musique agrave laquo se raquo faire croire qursquoil est triste qursquoil a peur qursquoil est exalteacute

etc le problegraveme du procegraves fait agrave la rheacutetorique ne toucherait pas neacutecessairement la rheacutetorique

musicale dont la musique de film offre bon nombre de caracteacuteristiques

1 Entretien avec Ennio MORRICONE in BINH MOURE et SOJCHER 2014 p 20 2 Ou durant les premiegraveres deacutecennies du cineacutema hollywoodien par lrsquoemploi de figures musicales heacuteriteacutees du post-romantisme agrave travers les musiques drsquoErich Korngold (eacutelegraveve de Zemlinsky) ou de Max Steiner (eacutelegraveve de Brahms et Maher) 3 Voir MORRIER 2015 4 Pour reprendre la remarque de Meyer il ressentira comme un affect ce que le musicien confirmeacute comprendra comme un enchaicircnement (la reacutesolution drsquoune quinte une cadence parfaite etc)

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

255

CONCLUSION

Afin de mieux cerner ce que fut et ce que peut ecirctre la rheacutetorique musicale dans sa relation

aux eacutemotions nous avons choisi drsquoeacutetudier un champ de recherche tregraves large en insistant toutefois

sur ce qui constitue sans doute la manifestation la plus aboutie et la plus documenteacutee la poeacutetique

musicale de lrsquoAllemagne baroque Nous avons constateacute que la musica poetica srsquoeacutetait bien achemineacutee

vers une pleine assimilation de la rheacutetorique mais que son efficaciteacute pratique reposait toutefois sur

un eacutedifice theacuteorique fragile Lrsquoavegravenement de cette rheacutetorique musicale issue de la preacutedominance

de la prosodie en musique devait servir agrave favoriser lrsquoadheacutesion drsquoun public particulier mais la

conviction selon laquelle il suffisait de repreacutesenter les passions afin de les eacutemouvoir semble marquer

une reacutegression en regard de la penseacutee ancienne (de lrsquoAntiquiteacute au Moyen-acircge) au sujet des affects

et de la musique1 La complexiteacute de ce dernier sujet est toutefois redevenue eacutevidente et se manifeste

agrave travers les deacutebats actuels

1 Rappelons par exemple comment Aristote distingue entre traitements peacutedagogique et cathartique des passions et sa maniegravere

drsquoexposer dans la Poeacutetique les multiples aspects devant ecirctre eacutetudieacutes afin de savoir susciter tel ou tel affect donneacute on peut mentionner

aussi le fait que la liste des effets de la musique fournie par Tinctoris preacutesente une typologie de quatre sortes drsquoeffets fonctionnant

selon les cas drsquoune maniegravere diffeacuterente

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

258

Lrsquoexamen de la poeacutetique musicale germanique nous a permis de tirer un certain nombre

drsquoenseignements En premier lieu le fait qursquoelle ne peut ecirctre envisageacutee comme une tradition

homogegravene lrsquoensemble des eacutepisodes successifs qui la composent (de lrsquoinfluence de Luther agrave ses

ultimes manifestations) laisse apparaicirctre au moins deux eacuteveacutenements deacutecisifs agrave savoir lrsquoinfluence

italienne et le renouvellement de la theacuteorie des passions De plus les trois grandes peacuteriodes que

nous avons distingueacutees ne correspondent pas agrave la peacuteriodisation que lrsquoon attribue geacuteneacuteralement agrave la

musique baroque Ensuite la poeacutetique musicale qui pourtant srsquoappuyait clairement sur un domaine

exteacuterieur agrave la musique celui de la parole semble paradoxalement avoir apporteacute une contribution

importante agrave lrsquoeacutemergence drsquoune notion drsquoœuvre musicale (le laquo poegraveme musical raquo) de plus en plus

autonome et affranchie de sa vocation utilitaire Il est eacutegalement apparu que les figures de

rheacutetorique musicale en deacutepit drsquoun foisonnement qui pourrait les rendre difficiles agrave appreacutehender

ne procegravedent pas drsquoun choix naiumlf mais drsquoune longue eacutelaboration poursuivie au fil des deacutecennies

Enfin nous avons eu la confirmation (utile dans la perspective de lrsquoeacutevolution ulteacuterieure de la

musique) que le statut des eacutemotions dans la rheacutetorique musicale eacutetait conditionneacute par lrsquoexistence

des paroles donc par un discours externe agrave la musique

Ce bilan de la musica poetica est toutefois agrave mettre en perspective avec ce que la theacuteorie

musicale peut proposer en regard drsquoune telle conception que ce soit avant la Renaissance ou apregraves

le XVIIIe siegravecle On trouvera ainsi diverses continuiteacutes et ruptures Par exemple ce qui en termes

rheacutetoriques se rapporterait au devoir de plaire trouvait deacutejagrave une expression dans lrsquoAntiquiteacute sous la

notion de terpsis on la retrouve dans le rocircle confieacute au choral par Luther une finaliteacute semblable

apparaicirct dans la fonction attribueacutee agrave la musique de film consistant agrave preacuteparer favorablement le

spectateur Une autre similariteacute peut ecirctre observeacutee entre le rocircle de la contrefacture drsquoairs populaires

utiliseacutee pour la musique religieuse et le recours agrave des musiques familiegraveres (par exemple des

chansons ceacutelegravebres) dans la musique de film Au titre des ruptures on notera le deacutepassement du

laquo paradoxe augustinien raquo opeacutereacute par Luther celui de lrsquoopposition longtemps irreacuteductible entre musici

et cantores ou encore le deacuteclin du recours au modes

Drsquoautres eacuteleacutements significatifs peuvent aussi ecirctre retenus qui peuvent se reacuteveacuteler

probleacutematiques Le fait que les auditoires de la rheacutetorique musicale semblent toujours particuliers

(et non pas universels) la dimension utilitaire susceptible de heurter la sensibiliteacute estheacutetique de

lrsquoart pour lrsquoart la question du langage enfin et de la porteacutee que lrsquoon peut accorder au concept drsquoun

laquo langage musical raquo (et partant celui drsquoun discours musical)

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

259

Quels reacutesultats peuvent ecirctre mentionneacutes en ce qui concerne lrsquoeacutetude de la rheacutetorique

musicale concernant les eacutemotions Il semble que lrsquoon puisse faire valoir ici lrsquointeacuterecirct de la distinction

entre les trois instances oratoires (en mentionnant toutefois les limites de lrsquoexercice) Dans une

conception rheacutetorique de la musique la triade ethoslogospathos permet en effet de porter

respectivement son attention (a) sur le point de vue de lrsquoorateur (le laquo meacutelopoegravete raquo compositeur ou

interpregravete) sa technique et eacuteventuellement ses propres eacutemotions (b) sur lrsquoœuvre elle-mecircme

consideacutereacutee comme un message (agrave partir de la theacuteorie de lrsquoinformation) et sur les eacuteleacutements qui la

constituent (les figures par exemple) (c) sur le public enfin dont on a pu observer agrave quel point

son rocircle (et notamment sa participation active) pourrait ecirctre essentielle agrave la compreacutehension des

eacutemotions musicales

On remarquera en outre que le domaine des affects peut ecirctre envisageacute soit en termes de

pathos (ce agrave quoi on tend agrave les associer prioritairement) soit en termes drsquoethos Les choses se

compliquent toutefois quelque peu ici dans la mesure ougrave cette opposition est susceptible de

traduire celle qui existe entre une eacutemotion eacutepisodique et une eacutemotion dispositionnelle (dichotomie

employeacutee par Nietzsche pour critiquer la musique drsquoavant Beethoven et Wagner) mais aussi pointer

la diffeacuterence entre passions violentes (traiteacutees par la catharsis) et passions modeacutereacutees (qursquoil convient

drsquoenseigner)

On notera par ailleurs qursquoune eacutetude des eacutemotions musicales selon la grille de lecture de la

rheacutetorique met en eacutevidence (ou plus probablement rappelle) la multipliciteacute du vocabulaire qui

existe en ce domaine Sur ce point il nrsquoest pas assureacute que la preacutefeacuterence actuelle accordeacutee au terme

laquo eacutemotion raquo se reacutevegravele plus satisfaisante qursquoune autre il nous est apparu que le terme plus geacuteneacuteral

drsquolaquo affect raquo dans le cadre du preacutesent sujet pourrait offrir une plus grande pertinence

Rappelons enfin que le principe mecircme drsquoune rheacutetorique pourra toujours susciter la

meacutefiance Qursquoelle soit ou non musicale elle est toujours susceptible drsquoecirctre perccedilue comme une

manipulation La question en suspens est donc de savoir dans quelle mesure (et pourquoi) on peut

ecirctre disposeacute agrave accepter une telle manipulation

En outre la rheacutetorique musicale des traiteacutes germaniques srsquoadressait (au moins initialement)

agrave un auditoire speacutecifique celui des fidegraveles reste donc agrave savoir srsquoil existe aujourdrsquohui un auditoire

aussi clairement identifieacute1 et qui pourrait reacutepondre aux objectifs drsquoune nouvelle rheacutetorique musicale

Ce problegraveme du pouvoir inheacuterent agrave celui de la rheacutetorique se retrouve dans lrsquoideacutee que lrsquoon

peut se faire drsquoune rheacutetorique musicale contemporaine (soit laquo purement raquo musicale soit au service

drsquoun discours exteacuterieur) Aussi les deux maniegraveres de concevoir la rheacutetorique musicale renvoient

1 Celui du tregraves large public viseacute par lrsquoindustrie culturelle par exemple

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

260

vraisemblablement agrave deux maniegraveres de concevoir notre rapport en tant qursquoauditeur au discours

Celle qui suppose une distance et un jugement estheacutetique preacutesente lrsquoavantage de goucircter les subtiliteacutes

drsquoun discours le cas eacutecheacuteant drsquoun discours proprement musical Lrsquoautre rapport plus passif (bien

que cette passiviteacute puisse ecirctre accepteacutee comme un jeu auquel on se precircte) offre un autre inteacuterecirct

celui de vivre un riche parcours eacutemotionnel tout en eacutetant dispenseacute des deacutesagreacutements de notre

existence quotidienne

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

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INDEX

A

Abromont Claude 26 27 30 38 40 47 49 70 81 89 90

94 95 98 121-123 125 130 170-172 184 185 188

197 261

Accaoui Christian 85 88 102 244-246 261

Achille 24

Adlung Jacob 170

Adorno Theodor 245 246

affection musicale 136

Affligemensis Johannes 48

Agazzari Agostino 97 101 261

Agricola Martin 70 73 76 122 126 142

Agrippa Cornelius 54

Ahle Johann Georg 169 185

Alceacutee de Mytilegravene 24

Alcuin 47

allopathiquehomeacuteopathique 34 37

Altenmuumlller Eckart 216 217 222 266

Ambroise 46 61

Amphion 25

anabasis 160

anaphore 147 247

apaisement 34 81 82 124

appraisal 214

Arasse Daniel 271

Arbo Alessandro 3 209 234 235 261

Archiloque 23 24 265

Archytas 31

Arezzo Guido 47 86

Aribo Scholasticus 48

Arion de Meacutetymneacutee 34

Aristide Quintilien 24 28 40 41 84 178

Aristote 5 16 20 30 34 36-41 44 50 61 74 75 82 85

93-95 98 101 103 104 106 111 113 121 130 144-

147 151 160 179 210 212 220 222 235 253 257

261 262 267

Aristoxegravene 20 24 29 38-40 51 84 93 95 106 109 111

262 271

Arnold Denis56 58 76 83 91 95 113 127 161 244 261

arts libeacuteraux 55 64 87 96 131 137

Artusi Giovanni Maria 20 40 91 92 97 105 106 107

108 109 110 111 113 114 115 116 162 262

Atlas Alban W 261

Augustin 6 20 46 47 48 50 59-62 64 65 77 89 151

152 261 262

Aureacutelien de Reacuteomeacute 47 86 87

autonomie musicale 12 125 127 157 186 189 191 196-

198 200 202-204 207 208 230 244 246 248 258

Avianus Johannes 130

B

Bach Johann Sebastian 72 112 120 169 170 188 207

263 265

Bardi Giovanni de 8 19 93-99 101 103-105 121 268

Barker Clive 39 40 262

Bartel Dietrich 20 124 125 141 154-157 159 160 161

163 164 169 170 171 173 184-187 262

Barthes Roland 248 249

Bartoli Jean-Pierre 249 262

Basile saint 44 59

Beck Philippe 85 261 262

Begravede le Veacuteneacuterable 152

Beethoven Ludwig von 204 229 230 259

Beacutelis Annie 38 39 262

Beltrando-Patier Marie-Claire 54 57 63 262

Bembo Pietro 92 94

Benzi Carlo 246 247 249

Berg Alban 246

Bernhard Christoph 10 20 142 156 161-164 168 171

186 214 261 262 266

Bigand Emmanuel 216-219 221 222 262

Bisaro Xavier 58 59 71

Blay Michel 269

Boegravece 6 18 20 29 34 46 47 51 63 82 84 86-89 92 95

105-107 124 125 129 138 181 262

Boucourechliev Andreacute 220 231 232 262

Boulez Pierre 249

Bouton-Touboulic 46 59 60 263

Bracciolini Poggio 55

Brahms Johannes 199 204 254

Britta Marlegravene 47 50 263

Bucer Martin 62 64

Budd Malcolm 20 201-210 212 219-221 223-225 227

228 231 234 235 238-240 243 244 263

Burmeister Joachim 20 113 122 128 131-138 141 142

143 146 149 150 154-156 163 164 168 169 171

173-178 190-192 202 207 263 270

Burney Charles 93

Butler Gregory 121 175 178 181 188 263

Buxtehude Dietrich 120 167

C

Caccini Giulio 20 93-96 98-100 103 104 108 114 207

244 263 266

cadence 130 135 149 163 206 254

Calvin Jean 62 63

Calvisius Sethus 130 131 156 168

Cantagrel Gilles 57 64-69 71 73 181 263

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

274

cantor 7 68 70 71 76 86 88 123 125 126 130 131

135 141 142

Cardan Jeacuterocircme 103

Carissimi 80 159 161 164 267

Carrilho Manuel Maria 152 176 263

Casati Roberto 231 232 263

Cassender Guy 58

Cassiodore 6 46 47 152

Castiglione Baldassare 55 100 114 131

catabasis 160

catharsis purgation 5 34 36 37 49 65 75 102 103 108

222 259

Celtes Conrad 67 73

Chabanon Michel 245

Chailley Jacques 42 43 263

chants populaires 26

charme 25 36 60 134

Chastel Andreacute 263

Chiello Giuliano 263

Chion Michel 250 251 263

choral 7 25 67-69 72 74 258

chromatique (genre) 29 107 115

Chrysostome 61

Ciceacuteron 16 29 30 50 55 72 76 94 130 134 144 146

149 151 153

clarteacute 158

clausule 127 135 136 145 149

Clerc Pierre-Alain 167 263

Cochlaeus Johannes 70 73 123

Collins-Judd Cristle 123 124 264

complexus symplokegrave 160

consonance 163

contemplation 66 110 202 203 225 226 233 245

contenu (de la musique) 46 59 89 95 133 146 151 152

200 206 208 233 235 253

contrefacture 68 258

contrepoint 72 73 90 92 96 97 99 105 121 125 127

129 162 174 175 184 247

convenance 27 38-41 48 100 108 128 153 157 189

Cooke Deryck 207 208 214 221 264

Coppin Geacuteraldine 212 264

corruption de lrsquoacircme 40 53 63 64

Corsi Jacopo 95

corybantisme 36 61

Cosma Vladimir 250

coupure par rapport aux eacutemotions 237 265

courage 22 23 28 183

crainte 41 148 158 180 239

cyclosis 160

D

Da Col Paolo 88-90 264 272

Dahlhaus Carl 186 195 198 199 264

Damasio Antonio 215 264 266

Damon dAthegravenes 5 27-31 34 37 45 64 138

Danblon Emmanuelle 144 145 264

danse 26 45 68 182 254

Darsel Sandrine 203 237 264

Darwin Charles 205 206 210 212 227 234 264

Davies Stephen 125 219 234 235 264

De Buzon Freacutedeacuteric 196 264

De Laborde Jean-Philippe 23 264

De Libera Alain 152 265

De Schloezer Boris 226 265

Debussy Claude 226 248 265

decorum 73

DeFord Ruth 123 265

deacutegoucirct 137 182 213 220

Delattre Daniel 30 265

Delgutte Michelle 69 265

Della Porta 103

Dellacherie Delphine 216 270

Deacutemeacutetrios de Phalegravere 151

Deonna Julien 211-214 220 265

Des Places Eacutedouard 23 265

Descartes Reneacute 115 116 178 212 215 220 265-266 270

Deschamps Eustache 55

description purement audible 202

deacutesespoir 239

Desprez Josquin 64 91 96 125 130 156 164

devoirs de lrsquoorateur 9 16 33 35 74 84 89 90 92 94 98

100 108 115 116 129 136 137 143 147 153 157

158 162 174 181 182 190 257

diatonique (genre) 29 107 115

dieacutegegravese 250 251

Dionysos 27 33 35

discours musical 17 18 19 88 113 122 128 129 137

150 159 162 168 169 182 196 247 249 258 266

disposition 8 34 37 74 111 112 123 127 129 133 137

142 145-147 167 175 177-180 189 191 211 212

229 235 236 245

dissonance 95 100 107 155 162 163 168 177 223 247

Dokic Jeacuterocircme 231 232 265

Doni G B 96

dorien (mode) 31 39 148

douceur musicale 6 23 48 67 92 147 196

Dressler Gallus 20 72 125-132 135 136 138 141 142

156 173 174 177 191 192 265 271

Dubreuil Pascal 131 132 134 138 141 142 265 270

Dufour Eacuteric 209 229-232 243 261 265

Dufourt Hugues 265 266

dunamis 39 40

Dunstable John 83

Duraacuten Domingo Marcos 49

dynamique 11 129 172 173 183 185 190 192 201 202

214 217 228 234

E

eacutecriture musicale 98 111-114 123 124 130 133 150 159

169 187

effets caricaturaux 43 144 183 192

Ekman Paul 212 220

Elliott R K 206

eacutelocution 27 55 73 111-113 123 128 133 138 142 144

146 147 150-153 157-159 164 168 189 191 193

253 281

eacutemotion de base 212 220

eacutemotion dispositionnelle 211 259

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

275

eacutemotion eacutepisodique 259

eacutemotion eacuteprouveacutee de lrsquointeacuterieur ou de lrsquoexteacuterieur 206

eacutemotion speacutecifiquement musicale 227

eacutemotions neacutegatives 12 190 219 221 222

enharmonique (genre) 29 98 107 115 148

enthousiasme 23 33 75 96 148

entrelacement des voix 92

Eacuterasme 7 60-62 64 66 75 268

Eacuteros 35

estheacutetique du sentiment 198 203 226 246

eacutethique musicale 27-33 37 45

ethos 6 12 41 228

ethos des modes 6 41 42 44 64 129 138

ethos musical 150 229

Euler Leonhard 245 265

eacuteveil musical de lrsquoeacutemotion 11 44 66 102 103 128 137

178 180 181 184 200 201 214 220 233 244

exeacutecution 70 84 86 114 124 143 169 186 187

exorde exordium112 127 128 133 137 147 153 158 177

178 206

expression musicale de lrsquoeacutemotion 202 234

expressiviteacute musicale 104 232 234

F

Faber Heinrich 70 123 125 156

Fabre Florence 197 226 245 269

Fauquet Joeumll-Marie 264 265

Favre Daniel 226 236 237 265

Fenlon Iain 84 265 271

Ficin Marsile 6 49 50 54 93 263 265 266

figurae compositae 171

figurae fundamentales 163

figurae ideales 168 171 172

figurae minus principales 155 156 160 163 171 251

figurae principales 11 18 20 40 70 155 156 160 163 164

169 171 189 192 203 204 212 219 227 250 251

281

figurae simplices 168 171

figurae superficiales 163 168

figuralisme madrigalisme 113

figure de rheacutetorique musicale 136 138 154-156 160 168

171 186 192 214 229 230 258

figure de silence 172

figurenlehre 142 153-156 161 164 167 168 171 175 186

figures sonores 173

Finck Heinrich 64 125

Finck Hermann 91 125 266

Fludd Robert 168

fonctions (de la musique) 87 126 145 198 250 251 253

Fontaine David 85 266

Ford Andrew 23 266

Forkel Johann Nikolaus 174 186 187 199 200

formalisme 198 199 203 246

Frangne Pierre-Henry 92 95 105 106 108 109 111 115

262

Frege Gottlob 219

Freud Sigmund 207

Frijda Nico 212

Fubini Enrico 28-31 33 39 41 47 48 50 59 60 81 82

84 88 89 105 209 266

G

Gabrieli Giovanni 69 79 161

Gaffurius 73 96 107

Galien 28

Galilei Vincenzo 8 40 90 93 94 96 97 99 104 105

108 109 116 142 161 269

Gallo Alberto 148 153 266

gamme 27 31 42 148 213

Gardes-Tamine 144 151 175 266

Geacuterold Theacuteodore 45 47 266

Giacomini Lorenzo 102 103 266

Glarean Heinrich 43 44 72 89 91 96 107 123 156 181

Godwin Jocelyn 266

Goldbach Christian 245 267

Gombert Nicolas 130

Gorgias 144 269

Gozza Paolo 49 266

grammaire 55 67 70 71 119 134 144

Greacutegoire le Grand 152

Grewe Oliver 216 217 222 266

Groupe Mu 85

Gueacuteranger Prosper 81 266

Guicharrousse Hubert 121 266

Guillard Georges 67

Gurney Edmund 226-228 233 266

H

Hacker P M S 211 266

Hameline Jean-Yves 58 59 61-63 66-69 71 73 76 262

Hanslick Eduard 199-204 208 219 220 225-227 266

harmonie 21 27 28 31 32 34-42 44 47 48 50 51 54

60 63 82 89 90 92 101 104-108 110 111 114 116

127-129 132 134-137 145 163 175 188 199 231

251 253 270 271

harmonie universelle 35 51 104 105 107 116

Harnoncourt Nikolaus 150 266

Haydn Joseph 248

Heinichen David 168 184

Henfling Conrad 245

heacutereacutesie de lrsquoexpeacuterience seacuteparable 208 221 223 226 235

Hermagoras 176

Hermogegravene de Tarse 158

heacuteroiumlsme 183 232

heacuteteacuteronomie musicale 121 244 246 248

Heuillon Joeumll 95 96 98 100 102 103 263 266

Heyden Sebald 73 122 123 264

Hilse Walter 163 266

Hoffmann ETA 195 198

Homegravere 23 24 26 41 252 269

Horace 70 72 73 92 94 95

Houdeacute Olivier 267 271

Hucbald de Saint-Amand 47 48

humeur 129 181 208 211 229 245

humiliteacute 48 133 179

Hurard Franccedilois 264 267

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

276

hypotypose 113 133 171 172

I

imitation 5 6 16 29 34 49 54 58 60 85 89 95 97 99

102 108 113 123 133 149 155 157 160 197 206

209 234 270

ineffable 66 187 198 215 232

instruments et eacutethique musicale 27 31 32 34 36 47 50 83

87 98 101 105 125 128 195

intelligibiliteacute des paroles 7 17 19 57 58 61 63 81 120

196 197 240

interpreacutetation 75 81 88 98 150 159 175 183 184 222

224 226 229 230 259 261 266

intervalle 21 32 38 39 42-44 47 71 89 90 92 94 98

104 113 115 127 129 137 172 181 187 190 192

207 230

invention 24 26 66 101 111 112 123 127 133 146 147

152 168 175-178 180 183 184 189 207 246 253

ionien (mode) 31

Isidore de Seacuteville 47 48 152

Isocrate 144-146 148 151

ivresse et musique 27 81

J

jalousie 180 205

James William 213

Janet Paul 211

Janovka Tomas Baltazar 156 170 171

Jean XXII 81 266

joie 66 128 129 160

Joly Jacques 266

jugement musical33 39 40 86 92 106 204 215 226 239

260 262

Jullier Laurent 250 252 267

K

Kambouchner Denis 215 267

Kant Emmanuel 197 198 201 203 267

Kircher Athanasius 129 156 159-162 164 168 170 171

181 184 266 267

Kivy Peter 203 219 233-235 243 246 266

Knox Dilwyn 123 267

Koerndle Franz 58 69 72

Kolinsky Reacutegine 216 266 267 271

Kopiez Reinhardt 216 217 222 267

Kraege Jean-Denis 121 267

L

La Mothe Le Vayer Franccedilois de 179

Labie Jean-Franccedilois 56 64 65 69 71 267

Lalande Lalande 211

lamentation 22 23 39 107 138 157 182

Lampadius 122

Lamy Bernard 185 186

Lange Carl 213

Langer Suzanne K 209 210 221 232 267

Lasos dHermione 27

Lasserre Franccedilois 22 24-31 33 34 38 39 42 43 267 270

Lassus Roland de 69 72 91 130 142 154 156 164 174

Le Cerf de la Vieacuteville Jean-Laurent 173

Lefegravevre dEacutetaples 107

Legrand Raphaeumllle 156 159 160 161 267

Leibniz Gottfried Wilhlem 245 267

Levinson Jerrold 219 221 222 235 238 240 250 251

267 268

Lexmann Juraj 252 268

Lidov David 268

Liegravege Jacques de 81

ligatura 163

Listenius Nikolaus 70 76 123-125 156 268

liturgie 50 56-58 61 67 70-72 74-76 81 88 121 123

281

logique musicale 199

Lohmann Johannes 21 22 24 40 43 148 268

Loreacutee Denis 103 268

Lossius Lucas 122 131 142

Luther Martin 7 9 18 19 53 56 59 64-70 73 75 76 91

121 122 124 151 152 185 254 258 266-268

lutheacuteranisme 17 19 53 54 56-58 65 66 67 70-76 79

120-123 125 141 142 159 188 192 214 254 264

268 281

lydien (mode) 31

M

Machabey Armand 45 268 271

Maderna Bruno 248 249

Maffei Giovanni Camillo 98

make-believe theory 12 238 239 254

Malhomme Florence 91-95 108 243 262-269 271

Marcello Benedetto 178

Marenzio Luca 142

Margolin Jean-Claude 61 62 66 268

Mariotte Edmeacute 245

Martianus Capella 27 28 47

Mattheson Johann 19 20 142 150 168 170 173-184

186 188 190-192 200 207 210 219 229 240 245

252 268

medium 127 128 137 153 177

Meeugraves Nicolas 249

Mei Girolamo 8 20 40 90 92-98 104 108 109 112 142

150 161 205 268 269

Melanchthon Philippe 67 71 75 76 123 131 150 155

meacutelancolie 18 65 73 102 221 228

meacutelisme 61 63 95 233 234

meacutelodie 8 17 21 22 24 26 29 32 33 36-41 44 48 60

63 68-72 81 83 94 107 109-111 115 125 130 132

134-136 148 153 161 162 168 171-175 182 199

200 203-205 234 270

meacutemoire (rheacutetorique) 39 40 46 60 123 141 146 147

189 271

Mersenne Marin 40 90 129 264

message musical 197 214 235 254

meacutetrique 27 38

Meyer Christian 262 268 269

Meyer Leonard B 223 268 269

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

277

Meyer Michel 74 269

Michels Ulrich 23 83 269

Mill John Stuart 238 239 269

mimesis 16 28 34 37 49 85 101 236

Mizler von Kolof Lorenz Christoph 170

mneacutemotechnique (fonction) 22 47

modaliteacute 90 184

mode 6 11 17 19 21 26 28 29 31 34 36 37 41-44 48-

50 64 71 72 89 93 94 102 105 107 108 126 129

133 138 160 162 164 168 170 171 180 181 190-

192 203 229 258

mode eccleacutesiastique 18 42 129 170

modestie 171 176

modulation 46 60 100 115 197

monodie 69 82 94 101 116 161 172 173 205

Monteverdi Claudio 109 110

Monteverdi Giulio Cesar 110

Morais J 216 268

Morricone Ennio 254

Morrier Denis 107 111-116 163 254 269

Moutsopoulos Evangheacutelos 28 32 269

mouvement ideacuteal 12 227 233

Mozart Wolfgang Amadeus 207 249 262

Muffat Georg 168

Muller Robert 66 69 72 73 197 226 245 268 269

Murs Jean de 48 49 81 82 268 269

Museacutee 25

musica reservata 254

musici et cantores 64 88 258

musique absolue 198 203 245 264

musique comme langage des eacutemotions 196 203 208 215

229 233

musique comme religion de lrsquoart 198 199

musique comme symbole 12 48 68 208 209 210 232

musique de film 249 250 253 254 263 267

musique des sphegraveres 36 40 46 48 49 62 63 66 92 115

musique et langage 11 12 23 24 55 61 85 91 121 125

130 144 151 152 154 185 186 191 196-200 203

207 208 215 221 229-234 241 246-248 254 258

263 270

musique figureacutee 72 74 113 196

musique instrumentale 62 125 176 184 186 195 196 198

musique lascive 62 75 82

musique subordonneacutee au texte 63 89 121

myxolydien (mode) 24 37

N

narration 57 147 153 158 230 248 250 267

Nattiez Jean-Jacques 232 243 262 263 266 267 269

Neidhardt Johann Georg 171 200

Nicolaiuml Philippe 69

Nokter Balbulus 47

nome 26 27 41

Nono Luigi 248 249

note de passage (commissura passagio) 21 115 155 160 163

173

Nucius Johannes 154-157 159-161 163 164 169 184

186 251

Nugier Armelle 212-214 270

O

Ockeghem Johannes 91 96

Odon de Cluny 107

ornementation 43 101 128 130 138 149 152 153 157

174 175 185 189

Ornithoparcus Andreas 70

Orpheacutee 25

P

paix inteacuterieure 67 75

Palestrina Giovanni Perluigi da 91 164

Palisca Claude V 93 96 268 270

Paracelse 54 103

paronomase 187 247

parties de la rheacutetorique 11 32 35 36 57 83 84 89 94

103 104 106 111 113 123 125 127 132 133 135

138 142 145-147 150 152 155 159 168 169 175-

178 180 182 186 189 207 253

passion amoureuse 22-24 35 45 65 116 160 171 179

180 182 205 211 212 220 262

passions modeacutereacutees 5 34 41 50 74 75 81 82 102 259

passions violentes 5 35-37 41 50 75 94 102 103 259

Pasticci Suzanna 247 248

pathopoeia 156 163 171 229

peacutedagogie par la musique 30 47 57 142 268

Perceau Sylvie 24-26 34 35 41 270

Peretz Isabelle 216 268

Peri Jacopo 27 41 95

Peacutericlegraves 28

peacuteriode 17 19 22 42 45 47 54 74 127 136 145 149

150 159 167 172 248

Pernot Laurent 74 94 130 144 145 146 151 157 158

176 270

peacuteroraison (finis) 147 153

persona 235

persuasion 17 18 24 25 35 41 143-145 181 192 235

281

peur 41 148 158 180 239

Peutinger Conrad 67

Pfizner Hans 246

phantasia 171 184

Philodegraveme de Gadara 30 264

Philolaos 31

phrygien (mode) 27-29 31 36-38 42-44 50 115 138

physiognomonie 8 103 116

Pindare 23 27

Platon 5 23 24 30-33 35 36 38-40 44 45 61 84 89

102 104 105 110 124 137 144 146 148 151 179

265 269 271

pleacutenitude 22 24 25 34 167

Plotin 103

Plutarque 26 36 40 41 44 93

poegraveme musical 125 127 132 133 137 189 190 206 258

poeacutesie lyrique 22-24 265

poiumleacutetique 18 121

polyphonie 61 68 69 71 83 94 97 101 154

ponctuation 130 182 250

Popper 219

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

278

Porphyre 40 84

pouvoirs (de la musique) 7 15 21 40 47-50 55 58 61-65

81 178 230 252

Praetorius Michael 121

Pratinas de Phlionte 27

preacutedication 19 53 57 58 66 68 72 76 77 142 152 189

Printz Wolfgang Caspar 169 172 173

Prodicos 28 144

prononciation 27 58 61 133 134 138 146 155

prosodie 31 56 94 123 257

Protagoras 144

Pseudo-Plutarque 26 36 41

psychagogie 41

psychologie expeacuterimentale et musique 215 219 222 223

Ptoleacutemeacutee Claude 8 40 84 93 105 106 109

purgation 34 37 75 94 102 108

Pythagore pythagorisme 32 92 271

Q

Quantz Johann Joachim 174 185

quasi-eacutemotion 239

quasi-syncopatio 163

quasi-transitus 163

Quintilien 16 20 24 28 29 35 40 41 50 55 72 76 84

130 132 135 143 144 146-149 152 153 155 158

175 178 182 185 186 270

R

Raguenet Franccedilois 173

recitar cantando 99

reacutecitatif 54 99 182

Reacutegnier M-A 86 270

repetitio 155 156

repreacutesentation drsquoun affect 16 24 54 86 97 99 102 103

171 172 176 177 202 203 209 211 213 228 229

230 251 252 270

Rey Alain 127 270

Reynaud Christian 265

Rhau Georg 66 122

rheacutetorique et manipulation 58 144 238 247 259

Ribot Theacuteodule 211

Ridley Aaron 219 233 234 270

romantisme 12 187 198 204 207 215 240 246 254

Rore Cypriano de 79 84 94 97 110 114

Rosen Charles 270

Rouget Gilbert 35-38 43 44 270

Rousseau Jean-Jacques 34 197 198 205 229 234 270

Roussier Pierre-Joseph 23 34 264

Ruffo Vincenzo 79

Ryle Gilbert 215 271

rythme 17 27 31 32 34 36 38 41 44 47 49 81 82 89

94 110 114 138 145 149 153 158 168 172 173

180 181 187 190 200 205 214 229 253

S

Salinas Francisco 107

Salvador Luc Laurent 266

Samber Johann Baptist 168

Samson Seacuteverine 216 217 271

Sander David 212 264

sanglots 160 187

Sappho 23 24

Scacchi Marco 161 164

Scheibe Johann Adolph 184-186 205 214 234

Scheibel Gottfried Ephraim 188

Scheidt Samuel 72

Schiller Friedrich von 245

Schopenhauer Arthur 12 199 203 204 213 219 229 240

269 271

Schrade Leo 91 96 97 99 110 112 114 159 161 271

Schumann Robert 246 248

Schuumltz Heinrich 121 159 161 164 263 264

science musicale 38 47 60 131

Scruton Roger 219 235

seconda prattica 8 19 110 111 114 116 121 159 162

seacutemiologie 249

Segraveve Bernard 230 271

Sextus Empiricus 25

Shannon Claude 224

Sharpe R A 243 271

Sieacuteroff Eacuteric 223 270

signification musicale 223 224 232

Simonius T Johannes 154

sinceacuteriteacute 58 147 158 238 239

Socrate 31 36 271

soleacutecismes 134 137

Solon 25

sophistes sophistique 28 30 143 144 152 238

sortilegravege 25

souffrance 22 23 34 95 236 251

Souvtchinsky Pierre 226 271

Spalatin G 68

Spangenberg Johann 123

Spiess Meinrad 172 184

sprezzatura 8 100 101 112 114

stenasmos 160

stile concitato 161

stilo recitativo 171

stimulus (musique comme) 28 221 252

stoiumlciens 104 124 212 220 271

Stravinsky Igor 207 226 245 246

Striggio Alessandro 112

Sturm Jean 70

style 270

stylus gravis 162-164

stylus luxurians 162 163

suaviteacute 48 92 129 136 156

Sueur Agathe 131 132 134 138 141 142 183 263 271

Sweelinck Jan Pieterszoon 72 90

sympathie 103 116 234 235 237

sympathie universelle 103

syncopatio 155 156 163

syntaxe musicale 134 160

syrinx 32 45

syzigia preacutecipiteacutee 134 137

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

279

T

tactus 172

Telemann Georg Philipp 173

tempeacuterament 65 94 171 172 178 245 262

tempo 181 217 253

terminologie 112 133 134 141 142 152 154 155 169-

172 186 209 245 250

Teroni Fabrice 214 265

Terpandre 24 26 34

terpsis 25 34 49 226 258

tessiture 42 43

teacutetracorde 32 36 48

thelxis 25 41 252

theacuteologie 9 61 62 65-67 70 73 122 142 159 188 226

theacuteorie de lrsquoinformation 224 259

theacuteorie de la contagion 234

theacuteories expressivistes des eacutemotions musicales 207 208 214

220 221 225 235 236 238

theacuterapeutique (effet) 24 32 34 49 50 61 218

Thomas dAquin 50

Thuringus 142 154 156 157 160 161 164 214 251

Tieck Ludwig 198 199

timbre 38 43 180 214

Timmermans Bennoicirct 56 152 270

Timotheacutee de Milet 44

Tinctoris Johannes 6 15 50 72 76 86 87 129 252 257

271

Tisias 144

ton 21 29 39 42 44 47 50 115 128 144 161 200 206

233

tonaliteacute 27 42 90 171 181 192 253 267

topique (loci topici) 176 179 184 189

torpeur 25

Torre Alphonso de la 49

Trachier Olivier 121 126 127 129-131 265 271

transe 5 35 44 270

transitus 163

trilla 171

tristesse 37 48 65 66 73 89 94 102 115 160 179-181

212-214 217 219 220 222 232-235 237 239 254

Tritonius Petrus 70

trope 42 47 149 151 152 160 161

Tyard Ponthus de 196

Tyrteacutee 23 265

U

Ulysse 25 82

V

valence heacutedonique 209 217 221 222

Van Wymeersch Brigitte 84 89 105 271

Vasari Giorgio 96

Vassiliadou Maria 32 271

Vendrix Philippe 54 55 60 64 66 70 73 91 271

vertus guerriegraveres 23 29

Vicentino Nicola 98

Villani Vivien 253 271

Vinci Leonardo da 131

Virdung Sebastian 76

Virgile 50

vocabulaire des affects 74 211

Vogt Johann 168 170-172 184 186

voix 12 17 27 29 43 58-66 69 71 82-84 92 94 98-103

116 134 138 149 155 160 163 185 186 196 198

205 206 215 227 233 234

Von Zabern Conrad 76 123

W

Wackenroder Wilhelm Heinrich 198

Waelrand Hubert 130

Wagner Richard 199 200 204 229 259 269

Walter Johann 69 71 75 122 266

Walther Johann Gottfried 164 169 170 172

Walton Kendall 239 240 254 272

Warszawski Jean-Marc 246 272

Weaver Warren 224

Weber Eacutedith 56 58 62 63 67 68 70 71 79 200 271

Weber Gottfried 200

Werckmeister Andreas 168 170 181

Willaert Adrian 79 84 88 91 96 98 125 164

Wittgenstein Ludwig 199 208 209 221 261 272

Wolff Francis 104 195 196 232 272

Wollick Nicolaus 76

Y

Yates Frances 132 272

Z

Zarlino Gioseffo 8 72 80 83 84 86 88-94 96 105 107-

109 112 130 181 264 265 268 272

Zwingli Ulrich 62 123

Jacques FAVIER

La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

eacuteveil ou expression des affects

Leacutetude de ce que lon nomme laquo rheacutetorique musicale raquo nous semble pouvoir offrir un eacuteclairage

speacutecifique sur la question de la musique et des eacutemotions En effet les deux champs de reacuteflexion en

philosophie de la musique dont il est question font lobjet dun inteacuterecirct qui se manifeste au cours de

ces derniegraveres anneacutees Aussi nous consideacuterons que la rheacutetorique musicale et le pheacutenomegravene

particulier de la poeacutetique musicale germanique sont de nature agrave structurer une telle eacutetude tant par

les choix quils preacutesupposent (comme le fait que les eacutemotions y sont un moyen destineacute agrave produire

un effet) que par ceux quils deacutelaissent

Notre recherche suivra les trois principales eacutetapes suivantes (a) une eacutetude des aspects de la

question anteacuterieurs agrave la musica poetica (dans la Gregravece antique dans la liturgie lutheacuterienne dans la

theacuteorie musicale italienne) (b) un examen deacutetailleacute du thegraveme des passions dans les traiteacutes de

lrsquoAllemagne baroque (c) un parcours concernant lrsquoeacutevolution de la question jusqursquoaux deacutebats

actuels

Mots-cleacutes auditoire eacutelocution eacutemotions musicales estheacutetique musicale ethos musica poetica pathos

persuasion poeacutetique musicale rheacutetorique musicale theacuteorie de la musique theacuteorie des passions

Studying ldquomusical rhetoricrdquo seems likely to bring some specific light about the topic of music and

emotions Both fields of research in philosophy of music involved arouse an interest especially last

years Therefore we regard musical rhetoric and the distinctive phenomenon of German musical

poetics as able to structure such a studying through choices they suppose (for example the fact

that emotions are means for have an effect) and choices they leave

Our investigation includes the three main following parts (a) some study about facets of the subject

prior to musica poetica (in Ancient Greece in Lutheran liturgy in Italian theory of music) (b) some

detailed examination about the topic of passions in German baroque treatises (c) a review

regarding evolution of the subject up to current discusses

Keywords aesthetics of music audience doctrine of the affections elocution ethos music and

emotions music theory musical poetics musical rhetoric musica poetica pathos persuasion

Page 3: La rhétorique musicale et les émotions: éveil ou ...

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

2

Remerciements

Je tiens tout drsquoabord agrave remercier chaleureusement MM Alessandro Arbo et Freacutedeacuteric de Buzon

pour la confiance et lrsquoattention qursquoils mrsquoont accordeacutees toutes ces anneacutees ainsi que pour leur aide

Je remercie eacutegalement

Pour leurs conseils et leurs indications Juan David Barrera et Michel Le Du

Pour leur soutien durant la reacutealisation de ce travail Marilyne Ruescas et Manali Allen

Enfin jrsquoadresse une penseacutee toute particuliegravere agrave Jean Robert agrave qui je dois ma premiegravere veacuteritable

rencontre avec la conception rheacutetorique de la musique

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

4

Table des matiegraveres

Remerciements 3

Table des matiegraveres 5

INTRODUCTION 15

Rheacutetorique musicale et eacutemotions 16

Musica poetica et eacutemotions 17

Plan de cette eacutetude 18

Le corpus 20

CHAPITRE 1 ndash AUX ORIGINES DE LA RHEacuteTORIQUE MUSICALE 21

Introduction 21

A MUSIQUE ET POEacuteSIE LYRIQUE GRECQUE 22

A1 VARIEacuteTEacute DES PASSIONS CHEZ LES POEgraveTES LYRIQUES 22

A2 LES POUVOIRS DE LA MUSIQUE 25

B LA MUSIQUE COMME PEacuteDAGOGIE ET COMME THEacuteRAPEUTIQUE 27

B1 LrsquoETHOS MUSICAL 27

B11 Damon drsquoAthegravenes 27

B12 Posteacuteriteacute de Damon 29

B13 Platon 31

B2 MUSIQUE ET THEacuteRAPEUTIQUE DES PASSIONS 33

B21 Traitement par imitation des passions modeacutereacutees 34

B22 Purification des passions violentes la transe de possession 35

B23 Purification des passions violentes la catharsis chez Aristote 36

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

6

C LrsquoHEacuteRITAGE DE LrsquoANTIQUITEacute 38

C1 ARISTOXEgraveNE DE TARENTE 38

C2 LES TRAITEacuteS DE LrsquoANTIQUITEacute TARDIVE 40

C3 CONFUSIONS CONCERNANT LES laquo MODES raquo MUSICAUX 41

C31 Ethos et ethos des modes 41

C32 Tons et modes 42

C33 Qualifications ethniques des modes grecs 42

C34 Complexiteacute du concept grec de laquo mode raquo 43

C35 Lrsquousage des modes transformeacute en regravegle intangible 44

Conclusion 44

D DU MOYEN-AGE Agrave LA RENAISSANCE 45

D1 LrsquoHEacuteRITAGE DE LrsquoEacuteTHIQUE GRECQUE 45

D11 Le dilemme des Pegraveres de lrsquoEacuteglise 45

D12 Saint Augustin et la science de la musique 46

D13 Autoriteacute de Boegravece et de Cassiodore 46

D2 LES TRAITEacuteS DE MUSIQUE DU VIe AU Xe SIEgraveCLES 47

D21 Influence drsquoAugustin et de Cassiodore 47

D22 Le concept de douceur musicale 48

D3 LES EFFETS DE LA MUSIQUE 48

D31 Un inteacuterecirct permanent 48

D32 Marsile Ficin et lrsquoimitation du monde 49

D33 Le Complexus effectuum musices de Tinctoris 50

Conclusion 50

CHAPITRE 2 - LA MUSIQUE COMME INSTRUMENT DE PREacuteDICATION 53

Introduction 53

A REacuteFORME LUTHEacuteRIENNE ET PREacuteDICATION 54

A1 LE CONTEXTE 54

A11 La Renaissance face agrave son passeacute 54

A12 Humanisme et Reacuteforme 54

A13 La parole agrave la Renaissance 55

A2 LUTHER ndash REacuteFORME ET PREacuteSERVATION DU PASSEacute 56

A3 PREacuteDICATION 57

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

7

A31 Le rocircle structurant de lrsquooffice religieux 57

A32 Recherche de clarteacute et drsquointelligibiliteacute 57

A33 Recherche de lrsquoadheacutesion de lrsquoauditoire 58

B PREacuteDICATION ET MUSIQUE 59

B1 LE PROBLEgraveME 59

B11 Religion et musique 59

B12 Eacuterasme et le plain-chant ideacuteal 60

B13 Solutions de divers reacuteformateurs 62

B14 Solutions dans la Contre-Reacuteforme 63

B2 LUTHER ET LA MUSIQUE 63

B21 Luther musicien 64

B22 Les pouvoirs de la musique selon Luther 64

B23 Relation entre la musique et la religion chreacutetienne 65

B24 La solution proposeacutee par Luther 66

C MOYENS DE LA PREacuteDICATION MUSICALE 67

C1 LrsquoUNITEacute MUSICALE ESSENTIELLE LE CHORAL 68

C11 Le choral et ses sources 68

C12 Le deacuteveloppement du choral 69

C2 INSTITUTIONS ET ACTEURS DE LA MUSIQUE RELIGIEUSE 69

C21 Une triade eacutecole-religion-musique 69

C22 Le cantor 70

C23 Le rocircle de lrsquoorgue 71

C3 UN MODEgraveLE POSSIBLE LA RHEacuteTORIQUE 72

C31 La Renaissance les Anciens et la parole 72

C32 Eacutelocution et expression des sentiments 73

C33 Les instances oratoires et la musique 74

C34 Vers la poeacutetique musicale 75

CHAPITRE 3 ndash MUSIQUE ET PAROLE DANS LA THEacuteORIE MUSICALE EN ITALIE 79

Introduction 79

A LA POLYPHONIE ET LrsquoŒUVRE DE ZARLINO 80

A1 SITUATION FRAGILE DE LA POLYPHONIE AU XVIe SIEgraveCLE 80

A12 La position de lrsquoEacuteglise romaine 81

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

8

A12 Simpliciteacute meacutelodique musiques profane et populaire 82

A2 CONCILIER THEacuteORIE ET PRATIQUE MUSICALES 83

A21 Zarlino et lrsquoHarmonie universelle 83

A22 Les deux sens du concept de laquo poeacutetique raquo 84

A23 La poeacutetique musicale comme art poieacutetique 86

A3 MUSIQUE PAROLES ET AFFECTS 88

A31 La poeacutetique musicale comme art fondeacute sur la parole 88

A32 La musique et les passions 89

A4 SUCCEgraveS DE ZARLINO 89

B LE REJET DE LA POLYPHONIE 90

B1 ZARLINO ET MEI ndash LA MUSIQUE ET SON AUDITOIRE 90

B11 Lrsquoideacuteal de lrsquoars perfecta 91

B12 Girolamo Mei et la critique de la polyphonie 92

B13 La musique au service de la parole 95

B2 MISE EN CAUSE DrsquoUNE MUSIQUE laquo GOTHIQUE raquo 95

B21 La camerata Bardi 95

B22 Radicalisation de la critique de la polyphonie ndash Vincenzo Galilei 96

B3 LES MOYENS DE LA MUSIQUE EXPRESSIVE ndash CACCINI 98

B31 Rheacutetorique et stile rappresentativo 98

B32 Limites du modegravele oratoire 99

B33 Pertinence du modegravele oratoire 100

B4 LA THEacuteORIE DES PASSIONS DE LA CAMERATA BARDI 101

B41 Catharsis 101

B42 Sympathie universelle et physiognomonie 103

C AVEgraveNEMENT DrsquoUNE SECONDA PRATTICA DE LA MUSIQUE 104

C1 ARTUSI ET LA DEacuteFENSE DE LrsquoARS PERFECTA 104

C11 Lrsquoheacuteritage de Ptoleacutemeacutee 105

C12 Imperfections de la musique moderne 107

C2 LA RHEacuteTORIQUE MUSICALE DE MONTEVERDI 109

C21 Leacutegitimation drsquoune pratique musicale centreacutee sur la meacutelodie 109

C22 Invention et disposition 111

C23 Eacutelocution et sprezzatura 112

C24 La seconda prattica et la theacuteorie des passions 114

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

9

Conclusion 116

CHAPITRE 4 ndash LrsquoESSOR DE LA POEacuteTIQUE MUSICALE 119

Introduction 119

A EacuteMERGENCE DrsquoUNE NOUVELLE DISCIPLINE MUSICALE 120

A1 ORIGINES COMMUNES Agrave LrsquoEUROPE ET SPEacuteCIFIQUES Agrave LrsquoALLEMAGNE 120

A2 REacuteFORME ET POEacuteTIQUE MUSICALE 122

A21 Lrsquoentourage de Luther 122

A22 De la theacuteologie agrave la rheacutetorique 122

A23 Heacuteritage des traiteacutes anteacuterieurs 123

A24 De la musique pratique agrave la poeacutetique musicale 124

B GALLUS DRESSLER 126

B1 LES PRECEPTA MUSICAElig POEumlTICAElig 127

B2 MUSIQUE ET AFFECTS DANS LES PRECEPTA 128

B3 DE DRESSLER Agrave BURMEISTER 130

C JOACHIM BURMEISTER 131

C1 MUSICA POETICA ET AUTRES TRAITEacuteS 131

C2 LA RHEacuteTORIQUE MUSICALE SELON BURMEISTER 132

C21 La rheacutetorique comme modegravele organisationnel 132

C22 La rheacutetorique comme reacuteservoir lexical 134

C3 RHEacuteTORIQUE MUSICALE ET EacuteMOTIONS CHEZ BURMEISTER 135

C31 Affections et affects 135

C32 Susciter lrsquoadheacutesion de lrsquoauditeur le devoir de plaire 136

C33 Eacuteveiller les passions de lrsquoauditeur le devoir drsquoeacutemouvoir 137

Conclusion 138

CHAPITRE 5 ndash RHEacuteTORIQUE MUSIQUE ET FIGURENLEHRE 141

Introduction 141

A LA RHEacuteTORIQUE DE LrsquoANTIQUITEacute 143

A1 SENS ET ORIGINES DE LA RHEacuteTORIQUE 143

A2 LA RHEacuteTORIQUE GRECQUE 144

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

10

A3 LA RHEacuteTORIQUE LATINE 145

A4 LE SYSTEgraveME DE LA RHEacuteTORIQUE 146

B MUSIQUE ET RHEacuteTORIQUE 147

B1 AFFINITEacuteS MENTIONNEacuteES PAR LES ANCIENS 148

B2 UNE AUTRE AFFINITEacute ENVISAGEABLE LE VOCABULAIRE 149

B3 CE QUE PEUT ETRE UNE VEacuteRITABLE RHEacuteTORIQUE MUSICALE 149

C LrsquoEacuteLOCUTION 150

C1 EacuteLOCUTON ET THEacuteORIE DES FIGURES 151

C2 LA RHEacuteTORIQUE CHEZ SAINT AUGUSTIN 151

C3 LrsquoEacuteLOCUTION DANS LrsquoINSTITUTION ORATOIRE DE QUINTILIEN 152

D LA THEacuteORIE DES FIGURES ET LA POEacuteTIQUE MUSICALE 153

D1 MUSIQUE ET EacuteLOCUTION STYLE ET FIGURES DE RHEacuteTORIQUE 153

D2 LA RHEacuteTORIQUE COMME TERMINOLOGIE DU DISCOURS MUSICAL 154

D3 LA RHEacuteTORIQUE COMME OUTIL DrsquoIDENTIFICATION 155

D4 CLARIFICATION DE LA FIGURENLEHRE 155

D5 FIGURENLEHRE ET AFFECTS 156

CONCLUSION 157

E LrsquoEXPRESSION DES AFFECTS 157

E1 EacuteLOCUTION ET EacuteMOTIONS 157

E2 INFLUENCE DE LrsquoITALIE SUR LA POEacuteTIQUE MUSICALE GERMANIQUE 158

E3 FINALITEacute DE LA FIGURE DE RHEacuteTORIQUE MUSICALE ndash KIRCHER 159

E4 NATURE DE LA FIGURE DE RHEacuteTORIQUE MUSICALE ndash BERNHARD 161

Conclusion 164

CHAPITRE 6 ndash LA POEacuteTIQUE MUSICALE DU BAROQUE TARDIF 167

Introduction 167

A UNE GRANDE DIVERSITEacute DANS LES APPROCHES 168

A1 PREacutePONDEacuteRANCE DU DISCOURS MUSICAL 168

A11 Lrsquoheacuteritage de Bernhard 168

A12 Delectare musicien et cuisinier 169

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

11

A13 La rheacutetorique avant tout 169

A2 PREMIERS TRAITEacuteS ENCYCLOPEacuteDIQUES 169

A3 LE DEacuteCLIN DES MODES 170

A4 LA MEacuteLODIE 171

A5 LE RYTHME 172

B JOHANN MATTHESON 173

B1 DER VOLLKOMMENE CAPELMEISTER 174

B2 LES LIEUX COMMUNS DE LrsquoINVENTION 175

B3 DISPOSITION 177

B4 MATTHESON ET LrsquoEacuteVEIL MUSICAL DES EacuteMOTIONS 178

B41 Influence de la philosophie carteacutesienne 178

B42 Une theacuteorie musicale des affects 179

B43 Un vaste dispositif pour eacuteveiller les eacutemotions 180

CONCLUSION 183

C LA FIN DE LA RHEacuteTORIQUE MUSICALE 183

INTRODUCTION 183

C1 LES LOCI TOPICI 183

C2 LE ROcircLE DE LA VOIX 184

C3 DES AFFECTS AUX laquo SENTIMENTS raquo FORKEL 186

CONCLUSION 187

D BILAN DE LrsquoEacuteTUDE DE LA POEacuteTIQUE MUSICALE ALLEMANDE 188

D1 CARACTEacuteRISTIQUES DE LA MUSICA POETICA 189

D11 Traits fondamentaux 189

D12 Traits concernant les principales parties de la rheacutetorique musicale 189

D2 PROBLEgraveMES SOULEVEacuteS PAR LrsquoEacuteTUDE DE LA MUSICA POETICA 190

D21 Fragiliteacute des bases theacuteoriques concernant les affects 190

D22 Efficaciteacute de la rheacutetorique musicale 190

D23 Musique et langage 191

D3 LrsquoEacuteLOCUTION MUSICALE 191

D31 Le problegraveme des modes 191

D32 Aspects dynamiques 192

D33 Figures de rheacutetorique musicale 192

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

12

CHAPITRE 7 ndash APREgraveS LA POEacuteTIQUE MUSICALE ENJEUX ET DEacuteBATS 195

Introduction 195

A THEacuteORIES PHILOSOPHIQUES AU XIXe ET AU XXe SIEgraveCLE 197

A1 LES EacuteMOTIONS ET LrsquoIDEacuteE DE LA MUSIQUE ABSOLUE 198

A11 Influence du romantisme 198

A12 Le formalisme hanslickien 199

A13 Lrsquoestheacutetique musicale de Schopenhauer 203

A2 DE NOUVELLES CONCEPTIONS DU DISCOURS MUSICAL 204

A21 Rocircle de la voix 205

A22 La musique comme langage autonome des affects 207

A23 Le symbole inacheveacute 208

B MUSIQUE PSYCHOLOGIE ET THEacuteORIE DE LrsquoINFORMATION 210

B1 LES EacuteMOTIONS 210

B11 Absence drsquoune theacuteorie unifieacutee des eacutemotions 211

B12 Les diffeacuterentes perspectives 212

B2 PSYCHOLOGIE EXPEacuteRIMENTALE ET MUSIQUE 215

B21 Les expeacuterimentations en psychologie de la musique 216

B22 Critique philosophique de la psychologie de la musique 218

B23 Erreur de la musique consideacutereacutee comme un stimulus 220

B24 Musique et eacutemotions neacutegatives 221

B3 LA MUSIQUE ET LA THEacuteORIE DE LrsquoINFORMATION 223

C SPEacuteCIFICITEacute DES EacuteMOTIONS MUSICALES 225

C1 IDEacuteE DrsquoUN EacuteTAT EacuteMOTIONNEL UNIQUE 225

C11 Les eacutemotions et lrsquoeacutemotion musicale 226

C12 Le laquo mouvement ideacuteal raquo 227

C2 EXPRESSION OU EacuteVEIL DES EacuteMOTIONS PAR LA MUSIQUE 228

C21 Ethos et pathos musical selon Nietzsche 228

C22 Une seacutemantique musicale 230

C23 Deacutebat actuel sur lrsquoexpression et lrsquoeacuteveil des eacutemotions 233

C3 LE ROcircLE DEacuteTERMINANT DE LrsquoAUDITEUR 235

C31 Empathie contagion et coupure face aux eacutemotions 236

C32 Lrsquoadheacutesion du public et la make-believe theory 238

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

13

Conclusion 240

CHAPITRE VIII ndash UNE RHEacuteTORIQUE MUSICALE AUJOURDrsquoHUI 243

Introduction 243

A APPLICATIONS CONTEMPORAINES DU MODEgraveLE DE RHEacuteTORIQUE MUSICALE 244

A1 HEacuteTEacuteRONOMIE ET FONCTIONNALITEacuteS DE LA MUSIQUE 244

A2 LA MUSIQUE laquo EN ELLE-MEcircME raquo 245

A3 CONCEPTION RHEacuteTORIQUE DE LA MUSIQUE 246

B QUELQUES laquo CANDIDATS raquo POSSIBLES 248

B1 UNE RHEacuteTORIQUE laquo INTRA-MUSICALE raquo 248

B2 LA MUSIQUE DE FILM 249

CONCLUSION 257

BIBLIOGRAPHIE 261

INDEX 273

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

14

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

15

INTRODUCTION

En 1475 Johannes Tinctoris eacutenumegravere dans son Complexus effectuum musices vingt principaux

effets de la musique Pour nombre de ces effets on pourrait eacutegalement parler de pouvoirs de la

musique qui outre ses vertus curatives peut tout aussi bien mener lrsquoacircme agrave la pieacuteteacute (laquo Animos ad

pietatem excitat raquo) que lrsquoinciter au combat (laquo Animos ad praelium incitat raquo) elle est eacutegalement capable

drsquoassurer le triomphe de lrsquoEacuteglise militante (laquo Ecclesiam militantem triumphanti assimilat raquo)

Si le deacutebat concernant les eacutemotions musicales heacuterite de difficulteacutes propres au domaine

affectif en geacuteneacuteral et peut-ecirctre en premier lieu des fluctuations de son vocabulaire (doit-on parler

de passions drsquoaffects drsquohumeurs drsquoeacutemotions de sentiments ) lrsquoexistence de laquo pouvoirs raquo que

possegravede la musique est un pheacutenomegravene tout aussi aveacutereacute et tout aussi probleacutematique

Degraves lors que de tels pouvoirs existent une seacuterie de questions apparaicirct concernant lrsquousage

qui peut ecirctre fait de ces pouvoirs les moyens ou techniques leur permettant de srsquoexercer les fins

auxquelles ils pourraient servir En drsquoautres termes et pour reacutesumer la musique peut-elle ecirctre

consideacutereacutee comme un simple outil

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

16

Rheacutetorique musicale et eacutemotions

Le thegraveme geacuteneacuteral abordeacute ici recoupe bien celui des eacutemotions musicales et plus preacuteciseacutement

lrsquoexamen de lrsquoideacutee selon laquelle on pourrait susciter agrave volonteacute telle ou telle eacutemotion bien preacutecise

(en termes plus anciens eacutemouvoir une passion donneacutee) Drsquoune certaine maniegravere une telle attente se

retrouve formuleacutee agrave toutes les eacutepoques mais elle a trouveacute une reacuteponse particuliegraverement aboutie

aux XVIIe et XVIII

e siegravecles Notre eacutetude sera ainsi orienteacutee par un certain nombre de questions

valables drsquoune maniegravere geacuteneacuterale (pour tout ce que lrsquoon pourrait qualifier de rheacutetorique musicale) et

par drsquoautres plus speacutecifiques agrave la rheacutetorique musicale telle qursquoelle srsquoest concregravetement eacutelaboreacutee (et

tout particuliegraverement dans la sphegravere culturelle germanique) Voyons tout drsquoabord ce qursquoil en est du

point de vue le plus geacuteneacuteral

En premier lieu de quelle maniegravere appreacutehende-t-on le concept de rheacutetorique musicale

Jusqursquoougrave peut-il ecirctre ou doit-il ecirctre approfondi On peut par exemple consideacuterer que cette

discipline consistera agrave employer la rheacutetorique afin de compleacuteter une meacutethode de composition ou

bien agrave lrsquoinverse agrave mettre la musique au service du discours verbal Lrsquointerrogation portera aussi sur

le degreacute drsquointeacutegration des deux disciplines

Nous pouvons aussi nous interroger sur la rheacutetorique convoqueacutee dans lrsquoeacutelaboration drsquoune

rheacutetorique musicale Celle qui srsquoest deacuteveloppeacutee agrave partir de la fin de la Renaissance srsquoest appuyeacutee sur

quelques auteurs latins essentiellement Ciceacuteron et Quintilien Mais un tel choix ne constitue pas

une neacutecessiteacute et en regard de lrsquoeacutevolution de la rheacutetorique ndash notamment depuis son renouveau au

XXe siegravecle ndash un eacuteventuel concept contemporain de rheacutetorique musicale pourrait se construire en

srsquoappuyant sur des travaux plus reacutecents (divers travaux actuels vont dans ce sens)

Lrsquoautre sujet deacuteterminant dont lrsquoeacutevolution doit ecirctre prise en compte est le domaine des

affects et la maniegravere dont ils sont penseacutes Quelles conceptions entrent en jeu La rheacutetorique

musicale telle que nous lrsquoidentifions le plus souvent (celle de lrsquoItalie et de lrsquoAllemagne baroques)

srsquoappuie sur lrsquoideacutee emprunteacutee aux Grecs que la repreacutesentation drsquoun affect suscitera par imitation

le mecircme affect sur lrsquoauditoire mais est-ce vraiment ainsi qursquoAristote avait exposeacute le

fonctionnement de la mimesis Et qursquoen est-il aujourdrsquohui de la maniegravere drsquoenvisager les eacutemotions

musicales

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

17

Musica poetica et eacutemotions

Venons-en agrave lrsquoexemple concret sans doute le plus marquant le cas de la rheacutetorique musicale

telle qursquoelle srsquoest deacuteveloppeacutee en Allemagne entre le XVIe et le XVIII

e siegravecle preacutesente en effet un

caractegravere bien speacutecifique lequel tient agrave ce que lrsquoideacutee de susciter des eacutemotions agrave volonteacute y soit

rationaliseacutee et systeacutematiseacutee agrave lrsquoextrecircme Une telle volonteacute poursuivie sur une tregraves longue peacuteriode et

deacuteveloppeacutee de maniegravere meacutethodique en tant que discipline agrave part entiegravere (la musica poetica) est un

cas tout-agrave-fait unique Aussi en raison de sa peacuterenniteacute et de la varieacuteteacute des analyses dont les divers

traiteacutes teacutemoignent on peut espeacuterer y trouver la manifestation de bien des deacutebats concernant les

eacutemotions musicales rocircles respectifs des meacutelodies des modes ou des rythmes participation du

public theacuteorie des affects qui serait sous-jacente relation entre la musique et le texte importance

de la voix

Tout cela ne suffit cependant peut-ecirctre pas agrave deacutefinir cette poeacutetique musicale nous devons

en effet ne pas perdre de vue deux facteurs vraiment deacuteterminants lrsquoun concernant la finaliteacute qui

fut assigneacutee agrave la musica poetica (tout au moins agrave ses deacutebuts) et lrsquoautre touchant agrave la perception

dominante de ce que pouvait ecirctre la relation entre musique et affect La finaliteacute est drsquoordre religieux

lrsquoessor de la musica poetica srsquoest accompli comme mise en œuvre de la penseacutee lutheacuterienne Quant au

lien entre musique et eacutemotions il est agrave chercher ailleurs que dans le monde germanique plus

preacuteciseacutement dans lrsquoItalie du second XVIe siegravecle Srsquoil fallait employer une seule formule afin de cerner

lrsquoenjeu qui traverse la partie de notre eacutetude consacreacutee agrave la musica poetica nous dirions que la poeacutetique

musicale de lrsquoAllemagne baroque fut un projet de persuasion par la musique crsquoest en effet ce qui la

caracteacuterise comme rheacutetorique musicale crsquoest-agrave-dire comme un art de persuader son auditoire au

moyen drsquoun discours musical Lrsquoeacutetude consistera donc en ce qui concerne lrsquoAllemagne baroque agrave

examiner cette entreprise unique en son genre tant du point de vue de lrsquoeacutevolution des techniques

musicales eacutelaboreacutees que du point de vue philosophique Elle appellera un certain nombre

drsquointerrogations

Une premiegravere peut ecirctre envisageacutee concernant la musica poetica en tant que pheacutenomegravene

deacutelimiteacute dans le temps peut-elle ecirctre consideacutereacutee mutatis mutandis comme un tout homogegravene Si

tel ne devait pas ecirctre le cas on peut neacuteanmoins repeacuterer quelques traits plus geacuteneacuteraux facilitant

lrsquointelligibiliteacute du pheacutenomegravene Et en premier lieux les deux facteurs souligneacutes plus haut agrave savoir

lrsquoinfluence du lutheacuteranisme et celle de lrsquoItalie Cette preacutesence de quelques caractegraveres dominants

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

18

permet de distinguer plusieurs phases chronologiques et de donner une certaine leacutegitimiteacute aux trois

principales peacuteriodes que nous proposons

Un deuxiegraveme questionnement sera relatif agrave la mise en œuvre du projet de persuasion par la

musique ndash lrsquoexpression de laquo mise en œuvre raquo eacutetant drsquoailleurs ici particuliegraverement bien approprieacutee

puisque crsquoest preacuteciseacutement en cela que consiste la poeacutetique ou poiumleacutetique tout ce qui concerne la

production ici la production drsquoun discours musical susceptible drsquoemporter lrsquoadheacutesion des fidegraveles

Lrsquoeacutetude de la poeacutetique musicale est ainsi celle drsquoun outillage eacutelaboreacute au fil des traiteacutes Nous serons

donc conduits agrave suivre de pregraves les techniques proposeacutees par les theacuteoriciens pour obtenir les effets

rechercheacutes

Toutefois lrsquoeacutelaboration et lrsquousage de ces techniques reposent sur des principes theacuteoriques

supposeacutes en garantir lrsquoefficaciteacute employer tel mode eccleacutesiastique plutocirct que tel autre telle figure

meacutelodique cela suppose en effet que lrsquoon se sente assureacute que le mode de hypodorien par exemple

confeacuterera effectivement une coloration meacutelancolique qui sera eacuteprouveacutee par lrsquoauditeur ou que la

figure de lrsquoabruptio provoquera effectivement la surprise Mais drsquoougrave viennent les certitudes selon

lesquelles ces moyens fonctionneront effectivement comme preacutevu Chercher les raisons ayant

garanti ndash aux yeux des theacuteoriciens et praticiens de lrsquoAllemagne baroque ndash que leurs efforts

reposaient sur des bases assureacutees conduit agrave nous interroger sur les fondements de la science du

musicus heacuteriteacutee de Boegravece sur les ideacutees de Luther concernant la musique ou encore sur les principes

deacuteveloppeacutes en Italie agrave la fin du XVIe siegravecle Mais auparavant il nous faudra remonter jusqursquoagrave la

penseacutee grecque de lrsquoAntiquiteacute agrave laquelle se rapportent in fine ces trois composantes

Ainsi le traitement philosophique invite agrave repeacuterer les principales questions que pose la

musica poetica et agrave les mettre en perspective tant vis-agrave-vis des conceptions dont elles heacuteritent que de

celles qui lrsquoont suivies

Plan de cette eacutetude

Le preacutesent sujet consistant agrave examiner la relation entre rheacutetorique musicale et eacutemotions tout

en portant lrsquoaccent sur sa manifestation la plus aboutie notre eacutetude se deacuteroulera en trois principales

eacutetapes ce qui preacutecegravede la musica poetica son eacutevolution agrave proprement parler ce qui lui succegravede

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

19

La premiegravere eacutetape preacutesentera ainsi (1) une sorte drsquoarcheacuteologie des principes sur lesquels

srsquoest baseacutee la rheacutetorique musicale il srsquoagira notamment de suivre comment la penseacutee grecque

durant lrsquoAntiquiteacute a abordeacute les relations entre musique et affects et comment cette penseacutee a pu ecirctre

interpreacuteteacutee (eacuteventuellement de maniegravere erroneacutee) Ceci nous conduira agrave aborder la question des

modes musicaux et agrave voir quelle intelligibiliteacute peut apporter la ceacutelegravebre distinction rheacutetorique entre

ethos logos et pathos si on lrsquoapplique agrave la musique Suivront les deux eacutetapes deacutecisives que nous avons

identifieacutes concernant la rheacutetorique musicale (2) la volonteacute de confier agrave la musique un rocircle dans la

preacutedication religieuse ceci en accord avec lrsquoideacutee tregraves positive que se faisait Luther de la musique

(contrairement agrave lrsquoimmense majoriteacute des theacuteologiens qursquoils fussent catholiques ou reacuteformeacutes) 1 (3)

lrsquoapparition drsquoune laquo rheacutetorique musicale raquo en Italie notamment agrave travers lrsquoinfluence de la Camerata

Bardi qui se traduisit non par lrsquoeacutelaboration de traiteacutes mais par une seconda prattica de la musique

centreacutee sur lrsquoideacutee drsquoun discours musical et lrsquoexpression des passions

La deuxiegraveme partie examinant la musica poetica proprement dite fait apparaicirctre lrsquoempreinte

de ces deux pheacutenomegravenes sur son eacutevolution Nous proposons ici de distinguer trois peacuteriodes (4)

lrsquoavegravenement de la poeacutetique musicale allemande pendant le XVIe siegravecle qui reacutesulte de lrsquoeacutelan de la

Reacuteforme lutheacuterienne et srsquoappuie outre sur la production drsquoun grand nombre de chorals sur des

traiteacutes proceacutedant drsquoune tradition deacutejagrave vivace (5) une modification au siegravecle suivant marqueacutee par

lrsquousage de la rheacutetorique comme mode drsquoorganisation et par une forte influence italienne (6) une

derniegravere peacuteriode plus heacuteteacuterogegravene pouvant teacutemoigner tout agrave la fois drsquoun veacuteritable accomplissement

(Mattheson) que des manifestations de son deacutecalage grandissant avec les nouvelles preacuteoccupations

de lrsquoeacutepoque

Quant agrave lrsquoexamen de ce qui a suivi la musica poetica il sera proposeacute sur deux chapitres (7)

lrsquoeacutevolution de la philosophie de la musique notamment au sujet des eacutemotions musicales que cette

reacuteflexion consiste en une critique de la musica poetica ou qursquoelle lrsquoutilise dans une probleacutematique plus

vaste (interrogeant ce que recouvre lrsquoideacutee drsquoexpression musicale des eacutemotions) (8) ce que lrsquoon

pourrait envisager deacutesormais eacuteventuellement comme eacutetant apparenteacute agrave une rheacutetorique musicale

La reacuteponse deacutependra en partie de la maniegravere dont lrsquoestheacutetique musicale a eacutevolueacute depuis le XIXe

siegravecle

1 Voir chap 3 B2 laquo Luther et la musique raquo

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

20

Le corpus

Les sources bibliographiques de notre eacutetude procegravedent de lrsquoobjectif fixeacute mettre en

perspective les principales questions poseacutees par la rheacutetorique musicale allemande agrave partir des

conceptions philosophiques qui lui sont anteacuterieures et posteacuterieures

La partie centrale de notre corpus correspond donc aux textes relatifs agrave la poeacutetique

musicale Les sources primaires se concentrent sur les traiteacutes de Gallus Dressler Joachim

Burmeister Christoph Bernhard et Johann Mattheson au titre des sources secondaires il faut

mentionner lrsquoouvrage tregraves documenteacute de Dietrich Bartel Musica poetica qui constitue une source

drsquoinformations compleacutementaires tregraves preacutecieuse Nous pouvons eacutegalement associer aux traiteacutes

originaux les textes relatifs aux deacutebats italiens (Mei Caccini Artusi)

Notre examen des conceptions antiques combine lrsquoeacutetude de textes originaux (comme ceux

drsquoAristote Aristoxegravene Quintilien Boegravece ou Augustin) et un ensemble drsquoanalyses reacutecentes souvent

publieacutees dans des ouvrages collectifs Les sources posteacuterieures au XVIIIe siegravecle suivent une meacutethode

similaire Preacutecisons toutefois que si les textes les plus reacutecents concernant les eacutemotions musicales

proposent souvent une synthegravese de textes plus anciens ils participent eacutegalement aux deacutebats actuels

et constituent donc agrave ce titre des sources primaires Nous rangeons dans cette cateacutegorie Music and

the Emotions de Malcom Budd que nous avons traduit preacuteceacutedemment et qui constitue pour nous

un repegravere important notamment au cours du dernier chapitre

CHAPITRE 1 ndash AUX ORIGINES DE LA RHEacuteTORIQUE MUSICALE

INTRODUCTION

Dans le cadre de lrsquoAntiquiteacute grecque ce que nous appelons laquo musique raquo ressort bien souvent

du chant ou de la poeacutesie accompagneacutee drsquoun autre cocircteacute la theacuteorie musicale grecque qui nous est

connue par les traiteacutes impliquait plutocirct lrsquoeacutetude des nombres et consistait alors en une science de

lrsquoharmonie des intervalles et des tons (ou modes)

Pour autant les effets de ce que lrsquoon qualifiera donc ici ndash peut-ecirctre un peu abusivement ndash

de musique1 par exemple ceux de la meacutelodie ont eacuteteacute alors identifieacutes et eacutetudieacutes depuis les plus

anciens poegravetes lyriques jusqursquoau theacuteoriciens de lrsquoAntiquiteacute tardive Nous disposons ainsi drsquoun grand

nombre drsquoinformations sur le sujet qursquoil srsquoagisse de passages drsquoouvrages philosophiques ou de

traiteacutes theacuteoriques faisant eacutetat des pouvoirs ou des effets de la musique et de la maniegravere par laquelle

ils peuvent ecirctre utiliseacutes agrave diverses fins

On trouve dans les traiteacutes theacuteoriques meacutedieacutevaux qui reprennent pour une bonne part

lrsquoheacuteritage de lrsquoAntiquiteacute une preacuteoccupation semblable et assez reacuteguliegravere pour les divers effets que

la musique est susceptible de produire sur lrsquoacircme

1 Si notamment on accorde creacutedit agrave cette observation de Johannes Lohmann laquo La faute reacutedhibitoire chez tous ceux qui se sont occupeacutes jusqursquoagrave preacutesent de musique grecque () consiste agrave preacutesupposer comme donneacutees objectives une certaine forme fondamentale et certaines repreacutesentations fondamentales de la musique ndash comme une chose qui se trouverait lagrave devant nous ndash et agrave interpreacuteter agrave partir de cette quasi-chose composeacutee de preacutejugeacutes inconscients et inveacuterifieacutes les sources de la musique grecque raquo (LOHMANN 1989 p 46)

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

22

Par conseacutequent mecircme srsquoil nrsquoexiste vraisemblablement rien que lrsquoon puisse assimiler durant

toute cette peacuteriode agrave une rheacutetorique musicale lrsquoexamen des theacuteories anciennes concernant musique

et affects apportera de nombreux eacuteleacutements susceptibles drsquoeacuteclairer la future musica poetica

A MUSIQUE ET POEacuteSIE LYRIQUE GRECQUE

A1 VARIEacuteTEacute DES PASSIONS CHEZ LES POEgraveTES LYRIQUES

Si lrsquoon veut examiner la question des eacutemotions musicales dans la Gregravece antique il importe

donc au preacutealable de souligner les limites de la transposition que lrsquoon peut faire de lrsquoideacutee de

laquo musique raquo pour cette peacuteriode La distinction entre poeacutesie et musique y est en effet assez floue1

Degraves la peacuteriode dite geacuteomeacutetrique (Xe-VIIIe siegravecle) la poeacutesie eacutepique est exprimeacutee par le chant

accompagneacute drsquoun instrument (la cithare lrsquoaulos ulteacuterieurement la lyre) Mais il est difficile de

preacuteciser la nature des liens existants entre les aspects musicaux de la poeacutesie et les eacutemotions Et tout

drsquoabord en raison de la nature tregraves geacuteneacuterale de ce qui est dit sur le sujet

En effet la relation entre la musique et les affects ne suscite pas une veacuteritable reacuteflexion agrave

lrsquoeacutepoque de la poeacutesie lyrique Cela tient sans doute avant tout au fait que la musique et la poeacutesie

ne sont pas clairement seacutepareacutees ou plus preacuteciseacutement au fait que la musique ne possegravede pas de

statut speacutecifique et clairement eacutetabli Aussi le plaisir ou les divers effets que le poegraveme lyrique est

susceptible de produire se trouve rattacheacute au texte non agrave la meacutelodie qui lrsquoaccompagne La

connaissance que peut apporter le chant tient avant tout aux faciliteacutes de meacutemorisation qursquoil offre

et la meacutelodie est en ce sens une mneacutemotechnique2

Quand on passe en revue les diverses eacutemotions pouvant ecirctre impliqueacutees dans la poeacutesie

lyrique grecque il est difficile de deacutefinir la nature de lrsquoarticulation entre eacutemotion et musique En

revanche on peut constater lrsquoexistence drsquoune indeacuteniable varieacuteteacute drsquoaffects qui sont associeacutes agrave la

musique ce peut ecirctre le courage les lamentations et la souffrance la passion amoureuse la

sensualiteacute ou encore un sentiment de pleacutenitude

1 Ce qui apparaicirct notamment dans lrsquoideacutee de meacutelodie telle qursquoelle se preacutesente chez les Grecs laquo Le concept de meacutelos signifie lrsquoabstraction qursquoest la structure meacutelodique de la parole humaine Celle-ci est en soi une coloration involontaire de ce qui est dit spontaneacutement raquo LOHMANN 1989 p 19 2 Voir LASSERRE 1954 p 15

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

23

Il srsquoagira pour Tyrteacutee (-VIIe s) drsquoeacutemotions associeacutees aux vertus guerriegraveres1 Selon une

source du XVIIIe siegravecle il aurait su en effet en tant que geacuteneacuteral drsquoarmeacutee

tellement encourager ses soldats par ses poeacutesies martiales son chant guerrier et le son de sa

flucircte que la victoire se deacuteclara pour Laceacutedeacutemone

Selon la mecircme source toutefois les Spartiates nrsquoallaient laquo jamais au combat sans des joueurs

de flucircte qui entonnaient des chants doux pour tempeacuterer leur courage de peur qursquoune ardeur

teacutemeacuteraire ne les emportacirct trop loin raquo

Les auteurs en concluent qursquoil y a lagrave une contradiction qursquoils se proposent de reacutesoudre en

affirmant que crsquoest la poeacutesie ndash crsquoest-agrave-dire le texte ndash de Tyrteacutee qui aurait susciteacute lrsquoenthousiasme des

soldats et non pas la musique2 Une telle conclusion ne va cependant pas de soi mais nous

observerons qursquoelle cherche agrave reacutepondre agrave ce problegraveme fondamental qui se pose reacuteguliegraverement ndash

pour ne pas dire toujours ndash degraves qursquoil est question des effets de la musique sur lrsquoacircme (ou sur les

eacutemotions en langage actuel) les effets drsquoune sorte de musique semblent difficiles agrave relier de

maniegravere reacuteguliegravere agrave cette musique

Bien diffeacuterent est Archiloque (-712 -664) connu comme poegravete eacuteleacutegiaque3 Il compose non

des chants guerriers comme Tyrteacutee mais des poegravemes ougrave dominent les lamentations la satire et le

thegraveme des souffrances amoureuses ceci drsquoune maniegravere excessive selon Pindare puisque le nom

drsquoArchiloque serait devenu agrave son eacutepoque laquo synonyme de blacircme agrave outrance raquo4 Il est preacutesenteacute par

Nietzsche comme lrsquoune des deux sources avec Homegravere de lrsquoœuvre drsquoart laquo dionysio-appolienne raquo5

Toutefois si Archiloque fut bien musicien et poegravete la question de savoir si sa poeacutesie eacutetait constitueacutee

de strophes proprement musicales se trouve fort controverseacutee6

La poeacutesie de Sappho (ca -630 -580) qui srsquoaccompagnait agrave la lyre (ou plus exactement agrave un

instrument y eacutetant apparenteacute le barbitos) et pratique de ce fait la poeacutesie lyrique7 preacutesente des

caractegraveres de douceur et de sensualiteacute elle est largement consacreacutee au thegraveme de la passion

amoureuse La situation du point de vue qui nous inteacuteresse est toutefois similaire agrave celle

1 En deacutepit du fait que Platon ait pu donner un certain eacutecho agrave Tyrteacutee et agrave la valeur que repreacutesentait Sparte agrave ses yeux il semblerait que lrsquoauteur des Lois prenne ses distances avec Tyrteacutee Voir sur cette question DES PLACES 1942 2 DE LABORDE ROUSSIER 1780 Livre cinquiegraveme p 121-122 p123 3 Voir FORD 1993 4 Op cit p 68 5 NIETZSCHE 2004 La Naissance de la trageacutedie sect5 p 42-47 6 Voir sur ce point VON WILAMOWITZ-MOumlLLENDERFF 1995 p 106-107 7 MICHELS 1988 p 171

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

24

drsquoArchiloque en deacutepit du rocircle de la musique (dont lrsquoaccompagnement avec un instrument) on y

trouve des aspects meacutetriques originaux (comme la laquo strophe saphique raquo) mais non des caractegraveres

indeacutependants des paroles1 ndash au sens de lrsquoutilisation drsquoun mode particulier Aussi il semble bien que

ce soit au seul langage que Sappho de mecircme qursquoAlceacutee2 aient confieacute laquo le privilegravege drsquoexprimer leurs

sentiments raquo3 Aristoxegravene aurait attribueacute agrave Sappho lrsquoinvention du mode myxolydien4 mais il

semblerait qursquoelle fut plutocirct le fait de Terpandre5

Tout comme dans le cas de Sappho le terme de poeacutesie lyrique employeacute pour qualifier les

poegravemes homeacuteriques se trouve justifieacute par lrsquoemploi du phorminx sorte drsquoancecirctre de la lyre Ces

poegravemes font intervenir la musique agrave plusieurs reprises mais plus particuliegraverement dans la

repreacutesentation de musiciens laquo amateurs raquo6 Au chant IX de lrsquoIliade Achille apparaicirct srsquoaccompagnant

au phorminx la musique y manifeste une capaciteacute theacuterapeutique puisqursquoelle lui permet de maicirctriser

ses eacutemotions

Plusieurs maniegraveres drsquointerpreacuteter une telle scegravene sont selon S Perseau envisageables La

plus courante est drsquoenvisager comme eacutevidente la persuasion qursquoexercerait la musique Une autre

option consisterait agrave attribuer un tel effet agrave la qualiteacute des paroles mises en musique ainsi selon

Aristide Quintilien7 Achille trouverait le remegravede au chagrin non par un chant drsquoamour mais par le

rappel de laquo hauts faits guerriers raquo8 Franccedilois Lasserre valide une telle consideacuteration constatant que

dans ce mecircme chant IX Homegravere laquo prend soin drsquoassocier le plaisir drsquoAchille non agrave la meacutelodie ()

mais au reacutecit des exploits heacuteroiumlques raquo Ce nrsquoest donc lagrave encore que le verbe poeacutetique et non les

eacuteleacutements proprement musicaux qui intervient9 Une troisiegraveme possibiliteacute enfin consisterait agrave

prendre en consideacuteration une eacutemotion speacutecifique laquo la seule eacutemotion que lrsquoon trouve associeacutee de

faccedilon constante agrave la musique aussi bien par le narrateur que par lrsquoauditoire lui-mecircme raquo10 Il srsquoagirait

drsquoune laquo joie deacutelicieuse lieacutee agrave un sentiment de pleacutenitude intenseacutement ressenti raquo11 Lrsquoideacutee sous-jacente

est ici que lrsquoauditoire doit ecirctre agrave consideacuterer dans sa totaliteacute crsquoest ce qui unit qui est viseacute On

remarquera ainsi que lrsquoon est loin de la condamnation ulteacuterieure des poegravetes par Platon car laquo Exiler

1 Et que nous qualifierions aujourdrsquohui de purement musicaux 2 Alceacutee de Mytilegravene (ca 630 ca 580) 3 LASSERRE 1954 p 20 4 Aristoxegravene De la musique chap X 5 LOHMANN 1989 p 92 6 Nous nous rapportons ici agrave lrsquoanalyse proposeacutee par Sylvie Perceau dans son article laquo Heacuteros agrave la cithare ndash La musique de lrsquoexcellence chez Homegravere raquo Voir Perceau 2007 7 ARISTIDE QUINTILIEN De musica livre II chap 10 8 PERCEAU 2007 p 21 9 LASSERRE 1954 p 13 10 PERCEAU 2007 p 25 11 Ibid

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

25

lrsquoaegravede congeacutedier la musique crsquoest simultaneacutement congeacutedier une forme drsquoeacutethique et de paix

sociale raquo1

A2 LES POUVOIRS DE LA MUSIQUE

Il semblerait qursquoau sixiegraveme siegravecle apparaisse une certaine prise de conscience du pouvoir

qursquoexerce la musique2 se manifestant notamment agrave travers les leacutegendes qui se deacuteveloppent comme

celle drsquoOrpheacutee de Museacutee ou drsquoAmphion La musique tendrait agrave y ecirctre deacutesormais preacutesenteacutee comme

anteacuterieure agrave la poeacutesie3

Ceci donne un indeacuteniable inteacuterecirct agrave cette laquo joie deacutelicieuse raquo mentionneacutee plus haut agrave propos

de lrsquoIliade puisqursquoil semblerait qursquoelle soit bien rattacheacutee de maniegravere speacutecifique agrave la musique Au

chant VIII de lrsquoOdysseacutee cette terpsis deacutesigne un sentiment de pleacutenitude une grande joie qui accorde

lrsquoensemble des auditeurs

La musique est ce qui unit et accorde crsquoest pourquoi le plaisir qursquoelle dispense ne peut

srsquoexprimer pleinement si le chant nrsquoest pas gracieux agrave tous Il faut donc eacuteviter de chanter quelque chose

qui puisse faire pleurer car crsquoest laquo tous ensembles que les convives doivent partager le plaisir de la

musique hocirctes et inviteacutes raquo4

Mais il existerait eacutegalement un affect tregraves diffeacuterent et en un sens presque opposeacute agrave la terpsis

Il srsquoagit de la thelxis laquelle pourrait ecirctre deacutefinie comme un engourdissement un effet de torpeur

produit par un sortilegravege il srsquoagit drsquoune persuasion que Sextus Empiricus deacutecrit ainsi

la musique exerce sur nous un pouvoir sans violence et avec un charme persuasif obtient les

mecircmes reacutesultats que la philosophie5

On pourrait illustrer un tel pheacutenomegravene par lrsquoexemple du chant des siregravenes auquel Ulysse se

trouve exposeacute dans lrsquoOdysseacutee bien que cet exemple puisse precircter agrave confusion6 Ceci drsquoautant plus

que selon S Perceau cette persuasion ne devrait au contraire rien agrave la musique mais agrave la seule

parole Aussi les propos de Sextus Empiricus ne seraient pas pertinents lrsquoart de lrsquoaegravede pourrait

1 PERCEAU 2007 p 24 2 Lrsquoideacutee que la musique produirait un veacuteritable effet se manifeste notamment avec Solon lequel affirme laquo le chant me tient lieu de discours raquo (LASSERRE 1954 p 19) La musique voyant se deacutevelopper un lyrisme choral prend en effet agrave cette eacutepoque son indeacutependance et devient un art nommeacute sophia Ce dernier terme renvoie agrave la connaissance et la maicirctrise drsquoune technique agrave une discipline la musique ne se caracteacuterise pas comme un don mais comme possession drsquoun talent exerceacute (LASSERRE 1954 p 20) 3 LASSERRE 1954 p 31 4 PERCEAU 2007 p 25 5 SEXTUS EMPIRICUS Contre les musiciens 7 6 Voir PERCEAU 2007 p 22

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

26

mecircme au contraire constituer un rempart contre le pouvoir enjocircleur de la poeacutesie1 En revanche

la musique est eacutegalement capable drsquointervenir au cours de divers rituels Ce qui nous amegravene agrave

consideacuterer ces formules meacutelodiques appeleacutees nomes

Selon Lasserre la plus ancienne occurrence du terme de laquo nome raquo est le fait drsquoAlcman qui

eacutevoque laquo les nomes de tous les oiseaux raquo Il srsquoagirait de meacutelodies invariables2 Initialement destineacute agrave

qualifier un rite ou un usage particulier le mot nome en est venu agrave deacutesigner la meacutelodie qui y eacutetait

associeacutee Il en va ainsi du Nome du Figuier (ougrave lrsquoon chasse des victimes expiatoires avec des

branches de figuier) ou du Nome du Chariot (associeacute au culte de Cybegravele) au Nome du Cheval au

Nome du Jardin etc3 Crsquoest ainsi par une sorte de meacutetonymie que ces airs dont lrsquoorigine se trouverait

dans des chants populaires ou des danses auraient eacuteteacute qualifieacutes de laquo lois raquo

les nomes eacutetaient primitivement destineacutes dans leur grande majoriteacute agrave seconder

lrsquoaccomplissement de rites importants [] devaient leur nom de laquo lois raquo au fait que ces rites eux-mecircmes

eacutetaient appeleacutes νόμοι4

Le fait que lrsquoon attribue parfois lrsquoeacutelaboration des nomes agrave Terpandre serait ainsi tregraves

largement voire totalement abusif5 Le pseudo-Plutarque se basant sur Heacuteraclite comme source

drsquoune telle affirmation est en reacutealiteacute plus nuanceacute

Terpandre agrave ce que dit Heacuteraclite lrsquoauteur des premiers nomes citharodiques aurait pour

chaque nome doteacute des vers composeacutes par lui ou tireacutes drsquoHomegravere drsquoune meacutelodie et les aurait chanteacutes ainsi

dans les concours Il aurait drsquoautre part le premier donneacute leurs noms aux nomes citharodiques6

Cette situation viendrait de ce qursquoil ait transposeacute certains de ces airs issus de la flucircte sur la

lyre pour accompagner ses poegravemes leur attribuant alors le nom de nomes deacutejagrave existants7 La

populariteacute dont il jouissait agrave Spartes aurait en outre favoriseacute cette ideacutee drsquoune laquo invention raquo des nomes

par Terpandre

Au-delagrave de lrsquoexistence de ces nomes qui tout en signalant une origine fonctionnelle agrave ces

meacutelodies contribuent ainsi agrave lrsquoeacutemancipation de la musique vis-agrave-vis de la poeacutesie lrsquounification de

1 PERCEAU 2007 p 24 2 Les nomes pourraient eacutegalement ecirctre deacutecrits comme des modes 3 LASSERRE 1954 p 22-25 4 LASSERRE 1954 p 26 5 Voir ABROMONT 2001 p 473-474 6 PSEUDO-PLUTARQUE 1954 p 134 7 LASSERRE 1954 p 26

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

27

lrsquoart musical trouve une illustration dans le premier traiteacute de musique que lrsquoon connaisse le Peri

mousikegraves de Lasos drsquoHermione1 Agrave la fois poegravete lyrique et theacuteoricien Lasos traite des consonnances

de la gamme drsquoacoustique de rythme de meacutetrique 2 son traiteacute aborde aussi les questions

drsquoeacutelocution (prononciation des lettres) en outre il suit un plan qui selon Martianus Capella serait

devenu le plan classique des traiteacutes de musique3

Enfin Lasos proposait une seacuterie de gammes ou harmonies qui eacutetaient deacutetermineacutees par

leur registre (et semblent ecirctre fondeacutees au moins pour certaines sur certains nomes)4 Et ces

harmonies reacutepondent agrave un critegravere de convenance entre ces harmonies et les genres poeacutetiques5 En

drsquoautres termes apparait ici une caracteacuteristique majeure de la relation entre musique et passions

une caracteacuteristique susceptible drsquoecirctre envisageacutee sous une perspective rheacutetorique lrsquoeacutethique musicale

B LA MUSIQUE COMME PEacuteDAGOGIE ET COMME THEacuteRAPEUTIQUE

B1 LrsquoETHOS MUSICAL

Le Ve siegravecle marque une tendance agrave associer la musique agrave des preacuteoccupations morales

Pindare relativement proche de Lasos dans son approche est favorable aux diverses sortes de

musique admirateur du pouvoir des instruments comme le barbiton laquo apaisant les voix et les

esprits agiteacutes par le vin raquo6 Pratinas de Phlionte en revanche se montre beaucoup plus seacutevegravere en ce

qui concerne les convenances Il est particuliegraverement critique agrave lrsquoeacutegard de lrsquoaulodie

Car la flucircte continue Pratinas a son domaine particulier sa convenance propre indigne de

srsquointroduire dans le theacuteacirctre de Dionysos elle est lrsquoinstrument des reacutejouissances symposiaques et des

deacuteregraveglements eacuterotiques Le cortegravege lrsquoassaut des portes lrsquoivresse voilagrave le contexte des airs de flucircte7

B11 Damon drsquoAthegravenes

1 LASSERRE 1954 p 35 2 ABROMONT 2001 p 374 3 LASSERRE 1954 p 44 4 Du plus grave au plus aigu iastien eacuteolien dorien phrygien lydien lydien surtendu LASSERRE 1954 p 38-41 5 laquo Convenances relatives drsquoabord telle tonaliteacute convient au sujet du chant aux circonstances de son audition agrave la composition du cœur Convenances absolues bientocirct telle tonaliteacute est convenante parce que le chant la danse la fecircte les exeacutecutants qui lui correspondent sont deacutecents raquo LASSERRE 1954 p 43 6 Citeacute par LASSERRE 1954 p 47 7 LASSERRE 1954 p 46

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

28

Mais la figure centrale et la plus ceacutelegravebre de lrsquoeacutethique musicale grecque est sans doute Damon

drsquoAthegravenes crsquoest un sophiste (eacutelegraveve de Prodicos) leacutegislateur et philosophe de tradition

pythagoricienne On sait peu de chose le concernant agrave part qursquoil avait eacuteteacute conseiller de Peacutericlegraves et

fut ostraciseacute peut-ecirctre en raison de ses sympathies pour Spartes

Il precircte agrave la musique des vertus peacutedagogiques et politiques et procircne lrsquoeacuteducation musicale

comme facteur drsquoeacutequilibre social La musique selon lui peut tout autant corriger les vices ou y

conduire Le lien entre musique et morale se traduit pour Damon par un refus de toute innovation

musicale (susceptible de rompre lrsquoeacutequilibre social) et lrsquoenseignement de la musique vise agrave former

les caractegraveres en vue de la vie de la citeacute1 Deux vertus notamment seront ainsi mis en avant le

sentiment religieux et le courage2 Le choix des formes musicales se verra reacuteglementeacute dans un tel

but

Pour Damon la musique favorise leacutequilibre et surtout la conservation sociale3 Les modes

traduisent en effet des eacutetats drsquoacircme

lrsquoacircme reacutepond aux stimuli musicaux qui lui parviennent en se mettant pour ainsi dire agrave lrsquounisson

des structures musicales qui lui sont adresseacutees de la mecircme maniegravere qursquoelle dicte au musicien les

structures musicales qui expriment ses eacutetats particuliers4

Aristide Quintilien rapporte bien agrave Damon lrsquoideacutee que crsquoest par un tel processus mimeacutetique

que la musique est capable drsquoeacuteduquer lrsquoacircme

Car que les sons drsquoune phrase meacutelodique faccedilonnent chez lrsquoenfant comme chez lrsquoadulte selon le

principe de la ressemblance un caractegravere qursquoils nrsquoont pas encore ou deacuteveloppent selon le mecircme principe

un caractegravere qursquoils ont deacutejagrave les sectateurs de Damon lrsquoont deacutemontreacute5

Crsquoest ainsi que par exemple lrsquoharmonie phrygienne est susceptible de corriger les deacutesordres

qui caracteacuterise la jeunesse Et ce serait drsquoabord agrave Damon qursquoaurait eacuteteacute attribueacute un rocircle que la

posteacuteriteacute agrave deacutevolu agrave Pythagore dans une leacutegende devenue classique afin de calmer la violence de

jeunes gens (un ou plusieurs selon les versions) un sage enjoint de jouer un air ou un mode

particulier Cette anecdote ceacutelegravebre est rapporteacutee agrave diverses reprises par Marcianus Capella Galien

1 MOUTSOPOULOS 2007 p 41 2 MOUTSOPOULOS 2007 p 42 3 FUBINI 1983 p 21 4 MOUTSOPOULOS 2007 p 41 5 LASSERRE 1954 p 58

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

29

Ciceacuteron Quintilien ou Boegravece On notera drsquoailleurs que chez ce dernier1 crsquoest le mode phrygien qui

est la cause du mal et non plus son remegravede

La discipline qursquoopegravere la musique sur lrsquoacircme concerne non seulement lrsquoindividu mais aussi

la citeacute

Les modes (dorien phrygien lydien etc) en particulier seraient ainsi la traduction non

seulement deacutetats dacircme individuels mais de couleurs nationales et de reacutegimes politiques deacutemocratiques

oligarchiques ou tyranniques2

Le modegravele politique selon Damon semble avoir eacuteteacute Spartes Aussi nrsquoest-il pas surprenant

que la musique qui doit ecirctre inculqueacutee de preacutefeacuterence offre des caracteacuteristiques viriles et heacuteroiumlques

qursquoil srsquoagisse du mode dorien ou de la danse de genre guerrier ou pyrrhique3

B12 Posteacuteriteacute de Damon

La conception damonienne ne semble pas avoir eacuteteacute accepteacutee par tous loin srsquoen faut Divers

arguments lui seront en effet opposeacute Lrsquoun srsquoen prend au IVe siegravecle au bien-fondeacute de lrsquoargument

de lrsquoimitation deacutefendu alors par le courant des Harmoniciens4 choisissant un contre-exemple qui

met seacuterieusement agrave lrsquoeacutepreuve lrsquoideacutee drsquoeacutethique musicale

Les Harmoniciens preacutetendent que certaines meacutelodies rendent les hommes maicirctres drsquoeux-

mecircmes ou senseacutes ou justes ou encore courageux tandis que drsquoautres les font lacircches ils ne se doutent

pas que le genre chromatique serait aussi incapable de rendre lacircche un homme qui lrsquoutiliserait que le

genre enharmonique de le rendre courageux Qui ne sait en effet que les Eacutetoliens les Dolopes et tous

les habitants de la reacutegion des Thermopyles qui ne connaissent que la musique diatonique sont plus

courageux que les acteurs de trageacutedie qui passent leur temps agrave chanter dans le genre enharmonique 5

La simple observation des faits contredit la theacuteorie ce nrsquoest pas parce que lrsquoon chante drsquoune

maniegravere qui se rapprocherait mimeacutetiquement des sons de la voix des ecirctres courageux qursquoon le

devient La limite de lrsquoeacutethique musicale est ici cruellement pointeacutee

1 laquo Qui donc ne sait pas que Pythagore en reacutepondant sur un megravetre spondaiumlque agrave un adolescent enivreacute de Taormina qui avait eacuteteacute exciteacute par un chant du mode phrygien lrsquoa adouci et rendu maicirctre de soi raquo Boegravece 2004 p 27 Selon Quintilien Pythagore apaisa plusieurs jeunes gens laquo en ordonnant agrave la musicienne de jouer sur un ton plus grave raquo QUINTILIEN Institutions oratoires I 10 sect42 2 FUBINI 1983 p 22 3 LASSERRE 1954 p 71 4 Voir plus loin la critique adresseacutee aux Harmoniciens par Aristoxegravene (C1 laquo Aristoxegravene de Tarente raquo) 5 Extrait du discours du papyrus drsquoHibeh Citeacute par LASSERRE 1954 p 85

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

30

Mais lrsquoopposition agrave lrsquoheacuteritage de Damon se manifeste de diverses autres maniegraveres Pour

Deacutemocrite la musique est un art reacutecent et superflu un art drsquoagreacutement et elle ne possegravede pas la

mecircme valeur eacuteducative que les autres arts pour Eacutephore la situation est mecircme plus grave puisque

la musique aurait selon lui laquo eacuteteacute introduite parmi les hommes pour les illusionner raquo1

Une autre faccedilon de prendre ses distances avec lrsquoideacutee drsquoun pouvoir eacutethique attribueacute agrave la

musique se retrouve chez Eacutepicure qui selon ses biographes preacutefeacuterait laquo jouir de la musique qursquoen

disserter raquo On trouvera ulteacuterieurement une version explicite et argumenteacutee de la conception

eacutepicurienne de la musique chez un contemporain de Ciceacuteron Philodegraveme de Gadara (-110-100 -

40-35) Pour lui la musique laquo nrsquoa aucune efficaciteacute ni physique ni morale drsquoaucune sorte raquo2 Il

deacutenie agrave la musique tout pouvoir rationnel toute regravegle toute loi et conteste donc la theacuteorie de lrsquoethos3

Pour Philodegraveme comme pour Eacutepicure la musique est surtout laquo un agreacuteable passe-temps raquo4 un

plaisir acoustique5 une laquo source non neacutecessaire de plaisir parmi drsquoautres raquo6

Ces diverses objections avanceacutees agrave lrsquoencontre des principes de lrsquoeacutethique musicale se

heurtaient toutefois agrave de nombreux partisans de la tradition damonienne dont lrsquoheacuteritage fut

multiple On le retrouve en effet chez les pythagoriciens (ce qui nrsquoest pas surprenant dans la mesure

ougrave Damon lui-mecircme srsquoinscrivait dans la tradition pythagoricienne)7 mais aussi chez les sophistes

La penseacutee de Damon laisse drsquoailleurs son empreinte sur la rheacutetorique8

La posteacuteriteacute de Damon apparaicirct eacutegalement chez Platon et Aristote Elle y reccediloit toutefois

certaines inflexions

1 LASSERRE 1954 p 87 2 DELATTRE 2007 p 99 3 ABROMONT 2004 p 376 4 FUBINI 1983 p 27 5 FUBINI 1983 p 28 6 DELATTRE 2007 p 100 7 ABROMONT 2004 p 374 8 laquo Ainsi la rheacutetorique accueillait agrave son tour le principe adopteacute par les musiciens sous lrsquoinfluence de la peacutedagogie damonienne Le deacutebat qui srsquoinstitue sur les moyens agrave choisir pour assurer agrave lrsquoœuvre litteacuteraire discours ou traiteacute une action sur lrsquoacircme met en eacutevidence en effet un souci eacuteducatif soit qursquoon veuille proceacuteder par lrsquoeacutebranlement patheacutetique de lrsquoacircme soit qursquoon preacutefegravere des deacutemonstrations sollicitant lrsquoactiviteacute de la raison raquo LASSERRE 1954 p 81

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

31

B13 Platon

Platon identifie agrave plusieurs reprises musique et philosophie notamment dans le Pheacutedon et

dans le Phegravedre1 Il se rattache parfois agrave leacutethique musicale de Damon exposant les termes des deacutebats

concernant les harmonies les rythmes les modes utiles ou nocifs du point de vue peacutedagogique 2

parfois aux pythagoriciens comme Philolaos (ca -450 -400)3 ou Archytas (ca -430 -360) en ce sens

qursquoil est avant tout soucieux drsquoeacuteviter lanarchie musicale dans la Citeacute

Linfluence des theacuteories de Damon apparaicirct clairement dans la Reacutepublique puisqursquoil y fait

explicitement reacutefeacuterence agrave son enseignement4 Lrsquoeacutethique musicale se deacutecline notamment agrave travers

trois eacuteleacutements majeurs les harmonies (ou modes) les instruments les rythmes Platon applique

alors pour lrsquoessentiel les preacuteceptes damoniens

On retrouve la condamnation des harmonies ionienne et lydienne laquo molles et propres aux

beuveries raquo il ne restera en fait que deux harmonies souhaitables laquo la dorienne et la phrygienne raquo

demande Glaucon agrave Socrate

Je ne connais pas les harmonies dis-je mais conserve-nous cette harmonie-lagrave qui saurait imiter

de faccedilon approprieacutee les accents et la prosodie drsquoun homme viril engageacute dans une action de guerre ou

dans toute autre action violente () Et conserve encore une autre harmonie pour lrsquohomme engageacute dans

une action du temps de paix deacutepourvue de violence mais volontaire () Ces deux harmonies-lagrave qui

imiteront de la faccedilon la plus belle ce qui est violent ce qui est volontaire les accents des gens dans le

malheur ceux des gens dans le bonheur des gens sages des gens virils celles-lagrave laisse-les-nous5

On remarquera que Platon se garde drsquoecirctre trop affirmatif quant agrave la deacutenomination des

harmonies Faut-il y voir la conscience de lrsquoincertitude qui reacutegnait deacutejagrave semble-t-il en ce domaine

Toujours-est-il que lrsquoon retrouve bien ici les deux modes mis en avant par Damon6

1 PLATON Pheacutedon 60d-61a Socrate eacutevoque la composition drsquoun hymne La question de savoir srsquoil srsquoagit bien de musique ou seulement drsquoun texte nrsquoest toutefois pas trancheacutee Phegravedre 258d-259d Socrate raconte le mythe de ces hommes dont le plaisir procurer par le chant leur fait oublier de manger et de boire qui moururent sans srsquoen apercevoir et dont surgirent la race des cigales 2 FUBINI 1983 p 26 3 Les nombres exercent selon lui leur pouvoir dans toutes les activiteacutes humaines 4 laquo nous prendrons conseil aussi chez Damon pour savoir quelles mesures conviennent pour la perte du sens de la liberteacute pour lrsquoexcegraves pour la folie et pour les autres vices et quels rythmes il faut laisser pour les dispositions contraires raquo Platon Reacutepublique III 400b 5 PLATON Reacutepublique III 399 a-c 6 La gamme dorienne eacutetait associeacutee agrave la perfection politique du reacutegime laceacutedeacutemonien Quant agrave la phrygienne Damon lui laquo fait correspondre la vertu qursquoil appelle sagesse ou modeacuteration et qui est en reacutealiteacute la maicirctrise de soi raquo LASSERRE 1954 p 62

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

32

La restriction est tout aussi seacutevegravere en ce qui concerne les instruments seule la lyre et la

cithare sont admises dans la citeacute la syrinx convenant aux campagnes En revanche les instruments

procurant une trop grande richesse seront proscrits1 Le choix des rythmes suit le mecircme critegravere

ne pas chercher des rythmes diversifieacutes ni des mesures varieacutees mais voir quels sont les rythmes

drsquoune vie ordonneacutee et virile Quand on les aura reconnus on contraindra le pied et la meacutelodie agrave suivre

la parole de lrsquohomme de cette qualiteacute et non pas la parole agrave suivre le pied et la meacutelodie2

La penseacutee platonicienne ne se reacuteduit cependant pas agrave la seule eacutethique musicale tregraves

influenceacute par le pythagorisme Platon considegravere que la musique est au principe du monde et agit

sur lrsquoacircme La structure ternaire de lrsquoacircme est compareacutee agrave celle de lrsquoharmonie la negravete (note la plus

aigueuml) lrsquohypate (note la plus grave) et la megravese (note commune unissant deux teacutetracordes)3 Cette

conception est affirmeacutee tant dans la Reacutepublique4 que dans le Timeacutee5

Selon E Moutsopoulos6 crsquoest le meacutelange des contraires (de lrsquoecirctre et du non-ecirctre dans le

Sophiste de lrsquoillimiteacute et de la limite dans le Philegravebe enfin du Mecircme et de lrsquoAutre dans le Timeacutee) qui

constitue dans les derniers textes platoniciens lrsquoessence de lrsquoAcircme du Monde laquelle fait lrsquoobjet

drsquoopeacuterations deacutemiurgiques tregraves comparables agrave ce que lrsquoon trouve dans les systegravemes de la musique

grecque dans le Timeacutee puis dans les Lois lrsquoharmonie concerne laquo le plan de lrsquoeacutequilibre entre les

diverses parties du corps entre le corps et lrsquoacircme enfin entre les faculteacutes mecircmes de cette derniegravere raquo7

Le mouvement musical devient ainsi un principe theacuterapeutique afin drsquoeacuteviter lrsquohypertrophie

de lrsquoacircme ou du corps il conviendra de pratiquer respectivement la gymnastique ou la musique8

1 laquo Donc pour les triangles les harpes et tous les instruments qui sont agrave plusieurs cordes et agrave plusieurs harmonies nous nrsquoaurons pas agrave nourrir drsquoartisans raquo PLATON Reacutepublique III 399 c-d 2 PLATON Reacutepublique III 399e-400a 3 Le systegraveme de lrsquooctachorde (union de deux teacutetracordes) se preacutesente ainsi (a) teacuteracorde des aigues ndash negravete paranegravete trite paramegravese ndash (b) teacutetracorde des graves ndash megravese lichanos parhypate hypate Voir VASSILIADOU 1985 p 23 4 laquo que lrsquohomme juste ne laisse aucun des eacuteleacutements en lui srsquooccuper des affaires drsquoautrui ni les races qui sont dans son acircme srsquooccuper de tout en empieacutetant les unes sur les affaires des autres mais qursquoil deacutetermine bien ce qui lui est reacuteellement propre se dirige et srsquoordonne lui-mecircme et harmonise ces parties qui sont trois tout agrave fait comme les trois termes drsquoune harmonie la plus basse la plus haute et la moyenne ndash et drsquoautres srsquoil srsquoen trouve ecirctre dans lrsquointervalle ndash qursquoil lie toutes ces choses ensemble et que lui qui est formeacute de plusieurs il devienne tout agrave fait un modeacutereacute et harmoniseacute raquo Platon Reacutepublique IV 443d-e 5 laquo Lrsquoharmonie qui est faite de mouvements apparenteacutes aux reacutevolutions de notre acircme nrsquoapparaicirct pas agrave lrsquohomme qui entretient avec les Muses un commerce guideacute par lrsquointelligence comme tout juste bonne agrave procurer un plaisir eacutetranger agrave la raison ce qui est son utiliteacute comme le veut actuellement lrsquoopinion Mais puisque la reacutevolution de lrsquoacircme est en nous deacutepourvue drsquoharmonie crsquoest pour y mettre ordre et accord que lrsquoharmonie a eacuteteacute donneacutee agrave lrsquoacircme comme allieacutee par les Muses En outre les rythme crsquoest encore une fois parce que nous sommes pour la plupart drsquoentre nous eacutetrangers agrave la mesure et que nous manquons de gracircce qursquoil nous a eacuteteacute donneacute comme auxiliaire par les mecircmes Muses pour les mecircmes fins raquo Platon Timeacutee 47d 6 laquo Lrsquoanalogie de ces opeacuterations deacutemiurgiques avec celles consistant en lrsquoanalyse de certaines donneacutees musicales est frappante Le

rapprochement des notions drsquoacircme et drsquoharmonie deacutejagrave effectueacute dans la Reacutepublique se renouvelle ici sur un plan cosmique et partant

absolu On se rend parfaitement compte de la hantise que la question de meacutelange de meacutedieacuteteacute drsquointermeacutediaire exerce sur la penseacutee

de Platon raquo MOUTSOPOULOS 1985 p 4-5 7 MOUTSOPOULOS 1985 p 9 8 laquo Contre ces deux maladies [lrsquoardeur excessive de lrsquoacircme ou celle du corps] il nrsquoy a effectivement qursquoun seul remegravede ne mouvoir ni lrsquoacircme sans le corps ni le corps sans lrsquoacircme pour que se deacutefendant lrsquoune contre lrsquoautre ces deux parties preacuteservent leur eacutequilibre et restent en santeacute raquo Platon Timeacutee 88b

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

33

La confusion susceptible drsquoecirctre instaureacutee entre les genres de chants ou de musique

repreacutesente une menace sur lrsquoordre exposeacute par Platon Et crsquoest le meacutelange de ces genres qui a

laquo engendreacute la deacutecadence de la musique et par conseacutequent des theacuteacirctres raquo1

La condamnation des poegravetes par Platon se preacutesente donc comme la sanction drsquoune activiteacute

deacutesastreuse par laquelle ils ont preacutecipiteacutes la disparition drsquoun gouvernement dans lequel le peuple

eacutetait laquo lesclave volontaire des lois raquo

En ce temps-lagrave notre musique eacutetait diviseacutee en plusieurs espegraveces et figures ()2 Ces chants-lagrave

et certains autres ayant eacuteteacute reacutegleacutes il neacutetait pas permis duser dune espegravece de meacutelodie pour une autre

espegravece On ne sen remettait pas comme agrave preacutesent pour reconnaicirctre la valeur dun chant et juger et

punir ensuite ceux qui seacutecartaient de la regravegle agrave une foule ignorante qui sifflait et poussait des cris ou qui

applaudissait mais aux gens deacutesigneacutes pour cela par leur science de leacuteducation () Les poegravetes furent les

premiers qui avec le temps violegraverent ces regravegles Ce nest pas quils manquassent de talent mais

meacuteconnaissant les justes exigences de la Muse et lusage ils sabandonnegraverent agrave un enthousiasme insenseacute

et se laissegraverent emporter trop loin par le sentiment du plaisir () confondant tout pecircle-mecircle ils

ravalegraverent inconsciemment la musique et poussegraverent la sottise jusquagrave croire quelle navait pas de valeur

intrinsegraveque et que le plaisir de celui qui la goucircte quil soit bon ou meacutechant est la regravegle la plus sucircre pour

en bien juger En composant des poegravemes suivant cette ideacutee et en y ajoutant des paroles conformes ils

inspiregraverent agrave la multitude le meacutepris des usages et laudace de juger comme si elle en eacutetait capable3

Il ressort ainsi que le laquo lrsquoinfluence beacuteneacutefique de la musique nrsquoest pas irreacutesistible raquo4 et que le

jugement du public nrsquoest pas infaillible Platon semble bien faire ici une concession aux critiques

visant le bien-fondeacute de lrsquoeacutethique musicale Lrsquoeacuteducation musicale visera donc agrave instruire le jugement

et agrave fournir des meacutethodes mneacutemotechniques5

B2 MUSIQUE ET THEacuteRAPEUTIQUE DES PASSIONS

1 FUBINI 1983 p 14 2 laquo Il y avait dabord une espegravece de chants qui eacutetaient des priegraveres aux dieux et quon appelait hymnes Il y en avait une autre opposeacutee agrave celle-lagrave qui portait le nom speacutecial de thregravene puis une troisiegraveme les peacuteans et une quatriegraveme je crois ougrave lon ceacuteleacutebrait la naissance de Dionysos et quon appelait dithyrambe et lon donnait le nom mecircme de nome agrave une autre espegravece de dithyrambe que lon qualifiait de cithareacutedique raquo 3 Platon Lois III 700 4 LASSERRE 1954 p 89 5 Ibid p 89

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

34

Dans le contexte de lrsquoeacutethique la musique se voit attribuer une vocation peacutedagogique

Lrsquoeacuteducation lrsquoapprentissage des harmonies des rythmes des instruments qui conviennent favorise

la vertu et par contrecoup lrsquointeacuterecirct de la citeacute Ceci en raison de lrsquoeffet mimeacutetique qui est attribueacute agrave

la musique Ce nrsquoest toutefois pas lagrave le seul rocircle qui peut lui ecirctre accordeacute lrsquoautre pouvoir majeur

reconnu agrave la musique est celui qui consiste en une vertu theacuterapeutique laquelle peut se deacutecliner en

diverses variantes que sont lrsquoapaisement le sentiment de pleacutenitude ou la purgation

Dans les deux premiers cas il srsquoagira drsquolaquo administrer raquo une musique dont les caracteacuteristiques

imitent celles de lrsquoaffect voulu le dernier peut suivre deux options en fonction de lrsquoaffect dont il

convient de se deacutebarrasser Le traitement musical sera donc soit allopathique (en offrant un modegravele

contraire agrave la mauvaise disposition affective) comme chez Damon ou les pythagoriciens soit

homeacuteopathique comme chez Terpandre ou Aristote1

B21 Traitement par imitation des passions modeacutereacutees

Dans le cas drsquoune vertu apaisante il est difficile de distinguer entre la capaciteacute peacutedagogique

et la capaciteacute curative si ce nrsquoest lorsque lrsquoexemple choisi fait apparaicirctre lrsquoemploi de la musique

comme un veacuteritable traitement Il en va bien ainsi dans lrsquoeacutepisode mentionneacute preacuteceacutedemment qui

attribuait tantocirct agrave Damon tantocirct agrave Pythagore le meacuterite drsquoavoir pour ainsi dire laquo gueacuteri raquo de jeunes

gens de leur violence

Lrsquoactiviteacute de Terpandre est eacutegalement preacutesenteacutee de la sorte le laquo feacutecond chantre de Lesbos raquo2

gracircce agrave lrsquoajout de trois cordes agrave sa lyre ndash qui lui aurait permis de traduire une grande varieacuteteacute de

sentiments3 ndash ayant su apaiser une discorde au sein des Laceacutedeacutemoniens

Cette ideacutee drsquoune vertu calmante de la musique concernerait drsquoailleurs autant lrsquoacircme que le

corps Boegravece attribue en effet toujours agrave Terpandre ainsi qursquoagrave Arion de Meacutethymneacutee4 la capaciteacute

de gueacuterir laquo agrave lrsquoaide du chant les habitants de Lesbos et des Ioniens des maladies les plus graves raquo

il affirme aussi que lrsquoemploi de modes musicaux aurait permis de dissiper les souffrances dues agrave la

sciatique

Un autre pouvoir que lrsquoon pourrait qualifier de theacuterapeutique est eacutegalement attribueacute agrave la

musique Il srsquoagit du cas mentionneacute plus haut de la terpsis Telle que deacutecrite par S Perceau la terpsis

1 Voir LASSERRE 1954 p 63 2 Terpandre aurait en effet eacuteteacute surnommeacute ainsi agrave Sparte LABORDE ROUSSIER 1780 p 117 3 ROUSSEAU Dictionnaire de musique p 227 4 Arion de Meacutethymneacutee est un personnage en partie leacutegendaire supposeacute avoir veacutecu eacutegalement au VIIe siegravecle Cytharegravede il aurait eacuteteacute

capable drsquoattirer un dauphin par son chant

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

35

preacutesente en effet les caractegraveres suivants elle est uniquement de lrsquoordre du plaisir du bien-ecirctre et

suscite la bienveillance elle est speacutecifique agrave la musique elle est consciente elle est partageacutee

B22 Purification des passions violentes la transe de possession

Pour Quintilien la musique a la capaciteacute drsquoeacutemouvoir et apaiser les passions elle possegravederait

donc un effet potentiellement agrave la fois protreptique et calmant1 Une telle capaciteacute peut ecirctre illustreacutee

par le cas de la transe de possession La transe rituelle (mania) telle que la deacutecrit Platon semble

consister avant tout en un processus de reacuteconciliation et de reacuteinsertion de lrsquoindividu2 On retrouve

ici sa preacuteoccupation pour ce qui concerne lrsquoordre cosmique lrsquoharmonie universelle et ses

correspondances avec lrsquoacircme Dans le Phegravedre toutefois crsquoest au cours drsquoun deacuteveloppement consacreacute

au rocircle de la persuasion dans la rheacutetorique que Platon deacutecrit quatre sortes de folies dues agrave une

impulsion divine

Dans la folie divine nous avons distingueacutes quatre parties Nous avons rapporteacute agrave Apollon

lrsquoinspiration divinatoire agrave Dionysos lrsquoinspiration initiatique aux Muses lrsquoinspiration poeacutetique la

quatriegraveme enfin la folie amoureuse nous lrsquoavons rapporteacute agrave Aphrodite et agrave Eacuteros Et nous avons deacuteclareacute

que la folie amoureuse eacutetait la meilleure3

Trois de ces folies sont deacutecrites agrave lrsquoaide drsquoeacutepithegravetes concernant leur fonction 4 mais la

quatriegraveme lrsquoest de maniegravere formelle la folie drsquoinspiration divinatoire (dionysiaque) ou mania

teacutelestique est celle qui comporte des rites (teletai)5

Cette transe de possession voit lrsquoindividu srsquoidentifier au dieu qui le possegravede Le processus

est favoriseacute par lrsquoutilisation de lrsquoaulos La musique (ou plus exactement le jeu de lrsquoaulos) agit alors

en prolongeant paradoxalement le mouvement mecircme du trouble afin de le faire disparaicirctre Cette

maniegravere drsquoagir est drsquoailleurs similaire agrave celle employeacutee par les megraveres pour endormir leurs enfants

1 PERCEAU 2007 p 21 2 laquo Les gens un peu fragiles psychologiquement qui par suite du courroux drsquoun dieu souffrent de folie divine srsquoen gueacuterissent en pratiquant la transe rituelle laquelle est deacuteclencheacutee par une devise [un signal] musicale et prend la forme drsquoune danse musique et danse par lrsquoeffet de leur mouvement reacuteintegravegrent le malade dans le mouvement geacuteneacuteral du cosmos la gueacuterison eacutetant assureacutee gracircce agrave la bienveillance des dieux rendus propices par des sacrifices raquo ROUGET p 372 3 PLATON Phegravedre 265 b Rouget parle de laquo quatre sortes de mania de folies diffeacuterentes la laquo mantique raquo inspireacutee par Apollon la laquo teacutelestique raquo par Dionysos la laquo poeacutetique raquo par les Muses lrsquolaquo eacuterotique raquo par Eacuteros et Aphrodite raquo ROUGET 1990 p 344 4 Lrsquoinspiration apollinienne (mania mantique) se rapporte agrave la divination celle due aux Muses (poeacutetique) agrave la creacuteation celle drsquoAphrodite et Eacuteros (mania eacuterotique) au transport de lrsquoamour 5 ROUGET 1990 p 345 laquo Cette folie teacutelestique nrsquoest autre que la transe de possession raquo

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

36

On peut conjecturer que cest lexpeacuterience qui a fait connaicirctre et employer ces mouvements

aux nourrices des petits enfants et aux femmes qui opegraverent la gueacuterison du mal des Corybantes car

lorsquune megravere veut endormir un beacutebeacute qui a peine agrave sassoupir au lieu de le laisser en repos elle lagite

et ne cesse pas de le bercer dans ses bras et au lieu de garder le silence elle lui chante une chanson en

un mot elle charme son oreille comme on fait avec la flucircte et comme on gueacuterit des transports

freacuteneacutetiques par les mouvements de la danse et par la musique1

Selon Platon le processus drsquoune cure coybantique consiste donc en ce que la musique et la

danse favorisent la reacuteconciliation de lrsquoindividu deacutechireacute avec lui-mecircme

Cependant si Platon est en mesure drsquoexpliquer les effets de la musique sur la gueacuterison de

la folie il ne sait expliquer les effets de la musique sur son deacuteclenchement Crsquoest en revanche le

cas drsquoAristote qui deacutefend une laquo theacuteorie geacuteneacuterale des effets de la musique baseacutee sur lrsquoideacutee que celle-

ci a le pouvoir de repreacutesenter et drsquoimiter les eacutetats de lrsquoacircme raquo2

B23 Purification des passions violentes la catharsis chez Aristote

Si lrsquoon suit le pseudo-Plutarque Aristote reprend agrave son compte les propos de Platon sur

lrsquoharmonie des sphegraveres3 Outre cette tradition pythagoricienne Aristote partage eacutegalement

lrsquoheacuteritage damonien deacutejagrave exposeacute par Platon qursquoil srsquoagisse des rythmes des instruments ou des

harmonies agrave enseigner Ou plutocirct il semble le partager lorsqursquoil affirme au sujet du dorien

en ce qui regarde lrsquoeacuteducation comme nous lrsquoavons deacutejagrave dit on doit employer parmi les

meacutelodies celles qui ont un caractegravere moral et les modes musicaux de mecircme nature Or tel est

preacuteciseacutement le mode dorien4

Juste apregraves cette remarque toutefois un deacutesaccord se manifeste clairement

Mais nous devons aussi accepter tout autre mode pouvant nous ecirctre recommandeacute par ceux qui

participent agrave la vie philosophique et auxquels les questions drsquoeacuteducation musicale sont familiegraveres Mais le

Socrate de la Reacutepublique a tort de ne laisser subsister que le mode phrygien avec le dorien et cela alors

qursquoil a rejeteacute la flucircte du nombre des instruments car le mode phrygien exerce parmi les modes

1 PLATON Lois VII 790 2 ROUGET 1990 p 397-8 3 laquo Lrsquoharmonie est ceacuteleste en ce qursquoelle participe de la nature des dieux de la nature du beau et de toute excellence Diviseacutee numeacuteriquement en quatre parties elle possegravede deux moyennes lrsquoarithmeacutetique et lrsquoharmonique de plus ses parties ses dimensions maximum et minimum et les diffeacuterences des unes aux autres comportent les deux raisons arithmeacutetique et geacuteomeacutetrique Car crsquoest en deux teacutetracordes que srsquoordonne toute meacutelodie raquo PSEUDO-PLUTARQUE 1954 chap 23 p 142 4 ARISTOTE Politique VIII 1342 a

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

37

exactement la mecircme influence que la flucircte parmi les instruments lrsquoun et lrsquoautre sont orgiastiques et

passionnels1

Aristote distingue bien ici deux usages possibles de la musique lrsquousage peacutedagogique et un

autre qui a recours aux passions Pour le premier cas lrsquoeacutethique musicale heacuteriteacutee de Damon garde

sa pertinence dans le second il faudra proceacuteder autrement La musique ne va pas proceacuteder de

maniegravere allopathique (en luttant contre un affect neacutefaste par lrsquoemploi drsquoune harmonie associeacutee agrave un

affect contraire) mais de maniegravere homeacuteopathique en accompagnant la passion orgiastique ou plus

geacuteneacuteralement des passions violentes (comme la pitieacute ou la terreur) Crsquoest ici qursquoopegraverera la catharsis

laquelle peut ecirctre preacutesenteacutee laquo comme eacutetant du mecircme ordre que celle qui est agrave lrsquoœuvre dans le

theacuteacirctre raquo2 Le mode phrygien ndash ou plutocirct laquo le raquo phrygien en geacuteneacuteral qui est associeacute agrave lrsquousage de

lrsquoaulos ou drsquoun megravetre comme le dithyrambe permet la purgation ou le deacutefoulement3 Aristote insiste

alors sur lrsquoimportance de la vertu mimeacutetique de la musique

les meacutelodies renferment en elles-mecircmes des imitations des ideacutees morales (crsquoest lagrave un fait

eacutevident car degraves lrsquoorigine les modes musicaux diffegraverent essentiellement lrsquoun de lrsquoautre de sorte que les

auditeurs en sont affecteacutes diffeacuteremment et ne sont pas dans les mecircmes sentiments agrave lrsquoeacutegard de chacun

drsquoeux pour certains de ces modes crsquoest dans une disposition plus triste et plus grave qursquoon les eacutecoute

le mode dit myxolydien par exemple pour drsquoautres au contraire crsquoest dans un eacutetat drsquoesprit plus

amollissant comme pour les modes relacirccheacutes un autre enfin plonge lrsquoacircme dans un eacutetat moyen et lui

donne son maximum de stabiliteacute comme seul de tous les modes semble faire le dorien tandis que le

phrygien rend les auditeurs enthousiastes4

Et crsquoest preacuteciseacutement cette varieacuteteacute des affects leur heacuteteacuterogeacuteneacuteiteacute qui conduit Aristote agrave

opeacuterer une diffeacuterenciation dans la relation existant entre la musique joueacutee et lrsquoeffet produit

on voit que nous devons nous servir de tous les modes mais que nous ne devons pas les

employer tous de la mecircme maniegravere dans lrsquoeacuteducation nous utiliserons les modes aux tendances morales

les plus prononceacutees et quand il srsquoagira drsquoeacutecouter la musique exeacutecuteacutee par drsquoautres nous pourrons

admettre les actifs et les modes exalteacutes5

1 ARISTOTE Politique VIII 1342 a-b 2 ROUGET 1990 p 404 3 Terme proposeacute par Gilbert Rouget pour qualifier le phrygien ROUGET 1990 p 405 4 ARISTOTE Politique VIII 1340 a-b 5 Op cit VIII 1342 a

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

38

Mais pourquoi le phrygien aurait-il eacuteteacute en mesure de susciter de telles eacutelans passionnels

Cela pourrait tenir aux capaciteacutes de ses divers eacuteleacutements (mode rythme instrument) lesquelles lui

auraient confeacutereacute des capaciteacutes expressives tregraves importantes

Les aulegravetes phrygiens observe Louis Laloy devaient ecirctre les laquo veacuteritables tziganes de

lrsquoantiquiteacute raquo La technique de lrsquoinstrument la qualiteacute de son timbre et la richesse de ses inflexions jointes

aux possibiliteacutes expressives du mode permettaient certainement de produire des meacutelodies drsquoune grande

charge eacutemotionnelle1

En ne se contentant pas de la seule vertu eacuteducative de la musique Aristote dispose laquo drsquoune

liberteacute que Platon nrsquoavait pas conquise raquo2 Il srsquoaffranchit donc de Platon et le deacutepasse ouvrant au

passage la voie agrave une reacuteflexion approfondie entre la musique et les affects qursquoelle peut imiter ou

deacuteclencher

C LrsquoHEacuteRITAGE DE LrsquoANTIQUITEacute

C1 ARISTOXEgraveNE DE TARENTE

Ancien eacutelegraveve drsquoArisote Aristoxegravene de Tarente (ca -375360) en est bien lrsquoheacuteritier non pas

au sens ougrave il reprendrait les conceptions deacutefendues par son maicirctre mais parce qursquoil en reprend la

meacutethode crsquoest-agrave-dire qursquoil eacutelabore une laquo veacuteritable science musicale raquo eacutetudiant son propre objet les

sons les intervalles et les notes 3 il ajoute ainsi laquo une science nouvelle au corpus aristoteacutelicien raquo4 Si

on peut le consideacuterer comme le fondateur de lrsquoestheacutetique musicale5 cela tient agrave cette volonteacute

drsquoeacutetablir une science musicale et de lui assigner la recherche drsquoun savoir complet non seulement

le savoir harmonique mais aussi rythmique et meacutetrique ne srsquoappuyant ni sur la seule raison ni sur

la seule sensation acoustique et srsquoeacutetendant agrave toutes les musiques y compris les plus anciennes

1 ROUGET 1990 p 403-404 2 Aristote va jusqursquoagrave admettre que la musique est inutile mais crsquoest preacuteciseacutement cette inutiliteacute qui est le laquo signe distinctif de sa convenance agrave lrsquoeacuteducation libeacuterale raquo LASSERRE 1954 p 90 3 BELIS 1986 p 233 4 BELIS 1986 p 236 5 ABROMONT 2004 p 375

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

39

Srsquoil ne rejette pas la valeur eacutethique de la musique il donne agrave cette derniegravere laquo un fondement

empirico-perceptif raquo1 et refuse de srsquoen tenir agrave une conception qui permettrait drsquoappliquer

aveugleacutement tel caractegravere agrave tel genre de musique

lrsquoethos drsquoune composition ne deacutepend pas directement de ses aspects formels mais de la maniegravere

dont le compositeur les a actualiseacutes dans des seacutequences meacutelodiques et rythmiques particuliegraveres les a

meacutelangeacutes et combineacutes les uns aux autres2

Toutefois la preacuteoccupation majeure drsquoAristoxegravene concerne comme chez Aristote celle de

la formation du jugement il deacutefinit le jugement musical comme laquo connaissance exacte des

convenances relatives institueacutees par lrsquousage ou par la regravegle raquo3 ce qui implique que lrsquoon connaisse

toute la musique y compris les harmonies condamneacutees par Platon car elles avaient pu jadis

exprimer des vertus utiles4

La critique faite ici par Aristoxegravene touche eacutegalement les Harmoniciens invitant ces derniers

agrave ne pas tout ramener au seul critegravere de la raison il se meacutefie en effet des speacuteculations musicales5

Lrsquoeacuteducation du goucirct passe en effet par une forme de compleacutementariteacute entre deux types de

critegraveres qui eacutetaient jusqursquoalors opposeacutes ceux qui ne relevaient que de la seule raison ndash crsquoest-agrave-dire

le choix des Pythagoriciens et des Harmoniciens ndash et ceux qui relevaient de lrsquoexpeacuterience acoustique

seule ndash option deacutefendue par les musiciens Pour Aristoxegravene la perception sensible est premiegravere

mais la raison est neacutecessaire agrave lrsquoappreacuteciation de la convenance6

Agrave travers cette maniegravere de deacutecrire la nature du jugement musical Aristoxegravene deacuteveloppe

aussi une eacutetude des effets psychologiques de la musique qui sont eacutegalement pris en consideacuteration

agrave travers le concept aristoxeacutenien de dunamis

1 FUBINI 1983 p 33 2 BARKER 2007 p 72 A Barker ajoute laquo Mais il demeure vrai malgreacute tout que le Dorien par exemple se precircte plus volontiers que le Phrygien agrave une chregravesis approprieacutee agrave un ethos sobre et sans deacutetour et qursquoun compositeur peut plus facilement creacuteer un ethos de lamentation agrave partir drsquoun contexte meacutelodique Mixolydien BARKER 2007 p 73 3 LASSERRE 1954 p 92 4 Op cit p 93 5 Comme cette pratique nommeacutee catapycnose laquo en usage dans les eacutecoles de musique () ougrave les intervalles devaient ecirctre tregraves serreacutes Il srsquoagit du laquo morcellement en petits intervalles de quart de ton drsquoune ligne droite ou plutocirct de plusieurs lignes droites raquo Cette pratique pose problegraveme puisqursquoelle oublie la sensation le mouvement meacutelodique et donne lrsquoillusion drsquoune reacuteponse scientifique Voir BELIS 1986 p 92-97 6 Pour Aristoxegravene (Elementa harmonica) laquo Comprendre la musique deacutepend de deux choses la perception et la meacutemoire parce qursquoon doit percevoir ce qui vient agrave lrsquoecirctre et se souvenir de ce qui est devenu Il nrsquoy a pas drsquoautre moyen de suivre les contenus musicaux raquo Voir BARKER 2007 p 64

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

40

Le fait drsquoassigner une certaine dunamis agrave une note crsquoest un peu comme la reconnaicirctre au sens

moderne de la tonique ou de la dominante agrave la clef qui preacutevaut () [La dunamis drsquoun son] deacutepend

du contexte musical et notre reconnaissance de ce son () deacutepend de notre meacutemoire1

En outre reconnaicirctre cette dunamis dans un eacuteleacutement musical appellera des attentes Suivre

une meacutelodie consiste alors agrave anticiper sur ce qui va suivre2

Pour reacutesumer la theacuteorie musicale drsquoAristoxegravene ne reacutecuse pas le rocircle de lrsquoeacutethique3 Toutefois

au sein du jugement qui la deacutetermine la place principale revient agrave la connaissance de toute les

musiques ndash et non plus agrave lrsquoappareil matheacutematique privileacutegieacute par les Harmoniciens

C2 LES TRAITEacuteS DE LrsquoANTIQUITEacute TARDIVE

Les traiteacutes qui nous sont parvenus nrsquoapportent pas en ce qui concerne la question des

pouvoirs de la musique et de ses effets sur les passions drsquoeacuteleacutements nouveaux qui soient significatifs

Ils ont toutefois directement ou indirectement eu une certaine influence dans la mesure ougrave ils ont

eacuteteacute repris bien plus tard Aristide Quintilien a eacuteteacute eacutetudieacute par Girolamo Mei Vincenzo Galilei ou

Marin Mersenne Ptoleacutemeacutee est citeacute comme une reacutefeacuterence importante par Giovanni Artusi On

retrouve les principales preacuteoccupations des theacuteoriciens grecs des siegravecles preacuteceacutedents la question de

lrsquoethos et de la convenance lrsquoinfluence pythagoricienne les effets beacuteneacutefiques ou nocifs que produit

la musique

Claude Ptoleacutemeacutee (ca 83 161) auteur des Harmoniques (Harmonika) proposait une

description complegravete de la theacuteorie musicale grecque4 qui toutefois apporte peu drsquoeacuteleacutements

concernant les effets de la musique Il nrsquoen va pas de mecircme pour le De musica reacutedigeacute au IIIe siegravecle

et attribueacute abusivement agrave Plutarque qui offre eacutegalement une preacutesentation de la theacuteorie musicale

grecque rapportant les ideacutees de Platon ou Aristote Cet ouvrage aborde les effets de la musique sur

1 BARKER A 2007 p 65 2 laquo la dianoia implique un mode drsquoentendement agrave la fois reacutetrospectif et preacutedictif raquo BARKER 2007 p 66 3 Lrsquoimportance accordeacutee au critegravere de convenance en teacutemoigne Aristoxegravene deacuteplorait drsquoailleurs comme Aristote et Platon avant lui la corruption du goucirct chez le public lrsquoaccegraves agrave une culture musicale tregraves eacutetendue visait agrave remeacutedier agrave cette situation 4 Ptoleacutemeacutee deacutecrit notamment le systema teleion (Systegraveme Parfait) le monocorde les genres il srsquooppose aux conceptions deacuteveloppeacutees par Aristoxegravene et critique la theacuteorie modale de ce dernier il aborde eacutegalement lrsquoharmonie des sphegraveres ou rapports entre la musique le microcosme (lrsquoacircme) et le macrocosme (les planegravetes) (Abromont 2001 p 376-377) Consideacutereacutee par Lohmann comme laquo lrsquoœuvre standard conclusive de la fin du monde antique raquo (Lohmann 1989 p 46) le traiteacute des Harmoniques est surtout connu par le Commentaire qursquoen a donneacute Portphyre (PORPHYRE Commentaire aux Harmoniques de Claude Ptoleacutemeacutee)

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

41

lrsquohomme les regravegles de composition drsquoune phrase musicale les genres et lrsquoethos 1 la question des

nomes y est largement abordeacutee2

On trouve dans le Peri mousikegraves drsquoAristide Quintilien un prolongement du rocircle eacuteducatif et

moral attribueacute agrave la musique Il est agrave remarquer eacutegalement qursquoil semble avoir eacuteteacute le seul theacuteoricien

ayant traiteacute des principes de composition (melopeia)

Celui qui eacutetudie la musique dit Aristide Quintilianum doit srsquoattacher agrave la diction lrsquoharmonie

le rythme mais surtout agrave la convenance de la penseacutee

Aristide Quintilien attribue lrsquoeffet psychagogique de la musique agrave la qualiteacute des paroles du

poegraveme Pour autant il attribue un effet protreptique agrave la laquo persuasion de la meacutelodie raquo (la thelxis)3

C3 CONFUSIONS CONCERNANT LES laquo MODES raquo MUSICAUX

C31 Ethos et ethos des modes

Si on le rapporte agrave la rheacutetorique lrsquoethos correspond pour un orateur au caractegravere qursquoil doit

posseacuteder afin de pouvoir au mieux convaincre son public en lui inspirant confiance (en lui plaisant)4

Ceci implique que ce caractegravere qui laisse apparaicirctre certains affects devra geacuteneacuteralement traduire la

maicirctrise de soi le calme la deacutetermination Les passions qui sont mobiliseacutees dans lrsquoethos de lrsquoorateur

relegravevent donc plutocirct de passions modeacutereacutees contrairement aux passions violentes qui interviennent

dans le cadre du pathos et que lrsquoon cherche soit agrave communiquer directement au public soit agrave

exprimer afin de susciter par une mise en scegravene une autre passion elle-mecircme violente (la crainte

la colegravere etc)5

Rattacheacutee agrave ce contexte mais entendue dans son acception la plus courante lrsquoexpression

laquo ethos des modes raquo peut laisser supposer lrsquoideacutee selon laquelle la musique grecque aurait employeacute des

modes correspondant mutatis mutandis agrave ce que nous deacutesignons sous ce terme et que lrsquoinfluence

de ces modes sur le public eacutetait telle que cela justifiait que lrsquoon en codifie rigoureusement lrsquousage

1 laquo Les teacutemoignages sur la date exacte dapparition de ce concept sont tregraves incertains Le Pseudo-Plutarque () affirme quagrave leacutepoque dHomegravere la musique apparaicirct quand le corps et lesprit des hommes en eacutetat deacutebrieacuteteacute sont transformeacutes sous leffet du vin pour les remettre sur la juste voie de lordre et de la mesure et leur rendre le sens raquo FUBINI 1983 p 12 2 Voir FUBINI 1983 p 14 3 PERCEAU 2007 p 21 4 laquo On persuade par le caractegravere quand le discours est de nature agrave rendre lrsquoorateur digne de foi () Mais il faut que cette confiance soit lrsquoeffet drsquoun discours non drsquoune preacutevention sur le caractegravere de lrsquoorateur raquo (ARISTOTE Rheacutetorique 1356a p 22-23) 5 Tout ceci est largement exposeacute dans la Poeacutetique drsquoAristote

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

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en fonction du bien de la citeacute ou de telle ou telle fonction bien preacutecise Cette hypothegravese finit par

ecirctre consideacutereacutee comme vraie et allait connaicirctre un grand succegraves agrave partir de la Renaissance et au

deacutebut de la peacuteriode Baroque ndash notamment chez certains auteurs de la poeacutetique musicale allemande

ndash avant de perdre de son prestige

Nous devons donc proceacuteder ici agrave quelques rappels concernant ce sujet afin de mettre en

eacutevidence les confusions qursquoentretient lrsquoideacutee drsquoun ethos des modes

C32 Tons et modes

Le premier problegraveme est drsquoordre terminologique et concerne le terme de laquo mode raquo que lrsquoon

emploie couramment au sujet de la musique grecque1 Il apparait en effet que ce que lrsquoon deacutesigne

sous ce nom (et que nous avons nous-mecircme utiliseacute parfois au cours de ce chapitre) peut ecirctre appeleacute

selon les circonstances harmonie gamme ton trope Notre but nrsquoest pas drsquoentrer dans une

explication de la theacuteorie grecque des eacutechelles drsquointervalles mais de souligner le deacutecalage qui existe

entre lrsquoideacutee moderne que lrsquoon se fait des modes musicaux et le fait que par exemple chez Lassos

drsquoHermione il serait plutocirct question de gammes ou drsquoharmonies2 lesquelles correspondent en

partie agrave ce que nous entendrions aujourdrsquohui par tessiture ou par tonaliteacute

Nous pouvons ecirctre facilement conduit agrave confondre en raison des qualificatifs qui leur sont

accordeacute (dorien phrygien lydien) les tons de la Gregravece antique avec nos modes

Le mot laquo mode raquo nrsquoa aucun eacutequivalent en grec ce qui est deacutejagrave reacuteveacutelateur Le plus souvent on

trouve des adverbes ou adjectifs substantiveacutes () crsquoest en voulant preacuteciser inducircment que des

traducteurs trop zeacuteleacutes interpolent laquo le mode dorien ou mixolydien raquo ou encore traduisent par laquo ode raquo des

termes dont le sens est tout autre3

C33 Qualifications ethniques des modes grecs

Une deuxiegraveme source de confusion est elle aussi de nature terminologique il srsquoagit cette

fois des adjectifs employeacutes dans lrsquoantiquiteacute grecque Les deacutenominations semblent bien pouvoir ecirctre

entendues drsquoune certaine maniegravere drsquoune maniegravere ethnique Agrave la condition toutefois preacutecise

1 Voir agrave ce sujet les deux chapitres consacreacutes par Jacques Chailley aux tons et aux modes grecs CHAILLEY 1979 p 76-119 2 Voir LASSERRE p 38-41 pour la preacutesentation des six harmonies aux alentours du VIe siegravecle 3 CHAILLEY 1979 p 106 Agrave cette source drsquoerreur srsquoen ajoute drsquoailleurs une autre lieacutee agrave la confusion de ces laquo modes raquo grecs avec les modes eccleacutesiastiques de lrsquoeacutepoque carolingienne dont lrsquoorigine serait un laquo malheureux hasard raquo de traduction concernant le τονος grec Les termes latins de tonus et modus devinrent synonymes Op cit p 116

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

43

Lohmann de comprendre ici lrsquoethnie non pas en un sens ethnologique mais bien agrave la maniegravere drsquoun

clicheacute drsquoune caricature1

Lagrave encore la deacutesignation va contribuer agrave semer le trouble puisque la nomenclature modale

exposeacutee par Heinrich Glarean dans son Dodecachordon (1547) opegravere des modifications

intervertissant notamment la deacutenomination des modes de reacute et de mi qui deviennent alors

respectivement le mode dorien et le mode phrygien

C34 Complexiteacute du concept grec de laquo mode raquo

Mais il y a pire crsquoest lrsquoideacutee que nous nous faisons que quand bien mecircme les termes seraient

inadeacutequats ce que nous appelons laquo mode raquo deacutenoterait malgreacute tout le concept qui lui correspond

Or il semble bien qursquoil y ait lagrave aussi une erreur

Degraves que lrsquoon aborde ces domaines il faut consideacuterer le mode comme lrsquoensemble des caracteacuteristiques

qui permettent de reconnaicirctre un type drsquoorganisation musicale La reacutepartition des intervalles en est un eacuteleacutement tregraves

important mais ce nrsquoest pas le seul2

La toute fin de cette observation est deacutecisive le laquo mode raquo grec ne serait donc ni lrsquoeacutechelle

des sons disponibles ni mecircme leur seule structure Crsquoest plutocirct tout un ensemble drsquoeacuteleacutements

musicaux de nature tregraves varieacutee qui seraient agrave prendre en consideacuteration

peuvent concourir beaucoup drsquoautres eacuteleacutements qursquoignore la deacutefinition scolaire actuelle du mot

laquo mode raquo formules caracteacuteristiques (modes formulaires) timbre ou tessiture particuliegravere proceacutedeacutes

drsquoornementation propre agrave tel mode et exclu par tel autre etc3

Ainsi deacutefini le mode grec srsquoapparente bien davantage agrave ce qui existe dans la musique

orientale comme les racircgas hindous Et pour que les choses soient plus claires il faut donc envisager

que des qualificatifs comme laquo dorien raquo ou laquo phrygien raquo seraient susceptibles de deacutesigner non pas

simplement une eacutechelle drsquointervalles mais aussi des scheacutemas rythmiques des inflexions de voix

lrsquoemploi de tel instrument (par exemple lrsquoaulos) plutocirct que tel autre etc4

1 J Lohmann cite agrave titre de comparaison le clicheacute du globe-trotter anglais en proie au spleen durant le XIXe siegravecle LOHMANN 1989

p 93 2 CHAILLEY 1979 p 107 3 Op cit p 108 4 Voir les observations de G Rouget sur le phrygien (ROUGET 1990 p 407) et celles de Lasserre sur le dorien (LASSERRE 1984 p 60-63)

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

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C35 Lrsquousage des modes transformeacute en regravegle intangible

La derniegravere ndash et en un sens la plus grave ndash des erreurs tient au fait que lrsquoon considegravere

comme un fait acquis que pour les Grecs eux-mecircmes (et notamment pour Platon ou Aristote)

lrsquoutilisation de tel ou tel mode pouvait agir agrave la maniegravere drsquoune loi meacutecanique sur les auditeurs

Affirmer que par le jeu drsquoun mysteacuterieux pouvoir musical le mode phrygien deacuteclenchait la transe

crsquoeucirct eacuteteacute dire que la moitieacute de la Gregravece eacutetait en permanence jeteacute dans cet eacutetat Car comme tout le montre

joueurs et joueuses drsquoaulos ndash et de musique phrygienne par conseacutequent ndash ne limitaient pas leurs activiteacutes

aux seuls rituels corybantiques On avait recours agrave leurs services en quantiteacute de circonstances1

Mais si ni Platon ni Aristote nrsquoont affirmeacute que toute meacutelodie en mode phrygien pouvait

deacuteclencher la transe drsquoautres semblent srsquoen ecirctre chargeacutes Ainsi Plutarque2 affirme qursquoil suffit

drsquoabandonner laquo le rythme trochaiumlque et le mode phrygien raquo pour que cessent les bonds bacchiques

et corybantiques3 Au IVe siegravecle lrsquoarchevecircque de Cappadoce saint Basile fait lrsquoeacuteloge de Timotheacutee de

Milet qui pouvait laquo par le seul pouvoir de sa musique soit eacuteveiller soit supprimer lrsquoardeur raquo4 On

peut rattacher agrave ce genre de croyance la leacutegende preacuteceacutedemment mentionneacutee ougrave Pythagore gueacuterit la

violence par la musique

Conclusion

On pourrait reacutesumer par un exemple la situation telle qursquoelle pourra se preacutesenter agrave partir de

la Renaissance Lrsquoideacutee que dans le cadre drsquoun laquo ethos des modes raquo un mode phrygien qui

correspondrait agrave notre mode de mi provoquerait un eacutetat de transe est fausse (a) car le mode

phrygien drsquoavant Glarean et a fortiori dans lrsquoAntiquiteacute grecque nrsquoeacutetait pas le mode de mi (b) car

il faudrait plutocirct employer le terme de ton (c) car quel que soit le terme par lequel on deacutesignerait

le phrygien (ton mode harmonie) drsquoautres eacuteleacutements qursquoune simple eacutechelle drsquointervalles

interviennent (d) car lrsquoutilisation du phrygien nrsquoa pas eacuteteacute preacutesenteacutee chez les auteurs qui pourtant

font autoriteacute comme provoquant ineacutevitablement la transe

Pour toute ces raisons il est clair que la notion drsquoun ethos des modes ne reposait sur rien qui

puisse en assurer la peacuterenniteacute Il semble que ce soit une succession de malentendus et de

geacuteneacuteralisations abusives qui lui ait malgreacute tout assureacute un succegraves durable

1 ROUGET 1990 p 408 2 Plutarque et non pas le pseudo-Plutarque auteur du De musica 3 ROUGET 1990 p 410 4 Op cit p 411

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

45

D DU MOYEN-AGE Agrave LA RENAISSANCE

Du point de vue de lrsquoeacutetude des eacutemotions musicales et tout particuliegraverement dans le cas de

ce qui pourrait ressembler de pregraves ou de loin agrave une rheacutetorique musicale le Moyen-acircge preacutesente

un inteacuterecirct assez limiteacute On ne peut toutefois mettre purement et simplement cette peacuteriode entre

parenthegravese dans le mesure ougrave certains eacuteleacutements apportent une contribution non neacutegligeable

lrsquoeacutevolution du statut accordeacute au plaisir procureacute par la musique le deacutecalage entre la theacuteorie

(essentiellement fondeacutee sur les traiteacutes anciens) et la pratique la relation avec la parole

D1 LrsquoHEacuteRITAGE DE LrsquoEacuteTHIQUE GRECQUE

D11 Le dilemme des Pegraveres de lrsquoEacuteglise

LrsquoEacuteglise se trouve confronteacutee agrave une difficulteacute heacuteriteacutee de la tradition platonicienne la

musique peut corrompre lrsquoacircme elle doit donc ecirctre tenue agrave lrsquoeacutecart Cette preacuteoccupation est en un

sens bel et bien fondeacutee car la pratique de chants et de danses pourtant proscrites sont des activiteacutes

attesteacutees tregraves tocirct

En 465 le concile de Vannes recommande aux eccleacutesiastiques drsquoeacuteviter les repas de noces ou

de funeacuterailles dans lesquels on chante des couplets amoureux et burlesques (ubi amatoria cantantur et

turpia) ou bien sont exeacutecuteacutees des eacutevolutions obscegravenes de danse ou de saltation (aut obsceni motus corporum

choris et saltibus efferuntur)1

Cette condamnation ne concerne pas la musique en geacuteneacuteral mais son usage dans le culte

On peut toutefois y retrouver un eacutecho de lrsquoeacutethique musicale deacuteveloppeacutee par Damon ou Platon

Cleacutement drsquoAlexandrie par exemple rejette ndash y compris dans les cercles priveacutes ndash lrsquoutilisation de

lrsquoaulos et de la syrinx acceptant en revanche la lyre et la cithare2

Cette situation en deacutepit des admonestations reacutepeacuteteacutee de lrsquoEacuteglise perdurera jusqursquoagrave la fin du

Moyen-acircge La difficulteacute consiste alors agrave combattre cette nature toujours potentiellement

1 MACHABEY 1955 p 46 2 GEacuteROLD 1983 p 9

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

46

corruptrice de la musique alors mecircme qursquoelle apparaicirct aussi comme un puissant moyen pour susciter

la coheacutesion des fidegraveles

D12 Saint Augustin et la science de la musique

Cette ambivalence de la musique tout agrave la fois preacutecieuse et dangereuse est particuliegraverement

marqueacutee chez Augustin1 Sa maniegravere de reacutepondre agrave cette situation consiste agrave ramener avant tout la

musique au statut drsquoune science en insistant sur ce qui relegraveve de la seule raison et notamment le

nombre ce qui permet de laquo soumettre le plaisir de la musique agrave la reacutegulation drsquoun critegravere exteacuterieur raquo2

Drsquoougrave les deacutefinitions de la musique donneacutee par Augustin la musique est laquo la laquo science du bien

moduler raquo (laquo Musica est scientia bene modulandi raquo) formule devenue pour tout le Moyen-acircge un slogan

reacutepeacuteteacute inlassablement elle est aussi la laquo science du mouvement bien reacutegleacute et rechercheacute pour lui-

mecircme raquo3 La musique devient ainsi une opeacuteration de lrsquoesprit

Cette maniegravere de vouloir fonder la musique intervient alors que lrsquoon srsquoefforce de remplacer

lrsquoimprovisation en suivant les formes poeacutetiques des textes bibliques ou des priegraveres On deacuteveloppe

ainsi un enseignement meacutethodique baseacute sur lrsquousage systeacutematique de la meacutemoire cette laquo premiegravere

fixation musicale raquo se manifeste avec Ambroise 4 agrave son eacutepoque apparaissent eacutegalement des formes

musicales simple comme les cantiques et les hymnes5

D13 Autoriteacute de Boegravece et de Cassiodore

Toutefois alors que la musique elle-mecircme eacutevolue la science de la musique se reacutefegravere avant

tout aux anciens textes de la theacuteorie musicale grecque Le repreacutesentant majeur de cette discipline

qui va en devenir la principale autoriteacute est Boegravece (ca 480-524) On retiendra bien sucircr sa ceacutelegravebre

division de la musique en trois genres musica mundana musica humana et musica instrumentalis La

musique du monde est celle de laquo lrsquoordre raisonneacute de la modulation raquo que nos oreilles ne peuvent

percevoir (la musique humaine eacutetant le deacutecalque de la musique ceacuteleste)

Mecircme si ce son ne parvient pas agrave nos oreilles ndash ce qui est neacutecessaire pour bien des raisons ndash

le mouvement cependant si rapide des grands corps ne saurait produire nul son drsquoautant plus que les

1 laquo Jrsquooscille entre le danger de la volupteacute et lrsquoexpeacuterience du salut Quand il mrsquoarrive drsquoecirctre davantage eacutemu par le chant que par le contenu des paroles chanteacutees je mrsquoaccuse drsquoun grave peacutecheacute et alors je preacutefegravererais ne pas entendre le chantre raquo AUGUSTIN 1964 Confessions X 33 2 BOUTON-TOUBOULIC 2006 p 10 3 AUGUSTIN 2006 De musica Livre I 4 GOLEA 1982 p 46 5 Op cit p 50

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

47

courses des eacutetoiles sont unies par une coheacutesion drsquoune harmonie telle qursquoil ne soit possible de concevoir

rien drsquoaussi parfaitement ajointeacute ni drsquoaussi uni1

Un autre auteur joue agrave la mecircme eacutepoque un rocircle de premier plan Cassiodore (ca 485- ca

520) influenceacute par les eacutecrits de Martianus Capella apporte en effet une vision tripartite de la

musique (meacutelopeacutee rythme et versification) une classification des instruments et une reacuteflexion sur

les pouvoirs de la musique Agrave la diffeacuterence de Boegravece il ne se positionne pas dans la seule continuiteacute

avec les textes des Anciens mais aussi en lien avec la musique eccleacutesiastique2

D2 LES TRAITEacuteS DE MUSIQUE DU VIe AU Xe SIEgraveCLES

D21 Influence drsquoAugustin et de Cassiodore

On retrouve lrsquoinfluence de Cassiodore chez divers theacuteoriciens En premier lieu Isidore de

Seacuteville (554569-636) qui laquo lui emprunte des passages entiers raquo3 Isidore deacutefinit la musique comme

science et comme pratique4 et en deacutecrit les effets elle laquo transporte les sens dans un autre eacutetat

laquo calme lrsquoesprit raquo laquo soulage la fatigue raquo Mecircme les becirctes sauvages sont concerneacutees par la musique5

Cette influence se manifeste eacutegalement agrave lrsquoeacutepoque carolingienne chez Aureacutelien de Reacuteomeacute (IXe s)6

ou Alcuin (ca 735-804)7

La theacuteorie musicale de toute cette peacuteriode peut alors ecirctre vue essentiellement comme le

deacuteveloppement de la science musicale annonceacutee par Augustin et de la peacutedagogie qui lui est

associeacutee Ainsi Nokter Balbulus (laquo le begravegue raquo) de Saint-Gall (ca 840-912) eacutecrit les premiegraveres

seacutequences poeacutetiques par lesquelles la musique exerce une fonction mneacutemotechnique8 Hucbald de

Saint-Amand (ca 840-930) commentateur de Boegravece deacuteveloppe la notation musicale notamment

une meacutethode de reconnaissance des intervalles9 il est eacutegalement un peacutedagogue comme Guido

drsquoArezzo apregraves lui (ce dernier eacutetant freacutequemment citeacute comme autoriteacute avec Pythagore et Boegravece)

1 BOECE 2004 Traiteacute de la musique p 33 2 GEacuteROLD 1983 p 68 3 Ibid 4 ABROMONT 2004 p 381 5 BRITTA p 8 6 Traite des origines de la musique et reprend les conceptions drsquoAugustin et de Boegravece il preacutesente aussi la theacuteorie naissante des huit tons eccleacutesiastiques FUBINI 1983 p 45 ABROMONT 2001 p 382 7 Alcuin aurait eacuteteacute le premier agrave mentionner la distinction entre tons authentes et plagaux GEROLD 1983 p 69 8 Les chantres laquo agrave Jumiegraveges agrave Saint-Gall et ailleurs ont eu lrsquoideacutee de placer sur les sons des vocalises des textes nouveaux de veacuteritables interpolations ndash les tropes ndash afin de retrouver les vocalises plus facilement raquo GOELA 1982 p 51 9 ABROMONT 2001 p 382

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

48

D22 Le concept de douceur musicale

Dans ce contexte la question des affects associeacutes agrave la musique se trouve bien souvent

rameneacutee agrave lrsquoagreacuteable et au suave (crsquoest-agrave-dire du point de vue drsquoun orateur au laquo plaire raquo)

Vraisemblablement issus de lrsquoenseignement drsquoHucbald le Musica enchiriadis (ca 890) et le

scolica enchiriadis (ca 910) teacutemoignent de cette situation Le Scolica enchiriadis srsquoouvre sur un rappel de

la deacutefinition de la musique qui rappelle fortement celle drsquoAugustin (la musique est laquo la science de

reacutegler correctement le mouvement du son raquo) preacutecisant immeacutediatement que cette deacutefinition signifie

qursquoil faut controcircler la meacutelodie de telle sorte qursquoelle soit douce1 Ce caractegravere doux et agreacuteable des

sons constitue pour lrsquoauteur du traiteacute un laquo reflet de lrsquoharmonie ceacuteleste raquo2 Le Musica enchiriadis

anteacuterieur de quelques anneacutees exposait deacutejagrave les principes de la polyphonie On remarquera

cependant que la question drsquoune convenance entre le sujet de la meacutelodie et son expression y eacutetait

abordeacutee

il est neacutecessaire que les affects des sujets qui sont chanteacutes correspondent agrave lrsquoexpression de la

chanson ainsi que telles meacutelodies (neumae) soit calmes pour les sujets tranquilles joyeuses pour ce qui

est heureux sombres pour [ce qui est] triste les choses acircpres devant ecirctre exprimeacutees par des meacutelodies

acircpres De mecircme permettons aux meacutelodies drsquoecirctre difformes brusques bruyantes nerveuses et conccedilues

pour drsquoautres qualiteacutes des affects et des eacuteveacutenements3

D3 LES EFFETS DE LA MUSIQUE

D31 Un inteacuterecirct permanent

Cette preacuteoccupation du Musica enchiriadis concernant une adeacutequation de la musique au sujet

qursquoelle traite nous indique que la question des effets et des pouvoirs de la musique traverse toute la

penseacutee musicale au Moyen-acircge Or ces pouvoirs ne sont pas toujours comme chez Augustin

preacutesenteacutes comme des dangers pour lrsquoacircme on a pu voir comment Isidore de Seacuteville trouve agrave la

musique drsquoinnombrables vertus On trouve aussi cet inteacuterecirct chez Aribo Scholasticus (fin XIe s) qui

propose une symbolique des teacutetracordes (humiliteacute passion reacutesurrection ascension du Christ) et

des modes ou chez Johannes Affligemensis (vers 1100) abordant les modes et leurs effets Et lrsquoon

retrouve chez un repreacutesentant de lrsquoars nova comme Jean de Murs une conception positive des effets

1 Scolica enchiriadis 1995 p 33 2 FUBINI 1983 p 47 3 Musica enchiriadis 1995 p 32

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

49

de la musique semblable agrave celle drsquoIsidore notamment celle drsquoun plaisir formuleacute en des termes qui

eacutevoquent tregraves nettement la terpsis des Grecs1

Au XVIe siegravecle le thegraveme des effets de la musique prend de plus en plus drsquoimportance Par

exemple chez Alfonso de la Torre (1egravere moitieacute du XVe s) qui dans la Vision deacutelectable (publieacutee en

1480) traite des rapports entre musique et eacutemotions2 ou avec Domingo Marcos Duraacuten (1460-1529)

proposant une classification des modes et deacutecrit leurs effets3

D32 Marsile Ficin et lrsquoimitation du monde

Le rocircle de Marsile Ficin (1433-1499) est sans doute plus deacutecisif en regard de lrsquoinfluence

qursquoil va exercer agrave la Renaissance La preacuteoccupation centrale de Ficin concerne le problegraveme

philosophique du plaisir qui selon lui aurait abandonneacute la terre en compagnie des Muses4 Degraves

lors lrsquoindividu qui veut le plaisir devra laquo vivre en conformiteacute avec le ciel5 Le moyen drsquoy parvenir

reacuteside dans le pouvoir theacuterapeutique de la musique qui permet de laquo capturer raquo lrsquounivers

Le mage imagineacute par Ficin [] capture le monde en lrsquoimitant crsquoest-agrave-dire en recreacuteant les

formes agrave travers des regravegles de vie des arts secrets des talismans des images des figures des mots des

sons des chants des rythmes Le mage imite dans sa propre vie les mouvements tempeacutereacutes du ciel il

reproduit dans son alimentation les pouvoirs beacuteneacutefiques des acircmes veacutegeacutetales et animales il nourrit les

esprits inteacuterieurs avec des parfums soustraits aux substances terrestres () il reacuteveille les esprits

ensommeilleacutes de lrsquooreille en imitant avec le chant le mouvement harmonieux des astres6

Ficin reprend ici la conception boeacutecienne qui postulait la relation entre musica mundana et

musica humana Mais si crsquoest bien agrave la musique des sphegraveres qursquoil se reacutefegravere il le fait en mettant lrsquoaccent

sur la capaciteacute mimeacutetique de la musique offrant du mecircme coup une reacutesonnance importante agrave la

theacuteorie aristoteacutelicienne de la mimesis et de la catharsis qui est redeacutecouverte au mecircme moment

Et vous souvienne que le chant est lrsquoimitateur de tous le plus puissant Car il imite les intentions

et les affections de lrsquoacircme et les paroles il repreacutesente aussi les gestes et mouvements du corps et les

actions et mœurs des hommes et imite et fait tout avecques si grande veacuteheacutemence que pour imiter ou

faire les mesmes choses soudain il emeut et provoque les auditeurs7

1 JEAN DE MURS 2000 p 135 2 ABROMONT 2001 p 401 3 Op cit p 403 4 FICIN Apologus De Voluptate Voir Gozza 2007 p 196 5 Ibid 6 GOZZA 2007 p 198 7 FICIN 2000 L III chap 21 p 226

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

50

D33 Le Complexus effectuum musices de Tinctoris

Contemporain de Ficin le compositeur et theacuteoricien Johannes Tinctoris (ca 1436-1511)

reacutedige de nombreux traiteacutes dont un Terminorum musicae diffinitorium (publieacute ca 1473) qui est un des

premiers dictionnaires de musique ainsi qursquoun Complexus effectuum musices (1473-1474) Dans le

Complexus (qui est une sorte de catalogue) Tinctoris eacutenumegravere vingt effets illustreacutes de reacutefeacuterences et

de citations drsquoAugustin Aristote Ciceacuteron Virgile ou Thomas drsquoAquin Une bregraveve allusion aux

modes est faite ainsi qursquoagrave lrsquoanecdote (dans la version rapporteacutee par Quintilien) de la folie susciteacutee

par le mode phrygien Le ton du texte est diffeacuterent de celui de ses autres traiteacutes tout comme de

ceux des autres auteurs Tinctoris suggegravere qursquoil est acceptable contrairement aux prescriptions de

Thomas drsquoAquin drsquoemployer de nombreux instruments (trompette harpe lyre timbales orgues

etc)1

Le Complexus propose une typologie des effets en quatre cateacutegories lieacutes agrave la liturgie

eacutethiques merveilleux theacuterapeutiques Mais la penseacutee de Tinctoris srsquoappuie sur le primat accordeacute agrave

la perception et non pas agrave lrsquoheacuteritage pythagoricien

Cette liste des effets de la musique est inspireacutee par les reacuteactions des sens drsquoun point de vue

strictement empirique ougrave est abandonneacutee toute ideacutee de correspondance entre lrsquoharmonie de la musique

et celle de lrsquoacircme ainsi que tout rappel agrave la vieille division () Tinctoris ne srsquointeacuteresse qursquoagrave la musique

produite par les instruments et pour les hommes2

CONCLUSION

Les pouvoirs de la musique dont lrsquoexistence ne faisant aucun doute pour les Grecs sont

envisageacutes comme des moyens la musique intervient freacutequemment afin de traiter au sens

theacuterapeutique un certain nombre de situations La musique agit sur lrsquoacircme eacuteventuellement sur le

corps Le constat qui est fait concernant les relations entre musique et passions conduit ainsi agrave

distinguer selon lrsquoun ou lrsquoautre genre de passion quelle reacuteponse musicale doit ecirctre apporteacutee les

passions modeacutereacutees peuvent ecirctre eacuteduqueacutees les passions violentes seront purgeacutees

En ce qui concerne ce que lrsquoon pourrait nommer une laquo science raquo musicale les ouvrages

speacutecialement consacreacutes agrave la musique reflegravetent diverses conceptions possibles confeacuterant le rocircle

principal agrave la raison ou aux sens ou encore cherchant agrave combiner les deux Aussi mecircme si la

1 BRITTA p 13-14 2 FUBINI 1983 p 58

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

51

tradition pythagoricienne et celle de lrsquoharmonie universelle se propagent largement par

lrsquointermeacutediaire de figures drsquoautoriteacute comme Boegravece drsquoautres conceptions (celles drsquoAristoxegravene par

exemple) demeurent disponibles et pourront ecirctre reprises agrave lrsquoavenir

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

52

CHAPITRE 2 - LA MUSIQUE COMME INSTRUMENT DE PREacuteDICATION

Introduction

La musique peut-elle en raison notamment de la diversiteacute des effets qursquoelle peut produire

sur son public soutenir la ferveur religieuse Favorise-t-elle la foi ou nrsquoincline-t-elle pas plutocirct agrave la

corruption des mœurs Quand on eacutetudie la maniegravere de penser la musique propre agrave la sphegravere

culturelle de lrsquoAllemagne lutheacuterienne jusqursquoau XVIIIe siegravecle on obtient une reacuteponse assez claire la

musique y est consideacutereacutee de maniegravere extrecircmement favorable et la reacuteponse est que oui elle peut

ecirctre un auxiliaire de choix afin de reacutepandre la Bonne Nouvelle Par conseacutequent on peut envisager

la poeacutetique musicale comme le prolongement la systeacutematisation drsquoune preacutedication musicale

Or si la preacutedication religieuse trouve dans la rheacutetorique un moyen de se deacuteployer devient

envisageable lrsquohypothegravese selon laquelle le recours agrave la musique afin de convaincre les fidegraveles

appellera eacutegalement agrave lrsquoeacutetablissement drsquoune rheacutetorique musicale Nous examinerons

respectivement dans le preacutesent chapitre divers aspects de ce sujet

- dans quel contexte eacutemerge lrsquoideacutee que la musique puisse jouer un rocircle de premier plan pour

la preacutedication religieuse

- en quoi consiste preacuteciseacutement la relation paradoxale qursquoentretient la musique avec la

religion et comment Luther a-t-il pu srsquoen affranchir

- par quels moyens une telle laquo preacutedication musicale raquo a-t-elle eacuteteacute mise en œuvre

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

54

A REacuteFORME LUTHEacuteRIENNE ET PREacuteDICATION

A1 LE CONTEXTE

Les changements ayant affecteacute la sphegravere culturelle occidentale durant la peacuteriode de la

Renaissance peuvent aider agrave comprendre comment le discours religieux ndash et notamment le discours

de la Reacuteforme lutheacuterienne sur lrsquoeacuteventuel emploi de la musique ndash a pu srsquoen trouver lui aussi modifieacute

En outre ces changements qui ont initialement concerneacute le domaine des arts et des lettres ne se

sont reacuteellement manifesteacutes en ce qui concerne la musique qursquoagrave la toute fin du siegravecle

A11 La Renaissance face agrave son passeacute

Quand on cherche agrave deacutecrire le XVIe siegravecle on fait souvent eacutetat de lrsquoattitude alors adopteacutee

vis-agrave-vis du passeacute dans le sillage du Quattrocento un changement dans la repreacutesentation du monde

aurait conduit les esprits agrave se deacutetourner de lrsquoeacutepoque preacuteceacutedente au profit de la culture de lrsquoAntiquiteacute

Cette preacutesentation est tregraves imparfaite et lrsquoon peut faire remarquer agrave titre drsquoexemple que la penseacutee

de lrsquoeacutepoque reformule les ideacutees du Moyen-acircge plutocirct qursquoelle les renouvelle1 En outre en ce qui

concerne la musique le recours agrave la peacuteriodisation historique courante ndash insistant sur une laquo rupture raquo

entre deux peacuteriodes bien distinctes ndash montre ses limites dans la mesure ougrave lrsquoon pourrait y substituer

avantageusement un laquo acircge drsquoor raquo de la polyphonie qui couvrirait les XVe et XVI

e siegravecles2

La redeacutecouverte de lrsquoAntiquiteacute est en revanche un point qui ne precircte guegravere agrave controverse

agrave condition toutefois de preacuteciser que dans le cas de la musique le recours agrave lrsquoimitation des Anciens

(mesure agrave lrsquoantique reacutecitatif) ne se manifeste qursquoagrave partir de la seconde moitieacute du XVIe siegravecle De

plus lrsquoAntiquiteacute ndash et plus preacuteciseacutement lrsquoAntiquiteacute tardive ndash exerce notablement son influence agrave

travers le neacuteoplatonisme mis agrave lrsquohonneur par Marcile Ficin et par la place importante accordeacutee agrave la

magie Relevant drsquoune philosophie naturelle la magie nrsquoest pas alors neacutecessairement consideacutereacutee

comme opposeacutee agrave la science pouvant mecircme (pour Paracelse ou C Agrippa par exemple) lui ecirctre

compleacutementaire Crsquoest pourquoi associeacutee au concept drsquoharmonie la magie jouera un rocircle non

neacutegligeable dans la theacuteorie de la musique en Italie et ailleurs

A12 Humanisme et Reacuteforme

1 VENDRIX 1999 p 4 2 BELTRANDO-PATIER 1998 p 221-222

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

55

Les reacuteformateurs religieux partageaient avec les humanistes une attention particuliegravere pour

lrsquoindividu et le souci de la parole Mais il semble que lrsquointeacuterecirct fortement marqueacute de ce que lrsquoon

nomme laquo humanisme raquo pour la parole et les lettres tienne avant tout au simple fait que le terme

drsquohumaniste deacutesignait le professeur de grammaire lrsquohumanisme eacutetant alors lrsquoenseignement des lettres

qui rendent plus humain

Une reacuteorganisation des savoirs ndash des arts libeacuteraux ndash avait eacuteteacute envisageacutee degraves la fin du Moyen-

acircge ainsi Eustache Deschamps (1340-1404 ou 1405) avait proposeacute que la grammaire devienne le

premier des arts et qursquoavec la poeacutesie elle remplace les matheacutematiques comme modegravele Les eacutetudes

litteacuteraires (litterae) devinrent alors un levier permettant agrave lrsquoindividu de srsquoaccomplir Individu qui

toutefois eacutetait surtout consideacutereacute en tant que membre drsquoun groupe social on en retrouve un

exemple chez Castiglione pour qui lrsquoeacutetude des lettres combineacutee agrave celle de la musique ndash devait

favoriser la convivialiteacute1

La compleacutementariteacute entre lrsquoesprit des studia humanitatis la place accordeacutee agrave la musique (jointe

agrave la poeacutesie) et la sociabiliteacute eacutetait ainsi une marque propre agrave lrsquohumanisme on peut alors envisager

que cette association et donc la place accordeacutee agrave la musique dans la communauteacute des croyants se

retrouvera chez les reacuteformateurs religieux Cela deacutependra toutefois de la conception que ces

derniers ont de la musique En effet une certaine antinomie entre lrsquoassociation de la musique et de

la poeacutesie drsquoune part et du modegravele pythagoricien de lrsquoautre eacutetait susceptible de restreindre le recours

agrave la musique un risque qui eacutetait perccedilu par les humanistes2 les anciennes reacuteticences religieuses

envers la musique demeurant bien preacutesentes

A13 La parole agrave la Renaissance

Lrsquointeacuterecirct pour le langage constitue donc un des traits essentiels drsquoune lrsquoeacutepoque qui semble

redeacutecouvrir les pouvoirs de lrsquoeacutelocution Le Moyen-acircge tardif avait vu reacuteapparaicirctre plusieurs textes

majeurs de lrsquoAntiquiteacute romaine les Institutions oratoires de Quintilien (agrave lrsquoabbaye de Saint-Gall en

1416 par Poggio Bracciolini) le Brutus lrsquoOrator et le De Oratore de Ciceacuteron (agrave Lodi 1421 par

Gerardo Landriania) Des textes ndash et tout particuliegraverement celui de Quintilien ndash qui contribueront

1 laquo Lrsquoobjectif final de cette eacuteducation [lrsquoeacutetude des litterae] ne reacuteside pas dans lrsquoacquisition drsquoun savoir pratique pour exercer une profession mais plutocirct dans le deacuteveloppement drsquoune sorte de convivialiteacute sociale Agrave cet eacutegard la musique une discipline qui srsquoassocie naturellement aux lettres joue un rocircle majeur raquo VENDRIX 1999 p 93 2 Op cit p 69

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

56

au retour en rheacutetorique de lrsquoaspect moral lieacute agrave lrsquoethos1 Lrsquoessor de lrsquoimprimeacute donnera un eacutecho

important agrave ces ouvrages

Cependant lrsquointeacuterecirct pour toutes les disciplines concernant la langue (phoneacutetique prosodie

syntaxe rheacutetorique etc) ne se manifeste pas seulement pour le latin et le grec mais tregraves fortement

aussi agrave travers lrsquoessor des langues nationales (en Italie drsquoabord puis en Espagne et en France) un

pheacutenomegravene qui se retrouvera au cœur des preacuteoccupations des reacuteformateurs

A2 LUTHER ndash REacuteFORME ET PREacuteSERVATION DU PASSEacute

La rupture opeacutereacutee par la Reacuteforme lutheacuterienne pour radicale et profonde qursquoelle fucirct ne

devrait cependant pas faire oublier ce qui chez Luther poursuivait agrave certains eacutegards la tradition

chreacutetienne meacutedieacutevale2 Sa connaissance et sa pratique de la musique en constitue un des aspects

Luther alors qursquoil avait engageacute la reacuteorganisation de lrsquoEacuteglise (1522) srsquoeacutetait drsquoailleurs efforceacute ndash

contrairement agrave ce que lrsquoon pourrait ecirctre inciteacute agrave croire ndash de preacuteserver autant que possible le

ceacutereacutemonial ancien laquo nrsquointerdisant que les eacuteleacutements qui eacutetaient en conflit direct avec ses reacuteformes

doctrinales raquo3

De mecircme il nrsquoeacutetait pas dans son intention de supprimer lrsquousage du latin Luther eacutetait

conscient de lrsquointeacuterecirct eacuteducatif qursquoil preacutesentait4 Le latin eacutetait en effet omnipreacutesent lrsquoestheacutetique

musicale humaniste par exemple concreacutetiseacutee dans la laquo musique mesureacutee agrave lrsquoantique raquo reposait sur

la prosodie en langue latine5 La premiegravere liturgie de la nouvelle Eacuteglise avait drsquoailleurs eacuteteacute reacutedigeacutee

en latin (Formula missae 1523)6

Le choix entre le latin et lrsquoallemand ne reacutepond pas pour Luther agrave une volonteacute de rupture

agrave tout prix Luther eacutetait entreacute dans lrsquoordre des Augustinien au tout deacutebut du XVIe siegravecle il avait eacuteteacute

chargeacute par celui-ci de plaider agrave Rome la cause drsquoune reacuteorganisation de lrsquoordre (ougrave il avait drsquoailleurs

eacuteteacute choqueacute par les mœurs tregraves mondaines du clergeacute)7 Il avait donc connu et appreacutecieacute une laquo poeacutesie

de deacutevotion raquo en langue latine8 Le choix de la langue allemande au lieu du latin est donc avant

tout une question drsquoordre utilitaire crsquoest afin de rapprocher le peuple des eacutecrits bibliques et pour

1 TIMMERMANS 1999 p 100 2 LABIE 1992 p 132 3 Arnold 1988 t II p 558 4 laquo Luther raquo New Grove Dictionary 1980 p 367 5 WEBER 1993 p 121 6 laquo Luther raquo New Grove Dictionary 1980 p 367 7 Op cit p 365 8 LABIE 1992 p 138

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

57

diffuser la Parole divine qursquoil adopte la langue vernaculaire Crsquoest dans cette perspective qursquoil se

consacrera agrave la traduction de la Bible et que les chorals devront ecirctre chanteacutes en allemand

A3 PREacuteDICATION

Dans le culte protestant la preacutedication est agrave bien des eacutegards synonyme drsquoeacutevangeacutelisation il

srsquoagit drsquoannoncer la Bonne nouvelle de la faire connaicirctre et de la propager En donner une

deacutefinition unique pourrait se reacuteveacuteler deacutelicat puisqursquoelle est laquo agrave la fois commentaire peacutedagogie

eacutedification et genre litteacuteraire raquo1

Mais dans le contexte drsquoune eacutetude relative agrave lrsquoart oratoire lui-mecircme la preacutedication peut avant

tout ecirctre consideacutereacutee comme synonyme de precircche ou de sermon Ces termes renvoient agrave un discours

prononceacute en chaire et donc pendant lrsquooffice par un ministre du culte Le precircche deacutesigne alors

drsquoune maniegravere geacuteneacuterale lrsquoexpression de la parole de Dieu et de maniegravere plus preacutecise lrsquoenseignement

de cette parole devant lrsquoauditoire des fidegraveles Que lrsquoon parle de precirccher ou de sermonner lrsquoobjectif

de la preacutedication est bien de convaincre cet auditoire de susciter son adheacutesion En cela elle ne peut

qursquoecirctre inciteacutee agrave recourir aux techniques de la rheacutetorique

A31 Le rocircle structurant de lrsquooffice religieux

La preacutedication discours prononceacute durant lrsquooffice religieux nrsquoest qursquoune partie de cet office

et non sa totaliteacute Comment ou plutocirct agrave quels moments apparaicirct-elle La preacutedication strictement

verbale (donc ici celle qui nrsquoest pas associeacutee agrave la musique) prend place au milieu de la messe entre

la lecture de lrsquoEacutevangile et la communion La musique est susceptible drsquointervenir soit en soutient

de la preacutedication (cette derniegravere eacutetant encadreacutee dans la liturgie lutheacuterienne par les deux parties de

la cantate voire par deux cantates distinctes) soit en dehors de la preacutedication qursquoil srsquoagisse du chant

(psaume drsquoentreacutee litanie accompagnement de la communion) ou de lrsquoorgue (entreacutee et sortie des

fidegraveles communion)2

A32 Recherche de clarteacute et drsquointelligibiliteacute

La clarteacute du discours est dans lrsquoart oratoire une qualiteacute propre agrave la fois au style et agrave la

narration Cette qualiteacute avait toujours eacuteteacute mise en avant par les autoriteacutes eccleacutesiastiques laquo les

1 CANTAGREL 2008 p 32 2 Voir BELTRANDO-PATIER 1998 p 321-322 et CANTAGREL 2008 p 33

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

58

instructions de lrsquoEacuteglise rappelaient inlassablement la neacutecessiteacute de rendre intelligibles les textes

liturgiques raquo1 Une laquo juste et suffisamment bonne prononciation raquo de lrsquoeacutenonceacute2 garantissait aussi agrave

travers la langue ndash le latin ou lrsquoallemand ndash la probiteacute du comportement qui srsquoy rattachait

Au XVIe siegravecle Guy Cassander3 preacutecise que laquo le canon ne doit pas ecirctre lu drsquoune voix trop basse

qursquoil faut le reacuteciter clairement et distinctement raquo Ces deux adverbes sont freacutequemment utiliseacutes par les

humanistes par les reacuteformateurs franccedilais et allemands et ensuite par les Pegraveres du Concile dans leurs

recommandations4

Cette recherche de clarteacute preacutesente drsquoune maniegravere geacuteneacuterale pendant la Renaissance

influenccedila les choix opeacutereacutes par la Contre-Reacuteforme mais le rocircle accordeacute agrave la langue vernaculaire

dans la liturgie lutheacuterienne lui donnait un poids suppleacutementaire5

A33 Recherche de lrsquoadheacutesion de lrsquoauditoire

En tant qursquoelle relegraveve de lrsquoart oratoire la preacutedication religieuse se trouve confronteacutee agrave une

critique dont lrsquoombre agrave toujours planeacute sur la rheacutetorique la possibiliteacute de feindre une attitude

sincegravere crsquoest-agrave-dire lrsquohypocrisie laquelle peut ecirctre railleacutee pour son caractegravere ridicule ou au contraire

geacuteneacuterer le soupccedilon plus grave drsquoune manipulation permise par lrsquohabiliteacute oratoire Et dans le cas

drsquoun discours religieux ayant vocation agrave lrsquoeacuteleacutevation des acircmes un tel risque est particuliegraverement agrave

proscrire Aussi trouve-t-on dans les deacutecrets du Concile de Trente diverses recommandations

mettant en garde contre lrsquoimitation de la pieacuteteacute6 Lrsquoun des moyens permettant de limiter un tel risque

consistera dans lrsquoexigence de clarteacute et drsquointelligibiliteacute mentionneacutee preacuteceacutedemment

Mais il existait aussi un outil au service de la preacutedication susceptible de faciliter lrsquoadheacutesion

des fidegraveles cette fois en srsquoadressant cette fois non agrave la raison mais au cœur aux affects de

lrsquoauditoire cet outil eacutetait la musique Mais quelle musique devrait ecirctre joueacutee agrave quels moments

Quelles qualiteacutes devrait-elle avoir ou ne pas avoir La reacuteponse agrave ces questions deacutepend de la maniegravere

de concevoir la musique elle-mecircme et plus preacuteciseacutement les pouvoirs qursquoelle exerce sur les acircmes

1 KOERNDLE p 809 2 BISSARO HAMELINE 2008 p 53 3 Ou Georges Cassender (1513-1566) theacuteologien flamand 4 WEBER 1982 p 90 5 ARNOLD 1983 t II p 558 6 WEBER 1982 p 86

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

59

B PREacuteDICATION ET MUSIQUE

B1 LE PROBLEgraveME

Le problegraveme poseacute par lrsquousage de la musique au cours du precircche eacutetait apparu tregraves tocirct Les

termes en avaient eacuteteacute formuleacutes par Augustin conduisant agrave un dilemme auquel aura eacuteteacute confronteacutee

la musique drsquoeacuteglise durant tout le Moyen-acircge Malgreacute les changements concernant tant la place

accordeacutee agrave la langue que lrsquoœuvre des divers reacuteformateurs cette difficulteacute ne disparait nullement agrave

la Renaissance Il semble que crsquoest le rapport particulier de Luther agrave la musique qui lui ait permis

de deacutepasser le laquo paradoxe raquo augustinien drsquoune musique agrave la fois souhaitable et dangereuse

B11 Religion et musique

Le problegraveme que pose la musique consiste en ce qursquoelle favorise la coheacutesion des fidegraveles

mais qursquoelle peut aussi corrompre lrsquoacircme Pour les Pegraveres de lrsquoEacuteglise elle est plutocirct consideacutereacutee comme

un auxiliaire utile degraves lors qursquoelle permet de modeacuterer les passions et de favoriser lrsquoenseignement1

On trouve exposeacute chez Augustin les termes de ce paradoxe poseacute par la musique laquo entre les

dangers du plaisir et la constatation des bons effets qursquoelle opegravere raquo2 Le caractegravere paiumlen du plaisir

procureacute par les sens susceptible de favoriser la concupiscence fait lrsquoobjet de condamnations par

les autoriteacutes dans le mecircme temps que la louange divine est magnifieacutee par le chant3

Lrsquoissue chercheacutee par Augustin apparaissait dans son traiteacute De musica Lrsquoexpression ceacutelegravebre

de scientia bene modulandi qursquoil utilise pour deacutefinir la musique traduit bien la volonteacute de ne pas se

laisser deacuteborder par un pouvoir qui appartient au chant agrave une caracteacuteristique irreacuteductible au sens

des paroles 4 un pouvoir qursquoil deacutecrit ulteacuterieurement en ces termes

je me rends compte que ces paroles saintes accompagneacutees de chant mrsquoenflamme drsquoune pitieacute

plus religieuse et plus ardente que si elles nrsquoeacutetaient sans cet accompagnement Crsquoest que toutes les

1 Ainsi saint Basile affirme laquo le psaume tranquillise lrsquoacircme apporte la paix limite le deacutesordre et le tumulte des penseacutees car il calme les passions et en modegravere les deacuteregraveglements raquo FUBINI 1983 p 38 2 AUGUSTIN 1964 L X Chap 23 p 237 3 BISSARO HAMELINE 2008 p 84 4 La beauteacute des voix laquo provoque un plaisir estheacutetique exceacutedant leur contenu intellectuel raquo BOUTON-TOUBOULIC 2006 A-I p 15

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

60

eacutemotions de notre acircme ont selon leurs caractegraveres divers leur mode drsquoexpression propre dans la voix et

le chant qui par je ne sais quelle mysteacuterieuse affiniteacute les stimule1

La musique doit davantage proceacuteder de la raison que des sens quand bien mecircme ces

derniers ne se trouvent pas totalement reacutecuseacutes2 ceci au nom de lrsquoutiliteacute qursquoils offrent pour les acircmes

faibles3 Mais il convient de deacutefinir un rapport entre paroles et sons pour qursquoun critegravere exteacuterieur au

plaisir des sens ndash la raison ndash vienne drsquoune part en preacutevenir les excegraves et au-delagrave que la musique

permette de communiquer avec la veacuteriteacute divine Crsquoest ce rapport qui est eacutetudieacute agrave travers la

modulation laquelle est issue de la mesure (modus) La scientia musicale exposeacutee par Augustin

concerne eacutegalement4 la reacuteception des harmonies par lrsquoacircme et les sensations de plaisir ou de douleur

qui en reacutesultent (en insistant sur le rocircle que joue la meacutemoire dans cette reacuteception)

Retrouvant lrsquoancienne conception pythagoricienne des nombres la penseacutee deacuteveloppeacutee par

Augustin dans le De musica5 fait de la musique une opeacuteration de lrsquoesprit son essence eacutetant agrave

rechercher dans le nombre6

Malheureusement Augustin nrsquoaurait pas atteint le but qursquoil srsquoeacutetait fixeacute ou plutocirct qursquoil avait

fixeacute agrave la science musicale exposeacutee au livre VI selon ses propres dires7 Lrsquointeacuterecirct de la musique ne

peut subsister que dans sa seule fonction peacutedagogique Et le dilemme qursquoelle pose nrsquoest pas reacutesolu

mecircme si les recherches drsquoAugustin confortent le rocircle de la musique dans la foi

B12 Eacuterasme et le plain-chant ideacuteal

Par conseacutequent le risque que fait encourir la musique au sein de lrsquoeacuteglise demeure et invite

agrave en surveiller eacutetroitement les manifestations agrave privileacutegier les meacutelodies simples et agrave la soumettre le

plus strictement possible au texte Agrave bien des eacutegards Eacuterasme reprend agrave son compte une telle vision

meacutedieacutevale deacutefendue par lrsquoEacuteglise il srsquoen prend tout particuliegraverement agrave une certaine pratique de la

polyphonie (on pense ici agrave lrsquoars nova) tout en se montrant fidegravele agrave lrsquohumanisme de son siegravecle en ce

qui concerne le rapport agrave la langue Sa conception du plain-chant renvoie aux premiers chreacutetiens ndash

1 AUGUSTIN 1964 L X Chap 23 p 237 2 Lrsquoideacutee drsquoun laquo art raquo musical (reacuteserveacute agrave lrsquohistrion) en est clairement exclue Augustin preacutecisant que ceux qui laquo ne consultant que les sens et ne gravant dans leur meacutemoire que ce qui les flatte regraveglent sur ce plaisir tout mateacuteriel le mouvement de leur corps et y joignent un certain talent drsquoimitation ceux-lagrave nrsquoont pas la science raquo AUGUSTIN 2006 De musica L I p 45 3 laquo afin que par le charme des oreilles lrsquoacircme encore trop faible srsquoeacutelegraveve aux sentiments de la pieacuteteacute raquo (AUGUSTIN 1964 L X Chap 23 p 237) 4 AUGUSTIN 1964 L VI 5 La reacutedaction du traiteacute est situeacutee entre 387 et 391 mais le livre VI fut probablement reacuteviseacute vers 408 BOUTON-TOUBOULIC 2006 p 11 6 FUBINI 1983 p 40 7 VENDRIX 1999 p 105

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

61

et crsquoest drsquoailleurs Augustin ou drsquoautres Pegraveres de lrsquoEacuteglise (Ambroise Chrysostome) qursquoEacuterasme

recommande comme modegravele drsquoeacuteloquence1

Srsquoil considegravere le plain-chant comme eacutetant laquo proprement le chant de lrsquoEacuteglise romaine raquo2 crsquoest

qursquoil le juge parfaitement approprieacute agrave son sujet avant tout par lrsquointelligibiliteacute qursquoil confegravere agrave la Parole

divine

Le chant greacutegorien est laquo un art essentiellement verbal crsquoest-agrave-dire nrsquoexistant qursquoen fonction de

la priegravere liturgique () Aucune musique nrsquoest plus respectueuse de la valeur des mots et mecircme des

syllabes3

Ce souci paulinien de clarteacute du langage4 conduit Eacuterasme agrave rejeter en humaniste lettreacute

particuliegraverement connaisseur de la langue latine certaines tournures musicales les psalmodies

reacutepeacuteteacutees agrave longueur de journeacutee par des moines laquo qui nrsquoy entendent rien raquo5 ces meacutelismes sonnant

facirccheusement agrave ses oreilles comme le signe des travers meacutedieacutevaux deacutenonceacutes agrave la Renaissance6 De

plus si Eacuterasme rejette un certain mauvais emploi du latin ce ne serait certainement pas pour lui

substituer la langue vernaculaire qursquoil reacutecuse violemment7

En ce qui concerne les pouvoirs corrupteurs que pourrait exercer la musique sur lrsquoacircme

Eacuterasme apparaicirct comme un heacuteritier drsquoAugustin dont il radicalise mecircme les positions Il heacuterite des

anciennes theacuteories grecques transmises par Platon ou Aristote et il accuse certaines productions

polyphoniques de son temps8 des laquo airs de Corybantes raquo9 de produire de graves deacuteregraveglements agrave

lrsquoopposeacute de toute vertu theacuterapeutique

Non seulement ces airs ajoutent au mal des malades mais ils mettent en fureur mecircme des gens

bien portants ou les font entrer dans une crise drsquoeacutepilepsie10

1 BISARO HAMELINE 2008 p 48-49 2 MARGOLIN 1965 p 33 3 MARGOLIN 1965 p 33 4 laquo On se souvient que pour saint Paul dire un hymne laquo avec intelligence raquo () correspond au chant agrave haute et intelligible voix agrave la prononciation claire limpide distincte qui permet la parfaite assimilation du texte sacreacute raquo MARGOLIN p 78 5 MARGOLIN 1965 p 78 6 laquo Le deacutephasage entre dureacutees musicales et dureacutees drsquoaccent du texte latin devient intoleacuterable aux oreilles expertes de ces lettreacutes pour qui le barbarisme srsquoest immisceacute dans le melos du plain-chant raquo BISARO HAMELINE 2008 p 12 7 Margolin fait ainsi eacutetat du laquo meacutepris litteacuteraire dans lequel Eacuterasme tenait tous les idiomes vernaculaires (tout juste bons pour srsquoadresser agrave un aubergiste ou agrave un palefrenier) raquo MARGOLIN 1965 p 33 8 Eacuterasme aurait heacuteriteacute eacutegalement drsquoun mouvement de reacuteforme theacuteologique nommeacute laquo deacutevotion moderne raquo et privileacutegiant le silence et la meacuteditation laquo Ce mecircme goucirct du silence et du recueillement incompatible avec celui des somptuositeacutes polyphoniques et des sonoriteacutes instrumentales Eacuterasme le partageait au point drsquooser proclamer et publier sa preacutefeacuterence pour une confession silencieuse raquo MARGOLIN 1965 p 31 9 Voir la remarque de Platon concernant le laquo mal des Corybantes raquo (chap 1 B22) 10 MARGOLIN 1965 p 64

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

62

Cette attitude de deacutefiance agrave lrsquoeacutegard de la musique procegravede largement de thegraveses boeacuteciennes

Eacuterasme oppose ainsi agrave une musique ceacuteleste dont il fait lrsquoeacuteloge les meacutefaits de la musique terrestre

eacuteveillant en nous des laquo deacutesirs pestilentiels raquo qui laquo agrave la maniegravere des Siregravenes nous enjocircle avec malice

par de douces chansons jusqursquoagrave consommer notre ruine raquo1

Ces effets produits par la musique sont drsquoautant plus neacutefastes qursquoils obscurcissent les

paroles Eacuterasme rappelle la situation ancienne des eacuteglises qui laquo nrsquoadmettaient drsquoautres voix que celle

du reacutecitant ou du preacutedicateur raquo2 et ajoute que si le chant y fut introduit il devait demeurer simple

et proche de lrsquoexpression parleacutee Il refuse ndash et deacuteplore ndash par conseacutequent le deacuteveloppement de la

musique instrumentale au cours de lrsquooffice religieux3

B13 Solutions de divers reacuteformateurs

Lrsquoincidence du paradoxe formuleacute par Augustin au sujet de la musique traverse le deacutebat

theacuteologique au XVIe siegravecle Mais la varieacuteteacute des reacuteponses apporteacutees ne relegraveve pas pour lrsquoessentiel des

diffeacuterences de conceptions sur les pouvoirs de la musique ou sur les autoriteacutes citeacutees en reacutefeacuterence

En ce qui concerne les reacuteformateurs ce sont les conclusions et les moyens adopteacutees qui

deacuteterminent les divers choix effectueacutes4

Ulrich Zwingli se montre encore plus radical qursquoEacuterasme en ce domaine la priegravere humaine

ne saurait ecirctre que mentale et silencieuse par conseacutequent la musique se trouve purement et

simplement supprimeacutee sous son autoriteacute dans les eacuteglises de Zurich (1525)5

Lrsquoattitude de Martin Bucer agrave Strasbourg est bien diffeacuterent ce dernier ayant permis que srsquoy

deacuteveloppe largement le chant communautaire6 Cette activiteacute participait drsquoune preacuteoccupation plus

vaste pour la musique puisque Bucer encourageait la composition de chœur dans la vie profane au

cours de repreacutesentations scolaires7

Quant agrave la position de Jean Calvin elle est marqueacutee par une eacutevolution drsquoabord influenceacutee

par Zwingli ndash il admet seulement lrsquousage drsquoune voix parleacuteechanteacutee ndash elle se trouve infleacutechie

ulteacuterieurement par lrsquoexemple de Bucer Calvin prend toutefois certaines preacutecautions il preacutecise que

1 Op cit p 77 2 Op cit p 64 3 laquo Aujourdrsquohui les choses en sont venues au point que les eacuteglises retentissent au son des trompettes des flucirctes et des clairons ou mecircme encore agrave celui des bombardes et qursquoon nrsquoy entend agrave peine autre chose qursquoun gazouillis de voix disparates et une espegravece de musique artificielle et lascive raquo MARGOLIN 1965 p 64 4 BISARO HAMELINE 2008 p 84-85 5 Op cit p 85 6 laquo Les dimanches () on chante quelque psaulme de David ou une aultre oroison prinse du nouveau testament laquelle psaulme ou oroison se chante touts ensemble tant homme que femme avecq ung bel accord laquelle chose est bel a veoir raquo Lettre drsquoun reacuteformeacute anversois reacutefugieacute agrave Strasbourg agrave un correspondant lillois (1545) in BISARO HAMELINE 2008 p 85 7 WEBER 1993 p 126

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

63

la musique doit ecirctre subordonneacutee au texte1 et limite le chant dans le cadre du psaume afin de

conjurer les dangers que pourrait malgreacute tout repreacutesenter la musique2

B14 Solutions dans la Contre-Reacuteforme

Lrsquoattitude des catholiques et celle des reacuteformeacutes traduisent pour lrsquoessentiel des

preacuteoccupations assez proches et les recommandations formuleacutees durant le Concile de Trente en

teacutemoignent Une tendance commune est en effet observeacutee tant pour la Reacuteforme que la Contre-

Reacuteforme qui consiste dans la recherche drsquoune simplification et une laquo purification raquo de la musique

drsquoeacuteglise 3

Il incombe aux eacutevecircques ndash apregraves le Concile de Trente ndash de redresser les abus et de trouver des

remegravedes Ces abus concernent le manque de clarteacute lrsquoincompreacutehension du texte lrsquoeffet de la musique

qui au lieu de susciter un climat de priegravere procure davantage une joie intellectuelle et artistique4

Les corrections tridentines de la musique visant agrave favoriser lrsquointelligibiliteacute du texte

consistent entre autres agrave supprimer les meacutelismes ou la superposition de textes sur plusieurs voix5

Agrave ce souci constamment rappeleacute de clarteacute dans la musique est ajouteacutee avec la mecircme insistance

lrsquointerdiction faite agrave la musique que srsquoy mecircle laquo quelque chose de lascif ou drsquoimpur raquo6 Il apparaicirct

donc que la solution conciliaire proposeacutee pour lrsquousage de la musique agrave lrsquoEacuteglise associe une attitude

concernant lrsquointelligibiliteacute des paroles ndash qui est propre agrave la Renaissance ndash agrave la deacutefiance persistante

et seacuteculaire (heacuteriteacutee de la tradition grecque de Pythagore agrave Boegravece) envers les risques de corruption

des sens qursquoelle peut entraicircner

Toute la musique exeacutecuteacutee dans lrsquoeacuteglise ne devrait pas ecirctre composeacutee pour le vain plaisir de

lrsquoouiumle mais de maniegravere que les paroles puissent ecirctre perccedilues de tous en sorte que les fidegraveles soient

ameneacutes agrave lrsquoharmonie ceacuteleste7

B2 LUTHER ET LA MUSIQUE

1 laquo premiegraverement la lettre ou sujet et matiegravere secondement le chant ou meacutelodie raquo BELTRANDO-PATIER 1998 p 318 2 laquo la solution proposeacutee par Calvin consiste drsquoabord agrave utiliser le psautier comme une barriegravere protectrice ses textes chanteacutes avec graviteacute majesteacute et deacutecence ne peuvent donner lieu aux deacutebordements que la musique de danse ou les chansons profanes occasionnent BISARO HAMELINE 2008 p 86 3 WEBER 1982 p 10 4 Ibid p 161 5 Ibid 1982 p 203 206 6 Ibid 1982 p 87 7 10 septembre 1562 Citeacute par WEBER 1982 p 163

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

64

Si lrsquoon considegravere les positions adopteacutees tant par les humanistes les reacuteformateurs ou les

Pegraveres du Concile de Trente on ne pourra qursquoecirctre frappeacute par la speacutecificiteacute qui manifestent lrsquoattitude

et les choix de Martin Luther La musique obtient en effet dans sa reacuteforme un statut unique agrave bien

des eacutegards et cela tient avant tout agrave son rapport personnel agrave cette discipline

B21 Luther musicien

Luther preacutesente en effet cette caracteacuteristique fondamentale qursquoil aime et pratique la musique

(nommeacutee parfois par lui laquo Frau Musica raquo) aussi traite-t-il ce sujet en musicien1 Ses capaciteacutes

musicales avaient eacuteteacute repeacutereacutees tregraves tocirct notamment ses qualiteacutes vocales2 Il connaissait bien la

theacuteorie agrave travers lrsquoeacutetude du quadrivium mais sa relation agrave la musique eacutetait agrave la fois speacuteculative et

pratique puisqursquoil lui eacutetait reconnu une belle voix de teacutenor ainsi que la maicirctrise de la flucircte et du

luth3 Cette familiariteacute avec la musique se traduit eacutegalement par sa connaissance de lrsquoœuvre de divers

compositeurs au nombre desquels les plus freacutequemment citeacutes sont Heinrich Finck Pierre de la

Rue et surtout Josquin Desprez Sa relation personnelle agrave la musique conduit drsquoailleurs Luther agrave la

concevoir comme un artisanat puisqursquoil laquo eacutetablit une liaison eacutetroite entre les artifex artisans mais

aussi artistes et ce qui deviendra le musicus raquo4 En ce sens laquo Le compositeur fabrique de la musique

comme le bottier fabrique des chaussures raquo5 Une telle conception srsquoaffranchit donc de la vieille

opposition entre les musici et les cantores ndash puisque cette opposition se trouverait alors effaceacutee ndash au

profit de lrsquoideacutee drsquoune poeacutetique entendue au sens ougrave lrsquoartisan est aussi un producteur

B22 Les pouvoirs de la musique selon Luther

Lrsquoattitude de Luther agrave lrsquoeacutegard de la musique tranche veacuteritablement avec celle de la grande

majoriteacute des hommes drsquoeacuteglise qui srsquoen sont preacuteoccupeacutes elle tranche tant vis-agrave-vis de celle

drsquohumanistes comme Eacuterasme que de celle des autres reacuteformateurs (agrave lrsquoexception notable de Bucer)

et des choix opeacutereacutes par la Contre-Reacuteforme Ce qui est commun agrave la plupart des positions admises

concernant la musique crsquoest en effet cette meacutefiance fondamentale concernant le danger de

corruption de lrsquoacircme qursquoelle repreacutesente Crsquoest lagrave une ideacutee anteacuterieure agrave la penseacutee chreacutetienne

puisqursquoelle reprend certains aspects de la theacuteorie musicale grecque comme celle de lrsquoethos des modes

exposeacutee agrave partir de Damon avec Augustin toutefois elle se trouve reacuteactualiseacutee dans la perspective

1 LABIE 1992 p 134 2 laquo Luther raquo in New Grove Dictionary 1980 p 366 3 Ibid 4 VENDRIX 1999 p 111 5 CANTAGREL 2008 p 46

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

65

de la propagation du christianisme Et lrsquoon peut consideacuterer que le paradoxe augustinien concernant

lrsquoambivalence du pouvoir de la musique constitue le veacuteritable point de repegravere (ou le dogme implicite

admis par tous) sur la question or crsquoest aussi vis-agrave-vis des conclusions drsquoAugustin que Luther

prend ses distances

Lrsquoexpeacuterience musicale et le tempeacuterament propre agrave Luther jouent manifestement un rocircle

deacutecisif dans sa propre conception des pouvoirs de la musique1 laquelle met bien davantage lrsquoaccent

sur les vertus de la musique que sur ses eacuteventuels dangers La description de ses vertus est

mentionneacutee dans les Propos de table2 Elles sont agrave la fois drsquoordre physiologique (la musique aide agrave

vaincre les crises de meacutelancolie et laquo chasse lrsquoesprit de tristesse raquo)3 peacutedagogique (elle joue le rocircle

drsquoune discipline voire drsquoune ascegravese) spirituel (elle peut mettre lrsquoindividu en communication avec le

surnaturel et avec Dieu) et sociales (elle favorise la concorde entre les individus)

En deacutepit de quelques condamnations concernant laquo les chants drsquoamour et les poeacutesies

charnelle raquo4 lrsquoactiviteacute musicale est pour ainsi dire glorifieacutee et pareacutee de toutes les vertus Au point

que telle qursquoelle est penseacutee et employeacutee elle se trouve deacutesormais laveacutee de tout soupccedilon

En effet on pourrait presque consideacuterer que Luther a repris agrave son compte la tacircche

drsquoAugustin et a trouveacute une issue agrave ce qui avait eacuteteacute pour son preacutedeacutecesseur (et tous les religieux agrave sa

suite) un dilemme insurmontable Toujours est-il que si lrsquoon prend en consideacuteration la theacuteorie

grecque concernant les pouvoirs de la musique on en vient agrave voir en Luther un lecteur qui en aurait

tireacute une synthegravese plus complegravete puisque qursquoil reprend aussi agrave son compte les vertus purgatives de

la musique ou en drsquoautres termes sa capaciteacute agrave provoquer une catharsis (en lrsquooccurrence agrave agir

comme un exorcisme) Nous sommes ici devant un choix clair et reacutesolu et dont les conseacutequences

seront consideacuterables5

B23 Relation entre la musique et la religion chreacutetienne

La musique prend donc une grande place dans la theacuteologie lutheacuterienne Non seulement elle

nrsquoest pas une menace mais crsquoest au contraire lrsquoinsensibiliteacute agrave son eacutegard qui est une carence

1 LABIE 1992 p 134 2 Tischreden Eisleben 1566 3 CANTAGREL 2008 p 28 4 LABIE 1992 p 135 5 laquo Car affirme Luther selon son maicirctre saint Augustin celui qui chante prie doublement par le sens des paroles et par la vertu des sons Le chant amplifie la profeacuteration de la priegravere il est la priegravere deux fois dite et en commun Aux paroles exprimeacutees par le chant la musique apporte son pouvoir sur les passions humaines sa vertu purificatrice et sa transcendance Et voilagrave pourquoi cet art doit ecirctre mis au premier rang raquo CANTAGREL 2008 p 29

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

66

Il y a mecircme pire puisque la deacutetestation de la musique est une caracteacuteristique du diable

laquo Satan [la] poursuit drsquoune haine acharneacutee Elle sert en effet agrave chasser bien des tentations et des

mauvaises penseacutees raquo1 On notera drsquoailleurs que Luther utilise pour deacutefendre les vertus de la

musique une argumentation fondeacutee sur les affects qursquoelle peut eacuteveiller et plus particuliegraverement la

joie

Le diable est un esprit triste et il afflige les hommes aussi ne peut-il souffrir que lrsquoon soit

joyeux De lagrave vient qursquoil fuit au plus vite lorsqursquoil entend la musique et qursquoil ne reste jamais lorsqursquoon

chante surtout de pieux cantiques Crsquoest ainsi que David deacutelivra avec sa harpe Sauumll qui eacutetait en proie

aux attaques de Satan2

La vocation de la musique au sein de la theacuteologie lutheacuterienne tient agrave ce qursquoelle y soit perccedilue

comme un don de Dieu non comme une invention humaine 3 laquo La musique est un des plus beaux

et des plus glorieux dons de Dieu raquo4 Luther se donne drsquoailleurs la peine de preacuteciser comment la

technique musicale est susceptible de conduire lrsquoauditeur agrave une forme de contemplation

ce que lrsquoon doit admirer avant tout dans la musique le fait que lrsquoun chante un air par exemple

le teacutenor et que parallegravelement 3 4 ou 5 voix chantent aussi de sorte qursquoautour du teacutenor jouent sautent

et jubilent des voix entrelaceacutees ornementant le mecircme air de faccedilon varieacutee comme une ronde ceacuteleste5

Au sein de la theacuteologie lutheacuterienne la musique ne se pose plus comme un problegraveme pour

la preacutedication elle participe de la solution Car le sens de lrsquoouiumle ne saurait ecirctre conccedilu comme chez

Eacuterasme en opeacuterant une distinction entre une oreille interne ndash capable drsquoentendre une musique

ceacuteleste et ineffable ndash et une oreille externe soumise aux charmes et aux corruptions de la musique

terrestre6 La musique est perccedilue par lrsquoouiumle qui est laquo lrsquoensemble des moyens permettant agrave la Parole

de se faire entendre raquo7

B24 La solution proposeacutee par Luther

Le fait que la musique aussi fervente soit-elle ne suscite aucunement lrsquoideacutee drsquoune faute

pour Luther tient agrave ce que les sentiments qursquoil y associe ne sont pas des passions vives ce sont

1 LUTHER Tischreden citeacute par Cantagrel 2008 p 28 2 LUTHER Propos de table sect 39 3 BISARO HAMELINE 2008 p 89 4 LUTHER 1844 Propos de table sect 367 5 Luther avant-propos agrave la Symphonia jucunda de Georg Rhau 1538 Citeacute par MULLER-BLATTAU 1943 p 81 6 MARGOLIN 1965 7 VENDRIX 1999 p 108

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

67

des mecircme des sentiments bien speacutecifiques ceux de la paix inteacuterieure et de la joie En ce sens il

srsquoagit donc drsquoun art laquo raisonnable raquo1 nullement susceptible de corrompre les acircmes La musique peut

sans risque par conseacutequent devenir la laquo servante raquo de la theacuteologie Elle est en outre caracteacuteriseacutee

par sa dimension communautaire Preacutesente en premier lieu dans les cantiques elle est avant tout le

chant drsquoune assembleacutee une participation collective2 Un effort consideacuterable sera fait pour

deacutevelopper cet aspect de la reacuteforme lutheacuterienne dont la manifestation la plus frappante se trouve

dans ce qursquoEacutedith Weber nomme laquo Entiteacute Eacutecole-Eacuteglise-Musique raquo3 et dans laquelle les ideacuteaux de

la Reacuteforme et ceux de lrsquohumanisme se rejoignent Cette triade est fortement marqueacutee par lrsquoinfluence

de Philippe Melanchthon laquo lrsquoeacuteducateur de lrsquoAllemagne raquo4 qui met en place avec Luther un

enseignement ougrave lrsquoapprentissage du chant se voit attribuer une place importante5

Agrave lrsquoexemple de meacutethodes employeacutees par Conrad Peutinger ou Conrad Celtes6 la reacuteforme

lutheacuterienne promeut une musique agrave caractegravere fonctionnelle qui ponctue les eacuteveacutenements de la vie

quotidienne agrave lrsquoeacutecole (comme matiegravere obligatoire comme support agrave lrsquoenseignement de la

grammaire latine comme facteur de discipline pour le culte dominical et les fecirctes religieuses agrave la

maison ou dans la rue (pour les eacutelegraveves) lors de diverses fecirctes et repreacutesentations etc7 On retrouvera

ces caracteacuteristiques de la musique ndash celle des affects de paix de douceur qursquoelle peut susciter et

celle de sa dimension collective ndash au sein de ce qui sera qualifieacute de laquo liquide amniotique du

lutheacuterien raquo 8 le choral

C MOYENS DE LA PREacuteDICATION MUSICALE

Dans la liturgie eacutelaboreacutee par Luther les fidegraveles sont appeleacutes agrave participer pleinement ceci agrave

travers le chant La propagation de la foi a recours agrave divers moyens afin de favoriser cette

participation constitution mecircme du choral qui doit ecirctre meacutemorisable et facile agrave chanter par tous

1 BISARO HEMELINE 2008 p 89 2 CANTAGREL 2008 p 35 3 WEBER 1993 p 121 4 Opcit p 120 5 BISARO HAMELINE 2008 p 120 6 WEBER 1993 p 120 7 Op cit p 122-123 8 Expression de Georges Guillard citeacute par CANTAGREL 2008 p 34

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

68

compleacutementariteacute des institutions (enseignement religion eacuteducation musicale) fonction du cantor

et de lrsquoorganiste

C1 LrsquoUNITEacute MUSICALE ESSENTIELLE LE CHORAL

Il serait abusif de consideacuterer le choral comme un eacuteleacutement appartenant agrave proprement parler

au domaine de la preacutedication degraves lors que ce nrsquoest pas lrsquoofficiant (lrsquoorateur) qui le chante mais

lrsquoensemble des fidegraveles ceci traduisant la vocation de lrsquoensemble des baptiseacutes dans la mission

eacutevangeacutelique (le laquo sacerdoce universel raquo) et crsquoest en ce sens drsquoailleurs que laquo les chorals deviendront

le symbole de cette option eccleacutesiologique raquo1 On comprend mieux ainsi que le choral soit destineacute

autant agrave un usage domestique que pour les ceacuteleacutebrations religieuses proprement dites

Toutefois le choral contribue largement agrave rendre lrsquoauditoire familier agrave lrsquoensemble de la

musique exeacutecuteacutee pendant lrsquooffice par la maicirctrise (cantorei) ou agrave lrsquoorgue et il facilite ainsi de maniegravere

indirecte lrsquoadheacutesion de lrsquoauditoire agrave lrsquoenseignement des Eacutevangiles voire une symbiose avec celui-

ci laquo Selon Martin Luther crsquoest la musique qui donne vie aux paroles raquo2

C11 Le choral et ses sources

Les chorals seront eacutelaboreacutes dans la perspective de ne pas deacutepayser les fidegraveles afin que le

chant soit populaire et pleinement veacutecu par eux 3 srsquoensuit une premiegravere condition les chorals

seront reacutedigeacutes en langue vernaculaire

Jrsquoai lrsquointention de creacuteer des poegravemes allemands pour le peuple crsquoest-agrave-dire des cantiques

spirituels afin que la Parole de Dieu demeure parmi eux gracircce au chant4

Seconde condition leurs meacutelodies devront ecirctre aiseacutees agrave retenir Une maniegravere de reacutepondre

agrave cette exigence consistera en ce que ces meacutelodies ne soient pas neacutecessairement des creacuteations

nouvelles mais bien souvent des adaptations de chants ou de danses preacuteexistants un tel proceacutedeacute

est nommeacute contrefacture5 Les meacutelodies eacutetaient en effet pour partie un heacuteritage du Moyen-acircge qursquoil

srsquoagisse du plain-chant6 ou de chant profanes laquo tel fut le noyau drsquoougrave pu germer lrsquoart polyphonique

1 BISARO HAMELINE 2008 p 89 2 WEBER 1998 p 319 3 Ibid 4 Lettre agrave G Spalatin fin 1523 in CANTAGREL 2008 p 29 5 KOERDLE 2001 p 816 6 New Grove p 367

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

69

allemand en un siegravecle 1450-1550 raquo1 Lrsquoexigence drsquoun mateacuteriel musical important conduit aussi agrave

inteacutegrer des airs drsquoorigine catholique2

Une autre source importante du chant choral se trouvait dans la chanson populaire3 qui

avait beacuteneacuteficieacute de lrsquoessor de lrsquoimprimeacute4 Les chansons qui eacutetaient geacuteneacuteralement associeacutees agrave des

circonstances preacutecises (succession des saisons fecirctes religieuses ou profanes) pouvaient susciter un

effet immeacutediat5

C12 Le deacuteveloppement du choral

Puisant sur un fond monodique aux sources multiples et sur des paroles exprimant (au

moins dans un premier temps) des laquo veacuteriteacutes simples raquo6 la production des chorals suivra un

processus continu et cumulatif7 tout au long du XVIe siegravecle Associeacutes agrave telle ou telle circonstance

donneacutee et rigoureusement codifieacutes8 leur succegraves fut immeacutediat ceci degraves la publication du Geistliche

Gesangbuumlchlein un recueil publieacute avec Johann Walter en 1524 et ougrave figurent trente-huit piegraveces de

trois agrave cinq voix9 Les airs srsquointeacutegreront aux compositions elles-mecircmes notamment dans les

passions musicales durant la seconde moitieacute du siegravecle10 La production de chorals se prolongera

jusqursquoau deacutebut du XVIIe siegravecle agrave lrsquoexemple du ceacutelegravebre laquo Wachet auf ruft uns die Stimme raquo de

Philippe Nicolaiuml

C2 INSTITUTIONS ET ACTEURS DE LA MUSIQUE RELIGIEUSE

C21 Une triade eacutecole-religion-musique

Lrsquoassociation eacutetroite entre lrsquoeacuteducation des enfants la religion et la musique apparaicirct

clairement dans les intentions de Luther11 mais elle constitue un pheacutenomegravene qui deacutepasse le strict

1 MULLER-BLATTAU 1943 p 88-89 2 KOERNDLE 2001 p 816 Ce fut non seulement le cas pour les meacutelodies des chorals mais aussi pour nombre drsquoœuvres polyphoniques elles-mecircmes comme celles de Clemens non Papa Lassus ou A Gabrieli laquo on continuait drsquoavoir recours agrave la musique

catholique Les motets de Roland de Lassus surtout eacutetaient reacutepandus dans les pays lutheacuteriens jusqursquoau cœur du XVIIe siegravecle raquo

Op cit p 817 3 CANTAGREL 2008 p 30 4 MULLER-BLATTAU 1943 p 78 5 Op cit p 81-88 6 LABIE 1992 p 142 7 BISARO HAMELINE 2008 p 76 8 LABIE 1992 p 142 9 laquo Luther raquo in New Grove Dictionary 1980 p 367 10 DELGUTTE 1993 p 104 11 Luther avait drsquoailleurs envoyeacute son propre fils eacutetudier la musique aupregraves de J Walter New Grove p 367

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

70

cadre de sa propre reacuteforme Il est geacuteneacuteralement difficile en effet de seacuteparer ces diffeacuterentes activiteacutes

On peut citer cet exemple agrave Strasbourg

Jean Sturm () mise sur la formation humaniste et religieuse par la grammaire la poeacutesie la

rheacutetorique la theacuteologie la musique le theacuteacirctre et insiste sur la maicirctrise de lrsquoexpression et sur lrsquoeacuteloquence1

Lrsquoutilisation de la musique agrave des fins peacutedagogiques est eacutegalement illustreacutee avec le cas des

Odes drsquoHorace mises en musique par Petrus Tritonius (ou Peter Treybenreif 1465-1525) et qui

sont publieacutees dans un recueil humaniste explicitement destineacute agrave la jeunesse2 Le reacutepertoire vise ici

tout agrave la fois agrave faire aimer la musique et agrave faciliter lrsquoapprentissage des poegravemes

Toutefois lrsquoeacuteducation religieuse du peuple par le recours agrave la musique est une des

principales preacuteoccupations de Luther que ce soit agrave travers la diffusion et la pratique des chorals

ou par lrsquoeacuteducation musicale Et cette eacuteducation est tourneacutee davantage sur la pratique que sur une

seule science theacuteorique

En Allemagne la tendance nrsquoest pas drsquoengager de brillants matheacutematiciens pour enseigner lrsquoars

musica mais plutocirct des compositeurs comme Nikolaus Listenius Andreas Ornithoparcus ou Johannes

Cochlaeus Cette attitude teacutemoigne drsquoun ancrage profond des preacuteoccupations theacuteoriques dans les

pratiques contemporaines3

C22 Le cantor

Des compositeurs comme Listenius ou comme Martin Agricola et Heinrich Faber (ca

1520-1552) fournissent un reacutepertoire et des meacutethodes drsquoenseignement4 qui seront utiliseacutees par un

maicirctre de musique drsquoun genre bien particulier le cantor Agrave la diffeacuterence de ce que lrsquoon deacutesigne

habituellement par ce mecircme terme dans son opposition meacutedieacutevale au musicus (entre le laquo chanteur raquo

ou exeacutecutant servile de la musique et celui qui dispose de la science de la musique) ce laquo chantre raquo

ou Vorsaumlnger intervient speacutecifiquement pour la liturgie (tout comme le psalmiste de lrsquoEacuteglise

primitive) En milieu lutheacuterien cependant le cantor est eacutegalement le maicirctre drsquoeacutecole Comme nous

lrsquoavons preacuteceacutedemment signaleacute lrsquoidentiteacute confessionnelle speacutecifique au lutheacuteranisme est marqueacutee

1 WEBER 1993 p 121 2 Op cit p 127 3 VENDRIX 2008 p 14 Pour les compositeurs citeacutes voir aussi Abromont 2001 p 404 406 et 409 Crsquoest dans le Rudimenta musicae de Listenius (1537) que lrsquoon trouve la premiegravere apparition de lrsquoexpression musica poetica 4 Listenius Rudimenta musica (1533) Faber Compendiolum musicae (1548)

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

71

par une strateacutegie soutenue par Melanchthon1 laquelle confegravere agrave lrsquoenseignement de la musique une

part importante2 Ainsi la musique est omnipreacutesente agrave lrsquoeacutecole enseignement obligatoire entre midi

et treize heures utilisation du chant pour les lrsquoapprentissage des regravegles de grammaire ou afin de

marquer le deacutebut la fin de journeacutee et entre les cours3

Le cantor qui est donc tout agrave la fois laquo maicirctre de latin de rheacutetorique et de musique raquo4 est

ameneacute agrave suivre une formation exigeante agrave lrsquoeacutecole (apprentissage des modes des intervalles de la

solmisation de la notation des chansons agrave quatre voix etc) puis agrave lrsquouniversiteacute (analyse et

composition suivant les principes de ce qui sera bientocirct nommeacute musica poetica ainsi que le reacutepertoire

polyphonique)5 Un tel cursus pourrait drsquoailleurs inciter agrave voir en Johann Walter le co-auteur du

Geistliche Gesangbuumlchlein et qui enseigne agrave Torgau agrave la fois le latin la musique et dirige le chœur le

laquo premier cantor de lrsquohistoire raquo6

C23 Le rocircle de lrsquoorgue

La fonction de cantor et celle drsquoorganiste peuvent ecirctre exerceacutees par la mecircme personne si

bien que lrsquoorganiste se retrouve souvent agrave enseigner la musique agrave lrsquoeacutecole

Lrsquointeacuterecirct de lrsquousage (ancien) de lrsquoorgue au sein de la liturgie tient agrave la fois au fait qursquoil suscite

drsquoembleacutee une atmosphegravere de deacutevotion et qursquoil permette de deacutevelopper des structures musicales

complexes Son rocircle a eacuteteacute primordial dans lrsquoEacuteglise lutheacuterienne notamment en raison drsquoun eacutequilibre

obtenu entre multipliciteacute des voix richesse harmonique drsquoune part et exigence de la lisibiliteacute de la

meacutelodie drsquoautre part Un tel succegraves a eacuteteacute rendu possible drsquoun point de vue mateacuteriel par le savoir-

faire de nombreux facteurs drsquoorgues et du point de vue de la technique instrumentale par les

organistes de lrsquoAllemagne du nord7

Il semble pourtant que lrsquoutilisation de lrsquoorgue au cours de lrsquooffice demeura durant les

premiegraveres deacutecennies du nouveau culte assez limiteacutee

1 BISARO HAMELINE 2008 p 120 2 laquo En terre catholique lrsquoimpeacuteratif de formation concerne avant tout le cateacutechisme et le strict neacutecessaire pour y avoir accegraves crsquoest-agrave-dire la lecture raquo Mecircme si le maicirctre drsquoeacutecole est souvent appeleacute agrave remplir la fonction de chantre sa place nrsquoest pas clairement deacutefinie et surtout il ne possegravede pas de formation musicale tregraves deacuteveloppeacutee BISSARO HAMELINE 2008 p 122-123 3 WEBER 1993 p 122 4 BISARO HAMELINE 2008 p 122 5 Op cit p 121 6 CANTAGREL 2008 p 30 7 LABIE 1992 p 144

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

72

la musique drsquoorgue libre indeacutependante drsquoune meacutelodie donneacutee mena drsquoabord une modeste

existence en marge du culte qursquoelle pouvait introduire avec une toccata ou un preacutelude et conclure par

une fantaisie ou une fugue1

Le deacuteveloppement de la musique drsquoorgue dans la liturgie srsquoaffirmera toutefois agrave partir de la

fin du XVIe siegravecle notamment sous lrsquoinfluence de J P Sweelinck (creacuteant la forme de la toccata) puis

de son eacutelegraveve Samuel Scheidt Degraves lors laquo lrsquoorgue reste le reacuteceptacle de cet art drsquoexeacutegegravese meacuteditative

jusqursquoagrave J S Bach raquo2

C3 UN MODEgraveLE POSSIBLE LA RHEacuteTORIQUE

Pendant la plus grande partie du XVIe siegravecle la musique religieuse est centreacutee sur le choral

et eacuteventuellement sur lrsquousage de lrsquoorgue Pour autant la polyphonie deacutenommeacutee aussi musique

figureacutee (par opposition au plain-chant) est bien preacutesente dans lrsquounivers musical de lrsquoAllemagne

lutheacuterienne Elle constitue un reacutepertoire tregraves important agrave lrsquoexemple des œuvres de Lassus qui sont

particuliegraverement appreacutecieacutees Aussi la liturgie va-t-elle eacutevoluer vers une inteacutegration entre le choral et

drsquoautres formes plus complexes comme les passions puis au siegravecle suivant la cantate

Lrsquoenseignement de la composition conduit degraves lors agrave penser cette derniegravere sur un modegravele qui puisse

inteacutegrer les aspects traditionnels comme les modes le contrepoint ou le megravetre et une exigence

poseacutee par le soutien agrave la preacutedication religieuse ainsi qursquoaux qualiteacutes discursives et la volonteacute

drsquoaffecter lrsquoauditoire qui en deacutecoulent Ce modegravele va apparaicirctre timidement drsquoabord puis de

maniegravere plus eacutevidente comme dans les traiteacutes de Gallus Dressler Ce modegravele est celui de la

rheacutetorique qui connaicirct un grand inteacuterecirct depuis les deacutebuts de la Renaissance et auquel on

commence agrave seacuterieusement srsquointeacuteresser en Europe dans les milieux musicaux comme le fait Zarlino

agrave Venise

C31 La Renaissance les Anciens et la parole

Lrsquointeacuterecirct porteacute agrave la rheacutetorique participe de celui plus geacuteneacuteral pour les lettres et pour les

auteurs de lrsquoAntiquiteacute et plus particuliegraverement Ciceacuteron Quintilien ou Horace On en connaicirct les

effets en Italie degraves le XVe siegravecle et ulteacuterieurement en France agrave lrsquoexemple des auteurs de la Pleacuteiade

Lrsquointeacuterecirct pour la rheacutetorique latine transparaicirct dans la langue et les citations qursquoutilisent Tinctoris ou

Glarean dans leurs ouvrages Tinctoris par exemple a recours dans son Terminorum musicae

1 KOERNDLE 2001 p 820 2 MULLER-BLATTAU 1943 p 94 111

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

73

diffinitorium aux cateacutegories du De oratore de Ciceacuteron laquo La messe devient le cantus magnus le motet le

cantus mediocris et la cantilena le cantus parvus raquo1 On retrouve lagrave en effet la qualification donneacutee aux

trois sortes de styles respectivement grand moyen (ou meacutediocre) et petit Gaffurius reprend de

son cocircteacute laquo le concept de decorum et de color raquo2

Dans le Saint-Empire cette tendance humaniste se manifeste aussi agrave lrsquoexemple de Conrad

Celtes (1459-1508) qui au sein du collegium poetarum et mathematicorum fait redeacutecouvrir agrave Vienne

lrsquoœuvre drsquoHorace En ce qui concerne le monde protestant la rheacutetorique apparait aussi tregraves

largement dans les traiteacutes de Cochlaeus Agricola ou Heyden employeacutes pour lrsquoenseignement de la

musique dans lrsquoEacuteglise lutheacuterienne3

La laquo conception collective de lrsquoacte musical raquo que promeut Luther srsquoaccorde parfaitement

avec une conception rheacutetorique du chant et plus geacuteneacuteralement de la musique4

C32 Eacutelocution et expression des sentiments

Si lrsquoeacutelaboration de la musique est progressivement ameneacutee a cours du XVIe siegravecle agrave prendre

la rheacutetorique comme modegravele elle srsquoengagera par conseacutequent drsquoune maniegravere ou drsquoune autre de faccedilon

plus ou moins deacuteveloppeacutee agrave penser la relation entre la musique et lrsquoexpression des passions Une

telle reacuteflexion sera tout particuliegraverement lrsquoaffaire de cette laquo partie raquo de la rheacutetorique appeleacutee

eacutelocution et consacreacutee au style et aux figures employeacutees afin de produire sur lrsquoauditoire un effet

rechercheacute afin de susciter son adheacutesion Mais lrsquoeacutetablissement drsquoun lien de cause agrave effet entre une

telle eacutelocution musicale et le domaine des affects invite agrave ecirctre attentif sur la nature de ce lien Gilles

Cantagrel eacutevoquant une grande modification concernant la relation agrave la musique lors de lrsquoacircge

baroque formule les choses ainsi

La musique nrsquoest plus seulement un savant jeu de contrepoint elle devient expression des

sentiments humains agrave la premiegravere personne donc un discours qui comme tel doit ecirctre articuleacute et mettre

en mouvement les passions de lrsquoacircme de lrsquoauditeur au mecircme titre que le discours verbal5

1 VENDRIX 1999 p 27 2 Ibid 3 Cochlaeus Tetrachordon musices (1511) Agricola Rudimenta musices (1540) Heyden De arte canendi (1540) 4 laquo Plutocirct que simple facilitateur de lrsquooraison individuelle le chant est ainsi un moyen drsquoannonce de lrsquoEacutevangile et lrsquoassurance de sa meacutemorisation Corollaire de ce postulat parvenant au statut drsquoauxiliaire de la theacuteologie la musique srsquoeacutecoute raquo BISARO HAMELINE 2008 p 89 5 CANTAGREL 2008 p 76 Une telle conception est bien confirmeacutee aux alentours de 1600 par le protocole de fondation du Collegravege Musical de Saint-Gall qui preacutecise que la musique est neacutecessaire agrave lrsquohomme laquo parce qursquoelle peacutenegravetre au plus profond du cœur suscite les eacutemotions de lrsquoacircme chasse la meacutelancolie et la tristesse reacuteconforte les membres eacutepuiseacutes rasseacuteregravene les esprits exteacutenueacutes et revivifie lrsquohomme tout entier raquo Citeacute par MULLER-BLATTAU 1943 p 103

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

74

Il nous semble indispensable drsquointerroger cette phrase est-ce bien la mecircme chose de dire

que la musique (1) exprime des sentiments humains et (2) qursquoelle met en mouvement (sous la forme

drsquoun discours) les passions de lrsquoacircme de lrsquoauditeur Geacuteneacuteralement (et crsquoest le cas ici) lrsquoeacutetude de la

rheacutetorique musicale entendue au sens de la conception speacutecifique agrave lrsquoeacutepoque baroque (et plus

speacutecifiquement encore pour lrsquoAllemagne lutheacuterienne) ne relegraveve aucune diffeacuterence entre ces deux

formules Or notamment agrave la lumiegravere des travaux meneacutes au cours des derniegraveres deacutecennies sur la

question des eacutemotions musicales1 il est devenu clair qursquoelles ne sauraient ecirctre consideacutereacutees comme

eacutequivalentes La confusion entre eacuteveil et expression drsquoune eacutemotion constitue mecircme lrsquoune des

questions majeures actuellement traiteacutees et sans plus deacutevelopper ce point pour le moment on ne

saurait aucunement les assimiler

C33 Les instances oratoires et la musique

Sans recourir preacutematureacutement agrave des travaux posteacuterieurs agrave la peacuteriode que nous eacutetudions et

donc en nous en tenant pour lrsquoinstant agrave la situation telle qursquoelle se preacutesentait agrave la fin du XVIe et au

deacutebut du XVIIe siegravecle il nous semble que nous disposions au moins drsquoune piste permettant

drsquointerroger la place des passions au sein de la liturgie lutheacuterienne Elle nous est donneacutee par une

distinction que lrsquoon peut opeacuterer au sein de cette musique entre le choral et la musique figureacutee

Degraves lors que lrsquoon commence agrave penser la musique sur le modegravele de la rheacutetorique on entre

en effet dans le laquo systegraveme raquo complexe qui la constitue2 Et si lrsquoon envisage les choses en suivant ce

que lrsquoon nomme les devoirs de lrsquoorateur qui consistent agrave plaire instruire et eacutemouvoir (placere docere

movere) on retrouve ces trois devoirs dans ce que Michel Meyer a nommeacute les instances oratoires3

et qui sont des invariants de toute la rheacutetorique depuis ses origines ces instances sont lrsquoethos crsquoest-

agrave-dire le caractegravere qursquoadopte lrsquoorateur pour recueillir lrsquoassentiment du public (laquo plaire raquo) le logos ou

message transmis agrave travers le discours (laquo instruire raquo) et le pathos qui deacutesigne la disposition dans

laquelle on met le public en suscitant chez lui certaines passions

Le flou qui caracteacuterise le vocabulaire des affects ndash sentiments passions eacutemotions etc ndash ne

devrait pas nous empecirccher de constater que parmi les trois instances oratoires que nous venons de

mentionner au moins deux sont concerneacutees par lrsquoexamen du domaine affectif lrsquoethos et le pathos

Or il se trouve que dans la tradition rheacutetorique depuis Aristote les passions mobiliseacutees dans le

cadre de ces deux instances sont bien diffeacuterentes ce sont des passions modeacutereacutees (la paix la

1 Voir chap VII C23 laquo Deacutebat actuel sur lrsquoexpression et lrsquoeacuteveil des eacutemotions raquo 2 PERNOT 2000 p 279-280 3 MEYER M 1993 p 23

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

75

confiance la seacutereacuteniteacute) qui sont concerneacutees dans le cas de lrsquoethos ce qui doit permettre agrave lrsquoorateur

drsquoinspirer confiance Agrave lrsquoopposeacute le pathos qui caracteacuterise lrsquoauditoire met en jeu des passions violentes

(colegravere pitieacute enthousiasme) ce sont des passions qui dans la tradition grecque sont destineacutees agrave

ecirctre purgeacutees par la catharsis

Et si lrsquoon cherche qui est ou peut tenir le rocircle de lrsquoorateur dans la liturgie lutheacuterienne on

srsquoapercevra qursquoil peut srsquoagir du chœur ou de lrsquoorganiste (crsquoest-agrave-dire des interpregravetes professionnels

ou tout au moins expeacuterimenteacutes drsquoun intermegravede agrave lrsquoorgue ou drsquoune passion ou plus tard drsquoune

toccata ou drsquoune cantate) mais il peut aussi srsquoagir de lrsquoensemble des fidegraveles Ces derniers en effet

sont inviteacutes agrave participer agrave lrsquoexpression de la Parole divine agrave travers les chorals Et lrsquoon se souviendra

alors des affects caracteacuteristiques associeacutes aux chorals la soliditeacute la paix inteacuterieure la joie sereine

etc

Par conseacutequent si les affects ndash les passions ndash qui sont dans ce cas associeacutes agrave la musique

devaient ecirctre laquo exprimeacutes raquo par la musique ce ne serait pas en tout eacutetat de cause en raison drsquoune

quelconque rheacutetorique musicale qui drsquoailleurs nrsquoexiste pas encore au XVIe siegravecle Ce serait plutocirct en

raison de traits propres agrave cette musique mais ne relevant pas drsquoun art oratoire En ce qui concerne

les passions violentes elles peuvent trouver une autre place (au sein cette fois drsquoun discours en

lien avec le texte) celle drsquoune sorte de mise en scegravene dans le scheacutema anciennement proposeacute par

Aristote dans la Poeacutetique ougrave elles se trouverait effectivement laquo exprimeacutees raquo par la musique mais non

destineacutees agrave ecirctre veacutecues1

Concevoir les effets eacutemotionnels de la musique de cette maniegravere (crsquoest-agrave-dire agrave partir de

lrsquoeacutetude du fonctionnement de la liturgie lutheacuterienne originelle) ou mecircme simplement selon la

distribution entre passions modeacutereacutees et passions violentes ndash chacune ayant leur fonction propre ndash

permet drsquoailleurs de donner raison agrave Luther dans la confiance qursquoil accordait agrave la musique face au

dilemme ayant parcouru tout le christianisme meacutedieacuteval et ce jusqursquoagrave Eacuterasme pour qui la

polyphonie pouvait aussi bien ecirctre laquo tempeacutereacutee et morale que lascive et corruptrice raquo2

C34 Vers la poeacutetique musicale

Les choix opeacutereacutes concernant la musique de la religion reacuteformeacutee meneacutes par Luther et

soutenus par Melanchthon pour lrsquoenseignement et ndash initialement ndash par Walter et Senfl pour

lrsquoeacutelaboration des chorals (dont la production allait devenir consideacuterable au fil des deacutecennies)

1 Ou tout au moins si lrsquoon en preacutefegravere en rester dans la perspective aristoteacutelicienne drsquoune purgation seulement eacuteprouveacutees de maniegravere transitoire 2 BISARO AMELINE 2008 p 12-13

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

76

entraicircnaient des conseacutequences profondes1 conduisant cette liturgie sur une voie originale tant en

regard de lrsquoEacuteglise meacutedieacutevale que du catholicisme post-tridentin ou des autres religions reacuteformeacutees

Drsquoun autre cocircteacute les nombreux traiteacutes de composition reacutedigeacutes depuis le XVe siegravecle offraient une

grande richesse quant aux questions abordeacutees effets produit par la musique (Tinctoris)2

organologie (Sebastian Virdung)3 redeacutefinition des relations entre musiciens savants et populaires

(Nicolaus Wollick)4 preacutesentation des divers styles du chant liturgique (Conrad von Zabern)5 etc

Cette production de traiteacutes eacutetait donc deacutejagrave importante dans le monde germanique elle se trouvait

compleacuteteacutee par les manuels drsquoeacuteducation musicale comme ceux de Listenius ou Agricola6

Si lrsquoon prend en consideacuteration les eacuteleacutements que nous venons de mentionner (reacuteforme

liturgique tregraves favorable agrave la musique et la destinant agrave la preacutedication production massive de chorals

existence de nombreux traiteacutes balayant un tregraves large champ drsquoaspects de la musique tant theacuteoriques

pratiques que peacutedagogiques) et que lrsquoon y ajoute la diffusion par les humanistes de lrsquoœuvres de

Ciceacuteron ou Quintilien on peut raisonnablement affirmeacute que le terrain eacutetait mucircr pour lrsquoavegravenement

drsquoune veacuteritable rheacutetorique musicale ou plutocirct drsquoune discipline qui la mettrait en œuvre la poeacutetique

musicale

La musique qui se deacuteveloppe dans le contexte du lutheacuteranisme est tributaire de son cadre

culturel (le monde germanique agrave la Renaissance) mais aussi des innovations qursquoapporte la Reacuteforme

Concernant le cadre la musique de lrsquooffice pour la religion nouvellement reacuteformeacutee beacuteneacuteficie de

lrsquoheacuteritage des nombreux traiteacutes de musique apparus en Allemagne au XVe siegravecle drsquoun autre cocircteacute

lrsquointeacuterecirct prononceacute dans toute lrsquoEurope pour les langues favorise lrsquoenseignement des disciplines

litteacuteraires notamment la rheacutetorique

Cette derniegravere participe drsquoailleurs du contexte plus speacutecifique des innovations de Luther

et Melanchthon agrave savoir un enseignement scolaire ougrave la musique joue un rocircle important (la figure

du cantor eacutetant embleacutematique de cette situation)

Mais ce qui apparaicirct comme le trait probablement deacutecisif en ce qui concerne la musique

crsquoest lrsquoattitude propre agrave Luther Il pense en musicien et il en est tregraves clairement un ardent avocat

1 ARNOLD t II 1983 p 558 2 Tinctoris Johannes Complexus effectuum musices 1473-1474 3 Virdung Sebastian Musica getutscht 1511 4 Wollick Nicolaus Opus aureum musicae 1501 5 Von Zabern Conrad Opusculum de monochordo ca 1462-1474 6 BISARO HAMELINE 2008 p 120

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

77

Ce qui lui permet de deacutepasser le dilemme heacuteriteacute drsquoAugustin concernant la dualiteacute de la musique

laquelle ne repreacutesente deacutesormais plus aucune menace

Degraves lors dans de telles conditions eacutemerge la possibiliteacute drsquoune preacutedication religieuse dans

laquelle la musique peut prendre toute sa place Cette preacutedication musicale doit remplir deux

objectifs la clarteacute et la capaciteacute agrave captiver lrsquoauditoire

CHAPITRE 3 ndash MUSIQUE ET PAROLE DANS LA THEacuteORIE MUSICALE EN ITALIE

INTRODUCTION

Lrsquoexpression laquo rheacutetorique musicale raquo nrsquoest apparue qursquoau XIXe siegravecle et crsquoest sous le terme

de poeacutetique musicale que fut identifieacutee cette approche musicale dans lrsquoAllemagne baroque par ses

acteurs eux-mecircmes Il serait donc tout aussi pertinent drsquoemployer cette expression afin de rendre

compte de lrsquoeacutevolution de la penseacutee musicale en Italie ndash plus particuliegraverement agrave Venise et Florence

ndash agrave la mecircme eacutepoque

Certes des diffeacuterences majeures opposent ces deux versions italienne et allemande de la

rheacutetorique musicale

Lrsquoune drsquoelle concerne leur relation respective agrave la doctrine religieuse En effet la musique

italienne conccedilue comme laquo servante raquo de la parole ne suivra nullement les recommandations de la

Contre-Reacuteforme plus preacuteciseacutement agrave la diffeacuterence de lrsquoeacutecole milanaise (et de Vincenzo Ruffo)

lrsquoestheacutetique de lrsquoeacutecole veacutenitienne degraves Gabrieli et Willaert et plus encore avec C de Rore ignorera

les observations tridentines1 Dans le mecircme temps le modegravele rheacutetorique appliqueacute agrave la musique sera

en Allemagne le moyen drsquoaffirmer et de faire partager la Parole divine agrave lrsquoinverse du processus en

cours en Italie la poeacutetique musicale se preacutesente donc comme la mise en œuvre de la Reacuteforme

lutheacuterienne

1 WEBER 1982 p 180 216

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

80

Une autre diffeacuterence majeure est agrave observer concernant cette fois la maniegravere de concevoir

la relation entre rheacutetorique et musique En effet on ne trouve pas dans les textes italiens lrsquoeacutequivalent

des traiteacutes de poeacutetique musicale structureacutes selon les plans mecircmes de lrsquoart oratoire et la rheacutetorique

nrsquoy est pas preacutesenteacutee de maniegravere systeacutematique Cela ne signifie pas qursquoelle ne soit revendiqueacutee

puisque divers termes techniques propres agrave la rheacutetorique y sont reacuteguliegraverement utiliseacutes Mais si elle

est clairement assumeacutee elle ne donne pas lieu agrave un discours deacuteveloppeacute le vocabulaire technique

demeure speacutecifiquement musical

De telles observations toutefois ne retirent rien agrave la proximiteacute qui existe entre les deux

processus Dans les deux cas est agrave lrsquoœuvre lrsquoideacutee que la musique est au service drsquoun discours verbal

et qursquoelle-mecircme est un discours En outre lrsquoeacutevolution de la musique italienne jouera un rocircle de

premier plan dans la poeacutetique musicale allemande puisque qursquoelle feacutecondera cette derniegravere ceci

principalement agrave partir du XVIIe siegravecle (et notamment sous lrsquoinfluence de Monteverdi et de

Carissimi)

Nous allons examiner ici lrsquoeacutevolution de la conception laquo oratoire raquo dans la musique italienne

agrave travers les approches de divers theacuteoriciens et compositeurs (de Zarlino agrave Monteverdi) cette

eacutevolution se manifestant agrave travers une succession de controverses

A LA POLYPHONIE ET LrsquoŒUVRE DE ZARLINO

La poeacutetique musicale entendue au sens ougrave elle deacutesigne la fabrication de piegraveces musicales

suppose que lrsquoon dispose drsquoune meacutethode pour composer de la musique ou en drsquoautres termes

drsquoun enseignement visant cet objectif et organiseacute de maniegravere systeacutematique Lrsquoœuvre de Zarlino

participe ndash au moins en partie ndash drsquoune telle deacutemarche Nous allons donc tenter de suivre comment

son ouvrage le plus ceacutelegravebre Le istitutioni harmoniche apporte sa contribution agrave lrsquoeacutemergence drsquoune

poeacutetique musicale

A1 SITUATION FRAGILE DE LA POLYPHONIE AU XVIe SIEgraveCLE

Mecircme si les poleacutemiques litteacuteraires et artistique de la Renaissance nrsquoont sur le plan musical

trouveacute leur eacutequivalent que dans la seconde moitieacute du XVIe siegravecle cela ne signifie pas que la musique

nrsquoait eacuteteacute travailleacutee par divers conflits lesquels pouvaient concerner tout aussi bien la relation de la

polyphonie avec les autoriteacutes religieuses qursquoavec des formes populaires de la musique

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

81

A12 La position de lrsquoEacuteglise romaine

La meacutefiance quasiment permanente de lrsquoEacuteglise envers les pouvoirs de la musique srsquoeacutetait

officialiseacutee de maniegravere tregraves concregravete degraves le XIVe siegravecle la deacutecreacutetale laquo Docte Sanctorum raquo (1323 ou

1324) du pape Jean XXII exprimait la position de lrsquoEacuteglise concernant la musique elle eacutetait dirigeacutee

contre les recherches rythmiques et le style de lrsquoars nova La reacuteglementation de la liturgie qursquoelle

apportait (sous peine de privation de charge des contrevenants) visait avant tout un souci

drsquointelligibiliteacute du texte

de telle sorte que lrsquointeacutegriteacute du chant demeure invioleacutee que rien ne soit changeacute de ce chef au

rythme de la musique et surtout que lrsquoon apaise lrsquoesprit par lrsquoaudition de telles consonances que lrsquoon

provoque la deacutevotion et que lrsquoon ne permette pas drsquoengourdir lrsquoacircme de ceux qui chantent agrave Dieu1

LrsquoEacuteglise consideacuterait en effet qursquoune telle musique eacuteloigne de la priegravere et procure bien

davantage lrsquoivresse que lrsquoapaisement

Certains disciples drsquoune nouvelle eacutecole () entrecoupent leurs meacutelodies les souillent par le

moyen du deacutechant (discantibus lubricant) () Ils courent et ne srsquoarrecirctent jamais ils enivrent les oreilles et

ne soignent pas les esprits2

Un tel procegraves adresseacute aux innovations de lrsquoars nova nrsquoeacutetait pas une surprise peu auparavant

drsquoailleurs Jean des Murs avait deacutejagrave pris grand soin de prouver son adheacutesion aux principes promus

par la deacutecreacutetale Son Musica speculativa secundum boetium srsquoouvrait sur cette affirmation

Si nous avons raison de reacuteprouver les excegraves de volupteacutes animales agrave cause desquelles les eacutelans

deacutebrideacutes du goucirct et du toucher ruinent lrsquointelligence () ne condamnons point pour autant les plaisirs

ordonneacutes et modeacutereacutes que procurent la vue et lrsquoouiumle lesquelles remplissant une fonction plus pure et

geacuteneacutereuse sont aux ordres de lrsquointelligence3

Il semblait reacutecuser ainsi par avance les tares que Jacques de Liegravege dans son Speculum musicae

attribuerait peu apregraves aux musiciens de lrsquoars nova dont les interpregravetes chantent

1 Jean XII Deacutecreacutetale laquo Docte sanctorum patrum raquo Voir sur ce sujet GUERANGER 1840 et ABROMONT 2001 p 393 2 Ibid Citeacute aussi par FUBINI 1983 p 53 3 MURS 2000 p 135

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

82

laquo de faccedilon trop lascive () lancent leurs voix sur des sons mal venus hurlent et aboient comme

des chiens et comme srsquoils affectionnaient les tortures les plus eacutetranges font appel agrave des harmonies qui

nrsquoont plus rien de naturel ()1

Le traiteacute de Jean des Murs destineacute agrave un enseignement universitaire2 met en avant deux

traits caracteacuteristiques de la theacuteorie musicale meacutedieacutevale le rappel de lrsquoautoriteacute des Anciens et avant

tout Boegravece et Pythagore 3 une reacutefeacuterence agrave la doctrine de lrsquoethos agrave travers lrsquoideacutee que la musique peut

susciter des plaisirs laquo modeacutereacutes raquo car la musique laquo offre agrave qui precircte lrsquooreille le bienfait drsquoun repos

parfaitement honnecircte raquo4

On remarquera drsquoailleurs que Jean des Murs faisait reacutefeacuterence agrave un propos drsquoUlysse rapporteacute

dans la Politique drsquoAristote qui eacutevoque mecircme le ravissement extrecircme (et non pas modeacutereacute) eacuteprouveacute

en eacutecoutant le chant du rossignol un plaisir qui par ailleurs est tout aussi laquo honnecircte raquo mais il srsquoagit

en la circonstance drsquoune joie collective partageacutee5 En tout eacutetat de cause nous retiendrons que la

tradition musicale savante reconnait la valeur drsquoune certaine sorte drsquoeffet produit par la musique

sur lrsquoacircme lrsquoapaisement le plaisir modeacutereacute ou une certaine forme de joie partageacutee

A12 Simpliciteacute meacutelodique musiques profane et populaire

La polyphonie toutefois ne se trouvait pas seulement mise en cause par lrsquoautoriteacute religieuse

ou les tenants de lrsquoancienne pratique musicale (ars antiqua) Car en drsquoautres lieux la monodie

connaissait un deacuteveloppement de plus en plus important

Du cocircteacute des jongleurs et des meacutenestrels en effet la musique avait suivi une tendance agrave la

simpliciteacute agrave la monodie lui permettant drsquoecirctre accessible au plus grand nombre Tout comme lrsquoeacutetait

la monodie greacutegorienne Toutefois si sur le plan strictement musical les chansons populaires et la

musique deacutefendue par lrsquoEacuteglise suivaient des regravegles proches il nrsquoen allait bien sucircr pas de mecircme en

ce qui concernait les paroles que la musique soutenait

tout ce que lrsquoeacuteglise recouvrait du voile noir du peacutecheacute et du spectre rougeoyant de lrsquoenfer srsquoeacutetalait

sans vergogne et sans honte sous les preacutetexte les plus divers Et surtout la musique en restait toujours

simple et directe aux rythmes drsquoautant plus droits et francs qursquoelle servait souvent de musique de danse

1 Citeacute par FUBINI 1983 p 55-56 2 MEYER C 2000 p 10 14 3 laquo Premiegravere proposition Que Pythagore nous a reacuteveacuteleacute lrsquoart des sons raquo MURS 2000 p 139 4 MURS 2000 p135 5 Ibid La seule mention que fait Aristote de lrsquoOdysseacutee en Politique VIII est en 1338a on notera cependant que ce nrsquoest pas un rossignol qui enchante laquo les hommes en liesse rassembleacutes sur les terrasses raquo comme le dit le Musica speculativa mais lrsquoaegravede ndash crsquoest-agrave-dire le musicien

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

83

de cette danse que lrsquoeacuteglise reacuteprouvait eacutegalement et poursuivait de ses foudres et qui eacutetait la grande

passion des laiumlcs nobles bourgeois et paysans1

Agrave la fin du XVe et au deacutebut du XVI

e siegravecle dans le nord de lrsquoItalie un genre de musique

nommeacute frotolle avait rencontreacute un grand succegraves notamment au sein de la bourgeoisie et de

lrsquoaristocratie Ces airs y eacutetaient initialement chanteacutes agrave une seule voix accompagneacutee par un consort

de trois instruments (voire du seul luth) et si par la suite ce genre devint partiellement

polyphonique lrsquoalto et le teacutenor demeuraient des voix de remplissage2 Preacutecisons cependant que les

frotolles ne preacutetendait aucunement laquo repreacutesenter raquo le sujet de leur texte3

On notera enfin au sein de la polyphonie elle-mecircme les deacutemarches de compositeurs

accordant une place importante aux meacutelodies reacuteguliegraveres et facilement identifiables ou soumettant

les diverses parties drsquoune messe agrave un thegraveme unique comme le faisait Dunstable ou celle consistant

agrave employer des meacutelodies simples et agrave srsquoefforcer de clarifier la musique savante de son temps comme

chez Dufay

Pour reacutesumer la situation ndash de maniegravere peut-ecirctre un peu simpliste ndash nous pourrions dire

que la polyphonie et plus preacuteciseacutement la polyphonie employeacutee pour la musique sacreacutee se trouvait

au XVIe siegravecle dans une situation de crise On lui reprochait essentiellement mais pour des motifs

divers sa complexiteacute excessive et gratuite

A2 CONCILIER THEacuteORIE ET PRATIQUE MUSICALES

A21 Zarlino et lrsquoHarmonie universelle

La theacuteorie zarlinienne pouvait apporter une reacuteponse agrave cette difficulteacute La deacutemarche de

Zarlino est celle drsquoun humaniste elle consiste agrave vouloir revenir agrave la theacuteorie grecque tant en la

deacutebarrassant des sophistications dont les theacuteoriciens du Moyen-acircge lrsquoavaient progressivement

lesteacutee

1 GOLEacuteA 1982 p 69 2 MICHELS 1988 p 253 Oxford II p 856 3 laquo les paroles eacutetaient aussi bien obscegravenes que sentimentales mais la musique refleacutetait assez peu leur sens raquo ARNOLD 1983 t II p 856

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

84

Successeur de Cyprien de Rore agrave la Chapelle Saint-Marc de Venise Gioseffo Zarlino (1517-

1590) avait eacuteteacute lrsquoeacutelegraveve drsquoAdrian Willaert ndash qursquoil qualifia de laquo nouveau Pythagore raquo1 Il avait accegraves agrave

Venise agrave de nombreux traiteacutes dont ceux de Ptoleacutemeacutee (ainsi que les commentaires de Porphyre) et

ceux drsquoAristide Quintilien2 Toutefois en deacutepit de cette connaissance des theacuteoriciens de lrsquoAntiquiteacute

Zarlino fonde sa propre theacuteorie (et notamment lrsquoaccord parfait majeur) sur la raison et lrsquoordre

naturel

Pour autant la conception de la nature dans laquelle srsquoinsegravere la theacuteorie musicale de Zarlino

ne diffegravere pas de celle deacutecrite par Platon et relayeacutee par Boegravece laquo Lrsquounivers dans sa totaliteacute comme

dans ses parties les plus infimes est en soi harmonieux crsquoest-agrave-dire organiseacute selon lrsquoordre et la

mesure raquo3 La nature est en outre premiegravere ce qui implique un statut pour la musique

La nature est supeacuterieure agrave lrsquoart de telle sorte qursquoil doit lrsquoimiter et non le contraire4

Lrsquoideacutee drsquoun ordre transcendant se retrouve par exemple dans lrsquoanalogie qursquoil propose entre

les voix de la polyphonie et les quatre eacuteleacutements de la tradition5

Il semblerait toutefois que se soit deacuteveloppeacutee apregraves le Moyen-acircge et donc agrave lrsquoeacutepoque ougrave

Zarlino reacutedige ses traiteacutes la distinction entre compositeur exeacutecutant et auditeur et le plaisir que

prend ce dernier agrave lrsquoeacutecoute de la musique est un critegravere important pour le compositeur Le rocircle du

pathos en musique srsquoen trouve par conseacutequent renforceacute6

Un tel soucis agrave lrsquoeacutegard des effets que peut produire la musique sur le public et la volonteacute de

concilier les aspects pratiques et theacuteoriques de la musique ne placent pas Zarlino dans une stricte

continuiteacute de Pythagore ndash quand bien mecircme il ne va pas jusqursquoagrave se reacutefeacuterer agrave Aristoxegravene

A22 Les deux sens du concept de laquo poeacutetique raquo

En quoi pourrait-on consideacuterer que Zarlino comme nous lrsquoavons affirmeacute initialement

contribue au deacuteveloppement drsquoune poeacutetique musicale

1 ZARLINO1999 IH I 2 2 FENLON 1999 p 8-9 3 VAN WYMEERSCH 1999 p 301 4 ZARLINO Sopplimenti musicali libro primo cap IIII Citeacute par VAN WYMEERSCH 1999 p 304 5 La basse correspond agrave la terre le teacutenor agrave lrsquoeau lrsquoalto agrave lrsquoair et la soprane au feu ZARLINO 1999 IH III c 58 6 laquo Le creacuteateur pensera avant tout au destinataire qui est souvent alors celui qui a commandeacute lrsquoœuvre celle-ci sera entiegraverement conccedilue pour le plaisir de lrsquoauditeur () dans la nouvelle musique qui srsquoadresse en particulier agrave chaque auditeur il faut que le compositeur trouve le moyen drsquoeacutemouvoir celui-ci raquo FUBINI 1983 p 64

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

85

Examinons en premier lieu ce que lrsquoon deacutesigne sous le terme de poeacutetique On peut le deacutefinir

de diverses faccedilons de la maniegravere la plus geacuteneacuterale possible on pourra dire que la poeacutetique deacutesigne

laquo tout ce qui a trait agrave la creacuteation ou agrave la composition drsquoouvrages dont le langage est agrave la fois la

substance et le moyen raquo1 Mais on peut aussi lrsquoenvisager comme une theacuteorie des arts ou comme

eacutetude de la creacuteation artistique parfois le terme sera eacutegalement employeacute pour les ouvrages

didactiques traitant de cette question Il nrsquoest pas certain cependant que ces deacutefinitions soient

suffisamment pertinentes afin de caracteacuteriser le rocircle que peut ecirctre ameneacute agrave jouer ici la poeacutetique

La poeacutetique drsquoune part relegraveve de la poiumlegravesis crsquoest-agrave-dire de ce qui concerne la production la

fabrication ou la creacuteation de maniegravere geacuteneacuterale drsquoobjets qui soient utiles ou non Mais cet art se

rapporte aussi au langage et par conseacutequent agrave la rheacutetorique2 Il nrsquoest pas toujours aiseacute de distinguer

les deux disciplines on pourra toutefois reacutepartir les rocircles en consideacuterant que la rheacutetorique se

penche sur les principes et les concepts qui reacutegissent le discours alors que la poeacutetique se

concentrera davantage sur la structure du discours sur son organisation concregravete lrsquoune comme

lrsquoautre toutefois se preacuteoccupent des effets produits sur le public3

La poeacutetique en effet se deacutefinit eacutegalement par une notion qui lui est essentielle celle de

mimesis laquo au-delagrave de la theacuteorie litteacuteraire poeacutetique est un autre mot pour imitation raquo4 Dans la

Poeacutetique Aristote fonde en effet drsquoembleacutee la discipline qursquoil eacutetudie sur lrsquoimitation5 cette derniegravere

caracteacuterisant drsquoailleurs aussi drsquoautres arts

Lrsquoeacutepopeacutee et le poegraveme tragique comme aussi la comeacutedie le dithyrambe et pour la plus grand

partie le jeu de la flucircte et le jeu de la cithare6

Lrsquoauteur preacutecise que lrsquoimitation est naturelle et suscite le plaisir soulignant que nous aimons

contempler laquo sous forme drsquoimage raquo ce dont lrsquooriginal suscitera le deacuteplaisir comme les cadavres7 Il

sera donc question dans les arts poeacutetiques drsquoarts susceptibles de provoquer des eacutemotions

apparemment contradictoires agrave celles qui devraient normalement se manifester crsquoest la mimesis agrave

lrsquoœuvre dans les arts poeacutetiques qui fait qursquoun objet suscitant un affect qui pourrait ecirctre caracteacuteriseacute

1 FONTAINE 1993 p 8 2 laquo Par poeacutetique nous entendons la connaissance exhaustive des principes geacuteneacuteraux de la poeacutesie raquo Il faut donc laquo examiner lrsquoapport de la rheacutetorique () dans la constitution drsquoun savoir objectif de cet objet raquo GROUPE MU 1982 p 25 3 laquo La rheacutetorique est reacuteserveacutee aux modaliteacutes de lrsquoargumentation persuasive (aux conditions pour faire de lrsquoeffet sur un auditoire) La poeacutetique traite agrave la fois (au mecircme titre) de lrsquointeacutegriteacute structurelle drsquoune œuvre mimeacutetique et de son effet particulier sur le public raquo BECK Philippe Preacuteface agrave la Poeacutetique drsquoAristote Gallimard 1996 p 9 4 ACCAOUI 2011 p 514 5 Rappelons ici que cette notion drsquoimitation deacutesigne tout autre chose que ce qui est employeacute sous ce mecircme terme en rheacutetorique le principe geacuteneacuterateur de lrsquoapprentissage impliquant le recours aux grands orateurs MOLINIE 1992 p 170 6 ARISTOTE Poeacutetique 1 1447 a 7 Op cit 4 1448 b

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

86

de neacutegatif dans la reacutealiteacute cause un affect positif dans cette laquo copie de copie raquo du reacuteel (pour reprendre

la conception platonicienne) qursquoest lrsquoimage

Pour reacutesumer nous pouvons envisager la poeacutetique comme discipline eacutetudiant lrsquoeacutelaboration

la fabrication drsquoune œuvre ou au sens de ces arts centreacutes sur la parole crsquoest-agrave-dire les arts poeacutetiques

(theacuteacirctre poeacutesie reacutecit)

A23 La poeacutetique musicale comme art poieacutetique

Le deacuteveloppement drsquoune poeacutetique musicale entendue au sens de la fabrication drsquoœuvres ndash

de composition ndash suppose pour Zarlino que lrsquoon deacutepasse lrsquoopposition entre theacuteorie et pratique

musicales Cette opposition attribueacute parfois agrave Boegravece recoupait alors la distinction entre le musicus

et le cantor le premier deacutetenant le savoir et le jugement alors que le second eacutetait un simple exeacutecutant

Cette repreacutesentation duale ne fut toutefois nullement celle de Boegravece mais srsquoeacutetablit

ulteacuterieurement On la voit en effet apparaicirctre clairement au IXe siegravecle chez Aureacutelien de Reacuteomeacute

Quelle est () la diffeacuterence entre un musicien et un chantre La mecircme qursquoentre le grammairien

et le simple lecteur la mecircme qursquoentre la raison des choses et leur forme artificielle La forme est esclave

et la raison maicirctresse Sans cette raison sans ce principe toutes choses demeurent agrave lrsquoeacutetat de germe et

la main travaille vainement agrave les mettre en œuvre1

On retrouve cette opposition dans un court poegraveme figurant dans le Micrologue de Guy

drsquoArezzo lequel connut un grand succegraves

La diffeacuterence est grande des chanteurs aux musiciens

Ceux-ci savent ceux-lagrave disent ce qui est composeacute en musique

Et celui qui dit ce qursquoil ne sait pas est reacuteputeacute une becircte2

La distinction devient un classique de la theacuteorie musicale meacutedieacutevale de Jean drsquoAffligem

dans son De musica cum tonario jusqursquoau lexique de musique eacutetabli par Tinctoris ce dernier y illustrait

drsquoailleurs par lrsquoextrait preacuteceacutedent sa propre deacutefinition du musicien (musicus) qursquoil formulait ainsi

1 Aureacutelien de Reacuteomeacute Musica disciplina Chapitre VII In REGNIER 1846 p 679 2 laquo Musicorum et cantorum magna est differentia Illi sciunt ii dicunt quae componit musica Et qui dicit qud non sapit diffinitur bestia raquo

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

87

Le musicien est celui qui assume lrsquooffice de chantre non en esclave du travail mais en observant

la meacutethode avec le secours de lrsquoeacutetude1

Si lrsquoon srsquoen tient au De institutione musica de Boegravece agrave la fin du premier livre de lrsquoouvrage les

choses ne se preacutesentent pas vraiment ainsi Non que ce qui deacutefinisse le laquo musicien raquo nrsquoy soit formuleacute

clairement

est musicien () celui qui respectant la raison soumet la science du chant non pas au service

de lrsquoœuvre mais agrave lrsquoempire de la reacuteflexion2

On y trouve mecircme une formule qursquoAureacutelien de Reacuteomeacute reprendra de maniegravere agrave peine

modifieacutee

si la main nrsquoœuvre pas selon ce que la raison lui ordonne elle agit en vain3

Si Boegravece distingue effectivement celui qui deacutetient le savoir (le musicien) de celui qui ne le

deacutetient pas il distribue lrsquoactiviteacute musicale en trois genres qui renvoient agrave trois fonctions jouer

composer juger4 Boegravece observe que les instrumentistes ceux qui jouent sont deacutenommeacutes non en

fonction de leur savoir mais de leur instrument 5 si lrsquoon considegravere la musique dans le cadre des arts

libeacuteraux il apparaicirct ainsi que les instrumentistes œuvreraient plutocirct dans celui des arts serviles (laquo ils

ne sont que des serviteurs comme nous lrsquoavons dit raquo)6 Mais nous devons constater que lrsquoideacutee de

poeacutetique musicale est expresseacutement indiqueacutee elle est exposeacutee de la maniegravere suivante

La seconde classe de gens qui font de la musique est celle des poegravetes ils srsquoadonnent au chant

moins par reacuteflexion et par raison que par un certain instinct naturel Crsquoest pourquoi il convient eacutegalement

de les dissocier de la musique7

Aussi quand bien mecircme Boegravece nrsquoaccorde le statut de musicien qursquoagrave ceux qui deacutetiennent la

connaissance rationnelle (la laquo science raquo de la musique) et refuse ainsi ce titre agrave la fois aux

1 laquo Musicus est qui perpensa ratione beneficio speculationis non operis servitio canendi officium assumit raquo TINCTORIS 1991 p 39-39a 2 BOECE 2004 p 93 3 Ibid 4 BOECE 2004 p 95 5 laquo En effet le citharegravede tient son nom de la cithare lrsquoaulegravete de lrsquoaulos et ainsi les autres et leurs instruments respectifs raquo BOECE 2004 p 93 6 Op cit p 95 7 laquo Secundum vero musicam agentium genus poetarum est () raquo BOECE 2004 p 95

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

88

instrumentistes (ceux qui jouent) et aux poegravetes (ceux qui composent) il reconnaicirct clairement la

speacutecificiteacute de lrsquoactiviteacute musicale qursquoest la poeacutetique

Pour Zarlino il semble bien que ce soit lrsquoopposition ndash abusivement precircteacutee agrave Boegravece donc ndash

entre musici et cantores et dans laquelle les activiteacutes de composition et drsquointerpreacutetation semblent

confondues qursquoil faille deacutepasser Il part en effet du principe que cette opposition prend sa source

dans la distinction entre musique speacuteculative et musique pratique 1 or face agrave une telle situation

Zarlino entend bien affirmer lrsquouniteacute de la connaissance par les sens et la raison2 Il cherchera pour

ce faire agrave promouvoir en reprenant agrave son compte le modegravele des anciens traiteacutes (ne serait-ce que

par le titre drsquoInstitution donneacute agrave son ouvrage) un enseignement laquo organiseacute en regravegles et en preacuteceptes raquo3

En conciliant la pratique et la theacuteorie il eacutelabore un ouvrage destineacute agrave de futurs compositeurs

accomplis maicirctres de la totaliteacute de leur art un ouvrage de poeacutetique musicale

Si lrsquoon srsquoen tient aux propos de Boegravece et non agrave ceux des theacuteoriciens du Moyen-acircge on

assiste moins avec le projet de Zarlino agrave la reacuteconciliation du musicus et du cantor de celui qui juge

et celui qui joue qursquoagrave une reacutehabilitation ndash et une revalorisation ndash du poegravete musical (ou

laquo meacutelopoegravete raquo) Le Istitutione Harmonische visera agrave se donner les moyens drsquoun tel projet

A3 MUSIQUE PAROLES ET AFFECTS

A31 La poeacutetique musicale comme art fondeacute sur la parole

Une poeacutetique musicale telle qursquoon peut lrsquoenvisager alors supposera eacutegalement que la

musique soit penseacutee selon le modegravele drsquoun discours4 Ce qui signifie drsquoune maniegravere ou drsquoune autre

que la musique puisse srsquoadapter aux exigences drsquoun texte ce peut ecirctre celui drsquoun madrigal ndash forme

musicale ayant succeacutedeacute aux frottoles ndash comme ceux qursquoavait composeacute Willaert celui de comeacutedies

laquo agrave lrsquoantique raquo ou plus geacuteneacuteralement du theacuteacirctre 5 ou drsquoun texte liturgique en ce qui concerne la

Contre-Reacuteforme catholique

Dans tous les cas une telle exigence invite agrave privileacutegier en musique une structure simple

susceptible de toucher lrsquoauditeur ou de lrsquointeacuteresser Il srsquoagira drsquoeacutelaborer un discours musical limpide

1 laquo Divisione della Musica in Speculativa amp in Prattica par laquale si pone la differenza tra il Musico amp il Cantore raquo ZARLINO 1999 IH Libra 1 Cap 11 2 Voir DA COL 1999 p 39-43 3 Op cit p 38 4 La poeacutetique laquo place le verbe au cœur des arts raquo ACCAOUI p 514 5 laquo le courant humaniste se traduisant dans la volonteacute de recreacuteer un theacuteacirctre musical semblable agrave celui des Grecs raquo FUBINI p 65

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

89

capable de laquo reacutejouir et distraire lrsquoesprit des auditeurs raquo1 La simplification passe par lrsquoharmonie la

laquo rationalisation des consonances raquo (drsquoune maniegravere preacutefigurant Rameau) reprenant la classification

des modes proposeacutee par Glarean srsquoappuyant sur les modes majeur et mineur Zarlino tend vers

une eacutemancipation de lrsquoancienne theacuteorie modale2

A32 La musique et les passions

Mais si la musique est appeleacutee agrave ecirctre subordonneacutee au texte crsquoest avant tout dans la

perspective de pouvoir remplir au mieux son objectif qui pour Zarlino est de plaire agrave lrsquoauditeur et

de lrsquoeacutemouvoir Mais cette finaliteacute participe dans le Institutioni Harmonische drsquoune conception qui

integravegre tout agrave la fois la penseacutee grecque heacuteriteacutee de Pythagore et Platon (la cosmologie du Timeacutee) et

lrsquoideacuteal chreacutetien exposeacute dans le De musica drsquoAugustin pour lequel la musique avait pour fin de servir

le culte du creacuteateur3 Faisant appel aux notions heacuteriteacutees de Boegravece de musica mundana et de musica

humana4 il preacutecise que la musique humaine reacutesulte de lrsquounion de lrsquoacircme et du corps par conseacutequent

des eacuteleacutements qui les composent agrave savoir les parties rationnelles et irrationnelles de lrsquoacircme5 Dans

cette vision ordonneacutee de la nature lrsquoimitation qui peut en ecirctre faite par lrsquoart et plus speacutecifiquement

par la musique sera reacutealiseacutee en srsquoaccordant au contenu du texte6

Les eacutemotions ici porteacutees par la musique sont deacutependantes de lrsquoharmonie et du rythme Mais

il convient de preacuteciser eacutegalement que si dans la theacuteorie de Zarlino le plaisir et les eacutemotions

interviennent dans lrsquoappreacuteciation des intervalles leur perception plaisante ou deacuteplaisante est la

conseacutequence drsquoune proprieacuteteacute numeacuterique7

A4 SUCCEgraveS DE ZARLINO

Chez Zarlino le contenu expressif de la musique qui exclut la contradiction entre cette

derniegravere et le texte srsquointegravegre donc dans une vision du monde heacuteriteacutee de la tradition platonicienne

Mais comme nous lrsquoavons vu lrsquoauteur du Institutioni harmonische integravegre agrave sa synthegravese ndash drsquoune

1 Zarlino IH L 3 ch 26 Trad FUBINI 1983 p 64 2 ABROMONT 2001 p 412 3 DA COL 1999 p 42 4 ZARLINO 1999 IH L 1 cap 6-7 5 Voir VAN WYMEERSCH 1999 p 302 6 laquo Il est impossible de recourir agrave une harmonie triste et agrave un rythme lent pour un sujet gai lagrave ougrave me texte portera agrave la tristesse et

aux larmes il ne conviendra pas non plus drsquoutiliser une musique emplie drsquoalleacutegresse et des rythmes leacutegers et rapides () Et je tiens agrave preacuteciser qursquoil faudra accompagner chaque phrase autant qursquoil se pourra de faccedilon telle que lagrave ougrave apparaissent la seacutecheresse la dureteacute la cruauteacute lrsquoamertume et drsquoautres sentiments semblables la musique soit de mecircme nature crsquoest-agrave-dire acircpre et dure sans jamais offenser cependant De mecircme lorsque certains mots eacutevoqueront pleurs douleurs deuils soupirs larmes et autres eacutetats drsquoacircme identiques qui lrsquoharmonie soit pleine de tristesse raquo Zarlino IH L 3 Trad Fubini 1983 p 66 7 VAN WYMEERSCH 1999 p 307

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

90

maniegravere caracteacuteristique de lrsquohumanisme ndash un corpus consideacuterable antique et meacutedieacuteval tout en

adoptant une meacutethode fondeacutee sur la raison autant que sur lrsquoeacutetude des autoriteacutes traditionnellement

reconnues Et lrsquoœuvre de Zarlino malgreacute des critiques porteacutees par Vincenzo Galilei et Girolamo

Mei rencontre un grand succegraves elle est largement traduite et commenteacutee (notamment par

Mersenne et Sweelinck) et donne lieu agrave six reacuteimpressions successives entre 1561 et 16021

Les transformations apporteacutees par la theacuteorie zarlinienne sont consideacuterables (division de

lrsquooctave en douze intervalles tentative drsquoexplication concernant les quintes et les quartes parallegraveles

laquo rationalisation des consonances raquo2 importance nouvelle accordeacutee agrave la tierce majeure) elles

constituent une sortie de la modaliteacute ancienne et preacutefigurent la tonaliteacute le contrepoint est

deacutesormais deacutefini comme laquo harmonie dans la diversiteacute raquo En outre lrsquointeacuterecirct porteacute agrave lrsquoillustration

musicale des textes est affirmeacute

Zarlino propose ainsi une reacuteponse agrave diverses critiques qui pouvaient ecirctre adresseacutees agrave la

polyphonie notamment celles concernant sa complexiteacute gratuite La volonteacute de concilier les

questions pratiques et theacuteoriques se manifeste dans bien des aspects de son œuvre De plus sa

deacutemarche est eacutegalement partie prenante de lrsquointeacuterecirct marqueacute agrave lrsquoeacutepoque pour la rheacutetorique latine ndash

ne serait-ce que dans le titre mecircme drsquoinstitution choisi pour son principal ouvrage ndash ainsi que pour

la question des affects associeacutes agrave la musique (les qualiteacutes eacutemotionnelles des accords majeurs et

mineurs)

B LE REJET DE LA POLYPHONIE

B1 ZARLINO ET MEI ndash LA MUSIQUE ET SON AUDITOIRE

Mais il ne suffit pas de mentionner lrsquoideacutee drsquoune musique eacuteloquente pour rendre compte de la

position de Zarlino Car si une telle expression traduit et agrave juste titre lrsquoinfluence du modegravele de la

rheacutetorique au XVIe siegravecle on se souviendra alors que cette derniegravere peut mettre lrsquoaccent sur lrsquoune ou

lrsquoautre des instances oratoires3 que lrsquoon connait aussi comme les laquo devoirs de lrsquoorateur raquo plaire

1 DA COL 1999 p 38 2 ABROMONT 2001 412 3 MEYER M 1993 p 23

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

91

instruire et eacutemouvoir (son public) La maniegravere de concevoir le rocircle des affects en musique sera

alors selon les cas diffeacuterente tout autant que les moyens agrave employer pour toucher lrsquoacircme de

lrsquoauditeur

B11 Lrsquoideacuteal de lrsquoars perfecta

La musique telle que Zarlino cherche agrave la promouvoir est alors parfois qualifieacutee drsquoars

perfecta ce terme deacutesigne la polyphonie et plus preacuteciseacutement la polyphonie sacreacutee franco-flamande

cette derniegravere avait eacutetendu son influence sur toute lrsquoEurope depuis le milieu du XVe siegravecle si bien

que le langage musical drsquoOckeghem ou de Palestrina eacutetait mutatis mutandis encore le mecircme laquo La

coheacuterence eacutetait telle que nrsquoimporte quel musicien franco-flamand dans quelque ville qursquoil ait pu

choisir pour y exercer son activiteacute pouvait y reconnaicirctre son propre langage musical raquo1

La reacutefeacuterence majeure pour cet ars perfecta eacutetait longtemps demeureacutee lrsquoœuvre de Josquin

Desprez qui eacutetait qualifieacute de pater musicorum par H Finck2 et dont Martin Luther avait dit laquo il est

le maicirctre de notes drsquoautres sont maicirctriseacute par elles raquo3 Cette musique restera preacutepondeacuterante jusqursquoagrave

la fin du XVIe siegravecle4

Une qualification de la polyphonie de la Renaissance comme art parfait laquo agrave quoi on ne peut

rien ajouter et apregraves quoi il ne peut rien y avoir drsquoautre que la deacutecadence raquo se trouve formuleacutee chez

Glarean5 Le mieux ne pouvait ecirctre alors que de preacuteserver un tel art ou au moins retarder lrsquoeacutecheacuteance

de son deacuteclin

Zarlino se montrait plus optimiste Selon lui son maicirctre Willaert avait permis agrave la musique

de retrouver la laquo place drsquohonneur qursquoelle tenait dans le passeacute raquo et lrsquoideacuteal de cet art parfait nrsquoeacutetait pas

compromis en deacutepit de quelques laquo symptocircmes drsquoune affection sans graviteacute raquo6

Crsquoest dans lrsquoideacutee de peacuterenniser lrsquoideacuteal drsquoune telle laquo perfection raquo que Zarlino (et agrave sa suite

Artusi) impose une reacuteglementation tregraves forte laquelle srsquoapplique agrave tous les eacuteleacutements de la

composition7 Cette musique qui leur apparaicirct indeacutepassable est donc toujours vivante agrave lrsquoeacutepoque de

la publication du Institutioni harmonische8

1 SCHRADE 1981 p 17 2 Hermann Finck Pratica musica 1556 Citeacute par VENDRIX 1999 p 9 3 ARNOLD 1983 t I p 1150 4 1594 eacutetant lrsquoanneacutee de deacutecegraves de Palestrina et de Lassus 5 Glarean Dodecachordon Bacircle 1547 p 241 In SCHRADE 1981 p 21 6 SCHRADE 1981 p 32-33 7 MALHOMME 2002 p 105 8 Op cit p 111 Selon F Malhomme en effet les deacuteveloppements de la musique agrave Venise au cours des anneacutees 1550 laquo constituent un moment de gracircce raquo

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

92

Cet ideacuteal de lrsquoars perfecta deacutefendu par Zarlino et bientocirct par son ancien eacutelegraveve Artusi srsquoappuie

sur un humanisme marqueacute par la rheacutetorique ciceacuteronienne porteacutee par Pietro Bembo le promoteur

drsquoune langue latine agrave la fois riche harmonieuse et claire autant que dans la rigueur et la modeacuteration

dans le jugement1 On retrouve en effet les valeurs ciceacuteroniennes de suaviteacute et de gracircce transposeacutees

chez Zarlino Florence Malhomme signale agrave ce sujet comment il applique la recommandation

emprunteacutee par Bembo agrave Horace de laquo taire autant que possible ce qursquoon ne peut exposer

convenablement raquo aux intervalles laquo disgracieux raquo que sont les micro-intervalles2 Lrsquoeacuteloquence

musicale de la douceur deacutefendue par Zarlino pourrait ainsi ecirctre effectivement qualifieacutee de

ciceacuteronienne

toute cantilegravene sera deacutelectable douce suave amp pleine de bonne harmonie amp apportera aux

auditeurs un agreacuteable amp doux plaisir3

Mais la maniegravere dont la musique est supposeacutee toucher lrsquoacircme de lrsquoauditeur est pour Zarlino

comme nous lrsquoavons vu preacuteceacutedemment de lrsquoordre du reflet de lrsquoharmonie du monde4

Lrsquoentrelacement des voix le contrepoint lrsquounion de la tierce et de la quinte sont autant de miroirs

de la perfection ceacuteleste Lrsquoeacutequilibre que restitue lrsquoars perfecta est celui drsquoune musique eacuteternelle et son

vecteur principal est le nombre lrsquoarithmeacutetisme de Zarlino prolonge ici le pythagorisme transmis

par Boegravece5

Si une telle laquo musique naturelle raquo6 touche lrsquoacircme de lrsquoauditeur ce nrsquoest donc pas en produisant

un effet affectif On doit alors bien distinguer cet laquo agreacuteable amp doux plaisir raquo mentionneacute par Zarlino

du plaisir associeacute aux passions bien terrestres que la musique pourrait soit eacutemouvoir soit

repreacutesenter

B12 Girolamo Mei et la critique de la polyphonie

Toutefois si dans la theacuteorie zarlinienne cette conception de la musique reproduisant ou

imitant une structure transcendante peut srsquoaccorder avec une rheacutetorique drsquoinspiration ciceacuteronienne

(celle mettant lrsquoaccent sur la modeacuteration et lrsquoeacutequilibre) lrsquoinfluence de lrsquoideacuteal humaniste de lrsquohomo

1 MEYER M 1999 p 120 2 laquo bien que lrsquoon puisse faire tout ceci commodeacutement dans une partie de la cantilegravene () on entendrait cependant dans les accompagnements des choses si malhonnecirctes qursquoil faudrait se boucher les oreilles raquo ZARLINO III 80 Trad F MALHOMME 2002 p 106 3 ZARLINO III ch 45 Trad F MALHOMME 2002 p 106 4 VAN WYMMERCH 1999 p 309 5 Voir BISARO FRANGNE 2008 p 10-11 22 6 Op cit p 11

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

93

loquens1 de la parole humaine ouvre aussi une voie vers une musique dont le modegravele serait

franchement celui du discours verbal Une tension dont on peut trouver la trace dans sa

correspondance srsquoest rapidement manifesteacutee envers la theacuteorie de Zarlino et plus largement envers

la polyphonie elle-mecircme Mais agrave quoi peut-on attribuer le deacuteveloppement drsquoune telle tension

Un des principaux acteurs en est Girolamo Mei (1519-1594) Il se consacre pleinement agrave

lrsquoeacutetude de la musique ancienne agrave partir de 1561 2 reacutedige entre 1568 et 1573 un De modis musicis

antiquorum (non publieacute) et entretient une correspondance avec Vincenzo Galilei3 et Giovanni Bardi

Lrsquoinfluence de Mei qui nrsquoeacutetait ni compositeur ni auteur de traiteacute qui drsquoailleurs (de son propre aveu)

ne savait ni jouer ni chanter ni danser4 est entiegraverement tributaire de lrsquoeacutecho qursquoen ont porteacute ses

correspondants mais elle nrsquoen fut pas moins consideacuterable5

La penseacutee de G Mei fut marqueacutee par le neacuteo-platonisme de Ficin et plus encore par

Aristote (notamment la Poeacutetique)6 Lrsquointeacuterecirct de son apport tient agrave ses recherches concernant la

theacuteorie musicale grecque et agrave sa volonteacute (commune sur ce point avec celle de Zarlino) de la

deacutebarrasser des mauvaises interpreacutetations en ayant deacuteformeacutee la compreacutehension au fil des siegravecles

Mei cependant rejette fermement la conception zarlinienne de la musique comme harmonia

mundi de la correspondance de la nature et de lrsquoart et de lrsquoassimilation de lrsquoart musical agrave la science

La veacuteritable finaliteacute de la science est totalement diffeacuterente de celle de lrsquoart puisque la fin et le

but propre agrave la science est de consideacuterer toute contingence concernant son sujet ainsi que les causes et

qualiteacutes de ce dernier afin exclusivement de sauvegarder la connaissance du vrai et du faux7

Mei preacutecise plus loin que lrsquoart nrsquoa pas agrave subir de telles contraintes Il rappelle eacutegalement que

si le travail du theacuteoricien relegraveve de lrsquointellect celui du praticien relegraveve des sens8 Crsquoest avant tout

comme un veacuteritable heacuteritier drsquoAristoxegravene que Mei se preacutesente

De ses lectures de lrsquoensemble des eacutecrits grecs alors connus (et srsquoappuyant plus

speacutecifiquement outre Aristoxegravene sur Ptoleacutemeacutee et Plutarque) Mei tire eacutegalement la conclusion que

1 Voir MALHOMME 2002 p 102 2 PALISCA 1960 p 27 3 Correspondance entameacutee agrave partir de 1572 agrave la demande de Galilei qui demande agrave Mei des eacuteclaircissements concernant les modes 4 laquo perche pur voi sapete che io non so ne cantar ne sonar ne dansare raquo Lettre de septembre 1581 agrave V Galilei in MEI 1960 p 165 5 Selon lrsquohistorien de la musique Charles Burney le Dialogo della musica antica et della moderna de Galilei (1581) serait presque entiegraverement redevable des eacutecrits de Mei (Palisca 1960 p 3) G Bardi avait quant agrave lui exposeacute les theacuteories de Mei concernant les modes dans un essai adresseacute agrave Caccini (Op cit p 57) 6 PALISCA 1960 p 34-35 7 Lettre agrave V Galilei du 08 mai 1572 MEI 1960 p 65 103 8 Lettre agrave V Galileacutee du 22 novembre 1577 Op cit p 66 123

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

94

la musique grecque est fondamentalement monodique et qursquoelle suit les inflexions de la prosodie

Concentrant ses forces en une seule direction la monodie peut eacutemouvoir efficacement alors que la

polyphonie meacutelange les contraires annule les effets produits par les divers eacuteleacutements musicaux

(modes mouvements meacutelodiques rythmes) et brouille de ce fait lrsquoacircme de lrsquoauditeur1

Lrsquoarticulation des affects et du discours chez Mei nrsquoest pas celle de Ciceacuteron ou de Bembo

mais celle donneacute par Aristote dans la Poeacutetique la musique nrsquoa pas vocation agrave adoucir les mœurs

mais agrave purger les passions violentes Mei se base sur lrsquoideacutee drsquoun musicien qui est eacutegalement poegravete2

crsquoest-agrave-dire drsquoune musique poeacutetique pour deacutevelopper une argumentation quant agrave la valeur de la

musique grecque ancienne et la faiblesse de la musique moderne Ce sont les qualiteacutes propres agrave la

meacutelodie simple qui auraient donneacute aux musiciens-poegravetes grecs une opportuniteacute interdite depuis par

la polyphonie

exprimer complegravetement et efficacement tout ce qursquoils souhaitaient faire comprendre agrave travers

le discours chanteacute au moyen et agrave lrsquoaide des hauteurs de la voix () accompagneacutees du tempeacuterament

reacutegulier de rapiditeacute et de lenteur articulant les parties de sa composition en fonction des qualiteacutes qui

[par leur nature propre] eacutetaient adapteacutees agrave une affection deacutetermineacutee

Les conclusions de G Mei qui entraient en opposition frontale avec la theacuteorie de Zarlino

allaient bientocirct trouver un eacutecho agrave la fois theacuteorique (avec la Camerata Bardi) et pratique (Caccini

Monteverdi) On ajoutera toutefois que la conception poeacutetique de la musique se manifestait deacutejagrave

au sein mecircme de la musique polyphonique produite y compris agrave Venise Cyprien de Rore

preacutedeacutecesseur de Zarlino agrave la chapelle Saint Marc appliquait en effet agrave la musique la ceacutelegravebre formule

drsquoHorace Ut pictura poesis erit (laquo la poeacutesie sera comme la peinture raquo) en reprenant la tradition

rheacutetorique de lrsquoekphrasis3 crsquoest-agrave-dire de la description Compositeur de madrigaux Rore utilisait en

effet des imagines musicales destineacutes agrave laquo renforcer le choc eacutemotionnel raquo4 Au sein drsquoun genre

polyphonique on trouve ainsi une recherche technique eacutetonnamment voisine de ce qursquoindique Mei

au sujet des poegravetes-musiciens grecs

Chaque mot important ou presque semble eacutevoquer une image sonore correspondante Les

tonaliteacutes et intervalles mineurs et majeurs expriment respectivement la tristesse et la joie les notes

ascendantes symbolisent des mots comme laquo ciel raquo les tessitures graves des mots comme laquo terre raquo Il

1 ABROMONT 2001 p 412 2 Lettre agrave V Galilei du 08 mai 1572 MEI 1960 p 71 116 3 Dans lrsquoAntiquiteacute lrsquoekphrasis est un type de discours qui relegraveve du domaine des laquo exercices preacuteparatoires raquo destineacutes aux eacutetudiants PERNOT 2000 p 194-196 4 MALHOMME p 110

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

95

utilise la dissonance pour exprimer la souffrance ou la lutte et il place des meacutelismes sur les mots qui

sans tendre vers une expression agrave programme requiegraverent une accentuation Les intervalles difficiles

constituent un autre moyen de traduire les eacutemotions1

B13 La musique au service de la parole

Lrsquoinfluence des studia humanitas qui marque profondeacutement la musique italienne du XVIe

siegravecle peut se traduire de diffeacuterentes maniegraveres soit agrave travers lrsquoideacuteal ciceacuteronien de sagesse et

drsquoeacutequilibre qui peut srsquointeacutegrer agrave la tradition heacuteriteacutee de Pythagore et Boegravece soit dans le modegravele de la

poeacutetique drsquoAristote et Horace Mais si la musique se calque sur la poeacutesie elle est alors conduite agrave

en adopter les meacutethodes le recours aux images et agrave lrsquoimitation 2 ce faisant elle srsquoeacuteloigne de ce

statut de science qui eacutetait auparavant le domaine des musici 3 crsquoest la conseacutequence drsquoune vision

empirique de la musique heacuteriteacutee drsquoAristoxegravene et remise agrave lrsquohonneur par Mei En outre lrsquoideacutee drsquoune

musique au service de la parole (expliciteacutee par Mei drsquoune maniegravere speacutecifique mais toutefois tregraves

largement partageacutee) ne peut aucunement ecirctre rapporteacutee agrave la conception grecque de la musique car

dans cette derniegravere mode et contenu verbal ne sont pas seacuteparables Ainsi lrsquoideacuteal humaniste va

conduire agrave terme agrave une laquo nouvelle raquo pratique musicale

B2 MISE EN CAUSE DrsquoUNE MUSIQUE laquo GOTHIQUE raquo

B21 La camerata Bardi

Lrsquoideacutee de mettre la musique au service de la parole ndash en reprenant le modegravele grec promu

par Mei ndash trouvera un eacutecho remarquable agrave Florence gracircce agrave une association informelle mais

influente connue sous le nom de Camerata fiorentina Cette expression deacutesigne en fait deux

regroupements successifs drsquoartistes et drsquointellectuels Le premier se reacuteunissait durant les anneacutees

1573 et 15924 chez le comte Giovanni dersquo Bardi (1534-1612) drsquoougrave le nom de Camerata Bardi qui

lui est resteacute5 le second agrave partir de 1592 et au deacutebut du siegravecle suivant autour de Jacopo Corsi et

Jacopo Peri

1 ARNOLD 1983 t II p 69 2 MALHOMME 2002 p 110 3 BISARO FRANGNE 2008 p 16 4 La premiegravere reacuteunion se serait deacuterouleacutee le 14 janvier 1573 HEUILLON 1993 p 57 5 Le nom de Camerata Bardi serait apparu pour la premiegravere fois en 1600 chez Caccini dans une deacutedicace de lrsquoEuridice ABROMONT 2001 p 416

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

96

Aupregraves du comte Bardi se trouvaient notamment Vincenzo Galilei et Giulio Caccini qui

semble-t-il y aurait acheveacute sa formation de musicien1 Ce que dit Caccini agrave ce sujet illustre bien la

ligne qui allait ecirctre suivie agrave lrsquoexemple des observations de Mei

Je puis dire en veacuteriteacute pour avoir freacutequenteacute agrave lrsquoeacutepoque ougrave elle rayonnait agrave Florence la tregraves

vertueuse Camerata de lrsquoIllustrissime Signor Giovanni Bardi dersquo Conti di Vernio ndash ougrave se reacuteunissait non

seulement une grande partie de la noblesse mais encore les plus eacuteminents musiciens les grands esprits

les poegravetes et philosophes de la ville ndash que jrsquoai plus appris de leurs doctes entretiens que je ne lrsquoai fait de

trente anneacutees de contrepoint car ces tregraves savants gentilshommes mrsquoont toujours encourageacute et par leurs

arguments lumineux ameneacute agrave deacutedaigner cette sorte de musique qui empecircchant drsquoentendre les paroles

ruine et lrsquoideacutee et le texte qursquoelle allonge les syllabes ou les abregravege pour se plier au contrepoint laceacuterant

par lagrave-mecircme la poeacutesie2

B22 Radicalisation de la critique de la polyphonie ndash Vincenzo Galilei

Vincenzo Galilei (1520-1591) joua un rocircle important au sein de la premiegravere camerata Il reprit

agrave son compte la critique adresseacutee par Mei mais il agit avec laquo lrsquoenthousiasme drsquoun croiseacute raquo lagrave ougrave

son correspondant srsquoeacutetait montreacute bien plus modeacutereacute3 Selon les termes de ses amis Galilei avait

proceacutedeacute agrave une laquo deacuteclaration de guerre raquo4 envers les contrapuntistes et le laquo ramassis de

monstruositeacutes raquo5 que contenait cette musique de laquo Goths raquo (crsquoest-agrave-dire celle des Franco-flamands)6

Contrairement agrave Mei toutefois Galilei eacutetait un veacuteritable musicien luthiste chanteur

compositeur et theacuteoricien Il eacutetait alleacute eacutetudier agrave Venise aupregraves de Zarlino avant drsquoengager une

poleacutemique avec ce dernier agrave travers son Dialogo della musica antica et della moderna (1581) Dans ce

texte il reproche notamment agrave son ancien maicirctre (agrave la lumiegravere de sa correspondance avec Mei) ses

lacunes concernant les sources grecques Galilei eacutetait eacutegalement marqueacute par Giorgio Vasari (1511-

1574) et sa conception de lrsquohistoire de lrsquoart7 Alors que les Grecs auraient eacuteteacute les inventeurs de la

musique les Romains lrsquoavait neacutegligeacutee en tant qursquoart libeacuteral avant que le deacutesastre srsquoachegraveve avec les

barbares du Nord8 Et mecircme si depuis Gaffurius Glarean et Zarlino lrsquoavaient rameneacutee agrave la vie

mecircme si des compositeurs tels que Ockeghem Josquin ou Willaert avaient su innover9 la

1 HEUILLON 1993 p 58 2 CACCINI 1993 p 86 3 PALISCA 1960 p 74 4 SCHRADE 1981 p 40 5 Ibid 6 Terme employeacute par Pietro dersquo Bardi (un des fils de G dersquo Bardi) dans une lettre adresseacutee agrave GB Doni HEUILLON 1993 p 22 7 SCHRADE 1981 p 36 Crsquoest chez Vasari que lrsquoon trouve les termes de laquo Renaissance raquo ainsi que de laquo gothique raquo pour deacutesigner le Moyen-acircge 8 SCHRADE 1981 p 36 9 Op cit p 37

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

97

polyphonie avait enfermeacute lrsquoart musical dans un reacuteseau de lois inviolables1 mais aucunement en

mesure de lui permettre drsquoacceacuteder agrave lrsquoideacuteal des Grecs Aussi pour Galilei la polyphonie de la fin

du XVIe siegravecle ne meacuteritait plus ecirctre qualifieacutee drsquoars perfecta

Car () depuis Cipriano de Rore musicien qui excellait agrave eacutecrire cette sorte de contrepoint et

jusqursquoagrave aujourdrsquohui la musique srsquoest abaisseacutee plus qursquoelle ne srsquoest eacuteleveacutee2

Dans le meilleur des cas la laquo perfection raquo de la polyphonie serait seulement relative aux

critegraveres propres aux Franco-flamands Or il est aveacutereacute que pour Galilei pour ses collegravegues de la

Camerata Bardi et pour bien des musiciens agrave venir ces critegraveres entrent en conflit avec ce que doit

ecirctre la vraie musique celle conccedilue agrave la lecture des Grecs Pour Agostino Agazzari par exemple3

les musiques polyphoniques srsquoavegraverent deacutefectueuses

cela provient du fait de ne pas comprendre son but [celui de la veacuteritable musique] son rocircle et

ses preacuteceptes ne voulant faire tenir lensemble que par lobservation des fugues et limitation des notes

et non par laffect et la repreacutesentation des paroles4

Lrsquoappui sur la lecture des textes des Anciens pour Galilei et plus geacuteneacuteralement pour les

membres de la Camerata Bardi ne doit pas induire en erreur en ce qui concerne lrsquoobjectif viseacute agrave

savoir lrsquoavegravenement drsquoune nouvelle musique Le paradoxe que semble contenir lrsquoattaque de Galilei

envers une moderna prattica ayant perdu la grandeur propre agrave la musica antica mise en regard avec la

critique des musiques elles aussi laquo modernes raquo formuleacutee par un deacutefenseur de la polyphonie comme

Artusi nrsquoest qursquoapparent Drsquoune part en effet lrsquoancienne pratique musicale qui est valoriseacutee est

dans un cas celle de lrsquoAntiquiteacute grecque dans lrsquoautre celle de la tradition polyphonique Et drsquoautre

part la musique laquo moderne raquo qui est deacutenonceacutee est bien dans les deux cas une musique joueacutee agrave la

fin du XVIe siegravecle mais il srsquoagit bien sucircr de deux musiques diffeacuterentes

Toutefois pour retrouver la laquo veacuteritable raquo musique il ne suffisait ni drsquoen retrouver les

sources comme lrsquoavait permis Mei ni de se contenter de telles consideacuterations theacuteoriques et

drsquoestimer laquo suffisant de savoir deacutemecircler ce qui eacutetait veacuteritablement ancien de ce qui ne lrsquoeacutetait pas raquo5

Restaurer la capaciteacute de la musique agrave servir le texte et exprimer les passions supposait une maicirctrise

musicale que Galilei ne posseacutedait pas

1 Op cit p 41 2 Galilei Dialogo della musica antica et della moderna p 20 Voir SCHRADE 1981 p 38 3 Agostino Agazzari (1578-1640) Compositeur et organiste nommeacute en 1603 maicirctre de chapelle agrave Rome 4 AGAZZARI 2007 p 11 5 SCHRADE 1981 p 42

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

98

B3 LES MOYENS DE LA MUSIQUE EXPRESSIVE ndash CACCINI

B31 Rheacutetorique et stile rappresentativo

Par quelle meacutethode technique retrouver la puissance eacutemotive attribueacutee agrave la musique de la

Gregravece antique Dans sa deacutedicace de son Euridice agrave Bardi Giulio Caccini (ca 1550-1618) qualifie le

genre drsquoeacutecriture vocale qursquoil a mis au point agrave cette fin par lrsquoexpression laquo stile rappresentativo raquo

Ce qursquoil srsquoagit de repreacutesenter crsquoest lrsquoacircme humaine et ses affects Or drsquoapregraves Aristote dont

lrsquoinfluence est alors tregraves grande (comme nous lrsquoavons vu pour Mei) il existe un certain son qui est

produit par lrsquoecirctre animeacute1 la voix En outre toujours selon Aristote laquo Les sons eacutemis par la voix

sont les symboles des eacutetats de lrsquoacircme raquo 2 cette association eacutetroite entre lrsquoacircme et la voix est alors

courante3 Si le but viseacute est de repreacutesenter lrsquoacircme et ses passions et si la voix est geacuteneacutereacutee par lrsquoacircme

et en symbolise les eacutetats la maniegravere de parler apparaicirct degraves lors comme un modegravele crsquoest pourquoi

Nicola Vicentino surtout connu pour son travail sur les micro-intervalles4 indique eacutegalement

comment il est possible en musique de recourir agrave des meacutethodes emprunteacutees agrave lrsquoart oratoire

profeacuterer doucement et fort rapidement et lentement et selon les paroles modifier la pulsation

pour exprimer les effets des passions de celle-ci () lrsquoexpeacuterience de lrsquoOrateur nous lrsquoenseigne agrave travers

la maniegravere qursquoil a dans lrsquoart oratoire de dire fort puis doucement lentement puis plus vite et par cela

il eacutemeut notablement son auditoire5

Crsquoest bien la rheacutetorique qui est proposeacutee ici comme le modegravele agrave suivre pour produire la

veacuteritable musique tant rechercheacutee Dans sa premiegravere preacuteface au Nuovo musiche (1601) Caccini y fait

clairement reacutefeacuterence

je me suis toujours efforceacute de chercher de nouvelles voies ndash dans la mesure ougrave la nouveauteacute

peut permettre au musicien drsquoatteindre son but plaire et eacutemouvoir les passions de lrsquoacircme6

1 ARISTOTE De lrsquoacircme II 8 5-6 2 ARISTOTE De lrsquointerpreacutetation 16a 3-5 3 Comme dans une lettre de G C Maffei consacreacutee agrave lrsquoapprentissage du chant et indiquant que laquo La voix (comme le dit [Aristote] dans son livre sur lrsquoacircme) est donc un son que geacutenegravere lrsquoacircme par la reacutepercussion de lrsquoair dans la tracheacutee afin de signifier quelque chose raquo Giovanni Camillo Maffei Lettre sur le chant Napoli 1562 Citeacute par HEUILLON 1993 p 27-28 4 Nicola Vicentino (1511-1576) avait eacuteteacute eacutelegraveve de Willaert On le connaicirct eacutegalement pour lrsquoeacutelaboration de divers instruments destineacutes agrave soutenir ses deacutemonstrations concernant les genres chromatiques et enharmonique de la musique grecque comme ce clavecin de 132 touches nommeacute arcicembalo Oxford II p 888 ABROMONT 2001 p 411 5 Vicentino Lrsquoantica musica ridotta alla moderna prattica (1555) Voir HEUILLON 1993 p15 6 CACCINI 1993 p 98

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

99

B32 Limites du modegravele oratoire

La question se pose toutefois de savoir comment srsquoarticulent drsquoune part lrsquoattachement de la

musique aux paroles et drsquoautre part la repreacutesentation des passions par la musique Les deux enjeux

sont souvent citeacutes conjointement comme srsquoils allaient neacutecessairement de pair Pourtant si dans le

premier cas crsquoest bien agrave la soumission de la musique agrave la parole que lrsquoon doit la preacutesence de lrsquoart

oratoire dans le second la rheacutetorique joue le rocircle indirect drsquoun modegravele et elle devient proprement

musicale Rien ne devrait imposer par principe que la repreacutesentation des affects implique

exclusivement que lrsquoon imite la voix plutocirct que drsquoautres eacuteleacutements auxquels la musique est

couramment associeacutee (comme les gestes ou la respiration) Et crsquoest pourtant ainsi que les choses

sont preacutesenteacutees laquo Drsquoabord les mots ensuite la musique raquo cette regravegle est le fondement incontesteacute

de la nouvelle pratique de la musique tant attendue par la Camerata Bardi et lrsquoideacutee que la

repreacutesentation des passions puisse reposer sur un principe exteacuterieur agrave la parole (mais propre agrave la

musique) est tout simplement absente Ceci alors mecircme que Galilei lui-mecircme avait bien pris soin

drsquoavertir les musiciens du risque qursquoil y aurait agrave vouloir suivre le texte mot agrave mot et proceacuteder agrave une

succession drsquoaffetti contradictoires il convenait plutocirct de deacutefinir et exprimer uniquement lrsquoaffetto

principal drsquoun passage donneacute du texte1 On peut alors supposer que chez Galilei et nombre de ses

collegravegues le rejet de la polyphonie eacutetait tel que la possibiliteacute de srsquoappuyer sur autre chose que la

parole en quelque domaine que ce soit ndash y compris pour la repreacutesentation drsquoun affetto ndash srsquoen trouvait

ignoreacutee La primauteacute du texte est indiscutable et crsquoest donc drsquoune certaine maniegravere lrsquoideacutee drsquoune

poeacutesie musicale (ou musicaliseacutee) qui domine

Tant dans le madrigal que dans lrsquoair je me suis toujours attacheacute agrave lrsquoimitation du sens du texte

recherchant suivant les sentiments qursquoil manifestait ces notes plus ou moins expressives qui recelaient

une gracircce particuliegravere parce que jrsquoavais cacheacute en elles ndash autant que je le pouvais ndash lrsquoart du contrepoint2

Dans ces conditions on ne sera pas surpris que le stile rappresentativo ait englobeacute plus

speacutecifiquement une technique de chant nommeacutee recitar cantando une deacuteclamation tregraves proche du

texte (mais qui agrave la diffeacuterence du reacutecitatif ne sacrifie aucunement la musicaliteacute) Pour autant si la

rheacutetorique se trouvait appeleacutee agrave fournir un modegravele permettant agrave la fois le suivi du texte verbal et la

repreacutesentation des passions on ne peut consideacuterer que la nouvelle musique ait franchement et

meacutethodiquement deacuteveloppeacute ce modegravele crsquoest plutocirct de lrsquoemploi de certains aspects particuliers de

1 SCHRADE 1981 p 41-42 2 CACCINI 1993 p 91

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

100

la rheacutetorique qursquoil faut parler Chez Caccini par exemple lrsquoapplication des figures rheacutetoriques agrave la

musique est tregraves limiteacutee

Jrsquoassimilerai lrsquousage des figures et des couleurs rheacutetoriques dans lrsquoeacuteloquence aux laquo passaggi raquo

laquo trilli raquo et autres semblables ornements1 que ccedila et lagrave agrave bon escient lrsquoon peut introduire pour lrsquoexpression

des passions2

B33 Pertinence du modegravele oratoire

Caccini mentionne en revanche trois eacuteleacutements veacuteritablement importants pour reacutealiser une

musique expressive laquo le patheacutetique la diversiteacute des aspects qursquoil peut prendre et la sprezzatura raquo3

Ce que Caccini deacutesigne par patheacutetique est laquo une certaine expression du mot et de sa

signification apte agrave eacutemouvoir la passion chez qui lrsquoeacutecoute raquo Crsquoest cette laquo certaine expression raquo qui

tient agrave lrsquointensiteacute du chant4 qui provoquera donc chez lrsquoauditeur lrsquoaffetto voulu ndash lequel est donc

bien ici le mecircme que celui qui est exprimeacute

Le deuxiegraveme eacuteleacutement mentionneacute ndash la diversiteacute dans lrsquoexpression ndash renvoie agrave la notion

rheacutetorique de convenance le style choisi par lrsquoorateur doit ecirctre adapteacute agrave son sujet et plus

preacuteciseacutement lorsqursquoil y a passage drsquoune passion agrave une autre

Quant agrave la notion de sprezzatura elle ressort de lrsquoideacuteal courtisan suivi par Caccini elle fait

reacutefeacuterence agrave un personnage aristocratique largement deacutefini par son apparence Le terme qui deacutesigne

une forme de nonchalance avait eacuteteacute forgeacute par Baldassare Castiglione (1478-1529) dans son traiteacute

du Parfait courtisan5 Castiglione cherchait agrave deacutefinir sous ce terme une forme de gracircce dans le

comportement6 Caccini deacutecide par conseacutequent drsquoadapter une telle maniegravere de cacher lrsquoart par lrsquoart

agrave la musique en suspendant ndash en neacutegligeant en quelque sorte ndash par moment lrsquoapplication stricte

des regravegles musicales ce choix est exposeacute degraves 1601

lrsquoideacutee me vint drsquointroduire une musique drsquoun genre nouveau ougrave lrsquoon pucirct quasi discourir en

musique y adoptant comme je lrsquoai deacutejagrave dit ailleurs certaine noble laquo sprezzatura di canto raquo passant parfois

par des dissonances cependant que la basse tenait la note7

1 Dans sa premiegravere preacuteface du Nuovo musiche Caccini deacutecrit les esclamazioni trilli et gruppi 2 CACCINI 1993 p 120 3 Op cit p 119-120 4 laquo la modulation du piano et du forte raquo CACCINI 1993 p 120 5 Publieacute en 1528 Preacutecisons que si certains aspects du traiteacute de Castiglione illustrent une volonteacute de pure efficaciteacute cette derniegravere tient largement agrave lrsquoenjeu politique de son propos en outre le traiteacute du Parfait courtisan nrsquoen vante pas moins la digniteacute morale de lrsquoorateur 6 Pour Castiglione laquo il faut fuir autant qursquoil est possible comme un eacutecueil tregraves aceacutereacute et dangereux lrsquoaffectation et pour employer peut-ecirctre un mot nouveau faire preuve en toute chose drsquoune certaine sprezzatura qui cache lrsquoart qui montre que ce que lrsquoon a fait et dit est venu sans peine et presque sans y penser Crsquoest de lagrave je crois que deacuterive surtout la gracircce raquo Voir HEUILLON 1993 p 67 7 CACCINI 1993 p 88

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

101

Lrsquoauteur du Nuevo musiche donnera en 1614 dans sa seconde preacuteface une deacutefinition de ce

proceacutedeacute agrave la fois plus technique et plus ouvertement associeacutee agrave la rheacutetorique

La laquo sprezzatura raquo est cette gracircce que lrsquoon confegravere au chant par la diminution des croches et

doubles croches de certaines notes dans le respect de la pulsation lui ocirctant ainsi cette eacutetroite finitude

cette seacutecheresse pour le rendre plaisant libre et meacutelodieux de mecircme que dans le parler commun

lrsquoeacuteloquence et lrsquoinvention rendent eacutevidentes et agreacuteables les choses dont on parle1

On peut preacuteciser que le deacuteveloppement drsquoune musique mise au service de la parole est

contemporain de lrsquousage du continuo (ou laquo basse continue raquo) Si cette maniegravere de jouer existait deacutejagrave

depuis quelques deacutecennies la nouvelle pratique de la musique ndash qui suivait le texte en privileacutegiant

la monodie ndash allait lui donner un essor important

La reacutepartition des rocircles au sein des instruments fait drsquoailleurs ressortir plus clairement la

relation entre la monodie et lrsquoexpression des passions Les instruments sont pour Agazzari diviseacutes

en deux classes ceux qui constituent le fondement et ceux qui constituent lrsquoornement Ceux de la

premiegravere classe sont lrsquoorgue le clavecin le luth le theacuteorbe la harpe etc En drsquoautres termes les

instruments polyphoniques capables de produire lrsquoharmonie La maniegravere dont les instruments

servant le fondement doivent intervenir est la suivante

dans ces situations ils doivent tenir lrsquoharmonie de maniegravere ferme sonore et continuelle pour

soutenir la voix en jouant tantocirct piano tantocirct forte selon la qualiteacute et la quantiteacute des voix du lieux et

de lrsquoœuvre en ne reacutepeacutetant pas trop les notes sur les cordes pendant que la voix fait un passage ou

quelque affect de faccedilon agrave ne pas lrsquointerrompre2

B4 LA THEacuteORIE DES PASSIONS DE LA CAMERATA BARDI

B41 Catharsis

Comme nous lrsquoavons remarqueacute la maniegravere dont les passions sont produites sur lrsquoauditoire

ne suscite aucun deacutebat particulier au sein de la Camerata Bardi

On peut voir dans cet eacutetat de fait comme en ce qui concerne la primauteacute accordeacutee agrave la

parole sur la musique une influence drsquoAristote et plus preacuteciseacutement de son concept de mimesis Le

1 Op cit p 120 2 AGAZZARI 2007 p 6

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

102

recours au principe de lrsquoimitation est drsquoailleurs agrave partir du milieu du XVIe siegravecle commun agrave

lrsquoensemble des arts1 Dans la Poeacutetique Aristote expose comment peut ecirctre opeacutereacutee la reacutegulation des

mœurs mais non par une musique qui communiquerait des passions modeacutereacutees faccedilonnant

positivement le caractegravere (comme peuvent le faire certains modes chez Platon ou Aristote lui-

mecircme ndash dans la Politique) Il est question cette fois de purger lrsquoacircme des passions violentes au moyen

de la catharsis Une musique mise au service de la parole interviendrait alors comme le font les arts

poeacutetiques

Si lrsquoon se tourne vers la nature et le fonctionnement des passions afin de comprendre

pourquoi la repreacutesentation drsquoune passion eacutetait supposeacutee eacuteveiller la mecircme chez lrsquoauditoire il nrsquoest

pas difficile de trouver une explication pleinement satisfaisante Agrave titre drsquoexemple un texte de

Lorenzo Giacomini donne en 1586 les indications suivantes

la passion nrsquoest rien drsquoautre que lrsquoagreacutement ou la fuite par lrsquoacircme drsquoun objet quelconque qursquoelle

reconnaicirct comme convenable ou non convenable () De leurs combinaisons [de lrsquoalleacutegresse la tristesse

le plaisir ou la douleur] sont constitueacutees les autres passions qui ne sont ni simples ni pures () [Elles

procegravedent drsquoune] alteacuteration interne des vapeurs ou des qualiteacutes actives par de tristes penseacutees ou par des

accidents exteacuterieurs2

On retrouve dans ces lignes des caracteacuteristiques classiques attribueacutees aux passions la

polariteacute entre le plaisant et le deacuteplaisant la distinction entre passions de bases et passions deacuteriveacutees

leur combinaison le rocircle de pheacutenomegravenes physiologiques Bien des traits mentionneacutes par Giacomini

preacutefigurent drsquoailleurs drsquoautres theacuteories agrave venir Le propos est donc loin drsquoecirctre sans pertinence

Pour autant lrsquoanalyse proposeacute se reacutevegravele surtout centreacutee sur une meacutecanique des passions

consideacutereacutees comme des pathologies dont il conviendrait de se deacutebarrasser

pour eacuteloigner la douleur pour srsquoalleacuteger et se libeacuterer de lrsquoanxieacuteteacute il [le cœur] remue comme

remuent le poumon et les autres organes de la voix lrsquoon pousse alors des cris et des geacutemissements si

lrsquoesprit ne les empecircchent pas Par ces moyens lrsquoacircme chargeacutee de meacutelancolie se deacutecharge et eacutevacue les

penseacutees douloureuses et les afflictions qui eacutetaient en elle Apregraves quoi elle reste libre et leacutegegravere agrave tel point

que mecircme si elle le deacutesirait elle ne pourrait plus pleurer srsquoeacutetant consumeacutees ces vapeurs (matiegravere des

pleurs) qui remplissaient la tecircte () Et cette purgation cet alleacutegement elle les fait avec quelque plaisir

par le moyen des larmes3

1 ACCAOUI 2011 p 515 2 Lorenzo Giacomini dersquoTebalducci Malespini Della purgazione della tragedia 1586 In HEUILLON 1993 p 15 3 HEUILLON 1993 p 16-17

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

103

Crsquoest bien lrsquoideacutee de la catharsis qui est reprise et illustreacutee ici (explicitant au passage la

possibiliteacute apparemment contradictoire que lrsquoacircme puisse eacuteprouver laquo quelque plaisir par le moyen

des larmes raquo) Et agrave ce titre le propos de Giacomini donne bien raison au fait que lrsquoon puisse dans

un but moral employer la musique afin de susciter des passions violentes ou neacutegatives Mais cela

nrsquoexplique toujours pas pourquoi lrsquoexpression drsquoune passion deacutetermineacutee devrait eacuteveiller chez

lrsquoauditeur cette mecircme passion Agrave quoi peut tenir ce lien consideacutereacute comme eacutevident entre catharsis et

stile rappresentivo permettant que la premiegravere puisse ecirctre mise en œuvre par le second

B42 Sympathie universelle et physiognomonie

Mecircme si nous ne la trouvons pas expresseacutement formuleacutee lrsquoideacutee stoiumlcienne de sympathie

universelle semble bien procurer un fondement conceptuel Les diverses parties du monde y sont

unies par un mecircme souffle divin Reprise par Plotin la question de la sympathie trouve un eacutecho

favorable agrave la Renaissance agrave travers des auteurs sensibles eacutegalement aux questions drsquoeacutesoteacuterisme

comme lrsquoeacutetait Paracelse

Mais lrsquoinfluence de la notion de physiognomonie est peut-ecirctre plus deacutecisive Heacuteriteacutee de

lrsquoAntiquiteacute (dont un premier traiteacute Physiognomica œuvre du Lyceacutee) et perpeacutetueacutee au Moyen-acircge par

un traiteacute attribueacute faussement agrave Aristote (le Secretum secretorum)1 cette conception eacutetait eacutegalement

bien preacutesente au XVIe siegravecle agrave travers les ouvrages de Cardan2 ou de Della Porta3 La notion drsquoune

telle physiognomonie portait sur la mise en correspondance de la physiologie du visage drsquoune

personne avec son caractegravere Mais elle leacutegitimait plus geacuteneacuteralement lrsquoideacutee que lrsquoon puisse laquo imiter

les passions en repreacutesentant les manifestations de leurs signes exteacuterieurs raquo4 Aussi ne sera-t-on pas

surpris de retrouver chez G Bardi une conception voisine appliqueacutee cette fois au son de la voix

Qui donc ignore que les ivrognes et ceux qui somnolent parlent geacuteneacuteralement dans le grave et

lentement que les hommes importants discourent drsquoune voix meacutediane calme et magnifique et que ceux

qui sont en colegravere ou affligeacutes par de grands maux srsquoexpriment dans lrsquoaigu et de maniegravere animeacutee (concitata)5

Que la relation entre repreacutesentation et communication drsquoun affect srsquoappuie sur le concept

de la sympathie stoiumlcienne ou de lrsquoamitieacute platonicienne il importe ici avant tout de remarquer que

le problegraveme se trouve ignoreacute Mais un tel laquo retour raquo agrave la musique des Anciens est-il bien un retour

1 Voir LOREE 2012 2 De metoposcopia 1558 3 Giambatista Della Porta De humana Physiognomona 1586 4 HEUILLON 1993 p 11 5 Giovanni dersquoBardi Discours envoyeacute agrave Giulio Caccini dit le Romain sur la musique antique et la maniegravere de bien chanter 1578 Ibid

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

104

agrave lrsquoidentique Il se pourrait que le cadre humaniste ait influenceacute un tel mouvement en le centrant

sur lrsquoindividu Comme le remarque aujourdrsquohui F Wolff

Crsquoest avec cette expressiviteacute communicative et cet art total des Anciens que lrsquoon preacutetend

renouer en Italie agrave la fin de la Renaissance () Cependant on infleacutechit inconsciemment la theacuteorie

ancienne La musique laquo repreacutesente raquo des dispositions moins anthropologiques qursquoindividuelles Et moins

des dispositions constantes agrave agir des caractegraveres que des eacutetats passionnels momentaneacutes des eacutemotions1

Pour reacutesumer la situation concernant les bases theacuteoriques sur lesquelles repose lrsquoideacutee drsquoune

identiteacute postuleacutee entre lrsquoaffect exprimeacute et lrsquoaffect ressenti ndash une ideacutee centrale pour les gens comme

Mei Galilei ou Caccini ndash nous dirons qursquoelles ne peuvent ecirctre clairement eacutetablies mais qursquoon trouve

dans le contexte geacuteneacuteral de lrsquoeacutepoque (lrsquoheacuteritage grec ndash Platon Aristote et les Stoiumlciens ndash et la maniegravere

dont il pouvait ecirctre interpreacuteteacute par les philosophes de la Renaissance) un terrain pouvant rendre

compte de la situation Mais ce terrain est-il le seul apanage des membres de la Camerata Bardi

C AVEgraveNEMENT DrsquoUNE SECONDA PRATTICA DE LA MUSIQUE

C1 ARTUSI ET LA DEacuteFENSE DE LrsquoARS PERFECTA

Lrsquoideacutee drsquoune correspondance entre les diverses parties du monde se retrouve bien entendu

eacutegalement dans la tradition de lrsquoharmonie universelle heacuteriteacutee de Pythagore et de Platon Formuleacutee

plus particuliegraverement dans le Timeacutee2 ou dans la Reacutepublique3 cette theacuteorie drsquoune harmonie universelle

1 WOLFF 2015 p 240 Lrsquoauteur souligne agrave ce sujet la diffeacuterence entre la relation de lrsquoart agrave lrsquohumaniteacute conccedilue selon les Anciens (un modegravele geacuteneacuteral) et selon les Modernes (un individu particulier) 2 laquo pour tous les sons agrave la fois rapides et lents qui nous apparaissent agrave la fois aigus et graves et que nous eacuteprouvons tantocirct comme inharmonieux agrave cause de lrsquoheacuteteacuterogeacuteneacuteiteacute du mouvement qursquoils produisent en nous tantocirct comme harmonieux agrave cause de lrsquohomogeacuteneacuteiteacute de ce mouvement raquo PLATON Timeacutee 80a 3 laquo que lrsquohomme juste () se dirige et srsquoordonne lui-mecircme devienne ami pour lui-mecircme et harmonise ces parties qui sont trois tout agrave fait comme les trois termes drsquoune harmonie la plus basse la plus haute et la moyenne ndash et drsquoautres srsquoil en trouve ecirctre dans lrsquointervalle

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

105

se perpeacutetue chez Boegravece et dans la majoriteacute des traiteacutes meacutedieacutevaux On la retrouve comme nous

lrsquoavons constateacute preacuteceacutedemment dans la theacuteorie musicale de Zarlino1 Et elle est preacutesente eacutegalement

chez un de ses anciens eacutelegraveves qui va srsquoopposer aux conceptions et pratiques musicales deacutefendues

par la Camerata Bardi

C11 Lrsquoheacuteritage de Ptoleacutemeacutee

LrsquoArtusi ou des imperfections de la musique moderne est publieacute par Giovanni Maria Artusi (1540-

1613) en 1600 agrave Venise2 Ce texte difficile srsquoil accorde une part tregraves grande agrave de nombreux deacutetails

techniques concernant lrsquoharmonie les modes la maniegravere de chanter et de jouer de diffeacuterents

instruments se preacuteoccupe pourtant largement drsquoenjeux essentiellement philosophiques Il srsquoagit

pour lrsquoauteur de deacutefendre cette theacuteorie zarlinienne largement marqueacutee par la tradition de

lrsquoharmonie universelle la composition ndash et tout particuliegraverement le contrepoint ndash concerne une

musique naturelle ou en drsquoautres termes laquo objective raquo reacutegie de maniegravere arithmeacutetique il y a

laquo exigence drsquouniteacute drsquoharmonie et drsquoeacutequilibre qui permet de relier les dimensions cosmologiques

anthropologiques et spirituelles de la musique raquo3 Crsquoest plus geacuteneacuteralement lrsquoautoriteacute des Anciens et

notamment de Boegravece qursquoArtusi entend faire valoir face agrave ces nouvelles musiques il srsquoen prend

avant tout agrave un compositeur qursquoil ne nomme pas encore expresseacutement

Ancien eacutelegraveve de Zarlino Artusi srsquoeacutetait preacuteceacutedemment opposeacute agrave Vincenzo Galilei un autre

eacutelegraveve de Zarlino qui avait cependant critiqueacute son ancien maicirctre

Il serait toutefois erroneacute de rattacher Artusi tout autant que Zarlino agrave une attitude figeacutee agrave

un respect borneacute des enseignements issus de lrsquoAntiquiteacute mecircme si laquo son intention avoueacutee est de

revenir agrave la theacuteorie musicale grecque alteacutereacutee ndash agrave son avis ndash par les theacuteoriciens du moyen acircge raquo4

Zarlino entendait fonder sa theacuteorie sur des bases rationnelles comme nous lrsquoavons vu il est la

recherche drsquoun ordre naturel de la musique dans lequel cette derniegravere pourrait se reacuteduire au

nombre et il srsquoefforce de reacuteactualiser le contrepoint Artusi pour sa part va srsquoefforcer de preacuteserver

cette exigence

ndash qursquoil lie toutes ces choses ensembles et que lui qui est formeacute de plusieurs il devienne tout agrave fait un modeacutereacute et harmoniseacute raquo PLATON Reacutepublique IV 443d-e 1 Voir VAN WYMEERSCH 1999 p 301 2 Giovanni Artusi LArtusi ovvero Delle imperfezioni della moderna musica 1600 3 BISARO FRANGNE 2008 p 11 4 FUBINI 1983 p 62

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

106

Son texte permet de mieux cerner quelle est la conception philosophique sous-jacente Il

srsquoagit avant tout de celle exposeacutee par Claude Ptoleacutemeacutee dans son Harmonika et relayeacutee par Boegravece

On pourrait preacutesenter les divers courants de la penseacutee grecque de maniegravere tregraves scheacutematique en

eacutenonccedilant les choses ainsi alors que les pythagoriciens prennent en consideacuteration uniquement la

raison et qursquoAristoxegravene disciple drsquoAristote se reacutefegravere aux sens on trouve chez Ptoleacutemeacutee ndash dans la

preacutesentation qursquoen donne Artusi ndash la volonteacute drsquoassocier les deux afin de pleinement rendre compte

de la nature de lrsquoharmonie Vario lrsquoun des deux protagonistes du dialogue de lrsquoArtusi argumente agrave

multiples reprises sur la pertinence de cette derniegravere attitude

consideacuterer uniquement le son comme sujet de la musique est une grande erreur puisqursquoil

appartient seulement au sens de lrsquoouiumle et en constitue lrsquoobjet et consideacuterer uniquement le nombre est

[eacutegalement] une erreur car il appartient seulement agrave la raison il faut alors que le sujet de la musique

soit une troisiegraveme chose composeacutee de ces deux et [que je nomme] le nombre sonore Le nombre sonore

nrsquoest rien drsquoautre que les parties du corps sonore diviseacute lequel recevant la raison de la quantiteacute approprieacutee

discreta nous renseigne avec certitude sur la quantiteacute du son qursquoil produit et sur les nombreux et

diffeacuterents sons de ses parties compareacutees1

Vario constate que pour les theacuteoriciens modernes comme pour les Anciens laquo le jugement

de lrsquoharmonie nrsquoappartient pas seulement au sens de lrsquoouiumle mais aussi agrave la raison raquo2 Aussi lorsque

Artusi observe que laquo Ptoleacutemeacutee a beaucoup plus de partisans qursquoAristoxegravene raquo3 il ne fait guegravere de

doute qursquoil se considegravere du nombre

Quant agrave lrsquoinfluence de Boegravece outre son rocircle de transmetteur et commentateur de Ptoleacutemeacutee

elle se manifeste eacutegalement dans sa conception cosmologique (la tripartition entre musica mundana

musica humana et musica instrumentalis) qui se retrouve dans lrsquoArtusi agrave travers lrsquoimportance du rapport

religieux agrave la musique En effet en eacutevoquant les laquo imperfections de la musique moderne raquo le sous-

titre de lrsquoouvrage met lrsquoaccent sur un choix qui srsquoapparente agrave un peacutecheacute degraves lors que lrsquoimperfection est

ce qui seacutepare lrsquohumain de la perfection divine et de ces imperfections il est bien question de cela

ndash le terme revient sans cesse ndash dans le dialogue de Luca et Vario La musique en effet est

laquo consideacutereacutee comme expression de la perfection du monde cosmique elle participe de la creacuteation

divine raquo4 Elle ne saurait donc ceacuteder agrave la meacutediocriteacute

1 ARTUSI p 153-4 Juste avant Vario indique que laquo comme Ptoleacutemeacutee le dit le sens juge des choses qui concernent la matiegravere et la raison srsquooccupe de la forme raquo Op cit p 153 2 ARTUSI 2008 p 153 3 Op cit p 127 4 BISARO FRANGNE 2008 p 14

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

107

de nombreuses et petites imperfections constituent une imperfection remarquable bien que

ces deacutetails ne gecircnent pas les oreilles des personnes grossiegraveres incapables drsquoune veacuteritable compreacutehension1

C12 Imperfections de la musique moderne

Or il se trouve de nouvelles musiques qui non seulement sont caracteacuteriseacutees par lrsquousage de

diverses imperfections mais dans lesquelles ces derniegraveres sont mecircme revendiqueacutees comme

souhaitables en raison des effets qursquoelles produiraient sur lrsquoauditeur Et les musiciens deacutefendant ce

point de vue privileacutegieraient les sens au deacutetriment de la raison

ils preacutetendent que [leur maniegravere] est la vraie maniegravere de composer ils affirment que cette

nouveauteacute ce nouvel ordre de la composition produit beaucoup drsquoeffets que la musique ordinaire

pleine de si belles et suaves harmonies ne peut ni pourra jamais produire Ils affirment que le sens en

entendant de telles acircpreteacutes se met en mouvement et produit des choses merveilleuses2

La critique drsquoArtusi envers Monteverdi puisque crsquoest de lui dont il srsquoagit porte notamment

sur un usage des dissonances (sans preacuteparations) constituant une forme de meacutepris de regravegles qui en

dernier ressort relegravevent de lrsquoharmonie universelle3

Mais ce meacutepris touche drsquoautres domaines et notamment lrsquousage des modes Une part

importante de la seconde dissertation composant son ouvrage (le dernier tiers)4 est lrsquooccasion pour

Artusi (agrave travers le personnage de Vario) apregraves srsquoecirctre pencheacute sur les genres musicaux heacuteriteacutes de la

theacuteorie grecque (diatonique enharmonique et chromatique) de deacutevelopper une sorte drsquohistoire des

modes Lrsquoexposeacute est long partant des modes grecs srsquoattardant sur Boegravece puis Odon de Cluny et

Lefegravevre drsquoEacutetaples srsquoachevant avec Gaffurius Glarean Zarlino et Salinas

Ce qursquoArtusi reproche aux Modernes crsquoest laquo lrsquoinobservance des modes raquo ils introduisent

de la sorte de regrettables imperfections Les Anciens en effet observaient lrsquoordre du mode associeacute

agrave la meacutelodie concerneacutee (louange agrave un dieu ou un homme ceacutelegravebre chanson nuptiale lamentation)

1 ARTUSI 2008 p 70 2 Op cit p 144 Citeacute eacutegalement par MORRIER 2015 p 41-42 3 Artusi analyse ainsi un passage en observant que laquo la partie aigue nrsquoa aucune correspondance ni proportion harmonique avec la partie grave raquo MORRIER 2015 p42 4 ARTUSI 2008 p 179-207

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

108

Mais quant aux nocirctres [les Modernes] qui font aujourdrsquohui une cantilegravene de quatre cinq modes

ou plus comment nommera-t-on une cantilegravene ainsi faite Srsquoil y eucirct jamais un acircge qui obeacuteit agrave lrsquoomission

des modes crsquoest bien celui-ci1

Cette maniegravere de proceacuteder est drsquoautant moins acceptable que les Modernes laquo font passer

pour lrsquoune des sept merveilles du Monde raquo2 toutes les impertinences qursquoils commettent Aussi doit-

on constater que la conception zarlinienne de la musique deacutefendue par Artusi et celle deacuteveloppeacutee

par les membres de la Camerata fiorentina empruntent bien lrsquoune comme lrsquoautre agrave la rheacutetorique mais

qursquoelles ne suivent pas le mecircme modegravele Alors que Mei Galilei ou Caccini privileacutegient le devoir de

lrsquoorateur qui consiste agrave eacutemouvoir les passions (muovere gli affetti) venant agrave la rheacutetorique par la

meacutediation de la poeacutetique aristoteacutelicienne la rheacutetorique qui intervient chez Zarlino semble

davantage mettre lrsquoaccent sur le plaire et le concilier3 davantage sur lrsquoethos que sur le pathos

Lrsquoimitation des paroles par la musique intervient tout comme dans la nouvelle musique mais

lrsquoobjectif viseacute nrsquoest pas la purgation et la convenance du style au propos doit srsquoopeacuterer dans le

registre de la modeacuteration

Le compositeur doit veiller agrave accompagner autant qursquoil pourra chaque parole de telle maniegravere

que lagrave ougrave elle signifie asprezza durezza crudeltagrave amaritudine amp autres choses semblables lrsquoharmonie lui

soit semblable crsquoest-agrave-dire assez dure et acircpre de faccedilon cependant qursquoelle nrsquooffense pas4

Si Vario rappelle que laquo Le but du Musicien et celui du Poegravete sont le mecircme raquo5 et preacutecise

que drsquoailleurs les deux laquo eacutetaient anciennement une seule et mecircme chose raquo6 ce but commun ne

consiste nullement agrave susciter les passions

Le but du Poegravete est de reacutejouir et de deacutelecter celui du Chanteur et de lrsquoInstrumentiste sera donc

de reacutejouir et de deacutelecter7

Il serait tregraves abusif de reacuteduire le propos drsquoArtusi agrave une attitude laquo reacuteactionnaire raquo face une

musique (celle de Monteverdi essentiellement) qursquoil ne comprend pas celle drsquoun laquo heacuteritier deacutevot

de son propre maicirctre Zarlino raquo8 Le contexte historique dans lequel les attaques drsquoArtusi prennent

1 ARTUSI 2008 p 183 2 Op cit p 184 3 Voir MALHOMME 2002 p 105 4 ZARLINO p 339 in MALHOMME p 2002 p 108 5 ARTUSI 2008 p 63 6 Op cit p 84 7 Op cit p 64 8 BISARO FRANGNE 2008 p 12

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

109

place ndash agrave savoir les suites du Concile de Trente et lrsquoeacutetablissement par lrsquoEacuteglise romaine de lrsquoIndex1 ndash

pourrait toutefois donner quelque creacutedit agrave cette figure drsquoun theacuteoricien inquisitorial car la musique

et plus preacuteciseacutement la musique theacuteorique est laquo consideacutereacutee comme expression de la perfection du

monde cosmique elle participe de la Creacuteation divine raquo2 Et les incessantes accusations porteacutees

envers les laquo imperfections raquo ne peuvent qursquoencourager agrave faire entrer Artusi dans ce rocircle

Mais il est clair que la controverse se fonde sur des enjeux autres que des ressorts religieux

ou psychologiques mecircme si la fragiliteacute de la position drsquoArtusi semble aveacutereacutee3 On notera drsquoabord

que le texte ne se reacutesume nullement agrave des attaques gratuites qursquoil est tregraves argumenteacute (lrsquoouvrage

eacutetant drsquoune lecture difficile) et se reacutevegravele finalement assez nuanceacute Ensuite lrsquoapproche deacutefendue se

reacuteclame de Ptoleacutemeacutee en drsquoautres termes est revendiqueacutee la quecircte drsquoune compleacutementariteacute

neacutecessaire entre la raison (tradition pythagoricienne) et les sens (heacuteritage drsquoAristoxegravene)4 Crsquoest

vraisemblablement de ce point de vue qursquoArtusi considegravere que sa deacutemarche est supeacuterieure agrave celle

de ceux qursquoil critique puisque ces derniers cherchant agrave satisfaire leurs caprices tout agrave la fois ne

suivent pas la raison et corrompent les sens en se contentant de vouloir les satisfaire5 Enfin comme

nous lrsquoavons mentionneacute la conception de Zarlino et drsquoArtusi concernant lrsquoutilisation de la

rheacutetorique diffegravere de celle deacutefendue par Mei et Galilei et dont Monteverdi est en quelque sorte le

propagateur

C2 LA RHEacuteTORIQUE MUSICALE DE MONTEVERDI

C21 Leacutegitimation drsquoune pratique musicale centreacutee sur la meacutelodie

Claudio Monteverdi (1567-1643) peut en effet ecirctre consideacutereacute drsquoune certaine maniegravere

comme celui qui va faire pleinement aboutir ce qui avait eacuteteacute penseacute par les membres de la Camerata

fiorentina Mais la maniegravere dont il voit (et preacutesente) sa musique ne possegravede pas le mecircme caractegravere

poleacutemique que les critiques faites par Galilei ou les remontrances drsquoArtusi Monteverdi ne voit pas

dans les deux pratiques musicales qursquoil distingue une situation qui conduirait neacutecessairement agrave

renoncer agrave lrsquoune pour ne conserver que lrsquoautre plutocirct que de disqualifier une polyphonie

1 Index librorum prohibitum ou Index des livres interdits 2 BISARO FRANGNE 2008 p 14 3 Op cit Op cit p 18-19 4 On pourrait toutefois remarquer qursquoune telle compleacutementariteacute entre sens et raison eacutetait au cœur de la theacuteorie drsquoAristoxegravene (Voir

Chap 1 C1 laquo Aristoxegravene de Tarente raquo) 5 ARTUSI 2008 p 47-48

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

110

laquo gothique raquo qursquoil dit respecter et admirer1 il tiendra agrave faire valoir que la pratique qui est la sienne

radicalement diffeacuterente de lrsquoancienne est tout aussi leacutegitime Lors de la publication de son

cinquiegraveme livre de madrigaux il srsquoexprime en effet au sujet des attaques porteacutees par Artusi2 et en

le nommant en ces termes

jrsquoai eacutecrit une reacuteponse par laquelle jrsquoespegravere montrer que je ne compose pas au hasard Degraves que

jrsquoaurai termineacute de lrsquoeacutecrire () je la publierai sous le titre Deuxiegraveme pratique ou Sur la Perfection de la Musique

moderne3

Lrsquoouvrage ici annonceacute ne verra jamais le jour en deacutepit des annonces reacutepeacuteteacutees de

Monteverdi Mais le titre qursquoil entend lui donner pointe le cœur mecircme de la controverse il srsquoagit

clairement drsquoune reacuteponse du berger agrave la bergegravere puisque qursquoil reprend la forme exacte de lrsquoArtusi

ou sur les imperfections de la musique moderne publieacute cinq ans auparavant4 Cette nouvelle musique

devenue donc ceacutelegravebre sous lrsquoexpression de seconda prattica sera cependant preacuteciseacutee par Giulio Cesar

Monteverdi (1573-1631)5 le fregravere de Claudio Ce dernier donne comme leacutegitimation

suppleacutementaire agrave cette nouvelle musique la figure de Cipriano de Rore ainsi que lrsquoautoriteacute de Platon

dont il cite un passage de la Reacutepublique

la meacutelodie est composeacutee de trois eacuteleacutements la parole lrsquoharmonie et le rythme6

Selon Monteverdi il faut retenir ici de Platon qursquoil veut ainsi signifier que la parole est

premiegravere contrairement agrave ce qui se produit dans la prima prattica ougrave la musique domine La formule

de Platon semble drsquoailleurs avoir eacuteteacute si deacutecisive pour Claudio Monteverdi que le traiteacute qursquoil espeacuterait

encore reacutediger en 1633 en aurait tregraves exactement suivi les termes7

En ce qui concerne ces Anciens auxquels prima prattica et seconda prattica pouvaient ecirctre

respectivement rattacheacutees il est clair que lrsquoideacutee de contemplation ou drsquoeacuteterniteacute convenant agrave la

premiegravere lrsquoinscrivait dans la tradition de Pythagore alors que la seconde se fondait sur le

1 Son fregravere Giulio Cesar parlant des deux pratiques musicales laquo Mon fregravere estime les deux il les honore et les loue raquo Citeacute par SCHRADE 1981 p 193 2 Et notamment sur le madrigal Crudata Amarilli le premier du cinquiegraveme livre 3 SCHRADE 1981 p 191 4 Artusi avait eu lrsquooccasion de lire le manuscrit du cinquiegraveme livre de madrigaux ce qui explique que la publication de son ouvrage ait preacuteceacutedeacute de plusieurs anneacutees celle des piegraveces musicales qursquoil y critique Voir SCHRADE 1981 p 190-191 5 Dichiaratione della lettera stampata nel quinto Libro de suoi madrigali preacuteface des Scherzi musicali de C Monteverdi 1607 6 PLATON Reacutepublique livre III 398d 7 laquo ce traiteacute intituleacute Mellodia overo seconda prattica musicale serait diviseacute en trois livres de mecircme que la meacutelodie est diviseacutee en trois eacuteleacutements dans le premier il serait question de lrsquooratione du sens et des proprieacuteteacutes des mots dans le second de lrsquoharmonie dans le troisiegraveme du rythme raquo SCHRADE 1981 p 193

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

111

deacuteroulement du temps et le primat du sens donc en suivant Aristote et Aristoxegravene Traduit dans

la construction musicale le choix de la seconda prattica reposerait sur lrsquoideacutee que laquo lrsquoharmonie est une

puissance qui doit ecirctre actualiseacutee par une meacutelodie raquo1

C22 Invention et disposition

La nouvelle musique composeacutee par Monteverdi qui rencontre ndash au grand regret drsquoArtusi ndash

un succegraves important aupregraves du public signifie lrsquoavegravenement drsquoune conception oratoire de la

musique2 Lrsquoapplication de la rheacutetorique agrave la musique est ainsi une reacutealisation de lrsquoideacutee de poeacutetique

musicale au sens ougrave la musique serait agrave la fois un art poeacutetique (fondeacute sur la parole) et poieacutetique (au

sens ougrave elle relegraveve de la production de la fabrication drsquoune œuvre) Chez Monteverdi les rocircles de

la rheacutetorique et de cette poeacutetique sont drsquoailleurs eacutetroitement lieacutes puisque la musique est envisageacutee

de la recherche des ideacutees jusqursquoagrave son eacutecriture proprement dite En ce sens drsquoailleurs on peut dire

que le travail de Monteverdi poursuit agrave sa maniegravere et en deacutepit des divergences entre les deux

laquo pratiques raquo le projet zarlininien

La rheacutetorique toutefois ne se trouve pas appliqueacutee dans son ensemble seules sont

opeacuteratoires les laquo parties raquo qui relegravevent de lrsquoeacutecriture invention disposition et eacutelocution3

Il faut cependant preacuteciser que cette laquo rheacutetorisation raquo nrsquoest pas theacuteoriseacutee de maniegravere explicite

ou tout au moins qursquoelle ne se concreacutetise pas en Italie sous forme de traiteacutes Que ce soit chez

Monteverdi ou chez Artusi les allusions sont claires mais ne constituent pas vraiment un

vocabulaire technique acheveacute Prenons ce passage de LrsquoArtusi ougrave Luca affirme

Je sais tregraves bien que si le compositeur veut composer une cantilegravene il faut que la premiegravere

chose agrave laquelle il doit penser soit le but Et afin de lrsquoatteindre il doit [preacuteparer] la matiegravere qui lui est

neacutecessaire ensuite par lrsquoinvention [il doit reacutealiser] lrsquoœuvre lui donner la forme qursquoil a deacutejagrave dans lrsquoesprit

et la porte agrave la perfection4

Ce passage illustre assez bien en quoi la production drsquoune piegravece musicale est effectivement

envisageacutee selon un scheacutema qui reprend les diverses parties de la rheacutetorique (conception deacutejagrave agrave

1 BISARO FRANGNE 2008 p 29 2 MORRIER 2015 p 7 3 Dans Monteverdi et lrsquoart de la rheacutetorique Denis Morrier srsquoest attacheacute agrave preacutesenter la seconda prattica drsquoapregraves ce deacutecoupage en srsquoappuyant conjointement sur lrsquoanalyse de piegraveces du compositeur et sur les remarques faites par Artusi Crsquoest de son analyse que nous partons dans les lignes qui suivent 4 ARTUSI 2008 p 64

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

112

lrsquoœuvre chez Zarlino)1 mais sans pour autant que la terminologie employeacutee soit la bonne Dans le

vocabulaire de la rheacutetorique lrsquoinvention2 deacutesigne en effet la recherche des ideacutees ou des arguments

crsquoest la matiegravere du discours qui est en jeu Lrsquoinvention rheacutetorique correspond ainsi dans le propos

de Luca preacuteciseacutement agrave ce qursquoil ne deacutecrit pas comme laquo invention raquo mais agrave lrsquoeacutetape preacuteceacutedente celle

de la preacuteparation de la matiegravere neacutecessaire au compositeur et ce qursquoil nomme laquo invention raquo

correspond agrave la disposition et agrave lrsquoeacutelocution qui sont les eacutetapes suivantes de lrsquoeacutecriture du discours

Le vocabulaire est plus juste pour Monteverdi puisqursquoil distingue bien sous le terme

inventione le laquo processus de recherche (lrsquoinvention) qui preacutecegravede celui de lrsquoeacutecriture raquo3 Il est cependant

agrave noter que lrsquoinvention chez Monteverdi est bien loin drsquoobeacuteir agrave ce que lrsquoon pourrait attendre de

principes issus de lrsquoinfluence de Mei les outils qui constituent lrsquoinvention sont avant tout musicaux

La lecture des lettres adresseacutees par Monteverdi agrave son librettiste Alessandro Striggio indique qursquoil lui

demande de reacutediger son texte en fonction drsquoun plan preacuteeacutetabli selon des principes musicaux Ainsi

laquo la nature du texte est souvent conditionneacutee par des ideacutees musicales preacutealables raquo4 Nous sommes

ici agrave lrsquoopposeacute de la regravegle exigeant que la musique soit au service des paroles

La disposition rheacutetorique nrsquoest pas toujours le principe structurant des œuvres de

Monteverdi qui suit eacutegalement un principe de symeacutetrie que lrsquoon rattacherait plutocirct agrave lrsquoarchitecture5

On trouve neacuteanmoins dans le cas du ceacutelegravebre madrigal Il combattimento di Tancredi e Clorinda un plan

qui reacutepond bien aux regravegles de la rheacutetorique Selon Morrier6 il serait composeacute de sept sections

exordium propositio digressio narratio confirmatio confutatio peroratio On ajoutera que la structure de

lrsquoœuvre semble bien avoir reacutesulteacute drsquoune invention baseacutee sur des choix musicaux dans la mesure ougrave

sa structure est eacutetablie laquo en dehors de toute relation descriptive avec le texte raquo7 et mecircme en

modifiant ce dernier si neacutecessaire8 Dans ce cas on peut donc agrave juste titre parler drsquoune rheacutetorique

proprement musicale et non plus drsquoune musique simplement calqueacutee sur les principes rheacutetoriques

drsquoun discours verbal

C23 Eacutelocution et sprezzatura

1 Le quatriegraveme livre des Institutions harmoniques consacreacute agrave la relation entre texte et musique expose quelles techniques musicales speacutecifiques employer en fonction de paroles cruelles douces ou allegravegres 2 Agrave bien distinguer des laquo inventions musicales raquo de Janequin ou Bach 3 MORRIER 2015 p 91 4 Op cit p 93 5 Crsquoest notamment le cas de lrsquoOrfeo Voir agrave ce sujet lrsquoanalyse donneacute par Denis Morrier MORRIER 2015 p 115-119 6 Voir MORRIER p 2015 107-115 7 SCHRADE 1981 p 320 8 Monteverdi a en effet supprimeacute une strophe du texte du Tasse (Jeacuterusalem deacutelivreacutee) MORRIER 2015 p 107

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

113

Agrave lrsquoinstar de la structure du Combattimento qui peut ecirctre analyseacutee en termes de rheacutetorique la

description drsquoune autre eacutetape rheacutetorique lrsquoeacutelocution pourrait ecirctre envisageacutee Toutefois nous nous

garderons drsquoanticiper sur une situation qui nrsquoest pas celle de lrsquoeacutecriture de Monteverdi En effet il

serait agrave ce stade preacutematureacute de parler de laquo figures de style raquo on pourrait certes parler de figures

mais en preacutecisant alors que ce terme deacutesigne des motifs meacutelodiques consideacutereacutes du point de vue

technique sans qursquoune fonction rheacutetorique leur soit attribueacutee (crsquoest en ce sens que lrsquoexpression de

musique figureacutee ou musica figurata deacutesigne la polyphonie complexe ndash laquo fleurie raquo ndash des franco-

flamands)1 Le terme de laquo figuralisme raquo (ou madrigalisme) est eacutegalement source de confusion

certes nous sommes plus pregraves de lrsquoideacutee drsquoune rheacutetorique musicale puisque dans cette technique

les figures deacutesignent des effets expressifs geacuteneacuteralement descriptifs de paysages de sentiments

drsquoeacuteveacutenements climatiques comme lrsquoorage les notes hautes et basses peuvent deacutenoter

respectivement les anges et le diable etc Toutefois le figuralisme ne cherche pas agrave deacutevelopper un

discours musical mais agrave laquo peindre raquo en musique2 Les deux deacutemarches ne sont pas neacutecessairement

inconciliables mais elles ne sauraient ecirctre assimileacutees lrsquoune agrave lrsquoautre

Il semble bien toutefois que drsquoune maniegravere voisine de celle employeacutee par ses preacutedeacutecesseurs

et contemporains Monteverdi ait bien pratiqueacute une sorte drsquoeacutelocution en musique sans pour autant

en utiliser les termes Crsquoest la comparaison avec les figures deacutecrites au mecircme moment en Allemagne

par Burmeister cette fois dans une deacutemarche fondamentalement rheacutetorique3 qui permet de faire

entrer ces diverses figures (ou ornements) dans le domaine de lrsquoeacutelocution

Les auteurs et compositeurs italiens parleront donc sans les preacutesenter de maniegravere organiseacutee

dans un cadre commun drsquoimitazione4 de fuga ou drsquoesclamatione Quant au figuralisme il se retrouvera

effectivement inteacutegreacute en tant que figure drsquoun discours musical dans le rocircle qui sera qualifieacute

drsquohypotypose (maniegravere de faire apparaicirctre de maniegravere immeacutediate un eacuteleacutement du texte comme srsquoil

eacutetait doueacute de vie)

La conception oratoire de la musique implique aussi que cette derniegravere soit penseacutee en

fonction de lrsquoauditoire agrave qui elle est destineacutee supposant un style adapteacute agrave tel ou tel public Dans le

domaine de la rheacutetorique proprement dite trois genres eacutetaient distingueacutes depuis Aristote

deacutemonstratif (pour louer ou blacircmer) deacutelibeacuteratif (en assembleacutee politique) ou judiciaire Dans le

domaine musical lrsquoeacutequivalent de ce genre de distinction allait ecirctre conccedilu drsquoapregraves trois lieux propres

1 ARNOLD 1983 t II p 183 2 Voir MORRIER 2015 p 14-15 3 Voir chapitre IV C laquo Joaquim Burmeister raquo 4 laquo Lrsquoimitation est ce que lrsquoon retrouve entre deux ou plusieurs parties [qui procegravedent] seulement par les mecircmes degreacutes sans avoir drsquoautres consideacuterations pour les intervalles raquo Artusi LrsquoArte del contraponto fdeg31 citeacute par MORRIER 2015 p 147

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

114

agrave lrsquoexeacutecution drsquoougrave la seacuteparation entre musique drsquoeacuteglise musique de theacuteacirctre et musique de

chambre1

Chez Monteverdi lrsquoauditoire est avant tout aristocratique il srsquoagit de la cour des Gonzague

agrave Mantoue de 1590 agrave 1612 2 puis gracircce agrave son poste de maicirctre de chapelle de Saint-Marc de Venise

de lrsquoentourage du doge3

La musique de Monteverdi eacutetait essentiellement destineacutee agrave un public de courtisans ce qui

semble expliquer qursquoil ait adopteacute cette liberteacute dans le rythme musical vanteacutee par Caccini sous le

terme de sprezzatura Castiglione lui-mecircme avait donneacute son propre avis concernant lrsquoapplication de

la laquo nonchalance raquo du style

continuer dans les consonances parfaites engendre la satieacuteteacute et deacutemontre une harmonie trop

affecteacutee ce que lrsquoon eacutevite en mecirclant les imparfaites on fait ainsi en quelques sortes une comparaison

gracircce agrave laquelle nos oreilles restent mieux suspendues attendent plus avidement et goucirctent les parfaites4

Les observations critiques drsquoArtusi adresseacutees agrave ceux qui tel Monteverdi cherchent laquo des

rencontres de consonances imparfaites raquo pour laquo obtenir ces effets qui satisfont leur caprice raquo5

concernent donc bien la sprezzatura musicale telle qursquoexposeacutee par Castiglione et mise en œuvre par

Caccini ou Monteverdi Mais dans le mecircme temps on a vu comment elle eacutetait bien pour ce dernier

un choix deacutelibeacutereacute et assumeacute La controverse de lrsquoArtusi semble donc bien posseacuteder une dimension

que lrsquoon pourrait qualifier de sociologique Artusi deacutefend une musique qui constituerait gracircce agrave

lrsquoapplication de regravegles une sorte de langue commune alors qursquoagrave la suite de Rore les compositeurs

laquo modernes raquo comme Gesualdo ou Monteverdi seraient des aristocrates conversant entre eux et se

reconnaissant agrave leur style6

C24 La seconda prattica et la theacuteorie des passions

Il apparait toutefois que la maniegravere de composer dans la seconda prattica vise bien avant tout

agrave exprimer les passions Drsquoougrave les pratiques des compositeurs modernes manifestation de leur

1 MORRIER 2015 p 20 2 Voir SCHRADE 1981 p 143-151 3 Op cit 1981 p 249-258 4 Castiglione Le parfait courtisan In MORRIER 2015 p 23 5 ARTUSI 2008 p 101 6 laquo Les excentriciteacutes drsquoeacutecriture des auteurs modernes sont en quelque sorte la marque drsquoappartenance agrave une veacuteritable caste drsquoeacutelus raquo MORRIER 2015 p 81

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

115

eacutelitisme qui se traduirait aussi par une tendance agrave mecircler les genres (diatonique chromatique et

enharmonique)1 ce qui en interdit la compreacutehension Mais Monteverdi emploie souvent des notes

de passage (passi duriusculi) dans ses meacutelodies et il a recours au genre chromatique afin drsquoexprimer

les laquo passions les plus tourmenteacutees raquo2 On observera toutefois qursquoil adopte eacutegalement agrave cette fin

lrsquousage de tel ou tel mode selon le caractegravere qui lui est associeacute Dans lrsquoOrfeo par exemple il recoure

au mode de mi (phrygien) pour son aspect plaintif le mode de do pour lrsquoaction ou le mode de sol

pour les eacutepisodes pastoraux3

Il reste agrave savoir sur quels principes philosophiques eacutetait susceptible de srsquoappuyer

Monteverdi concernant ces passions jouant un tel rocircle dans son œuvre Il nrsquoest pas certain que ces

principes puissent ecirctre simplement assimileacutes agrave ceux que nous avions mentionneacutes preacuteceacutedemment

En effet on peut consideacuterer comme lrsquoont proposeacute Xavier Bisaro et Pierre-Henry Frangne que si

Monteverdi nrsquoa exposeacute par eacutecrit aucune laquo theacuteorie des passions raquo (sa penseacutee se traduisant avant tout

dans sa musique) bien des aspects pourrait srsquoen retrouver chez Descartes4

En premier lieu la musique vise bien agrave eacutemouvoir les passions et doit ecirctre traiteacutee en vue de

lrsquoeffet qursquoelle produit LrsquoAbreacutegeacute de musique deacutebute en caracteacuterisant la musique ainsi

Son objet est le son Sa fin est de plaire et drsquoeacutemouvoir en nous des passions varieacutees Aussi des

chants peuvent-ils ecirctre agrave la fois tristes et plaisants il nrsquoy a rien drsquoeacutetonnant agrave ce qursquoils produisent des

effets si diffeacuterents ainsi les auteurs eacuteleacutegiaques et les acteurs tragiques nous drsquoautant plus qursquoils excitent

en nous davantage de peine5

Les propos de Descartes reacutedigeacutes en 1618-1619 apparaissent ici tout-agrave-fait dans le

prolongement de la conception humaniste heacuteriteacutee de la Renaissance et de lrsquoinfluence de la

rheacutetorique sur la musique Ils en traduisent en outre le caractegravere anthropologique et individuel par

lequel malgreacute la reacutefeacuterence aux Anciens crsquoest bien drsquoune nouvelle musique (et drsquoune nouvelle theacuteorie

musicale) dont il srsquoagit6

1 laquo Je dis qursquoon reconnait lrsquoespegravece par ce qui lui est propre Le propre du genre diatonique est de moduler par tons celui du chromatique par demi-tons et celui de lrsquoenharmonique par diesis Si nous utilisons les intervalles et la modulation qui est propre agrave un genre et en mecircme temps la modulation drsquoun autre genre il faut neacutecessairement dire que crsquoest un meacutelange et non pas un accident surtout lorsque lrsquoon fait beaucoup drsquoimpertinences comme il coutume de le faire aujourdrsquohui ARTUSI 2008 p 137-138 2 MORRIER 2015 p 36 3 Op cit p 77-78 4 Voir BISARO FRANGNE 2008 p 32-35 5 DESCARTES 1987 p 54 6 laquo la musique est une reacutealiteacute entiegraverement anthropologique qui renvoie au statut de fiction la musique ceacuteleste et la musique divine La dichotome antique et meacutedieacutevale qui seacuteparait la musica mundana de la musica humana est alors peacuterimeacutee la musique est tout entiegravere instrumentalis raquo BISARO FRANGNE 2008 p 33

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

116

Lrsquoexpression musicale des passions semble bel et bien lrsquoemporter sur lrsquoharmonie universelle

et lrsquoimportance du nombre tient agrave la perception que nous en procure les sens

Il semble que la voix humaine est pour nous la plus agreacuteable pour cette seule raison que plus

que toute autre elle est conforme agrave nos esprits Peut-ecirctre est-elle encore plus agreacuteable venant drsquoun ami

que drsquoun ennemi du fait de la sympathie et de lrsquoantipathie des passions1

Monteverdi poussera lrsquoideacutee drsquoexprimer les passions par la musique jusqursquoagrave vouloir en

restituer les cheminements Dans une lettre mentionnant le projet drsquoune composition aujourdrsquohui

disparue il indique en effet comment il compte exprimer musicalement une eacutevolution affective

restituant successivement le deacutebut de la colegravere sa progression sa conclusion puis lrsquoeacutepanouissement

de lrsquoamour2 Un tel soucis concernant lrsquoeacutevolution des passions rencontrera un eacutecho important au

XVIIe siegravecle et notamment chez Descartes toujours dans son traiteacute des Passions de lrsquoacircme3

CONCLUSION

La theacuteorie de la musique en Italie est marqueacutee agrave la fin du XVIe siegravecle par une mise en cause

(deacutejagrave latente pour diverses raisons) de la polyphonie au profit drsquoune monodie qui fonde sa

leacutegitimiteacute sur la parole et les inflexions de la voix Cette opposition srsquoest parfois manifesteacutee de

maniegravere conflictuelle (avec Vincenzo Galilei ou Artusi par exemple) elle peut aussi se traduire

drsquoune maniegravere visant la conciliation entre deux pratiques (prima prattica seconda prattica) preacutesenteacutees

par Monteverdi non comme exclusives lrsquoune de lrsquoautre mais reacutepondant agrave des situations diffeacuterentes

Les conceptions intervenant pour rendre compte des effets de la musique peuvent soit

reposer sur des traditions anciennes (comme la physiognomonie) soit sur des ideacutees bien plus

reacutecentes

1 DESCARTES 1987 p 54 2 MORRIER 2015 p 93 3 DESCARTES 1996 On trouve relateacute par exemple agrave lrsquoarticle 201 comment chez certains la colegravere laquo ne dure guegravere agrave cause que la force de la surprise ne continue pas et que sitocirct qursquoils srsquoaperccediloivent que le sujet qui les a facirccheacutes ne les devait pas tant eacutemouvoir ils srsquoen repentent raquo

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

117

CHAPITRE 4 ndash LrsquoESSOR DE LA POEacuteTIQUE MUSICALE

INTRODUCTION

Lrsquoideacutee selon laquelle la musique aurait pour fonction drsquoexprimer les affects humains comme

le fait un discours introduite en Italie pendant la Renaissance conduisit en Allemagne agrave la mise en

place progressive drsquoune rheacutetorique musicale consideacutereacutee dans lrsquoacception la plus forte qursquoune telle

expression puisse laisser supposer plus preacuteciseacutement cela donna lieu effectivement agrave une volonteacute

de laquo rheacutetoriser raquo la musique drsquoen systeacutematiser lrsquoenseignement sur les bases de la rheacutetorique Les

XVIe et XVII

e siegravecles virent lrsquoessor de cette conception de la musique qui vise bien plus qursquoagrave

mentionner une simple analogie entre les deux disciplines Et crsquoest bien dans cette recherche

meacutethodique drsquoune theacuteorie de la musique et drsquoune meacutethode de composition qui seraient

veacuteritablement eacutetablies selon des regravegles issues des arts du trivium (la grammaire et la rheacutetorique)

crsquoest-agrave-dire dans la conception la plus pure ou radicale qui en fut proposeacutee qursquoil nous semble que

puissent ecirctre tireacutes les eacuteleacutements drsquoune deacutefinition aussi complegravete que possible de ce qursquoest (ou devrait

ecirctre) la rheacutetorique musicale

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

120

Dans le cadre de lrsquoAllemagne lutheacuterienne et baroque cette approche est donc plus

speacutecifiquement connue sous le nom de poeacutetique musicale Elle marque de son empreinte les œuvres

de Schutz Buxtehude ou J-S Bach par exemple mais elle srsquoexprime clairement et sans qursquoaucune

confusion soit possible quant agrave ses buts et ses meacutethodes agrave travers la multitude des traiteacutes qui furent

publieacutes agrave cette eacutepoque

A EacuteMERGENCE DrsquoUNE NOUVELLE DISCIPLINE MUSICALE

A1 ORIGINES COMMUNES Agrave LrsquoEUROPE ET SPEacuteCIFIQUES Agrave LrsquoALLEMAGNE

Agrave quelles racines peut-on rattacher cette poeacutetique musicale et le foisonnement drsquoouvrages

auquel elle a donneacute lieu Dans les deux chapitres preacuteceacutedents nous avons insisteacute sur les deux points

qui nous paraissent essentiels pour favoriser lrsquointelligibiliteacute du pheacutenomegravene (a) la volonteacute de

srsquoappuyer sur la musique afin de propager la Parole divine laquelle implique de se donner les

moyens drsquoun veacuteritable laquo discours raquo musical (b) le deacuteveloppement en Italie drsquoune musique

cherchant agrave se fondre dans le discours verbal et ses formes sonores

Nous pouvons toutefois ecirctre plus complet concernant ces racines de la poeacutetique musicale

en y ajoutant drsquoautres eacuteleacutements deacutecisifs qursquoils concernent lrsquoeacutevolution de la musique europeacuteenne ou

le cas bien speacutecifique de lrsquoAllemagne

a) Il faut tout drsquoabord rappeler cette tendance geacuteneacuterale en Europe (plus particuliegraverement

certes en Italie mais aussi en France en Angleterre en Espagne) qui incite agrave prendre sous lrsquoeffet

de la redeacutecouverte des auteurs de lrsquoAntiquiteacute le discours oratoire comme modegravele pour les autres

arts Ce pheacutenomegravene est une des caracteacuteristiques de la Renaissance Il finit par concerner aussi la

musique tardivement mais agrave peu pregraves partout

b) Lrsquoeacutepoque accorde eacutegalement un rocircle preacutepondeacuterant aux affects et plus preacuteciseacutement agrave

lrsquoexpression des affects (affetti affekten passions) Cependant agrave partir du XVIIe siegravecle il ne srsquoagira plus

seulement de les consideacuterer drsquoun point de vue pratique les passions deviendront un sujet drsquoeacutetude

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

121

afin drsquoen comprendre la nature les proprieacuteteacutes les processus et non plus seulement agrave quoi (ou

comment) elles peuvent ecirctre utiliseacutees

c) La rocircle de la raison le fond rationaliste des theacuteoriciens lieacutes agrave la Camerata Bardi qui avait

pousseacute agrave consideacuterer la musique comme devant ecirctre subordonneacutee au modegravele du langage articuleacute

conduit alors de fait agrave consideacuterer la musique comme un art heacuteteacuteronome un art dont les lois

essentielles lui seraient exteacuterieures Lrsquoessor de la rheacutetorique musicale italienne ndash et de la seconda

prattica ndash ne signifie donc nullement que les affects devraient prendre le pas sur la raison bien au

contraire

d) Agrave cela srsquoajoute des traits speacutecifiques agrave la situation allemande les conseacutequences de la

Reacuteforme lutheacuterienne drsquoune part Luther comme nous lrsquoavons vu accorde en effet un rocircle de

premier plan agrave la musique laquo un des plus beaux des plus magnifiques preacutesents de Dieu raquo En outre

il met lrsquoeacutecoute de la parole liturgique au cœur du dispositif de la Reacuteforme liant inseacuteparablement

langage et musique1 Car lrsquoessentiel est dans la vocation que preacutesente pour lui la musique laquo Celui

qui connaicirct la musique est drsquoun bon naturel raquo2

Luther constate heacutelas comme nombre de theacuteoriciens du XVIe siegravecle que lrsquoAllemagne

manque de compositeurs susceptibles drsquohonorer cette attente Crsquoest pour relever un tel deacutefi que va

se deacutevelopper une activiteacute menant agrave la parution de traiteacutes de composition largement organiseacutes

autour de lrsquoeacutetude du contrepoint Le but avoueacute de ces traiteacutes est de former agrave la production agrave la

creacuteation musicale crsquoest-agrave-dire agrave la maicirctrise drsquoune science poiumleacutetique3 plus preacuteciseacutement agrave la maicirctrise

drsquoune musique poeacutetique

e) Enfin agrave la diffeacuterence des musiciens italiens les compositeurs allemands ne pouvaient se

trouver agrave lrsquoaise dans la langue du madrigal comme le preacutecise Gregory Butler

laquo Au deacutebut du XVIIe siegravecle en Allemagne Michael Praetorius et Heinrich Schuumltz soulignaient

la nouveauteacute du langage musical italien empreint de rheacutetorique En Italie ce langage madrigalesque

apparaissait comme une conseacutequence naturelle des relations eacutetroites entre textes poeacutetiques et musique

mais pour les jeunes musiciens allemands il apparaissait comme profondeacutement eacutetranger et neacutecessitait

un enseignement et un apprentissage Crsquoest pourquoi les preacutesentations allemandes de ce langage

tendaient agrave ecirctre agrave la fois didactiques et doctrinaires4 raquo

1 ABROMONT 2001 p 405 Voir aussi sur ce sujet KRAEGE 1983 et GUICHARROUSSE 1995 2 TRACHIER 2001 p 21 3 Selon la conception aristoteacutelicienne les sciences poiumleacutetiques sont en fait des arts Voir ARISTOTE Meacutetaphysique E 1 4 BUTLER 2006 p 644

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

122

Rien nrsquoindique qursquoil y ait jamais eu le projet clairement eacutetabli drsquoune meacutethode de composition

faccedilonneacutee sur la rheacutetorique et qui devait neacutecessairement prendre le nom de poeacutetique musicale Crsquoest

lrsquoeacutevolution de la musique lutheacuterienne au cours du XVIe siegravecle qui conduisit progressivement agrave un

tel reacutesultat lequel allait prendre une forme veacuteritablement aboutie avec Burmeister

A2 REacuteFORME ET POEacuteTIQUE MUSICALE

A21 Lrsquoentourage de Luther

Dans sa volonteacute de donner toute sa place agrave la musique au sein de la Reacuteforme Luther pouvait

compter sur lrsquoaide de plusieurs de ses proches ceci dans tous les aspects que supposait le

deacuteveloppement de cette laquo sorte de Bible pour les ignorants raquo1 On peut citer agrave titre drsquoexemples le

compositeur Johann Walter (1496-1570) qui contribua largement agrave eacutetablir un reacutepertoire de

chorals 2 Martin Agricola (1486-1556) peacutedagogue auteurs de nombreux textes et qui traduisit du

latin agrave lrsquoallemand les termes techniques Georg Rhau (1488-1548) le principal eacutediteur agrave Wittenberg

du lutheacuteranisme pour ce qui concerne la musique On voit de la sorte comment le projet de Luther

concernant lrsquousage de la musique beacuteneacuteficia drsquoun soutien efficace et qui se poursuivit dans les

deacutecennies suivantes notamment gracircce au succegraves de lrsquoErotemata musicae practicae de Lucas Lossius

(1508-1582)3 Mais ce projet passait par une discipline permettant de structurer le discours musical

(la rheacutetorique) et par lrsquoexistence drsquoouvrages susceptibles de dispenser un tel enseignement

A22 De la theacuteologie agrave la rheacutetorique

On trouve degraves les anneacutees 1530 les piegraveces eacuteparses drsquoune rheacutetorique musicale encore agrave lrsquoeacutetat

embryonnaire Dans le Compendium musices de Lampadius (ca 1500-1559)4 par exemple lrsquoauteur

expose et deacutefend les critegraveres de suavitus subtilitas et simplicitas Le souci de theacuteoriser lrsquoarticulation

entre les textes et la musique srsquoeacutetait manifesteacute tregraves tocirct Luther trouvait un relai concernant son ideacutee

du rocircle de la langue vernaculaire chez Sebald Heyden qui reacutecusait pour le chant lrsquousage drsquoune langue

eacutetrangegravere (comme le latin) une telle situation privait en effet les jeunes de la compreacutehension de ce

1 ABROMONT 2001 p 405 2 Et notamment le Geystliches Gesangk Buchleyn tout premier recueil publieacute en 1524 3 Erotemata musicae practicae 1563 Ce traiteacute laquo devient le manuel de base des eacutecoles protestantes raquo ABROMONT 2001 p 409 4 Lampadius Auctor Compendium musices tam figuratis quam planis cantus (1537) Lampdius eacutetait un pasteur theacuteologien theacuteoricien et compositeur allemand

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

123

qursquoils chantaient1 Johann Spangenberg (1484-1550) agrave la fois theacuteologien et compositeur exposait

dans son Prosodia (1533) les regravegles de la prosodie dans la polyphonie2

Plus deacutecisif peut-ecirctre les reacuteformes faites par Melanchthon agrave lrsquouniversiteacute de Wittenberg

eacutetaient devenues une reacutefeacuterence un peu partout en Allemagne Aussi comme la rheacutetorique prenait

toute sa place dans lrsquoeacuteducation (en fin de cursus) notamment celle des futurs cantors et comme

elle fournissait les moyens drsquoorganiser une musique destineacutee aux fidegraveles cet enseignement eu une

grande influence sur les theacuteoriciens de lrsquoart musical Or la rheacutetorique de Melanchthon srsquoen tenait

aux trois premiegraveres parties de la rheacutetorique

Lrsquoart de la rheacutetorique est le plus souvent assimileacute agrave trois sujets la deacutetermination du thegraveme la

disposition du sujet et lrsquoexpression Par conseacutequent je ne proposerai aucune regravegle concernant la

meacutemoire et lrsquoaction3

Cette restriction agrave lrsquoeacutecriture du discours devait avoir une forte influence sur ce que serait la

rheacutetorique musicale dans les traiteacutes germaniques puisque lrsquoon y retrouve longtemps la

preacutepondeacuterance de lrsquoinvention de la disposition et de lrsquoeacutelocution

A23 Heacuteritage des traiteacutes anteacuterieurs

Encore fallait-il que ces conceptions trouvent un support la production de traiteacutes de

musique qursquoils furent theacuteoriques (pour les futurs cantors) ou pratique (pour tous) eacutetait en effet

une neacutecessiteacute du point de vue peacutedagogique En ce domaine les musiciens pouvaient compter sur

les nombreux textes produits depuis le XVe siegravecle4 La tradition des ouvrages de Conrad von Zabern5

se perpeacutetuait agrave travers ceux de Johannes Cochlaeus (1479-1552) comme le Tetrachordum musices

(1511) ouvrage destineacute agrave un usage peacutedagogique6 Cochlaeus avait eu pour eacutelegraveve Glarean ainsi que

Sebald Heyden parfois consideacutereacute comme un laquo pionnier raquo de la musicologie7 et qui se montra

favorable au lutheacuteranisme avant de se tourner vers Zwingli Heyden nrsquoeacutetait pas un musicien

professionnel ses premiegraveres publications8 furent des textes theacuteologiques et non des ouvrages de

1 COLLINS-JUDD 2000 p 92 2 ABROMONT 2004 p 405 3 laquo The Art of rhetoric is almost wholly incorporated in three subjects the devising of subject matter arrangement of subject matter and expression Therfore I shall not propound rules for the other two subjects of memory and delivery raquo KNOX 1994 Le terme anglais de delivery peut ecirctre traduit par laquo eacutelocution raquo mais la suite du texte eacutevoque bien lrsquoimitation des orateurs dans lrsquoexercice de leur art ce qui confirme que crsquoest bien de lrsquoaction dont il srsquoagit ici 4 Voir chapitre 1 C34 Vers la poeacutetique musicale 5 Mort entre 1476 et 1481 Le Novellus musicae artis tractatus (ca 1460-1470) est consacreacute au chant liturgique 6 COLLINS-JUDD 2000 p 86 7 Voir DEFORD Ruth I laquo Sebald Heyden (1499-1561) The first historical musicologist raquo (en ligne) 8 Nuremberg fut au mecircme titre que Wittenberg un carrefour concernant lrsquoeacutedition notamment lrsquoeacutedition musicale y furent eacutegalement publieacutes les ouvrages de Cochlaeus Spangenberg Listenius ou H Faber COLLINS-JUDD 2000 p 82-83

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

124

musique comme le Musicae stoicheiosis (1532) Sa conception du rocircle de la musique ne srsquoapparentait

toutefois pas vraiment agrave celle de Luther mais plutocirct agrave celle heacuteriteacutee agrave la fois des Stoiumlciens et de

Platon qursquoelle permette lrsquoapaisement de lrsquoacircme mais que lrsquoon se preacuteserve des dangers qursquoelle pourrait

preacutesenter1

A24 De la musique pratique agrave la poeacutetique musicale

La rheacutetorique pu veacuteritablement ecirctre associeacutee agrave la musique par la redeacutecouverte drsquoune

discipline qui semblait avoir complegravetement disparu avec le Moyen-acircge alors mecircme que Boegravece (qui

lrsquoavait clairement eacutetablie) faisait figure de reacutefeacuterence obligeacutee Il srsquoagit de la musique poeacutetique au

carrefour des musiques theacuteorique et pratique2

On peut trouver une explication agrave cette apparition (ou reacuteapparition) drsquoune branche de la

musique dans le fait que la notion de musica practica ne deacutesignait pas la mecircme chose pour les Italiens

et les Allemands Cette expression concernait pour les Italiens la composition pour les

Allemands elle renvoyait agrave la musique vocale et plus preacuteciseacutement son exeacutecution Il existait donc

une laquo place raquo disponible pour traiter de lrsquoeacutelaboration et lrsquoeacutecriture musicale La premiegravere apparition

de cette nouvelle expression figure chez Nikolaus Listenius (ca 1510-) dans son Rudimenta musicae

(1533)3 Apregraves avoir deacutefini la musique theacuteoreacutetique (laquo dont la finaliteacute est la connaissance raquo) et la

musique pratique (dont la finaliteacute ne se reacutesume pas au savoir-faire mais va jusqursquoagrave lrsquoexeacutecution)

Listenius expose ce qursquoest la poeacutetique musicale

[La musique] poeacutetique est celle qui ne srsquoen tient pas agrave la compreacutehension ni agrave la seule pratique

mais qui conserve quelque chose perdurant apregraves lrsquoexercice drsquoexeacutecution comme quand une musique ou

une chanson de musiciens est composeacutee par quelqursquoun dont le but est une exeacutecution et un

accomplissement complets Cela consiste agrave faire ou construire quelque chose de plus dans cet ouvrage

puis agrave conserver un ouvrage parfait et acheveacute qui agrave deacutefaut serait artificiel comme la mort Crsquoest pourquoi

le musicien poegravete est affaireacute agrave laisser derriegravere lui une chose accomplie Les deux derniegraveres sortes [de

musique ndash pratique et poeacutetique] portent en eux la premiegravere [la musique theacuteoreacutetique] mais le contraire

nrsquoest pas vrai4

1 COLLINS-JUDD 2000 p 92 2 laquo Alors que les auteurs italiens de la Renaissance et du Baroque tendaient agrave adheacuterer agrave la division bipartite de la musique en musica theoritica (naturalis speculativa) et musica practica (artificialis) certains auteurs allemands lutheacuteriens commencegraverent agrave promouvoir une troisiegraveme cateacutegorie la musica poetica Ce genre de musique combinait les veacuteriteacutes eacutetablies de la musica theoretica au concept typique de la Renaissance du compositeur penseacute comme artiste appeleacute agrave reacuteveacuteler la signification du texte dans et par la musique raquo (BARTEL 1997 p 19) 3 Publieacute agrave nouveau en 1537 sous le titre Musica 4 laquo Poetica quae necque rei cognitione neque solo exercitio contenta sed aliquid post laborem relinquit operis ueluti com a quopiam Musica aut Musicum carmen conscribitur cuius finis est opus consumatus et affectum Consistit enim in faciendo siue fabricando hoc est in labore tali qui post se etiam artifice mortuo opus perfectum et absolutum relinquat Vnde Poeticus Musicus qui in

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

125

Dans une telle deacutefinition on reconnaicirctra assez clairement la notion drsquoœuvre musicale telle

qursquoelle est freacutequemment admise de nos jours tout au moins on y reconnait lrsquoideacutee drsquoun reacutesultat

concret ndash celui de lrsquoaction de composer1 Une telle laquo œuvre musicale raquo se caracteacuterise avant tour par

lrsquoautonomie agrave laquelle elle accegravede par son existence propre distincte agrave la fois de son auteur et ses

exeacutecutions On retrouve vingt ans plus tard une tripartition de la musique et une deacutefinition de la

musique poeacutetique qui sont similaires chez Hermann Finck (1527-1558) au deacutebut de son Practica

musica2 Pour Finck la musique poeacutetique laquo faccedilonne les chants et les cantilegravenes raquo consiste agrave laisser

derriegravere elle un ouvrage relegraveve bien de la composition3

Lrsquoexpression musica poetica va donc srsquoinstaller peu agrave peu au sein du monde germanique dans

le langage courant des theacuteoriciens et des cantors jusqursquoagrave devenir le titre mecircme de traiteacutes de

musique Le premier que lrsquoon puisse identifier est le Musica poetica drsquoHeinrich Faber4 en 15485

Lrsquoauteur pour qui la poeacutetique musicale est laquo lrsquoart du faccedilonnage drsquoun poegraveme musical raquo6 y laquo compare

contrepoint improviseacute et musique composeacutee ndash au deacutetriment de la premiegravere selon le point de vue

lutheacuterien et allemand raquo 7

La musique poeacutetique est diviseacutee en deux parties lrsquoimprovisation et la composition ()

Lrsquoimprovisation est la mise en ordre soudaine et impulsive drsquoun chant agrave travers diverses meacutelodies Mais

du fait que cette mise en ordre du chant nrsquoest pas pleinement valideacutee par lrsquoenseignement il nrsquoy a rien de

pire que de conserver cette faccedilon de faire laquelle consiste seulement en une expeacuterience pratique8

Crsquoest toutefois avec Gallus Dressler (1533-158089) que lrsquoon peut veacuteritablement prendre

acte drsquoune discipline ndash la poeacutetique musicale ndash qui srsquoaffirme pleinement qui commence agrave inteacutegrer

negotio aliquid reliquendo uersatur Et habent hae duae posteriores sibi perpetuo coniunctam superiorem sed non e contra raquo LISTENIUS Musica Chap I fa3v-fa4r 1 Le concept drsquoœuvre musicale fait lrsquoobjet drsquoun deacutebat voir agrave ce sujet par exemple lrsquoarticle de Stephen Davies DAVIES 2014 2 Finck Hermann Practicae musicae 1556 Ne pas confondre Hermann Finck avec le compositeur Heinrich Finck (144445-1527) dont il eacutetait le petit-neveu Parmi les compositeurs citeacutes par Finck au deacutebut de son ouvrage figurent agrave peu pregraves tous les grands noms de la polyphonie et notamment Josquin des Preacutes Pierre de la Rue Clemens non Papa et Adrian Willaert 3 laquo Poecircticam que fingit carmina amp cantilenas et post laborem operis fabricati aliquid relinqit estq proprie Componistarum raquo FINCK 1971 laquo Divisio musicae raquo Ajoutons que dans la preacutesentation donneacutee par Finck la musique pratique se subdivise en musica instumentalis et musica vocalis deux expressions qui correspondent au sens que lrsquoon attribue aujourdrsquohui la musique instrumentale est bien celle joueacutee par des instruments de musique et nous ne sommes plus du tout dans le cadre de penseacutee heacuteriteacute de Boegravece 4 Heinich Faber (1500-1552) est eacutegalement lrsquoauteur drsquoun manuel de chant destineacutee aux eacutecoles lutheacuteriennes reacuteimprimeacutes agrave de multiples

reprises et utiliseacute jusqursquoau deacutebut du XVIIe siegravecle le Compendium musicae pro incipientibus 1548 5 Contrairement agrave lrsquoaffirmation de Dietrich Bartel selon qui Dresseler aurait eacuteteacute le premier agrave employer lrsquoexpression de laquo musique poeacutetique raquo pour le titre de son ouvrage de 1563 BARTEL p 20 6 laquo Musica poetica est ars figendi musicum carmen raquo 7 ABROMONT 2001 p 409 8 laquo Dividitur autem musica poetica in duas partes sortisationem et compositionem () Sortistio est subita ac improvisa cantus per diversas melodias ordination Quia vero haeligc ordination canendi non valde probatur eruditis non opus est ut diutius huius rei quaeligque solummodo usu consistit immoremur raquo Faber Heinrich De musica poetica 1548

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

126

des eacuteleacutements venus de la rheacutetorique ainsi qursquoune reacuteflexion sur les relations entre diverses

caracteacuteristiques drsquoune musique et les affects qursquoelle peut susciter

B GALLUS DRESSLER

Un ouvrage de Dressler entre clairement dans la cateacutegorie de ces textes visant agrave la formation

peacutedagogique des futures meacutelopoegravetes Neacute en 1533 en Thuringe1 et baptiseacute suivant le rite catholique

Gallus Dressler avait reccedilu peu apregraves ndash en raison de la reacuteorientation de sa ville natale ndash une eacuteducation

protestante incluant lrsquoenseignement du latin et celui de la musique (il semble avoir eu une existence

mouvementeacutee marqueacutee par les troubles religieux et politiques de lrsquoeacutepoque) Il avait succeacutedeacute en

1558 agrave Martin Agricola comme cantor agrave lrsquoeacutecole latine de Magdebourg et sa premiegravere œuvre

theacuteorique (Practica modorum explicatio ndash ou laquo Explication pratique des modes raquo) avait eacuteteacute publieacutee en

1561 Son deacutecegraves est supposeacute avoir eu lieu entre 1580 et 15892

On peut trouver tout au long de la preacuteface drsquoun autre traiteacute reacutedigeacute par lrsquoauteur un eacutecho de

ce que nous avions signaleacute preacuteceacutedemment sur la fonction deacutevolue agrave la musique dans le contexte de

la Reacuteforme il est en effet preacuteciseacute agrave ce sujet

[La musique] est devenue agrave ce point neacutecessaire que ceux qui ne connaissent point cet art

peuvent difficilement diriger eacutecoles et eacuteglises par ailleurs lrsquoeacutetude de la musique ne profite pas seulement

agrave ceux qui sont chargeacutes de fonctions eccleacutesiastiques et scolastiques mais eacutegalement agrave tous ceux qui

eacutetudient3

Les conseils prodigueacutes par lrsquoauteur soulignent entre autres le caractegravere progressif de

lrsquoenseignement de la musique dans lequel srsquoinscrit son ouvrage

1 Agrave Nebra an der Unsttrut 2 Eacuteleacutements biographiques rapporteacutes par Olivier Trachier Voir TRACHIER 2001 p 1-10 3 DRESSLER 2001 p 91

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

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B1 LES PRECEPTA MUSICAElig POEumlTICAElig

Il semble que Dressler fut le premier agrave recourir de maniegravere quasi systeacutematique aux principes

de la rheacutetorique notamment agrave employer le terme drsquoinvention1 et agrave fixer lrsquousage de la disposition2

Rendus publics en 1563 ndash mais jamais publieacutes ndash les Praeligcepta muiscaelig poeumlticaelig (laquo Preacuteceptes de

musique poeacutetique raquo) de Dressler sont un manuscrit assez court et diviseacute en quinze chapitres dans

lesquels une place importante est consacreacutee aux questions de consonances et drsquointervalles (chapitres

II agrave VII) et agrave celle de la disposition (un chapitre pour chacune des laquo parties raquo exorde (chap XII)

medium (chap XIII) et terminaison (chap XIV)

Le premier chapitre nous procure une deacutefinition de la musique poeacutetique

Crsquoest lrsquoart drsquoeacutelaborer un poegraveme musical3 Elle se distingue des autres parties de la Musique La

[partie] poeacutetique considegravere la [section] pratique chante Mais celle [qui nous occupe] compose de

nouvelles harmonies et laisse derriegravere elle une œuvre acheveacutee son auteur fucirct-il mort4

La composition est quant agrave elle deacutefinie comme

lrsquoaction de rassembler les diverses parties [vocales] de lrsquoharmonie en un tout gracircce agrave des

consonances diffeacuterentes et en suivant un juste calcul elle apparaicirct sous un seul aspect que lrsquoon nomme

contrepoint5

Cette derniegravere preacutecision met en eacutevidence un aspect de cette discipline musicale auquel

lrsquoauteur des Preacuteceptes ndash tout comme ses successeurs ndash accorde une grande attention le fait que la

piegravece musicale composeacutee selon les meacutethodes de la musique poeacutetique soit laquo acheveacutee raquo crsquoest-agrave-dire

entiegraverement autonome de celui qui lrsquoa composeacutee

Lrsquoexamen du texte de Dressler fait eacutegalement apparaicirctre un trait dominant des ouvrages de

musique poeacutetique de cette peacuteriode agrave savoir le souci porteacute agrave la reacutealisation de ces passages conclusifs

deacutenommeacutes laquo clausules raquo Ce terme issu du lexique propre agrave la rheacutetorique6 renvoie geacuteneacuteralement agrave

la musique meacutedieacutevale7 Lrsquoauteur des Preacuteceptes indiquant la fonction preacutecise de ces clausules reacutevegravele

que le choix de recourir agrave la rheacutetorique va au-delagrave drsquoun simple emprunt ponctuel laquo celles-ci [les

clausules] nrsquoornent pas seulement le chant drsquoune faccedilon admirable mais relient eacutegalement les

1 TRACHIER 2001 p 35 2 Ibid p 38 3 laquo Est ars fingendi musicum carmen raquo 4 DRESSLER 2001 p 97 5 Ibid 6 REY 2000 Vol 1 p 773-774 7 ARNOLD 1983 t 2 p 433

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

128

sections de lrsquoharmonie entiegravere drsquoune maniegravere convenable1 raquo Lrsquoornement renvoie agrave lrsquoeacutelocution

rheacutetorique la convenance deacutesigne lrsquoefficaciteacute de lrsquoargument ou de la figure2 Nous aurions donc

affaire avec ces eacuteleacutements musicaux particuliers agrave des instruments de choix dans la perspective de

la poeacutetique musicale (nous les retrouverons en effet ndash et toujours preacutesenteacutes avec la mecircme insistance

ndash dans le texte de Burmeister) Drsquoailleurs il est preacuteciseacute au chapitre suivant qursquoil faut que les clausules

laquo reacutepondent avec convenance qursquoelles adhegraverent pleinement aux paroles comme au discours

musical raquo3 Cette volonteacute de traiter pleinement la musique comme un discours se manifeste

eacutegalement dans le chapitre consacreacute agrave lrsquoexorde puisque ce dernier doit laquo affirmer le ton raquo un ton

que laquo lrsquoauditeur puisse identifier raquo4

B2 MUSIQUE ET AFFECTS DANS LES PRECEPTA

La question se pose toutefois de savoir quelle importance Dressler accorde au sein drsquoune

musique penseacutee selon les principes de la rheacutetorique agrave la capaciteacute qursquoaurait une telle musique de

susciter des eacutemotions Les indications ne sont pas tregraves nombreuses et crsquoest pour lrsquoessentiel dans le

chapitre XIII ndash consacreacute agrave la laquo Construction du medium raquo ndash qursquoelles sont formuleacutees Sur les cinq

regravegles prescrites par Dressler deux (regravegles 1 et 4) concernent directement lrsquoimportance des affects

de lrsquoauditeur et une autre (regravegle 5) se trouve eacutegalement concerneacutee ndash mecircme si apparaicirct dans le cas

de cette regravegle une ambiguiumlteacute concernant la maniegravere par laquelle les eacutemotions ou affects sont

impliqueacutes dans une discipline rheacutetorique (concernant plus preacuteciseacutement le fait de pouvoir

consideacuterer que la mise en de bonnes dispositions de lrsquoauditeur ferait partie des affects agrave eacuteveiller)

Ces trois regravegles se preacutesentent de la maniegravere qui suit

Premiegravere regravegle Il faut avant tout choisir le ton convenant agrave la matiegravere [du discours] car

certains sont joyeux comme le premier le cinquiegraveme et le huitiegraveme certains sont funestes comme le

second le quatriegraveme et le sixiegraveme et certains sont chagrins ltet austegraveresgt comme le troisiegraveme et le

septiegraveme5 raquo [hellip]

Quatriegraveme regravegle Lorsqursquointerviennent des paroles pleines drsquoemphases il est bienseacuteant

drsquoavancer drsquoun pas ralenti en placcedilant ici ou lagrave quelques pauses geacuteneacuterales ce qui se produit drsquoordinaire

dans les messes en particulier sur le nom de Jeacutesus-Christ [hellip] Il est bienseacuteant aussi de ltfaire montergt

[la musique] quand la matiegravere est joyeuse ou pleine de colegravere et drsquooccuper un registre plus profond pour

exprimer la peine [hellip]

1 DRESSLER 2001 Chap VIII p 141 2 Op cit p 141 n 84 3 DRESSLER 2001 Chap IX p 170 4 Op cit Chap XII p 169 5 Cette classification se retrouve eacutegalement au chap XV p 181

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

129

Cinquiegraveme regravegle Bien que les combinaisons de consonances aient eacuteteacute preacutesenteacutees plus haut

cependant il faut examiner ici encore les consonances qui produisent des harmonies plus douces et celles

qui en fournissent de moins agreacuteables ainsi lrsquoenchaicircnement ou la progression de la tierce vers la quinte

ou de la 10e ltdixiegravemegt vers la 12e [biffeacute diapason] ndash puisque lrsquoappreacuteciation est la mecircme agrave lrsquooctave ndash

produit une sonoriteacute suave1

On peut faire quelques remarques au sujet de ces regravegles La premiegravere nous met en preacutesence

de lrsquoethos des modes cette conception heacuteriteacutee de celle des modes grecs2 qui fut transmise agrave travers

les modes eccleacutesiastiques et que lrsquoon retrouvera encore chez Mersenne ou Kircher3 Telle qursquoelle

apparait chez Dressler crsquoest bien lrsquoideacutee que la formulation drsquoun discours musical dans un mode

donneacute crsquoest-agrave-dire dans un systegraveme drsquointervalles donneacute induit par lui-mecircme chez lrsquoauditeur un eacutetat

eacutemotionnel une humeur geacuteneacuterale En drsquoautres termes il existe certains contextes musicaux qui

sont non rythmiques et qui agrave la fois contribuent agrave eacutetablir une disposition eacutemotionnelle (selon les

eacutecrits des Anciens) et expriment ces dispositions eacutemotionnelles

La regravegle suivante concerne lrsquoaspect dynamique de la musique Un point remarquable est agrave

noter lrsquoauteur preacuteconise le mecircme genre de traitement quand laquo la matiegravere est joyeuse ou pleine de

colegravere raquo On observera donc que mecircme si la similitude entre ces deux eacutemotions en termes

dynamiques nrsquoest pas explicitement formuleacutee elle est implicitement mais indubitablement prise en

compte

La derniegravere des regravegles mentionneacutees expose un trait de la musique qui ne relegraveve peut-ecirctre

pas directement de lrsquoexpression drsquoune eacutemotion ou de la maniegravere de la susciter mais srsquoy apparente

de pregraves ndash agrave moins qursquoil ne relegraveve bien du mecircme domaine de lrsquoaffectif Il srsquoagit de la laquo suaviteacute raquo de la

musique Si lrsquoon srsquoen tient au texte cet aspect de lrsquoart du meacutelopoegravete ne concerne pas les eacutemotions

agrave proprement parler mais lrsquoaspect agreacuteable que doit posseacuteder une cantilegravene nous sommes face agrave ce

devoir de lrsquoorateur qursquoest le placere ou delectare4

En bref deux des devoirs de lrsquoorateur transparaissent dans les recommandations formuleacutees

par Dressler eacutemouvoir (regravegles 1 et 4) et plaire (regravegle 5) Ici nous ne savons pas si ceux deux devoirs

(et plus preacuteciseacutement celui consistant agrave plaire) concernent semblablement les eacutemotions musicales

mais il nrsquoest pas certain que ce soit bien le cas

Si les Preacuteceptes de Dressler se preacutesentent avant tout comme un traiteacute de contrepoint et mecircme

srsquoils ne furent pas publieacutes cet ouvrage ndash qui rend compte de son enseignement agrave ses eacutelegraveves ndash est

1 DRESSLER 2001 Chap XIII p 173 175 2 Voir sur cette question les remarques formuleacutees par Boegravece BOECE pp 23-31 3 Voir Marin Mersenne Harmonie universelle contenant la theacuteorie et la pratique de la musique (1636-1637) et Athanasius Kircher Musurgia universalis sive Ars magna consoni et dissoni (1650) 4 Chez Tinctoris la deacutelectation est provoqueacutee en musique comme dans lrsquoart de lrsquoeacuteloquence par la varieacuteteacute TRACHIER 2001 p 43

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

130

sans doute le premier agrave exposer aussi preacuteciseacutement la technique de composition musicale selon les

regravegles de lrsquoeacuteloquence Nombre des termes employeacutes proviennent de Ciceacuteron et Quintilien Enfin

lrsquoauteur reprend la distinction des Anciens entre style orneacute et style seacutevegravere (ou si lrsquoon preacutefegravere entre

lrsquoasianisme et lrsquoatticisme)1 Dans la transposition qursquoil fait de cette distinction concernant la

musique Dressler oppose le style musical de Josquin agrave celui des franco-flamands du XVIe siegravecle

(Clemens Gombert Crecquillon) ndash bien que adoptant en cela le principe deacutefendu par Ciceacuteron

dans LrsquoOrateur (et par Aristote dans la Rheacutetorique Livre III) il penche finalement pour un style

eacutequilibreacute et preacuteserveacute des excegraves respectifs du deacutepouillement et de lrsquoornement il srsquoagit en

lrsquooccurrence drsquoun style incarneacute en musique par Roland de Lassus Dressler apparait comme une

sorte de preacutecurseur drsquoune eacutecriture musicale asservie au texte celui qui ouvre laquo la voie agrave une

codification des moyens2 raquo

B3 DE DRESSLER Agrave BURMEISTER

La fin du XVIe siegravecle voit se deacutevelopper la poeacutetique musicale selon la perspective que lrsquoœuvre

de Dressler avait ouverte une inteacutegration de plus en plus prononceacutee de la rheacutetorique Toutefois

les traiteacutes qui paraissent alors teacutemoignent aussi de lrsquoinfluence de Zarlino Crsquoest le cas de Johannes

Avianus (ca 1555-1617) dans son Isagogegrave in libros musicae poeumlticae 3

Il est le premier theacuteoricien connu agrave ce jour agrave utiliser lrsquoexpression harmonia perfecta pour lrsquoaccord

de tierce et de quinte harmonia imperfecta lui servant agrave deacutesigner lrsquoaccord de tierce et de sixte perfectum

servait jusqursquoalors agrave nommer la tierce majeure imperfectum la tierce mineure4

Sethus Calvisius (1556-1615) cantor agrave Pforta puis agrave Leipzig eacutelabore une theacuteorie qui repose

sur Le institutioni harmonische de Zarlino dans son Melopoiia sive Melodiaelig condendaelig ratio quam vulgo

musicam poeticam vocant5 Dans sa meacutethode Calvisius traite de la proximiteacute entre les mots et la

musique au sein de la composition compare la segmentation drsquoune piegravece musicale et la ponctuation

dans la poeacutesie indique le moyen de restituer la question au sein du langage verbal par lrsquousage drsquoune

cadence imparfaite

1 Voir PERNOT p 112-114 186-192 2 TRACHIER 2001 p 48 3 Avianus Johannes Isagogegrave in libros musicae poeumlticae Erfurt 1581 4 ABROMONT 2001 p 418 5 Melopoeia ou meacutethode pour composer une meacutelodie qui est communeacutement appeleacutee musique poeacutetique Erfurt 1592 Agrave la diffeacuterence de Zarlino toutefois Calvisius considegravere la quarte comme une consonnance Il reprend eacutegalement en le modifiant un systegraveme analogue agrave la solmisation et mis au point par Hubert Waelrand la laquo boceacutedisation raquo ABROMONT 2001 p 419

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

131

C JOACHIM BURMEISTER

C1 MUSICA POETICA ET AUTRES TRAITEacuteS

Autant lrsquoouvrage de Dressler avait le meacuterite drsquoeacutetablir les bases de la musique poeacutetique mais

nrsquoen traccedilait toutefois que les grandes lignes autant la Musica Poetica de Burmeister en propose une

preacutesentation plus eacutetoffeacutee Si Joachim Burmeister (1564-1629) cantor agrave Rostock agrave partir de 1589 et

eacutelegraveve drsquoun disciple de Melanchthon (Lucas Lossius) poursuit agrave certains eacutegards lrsquoentreprise de

Dressler les textes qursquoil publie eacutegalement reacutedigeacutes en latin ne sont plus seulement peacutedagogiques

mais visent eacutegalement un public eacuterudit La traditionnelle opposition entre le theacuteoricien (savant) et

le praticien (ignorant) eacutevolue alors

En deacutepit de la controverse dite du paragone ndash ou laquo parallegravele des arts raquo ndash qui avait vu agrave la

Renaissance la remise en cause par divers artistes (de Vinci Castiglione etc) de la distinction entre

arts libeacuteraux et arts meacutecaniques au profit drsquoun rapprochement entre arts du discours et arts non

verbaux ainsi que celle de la hieacuterarchie des arts la musique conservait en Allemagne une place

preacutepondeacuterante1 Toujours inteacutegreacutee aux arts libeacuteraux elle eacutetait en outre structureacutee en fonction de

lrsquoopposition traditionnelle entre musique theacuteorique et musique pratique la premiegravere eacutetant le

domaine du musicus ndash celui qui deacutetenait la science musicale ndash et la seconde celui du cantor Les

ouvrages de Burmeister cependant srsquoadressent non seulement agrave un simple praticien mais agrave laquo un

amateur passionneacute de musique latiniste au bagage culturel solide souhaitant acqueacuterir une

connaissance technique2 raquo Ainsi agrave la figure du meacutelopoegravete leacutegueacutee par Calvisius Burmeister ajoute-

t-il celle du laquo philomuse raquo (philomusus) celui qui aime la musique crsquoest agrave lui qursquoil srsquoadresse dans ses

divers ouvrages Hypomnematum Musicaelig Poeticaelig (1599) Musica autoscheacutediastikegrave (1601) et Musica Poetica

(1606)3

1 TRACHIER 2001 p 15 2 SUEUR DUBREUIL 2007 p 12 3 Traduits respectivement par les titres suivants Remarques de musique poeacutetique La Musique agrave lrsquoimproviste et La Musique poeacutetique BURMEISTER 2007

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

132

Ces textes eacuterudits qui toutefois ne seront pas citeacutes par les theacuteoriciens ulteacuterieurs

deacuteveloppent une conception rheacutetorique avanceacutee et non pas superficielle de la musique Il ne srsquoagit

pas drsquoune approche se bornant agrave eacutenumeacuterer des figures1 mais drsquoun projet visant bien agrave recourir agrave la

meacutethode de la rheacutetorique consideacutereacutee dans son entier afin drsquoatteindre son reacutesultat

La musique poeacutetique (hellip) est cette fameuse partie de la musique qui enseigne comment lrsquoon

doit eacutecrire un poegraveme musical en combinant les sons des meacutelodies pour en faire une harmonie orneacutee de

diverses affections qui constituent les peacuteriodes du discours et ce pour toucher en suscitant des

mouvements de lrsquoacircme varieacutes lrsquoesprit et le cœur des hommes2

La deacutemarche de Burmeister est dans son ensemble similaire agrave celle utiliseacutee dans les classes

de rheacutetorique On observe par exemple un recours freacutequent agrave la meacutemorisation3 au moyen de divers

scheacutemas ou synopsis4 Mais voyons plus preacuteciseacutement en quoi consistent les similitudes entre les

deux disciplines concerneacutees

C2 LA RHEacuteTORIQUE MUSICALE SELON BURMEISTER

Le Musica poetica marque tregraves clairement la veacuteritable entreacutee de la rheacutetorique comme discipline

servant agrave structurer la penseacutee musicale les reacutefeacuterences ne sont plus sporadiques comme chez

Dressler mais revendiqueacutees et permanentes On peut juger de leur rocircle en deux domaines le

recours aux laquo parties raquo de la rheacutetorique qui implique que lrsquoon organise deacutesormais la poeacutetique

musicale selon les scheacutemas de penseacutee de cette derniegravere et lrsquoemploi du vocabulaire de la rheacutetorique

C21 La rheacutetorique comme modegravele organisationnel

Selon les traducteurs de Burmeister Agathe Sueur et Pascal Dubreuil laquo Dans ses grandes

lignes la Musica Poetica imite lrsquoInstitution oratoire de Quintilien raquo5 Si cette observation est fondeacutee il

convient toutefois de preacuteciser en quoi consistent effectivement les laquo grandes lignes raquo Si lrsquoon

procegravede agrave un examen comparatif des deux traiteacutes entre drsquoune part les douze livres de lrsquoInstitution

oratoire et drsquoautre part les seize chapitres de la Musique poeacutetique on constate en effet certaines

similitudes Dans certains cas elles sont eacutevidentes comme dans celui du premier livre consacreacute agrave

1 SUEUR DUBREUIL 2007 p 5 2 BURMEISTER 2007 p 37 3 Concernant la technique dite des laquo lieux raquo se reacutefeacuterer agrave YATES 2008 4 Voir par exemple BURMEISTER 2007 p 110-111 ou p 318-321 5 SUEUR DUBREUIL 2007 p 14

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

133

lrsquoeacuteducation dispenseacutee aux enfants auquel reacutepond le premier chapitre traitant de lrsquoapprentissage de

lrsquoeacutecriture et de la lecture musicale ou celui du contenu des livres IX et XI de Quintilien (figures et

arrangements de mots meacutemorisation et prononciation) que lrsquoon retrouve aiseacutement dans le

chapitre 12 de la Musique poeacutetique (laquo Des figures ou ornements raquo) Dans drsquoautres cas le parallegravele est

valable mais drsquoune maniegravere plus vague au livre II des Institutions on peut faire plus ou moins

correspondre les chapitres 2 agrave 5 du traiteacute musical ndash dans les deux cas sont exposeacutes des rudiments

de lrsquoart concerneacute ainsi que des questions de deacutefinitions Mais drsquoautres cas encore ne permettent

aucune comparaison tout particuliegraverement les chapitres 6 agrave 9 de lrsquoouvrage de Burmeister qui traite

de questions speacutecifiques agrave la musique (transposition des modes etc) En deacutefinitive la comparaison

fait bien apparaicirctre une certaine volonteacute de laquo coller raquo agrave lrsquoenseignement de lrsquoeacuteloquence sans toutefois

que lrsquoenseignement de la musique parvienne agrave entrer dans le laquo moule raquo rheacutetorique De ce point de

vue donc le parallegravele entre les deux disciplines nrsquoest pas veacuteritablement concluant

Il nrsquoen demeure pas moins que les similitudes de meacutethode et plus encore de vocabulaire

sont frappantes Et pour peu que lrsquoon examine aussi les autres textes de Burmeister on srsquoapercevra

qursquoil reprend agrave son compte lrsquoensemble des diverses laquo parties raquo de la rheacutetorique invention

disposition eacutelocution et action

Si le chapitre de la Musique poeacutetique consacreacute agrave la disposition (laquo du poegraveme musical raquo Chap

XV) est assez court1 et si la question de lrsquoinvention est traiteacutee tout aussi briegravevement2 la question

de lrsquoeacutelocution et plus preacuteciseacutement de lrsquoexpression des laquo ideacutees raquo au moyen de figures (laquo Des

ornements ou figures musicales raquo Chap XII) est nettement plus deacuteveloppeacutee3

La figure est deacutefinie classiquement par lrsquoauteur comme laquo un deacuteveloppement musical (hellip)

qui srsquoeacutecarte de la maniegravere simple de composer4 raquo (Crsquoest nous qui soulignons) Les figures peuvent

ecirctre harmoniques meacutelodiques ou participer des deux Burmeister dresse une liste preacutecise pour

chacun de ces cas nommant ainsi un total de vingt-six figures puis il expose de maniegravere

approfondie chacune de ces figures illustrant parfois son propos drsquoun exemple musical La

terminologie de ces figures provient dans la grande majoriteacute des cas du vocabulaire des figures de

rheacutetorique (meacutetalepse noeumlma pleacuteonasme auxegravese hypotypose hyperbole etc) et quelques fois

seulement du lexique purement musical (faux bourdon fugue imaginaire) Nous le verrons ce point

est important

1 Burmeister insiste toutefois sur le rocircle de lrsquoexorde et sur la maniegravere de le composer 2 Voir le chapitre XVI laquo De lrsquoimitation raquo 3 La description des diffeacuterents styles (humble grand moyen et mixte) qui relegraveve aussi de lrsquoeacutelocution est donneacutee eacutegalement au chapitre XVI 4 laquo [] qui a simplici compositionis ratione discedit [] raquo BURMEISTER 2007 p 147

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

134

Enfin la partie de la rheacutetorique nommeacutee laquo action raquo se trouve exposeacutee dans un passage assez

long des Hypomnematum Musicaelig Poeticaelig Il y est question plus preacuteciseacutement de la prononciation du

discours1 Se reacutefeacuterant agrave Ciceacuteron (De Inventione et De la nature des dieux) il indique quels sont les divers

critegraveres distinctifs de la voix dont le critegravere deacutenommeacute laquo sonore raquo qui a pour vertu de rendre la voix

distincte le but rechercheacute est lrsquoeacuteclat de la voix instrumentale que Burmeister nomme

laquo chalcophonie raquo

C22 La rheacutetorique comme reacuteservoir lexical

Agrave la lecture des traiteacutes de Burmeister on est frappeacute par le foisonnement de vocabulaire

musical issu de la rheacutetorique mais aussi de la grammaire Comme nous lrsquoavons signaleacute il en va ainsi

pour le plus grand nombre des figures reacutepertorieacutees dans la Musica poetica Mais ce nrsquoest lagrave qursquoune

infime partie du vocabulaire rencontreacute Ainsi dans son exposeacute des lois de la syntaxe musicale2 un

long deacuteveloppement est consacreacute aux soleacutecismes crsquoest-agrave-dire aux fautes de laquo grammaire raquo

musicales Au nombre de ces fautes on trouve par exemple la tautoeumlpia laquo reacutepeacutetition de consonances

parfaites de la mecircme espegravece selon un mouvement identique3 la syzigia preacutecipiteacutee laquo lorsque des

unissons ou des octaves surviennent plus vite que de raison ou lorsqursquoils durent trop longtemps raquo4

ou encore la catachregravese de la quarte laquelle laquo insegravere une quarte qui jouant le rocircle de fondement se

retrouve placeacutee sous certains sons dans lrsquoharmonie alors qursquoelle ne peut jouer ce rocircle de soutien de

lrsquoharmonie en raison de sa faiblesse5

Face agrave ce laquo deacutemon de la terminologie6 raquo la question se pose de savoir si les innombrables

emprunts possegravedent une veacuteritable leacutegitimiteacute Une reacuteponse est fournie par Burmeister dans les

Remarques de musique poeacutetique Il preacutecise en effet que ses efforts visent agrave ce que

les eacuteleacutements qui sont neacutecessaires et nobles en cet art [lrsquoart de lrsquoharmonie] et qui jusque-lagrave eacutetaient

deacutepourvus de nom speacutecifique puissent en recevoir un de sorte que le discours visant agrave expliquer ces

questions usant de comparaisons ne soit pas entrepris en vain faute drsquoun vocabulaire adapteacute7

1 La prononciation est deacutefinie comme eacutetant laquo lrsquoaction de modeacuterer la voix le visage et le geste accompagneacutee de charme qui si elle est de qualiteacute a pour reacutesultat que les choses paraissent ecirctre conduites par lrsquoesprit raquo BURMEISTER 2007 p 297 2 laquo La syntaxe musicale est la maniegravere de combiner les sons de deux ou plusieurs meacutelodies afin de creacuteer une harmonie en vue du modulamen raquo Op cit p 71 3 Op cit p 85 4 Op cit p 91 5 Op cit p 93 6 SUEUR DUBREUIL 2007 p 14 7 BURMEISTER 2007 p 197 Cette explication est ainsi reformuleacutee dans La Musique agrave lrsquoimproviste laquo En inventant des termes nous nrsquoavons que chercheacute agrave pallier comme nous le pouvions la peacutenurie du vocabulaire qui faisait cruellement deacutefaut raquo Op cit p 217

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

135

Crsquoest Statius Olthoff cantor avant Burmeister agrave Rostock qui dans une lettre adresseacutee agrave ce

dernier complegravete ce premier eacuteleacutement de reacuteponse en lui eacutecrivant laquo tu eacutenonces toutes les matiegraveres agrave

lrsquoaide de vocables adapteacutes et convenables tireacutes du magasin des rheacuteteurs et emprunteacutes aux autres

arts afin qursquoainsi soit minime le risque drsquoerreur et drsquoheacutesitation drsquoordinaire lieacute agrave lrsquoambiguiumlteacute des

termes raquo1

Nous disposons donc drsquoune explication relativement satisfaisante pour lrsquousage massif des

termes de rheacutetorique que fait Burmeister dans ses ouvrages Il permet en effet drsquoaffiner lrsquooutillage

du compositeur dans son entreprise de reacutealisation de poegravemes musicaux il peut de la sorte savoir

preacuteciseacutement agrave quelle technique il a recours et quels effets elle peut provoquer

Toutefois si une telle meacutethode nous confirme la coheacuterence du projet deacutefendu par

Burmeister elle ne met pas directement en lumiegravere les caracteacuteristiques propres agrave lrsquoeacuteveil des affects

qursquoune rheacutetorique musicale serait supposeacutee engendrer Il convient donc drsquoexaminer ce qursquoil en est

vraiment agrave ce sujet

C3 RHEacuteTORIQUE MUSICALE ET EacuteMOTIONS CHEZ BURMEISTER

C31 Affections et affects

Lrsquoeacutetude des traiteacutes fait apparaicirctre que le souci de capter lrsquoauditeur par les eacutemotions est

profondeacutement ancreacute dans la theacuteorie et la pratique qui ici sont deacutefendues On peut ainsi repeacuterer

quelques principes fondamentaux qui traversent les divers traiteacutes de Burmeister

Le premier de ces principes apparaicirct agrave travers lrsquoattention particuliegravere qui est porteacutee aux

clausules ces passages musicaux mentionneacutes preacuteceacutedemment Dans le droit fil de Dressler lrsquoauteur

de la Musique poeacutetique leur confegravere un rocircle essentiel qui irrigue entiegraverement la musique

Une clausule (elle tire son nom de laquo clore raquo) est un petit deacuteveloppement musical constitueacute de

trois parties (autrement dit de trois sons) agrave savoir drsquoun deacutebut drsquoun milieu et drsquoune fin qui sert agrave terminer

les affections des meacutelodies crsquoest-agrave-dire les peacuteriodes et agrave finir lrsquoharmonie elle-mecircme [hellip] Aucune

harmonie ne peut ecirctre deacutepourvue de clausules En effet la clausule est agrave lrsquoharmonie ce que lrsquoacircme est au

corps animeacute Pour ces raisons si lrsquoapprenti veut eacuteviter que ses poegravemes ne paraissent deacutenueacutes de vie il

fera bien de ne jamais neacutegliger les clausules dans le travail syntaxique2

1 Op cit p 201 2 Op cit p 107 113 Ajoutons que lrsquoon tend parfois agrave assimiler abusivement les clausules agrave des cadences En rheacutetorique les clausules deacutegeacuteneacuteregraverent parfois en tics de discours et furent de ce fait critiqueacutees par Quintilien

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

136

Le caractegravere vivant (et donc plaisant) des piegraveces musicales serait ainsi intimement lieacute agrave

lrsquousage permanent et maicirctriseacute des clausules Mais voyons agrave preacutesent un autre terme employeacute par

Burmeister qui correspond agrave ce que lrsquoon peut appeler un concept il srsquoagit de lrsquoaffection musicale

un terme que nous avons deacutejagrave rencontreacute agrave deux reprises chez Burmeister ndash afin de deacutecrire la

poeacutetique musicale et preacuteciseacutement la clausule Voici la deacutefinition qui en est donneacutee

Affection musicale dans une meacutelodie ou une harmonie peacuteriode termineacutee par une clausule

qui eacutemeut et affecte lrsquoesprit et le cœur humains un mouvement [] qui est charmant agreacuteable et plaisant ou au

contraire deacuteplaisant et deacutesagreacuteable agrave la fois pour lrsquooreille et pour le cœur1

Lrsquoaffection (affectio et non affectus) ne revecirct pas ici le sens qursquoon lui connaicirct habituellement

crsquoest-agrave-dire celui de lrsquoeacutetat de ce qui est affecteacute comme par exemple dans une passion de lrsquoacircme

Lrsquoaffection musicale deacutesigne au contraire ce qui affecte On aura aussi remarqueacute qursquoune affection est

caracteacuteriseacutee techniquement parlant par le fait qursquoelle srsquoachegraveve par une clausule Ajoutons enfin que

Burmeister deacutefinit la meacutelodie comme laquo une affection composeacutee de sons (hellip) [qui] engendre des

affects raquo

La meacutelodie eacutetant en elle-mecircme ndash crsquoest-agrave-dire drsquoapregraves les deacutefinitions de Burmeister en toutes

circonstances ndash une affection lrsquoeacuteveil des eacutemotions est donc fondamentalement causeacute par toutes ces

peacuteriodes qursquoachegravevent les clausules les figures de rheacutetorique musicale ne sont que des cas

particuliers des telles affections Il est clair deacutesormais que la poeacutetique musicale est penseacutee agrave la fois

en deacutetail et en profondeur dans la perspective de la mobilisation des affects

Suivons donc comment les affections peuvent ecirctre employeacutees en fonction des deux devoirs

traditionnels de lrsquoorateur

C32 Susciter lrsquoadheacutesion de lrsquoauditeur le devoir de plaire

Le but eacutetant dans ce premier cas de provoquer la deacutelectation il est vraisemblable que cela

doit ecirctre accompli au moyen drsquoaffects agreacuteables2 Afin drsquoy parvenir il conviendra de respecter une

loi syntaxique crsquoest-agrave-dire laquo un principe une regravegle ou encore une convention musicale qui reacutegit

lrsquoassemblement des sons et permet de former une harmonie aux sonoriteacutes suaves raquo3 La suaviteacute

(caractegravere deacutejagrave mentionneacute par Dressler) suscitant les passions douces et qui est opposeacutee agrave la force

(vis) apparaicirct tout au long de la Musica poetica presque comme un synonyme de lrsquoagreacuteable comme

1 BURMEISTER 2007 p 277 La partie de la citation en italique est en allemand dans le texte original 2 Cette eacutequivalence entre lrsquoaffect exprimeacute par la musique et lrsquoaffect reacuteellement eacuteprouveacute par lrsquoauditeur fera preacuteciseacutement lrsquoobjet drsquoune

remise en cause agrave partir du XIXe siegravecle (voir chapitre VII) 3 Op cit p 79

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

137

la principale qualiteacute que doit posseacuteder la musique Par conseacutequent il conviendra drsquoeacuteviter des

situations comme la diplasis des consonances laquelle consiste en un laquo redoublement de consonances

imparfaites mecircleacutees agrave des consonances parfaites (hellip) Crsquoest pourquoi ineacutevitablement plus on

combine des intervalles harmoniques imparfaits moins lrsquoharmonie est suave1

Drsquoautres cas peuvent nuire agrave lrsquoaccueil favorable de lrsquoauditoire Celui eacutevoqueacute plus haut de

la syzigia preacutecipiteacutee soleacutecisme dans lequel on entend lrsquoharmonie qui srsquoest entrelaceacutee sur des sons

semblables entre eux de ce fait laquo les oreilles perccediloivent cela comme quelque chose de

deacutesagreacuteable raquo2 De mecircme si laquo on introduit des intervalles abscons et trop grands () comment une

harmonie peut-elle plaire raquo3

Sans entrer dans le deacutetail ajoutons que lrsquoon trouve aussi chez Burmeister une autre qualiteacute

fondamentale mentionneacutee sous le terme de summetria la proportion ou symeacutetrie on notera qursquoagrave

cette occasion la musique est plutocirct consideacutereacutee en termes matheacutematiques que discursifs crsquoest-agrave-

dire selon son statut de science du quadrivium4

Lrsquoadheacutesion de lrsquoauditeur deacutepend en outre de la disposition du poegraveme musical Lrsquoexorde

laquo premiegravere affection du poegraveme raquo est ici deacutecisive puisqursquoelle laquo sert agrave rendre les oreilles et lrsquoesprit de

lrsquoauditeur attentifs au discours musical et agrave capter sa bienveillance raquo5 Quant au medium le laquo corps

des cantilegravenes raquo il faut eacuteviter qursquoil laquo prenne de trop grandes proportions de peur que trop

deacuteveloppeacute il ne suscite le deacutegoucirct chez lrsquoauditeur raquo6

C33 Eacuteveiller les passions de lrsquoauditeur le devoir drsquoeacutemouvoir

Toutefois la maicirctrise de la musique poeacutetique nrsquoa pas seulement vocation agrave mettre lrsquoauditoire

dans une disposition favorable agrave lui plaire et pour cela agrave eacuteveiller des affects positifs Il faut aussi

lrsquoeacutemouvoir crsquoest-agrave-dire provoquer chez lui divers eacutetats affectifs ce qui peut ecirctre obtenu par divers

moyens qursquoil srsquoagisse (lagrave aussi agrave certains eacutegards) de la mise en condition de lrsquoauditeur ou de

lrsquoexpression de multiples eacutemotions particuliegraveres Burmeister rappelle notamment la position

deacutefendue par Platon en regard de la fonction eacutethique remplie par la musique Il maintient aussi

1 Op cit p 95 2 Op cit p 91 3 Op cit p 101 4 Op cit p 209 5 Op cit p 177 6 Op cit p 179

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

138

lrsquoanecdote ceacutelegravebre drsquoapregraves laquelle Pythagore ndash dans la version qursquoil donne ndash aurait su calmer un

jeune homme ivre gracircce agrave un air joueacute en mode phrygien avec un rythme spondeacute1

Burmeister reprend donc ici sans surprise le point de vue des Anciens sur lrsquoethos des modes

Ces derniers doivent ecirctre accommodeacutes aux matiegraveres (aux textes) leur correspondant selon qursquoelles

sont joyeuses et allegravegres tragiques et agiteacutees propices agrave la lamentation et aux larmes etc2

Enfin rappelons que toute la partie concernant lrsquoeacutelocution (le choix du style lrsquoutilisation

des figures mentionneacutees plus haut) a pour activiteacute principale de mettre en œuvre les techniques

suscitant les passions Il en va de mecircme pour la partie de la rheacutetorique nommeacutee action dont fait

partie la prononciation laquo La prononciation qui suscite les passions est lrsquoaction de modeacuterer la voix

conjugueacutee agrave lrsquoapparat en vue de susciter les passions Lrsquoapparat est une ornementation qui par les

gestes et lrsquoeacutenonciation mecircme de la voix srsquoajoute agrave la prononciation de la musique raquo3

CONCLUSION

La poeacutetique musicale de Joachim Burmeister peut ecirctre consideacutereacutee comme un projet

authentique de rheacutetorique musicale deacuteveloppeacute et solidement articuleacute dans lequel les parties de la

rheacutetorique sont toutes mises agrave contribution Mecircme si lrsquoapplication de la rheacutetorique agrave la composition

musicale nrsquoest pas complegravete elle est pousseacutee nettement plus loin que chez Dressler En outre la

preacutesentation drsquoune liste tregraves eacutetoffeacutee de figures de rheacutetorique musicale caracteacuteristique souvent

mentionneacutee quand on eacutevoque Burmeister ne doit pas masquer le sens reacuteel de la deacutemarche

lrsquoessentiel nrsquoest pas dans la maicirctrise des figures mais dans la compreacutehension des concepts et

des notions-clefs de la rheacutetorique compreacutehension permettant de passer de la theacuteorie agrave lrsquoactio sans qursquoil

y ait rupture4

Ajoutons que lrsquoarticulation de lrsquoart de lrsquoeacuteloquence et de la musique permet aussi de fournir

agrave la seconde toute la richesse lexicale du premier et que la mobilisation des affects chez lrsquoauditeur

est bel et bien au cœur de lrsquoenseignement proposeacute Avec Burmeister la rheacutetorique musicale est

pour ainsi dire sortie de son enfance

1 Op cit p 213 Drsquoapregraves Boegravece lrsquohistoire eacutetait un peu diffeacuterente puisque le jeune homme laquo avait eacuteteacute exciteacute par un chant en mode phrygien raquo et que Pythagore lrsquoaurait calmeacute laquo en reacutepondant sur un megravetre spondaiumlque raquo BOECE p 27 Voir aussi plus haut Chap I B11 laquo Damon drsquoAthegravenes raquo 2 BURMEISTER 2007 p 127 3 Op cit p 303 4 SUEUR DUBREUIL 2007 p 19

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

139

CHAPITRE 5 ndash RHEacuteTORIQUE MUSIQUE ET FIGURENLEHRE

INTRODUCTION

Sans aller jusqursquoagrave qualifier Burmeister de laquo fondateur raquo de la rheacutetorique musicale il est

indeacuteniable que ses traiteacutes marquent une eacutetape deacutecisive du point de vue qui nous occupe il est en

effet le premier agrave organiser une meacutethode de composition musicale agrave partir de la rheacutetorique dans le

cadre drsquoune discipline qursquoil nomme musica poetica et drsquoune maniegravere incontestable (la rheacutetorique eacutetait

encore timide chez Dressler) de plus il agit agrave la fois en cantor lutheacuterien en peacutedagogue et en

humaniste

En faisant entrer la musique dans les cateacutegories et la terminologie de la rheacutetorique

Burmeister contribue agrave faire entrer la musique au sein des humaniteacutes1 En ce sens il se reacutevegravele

comme un homme de la Renaissance soucieux de contribuer au savoir du laquo philomuse raquo

multipliant pour cela dans ses ouvrages le recours agrave des meacutethodes stimulant meacutemoire visuelle

(tableaux scheacutemas) dans la tradition de lrsquoart ndash rheacutetorique ndash de la meacutemoire2

1 BARTEL 1997 p 93 2 SUEUR DUBREUIL 2007 p 13

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

142

Burmeister est eacutegalement un continuateur de lrsquoentreprise visant agrave lier eacutetroitement la musique

agrave lrsquoenseignement et la propagation de la foi dans le cadre de la Reacuteforme lutheacuterienne ce que nous

avons nommeacute laquo preacutedication musicale raquo Sa formation de cantor lui en donnait les moyens puisque

sa formation avait associeacute theacuteologie lettres (dont la rheacutetorique) et musique et que ses traiteacutes

peuvent ecirctre vus comme un reacutesultat finalement logique de son cursus Il est donc bien en ce sens

lrsquoheacuteritier des travaux de theacuteorisation et de peacutedagogie musicale drsquoAgricola Lossius ou Dressler

Crsquoest cette compleacutementariteacute entre les divers fils constituant la poeacutetique musicale de

lrsquoAllemagne baroque qui incite agrave reconnaicirctre agrave Burmeister un rocircle majeur Toutefois on se doit de

noter que lrsquoexpression de laquo rheacutetorique musicale raquo pour deacutesigner ce qursquoil propose nrsquoest pas

pleinement satisfaisant

On remarquera tout drsquoabord que son travail semble avoir eacuteteacute totalement hermeacutetique agrave ce

qui se deacuteroulait tregraves exactement agrave la mecircme eacutepoque en Italie Quelques rares noms de compositeurs

italiens sont simplement citeacutes agrave la fin de la Musica poetica dont le madrigaliste Luca Marenzio (1554-

1599) 1 mais aucune trace de ce qui se deacuteroulait agrave Venise ou Florence Il est manifeste que lrsquounivers

de Burmeister est celui de la polyphonie (les auteurs citeacutes sont surtout Lassus Clemens non Papa

et Dressler) Si rheacutetorique musicale il y a elle semble donc nrsquoavoir aucunement beacuteneacuteficieacute de la

reacuteflexion meneacutee par Mei ou Galilei ainsi que des nouveauteacutes de Monteverdi

Ensuite il y a quelque chose de preacutecipiteacute dans lrsquoexpression de rheacutetorique musicale chez

Burmeister non seulement ne sont vraiment traiteacutes dans ses ouvrages que deux parties de la

rheacutetorique (disposition et eacutelocution) mais surtout le souci principal semble avoir eacuteteacute de donner agrave

la musique une terminologie Comme nous lrsquoavons vu au chapitre preacuteceacutedent lagrave est la fonction

centrale de la rheacutetorique chez Burmeister

Enfin la question se pose de la posteacuteriteacute de ses travaux Selon Sueur et Dubreuil si elle

constitue un eacuteclairage tregraves utile pour les recherches actuelles lrsquoœuvre de Burmeister pourrait nrsquoavoir

eu que peu ndash ou pas ndash drsquoeacutecho chez les auteurs suivants puisqursquoon en trouve aucun eacutecho chez

Bernhard ou Mattheson Nous verrons que ce point de vue est incomplet lrsquoœuvre de Burmeister

(et notamment sa liste du figures) eacutetait connue drsquoau moins un autre theacuteoricien J Thuringus qui la

pris en compte pour sa propre Figurenlehre mecircme si le nom de Burmeister nrsquoapparaicirct plus dans les

traiteacutes qui le suivent son influence demeure

1 BURMEISTER 2007 p 183 185

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

143

A LA RHEacuteTORIQUE DE LrsquoANTIQUITEacute

Lrsquoobservation que nous venons de faire selon laquelle la poeacutetique musicale de Burmeister

offrirait bien une discipline pour la musique et son usage religieux mais ne saurait ecirctre veacuteritablement

qualifieacutee de laquo rheacutetorique raquo appelle alors un questionnement En quoi pourrait consister une

veacuteritable rheacutetorique musicale Quelles seraient ses caracteacuteristiques

Afin de pouvoir reacutepondre nous proposons drsquoen revenir preacutealablement agrave la rheacutetorique elle-

mecircme et plus exactement agrave la rheacutetorique de lrsquoAntiquiteacute qui ndash essentiellement agrave partir de Burmeister

ndash sert de modegravele aux auteurs des traiteacutes de poeacutetique musicale Nous serons alors en position

drsquoexaminer quelles sont les relations qui existent entre rheacutetorique et musique

A1 SENS ET ORIGINES DE LA RHEacuteTORIQUE

Trois sens distincts peuvent ecirctre attribueacutes agrave la rheacutetorique1 Au sens le plus courant il srsquoagit

de lrsquoart du discours (bene dicendi scientia) crsquoest en premier lieu ce sens qui nous inteacuteressera puisque

nous nous attacherons agrave lrsquoeacutevolution de cet art On ajoutera qursquoil est un art agrave vocation essentiellement

pratique ndash si lrsquoon se reacutefegravere agrave la deacutefinition de Quintilien2

Deux autres sens peuvent ecirctre donneacutes agrave la rheacutetorique Elle peut aussi ecirctre lrsquoenseignement de lrsquoart

du discours ce qui implique sa pleine connaissance ou encore le fait drsquoavoir deacutecouvert ses

proceacutedeacutes Enfin la rheacutetorique peut ecirctre une theacuteorie du discours persuasif lrsquoideacutee est ici non pas de

pratiquer lrsquoart oratoire (en lrsquoeffectuant ou en le transmettant) mais de lrsquoeacutetudier et de le comprendre

la rheacutetorique est alors explicative ndash ce dernier sens deacutesignant non seulement la connaissance du

systegraveme de la rheacutetorique de tout ce qui la constitue mais aussi de son fonctionnement3

On peut la caracteacuteriser4 drsquoune premiegravere maniegravere la plus eacutevidente en la deacutefinissant comme

art ou technique de la persuasion par le discours5 Cet art oratoire use drsquoeffets que doit produire le

discours sur son auditoire il vise autant agrave eacutemouvoir qursquoagrave convaincre On rattache geacuteneacuteralement

ses origines agrave deux traditions distinctes la sophistique et le stoiumlcisme

1 REBOUL 1984 p 6 2 La division des arts selon Quintilien est la suivante arts theacuteoriques (laquo connaissance et appreacuteciation des choses raquo) arts pratiques (consistent entiegraverement dans lrsquoaction) arts effectifs (exeacutecution drsquoun ouvrage visible) La rheacutetorique tient en partie aux trois sortes mais pour lrsquoessentiel laquo comme lœuvre de la rheacutetorique consiste principalement dans laction je lappellerai un art pratique ou administratif car ce nom signifie la mecircme chose raquo QUINTILIEN Institutions oratoire Livre II Chap XVIII 3 laquo la rheacutetorique nrsquoest pas normative mais explicative raquo Voir Reboul 1984 p 6 4 De rhecirctorikecirc (teknecirc) laquo art oratoire raquo 5 REBOUL 1991 p 5

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

144

La rheacutetorique consideacutereacutee dans sa deacutefinition sophistique se trouve eacutetroitement lieacutee agrave la

persuasion obtenue si neacutecessaire par la manipulation de lrsquoauditoire1 Ce versant de la rheacutetorique

met en avant le lien existant entre lrsquoorateur et son public et donc sur les affects de ce dernier

comme lrsquoa fait remarquer Joeumllle Gardes-Tamine2

Lrsquoautre source de la rheacutetorique reacuteside dans le stoiumlcisme de Ciceacuteron ou de Quintilien elle

deacutefinit la rheacutetorique comme laquo art du bien dit raquo Crsquoest dans ce cas le discours lui-mecircme qui est mis

en avant il srsquoappuie sur la grammaire et possegravede une importante fonction eacuteducative et morale La

rheacutetorique se trouvera donc toujours comme eacutecarteleacutee entre les aspects proprement philosophiques

qursquoelle veacutehicule (et que lrsquoon retrouve preacutesents dans les deacutebats actuels concernant la philosophie du

langage) et la suspicion qursquoelle eacuteveille freacutequemment

A2 LA RHEacuteTORIQUE GRECQUE

Le nom de Gorgias (485-374) est largement associeacute agrave des questions propres agrave lrsquoeacutelocution ndash

le style et les figures de style On parle drsquoailleurs laquo de gorgianisme pour caracteacuteriser un discours

particuliegraverement eacuteloquent raquo ou de laquo figures gorgianiques raquo3 Jugeant que les figures de la rheacutetorique

touchaient directement lrsquoacircme4 il fut le premier agrave rapprocher discours et poeacutesie5 comparant la

persuasion agrave la meacutedecine En effet pour Gorgias la puissance du langage reacuteside dans la persuasion6

La figure du sophiste nous apparaicirct traditionnellement sous un jour neacutegatif en raison

notamment de lrsquoattaque meneacutee par Platon agrave son eacutegard Toutefois si Platon voit le sophiste comme

une caricature du philosophe comme un illusionniste7 son contemporain Isocrate (436-338) qui

aurait eacuteteacute eacutelegraveve de Prodicos et Gorgias8 se deacutemarque de cette condamnation (bien qursquoil rejette les

1 Et notamment en leurrant son lrsquoauditoire voir agrave ce sujet par exemple Platon (laquo Par la force de leur discours ils [Tisias et Gorgias] font paraicirctre petites les grandes choses et grandes les petites ils donnent agrave la nouveauteacute un ton archaiumlsant et agrave son contraire un ton nouveau raquo PLATON Phegravedre 267 a) ou Aristote (laquo comme dans lrsquoeacuteristique ce qui produit la duperie crsquoest ce qursquoon nrsquoajoute pas () Aussi srsquoindignait-on justement de la profession de Protagoras car crsquoest un leurre un faux-semblant de vraisemblance qui ne se trouve dans aucun autre art que la Rheacutetorique et lrsquoEacuteristique raquo ARISTOTE Rheacutetorique 1402 a) 2 laquo En utilisant des termes modernes on pourrait dire que la rheacutetorique se relie agrave la psychologie et agrave la sociologie Elle srsquoappuie eacutevidemment sur les meacutecanismes de la persuasion qui sont logiques raquo GARDES-TAMINE 1996 p 8 3 DANBLON 2005 p 28 PERNOT 2000 p 34 4 DANBLON 2005 p 28 5 GARDES-TAMINE 1996 p 24 6 laquo le langage exerce une violente contrainte sur lrsquoacircme comparable agrave lrsquoaction des drogues sur le corps et aux arts de sorcellerie et de magie il suscite ou supprime des opinions et des eacutemotions il prend des formes multiples parmi lesquelles la poeacutesie les incantations les discours eacutecrits avec art que lrsquoon prononce dans les deacutebats les controverses des philosophes raquo GORGIAS Eacuteloge drsquoHeacutelegravene 8-14 Voir PERNOT 2000 p 33 7 Voir agrave ce sujet la fin du Sophiste 8 PERNOT 2000 p 47

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

145

travers des sophistes comme la grandiloquence) Il cherche agrave moraliser la rheacutetorique agrave lrsquoidentifier

agrave la philosophie lrsquoharmonie devient alors la valeur centrale1

Face agrave cette controverse lrsquoattitude drsquoAristote se deacutemarque assez nettement puisque crsquoest

sur le plan de lrsquoaction qursquoil en pose les enjeux Il refuse en effet agrave la rheacutetorique le statut de science

preacutefeacuterant la deacutefinir comme art ou technique de persuasion Elle ne srsquooccupe pas de veacuteriteacute absolue

mais des affaires humaines (lrsquoauditoire doit donc y ecirctre pleinement pris en compte) Sa Rheacutetorique

reacutedigeacutee en vue drsquoun travail drsquoenseignement2 est geacuteneacuteralement consideacutereacutee comme lrsquoouvrage

fondateur de la theacuteorie de lrsquoargumentation ou si lrsquoon preacutefegravere le couronnement de la rheacutetorique

grecque3 Le premier livre concerne le raisonnement et les genres oratoires le deuxiegraveme propose

une theacuteorie des eacutemotions le troisiegraveme est consacreacute au style aux figures et aux parties du discours

Les trois eacuteleacutements qui structurent la penseacutee grecque concernant le discours crsquoest-agrave-dire

lrsquoethos le logos et le pathos font systegraveme dans la theacuteorie drsquoAristote Ces trois eacuteleacutements que lrsquoon peut

traduire par les fonctions respectives de lrsquoorateur de lrsquoargument et de lrsquoauditoire correspondent

aux divers moyens permettant la persuasion moyens qursquoAristote nomme preuves 4

Les preuves administreacutees par le moyen du discours sont de trois espegraveces les premiegraveres

consistent dans le caractegravere de lrsquoorateur les secondes dans les dispositions ougrave lrsquoon met lrsquoauditeur les

troisiegravemes dans le discours mecircme parce qursquoil deacutemontre ou paraicirct deacutemontrer5

Drsquoun cocircteacute en effet lrsquoorateur doit inspirer la confiance cet objectif deacutependra du

laquo caractegravere raquo qursquoil saura offrir agrave son auditoire un caractegravere qui sera construit dans le discours et en

sera ainsi un effet de lrsquoautre cocircteacute il importera de mettre lrsquoauditoire en disposition dans un eacutetat

eacutemotionnel donneacute en eacuteveillant chez lui diverses passions

A3 LA RHEacuteTORIQUE LATINE

1 Isocrate laquo tourne le dos agrave la grandiloquence et creacutee une prose distincte de la poeacutesie sobre claire preacutecise exempte de termes rares de neacuteologismes de meacutetaphores brillantes de rythmes marqueacutes mais subtilement belle et profondeacutement harmonieuse Sans ecirctre poeacutetique elle doit son rythme agrave lrsquoeacutequilibre de la peacuteriode et agrave la clausule qui la termine raquo REBOUL 1991 p 23 2 PERNOT 2000 p 63 3 Voir DANBLON 2005 p 38 et PERNOT 2000 p 38 4 Preacutecisons que les preuves sont dites laquo techniques raquo lorsqursquoelles relegravevent de la technique proprement rheacutetorique et laquo extra-techniques quand elles preacutecegravedent la rheacutetorique ndash les faits indiscutables les piegraveces agrave convictions les aveux etc 5 ARISTOTE Rheacutetorique 1356 a

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

146

Premier traiteacute drsquoimportance depuis celui drsquoAristote et faisant figure agrave bien des eacutegards de

lien entre les rheacutetorique grecque et romaine La Rheacutetorique agrave Herennius longtemps attribueacutee par

erreur agrave Ciceacuteron opegravere une synthegravese complegravete de lrsquoart qursquoil deacutecrit La classification du laquo systegraveme raquo

de la rheacutetorique heacuteriteacute drsquoAristote y apparaicirct de maniegravere plus preacutecise

Ciceacuteron (106-43) est une des figures majeures de la rheacutetorique romaine et une reacutefeacuterence

pour le XVIe siegravecle Ses traiteacutes vont au-delagrave drsquoune simple reprise de la rheacutetorique grecque Srsquoopposant

comme Isocrate agrave la condamnation formuleacutee par Platon il srsquoefforce de laquo rheacutetoriser raquo la philosophie

Il deacutefend une vision du monde dans laquelle la rheacutetorique est un art complet consiste en un

eacutequilibre entre forme et contenu srsquoarticule avec la philosophie et fait intimement interagir les trois

aspects du discours que sont le logos lrsquoethos et le pathos Toutefois crsquoest surtout le pathos qui occupe

une place significative que ce soit dans les eacuteleacutements relatifs au style (lrsquoeacutelocution) ou dans la

veacuteritable mis en scegravene que constitue lrsquoaction

Avec Ciceacuteron Quintilien (35-96) est lrsquoauteur qui contribuera le plus largement agrave

lrsquointroduction de la rheacutetorique au sein de la poeacutetique musicale speacutecialement chez Burmeister La

synthegravese qursquoil propose de la rheacutetorique donne lieu agrave une systeacutematisation tregraves avanceacutee nourrie drsquoune

grande richesse dans les sources reacutedigeacute agrave la toute fin de sa vie (93-95) son ouvrage majeur

beacuteneacuteficiait ainsi des fruits de sa longue carriegravere Aussi cette Institution oratoire apparait-elle comme

une veacuteritable somme1 (le terme drsquoinstitution eacutetant ici agrave entendre au sens drsquoeacuteducation lrsquoouvrage

couvre en effet lrsquointeacutegraliteacute de la formation de lrsquoorateur de lrsquoenfance jusqursquoagrave la retraite)2

A4 LE SYSTEgraveME DE LA RHEacuteTORIQUE

Ce que lrsquoon appelle parfois laquo systegraveme de la rheacutetorique raquo constitue durant lrsquoAntiquiteacute une

sorte de bien commun un enseignement qui srsquoest eacutetoffeacute au fil des siegravecles depuis la Gregravece classique

1 laquo le meilleur panorama existant de la rheacutetorique antique et le principal ouvrage qursquoil convient de lire si lrsquoon veut comprendre en profondeur cette discipline raquo PERNOT 2000 p 210 2 LrsquoInstitution oratoire est composeacutee de douze livres le premier srsquoadresse au preacutecepteur ou agrave lrsquoinstituteur exposant les travaux qui

preacutecegravedent lrsquoentreacutee de lrsquoeacutelegraveve dans la classe du rheacuteteur Le deuxiegraveme livre aborde les premiers rudiments de lrsquoenseignement (chap I

agrave XII) ainsi que divers problegravemes concernant la deacutefinition de la rheacutetorique (chap XIII agrave XXI)

La suite de lrsquoouvrage est organiseacutee selon les parties de la rheacutetorique Les livres III agrave VII traitent de lrsquoinvention et de la disposition les livres VIII agrave X de lrsquoeacutelocution le livre XI de la meacutemoire et de la prononciation (ou action) le dernier livre apporte diverses consideacuterations sur lrsquoimportance pour lrsquoorateur de la culture geacuteneacuterale et de la valeur morale

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

147

et helleacutenistique puis agrave travers lrsquoensemble de la civilisation romaine On peut deacutecrire ce systegraveme

comme un reacuteseau de listes de notions de termes techniques

Les devoirs de lrsquoorateur qui recoupent partiellement la distinction aristoteacutelicienne entre logos

ethos et pathos peuvent ecirctre reacutesumeacute par la triade latine docere placere movere (instruire plaire

eacutemouvoir)

Les genres du discours rheacutetorique (deacutetailleacutes par Aristote) deacutelibeacuteratif (conseiller ou

deacuteconseiller) judiciaire (accuser ou deacutefendre) eacutepidictique (louer ou blacircmer)

Les parties de la rheacutetorique invention (trouver les arguments) disposition (les ordonner en

un plan) eacutelocution (exprimer selon un style) meacutemoire (fixer le discours) action (prononcer le

discours)

La disposition elle-mecircme est constitueacute des parties du discours exorde narration proposition

argumentation (preuve reacutefutation) peacuteroraison

Les genres de style grand moyen simple (pour Quintilien eacutemouvoir plaire instruire)

Les formes stylistiques clarteacute ampleur ou digniteacute veacuteheacutemence eacuteclat vigueur beauteacute

simpliciteacute douceur sinceacuteriteacute seacuteveacuteriteacute etc

Les figures dont les figures drsquoeacutelocution reacutepeacutetition anaphore (commencement par le mecircme

mot des membres de phrases successives) retour en arriegravere concateacutenation etc

B MUSIQUE ET RHEacuteTORIQUE

De lrsquoAntiquiteacute agrave la renaissance la rheacutetorique et la musique ayant eacutevolueacute de maniegravere

indeacutependante (et jusqursquoagrave la fin du Moyen-acircge lrsquoune au sein du quadrium lrsquoautre au sein du trivium)

on peut consideacuterer que lrsquoideacutee drsquoune rheacutetorique musicale ne correspondit agrave aucune reacutealiteacute tangible

De ce fait et en raison eacutegalement du regain drsquointeacuterecirct pour les Anciens au XVIe siegravecle lrsquoeacutelaboration

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

148

de la rheacutetorique musicale srsquoest appuyeacutee sur le corpus que nous venons de mentionner avec une

preacutedilection pour lrsquoInstitution oratoire de Quintilien

B1 AFFINITEacuteS MENTIONNEacuteES PAR LES ANCIENS

Il ne fait aucun doute pour les rheacuteteurs de lrsquoAntiquiteacute qursquoil existe une sorte drsquoaffiniteacute entre

rheacutetorique et musique par laquelle ces deux disciplines agissent sur lrsquoacircme de lrsquoauditoire (Nous

parlons ici de laquo musique raquo en un sens qursquoa acquis ce terme depuis lrsquoeacutepoque moderne il convient

toutefois drsquoecirctre prudent agrave ce sujet)1 Ainsi Denys drsquoHalicarnasse eacutevoquant la lecture des discours

drsquoIsocrate affirme

Quand je lis nrsquoimporte quel discours drsquoIsocrate qursquoil ait eacuteteacute reacutedigeacute pour des tribunaux des

assembleacutees ou des paneacutegyries je deviens grave au moral et il se fait un grand calme dans mon esprit

comme agrave lrsquoaudition des airs spondiaques joueacutes agrave la flucircte pendant les libations ou des meacutelodies eacutecrites

dans la gamme dorienne ou le mode enharmonique Lorsque je prends en revanche un discours de

Deacutemosthegravene je suis saisi drsquoenthousiasme pousseacute dans un sens puis dans lrsquoautre eacuteprouvant eacutemotion

[pathos] sur eacutemotion deacutefiance angoisse crainte meacutepris haine pitieacute indulgence colegravere envie je passe

par tous les sentiments qui peuvent srsquoemparer de lrsquoesprit humain2

Par conseacutequent nous ne serons pas surpris de voir Quintilien mentionner cet aspect de la

musique alors qursquoil deacutefend la neacutecessiteacute pour lrsquoorateur de bien la connaicirctre

les armeacutees des Laceacutedeacutemoniens senflammaient aux accents de la musique Les clairons et les

trompettes de nos leacutegions ne produisent-ils pas le mecircme effet La supeacuterioriteacute des armes romaines

semble ecirctre en rapport avec la veacuteheacutemence de leurs accents Cest donc avec raison que Platon a cru que

la musique eacutetait neacutecessaire agrave lhomme public que les grecs appellent πολιτικόν3

Les comparaisons effectueacutees alors entre les deux arts permettent notamment drsquoexpliquer

comment fonctionne la rheacutetorique4 voire comment agrave lrsquoaide drsquoarts exteacuterieurs (la musique mais aussi

la geacuteomeacutetrie) lrsquoenseigner au mieux

je ne preacutetends pas former un orateur sur le modegravele de ceux qui existent ou qui ont existeacute mais

dapregraves le type ideacuteal dun orateur parfait et accompli sous tous les rapports5

1 Voir agrave ce sujet lrsquoouvrage Mousikeacute et logos de Johannes Lohmann qui aborde de cette question LOHMANN 1989 2 DENYS DrsquoHALICARNASSE 1998 p 92 3 QUINTILIEN I X sect 6 p 40 4 GALLO 2002 p 58 5 QUINTILIEN I X sect 3 p 39

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

149

Lrsquoauteur preacutecise toutefois que ces apports exteacuterieurs possegravedent leur valeur non pas en eux-

mecircmes mais par le fait qursquoils viennent srsquointeacutegrer agrave lrsquoart oratoire deacutejagrave existant1

Il nrsquoen demeure pas moins que la musique est pour la rheacutetorique un apport preacutecieux2 Nous

pouvons donc veacuterifier agrave travers les exemples mentionneacutes et bien drsquoautres (chez Ciceacuteron dans la

Rheacutetorique agrave Herennius etc) que la musique est prise veacuteritablement en consideacuteration Tacircchons de

voir agrave preacutesent plus en deacutetails en quoi peuvent consister les relations entre les deux arts en partant

cette fois drsquoune revue meacutethodique des aspects susceptibles drsquoecirctre concerneacutes et que ces relations

aient eacuteteacute ou non envisageacutes par les auteurs de lrsquoAntiquiteacute

B2 UNE AUTRE AFFINITEacute ENVISAGEABLE LE VOCABULAIRE

Un simple coup drsquoœil sur les entreacutees drsquoun dictionnaire de rheacutetorique nous preacutesente un

vocabulaire qui renvoie freacutequemment de maniegravere directe ou indirecte agrave la musique cacophonie

cadence clausule composition emphase figure style fleuri gradation grave imitation ornement

peacuteriode reacutepeacutetition style transposition trope volume etc Si une telle eacutenumeacuteration ne deacutemontre

rien en elle-mecircme elle signale toutefois nous semble-t-il la proximiteacute des deux disciplines On

peut ajouter que dans les deux cas ces termes possegravedent une signification technique preacutecise tout

en rappelant que nous nrsquoavons ici mentionneacute aucun terme ayant inteacutegreacute le vocabulaire musical suite

agrave lrsquoavegravenement de la rheacutetorique musicale baroque Mais il apparaicirct qursquoun tel eacutetat de fait ne pouvait

qursquoencourager quelqursquoun comme Burmeister agrave venir puiser presque naturellement agrave ce lexique

En observant une telle liste du vocabulaire de la rheacutetorique nous pouvons eacutegalement

remarquer que les relations envisageables entre musique et rheacutetorique sont de nature diverse elles

peuvent concerner le son (sa hauteur par exemple) les traits relatifs agrave la voix (phraseacute rythme etc)

des eacuteleacutements de syntaxe ou de structure etc

En reacutesumeacute de telles indices rendaient tregraves plausible lrsquohypothegravese drsquoune association des deux

disciplines Reste agrave savoir en quoi elle consisterait concregravetement degraves lors qursquoil srsquoagirait drsquoeacutetablir une

veacuteritable meacutethode de composition fondeacutee sur la rheacutetorique

B3 CE QUE PEUT ETRE UNE VEacuteRITABLE RHEacuteTORIQUE MUSICALE

1 Ibid 2 Quintilien consacre ainsi dans lrsquoInstitution oratoire la plus grande partie drsquoun chapitre agrave la musique QUINTILIEN I X

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

150

La mise en œuvre de cette laquo hypothegravese raquo est veacuteritablement ce en quoi a consisteacute lrsquoeacutevolution

de la poeacutetique musicale allemande Mais un tel processus srsquoeacutetendit sur une tregraves longue peacuteriode

entraicircna certains choix theacuteoriques (et philosophiques) et rencontra divers obstacles

La rheacutetorique musicale au sens ougrave lrsquoon emploie parfois cette expression pour en deacutesigner

la forme systeacutematiseacutee agrave lrsquoextrecircme propre au monde germanique consiste bien en une conception

de la musique jusqursquoalors ineacutedite une discipline musicale rigoureusement calqueacutee sur le modegravele de

la rheacutetorique Un tel choix implique toutefois drsquoaller bien plus loin que lrsquoeacutetape franchie par

Burmeister il suppose en effet de penser la musique en prenant en compte tous les eacuteleacutements qui

caracteacuterisent la rheacutetorique (ou en prenant le problegraveme dans lrsquoautre sens de laquo rheacutetoriser raquo tous les

paramegravetres musicaux) et crsquoest drsquoailleurs mutatis mutandis agrave une tacircche aussi consideacuterable que se

consacrera Mattheson

Dans la quecircte drsquoune telle rheacutetorique musicale (vraiment musicale pourrait-on dire) lrsquoessentiel

du systegraveme de la rheacutetorique semble bien avoir eacuteteacute convoqueacute Lrsquoensemble des instances oratoires

tout drsquoabord lrsquoethos musical et plus encore le pathos musical ont fait lrsquoobjet drsquoune reacuteflexion

approfondie quand agrave ce que lrsquoon pourrait nommer lrsquoideacutee drsquoun logos musical elle se reacutevegravele

inseacuteparable du projet lui-mecircme degraves lors que la musique y est consideacutereacutee comme un discours1 Non

seulement comme soutien du discours verbal mais comme discours agrave part entiegravere

Mais les choses sont encore plus claires en ce qui concerne les parties de cette rheacutetorique

musicale Nous observerons toutefois que chacune de ces parties nrsquoa pas reccedilu le mecircme

deacuteveloppement En premier lieu lrsquoheacuteritage de Melanchthon ndash qui avait limiteacute la rheacutetorique aux trois

premiegraveres crsquoest-agrave-dire agrave celles de lrsquoeacutecriture du discours ndash a fortement peseacute mecircme si lrsquoaction (en

lrsquooccurrence lrsquointerpreacutetation musicale) a eacuteteacute abordeacutee par Burmeister Cependant lrsquoessor de la

rheacutetorique musicale a fondamentalement porteacute dans un premier temps sur la question de

lrsquoeacutelocution

C LrsquoEacuteLOCUTION

1 Notamment dans la perspective ouverte par G Mei et la Camerata fiorentina Voir aussi agrave ce sujet HARNONCOURT 1982 laquo Naissance et eacutevolution du discours musical raquo p 177-178

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

151

C1 EacuteLOCUTON ET THEacuteORIE DES FIGURES

En rheacutetorique lrsquoelocutio (eacutegalement appeleacutee decoratio) vise agrave rendre le discours convainquant

recourant pour ce faire agrave des figures de style

Durant lrsquoAntiquiteacute les notions de style et de figures avaient connu un deacuteveloppement

significatif agrave lrsquoeacutepoque helleacutenistique notamment dans le traiteacute Du style drsquoun certain Deacutemeacutetrios1 On

y trouvait plus particuliegraverement (outre la preacutesentation de quatre genres stylistiques au lieu de trois

ndash grand eacuteleacutegant simple et veacuteheacutement) une eacutetude fouilleacutee des moyens de style Laquelle impliquait laquo le

choix des mots leur ajustement entre eux les figures qui les incluent raquo2 Et par conseacutequent une

reacuteflexion sur le vocabulaire un examen de lrsquoagencement des mots et surtout une theacuteorie des figures

de style

La theacuteorie des figures repose sur les notions drsquoeacutecart et drsquoeffet les proceacutedeacutes reacutepertorieacutes sont

deacutefinis comme des changements ou des deacuteviations par rapport agrave lrsquousage laquo naturel raquo du langage3

Crsquoest ainsi que les figures de styles bien que traiteacutees auparavant (notamment par Aristote)

furent distingueacutees en tropes (remplacement drsquoun terme ndash le terme propre ndash par un autre) en figures

de penseacutees (portant sur plusieurs mots et affectant le contenu indeacutependamment de lrsquoexpression) et

en figures drsquoeacutelocution (portant sur plusieurs mors et affectant lrsquoexpression en elle-mecircme)

Au XVIIe siegravecle au sein de la poeacutetique musicale lrsquoeacutelocution (donc de telles figures et leur

emploi en fonction du style adopteacute par le compositeur) est initialement conccedilue pour enrichir le

discours verbal et le rendre plus convaincant Cette eacutelocution musicale manifeste agrave la fois une

vocation religieuse heacuteriteacutee drsquoAugustin et un modegravele celui des Institution oratoires

C2 LA RHEacuteTORIQUE CHEZ SAINT AUGUSTIN

Mecircme si concernant la place agrave accorder agrave la musique Luther avait passeacute outre les reacuteticences

formuleacutees par Augustin il apparaicirct que les recommandations de ce dernier concernant la rheacutetorique

eacutetaient bien preacutesentes au moment de la Reacuteforme En effet influenceacute par Platon et Ciceacuteron il avait

deacuteveloppeacute une conception chreacutetienne de la rheacutetorique4 destineacutee agrave relayer le message des Eacutecritures

1 Lrsquoidentiteacute de lrsquoauteur est incertaine il peut srsquoagir de Deacutemeacutetrios de Phalegravere (-IIIe s) ou selon une autre proposition drsquoun auteur

inconnu du Ier siegravecle GARDES-TAMINE 1996 p 117 2 Propos attribueacute par Isocrate agrave Denys drsquoHalicarnasse Citeacute par PERNOT 2000 p 86 3 PERNOT 2000 p 87 4 AUGUSTIN De Doctrina Christiana livre IV

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

152

Pour ce faire il avait chercheacute agrave eacutetablir le portrait de lrsquoorateur chreacutetien lequel ne relegraveve pas de la

communauteacute humaine mais de ce qui la transcende

lrsquoorateur chreacutetien disparaicirct dans la pleine communion entre le logos et le pathos avec une

preacuteeacuteminence pour ce dernier puisque crsquoest la communion qui assure lrsquoaccegraves agrave la Veacuteriteacute1

Le Moyen-acircge fut ainsi largement domineacute par une telle rheacutetorique centreacutee sur le lrsquoelocutio

plutocirct que sur lrsquoinventio inspireacutee drsquoAugustin et de Greacutegoire le Grand2 elle devint un art de

preacutedication (artes praedicandi) que lrsquoon retrouvait chez Cassiodore Isidore de Seacuteville ou Begravede le

Veacuteneacuterable3 Un art qui est eacutegalement agrave lrsquoœuvre chez Luther

C3 LrsquoEacuteLOCUTION DANS LrsquoINSTITUTION ORATOIRE DE QUINTILIEN

Parmi les diverses parties de la rheacutetorique Quintilien preacutesentait lrsquoeacutelocution comme la plus

difficile agrave acqueacuterir4 Dans le livre VIII il traitait respectivement de la clarteacute de lrsquoornementation et

de lrsquoamplification (et de la diminution) un chapitre abordait le rocircle des sentences (sententiae) crsquoest-

agrave-dire des formules brillantes qui consistent en des penseacutees morales universellement vraies et

louables5 Il terminait par la question des tropes ndash le trope eacutetant deacutefinie comme laquo un changement

par lequel on transporte un mot ou une phrase de sa signification propre en une autre qui lui donne

plus de force raquo6 Crsquoest ici ainsi que dans le livre suivant consacreacute aux figures que lrsquoon entrait dans

cette terminologie fastidieuse et parfois rebutante qui est souvent au cœur des critiques adresseacutees

agrave la rheacutetorique Quintilien toutefois ne deacutecrivait que les tropes jugeacutes reacuteellement significatifs7

Lrsquoeacutetude du style se poursuivait au Livre IX par celle des figures Deux types de figures se

distinguant dans leur rapport agrave lrsquoexpression et notamment agrave lrsquoexpression orale dans le cas des

figures de penseacutee crsquoest le contenu (au sens linguistique du terme) de lrsquoexpression qui est affecteacute

dans celui des figures drsquoeacutelocution crsquoest la forme (audible donc) de lrsquoexpression

Affirmant toute la speacutecificiteacute et la valeur de lrsquoart oratoire le deacutefinissant comme un art

pratique qui ne saurait donc ecirctre confondu avec un art theacuteorique (ou laquo administratif raquo)8 Quintilien

1 CARRILHO 1999 chap 5 (laquo Au-delagrave du langage la seconde sophistique et la rheacutetorique chreacutetienne raquo) p 79 2 MEYER M 1999 note ndeg15 p 356 3 Cassiodore Institution des lettres divines et humaines Isidore de Seacuteville Livre des Eacutetymologies Begravede le Veacuteneacuterable Traiteacute des tropes et des figures (TIMMERMANS 1999 p 91-92) voir aussi DE LIBERA 1993 p 258-270 4 QUINTILIEN VIII Introduction 5 Op cit Chap V 6 Op cit Chap VI 7 Agrave savoir meacutetaphore synecdoque meacutetonymie antonomase onomatopeacutee meacutetalepse alleacutegorie hyperbate et hyperbole 8 QUINTILIEN II XVIII

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

153

srsquoopposait avec vigueur tout comme Ciceacuteron aux critiques platoniciennes Loin de repreacutesenter une

menace lrsquoeacutelocution trouve ainsi toute sa place

D LA THEacuteORIE DES FIGURES ET LA POEacuteTIQUE MUSICALE

Or la grande affaire du XVIIe siegravecle pour la poeacutetique musicale est ce vaste domaine des

questions de style et des diverses theacuteories des figures ce que lrsquoon deacutesigne couramment sous le

terme de Figurenlehre

D1 MUSIQUE ET EacuteLOCUTION STYLE ET FIGURES DE RHEacuteTORIQUE

On peut deacutefinir le style comme ce qui caracteacuterise la maniegravere dont est composeacute le discours

Il est traditionnellement deacutefini par son genre (grave simple agreacuteable)1 et par ses qualiteacutes ou vertus

correction clarteacute convenance et ornementation2 Drsquoune maniegravere plus preacutecise on peut eacutegalement

deacutefinir le style comme choix des mots des figures des rythmes et des constructions de phrases

Aussi sans entrer dans le deacutetail des consideacuterations qui pourraient suivre ces quelques rappels on

observera qursquoune eacuteventuelle application agrave la musique paraicirct clairement envisageable Lrsquoideacutee de style

musical apparaicirct mecircme comme une des plus eacutevidentes adaptations de la musique agrave la rheacutetorique

Que peut-on dire des figures de rheacutetorique si on les aborde en relation avec la musique

Comme en drsquoautres occasions rapporteacutees preacuteceacutedemment la comparaison avec la musique peut ecirctre

employeacutee pour illustrer le fonctionnement drsquoune figure rheacutetorique crsquoest ce que fait lrsquoauteur du

Traiteacute du Sublime deacutecrivant la peacuteriphrase en eacutevoquant les notes drsquoaccompagnement drsquoune meacutelodie

Comme dans la musique les notes dites drsquoaccompagnement rendent le son principal plus

agreacuteable agrave lrsquooreille de mecircme la peacuteriphrase sert souvent drsquoaccompagnement agrave lrsquoexpression propre3

1 Ou encore noble tenue medium 2 Voir QUINTILIEN VIII La convenance deacutesigne la pertinence du style choisi en regard de son objet Ainsi le style grave vise agrave eacutemouvoir (pathos) et sera utiliseacute dans la peacuteroraison le style simple vise agrave eacuteduquer ou expliquer (logos) et concernera narration (ou la confirmation) le style agreacuteable vise agrave plaire (ethos) et sera employeacute dans lrsquoexorde 3 Traiteacute du Sublime eacuted H Lebegravegue Paris 1939 p 41 Voir GALLO 2002 p 58

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

154

Mais au-delagrave de cette simple utilisation la question principale est de savoir ce qursquoil en est

de lrsquoextension du concept de figure de rheacutetorique agrave celui de figure de rheacutetorique musicale Comme nous

lrsquoavons indiqueacute plus haut en parlant du style crsquoest lagrave un domaine se precirctant manifestement agrave une

telle opeacuteration puisque la notion de figure musicale existe deacutejagrave en elle-mecircme Aussi la premiegravere

utiliteacute du vocabulaire rheacutetorique fut de nature peacutedagogique comme ce fut le cas chez Burmseister

Ce nrsquoest qursquoen nommant les techniques employeacutees pas les anciens maicirctres de la polyphonie

vocale que leur musique pouvait ecirctre comprise et expliqueacutee Afin drsquoy parvenir et de faire de lrsquoart de la

composition un artisanat accessible agrave lrsquoeacutetudiant il fallait au professeur rendre ces pheacutenomegravenes musicaux

accessibles agrave lrsquoinstruction lrsquoanalyse et la composition De par lrsquoinsistance porteacutee sur les disciplines du

langage au sein des Lateinschulen la terminologie rheacutetorique eacutetait familiegravere et accessible agrave tous les

eacutetudiants1

Cette connaissance partageacutee de la rheacutetorique ainsi qursquoun reacutepertoire commun de

compositeurs relevant de la tradition polyphonique (Lassus Clemens non Papa) ont permis de

mettre en place au deacutebut du XVIIe siegravecle une premiegravere sorte de Figurenlehre centreacutee sur le discours

lui-mecircme au sens ougrave lrsquoon parle parfois drsquoun laquo langage musical raquo Ce moment consistera ainsi agrave

nommer organiser et classer les eacuteleacutements drsquoun logos musical pour scheacutematiser on peut associer agrave

ces trois eacutetapes les noms de Burmeister Nucius et Thuringus

D2 LA RHEacuteTORIQUE COMME TERMINOLOGIE DU DISCOURS MUSICAL

La rheacutetorique eacutetait envisageacutee par Burmeister comme un outil destineacute agrave fournir une meacutethode

de composition cela signifie donc que crsquoest bien la composition (la poeacutetique) musicale ndash conccedilue

notamment dans ses capaciteacutes expressives ndash qui eacutetait le point de deacutepart de son entreprise Lrsquoideacutee

eacutetait donc de se servir drsquoune discipline propre au langage verbal Le choix de cette deacutemarche eacutetait

approuveacute comme en teacutemoigne une remarque du professeur de rheacutetorique T Johannes Simonius

je vois qursquoen employant des mots et des termes grammaticaux et oratoires comme on les

appelle il a embrasseacute de faccedilon eacuterudite et subtile des matiegraveres tregraves utiles concernant la porteacutee la maniegravere

de transcrire en lettres un chant eacutecrit en notes (ce que nous appelons en vernaculaire transcrire)2

Comme nous lrsquoavons vu au chapitre preacuteceacutedent Burmeister srsquoest efforceacute drsquoeacutetendre le plus

loin possible ce transfert drsquoun art sur un autre y compris en ne se contentant pas de srsquoen tenir aux

1 BARTEL 1977 p 83 2 T Johannes SIMONIUS lettre du 07 juillet 1599 agrave Statius Olthff Voir BURMEISTER 2007 p 199

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

155

trois premiegraveres parties de la rheacutetorique agrave la suite de lrsquoinfluence pourtant deacutecisive de Melanchthon

sur la poeacutetique musicale naissante mais en se preacuteoccupant eacutegalement de lrsquoaction Afin de preacuteciser

sa conception de la prononciation Burmeister citait en effet directement Quintilien dans son Musica

autoscheacutediastikegrave Pour ce dernier

Toute lrsquoaction se divise en deux parties la voix et le geste lrsquoune eacutemeut les oreilles lrsquoautre les

yeux les deux sens gracircce auxquels toute passion peacutenegravetre jusqursquoagrave lrsquoesprit raquo1

Au-delagrave drsquoun simple transfert de terminologie drsquoautres theacuteoriciens contemporains de

Burmeister envisagegraverent de faire correspondre ces termes agrave des reacutealiteacutes musicales preacuteexistantes

Crsquoest lagrave tout particuliegraverement lrsquoobjectif rechercheacute par Nucius

D3 LA RHEacuteTORIQUE COMME OUTIL DrsquoIDENTIFICATION

Johannes Nucius (ca 1556-1620) theacuteoricien et compositeur de motets fait avancer

sensiblement la theacuteorie des figures dans son Musices poeticae2 Cet ouvrage est composeacute de neuf

chapitres dont le septiegraveme expose une liste des figures3 Ces derniegraveres se reacutepartissent en deux

cateacutegories les figurae princpales qui relegravevent de la technique purement musicale et les figurae minus

principales associeacutees au texte et agrave lrsquoexpression des affects Au titre des premiegraveres se trouvent la fuga

la commissura (note de passage) et la repetitio la seconde cateacutegorie comprend climax complexio

homioteleuton et syncopatio

Pour Nucius la fonction de la figure de rheacutetorique musicale doit veacuteritablement ecirctre

drsquoembellir la composition lrsquoimitation de la rheacutetorique doit combler non plus une carence dans le

vocabulaire musicale mais dans le mateacuteriau musical lui-mecircme

Alors que la Figurenlehre de Burmeister srsquoeacutetait deacuteveloppeacutee agrave partir drsquoun mateacuteriau musical

assignant une terminologie rheacutetorique agrave des techniques musicales tireacutees de la composition celle de

Nucius tenait au deacutesir drsquoeacutetablir une Figurenlehre musicale analogue au concept rheacutetorique des figures4

D4 CLARIFICATION DE LA FIGURENLEHRE

1 BURMEISTER p 297 2 Nucius Johannes Musices poeticae sive De compositione cantus praeceptiones 1613 3 1 Improvisation et composition 2 Consonnances et dissonances 3 Enchaicircnement des consonnances 4 Emploi des dissonances 5 Le son 6 Les parties 7 Proprieacuteteacutes des voix et figures musicales 8 Cadences 9 Modes 4 BARTEL 1997 p 102

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

156

Le concept de figure de rheacutetorique musicale de Nucius est repris par Joachim Thuringus1

dans son Opusculum bipartitum de primordiis musicis (1624) Proche de la famille de Burmeister

Thuringus propose une theacuteorie des figures qui integravegre eacutegalement Burmeister et Dressler Grand

connaisseur de la theacuteorie musicale de son eacutepoque2 il rectifie le mateacuteriau dont il dispose

Du fait de la mise en œuvre systeacutematique des principes de classification de Nucius il devint

neacutecessaire agrave Thuringus drsquoeffectuer [des] ajustements mineurs agrave la cateacutegorisation des figures de Nucius

laquo menant ainsi agrave son terme une distinction entre les figures autonomes et figurae minus principales de la

rheacutetorique musicale raquo3

Thuringus augmente significativement la liste des figurae minus principales y ajoutant pausa

(dont il reprend lrsquoideacutee agrave Dressler) anaphora catachresis noema pathopoeia4 parrhisia etc Agrave la diffeacuterence

de Nucius il ajoute agrave cette liste la repetitio et agrave lrsquoinverse transfert la syncopatio dans la cateacutegorie des

figurae principales Il modifie eacutegalement le nom de certaines figures proposeacute auparavant par

Burmeister5

Toutes ces modifications6 conduisent agrave une clarification qui va srsquoaveacuterer efficace puisque la

classification de Thuringus connaicirctra une indeacuteniable posteacuteriteacute jusqursquoagrave la fin du XVIIe siegravecle elle sera

adopteacutee par Kircher Janovka ou Bernhard

D5 FIGURENLEHRE ET AFFECTS

Qursquoen est-il de la place des affects dans la Figurenlehre qui srsquoeacutelabore ainsi Le fait qursquoelle soit

essentiellement centreacutee sur le logos musical laisse supposer qursquoelle nrsquoaborde que peu la question de

lrsquoexpression des affects Il en va effectivement bien ainsi (excepteacute pour Burmeister) La fonction

de deacutecoration attribueacutee aux figures assimileacutee agrave un embellissement semble refleacuteter lrsquoancienne valeur

de suaviteacute

Tout comme le peintre ne meacuterite aucun eacuteloge de quelque importance du fait qursquoil saurait

restituer les repegraveres lrsquoeacutetat ou la couleur drsquoune image mais plutocirct parce qursquoil confegravere agrave ses images des

gestes uniques des apparences particuliegraveres ou des couleurs distinctes satisfaisant les yeux des

1 Les dates de naissance et de deacutecegraves de Thuringus ne sont pas connues 2 Au tout deacutebut de lrsquoOpusculum bipartitum figure en effet un index des theacuteoriciens et compositeurs auxquels il se reacutefegravere on y trouve notamment outre les noms de Burmeister et Nucius ceux de Calvisius Faber Glarean Josquin Listenius ou Lassus 3 BARTEL 1997 p 105 4 Qursquoil eacutecrit par erreur laquo parthopoeia raquo 5 Le laquo faux bourdon raquo devient catachresis et le supplementum devient paragoge 6 Voir eacutegalement LEGRAND p 179

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

157

spectateurs de mecircme au sein drsquoune composition des ressemblances permanentes et un manque

drsquorsquoembellissements fleuris font que non seulement elle demeure non artistique mais ennuie lrsquoauditeur1

Les figures servent davantage agrave orner qursquoagrave eacutemouvoir mecircme si Nucius fait eacutetat de termes

affectifs que la musique serait appeleacutee agrave illustrer par la musique2

CONCLUSION

On constate donc que le souci principal pour Nucius et Thuringus est de parvenir agrave une

veacuteritable imitation des concepts de la rheacutetorique Il srsquoagit drsquoeacutetablir des figures qui soient agrave la fois

reacuteellement musicales et rheacutetoriques En drsquoautres termes de progresser vers une rheacutetorique musicale

autonome

E LrsquoEXPRESSION DES AFFECTS

E1 EacuteLOCUTION ET EacuteMOTIONS

Lrsquoelocutio vise la seacutelection et lrsquoarrangement des mots du discours Bien que le terme

laquo eacutelocution raquo soit souvent consideacutereacute comme quasiment synonyme de diction cette derniegravere

expression est trop restrictive pour qualifier ce qui est ici en jeu La notion de style mecircme imparfaite

agrave restituer cet aspect de la rheacutetorique dans son ensemble est toutefois sans doute plus proche3

Le style se preacuteoccupe avant tout des qualiteacutes du discours (correction clarteacute ornement)

Mais lrsquoexistence de divers genres stylistiques (grand moyen simple) atteste du fait qursquoil y a plusieurs

maniegraveres de bien eacutecrire ceci en respectant la convenance et en fonction de lrsquoeffet qui est

rechercheacute 4

1 BARTEL 1997 p 101 2 laquo Crainte raquo laquo lamentation raquo laquo ennui raquo laquo rire raquo etc G3 3 laquo La qualiteacute essentielle de lrsquoeacutelocution est la clarteacute crsquoest lrsquoeacutelocution qui doit recevoir les ornements du discours Elle est eacutegalement le support de lrsquoemphase et le lieu d-e manifestation de sentences Enfin lrsquoeacutelocution accepte naturellement les figures raquo MOLINIE 1992 p 127 4 PERNOT 2000 p 86

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

158

Appliquons-nous donc agrave bien connaicirctre avant tout ce quil faut faire pour plaire au juge pour

linstruire pour leacutemouvoir et ce que nous nous proposons dans chaque partie de loraison Avec cette

preacutecaution nous ne serons pas exposeacutes agrave employer dans lexorde dans la narration dans

largumentation des mots suranneacutes ou meacutetaphoriques ou trop nouveaux ni agrave arrondir deacuteleacutegantes

peacuteriodes dans la division et dans la partition1

Le travail concernant lrsquoeacutelocution devrait ainsi permettre drsquoarticuler correctement la

technique agrave lrsquoeffet preacutevu sur lrsquoauditoire On trouvera drsquoailleurs chez Hermogegravene de Tarse un

systegraveme permettant drsquoattribuer agrave une seacuterie de sept formes stylistiques2 la description speacutecifique de

chacun des moyens permettant drsquoatteindre cette forme meacutethode expression figure arrangement

des mots rythme etc3

Si lrsquoon srsquointeacuteresse agrave la figure de style ndash un eacuteleacutement agrave la fois typique et controverseacute de la

rheacutetorique ndash qui est donc lrsquoun de ces moyens il apparaicirct qursquoelle peut parfois ecirctre semblable pour

deux formes distinctes comme la laquo majesteacute raquo et la laquo pureteacute raquo4 Ce genre de situation soulegraveve en

reacutealiteacute un important problegraveme peut-on envisager au moins en droit que puisse exister une

correspondance terme agrave terme entre un affect preacutecis et la figure supposeacutee le repreacutesenter Quintilien

reacutecuse fermement une telle hypothegravese

je ne partage pas lopinion de ceux qui comptent autant de figures que daffections de lacircme non

quune affection ne soit une certaine qualiteacute de lacircme mais parce que toute figure proprement dite et

comme on doit lentendre nest point une simple expression de quelque chose que ce soit Ainsi

teacutemoigner de la colegravere du deacuteplaisir de la pitieacute de la crainte de la confiance du meacutepris ce nest point lagrave

user de figures non plus que dexhorter de menacer de prier dexcuser5

Non seulement lrsquoexpression de ces affects ne procegravede drsquoaucune figure mais une figure

nrsquoexprime rien Pour autant ceci ne retire rien agrave lrsquointeacuterecirct porteacute au deacuteveloppement de diverses

theacuteories des figures durant tout le XVIIe siegravecle degraves lors que la rheacutetorique musicale est avant tout une

pratique Les choix seront en revanche deacutetermineacutes en fonction de deux critegraveres principaux celui

de la finaliteacute des figures et le critegravere de la technique proprement musicale

E2 INFLUENCE DE LrsquoITALIE SUR LA POEacuteTIQUE MUSICALE GERMANIQUE

1 QUINTILIEN XI 1 sect 3 2 Clarteacute grandeur beauteacute vivaciteacute caractegravere sinceacuteriteacute habileteacute 3 Voire PERNOT 2000 p 216-218 4 Op cit p 218 5 QUINTILIEN IX 1 sect 4 p 319

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

159

La poeacutetique musicale allemande eacutevolue durant la seconde moitieacute du XVIIe siegravecle drsquoune

maniegravere tregraves nette 1 lrsquoinfluence de lrsquoItalie srsquoexerce fortement agrave travers lrsquoenseignement reccedilu par les

compositeurs comme Schuumltz aupregraves de Carissimi et les principes de la seconda prattica mis en œuvre

par Monteverdi font lrsquoobjet drsquoune veacuteritable theacuteorisation (que le compositeur lui-mecircme nrsquoeacutetait jamais

parvenu en deacutepit de ses annonces parvenu agrave reacutediger)2 Lrsquoorientation de la rheacutetorique musicale se

trouve notamment marqueacute par une accentuation du rocircle de lrsquoeacutelocution ainsi que par une

preacuteoccupation pour lrsquointerpreacutetation Crsquoest la recherche du pathos qui domine deacutesormais On observe

eacutegalement que cette nouvelle peacuteriode voit faiblir lrsquoinfluence proprement theacuteologique du

lutheacuteranisme ainsi lrsquoun des deux principaux acteurs de la poeacutetique musicale est un jeacutesuite installeacute

agrave Rome3 Lrsquoadvenue drsquoune rheacutetorique musicale qui suit lrsquoobjectif rechercheacute par Nucius ndash qursquoelle

deviennent une discipline agrave part entiegravere ndash semble ainsi la faire sortir du seul cadre de la propagation

de la foi la musique tend effectivement agrave devenir lrsquoobjet de cette discipline au lieu de nrsquoecirctre qursquoun

moyen pour une fin qui lui est exteacuterieure

E3 FINALITEacute DE LA FIGURE DE RHEacuteTORIQUE MUSICALE ndash KIRCHER

Athanasius Kircher (1601-1680) est ce que lrsquoon appelait alors un laquo polymathe raquo crsquoest-agrave-dire

un savant verseacute dans lrsquoeacutetude de nombreuses disciplines historien theacuteologien eacutegyptologue

geacuteographe astronome il se preacuteoccupe eacutegalement de matheacutematiques et de meacutedecine drsquoun cocircteacute il

adhegravere agrave une conception de la musique qui relegraveve du modegravele cosmologique meacutedieacuteval de lrsquoautre il

accorde un grand inteacuterecirct agrave lrsquoeacutetude des affects lequel est au centre de sa reacuteflexion musicale

La poeacutetique musicale est traiteacutee agrave deux reprises dans son Musurgia universalis4 Au livre VIII

dans un chapitre entiegraverement consacreacute agrave la rheacutetorique5 Kircher observe une similariteacute entre

musique et rheacutetorique et mentionne les trois parties concernant lrsquoeacutecriture du discours musical 6 il

distingue toutefois les deux arts car la musique exerce laquo une impression bien plus forte sur les

sentiments raquo7

1 Sans entrer ici dans un examen de la conjoncture historique il semble plus que vraisemblable que la trageacutedie de la Guerre de Trente ans ait eacutegalement joueacute un rocircle majeur dans cette rupture En teacutemoigne par exemple lrsquoabsence de publication drsquoouvrages entre 1624 et 1643 2 Voir SCHRADE 1981 p 193-194 3 laquo George Buelow a bien montreacute que la rheacutetorique musicale germanique est le fruit drsquoune eacutetrange hybridation des theacuteories meacutedieacutevales de la musique revues par les conceptions lutheacuteriennes et des innovations de la Renaissance et du Baroque italien () Kircher est le repreacutesentant le plus embleacutematique de cette curieuse synthegravese raquo LEGRAND 2002 p 186 4 Musurgia universalis sive Ars magna consoni et dissoni 1650 5 Livre VIII (Musurgia mirifica) chap 8 Musurgia rhetorica que lrsquoon pourrait traduire par rheacutetorique de la composition musicale raquo LEGRAND 2002 p 176 6 BARTEL 1997 p 108 7 laquo Musicum tanem maiorem in ijsdem permouendis impressionem obtinere raquo Citeacute par LEGRAND p 176

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

160

Crsquoest preacuteciseacutement la relation avec les affects qui caracteacuterise la deacutefinition que donne Kircher

de la figure de rheacutetorique musicale

Nos figures musicales sont et fonctionnent comme des deacutecorations des tropes et les diverses

sortes de discours de la rheacutetorique Car tout comme lrsquoorateur eacutemeut lrsquoauditeur par un habile agencement

de tropes ici pour faire rire lagrave pour tirer des larmes puis soudain pour susciter la pitieacute par moments

lrsquoindignation et la rage quelquefois lrsquoamour la pieacuteteacute et la droiture morale ou tout autres affects

contrasteacutes de mecircme la musique [eacutemeut lrsquoauditeur] par une combinaison habile de phrases et de passages

musicaux [] Il se trouve ainsi deux classes de figures reconnues en musique les figures principales et

minus principales1

Kircher reprend ici directement la distinction proposeacutee par Nucius et fournit une liste de

figures provenant directement de Thuringus2 Mais on observe avant tout que sa deacutefinition de la

figure est orienteacutee sur sa capaciteacute agrave susciter tel ou tel affect preacutecis Or au livre VIII de la Musurgia

universalis Kircher fournit une autre classification consacreacutee aux figures expressives (figurae minus

principales) deacutelaissant celles qui relegravevent de la syntaxe musicale Avec lui la raison drsquoecirctre des figures

devient veacuteritablement lrsquoexpression des affects

Certaines figures reposent sur lrsquoimitation des sons (ou de lrsquoabsence de son) pausa ou silence

et notamment le stenasmos (soupir ou sanglot) symplokegrave ou complexus (laquo les voix semblent respirer

comme une seule raquo pour laquo exprimer la ruse raquo) homoiosis ou expression fortement imitative dune

action abruptio figurant dans la conclusion dune action3 Drsquoautres figures relegraveveraient plutocirct des

tropes de la rheacutetorique

Agrave linverse lanabasis la catabasis et la cyclosis imitent des ideacutees ou des actions de faccedilon

neacutecessairement plus meacutetaphorique dans un systegraveme fondeacute sur une eacutequivalence conventionnelle entre

laigu et le haut le grave et le bas4

La deacutemarche de Kircher se rapproche drsquoailleurs quelque peu du modegravele de la Rheacutetorique

drsquoAristote au livre VIII de la Musurgia universalis en effet Kircher propose une classification des

affects en trois cateacutegories principales (joyeux pieux ndash ou silencieux ndash et triste) dont les autres sont

issus5 Chacun des modes (toni) eccleacutesiastiques est en outre associeacute agrave un affect

1 Musurgia universalis Livre 5 chap 19 Citeacute par BARTEL 1997 p 107 2 BARTEL 1997 p 107 3 Voir LEGRAND 2002 p 182 4 Ibid 5 KIRCHER Musurgia universalis Livre VIII chap 8 sect2 Voir BARTEL 1997 p 108-109

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

161

Les tropes ne sont pour nous que des peacuteriodes preacutecises dune meacutelodie accentueacutee connotant

un sentiment particulier de lacircme Les mettant en rapport avec la diversiteacute des douze tons nous en

posons douze aussi1

Mais on remarquera eacutegalement que Kircher retrouve lrsquoargumentation issue de Mei et Galilei

vantant les meacuterites du stylus recitativus et faisant agrave plusieurs reprise lrsquoeacuteloge de Carissimi Le

rapprochement entre rheacutetorique et musique est en effet selon lui favoriseacute par la monodie Le pathos

musical trouve ici toute sa place comme dans le Jephte de Carissimi ou au moyen drsquoun changement

de mode laquo le compositeur a su traduire le brusque passage de la joie agrave la douleur raquo 2 ou quand il

emploie le stile concitato pour restituer lrsquoardeur guerriegravere3

La rheacutetorique musicale deacutefendue par Kircher est fondamentalement tourneacutee vers le pathos

crsquoest-agrave-dire vers lrsquoauditoire teacutemoignant en cela de lrsquoinfluence italienne on remarquera toutefois

que le logos musical demeure preacutesent puisque dans le livre V la Musurgia universalis reprend agrave

scrupuleusement agrave son compte la Figurenlehre leacutegueacutee par Nucius et Thuringus Cette double

orientation nrsquoest pas sans conseacutequences parfois sur la coheacuterence du propos de Kircher4 Ce

dernier toutefois imprime agrave la poeacutetique musicale un caractegravere nouveau issu de lrsquointeacutegration du

style italien Ce caractegravere se trouvera exposeacute drsquoune maniegravere moins purement theacuteorique chez

Christoph Bernhard

E4 NATURE DE LA FIGURE DE RHEacuteTORIQUE MUSICALE ndash BERNHARD

Lrsquoinfluence italienne sur Christoph Bernhard (1628-1692) tient agrave lrsquoenseignement qursquoil reccedilut

agrave la cour de Dresde par Heinrich Schuumltz lequel eacutetait alleacute eacutetudier agrave Venise aupregraves de Giovanni

Gabrieli (dont lrsquoinfluence avait rapidement marqueacute son œuvre) et avait rencontreacute Monteverdi5

Bernhard connaicirct bien la musique italienne (Monteverdi Scacchi) srsquoeacutetant rendu lui-mecircme agrave deux

reprises en Italie durant les anneacutees 1650 il aurait eacutegalement eacutetudieacute aupregraves de Carissimi

La Figurenlehre de Bernhard est exposeacutee dans son Tractatus compositionis augmentatus publieacute

aux alentours de 1660 Si lrsquoobjectif des figures musicales est sensiblement le mecircme que celui que

1 LEGRAND 2002 p 178 2 Op cit p 176 3 Op cit p 185 4 BARTEL 1997 p 110 5 ARNOLD 1983 t II p 670 SCHRADE 1981 p 195

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

162

preacuteconisait Kircher le concept de figure qursquoil expose se deacutefinit avant tout en termes techniques

puisqursquoelle est

une certaine maniegravere drsquoemployer les dissonances les rendant non seulement inoffensives mais

plutocirct tregraves agreacuteables reacuteveacutelant au grand jour les capaciteacutes du compositeur1

Cette maniegravere de deacutefinir la figure agrave partir drsquoun critegravere objectif vise avant tout agrave fonder la

leacutegitimiteacute de lrsquousage des dissonances face agrave des critiques telles qursquoelles avaient eacuteteacute eacutemises par Artusi

Agrave sa maniegravere cette deacutefinition reprend aussi celle de lrsquoeacutecart singularisant la figure par rapport au

reste du discours

Lrsquoouvrage (assez bref) de Bernhard suit drsquoailleurs un plan construit sur une base purement

musicale apregraves trois chapitres de preacutesentation des regravegles du contrepoint traditionnel (qui

deacutetermine drsquoailleurs lrsquoutilisation des figures) vient lrsquoeacutetude des consonances (chap 4 agrave 13) celle des

dissonances et des divers styles (chap 14 agrave 43) suit lrsquoexamen des modes et des diverses

laquo affections raquo qursquoils peuvent subir (chap 44 agrave 56) lrsquoouvrage srsquoachegraveve par lrsquoeacutetude de la fugue (chap

57 agrave 63) et du contrepoint double et quadruple (chap 64 agrave 70) La preacutesentation des trois styles de

discours musical selon Bernhard est bel et bien donneacutee dans le cadre mecircme de la dissonance

Bernhard distingue deux genres de contrepoint aequalis (simple) et inaequalis (fleuri)2 ainsi

que deux styles principaux gravis (apparenteacute au stilo antico ou agrave la prima prattica) et luxurians (stilo

moderno ou seconda prattica) ce dernier se divise lui-mecircme en stylus luxurians communis (ie commun

au chant agrave lrsquoeacuteglise agrave la musique de table ou agrave la sonate) et luxurians theatralis3 Le stylus gravis se

caracteacuterise par un faible usage des dissonances donc des figures au contraire le stylus luxurians en

utilise beaucoup

Contrapunctus luxurians qui consiste en partie plutocirct en des notes rapides et des sauts eacutetranges

ce qui le rend bien adapteacute agrave eacutemouvoir les affects et drsquoun plus grand nombre de traitements par la

dissonance (ou de beaucoup de figures meacutelopoeacutetiques [Figuris Melopoeticis] que drsquoautres nomment

licences) que le [style] preacuteceacutedant Ses meacutelodies srsquoaccordent autant qursquoil est possible avec le texte agrave la

diffeacuterence du genre preacuteceacutedant4

1 laquo Figuram nenne ich eine gewiszlige Art die Dissonantzen zu gebrauchen daszlig dieselben nicht allein wiederlich sondern vielmehr annehmlich werden und des Componisten Kunst an den Tag legen raquo BERNHARD chap 16 sect 3 2 Op cit chap 3 sect 2-4 3 Op cit chap 3 sect 8-10 4 Op cit chap 3 sect 9

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

163

Bernhard reprend agrave son compte le propos de Monteverdi concernant la relation entre les

deux styles plutocirct que drsquoinsister sur leurs diffeacuterences il en souligne au contraire les liens1 On aura

toutefois pris soin de noter que ce sont bien trois styles qui sont examineacutes successivement dans le

Tractatus en outre la coheacuterence du modegravele proposeacute par Bernhard se retrouve dans le fait

remarquable que ce sont les figures qui deacutefinissent lrsquoexistence drsquoun style donneacute Quatre figures (et

donc seulement quatre types de dissonances) seulement interviennent en effet dans le stylus gravis

srsquoajoutent agrave ces derniegraveres quinze autres dans le stylus luxurians communis et huit figures

suppleacutementaires dans le stylus luxurians theatralis

Bernhard ne reprend pas agrave son compte la division des figures entre principales et minus

principales bien que lrsquoon puisse trouver une certaine similariteacute dans sa theacuteorie Il distingue en effet

entre figurae fundamentales et figurae superficiales (les secondes eacutetant non pas laquo superficielles raquo mais

faites sur ndash super facere ndash les premiegraveres) Les figurae fundamentales sont deacutefinie comme eacutetant celles

que lrsquoon doit trouver dans la composition fondamentale que ce soit dans le style ancien mais

non moins dans les styles utiliseacutes aujourdrsquohui Il en existe deux de cette sorte ligatura et transitus2

Le transitus deacutesigne tout agrave la fois nos actuelles notes de passages et broderies la ligatura (ou

syncopatio) srsquoapparentant au retard Nous sommes donc plus ou moins en preacutesence drsquoune cateacutegorie

de figures voisine de nos laquo notes eacutetrangegraveres raquo dans lrsquoharmonie tonale ce qui rapproche les figurae

fundamentales des figurae principales de Nucius Deux autres figures (superficiales) apparaissent dans le

style gravis quasi-transitus et quasi-syncopatio (qui srsquoapparente agrave lrsquoappogiature)

Dans le stylus luxurians communis srsquoajoutent donc superjectio anticipatio notae (anticipation)

subsumtio variatio multiplicatio prolongatio syncopatio catachresita passus duriusculus (voisine de la pathopoeia

de Burmeister laquo apte agrave engendrer les passion raquo) mutatio toni (changement de mode) inchoatio

imperfecta longinqua distantia consonantiae impropriae quaesitio notae cadentia duriuscula (laquo cadence un peu

dure raquo)3

Enfin le stylus luxurians theatralis ajoute extensio ellipsis (abandon drsquoune consonance

normalement attendue apregraves une dissonance) mora abruptio (introduction drsquoun silence laquo abrupt raquo)

transitus inversus heterolepsis (laquo saut dans une autre voix raquo) tertia deficiens imitatio (laquo des styles des grands

musiciens dans un but peacutedagogique raquo)4

1 BARTEL 1997 p 113-114 2 Drsquoapregraves HILSE 1973 Voir BARTEL 1997 p 173 3 BERNHARD chap 21-34 Les commentaires sont emprunteacutes agrave Denis Morrier MORRIER 2015 p 131-138 4 Op cit chap 35-43 MORRIER 2015 p 138-141

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

164

Bernhard cite pour chacun des styles qursquoil a deacutefini ainsi agrave partir des figures qui sont

employeacutees des exemples de compositeurs qui en sont repreacutesentatifs Palestrina Willaert ou

Josquin pour le stylus gravis Carissimi Scacchi ou Schuumltz pour le luxurians communis Monteverdi

pour le luxurians theatralis Marco Scacchi (ca 1600-1662) est drsquoailleurs lrsquoinspirateur de la tripartition

proposeacutee dans le Tractatus preacutesenteacutee chez lui selon les styles ecclesiasticus cubicularis et theatralis1

La reacuteactualisation de la Figurenlehre agrave laquelle procegravede Bernard fait finalement eacutecho agrave la

promotion du stile recitativo par Kircher elle est proposeacutee dans un souci de continuiteacute entre

lrsquoheacuteritage de la Renaissance et les innovations ulteacuterieures

CONCLUSION

Durant la phase de maturation que lrsquoon peut associer au XVIIe siegravecle pour la poeacutetique

musicale la composante majeure qui est deacuteveloppeacutee est lrsquoeacutelocution Au cœur de cette derniegravere se

trouve la theacuteorie des figures que lrsquoon pourrait drsquoailleurs avec plus de justesse eacutevoquer en parlant des

theacuteories des figures dans la mesure ougrave il en existe presque autant que de theacuteoriciens On observe

que ce deacuteveloppement de la rheacutetorique musicale conccediloit bien lrsquoeacutelaboration drsquoun discours selon les

trois instances oratoires (a) celle du logos de la construction rationnelle (rocircle des figurae principales)

avec lrsquoeacutelaboration meneacutee par Nucius et Thuringus agrave la suite de Burmeister (b) lrsquoethos agrave travers

lrsquoeacutetude des proprieacuteteacutes affectives des modes que lrsquoon retrouve partout (c) lrsquoinstance du pathos enfin

omnipreacutesente chez Kircher et Bernhard Avec ce dernier drsquoailleurs lrsquoeacutelocution musicale preacutesente

un degreacute de coheacuterence et de finesse remarquable puisque le style devient la stricte conseacutequence

drsquoun choix de figures deacutenombreacute de maniegravere exhaustive

En outre la Figurenlehre ne se reacuteduit nullement agrave un simple objet de speacuteculation En effet

la conception de la rheacutetorique musicale qui a pris son essor en Allemagne nrsquoest en rien une vue de

lrsquoesprit en teacutemoigne la dissertation reacutedigeacutee en 1664 par un eacutetudiant Elias Walther exposant

lrsquoanalyse drsquoun motet de Lassus2 au moyen des figures proposeacutees par Burmeister3

1 SCACCHI Marco Cribrum musicum ad triticum Siferticum seu Examinatio succinta psalmorum Venetiis Alessandro Vincenti 1643 Voir BARTEL 1997 p 116 2 Lassus In me transierunt 3 Voir BARTEL 1997 p 111

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

165

CHAPITRE 6 ndash LA POEacuteTIQUE MUSICALE DU BAROQUE TARDIF

INTRODUCTION

La derniegravere peacuteriode de la poeacutetique musicale germanique dans le deacutecoupage que nous avons

proposeacute correspond agrave peu pregraves agrave ce que lrsquoon nomme en musicologie le Baroque tardif crsquoest-agrave-

dire la premiegravere moitieacute du XVIIIe siegravecle1 Il devient difficile de rattacher la poeacutetique musicale aussi

eacutetroitement qursquoagrave ses deacutebuts aux exigences de lrsquooffice religieux mecircme si la musique sacreacutee vocale

(cantate et oratorio) ou pour lrsquoorgue reacutepond tregraves nettement aux critegraveres de la rheacutetorique2 Le

deacuteveloppement de la Figurenlehre notamment ainsi que lrsquoinfluence de la philosophie dont lrsquoeacutetude

des passions pour elles-mecircmes (et non plus simplement du point de vue pratique) conduit la

rheacutetorique musicale agrave devenir de plus en plus indeacutependante de la vocation religieuse qui lui eacutetait

initialement associeacutee Elle atteint ainsi une maturiteacute une pleacutenitude qui se manifestera dans un traiteacute

1 On peut renvoyer ici agrave la peacuteriodisation de la musique baroque proposeacutee initialement par Manfred Bukofzer (BUKOFZER 1982)

ainsi qursquoun commentaire de Marion Lafouge laquo Malgreacute un germanocentrisme certain qui conduit par exemple agrave minimiser les

origines italiennes de lrsquoopeacutera et plus geacuteneacuteralement lrsquoinfluence du style italien dans le deacuteveloppement du baroque musical la

peacuteriodisation proposeacutee par Bukofzer preacutevaut encore aujourdrsquohui y compris dans sa subdivision en trois phases lrsquoearly-baroque de

1580 agrave 1630 qui marque la disjonction avec la musique de la Renaissante le middle-baroque de 1630 agrave 1680 et le late-baroque qui tend

agrave se confondre avec le style rococo raquo (LAFOUGE 2010 p 12) 2 Voir agrave titre drsquoexemple lrsquoanalyse proposeacutee par P-A Clerc concernant le Praeludium en sol mineur BuxWv (manualiter) de Buxtehude les styles tonaliteacutes ainsi que diverses figures y sont indiqueacutes et commenteacutes en fonction de la disposition de lrsquoœuvre CLERC 2001 p 30-34

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

168

qui en repreacutesente en quelque sorte le couronnement le Vollkommene Capelmeister de Mattheson

Pour autant la poeacutetique musicale allemande ne se reacutesume pas agrave ce seul ouvrage

A UNE GRANDE DIVERSITEacute DANS LES APPROCHES

Il est difficile de mettre en avant telle ou telle caracteacuteristique de la poeacutetique musicale agrave partir

de la fin du XVIIe siegravecle qui permettrait de la deacutecrire sommairement Cela ne signifie pas qursquoil nrsquoy

ait aucune continuiteacute les influences de Kircher et Bernhard se retrouvent chez plusieurs

theacuteoriciens de mecircme que la reacuteflexion concernant le traitement du discours musical Mais crsquoest sans

doute lrsquoeacuteparpillement des centres drsquointeacuterecircts ou des maniegraveres de concevoir la rheacutetorique musicale

qui frappe le plus lorsque lrsquoon examine ce que proposent les divers auteurs Et ceci tant en ce qui

concerne le sens que lrsquoon doit accorder agrave lrsquoideacutee de laquo discours raquo musical et lrsquoaccent qursquoil convient de

mettre sur lrsquoune ou lrsquoautre de parties de la rheacutetorique (non plus seulement lrsquoeacutelocution mais aussi

lrsquoaction et bientocirct lrsquoinvention) que lrsquoeacuteleacutement strictement musical sur lequel faire reposer la capaciteacute

agrave exprimer des affects (modes meacutelodie ou rythme)

A1 PREacutePONDEacuteRANCE DU DISCOURS MUSICAL

A11 Lrsquoheacuteritage de Bernhard

Lrsquoeacutetude de la figure deacutefinie en tant que dissonance par Bernhard trouve un eacutecho durable

Crsquoest agrave partir de lrsquoanalyse des figurae superficiales que Johann Baptist Samber (1654-1717) deacutecrit en

effet la dissonance1 Le concept de figure de rheacutetorique musicale selon Bernhard semble aussi se

retrouver dans la theacuteorie de Johann Gottfried Walher (1684-1748) bien que ce dernier se soit reacutefeacutereacute

agrave Calvisius dans son analyse de la dissonance et que ses connaissances proviennent drsquoautres

auteurs2 David Heinichen (1683-1729) perpeacutetue eacutegalement lrsquoheacuteritage de Burmeister et Bernhard

La Figurenlehre demeure donc une question importante mais se voit traiteacutee de maniegraveres tregraves

diverses Ainsi Mauritius Johann Vogt (1669-1730) distingue-t-il figurae simplices et figurae ideales les

premiegraveres sont de simples ornements les secondes fonctionnant en relation eacutetroite avec le texte et

les affects

1 Enseignant et organiste agrave la catheacutedrale de Salzbourg JB Samber avait eacuteteacute lrsquoeacutelegraveve de Georg Muffat 2 Comme Werckmeister Fludd ou Kircher

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

169

A12 Delectare musicien et cuisinier

Le discours nrsquoest toutefois plus seulement envisageacute de maniegravere presque exclusive du point

de vue de lrsquoeacutecriture du discours (crsquoest-agrave-dire agrave partir des trois premiegraveres parties de la rheacutetorique)

mais aussi de son exeacutecution (lrsquoaction) Le rocircle de lrsquoexeacutecutant est ainsi lrsquoune des preacuteoccupations

principales de Wolfgang Caspar Printz (1641-1717) qui compare son activiteacute agrave la cuisine

Pourquoi le musicien (Musicant) soucieux qursquoil est de deacutelecter lrsquooreille ne devrait-il pas lui-aussi

mobiliser autant drsquoefforts que le cuisinier ou le peintre dans la recherche de toutes les variations afin de

justifier sa vocation Apregraves tout la musique elle-mecircme se reacutesume agrave des variations de son et tout ce qui

est reacutepeacuteteacutes sans modification est ennui plutocirct que plaisir de lrsquooreille1

A13 La rheacutetorique avant tout

Agrave lrsquoopposeacute certains accordent toujours agrave lrsquoideacutee de discours le rocircle central Retrouvant en

apparence la deacutemarche initiale de Burmeister pour la pousser agrave lrsquoextrecircme Johann Georg Ahle

(1651-1706) propose une theacuteorie des figures tout agrave fait unique puisqursquoelle est la seule agrave avoir

assimileacute toutes les figures de rheacutetorique existantes2

Le concept de figure chez Ahle ne prend pas pour point de deacutepart un eacuteleacutement musical

auquel la rheacutetorique viendrait donner sa terminologie (Burmeister) ou son sens (Nucius) mais bien

la rheacutetorique elle-mecircme (y compris celles qui sont purement litteacuteraires) laquelle sera appeleacutee agrave

trouver sa traduction dans la musique

Tout comme les orateurs ou les poegravetes un grand nombre de figures de rheacutetorique bien des

meacutelopoegravetes y ont recours dans leur discours musical3

A2 PREMIERS TRAITEacuteS ENCYCLOPEacuteDIQUES

Une tout autre maniegravere de contribuer agrave la poeacutetique musicale se traduit par la publication

drsquoun des premiers dictionnaires de musique avec le Lexicon de Johann Gottfried Walther4

1 PRINTZ Wolfgang Caspar Phrynis Mytilenaeus part 2 chap 8 sect 3 45 Citeacute par BARTEL 1997 p 120 2 La theacuteorie de Ahle est exposeacutee dans le laquo Sommer-Gespraumlche raquo deuxiegraveme des quatre volumes composant son Johan Georg Ahlens musikalisches Gespraumlche (1695ndash1701) Ahle organiste agrave Mulhausen fut le preacutedeacutecesseur agrave ce poste de JS Bach Compositeur de musique sacreacutee drsquoœuvres chorales et des chansons (ses œuvres sont pour la plupart perdues) 3 Voir BARTEL 1997 p 123 4 Walther Johann Gottfried Musicalisches Lexicon oder Musicalische Bibliothek 1732

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

170

Cousin et ami de JS Bach ami de Werckmeister il eacutetait organiste theacuteoricien et

compositeur son Lexicon compile avant tout les traiteacutes de poeacutetique musicale du XVIIe siegravecle mais

rapporte aussi les theacuteories plus reacutecentes Conccedilu sur le modegravele du Dictionnaire de musique de Brossard1

il combine les points de vue terminologiques et historiques

Lrsquoouvrage de JG Walther teacutemoigne drsquoune tradition qui va se deacutevelopper au cours du XVIIIe

siegravecle celles de peacutedagogues produisant des traiteacutes agrave caractegravere encyclopeacutediques Mattheson en est

sans doute le repreacutesentant le plus ceacutelegravebre Mais on peut eacutegalement citer la veacuteritable encyclopeacutedie

musicale que constitue lrsquoAnleitung zu der musikalischen Gelahrtheit (1758) de Jacob Adlung (1699-

1762) ou la personnaliteacute influente du peacutedagogue Lorenz Christoph Mizler von Kolof (1711-1778)

cherchant agrave fonder la musique sur des bases matheacutematiques et philosophiques2

A3 LE DEacuteCLIN DES MODES

La diversiteacute des orientations de la poeacutetique musicale apparaicirct aussi quand on examine le

sujet en fonction du mateacuteriel musical lui-mecircme Selon les auteurs lrsquoaccent nrsquoest pas mis sur le mecircme

aspect mais au-delagrave on observe que certains tendent agrave voir leur rocircle srsquoaccroicirctre et drsquoautres perdre

en visibiliteacute

Les modes musicaux entrent dans cette seconde cateacutegorie On ne peut aller jusqursquoagrave dire

qursquoils sont purement et simplement absents des traiteacutes puisque M J Vogt consacre toute une partie

de son Conclave thesauri magnae artis musicae (1719) au plain-chant et aux modes eccleacutesiastiques

Toutefois comme cela va apparaicirctre chez Mattheson lrsquoassurance drsquoun lien solide entre un mode

donneacute et un affect qui lui serait associeacute nrsquoest plus vraiment de mise ce en raison de lrsquoeacutevolution

geacuteneacuterale des mentaliteacutes

De plus en plus crsquoest la nature du compositeur et du public au lieu de la science de la musique

qui deviennent le facteur deacuteterminant de lrsquoexpression musicale des affects3

Cette tendance se manifeste clairement chez Tomaacuteš Baltazar Janovka (1699-1741) Ayant

reccedilu une eacuteducation jeacutesuite comme Kircher empruntant agrave ce dernier sa terminologie il insiste tout

autant que lui sur lrsquoimportance des figures pour lrsquoexpression des affects4 En revanche il ne partage

pas lrsquoideacutee drsquoun rocircle similaire que pourraient jouer les modes eccleacutesiastiques

1 Brossard Seacutebastien de Dictionnaire de musique contenant une explication des termes grecs latins italiens et franccedilois 1703 2 ABROMONT 2004 p 447 451 3 BARTEL 1997 p 46 4 Op cit p 125

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

171

On remarquera que cette eacutevolution se deacuteroule au moment ougrave devient centrale la question

des tempeacuteraments ndash et agrave ougrave srsquoaffirme la tonaliteacute Significativement drsquoailleurs lrsquoideacutee apparaicirctra que

lrsquoon puisse transfeacuterer le tregraves confus laquo ethos de modes raquo vers les tempeacuteraments comme le propose

Johann Georg Neidhardt (1685-1739) qui laquo recommande que ceux-ci [les tempeacuteraments] soient

diffeacuterents pour le village la ville la grande ville et la cour raquo1

Pour Janovka en revanche les figures de rheacutetoriques musicales jouent bien un rocircle

deacuteterminant dans lrsquoexpression et le deacuteclenchement des affects

les figures musicales sont des passages musicaux speacuteciaux par lesquels des affects speacutecifiques

de lrsquoacircme se trouvent manifesteacutees par exemple amour joie feacuterociteacute violence digniteacute modestie

modeacuteration pieacuteteacute compassion etc2

A4 LA MEacuteLODIE

Si les modes perdent de leur pertinence comme moyen drsquoexprimer les affects la meacutelodie

confirme en revanche sa place On peut voir dans cet eacutetat de fait le reacutesultat de lrsquoinfluence italienne

et notamment du stilo recitativo inteacutegreacute agrave la poeacutetique musicale par Kircher et Bernhard Lrsquoun des

theacuteoriciens qui en perpeacutetuent le plus nettement la Figurenlehre M J Vogt srsquoeacutetait drsquoailleurs lui aussi

rendu en Italie pour y eacutetudier la musique

Si sa theacuteorie des figures rappelle les preacuteceacutedentes elle est toutefois speacutecifique agrave son auteur

la cateacutegorisation des figures ne recouvrant pas celle traditionnelle entre principales et minus

principales en deacutepit drsquoune similariteacute apparente

Les figurae simplices crsquoest-agrave-dire les ornements suivent une terminologie eacutetablie

majoritairement en langue italienne groppo harpegiatura mezocirolo trilla etc Elles peuvent ecirctre

combineacutees dans un proceacutedeacute de phantasia afin de creacuteer des figurae compositae3

Les figurae ideales correspondent agrave ce que lrsquoon attend de figures de rheacutetorique musicale elles

suivent une eacutetymologie grecque emphasis metabasis apotomia etc4

Vogt reacuteduit le concept de figure de rheacutetorique musicale agrave deux drsquoentre elles lrsquohypotypose

et la prosopopeacutee Cette derniegravere est synonyme de la pathopoeia deacutesignant de faccedilon geacuteneacuterale depuis

Burmeister un passage musical cherchant agrave susciter un affect Lrsquohypotypose est la repreacutesentation

1 ABROMONT 2004 p 444 2 JANOVKA Tomaacuteš Baltazar Clavis ad thesaurum 46f Citeacute par BARTEL 1997 p 126 3 BARTEL 1997 p 128 4 Op cit p 128-129

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

172

directe vivante de lrsquoideacutee issue du texte Aussi les concepts drsquoideacutee (celle qui deacutetermine les figurae

ideales) drsquohypotypose et de prosopopeacutee se trouvent quasiment indissociables

Ceci est soutenu ulteacuterieurement par la deacutefinition de Vogt drsquoidea musica comme eacutetant laquo la

repreacutesentation musicale drsquoune chose Lrsquoideacutee [idea] est agrave proprement parler ce qui est deacutepeint agrave travers les

figures de lrsquohypotypose raquo

Mais crsquoest aussi la meacutelodie en elle-mecircme qui deacutetermine les affects et notamment le periodus

(peacuteriode ou passage) Certaines figures en effet peuvent ecirctre employeacutees au deacutebut drsquoune peacuteriode

(ad arsin) comme lrsquoantitheton ou le schematoides drsquoautres interviennent agrave la fin (ad thesin) comme

lrsquoanaphora

La theacuteorie de Vogt exercera son influence sur ses successeurs notamment J G Walther

(qui reprend une partie de sa terminologie dans le Lexicon) et plus tardivement Meirad Spiess

Quant agrave lrsquoimportance de la meacutelodie (plus preacuteciseacutement de la monodie) et agrave lrsquointeacuterecirct que lui portent

les theacuteoriciens elle apparaicirct eacutegalement dans la theacuteorie eacutelaboreacutee par W C Printz elle est inseacuteparable

de lrsquoattention porteacutee aux questions de rythme

A5 LE RYTHME

Cantor compositeur historien W C Printz preacutefigure un peu le theacuteoricien encyclopeacutediste

tel que J G Walther en donnera plus tard lrsquoexemple On lui attribue vingt-six traiteacutes parmi lesquels

un Compendium musicae1 ainsi que le Phrynis Mitilenaeus2 Printz aborde de nombreuses et tregraves diverses

questions techniques (intervalles megravetres affects accordage tempeacuterament transposition basse

continue etc) et reacutedige une histoire allemande de la musique il srsquointeacuteresse eacutegalement agrave la musique

populaire rurale3

Crsquoest toutefois sa theacuteorie du rythme qui le singularise Printz souhaite en effet remplacer

lrsquoancien tactus (division en poseacute et leveacute ndash abaissement puis eacuteleacutevation de la main) Mais au-delagrave des

questions de rythmes consideacutereacutes en eux-mecircmes ce sont les figures de rheacutetoriques musicales qui

sont deacutetermineacutees selon des critegraveres rythmiques ou plus largement dynamiques (Vogt parle plus de

laquo variations raquo que de figures) La division premiegravere des figures distingue les figures de silences

1 Printz Wolfgang Caspar Compendium musicae in quo explicantur omnia ea quae ad oden arificiose componendam requiruntur 1668 2 Printz Wolfgang Caspar Phrynis Mitilenaeus oder Satytischer Componist (1676-1679) 3 ABROMONT 2001 p 434

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

173

(pauses) des figures sonores ces derniegraveres eacutetant elles-mecircmes subdiviseacutees ndash un peu comme chez

Vogt ndash en figures simples et figures composeacutees La classification se poursuit les figures (sonores)

simples constituant une classe (figures de marche stationnaires de saut mixtes etc) les figures

composeacutees en formant une autre (figure de course de sur-place mixtes) Enfin chaque espegravece de

figure ainsi deacutesigneacutee comporte un certain nombre de figures particuliegraveres par exemple les figures

(sonores et composeacutees) de course sont les suivantes circulo tirata bombilans (trilles) passagio1

Nous pouvons ajouter ici deux remarques lrsquoaspect rythmique ndash ou dynamique ndash de la

theacuteorie de Printz lrsquooriente vers la monodie les ornements que sont les figures chez Printz sont

consideacutereacutes pour eux-mecircmes2

Agrave travers la conception deacuteveloppeacutee ici on peut voir une marque suppleacutementaire de

lrsquoinfluence italienne sur la musique allemande et plus preacuteciseacutement sur la maniegravere de penser la

composition Les questions de rythmes eacutetaient certes preacutesentes dans certains traiteacutes du XVIe siegravecle

(comme chez Dressler) Leur importance eacutetait toutefois sans commune mesure Ce changement se

reacutevegravelera pleinement dans la poeacutetique musicale au sein de la theacuteorie deacuteveloppeacutee par Mattheson

B JOHANN MATTHESON

Pregraves drsquoun siegravecle et demi seacutepare les textes de Burmeister de la publication en 1739 du

volumineux traiteacute intituleacute Der vollkommene Cappelmesiter3 (484 pages dans lrsquoeacutedition drsquoorigine) Son

auteur Johann Mathesson (1681-1764) theacuteoricien et compositeur eacutetait lrsquoami de Haendel et

Telemann Directeur de la musique de la catheacutedrale de Hambourg de 1715 agrave 1728 la surditeacute lrsquoavait

conduit par la suite agrave se concentrer sur la reacutedaction de ses traiteacutes Il produisit notamment une

traduction de la poleacutemique ayant opposeacute Raguenet et Le Cerf de la Vieacuteville

1 Voir BARTEL 1997 p 120 2 laquo Printz deacutefinit tous ses ornements en tant qursquoornements meacutelodiques tout-agrave-fait indeacutependants de leurs implications harmoniques ou de leurs capaciteacutes expressives Ses exemples sont sans exception monodiques raquo2 BARTEL 1997 p 121 3 Der vollkommene Cappelmesiter Das ist Gruumlndliche Anzeige aller derjenigen Sachen die einer wissen koumlnnen und vollkommen inne haben muszlig der einer Capelle mit Ehren und Nutzen vorstehen will Hamburg Verlegts Christian Herold 1739 (laquo Le Musicien accompli ou Instructions essentielles dans toutes les matiegraveres que doit connaicirctre posseacuteder et maicirctriser celui qui entend preacutesider dignement et efficacement aux destineacutees drsquoun orchestre raquo) Voir MATTHESON 1999 et MATHESON 2002 Les citations de ce texte de Mattheson que nous avons traduites seront indiqueacutees par lrsquoabreacuteviation laquo VC raquo suivie des mentions de livre chapitre et paragraphe

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

174

Dressler avait contribueacute agrave la mise en place drsquoune musique conccedilue en relation eacutetroite avec

les mots eacutebauchant seulement la dimension propre agrave lrsquoeacuteveil des eacutemotions au moyen de la musique

Burmeister quant agrave lui avait radicaliseacute la laquo rheacutetorisation raquo de la musique ainsi eacutebaucheacutee calquant

sa meacutethode sur celle des orateurs de lrsquoAntiquiteacute dans cet esprit ndash et en prenant comme reacutefeacuterence

les œuvres de Lassus ndash il srsquoeacutetait efforceacute de rendre compte des moyens permettant drsquoeacutemouvoir

lrsquoauditeur portant lrsquoessentiel de son analyse sur lrsquoornementation et plus preacuteciseacutement sur la

description des figures musicales Si lrsquoon adopte une tripartition qui est parfois utiliseacutee pour eacutevoquer

la musique baroque1 ces deux theacuteoriciens appartiennent alors au laquo premier baroque raquo

B1 DER VOLLKOMMENE CAPELMEISTER

Nous effectuons ici par conseacutequent un saut pour examiner un des ouvrages theacuteoriques les

plus marquants du laquo baroque tardif raquo En ce qui concerne le deacuteveloppement de la rheacutetorique

musicale on peut consideacuterer Der vollkommene Capelmeister comme un veacuteritable aboutissement

Mattheson pousse encore plus loin que Burmeister lrsquoassimilation de la musique agrave la rheacutetorique et

lrsquoexpression laquo poeacutetique musicale raquo prend avec lui une signification et une valeur remarquables

Ecirctre neacute agrave lrsquoart de la poeacutesie est tout-agrave-fait essentiel pour le poegravete il en va de mecircme pour le

meacutelopoegravete [Melopoet] degraves lors qursquoil ne lui faudra pas seulement donner au monde une certaine nature

inneacutee afin drsquoeacutecrire sa meacutelodie mais qursquoil devra pour lrsquoessentiel ecirctre exerceacute dans ces aspects de la

philosophie sans lesquels on ne peut ecirctre ni un poegravete du son ni un juge des autres poegravetes Quand je parle

drsquoun poegravete je parle de quelque chose de plus que drsquoun grand philosophe de quelque chose de plus qursquoun

moraliste de quelque chose de plus qursquoun savant logicien de quelque chose de plus qursquoun

matheacutematicien etc2

Le Traiteacute de Mattheson est aussi un teacutemoignage de lrsquoultime stade de cette conception

rheacutetorique de la musique (mecircme si drsquoautres traiteacutes seront encore publieacutes comme ceux de Quantz

ou de Forkel) Il nous donne agrave voir en ce sens agrave bien des eacutegards un eacutetat laquo acheveacute raquo de cette penseacutee

musicale

Der vollkommene Cappelmeister est structureacute en trois grandes sections la premiegravere est

consacreacutee agrave ce que lrsquoon pourrait nommer une laquo musicologie raquo (science histoire de la musique etc)

la seconde eacutetudie la meacutelodie et la troisiegraveme concerne le contrepoint (que lrsquoauteur preacutefegravere nommer

1 Agrave savoir scheacutematiquement un premier baroque (1600-1650) un baroque central (1650-1700) et un baroque tardif (1700-1750) 2 VC II Chap 2 sect 8

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

175

symphoniurgie ou encore laquo composition pleinement ajusteacutee raquo)1 Dans cet ouvrage toutes les parties

de la rheacutetorique telles qursquoexposeacutees dans les Institutions oratoires de Quintilien sont deacutesormais prises

en consideacuteration et sont traiteacutees en termes musicaux2 Toutefois autant lrsquoeacutetude de lrsquoinvention ou

celle de la disposition donnent lieu agrave un deacuteveloppement autrement plus pousseacute que ce que lrsquoon

trouvait auparavant autant celle des figures de rheacutetorique dans le cadre de lrsquoeacutelucution semble

reacuteduite agrave la portion congrue3 en regard de la description minutieuse qursquoen faisait nombre de ses

preacutedeacutecesseurs avec lesquels on pouvait agrave juste titre parler de Figurenlehre Ce traitement sommaire

chez Mattheson de la decoratio4 tient notamment agrave sa meacutefiance envers lrsquoornementation excessive et

au constat que les figures sont rarement peacuterennes5

B2 LES LIEUX COMMUNS DE LrsquoINVENTION

On remarquera tout drsquoabord un domaine qui eacutetait abordeacute sommairement dans le traiteacute de

Burmeister et qui fait ici lrsquoobjet drsquoune discussion particuliegraverement deacuteveloppeacutee celui de lrsquoinvention

Lrsquoinvention terme qui nrsquoa donc rien agrave voir avec la forme musicale homonyme mais tout avec son

eacutetymologie (laquo trouver raquo) deacutesigne la recherche et le choix des eacuteleacutements musicaux notamment en

relation avec les affects ou plus geacuteneacuteralement la recherche des ideacutees qui seront utiliseacutees dans

lrsquoeacutelaboration du discours

Lrsquoinvention consiste agrave trouver les arguments6 Le terme est agrave comprendre en srsquoappuyant sur

son sens eacutetymologique drsquoune deacutecouverte plutocirct que sur le sens de creacuteation drsquoun argument Crsquoest agrave

cette partie de la rheacutetorique qursquoappartient le choix du genre de discours (deacutelibeacuteratif judiciaire

deacutemonstratif) puisque ce genre deacuteterminera lrsquoargumentation

[Lrsquoargumentation] consiste dans le choix de propositions qui seront ensuite enchaicircneacutees deux agrave

deux puis lieacutees dans le cadre drsquoun raisonnement7

1 La traduction des titres complets de ces sections se formulerait comme suit (1) laquo De lrsquoobservation scientifique des choses neacutecessaires agrave un enseignement musical rigoureux raquo (2) laquo De la veacuteritable composition drsquoune meacutelodie ou la reacuteunion de chants en une seule partie avec leurs circonstances et caracteacuteristiques (3) De la combinaison de meacutelodies diffeacuterentes ou encore de la composition pleinement ajusteacutee qui en reacutealiteacute est appeleacutee harmonie raquo Cette derniegravere crsquoest-agrave-dire la symphonurgie est deacutefinie comme laquo Une combinaison artistique de meacutelodies diffeacuterentes qui sonnent ensemble et par laquelle une harmonie multiple est immeacutediatement creacuteeacutee raquo (VC III chap 1 sect 4) Elle est laquo par ailleurs de faccedilon barbare nommeacutee contrepoint raquo (VC chap 1 sect 10) 2 BUTLER 2006 p 652 3 laquo Enfin srsquoil nous faut toutefois dire un mot au sujet de la deacutecoration (hellip) raquo (VC II Chap 14 sect 40) 4 VC II Chap 14 sectsect 40-52 5 G Butler voit dans cette attitude de Mattheson un signe du deacuteclin de lrsquoenseignement de la rheacutetorique laquo Sans goucirct ni art les interpregravetes utilisent les figures de maniegravere immodeacutereacutee excessive et agrave des mauvais moments raquo BUTLER 2006 p 655 6 Pour une description deacutetailleacutee de lrsquoinvention en geacuteneacuteral dans la rheacutetorique voir GARDES-TAMINE 1996 p 59-96 7 GARDES-TAMINE 1996 p 73

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

176

Lrsquoorateur sera ainsi conduit agrave puiser dans la topique les arguments et les eacutetats de cause La

topique srsquooccupe des lieux il srsquoagit notamment des lieux communs comme celui de la modestie de

la fatigue du temps qui presse ou encore des larmes laquo en termes modernes on pourrait parler de

steacutereacuteotypes raquo1 Les arguments sont des laquo uniteacutes minimales de raisonnement raquo2 comme la deacutefinition

lrsquoeacutenumeacuteration lrsquoeacutetymologie le genre et lrsquoespegravece la cause et lrsquoeffet les opposeacutes Quant aux eacutetats de

cause3 ils relegravevent de la doctrine de la stasis deacutefinie par Hermagoras (IIe siegravecle av J-C) comme laquo ce

qui dans un deacutebat fait lrsquoobjet drsquoune discussion entre diverses parties et peut ecirctre diffeacuterencieacute en

divers niveaux et moments raquo4 Il srsquoagit agrave la fois de la fin et drsquoun commencement drsquoun mouvement

pheacutenomegravene laquo eacuteclairant la reacutesolution progressive drsquoune controverse raquo5

Ce qui existait depuis Burmeister drsquoune maniegravere assez embryonnaire devient chez

Mattheson une longue exposition meacutethodique une sorte de manuel pratique Dans le chapitre

laquo invention meacutelodique raquo de Der vollkommene Capellmeister6 srsquoil est toujours possible de trouver ses

ideacutees musicales par soi-mecircme ou de les emprunter chez drsquoautres il ne faut cependant pas heacutesiter agrave

les puiser dans le reacuteservoir des lieux communs des loci topici ndash lesquels sont aussi nommeacutes sources

drsquoinvention7 Lrsquoauteur eacutenumegravere quinze sortes de loci topici8 Lrsquoeacutetude des loci topici occupe en fait la quasi-

totaliteacute du chapitre 49 et donne lrsquooccasion drsquoune discussion approfondie Examinons briegravevement

quelques-uns de ces laquo lieux raquo

Le locus descriptionis10 consiste dans la description des mouvements de lrsquoacircme qursquoil srsquoagisse

de musique vocale ou de musique instrumentale la repreacutesentation de ces mouvements doit

impliquer un discours compreacutehensible

La preacutesentation du locus causaelig materialis est elle-mecircme subdiviseacutee

laquo La matiegravere (causa materialis) est de trois sortes [agrave partir] de quoi en quoi avec quoi (Ex qua

in qua amp circa quam) raquo11

1 Op cit p 74 laquo Les topoi prennent souvent la forme de petits sceacutenarios culturels comme celui qui repreacutesente la vie dans une citeacute ou la violence agrave lrsquoeacutecole raquo 2 Op cit p 76 3 Rheacutetorique agrave Herrenius I 17-27 II 3-26 4 Citeacute par CARRILHO 1999 p 59 Voir aussi PERNOT 2000 p 90 5 CARRILHO 1999 p 59 6 VC II Chap 4 7 VC II Chap 4 sect 21 8 laquo Ils [les loci topici] se nomment ainsi Locus notationis descriptionis generis amp Speciei totius amp partium causaelig efficientis materialis formalis finalis effectorum adjunctorum circumstantiarum comparatorum oppositorum exemplorum testimoniorum raquo VC II Chap 4 sect 23 9 VC II Chap 4 du sect 20 agrave la fin 10 VC II Chap 4 sectsect 43-47 11 VC II Chap 4 sect 54

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

177

Le locus causaelig materialis ex qua1 est un lieu particuliegraverement puissant Crsquoest litteacuteralement le

lieu de la cause mateacuterielle (crsquoest-agrave-dire de la substance musicale elle-mecircme) agrave partir de quoi on

obtient lrsquoeffet voulu Dans le cas drsquoune harmonisation exclusivement constitueacutee de consonances la

matiegravere drsquoougrave (agrave partir de quoi) la phrase musicale est tireacutee apportera sans doute quelque chose de

speacutecial mais tout aussi bien des choses laquo abominables raquo pourront ecirctre repreacutesenteacutees par lrsquousage

des dissonances auquel cas lagrave aussi lrsquoinvention sera obtenue ex loco Materiaelig2

Le locus causaelig materialis in qua consiste agrave se soumettre laquo au texte ou agrave la passion particuliegravere

que lrsquoon a choisi de repreacutesenter3 Le locus causaelig materialis circa quam relegraveve de tout ce qui nous entoure

mais plus particuliegraverement de lrsquoauditoire4

Le locus adjunctorum enfin

laquo prend place principalement dans la composition avec la repreacutesentation de certains

personnages (comme dans les oratorios les opeacuteras les cantates etc) et lrsquoon tend agrave le consideacuterer de trois

maniegraveres agrave savoir selon les donneacutees de lrsquoacircme de corps et de la fortune Si quelqursquoun indiquait que ces

choses ne peuvent ecirctre repreacutesenteacutees en musique on peut lrsquoassurer et le convaincre qursquoil ne se tromperait

pas peu raquo5

B3 DISPOSITION

Alors que la disposition (le laquo plan raquo) drsquoune cantilegravene se preacutesentait chez Dressler ou

Burmeister sous une forme simple (exordium medium finis) celle qursquoexpose Mattheson preacutesente

lrsquointeacutegraliteacute des six parties de la rheacutetorique romaine (ce qui se donnait comme un deacuteveloppement

central sans plus de preacutecision fait place deacutesormais agrave quatre parties)6 Il nrsquoen oublie pas pour autant

lrsquoimportance du scheacutema tripartite qui dans son effet sur le public demeure opeacuteratoire

laquo Le grand art des orateurs consiste en ce qursquoils preacutesentent drsquoabord les choses les plus fortes

au milieu les plus faibles et enfin les conclusions qui produisent de lrsquoeffet raquo7

1 VC II Chap 4 sectsect 55-59 2 VC II Chap 4 sectsect 55-58 3 VC II Chap 4 sect 60 4 VC II Chap 4 sectsect 61-64 5 VC II Chap 4 sectsect 71-72 6 Preacutecisons que la preacutesentation que donne Mattheson de lrsquoexorde diffegravere sensiblement de celle proposeacutee par Burmeister ceci toutefois vraisemblablement en raison de lrsquoeacutevolution suivie par la musique notamment en ce qui concerne le rocircle de la fugue preacutepondeacuterant agrave lrsquoeacutepoque de Burmeister 7 VC II Chap 14 sect 25

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

178

Lrsquoauteur commence par deacutefinir tregraves preacuteciseacutement exordium narratio propositio confutatio

confirmatio et peroratio1 Puis il srsquoengage dans une analyse tregraves pousseacutee2 drsquoun aria da capo de Benedetto

Marcello afin drsquoillustrer son propos Mattheson cherche ainsi agrave montrer que la coheacuterence drsquoune

œuvre tient aux relations qui existent entre les diffeacuterentes parties qui la composent ce qui confegravere

agrave la disposition toute sa valeur

B4 MATTHESON ET LrsquoEacuteVEIL MUSICAL DES EacuteMOTIONS

B41 Influence de la philosophie carteacutesienne

Certes lrsquoouvrage de Mattheson est clairement un traiteacute de rheacutetorique musicale mais il est

tout de mecircme frappant de voir agrave quel point la place accordeacutee aux affects y est consideacuterable voire

preacutepondeacuterante Lrsquoeacuteveil des eacutemotions chez lrsquoauditeur est la preacuteoccupation centrale et tous les aspects

de la musique sont consideacutereacutes dans leur dimension affective Lrsquoobjectif du meacutelopoegravete (terme

employeacute par lrsquoauteur)3 eacutetant bien de produire sur lrsquoauditoire les mecircmes effets que ceux exprimeacutes

dans le texte Cette preacuteoccupation concernant les eacutemotions qursquoil faut eacuteveiller chez lrsquoauditeur et les

moyens permettant drsquoy parvenir se manifeste tant dans un examen des passions elles-mecircmes (leur

nature leurs manifestations physiques) que dans la description de la maniegravere permettant agrave lrsquoorateur

musical de les mobiliser que ce soit par la disposition de lrsquoœuvre par les ideacutees musicales qui srsquoy

trouvent par le style etc

Entre le traiteacute proposeacute par Burmeister et celui de Mattheson lrsquoeacutetude des passions et plus

particuliegraverement celle opeacutereacutee par la philosophie au XVIIe siegravecle a influenceacute les esprits crsquoest le cas

pour lrsquoauteur du Musicien accompli Il remarque en effet que

La doctrine des tempeacuteraments et des eacutemotions pour laquelle il faut lire tout particuliegraverement

Descartes car il a travailleacute beaucoup sur la musique convient tregraves bien ici puisqursquoelle apprend agrave distinguer

correctement entre les eacutetats drsquoacircme des auditeurs et la maniegravere par laquelle les pouvoirs du son les

affectent4

1 VC II Chap 14 sectsect 7-12 2 Voir BUTLER 2006 p 754 3 laquo Mattheson donne une deacutefinition de la meacutelopoeacutesie comme laquo habiliteacute efficace dans lrsquoinvention et la fabrication de phrases pouvant ecirctre chanteacutees de telle sorte qursquoelles soient plaisantes agrave lrsquooreille raquo deacutefinition qursquoil emprunte directement au traiteacute De la musique reacutedigeacute

par Aristide Quintilien (IIIe s) Voir VC II Chap 5 sect 1 4 VC I Chap 3 sect 51 Dans ce chapitre intituleacute laquo Le son et la theacuteorie naturelle de la musique raquo la question des passions intervient dans le prolongement drsquoune discussion concernant les effets de la musique sur le plan physiologique lrsquoauteur faisant valoir lrsquousage meacutedical de la musique pour les infirmiteacutes physiques laquo Les sons travaillent fortement les muscles du corps humain raquo (VC I Chap 3 sect 48) Le traitement philosophique des passions notamment par Descartes sera examineacute plus loin

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

179

Il y a donc leacutegitimiteacute pour Mattheson agrave examiner les passions avec soin Un tel examen

qui permettra au compositeur de posseacuteder la connaissance neacutecessaire agrave la reacutealisation de ses objectifs

ndash susciter chez lrsquoauditeur les eacutemotions approprieacutees au discours ndash se trouve drsquoautant mieux fondeacute

qursquoil remplit une veacuteritable fonction eacutethique (on retrouve ici agrave lrsquoarriegravere-plan les preacuteoccupations deacutejagrave

formuleacutees chez Platon ou Aristote)1

Ce que sont les passions quel est leur nombre la maniegravere par laquelle elles sont provoqueacutees et

stimuleacutees de telles questions semblent davantage approprieacutees au philosophe accompli qursquoau musicien

Neacuteanmoins ce dernier doit savoir lesquelles parmi les dispositions des hommes sont le veacuteritable

mateacuteriau de la vertu Laquelle nrsquoest rien drsquoautre qursquoune disposition bien ordonneacutee et tempeacutereacutee avec soin2

B42 Une theacuteorie musicale des affects

Mattheson passe donc en revue et de maniegravere deacutetailleacutee3 un grand nombre drsquoeacutemotions4

Lrsquoamour figure au sommet de la hieacuterarchie du fait qursquoil tient de loin une plus grande place au sein

des piegraveces musicales que les autres passions (sect 61) Mais il existe diffeacuterentes sortes drsquoamour dont

les effets sur les ecirctres sont variables il convient donc au compositeur de puiser dans sa propre

expeacuterience affective qursquoelle soit laquo preacutesente ou passeacutee raquo lrsquoauteur ajoute drsquoailleurs qursquoune absence

drsquoexpeacuterience en ce domaine le rendra incapable agrave accomplir une telle tacircche (sect 62)

La tristesse neacutecessite eacutegalement drsquoecirctre eacuteprouveacute afin drsquoecirctre correctement repreacutesenteacutee faute

de quoi laquo tous les loci topici (hellip) seraient inutiles La raison tient au fait que tristesse et amours sont

deux choses eacutetroitement lieacutees raquo (sect 68) La tristesse dans la musique sacreacutee par exemple est un affect

important5

Tous les affects ne donnent pas lieu agrave une deacutefinition aussi preacutecise et sont parfois

mentionneacutes de maniegravere groupeacutee Ainsi deux groupes opposeacutes drsquoeacutemotions sont successivement

eacutenumeacutereacutes sans que soit indiqueacute au sein de chacun de ces groupes les traits distinctifs dans les

implications musicales des diverses eacutemotions Il en va ainsi par exemple de la fierteacute de lrsquoattitude

hautaine ou de lrsquoarrogance drsquoune part et drsquoautre part de lrsquohumiliteacute ou de la patience (sect 72-73) De

1 Voir agrave ce sujet le chapitre 5 de cette mecircme section laquo Lrsquousage quotidien de la musique dans la reacutepublique raquo 2 VC I Chap 3 sect 52 Mattheson preacutecise un peu plus loin en quoi peut consister la fonction eacutethique de la musique laquo Quand il ne se trouve aucune passion ou aucun affect il nrsquoy a pas non plus de morale Si nos passions sont malades il faut alors les gueacuterir non pas les assassiner raquo VC I Chap 3 sect 53 3 Il preacutecise toutefois qursquoil serait peacutenible de les examiner toutes et que laquo seules les plus importantes doivent ecirctre mentionneacutees raquo VC I Chap 3 sect 60 4 Voir VC I Chap 3 sectsect 56-82 5 Mattheson rapporte lrsquoexplication ndash qursquoil juge bonne ndash fournie par le philosophe sceptique Franccedilois de La Mothe Le Vayer (1583-1672) concernant le fait ndash dont le caractegravere paradoxal avait eacuteteacute noteacute depuis lrsquoAntiquiteacute ndash que le plus grand nombre se plaise agrave entendre de la musique triste Selon ce dernier cela proviendrait de ce que laquo la plupart des gens sont malheureux raquo VC I Chap 3 sect 66

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

180

mecircme pour le domaine de la colegravere de lrsquoardeur de la vengeance de la rage de la furie ndash lesquelles

toutefois sont bien plus aiseacutees agrave traiter musicalement que des passions plaisantes (sect 75)

Lrsquoespoir (sectsect 77-79) est preacutesenteacute comme un affect qui est drsquoune grande complexiteacute agrave restituer

en musique Il neacutecessite notamment laquo la plus douce combinaison de son qui soit au monde raquo

Mattheson fait remarquer que la musique (tout comme la poeacutesie) entretient des rapports

eacutetroits avec la jalousie ceci tenant au fait qursquoelle combine en reacutealiteacute sept autres passions

laquo meacutefiance deacutesir revanche tristesse crainte et honte raquo lesquelles srsquoajoutent agrave une eacutemotion qui

domine lrsquoensemble lrsquoamour ardent (sect 76)

Cette deacutefinition de la jalousie comme combinaison drsquoautres affects anticipe un

deacuteveloppement de lrsquoauteur particuliegraverement inteacuteressant Agrave lrsquooccasion de lrsquoexamen de la pitieacute (sect 81)

en effet il preacutecise en quoi peut consister une combinaison drsquoeacutemotions Il expose une distinction

entre affects simples (amour et tristesse) et affects composeacutes comme la pitieacute qui en reacutesulte

discussion occupant lrsquoessentiel de la fin du chapitre

Un tel exposeacute remarquable par sa finesse et la richesse de son propos rappelle agrave la fois ndash

bien qursquoil soit toutefois nettement plus bref ndash ce que lrsquoon trouve dans les ouvrages classiques traitant

des passions que ces textes proviennent des Anciens ou drsquoauteurs plus proches de lrsquoeacutepoque de

Mattheson

Ainsi eacutequipeacute le compositeur est alors en mesure de dresser correctement un tableau des

eacutemotions qursquoil entend faire intervenir dans sa musique

B43 Un vaste dispositif pour eacuteveiller les eacutemotions

Le meacutelopoegravete pourra poursuivre la meacutethode rheacutetorique traditionnelle en ayant recours aux

diverses parties de la rheacutetorique musicale indiqueacutees plus haut en choisissant les ideacutees musicales

neacutecessaire dans le reacuteservoir des lieux communs en eacutetablissant le plan de la piegravece musicale

(disposition) en deacutecidant quels styles conviennent ou encore en ayant recours (avec parcimonie)

aux figures

Mais si lrsquoon en revient au cadre de lrsquoinvention et plus preacuteciseacutement agrave lrsquoemploi du locus causaelig

materialis ex qua mentionneacute plus haut ce sont lrsquoensemble des paramegravetres musicaux qui sont appeleacutes

agrave intervenir afin que les eacutemotions de lrsquoauditoire soient mobiliseacutees modes tonaliteacutes rythme megravetres

phraseacutes tempos symboles particulariteacutes contrapunctiques harmoniques timbres instrumentation

etc Crsquoest lagrave que plus particuliegraverement on peut voir en quoi consiste lrsquoexpression des eacutemotions

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

181

dans le contexte de la poeacutetique musicale typique de lrsquoAllemagne baroque Voyons plus en deacutetail

certains de ces paramegravetres

Commenccedilons par la question des eacutechelles drsquointervalles Le choix des modes ou tonaliteacutes est

un choix expressif la maniegravere drsquoecirctre lrsquohumeur qui est traditionnellement associeacutee ndash pas seulement

en Allemagne ndash agrave tel ou tel mode ceci est conccedilu comme un moyen de persuasion

Tout un chapitre est consacreacute aux modes1 grecs et eccleacutesiastiques qui sont eacutetudieacutes en deacutetail

dans leur eacutevolution historique Mattheson fait alors eacutetats des divers theacuteoriciens engageacutes dans ce

domaine comme Boegravece Glarean Zarlino etc Toutefois srsquoil fait largement eacutetat des proprieacuteteacutes

structurelles des modes il ne fait nullement mention de leurs eacuteventuelles proprieacuteteacutes affectives

En raison de lrsquoavegravenement de la tonaliteacute se seront les diverses tonaliteacutes qui seront

consideacutereacutees dans leurs liens avec les affects Cet examen nrsquoest pas donneacute dans Der volkommene

Cappelmeister mais dans un ouvrage plus ancien de Mattheson Das neu-eroumlffnete Orchester (1713)

Apparaissant comme un continuateur drsquoAthanasius Kircher il reprend agrave son compte une partie des

consideacuterations de ce dernier Il demeure toutefois prudent quant agrave lrsquoexactitude des caractegraveres

susceptibles de correspondre agrave divers affects2 Srsquoopposant agrave Werckmeister il refuse lrsquoassociation

faite entre affects et tonaliteacutes comportant des beacutemols (tendres) ou des diegraveses (dures)3 Pour

reacutesumer nous pouvons dire que Mattheson demeure tregraves circonspect sur lrsquoincidence des systegravemes

drsquointervalles dans lrsquoart drsquoeacutemouvoir lrsquoauditeur

Lrsquoeacutetude du megravetre musical fait lrsquoobjet drsquoun chapitre4 qui insiste sur la dimension poeacutetique de

cette discipline5 mais ne fait eacutetat drsquoaucune implication concernant lrsquoexpression des eacutemotions Le

chapitre suivant consacreacute agrave la structure du temps musical6 signale le rocircle tregraves subtil que joue le

battement et les diverses maniegraveres de traiter le temps musical en ce domaine crsquoest agrave chacun (au

compositeur) de trouver en soi-mecircme les liens intimes avec les affects7

Drsquoune maniegravere plus nette le tempo peut ecirctre une tregraves bonne occasion dans le traitement

du temps musical de mettre en œuvre le devoir oratoire drsquoeacuteveiller les eacutemotions

1 VC I Chap 9 2 Ut majeur est caracteacuteriseacute comme plutocirct rude et audacieux ut mineur comme doux autant que triste reacute majeur tranchant et volontaire mi beacutemol majeur contenant beaucoup de pathos etc Mattheson nrsquoexamine en outre que dix-sept tonaliteacutes sur les vingt-quatre existantes ndash les sept autres eacutetant inusiteacutees agrave lrsquoeacutepoque CANTAGREL 1998 p 171-172 3 BUTLER 2006 p 656 4 VC II Chap 6 laquo De la longueur et de la briegraveveteacute du son ou la construction des rythmes raquo 5 Qualifieacutee par Mattheson de laquo rhytmopoeacutesie raquo (RhytmopoumlieRhythmopoeia) 6 VC II Chap 7 laquo De la mesure du temps [Zeit-Maasse] raquo 7 VC II Chap 7 sectsect 17-21

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

182

On peut percevoir une diversiteacute peu commune dans lrsquoexpression des affects aussi bien que

dans lrsquoobservation de toutes les ceacutesures du discours musical ceci de maniegravere plus claire encore quand

les compositeurs sont bons lorsque par exemple un adagio deacutepeint la deacutetresse un lamento la

lamentation un lento le soulagement un andante lrsquoespoir un affetuoso lrsquoamour un allegro le reacuteconfort

un presto lrsquoimpatience etc Qursquoun compositeur y ait penseacute ou non cela peut encore ecirctre une reacuteussite si

son geacutenie fonctionne effectivement Cela peut se produire tregraves souvent sans que nous en ayons

connaissance ni y participions ([note de Mattheson] on sait que ces adverbes qui indiquent le

mouvement particulier des meacutelodies sont freacutequemment employeacutes en fait comme nom servant agrave

diffeacuterencier les mouvements)1

Lrsquoemphase dans le domaine meacutelodique2 et la ponctuation3 jouent eacutegalement un rocircle

Lrsquoaccentuation est agrave maicirctriser avec soin sa reacutepeacutetition notamment (qui laquo est emphatique raquo) ne doit

pas ecirctre employeacutee inconsideacutereacutement faute de quoi elle geacuteneacuterera lrsquoincompreacutehension voire le

deacutegoucirct4 Lrsquoorateur musical qui a pour devoir de plaire agrave lrsquoauditeur aura alors clairement eacutechoueacute dans

son but De mecircme et dans lrsquoapplication des preacuteceptes de Quintilien5 la ponctuation doit

promouvoir la clarteacute du discours Pour autant dans cet aspect de lrsquoart de la poeacutetique musicale le

devoir drsquoeacutemouvoir est eacutegalement preacutesent la ponctuation (lrsquoemploi des ceacutesures) doit en effet

intervenir afin de deacutecrire le caractegravere des actions deacutecrites dans le texte eacutetant entendu que certains

textes sont marqueacutes par des affects dominants6 La mise en œuvre de telles techniques implique en

outre un lien eacutetroit avec la prise en compte de la sonoriteacute des mots7 (le laquo systegraveme raquo de la rheacutetorique

constitue bien un tout ces diverses parties interagissent entre elles)

Mattheson examine enfin de nombreuses danses indiquant leurs caractegraveres affectifs et

analysant certaines drsquoentre elles en deacutetail Dans le chapitre intituleacute laquo Des cateacutegories de meacutelodies et

de leurs caracteacuteristiques speacuteciales raquo8 il aborde tout drsquoabord les genres de meacutelodies vocales (reacutecitatif

arioso aria etc)9 avant de deacutecrire vingt-deux meacutelodies purement instrumentales les danses10 et ces

genres instrumentaux des laquo cateacutegories speacuteciales de meacutelodies raquo11 tels les fantaisies chaconnes (et

passacailles) sonates concerto grosso ouvertures etc qui tendent de plus en plus agrave devenir des

laquo mouvements raquo Lrsquoexamen des danses est dans la plupart des cas lrsquooccasion de deacutecrire les affects

1 VC II Chap 12 sect 34 2 VC II Chap 8 3 VC II Chap 9 4 VC II Chap 8 sectsect 36-37 5 VC II Chap 9 sect 17 6 VC II Chap 9 sectsect 42-44 7 VC II Chap 11 8 VC II Chap 13 9 VC II Chap 13 sectsect 3-78 10 VC II Chap 13 sectsect 79-129 11 VC II Chap 13 sectsect 130-141

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

183

qui leur sont associeacutes Crsquoest une laquo joie mesureacutee raquo en ce qui concerne le menuet1 pour lequel il

propose une analyse de type syntaxique La gavotte exprime la jubilation le rigaudon la badinerie

la marche (seacuterieuse ou comique) montre lrsquoheacuteroiumlsme et le courage le passepied traduit la frivoliteacute et

la sarabande lrsquoambition etc

CONCLUSION

Comme nous pouvons le constater Mattheson geacuteneacuteralise lrsquoapplication de la rheacutetorique

musicale agrave la quasi-totaliteacute des paramegravetres musicaux En bon rheacutetoricien il se montre en outre

perspicace en ce qui concerne les usages susceptibles de produire des effets caricaturaux2 dont les

reacutesultats sont souvent agrave lrsquoopposeacute des effets reacuteellement rechercheacutes On observe aussi qursquoil accorde

un rocircle important dans lrsquooutillage qursquoil propose au compositeur afin de mobiliser les affects voulus

aux composantes dynamiques et meacutelodico-rythmiques

C LA FIN DE LA RHEacuteTORIQUE MUSICALE

INTRODUCTION

Si le traiteacute de Mattheson constitue bien une sorte drsquoaboutissement pour la poeacutetique

musicale il serait exageacutereacute drsquoen deacuteduire qursquoelle srsquoeacuteteint avec lui Les techniques longuement

deacuteveloppeacutees et affineacutees eacutetaient toujours employeacutees mecircme si une attention se portait deacutesormais de

plus en plus vers des aspects comme lrsquoinvention ou lrsquointerpreacutetation Le contexte geacuteneacuteral nrsquoeacutetait

toutefois plus favorable agrave la peacuterenniteacute de cette discipline apparue deux siegravecles plus tocirct

C1 LES LOCI TOPICI

1 VC II Chap 13 sectsect 81-86 2 Nous nrsquoavons pas mentionneacute la question des styles sur lesquels il produit eacutegalement une analyse nuanceacutee et prudente (VC I Chap 10) Voir sur ce sujet SUEUR 2013 p 359

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

184

La place accordeacutee aux loci topici chez Mattheson est remarquable en ce qursquoil propose drsquoutiliser

tous ceux qui existent et accorde une place agrave lrsquoinvention qursquoelle nrsquoavait pas connu auparavant Cela

ne signifie pas qursquoelle eacutetait totalement neacutegligeacutee puisque Nucius mentionnait deacutejagrave dans son Musices

poeticae lrsquoexistence de listes de mots relatifs au mouvement au lieu aux affects etc que pouvaient

utiliser les compositeurs1 et que Kircher en avait formuleacute explicitement le terme Mais lrsquoessor de la

musique instrumentale au XVIIe siegravecle semble en avoir favoriseacute lrsquoideacutee

Agrave cet eacutegard particuliegraverement feacutecond fut lrsquoincorporation de la technique de phantasia2 laquo utiliseacutee

en reacutefeacuterence agrave certains scheacutemas courts et meacutecaniques de contrepoint appeleacutee ainsi parce que ces derniers

eacutetaient le produit de lrsquoimagination du compositeur ou de lrsquointerprecircte raquo3

Le deacuteveloppement de la musique instrumentale mais aussi lrsquointeacuterecirct pour lrsquoexpression des

affects avait conduit agrave des choix comme celui de Mattheson qui comme nous lrsquoavons vu deacutecrivait

dans son ouvrage quatorze loci topici Le contexte voulait que le mateacuteriau utilisable fucirct partageacute par

les compositeurs et le public le lien entre ce mateacuteriau et un affect donneacute pouvait ainsi ecirctre assureacute

Car pour le musicus poeticus une telle composition conccedilue et perccedilue rationnellement saurait

deacutepeindre et eacuteveiller les affects deacutesireacutes que le texte appelait toujours dans lrsquointention de glorifier Dieu

et drsquoeacutedifier lrsquoauditeur4

Tout comme Mattheson Meinrad Spiess (1683-1761) propose5 drsquoutiliser les loci topici David

Heinichen (1683-1729) en suggegravere aussi lrsquoutilisation car ils aident le compositeur agrave bien se laquo saisir

du sens du texte raquo6 Il nrsquoen ira plus de mecircme pour Johann Adolph Scheibe (1708-1776) qui dans

un contexte qui nrsquoest plus tout-agrave-fait celui du Baroque considegravere lrsquoinvention comme un pheacutenomegravene

inneacute et qui donc ne saurait ecirctre enseigneacute7

C2 LE ROcircLE DE LA VOIX

Drsquoune maniegravere geacuteneacuterale lrsquointerpreacutetation (ou en termes rheacutetoriques lrsquoaction) devient lrsquoobjet

drsquoune attention de plus en plus deacuteveloppeacutee Cela eacutetait deacutejagrave le cas chez Mattheson crsquoest encore plus

1 BARTEL 1997 p 77 2 Notamment par Vogt 3 BARTEL 1997 p 78 4 Op cit p 80 5 Tractatus musicus compositorio-practicus (1745) Le Tractatus de Spiess est destineacute agrave la musique drsquoeacuteglise et prend laquo la deacutefense de la modaliteacute (contre la simple dualiteacute majeur-mineur) raquo ABROMONT 2001 p 443 6 BARTEL 1997 p 53 7 Op cit p 155

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

185

frappant chez Johann Joachim Quantz (1697-1773) dont le traiteacute sur le jeu de flucircte aborde les

questions de dynamique du jeu drsquoornementation ou de styles1 Toutefois crsquoest avant tout la voix

qui est concerneacutee agrave travers la question de lrsquointerpreacutetation

La theacuteorie musicale de Scheibe qui est exposeacutee dans un peacuteriodique de critique musicale

qursquoil publie2 participe deacutejagrave de la penseacutee des Lumiegraveres rejetant les dogmes theacuteologiques heacuteriteacutes de

Luther Si Scheibe conccediloit bien la musique comme un art oratoire crsquoest en raison de sa relation

eacutetroite avec la voix La musique est aussi laquo le veacuteritable langage des affects raquo3 Cependant lrsquoinsistance

sur le rocircle des affects et leur expression par la musique ne suppose pas pour lui qursquoil y ait une

reacutefeacuterence au texte (agrave lrsquoopposeacute de ce que lrsquoon trouvait chez Ahle par exemple)

La raison agrave cela tient agrave la maniegravere mecircme drsquoenvisager une possible relation de termes agrave termes

entre une figure et un affect car les figures sont innombrables

leur nombre est si grand qursquoelles ne peuvent ecirctre aiseacutement deacutecompteacutees Aussi le compositeur

intelligent en inventera-t-il continuellement de nouvelles sans pouvoir toujours ecirctre conscient drsquoelles ou

de leur nom4

On trouve dans cette remarque un eacutecho aux observations faites en France par Bernard

Lamy concernant les figures de rheacutetorique et auxquelles Scheibe se reacutefegravere explicitement5

Lamy en effet rejette (comme lrsquoavait deacutejagrave fait Quintilien) la possibiliteacute drsquoune

correspondance stricte entre affect et figure non parce qursquoil serait impossible de repreacutesenter la

passion mais parce qursquoune telle entreprise serait impossible agrave mener agrave bien Si comme lrsquoindique le

titre de lrsquoun des chapitres son ouvrage La Rheacutetorique ou lrsquoart du parler laquo Le nombre des figures est

infini raquo crsquoest que les affects eux-mecircmes sont innombrables

je nrsquoai pas preacutetendu parler de toutes les figures il faudrait drsquoaussi gros volumes pour marquer

les caractegraveres des passions dans les discours que pour exprimer ceux que les mecircmes passions peignent

sur le visage6

1 QUANTZ Johann Joachim Versuch einer Anweisung die Floumlte traversiere zu spielen 1752 Lrsquoouvrage fut publieacute presque simultaneacutement en cinq langues Oxford t 2 p 532-533 ABROMONT 2001 p 446 2 Der critische Musikus 1738 1740 1745 3 BARTEL 1997 p 149 4 Der critische Musikus p 697 Citeacute par BARTEL 1997 p 155 5 laquo Les affects peuvent-ils ecirctre exprimeacutes sans [les figures] Car les figures sont elles-mecircmes le langage des affects comme le Professeur Gottsched nous en a bien informeacute dans son Critische Dichtkunst en accord avec B Lamy raquo Der critische Musikus p 683 Voir BARTEL 1997 p 155 6 LAMY 1998 Livre II Chapitre X p 238

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

186

Pour Lamy la figure est donc lrsquoexpression au mecircme titre que toute autre expression drsquoun

affect (pour Quintilien la figure ne saurait lrsquoecirctre pour la raison plus geacuteneacuterale qursquoelle nrsquoexprime

rien)

Et pour Scheibe si la figure de rheacutetorique musicale est efficace crsquoest parce qursquoelle tire son

origine de la voix La musique instrumentale elle-mecircme est fondeacutee sur la voix crsquoest pourquoi

drsquoailleurs elle peut restituer des effets drsquoexclamation ou drsquointerrogation1 Changement dans la

maniegravere de concevoir les affects ideacutee que la musique (agrave travers les figures) en serait le laquo langage raquo

deacutetachement drsquoun lien strict avec le texte autonomie rendue possible de la musique instrumentale

en raison mecircme de ses origines vocales on voit agrave travers ces eacuteleacutements se dessiner une tendance

qui quelques deacutecennies plus tard accegravedera au premier plan celle de la musique dite laquo absolue raquo2

La theacuteorie exposeacutee par Scheibe ne va pas aussi loin mais le changement nrsquoen est pas moins

significatif comme le remarque Bartel

Agrave travers la Figurenlehre de Scheibe le concept de figures de rheacutetorique musicale se voit retireacutee

de la tradition de la musica poetica et placeacutee dans le contexte des Lumiegraveres3

C3 DES AFFECTS AUX laquo SENTIMENTS raquo FORKEL

Le sort de la figure est encore plus radical dans la theacuteorie de Johann Nikolaus Forkel

puisqursquoon ne peut plus vraiment dire qursquoil srsquoagisse drsquoune figure de rheacutetorique musicale

Lrsquoeacutepoque ougrave sort lrsquoAllgemeine Geschichte de Musik (1788-1801) nrsquoest tout simplement plus celle

de Baroque comme son titre lrsquoindique cet ouvrage est un livre drsquohistoire et la poeacutetique musicale

ne participe plus vraiment de la theacuteorie La preacutesentation du livre ne suit pas le plan de la rheacutetorique

comme crsquoeacutetait encore le cas pour Mattheson les six parties le constituant relegravevent davantage de la

musicologie peacuteriodes historiques styles genres musicaux organisation exeacutecution critique

musicale La terminologie employeacutee ndash laquo estheacutetique raquo goucirct raquo laquo individualisation raquo ndash teacutemoigne bien

drsquoune nouvelle eacutepoque celle de lrsquoEmpfindsamkeit

Pourtant la classification des figures que preacutesente Forkel pourrait en premiegravere instance

laisser supposer une veacuteritable continuiteacute avec celles de Nucius de Bernhard ou de Vogt on y

trouve en effet deux cateacutegories de figures les unes sont pour lrsquointellect les autres laquo pour

1 BARTEL 1997 p 150-151 2 Pour reprendre lrsquoexpression employeacutee par Carl Dahlhaus (Dahlhaus 1997) 3 Op cit p 156

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

187

lrsquoimagination raquo les derniegraveres permettant lrsquoexpression des sentiments1 Mais la comparaison ne va

pas au-delagrave de cette ressemblance ce que reacutevegravele la description des figures pour lrsquoimagination et la

maniegravere dont elles sont elles-mecircmes subdiviseacutees

Lrsquoexpression des sentiments est effectueacutee agrave travers lrsquousage des figures pour lrsquoimagination

Lesquelles peuvent ecirctre agrave nouveau diviseacutees en deux cateacutegories celles qui imitent de maniegravere reacutealiste un

objet ou un son (par exemple lrsquoorage) et celles qui deacutepeignent les sentiments intimes de telle maniegravere

qursquoils semblent visibles agrave lrsquoimagination2

Il est clair que ne sommes plus dans la mecircme conception de la relation entre musique et

affects qursquoagrave lrsquoeacutepoque baroque Lrsquoexpression de laquo sentiments intimes raquo relegraveve plus de la conception

romantique de lrsquoart et plus particuliegraverement de la musique Lrsquoideacutee qursquoil existe des affect objectifs

repreacutesentable et mobilisables agrave volonteacute a fait place aux sentiments subjectifs ndash et un grand creacutedit

sera accordeacute agrave la notion drsquoineffable Certes Forkel mentionne un certain nombre de figures (ellipsis

paronomase suspension dubitation etc) Mais lagrave aussi lrsquoanalogie est tregraves limiteacutee Forkel prend lrsquoexemple

de la faccedilon par laquelle il conviendrait de traduire la peine drsquoune megravere lors de la perte de son enfant

ce qui devrait ecirctre repreacutesenteacute par la musique

crsquoest uniquement le sentiment passionneacute de la perte plutocirct que lrsquoeffusion naturelle de la peine

par les geacutemissement les pleurs et les sanglots3

Une telle remarque pointe un deacutebat sur ce qursquoest laquo lrsquoexpression raquo musicale des sentiment

deacutebat qui va connaicirctre un eacutecho grandissant agrave partir du XIXe siegravecle Quant agrave la laquo figure raquo musicale que

propose Forkel elle nrsquoimite plus la figure de rheacutetorique se deacutefinissant plutocirct comme analogue agrave

lrsquoexpression humaine

CONCLUSION

Jusqursquoau milieu du XVIIIe siegravecle les concepts de la rheacutetorique musicale ont conserveacute leur

inteacuterecirct au prix toutefois drsquoune eacutevolution sur plusieurs plans Lrsquoun concerne lrsquoaffaiblissement des

aspects relatifs agrave la seule eacutecriture au profit de lrsquoexeacutecution Lrsquoautre se rapporte aux caracteacuteristiques

de la musique supposeacutees jouer un rocircle majeur lrsquoinfluence des eacutechelles drsquointervalles srsquoefface devant

lrsquoimportance du cheminement meacutelodico-rythmique

1 Allgemeine Geschichte 54 2 BARTEL 1997 p 163 3 Allgemeine Geschichte 59

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

188

Lrsquoheacuteritage de la theacuteologie lutheacuterienne nrsquoa pas non plus entiegraverement disparu Ne serait-ce

bien entendu qursquoagrave travers lrsquoexemple donneacute par la musique sacreacutee de J-S Bach Mais aussi en la

personne du theacuteologien Gottfried Ephraim Scheibel (1696-1759) auteur en 1721 drsquoun traiteacute1 ougrave il

preacuteconise les parodies (substitutions de textes sacreacutes sur des airs profanes)2 et lrsquousage du stylus

theatralis La capaciteacute de la musique agrave mouvoir les affects entre en effet en pleine harmonie avec la

parole divine aussi ne saurait-elle ecirctre reacuteserveacutee agrave un usage profane

Je ne comprends pas pourquoi lrsquoopeacutera serait seul agrave avoir le privilegravege de provoquer les larmes

et pourquoi cela ne serait pas tout aussi approprieacute au temple3

La vivaciteacute de la poeacutetique musicale est donc demeureacutee durant le baroque tardif comme en

teacutemoigne lrsquoœuvre de Mattheson et la multipliciteacute des pistes suivies par drsquoautres theacuteoriciens

Toutefois en raison de divers facteurs (deacuteclin de lrsquoenseignement de la rheacutetorique changements

dans les styles musicaux modification dans les conceptions concernant les pheacutenomegravenes affectifs

rameneacutes agrave la subjectiviteacute de lrsquoindividu) la rheacutetorique musicale perdit ses assises4 Et malgreacute

quelques tentatives isoleacutees lrsquoeacutedifice finit par sombrer totalement

D BILAN DE LrsquoEacuteTUDE DE LA POEacuteTIQUE MUSICALE ALLEMANDE

Reacutepertorier les reacutesultats de lrsquoexamen des textes que nous venons drsquoeacutetudier vise avant tout agrave

nous procurer deux supports neacutecessaires agrave un traitement correct du corpus contemporain

concernant la rheacutetorique musicale et les eacutemotions une connaissance des caracteacuteristiques de la

poeacutetique musicale une connaissance des problegravemes qursquoelle soulegraveve La premiegravere partie du bilan

permet ainsi de contribuer agrave deacutegager un concept satisfaisant de la rheacutetorique musicale La seconde

quant agrave elle est lieacutee agrave des enjeux qui deacutepassent le cadre culturellement deacutelimiteacute de la poeacutetique

musicale (de lrsquoAllemagne baroque) elle doit donc ecirctre donneacutee dans une perspective plus geacuteneacuterale

celle des questions qui feront lrsquoobjet de deacutebats ulteacuterieurs notamment les plus reacutecents

1 Scheibel Gottfried Ephraim Zufaumlllige Gedanken von der Kirchenmusik 1721 Die Geschichte der Kirchemusik alter und neuer Zeiten 1738 2 ABROMONT 2001 p 446 3 BUELOW George Scheibel New Grove dictionnary 16 601 4 BUTLER 2006 p 658

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

189

D1 CARACTEacuteRISTIQUES DE LA MUSICA POETICA

D11 Traits fondamentaux

- La poeacutetique musicale de lrsquoAllemagne baroque se preacutesente comme un art intermeacutediaire

entre la theacuteorie et la pratique musicales (seules ces deux derniegraveres existaient auparavant) permettant

drsquoeacutetablir la continuiteacute entre les diverses disciplines de la musique elle tend dans son eacutevolution agrave

ecirctre consideacutereacutee comme un art supeacuterieur

- Son but est de permettre au musicien de toucher lrsquoauditeur de lrsquoaffecter en suscitant des

mouvements varieacutes de son acircme (Le rocircle des affects tend dans lrsquoeacutevolution chronologique des

traiteacutes agrave devenir de plus en plus important)

- Les œuvres dont elle enseigne la composition sont qualifieacutees de poegravemes musicaux

- La musique est ici consideacutereacutee comme un art de nature discursif Mais elle-mecircme est tenue

dans sa fabrication de suivre au plus pregraves un discours articuleacute qui lui est exteacuterieur et qui est le

texte (la fonction initiale de la poeacutetique musicale eacutetant la preacutedication) Dans le mecircme temps la

poeacutetique musicale vise agrave produire une œuvre acheveacutee autonome

- Cet art donne lieu agrave une codification tregraves pousseacutee au moyen notamment drsquoun vocabulaire

dont le lexique est lui-mecircme importeacute de la rheacutetorique

- La poeacutetique musicale srsquoorganise sur le scheacutema des parties de la rheacutetorique lesquelles sont

toutes traiteacutees en termes musicaux (les parties relatives agrave la meacutemoire et agrave lrsquoaction sont peu

deacuteveloppeacutees mais sont cependant inteacutegreacutees) Agrave ce titre on peut donc bien parler drsquoune veacuteritable

rheacutetorique musicale ndash le terme nrsquoest pas abusif

D12 Traits concernant les principales parties de la rheacutetorique musicale

- Lrsquoinvention ndash recherche des ideacutees musicales ndash peut se faire par emprunts agrave des œuvres

preacuteexistantes ou utilisation des lieux communs (loci topici) de la rheacutetorique musicale

- La disposition ndash des ideacutees musicales ndash qui est essentielle agrave la coheacuterence de lrsquoœuvre et

contribue largement agrave lrsquoaccueil favorable de cette derniegravere par lrsquoauditeur eacutevolue drsquoun scheacutema

tripartite vers une structure plus eacutevolueacutee allant jusqursquoagrave six parties

- Lrsquoeacutelocution ndash art de lrsquoexpression des ideacutees ndash donne lieu agrave des prescriptions deacutetailleacutees Ainsi

lrsquoornement doit ecirctre conduit en respectant la convenance laquelle garantit lrsquoefficaciteacute du poegraveme

musical Le style doit ecirctre adapteacute et eacuteviter les deux excegraves de la seacutecheresse et de la boursoufflure

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

190

Les figures (cas particuliers drsquoaffections) qui ne sont pas neacutecessairement figeacutees sont utiles mais leur

usage est parfois discutable Les systegravemes drsquoeacutechelles drsquointervalles (modes puis tonaliteacutes) participent

agrave lrsquoeacuteveil des passions de lrsquoauditeur Les aspects dynamiques de la musique la vitesse le rythme sont

drsquoune grande importance

D2 PROBLEgraveMES SOULEVEacuteS PAR LrsquoEacuteTUDE DE LA MUSICA POETICA

D21 Fragiliteacute des bases theacuteoriques concernant les affects

Tout drsquoabord on constate que la theacuteorie des affects mise agrave contribution dans les divers

traiteacutes (que cette theacuteorie soit explicitement indiqueacutee ou non) ne semble pas constituer un

fondement vraiment assureacute Toutefois les conceptions philosophiques ont fortement eacutevolueacute entre

Burmeister et Mattheson Remarquons aussi que la question de savoir si la sollicitation des affects

chez lrsquoauditeur ne reacutepond qursquoau devoir oratoire drsquoeacutemouvoir ou si le devoir de plaire est eacutegalement

concerneacute ne se trouve pas clairement trancheacutee et lrsquoon notera concernant ce dernier cas que si la

mise en condition de lrsquoauditeur (afin qursquoil accueille favorablement le poegraveme musical) suppose que

lrsquoon eacuteveille chez lui des affects une telle opeacuteration ne supposera pas que ces affects soient exprimeacutes

musicalement En outre si lrsquoanalyse des eacutemotions peut donner lieu agrave une distinction utile entre

eacutemotions simples et eacutemotions composeacutees des confusions ou des impreacutecisions se manifestent

parfois dans leur description On remarquera toutefois que certains cas paradoxaux sont bien

repeacutereacutes comme celui des eacutemotions neacutegatives

D22 Efficaciteacute de la rheacutetorique musicale

Une autre question est agrave consideacuterer celle de lrsquoefficience reacuteelle ou supposeacutee des techniques

mises en œuvre par la poeacutetique musicale En effet on considegravere avec raison que cette derniegravere (et

plus geacuteneacuteralement les theacuteories deacuteveloppeacutees en Europe agrave lrsquoeacutepoque baroque) eacutetait prisonniegravere drsquoune

conception des eacutemotions reacuteduisant ces derniegraveres agrave des entiteacutes deacutetermineacutees et fixes et on en deacuteduit

geacuteneacuteralement que cette erreur invalide de fait le bien-fondeacute de lrsquousage drsquoune rheacutetorique musicale

Toutefois on ne saurait restreindre le deacutebat agrave la seule question de savoir si la poeacutetique musicale

eacutetait eacutepisteacutemologiquement fondeacutee (question qui devint de plus en plus pressante au XVIIIe siegravecle)

il est tout aussi important de savoir si elle produisait effectivement les effets rechercheacutes sur

lrsquoauditeur Supposer que ces effets nrsquoeacutetaient pas atteints reste agrave veacuterifier et en tout eacutetat de cause les

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

191

auteurs que nous avons eacutetudieacutes ne semblent pas douter de lrsquoefficaciteacute de lrsquoart dont ils exposent les

regravegles

Drsquoun autre cocircteacute les vrais enjeux ici concernent bien plus speacutecifiquement lrsquoefficaciteacute des

techniques exposeacutees et crsquoest ainsi qursquoils devraient ecirctre abordeacutes Ce qursquoil conviendrait de faire par

conseacutequent serait de savoir si lrsquoexpression des affects est elle-mecircme une affection (au sens ougrave

Burmeister emploie ce terme) ce dont les theacuteoriciens que nous avons eacutetudieacutes ne semblent pas

douter Ou encore si les divers effets produits sur lrsquoauditeur tiennent aux eacuteleacutements constitutifs de

la musique consideacutereacutes en eux-mecircmes et non agrave quelque chose qui leur serait exteacuterieur

D23 Musique et langage

Au nombre des problegravemes souleveacutes lors de lrsquoeacutetude de la poeacutetique musicale il faut bien

entendu compter celui drsquoune certaine maniegravere au centre du deacutebat de la relation entre musique et

langage

On peut certes indiquer que la conception que nous avons examineacutee repose sur un

traitement de la musique comme un art discursif Mais outre le fait que cette approche laquo triviaire raquo

de la musique nrsquoait pas eacuteteacute partageacutee par tous les theacuteoriciens ndash y compris agrave cette mecircme eacutepoque ndash

nous devons voir un autre problegraveme qui est implicitement poseacute dans le cas de la rheacutetorique

musicale la musique est-elle agrave consideacuterer comme un langage ou comme un art qui calque ses

mouvements sur un langage articuleacute Indubitablement crsquoest la deuxiegraveme reacuteponse qui est la bonne

puisque la musique est supposeacutee suivre le texte Pourtant lrsquoorganisation drsquoune discipline musicale

sur le modegravele de la rheacutetorique donc du langage verbal fait de la musique elle-mecircme un langage

En outre certaines finaliteacutes attribueacutees agrave la poeacutetique musicale tendraient agrave valider lrsquoideacutee qursquoelle

permet de composer des œuvres musicales acheveacutees et indeacutependantes des conditions de leur

composition (Dressler) voire gracircce agrave leur disposition (Mattheson) des œuvres posseacutedant une

coheacuterence interne qui ferait finalement penser aux critegraveres drsquoune musique autonome Nous avons

donc affaire manifestement agrave de multiples contradictions

D3 LrsquoEacuteLOCUTION MUSICALE

D31 Le problegraveme des modes

Il faut enfin voir comment divers aspects de lrsquoeacutelocution sont appeleacutes agrave trouver un eacutecho dans

les deacutebats sur les eacutemotions musicales

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

192

On remarquera que les diverses theacuteories que nous avons examineacutees reprennent agrave leur

compte lrsquoideacutee que les systegravemes drsquoeacutechelles drsquointervalles (modes ou tonaliteacutes) joueraient un rocircle dans

le fait que les auditeurs se trouvent affecteacutes Cela est sans doute une des principales faiblesses du

point de vue contemporain de la poeacutetique musicale ndash ne serait-ce qursquoen raison des modifications

qursquoont subies les attributions pour tel ou tel mode ou tonaliteacute de tel ou tel affect On notera

toutefois que la critique est drsquoautant plus justifieacutee que lrsquoon considegraverera que les paramegravetres drsquoune

œuvre musicale sont supposeacutes correspondre agrave des critegraveres universels

En drsquoautres termes de tels critegraveres universels ne sont pas une obligation En lrsquooccurrence

lrsquoauditoire viseacute par la rheacutetorique musicale allemande ndash lutheacuterienne ndash de lrsquoacircge baroque est un

auditoire restreint il ne srsquoagit pas drsquoun auditoire universel qui transcenderait les eacutepoques et les

cultures si une telle rheacutetorique musicale parvient agrave laquo persuader raquo lrsquoauditoire qui est le sien et ce

gracircce agrave lrsquoemploi de modes ou de tonaliteacutes fonctionnant en tant que conventions lies agrave des

circonstances culturelles particuliegraveres alors son but est atteint

D32 Aspects dynamiques

Le rocircle des aspects dynamiques de la musique rappeleacutes plus haut et qui sont preacutesenteacutes

comme eacutetant drsquoune grande importance par les theacuteoriciens de la poeacutetique musicale constitue quant

agrave lui lrsquoeacuteleacutement qui est le moins discutable On notera toutefois que pointent dans ce domaine aussi

certaines difficulteacutes les descriptions faites par Mattheson concernant certaines passions proches

entre elles ne donnent aucun moyen de permettre une expression musicale par les seuls aspects

dynamiques qui les diffeacuterencierait pire il apparait que lrsquoexpression drsquoaffects comme la colegravere et la

joie passerait par lrsquoemploi de traits similaires (selon Dressler) La pertinence de lrsquoideacutee drsquoune

expression musicale correcte des eacutemotions srsquoen trouve donc affaiblie de ce cocircteacute-lagrave eacutegalement

D33 Figures de rheacutetorique musicale

Achevons ce panorama par le cas des figures de rheacutetorique musicale Agrave premiegravere vue il

semble difficile agrave deacutefendre tant la multiplication des figures (celles notamment proposeacutees par

Burmeister) peut precircter le flanc agrave de nombreuses critiques portant soit sur le constat drsquoune subtiliteacute

et drsquoune complexiteacute assez vaines ndash degraves lors que ces figures reacutesulteraient davantage drsquoune codification

figeacutee et vaine que drsquoune utilisation concregravete reacuteelle par les compositeurs soit sur les caricatures et

les effets deacuteplaceacutes agrave quoi pourrait conduire leur usage Mais il faut preacuteciser que les propos tenus

sur ces figures sont varieacutes (selon les auteurs) et nuanceacutes Mattheson se montre on lrsquoa vu tregraves reacuteserveacute

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

193

sur leur usage et Burmeister cherche moins agrave prescrire des regravegles dogmatiques qursquoagrave mettre en

eacutevidence des principes qui sont clairement argumenteacutes Il y a en outre une conscience claire des

outrances qursquoun mauvais usage des figures pourrait entraicircner et les divers auteurs sont les premiers

agrave avertir de ce danger Tout ceci bien entendu nrsquoeacutelimine pas pour autant la validiteacute de toute

critique notamment celle (qui rejoint drsquoune certaine maniegravere celle des autres aspects de lrsquoeacutelocution

musicale) portant sur les risques de confusion entre plusieurs eacutemotions diffeacuterentes que pourrait

mobiliser une mecircme figure Mais ce nrsquoest lagrave qursquoun aspect parmi drsquoautres des limites touchant

lrsquoexpression musicale des eacutemotions

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

194

CHAPITRE 7 ndash APREgraveS LA POEacuteTIQUE MUSICALE ENJEUX ET DEacuteBATS

INTRODUCTION

La tradition de la rheacutetorique musicale srsquoest eacuteteinte en Allemagne au cours du XVIIIe siegravecle

Ce pheacutenomegravene comme nous lrsquoavons vu peut ecirctre associeacute agrave un certain nombre de facteurs parmi

lesquels figurent le deacuteclin de lrsquoenseignement de la rheacutetorique elle-mecircme le changement de styles

musicaux (galant puis laquo classique raquo) lrsquoimportance croissante de la musique instrumentale1 ou

encore lrsquoideacutee que lrsquoon peut se faire du domaine des affects Cependant si lrsquoon examine les divers

aspects de la penseacutee musicale agrave partir de la fin du XVIIIe siegravecle et jusqursquoagrave aujourdrsquohui on remarquera

que lrsquoattention porteacutee agrave la question des eacutemotions associeacutees agrave la musique ne faiblit pas qursquoelle suscite

mecircme un grand inteacuterecirct En outre lrsquoideacutee de laquo discours raquo musical subsiste agrave la disparition de la

rheacutetorique musicale

Ce qui semble bien srsquoeffacer en mecircme temps que cette derniegravere en revanche crsquoest la faccedilon

dont les trois termes de musique de discours et drsquoaffects se trouvaient eacutetroitement associeacutes Nous

pourrions dire que dans le contexte de la musica poetica lrsquoorganisation de lrsquoœuvre deacutependait en

premier lieu du discours La musique tout en conservant certaines regravegles propres eacutetait eacutelaboreacutee

dans ce cadre et les affects repreacutesenteacutes ou susciteacutes eacutetaient envisageacutes en fonction des neacutecessiteacutes

du discours Aussi peut-on consideacuterer aujourdrsquohui comme lrsquoenvisage Francis Wolff que le

laquo problegraveme de lrsquoeacutemotion raquo dans la musique tel qursquoil se pose depuis tient agrave cet heacuteritage

1 ETA Hoffmann affirmait que la symphonie eacutetait laquo devenue pour ainsi dire lrsquoopeacutera des instruments raquo Citeacute par DAHLHAUS 1997 p 17

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

196

LrsquoHumanisme naissant avait fait de lrsquoeacutemotion la finaliteacute de la musique elle eacutetait exprimeacutee par

le texte soutenue par les inflexions vocales et les intonations instrumentales Les voix et le drame

srsquoestompant comme agrave la limite de la mer un visage de sable la finaliteacute humaniste est resteacutee crsquoest

lrsquoeacutemotion mais elle est deacutesormais orpheline du texte1

Une grande source de confusion concernant le thegraveme de la rheacutetorique musicale tient agrave ce

que mecircme si lrsquoon est conscient de la place majeure qursquoy tient la penseacutee theacuteorique exposeacutee dans les

traiteacutes de lrsquoAllemagne baroque on puisse vouloir se refuser agrave la limiter agrave cette tradition On peut

mecircme vouloir envisager un concept laquo large raquo de rheacutetorique musicale non limiteacute dans le temps en

cherchant agrave savoir par exemple si certaines œuvres musicales ne rempliraient pas des critegraveres

entrant dans un tel concept quand bien mecircme ne seraient-elles pas qualifieacutees de la sorte Pour

autant cela ne saurait nous dispenser de garder agrave lrsquoesprit une caracteacuteristique propre agrave la rheacutetorique

musicale baroque le fait que le discours dont il est question est fondamentalement un texte chanteacute

crsquoest-agrave-dire un discours verbal et que le deacuteclenchement des passions ne se conccediloit pas

indeacutependamment de ce discours verbal2

Le modegravele la regravegle principale dans le cadre de la rheacutetorique musicale baroque (italienne ou

allemande) est externe agrave la musique Aussi dans un contexte ougrave une place de plus en plus grande

revient agrave la musique instrumentale lrsquoideacutee drsquoun laquo discours musical raquo ne peut que changer

profondeacutement de nature Il srsquoagira degraves lors drsquoun discours autonome speacutecifiquement musical Nous

pouvons alors avoir affaire agrave des concepts de discours musical (et eacuteventuellement de rheacutetorique

musicale) bien diffeacuterents Drsquoougrave le risque de confusions

Les diverses theacuteories susceptibles drsquoeacuteclairer le problegraveme de la rheacutetorique musicale et des

eacutemotions (du XIXe siegravecle agrave aujourdrsquohui) se preacutesentent ainsi drsquoune maniegravere tregraves morceleacutee le discours

verbal ne jouant plus son rocircle de fil directeur De maniegravere tregraves scheacutematique nous pourrions dire

que le plus souvent la musique est penseacutee soit comme un discours soit comme un art eacutetroitement

associeacute aux eacutemotions Ou en drsquoautres termes penseacutee soit du point de vue du message qursquoelle

constitue soit de lrsquoeffet qursquoelle produit sur le public Mais ces deux approches ne se trouvent pas

pour autant neacutecessairement associeacutees et dire que la musique serait le langage des eacutemotions ne

suffit pas degraves lors que lrsquoon oublie de preacuteciser si lrsquoon entend cette expression au sens strict du terme

ou srsquoil srsquoagit drsquoune simple meacutetaphore

1 WOLFF 2015 p 244-245 2 Commentant lrsquoavis de Pontus de Tyard qui preacutefeacuterait la douceur de la voix seule au laquo grand bruit raquo inintelligible de la musique figureacutee Freacutedeacuteric de Buzon rappelle qursquolaquo il y a un effet de la musique dans lrsquoeacutemotion des passions mais qui nrsquoa de sens que si le texte poeacutetique fournit un sujet lrsquointelligibiliteacute du texte est essentielle raquo DE BUZON 1992 p 122

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

197

Dans ce panorama des multiples maniegraveres drsquoenvisager la musique que nous proposons une

premiegravere approche consiste agrave se preacuteoccuper avant tout du message musical et drsquoun eacuteventuel lien de

cause agrave effet qursquoil serait susceptible drsquoentretenir avec telle ou telle eacutemotion particuliegravere Mais cette

approche passe sous silence comme si cela ne meacuteritait pas drsquoecirctre examineacute une distinction entre

expression (musicale) drsquoune eacutemotion et deacuteclenchement de lrsquoeacutemotion chez lrsquoauditeur En effet dans

ces diverses conceptions parfois radicalement diffeacuterentes des eacutemotions musicales ce qui est

implicitement donneacute pour acquis crsquoest que par mimeacutetisme il y aurait une sorte de communication

ou de contagion eacutemotionnelle

Or cette supposition peut ecirctre contesteacutee et de multiples maniegraveres On peut tout drsquoabord

consideacuterer que si la musique suscite des eacutemotions ces derniegraveres pourraient bien ecirctre speacutecifiquement

musicales et non par les eacutemotions simplement transmises par la musique Ensuite on ne peut

durablement srsquointerroger sur la communication drsquoeacutemotions par la musique sans observer

qursquoexprimer une eacutemotion et provoquer une eacutemotion ne signifient pas la mecircme chose le terme

drsquoexpression pouvant lui-mecircme revecirctir plusieurs sens Enfin ne consideacuterer que le message musical

risque drsquoinciter agrave voir lrsquoauditeur comme une sorte drsquoobjet drsquoexpeacuterience purement passif La question

de la reacuteception de la musique devient donc deacutecisive (et non pas simplement celle des eacutemotions ou les

eacutetats drsquoacircme que le compositeur voudrait communiquer ni celle de la musique elle-mecircme ndash de la

musique laquo seule raquo)

A THEacuteORIES PHILOSOPHIQUES AU XIXe ET AU XXe SIEgraveCLE

Avec le deacuteclin de la rheacutetorique musicale et lrsquoapparition drsquoune conception de la musique

libeacutereacutee de toute regravegle extramusicale lrsquoideacutee drsquoun langage musical autonome se deacuteveloppe Lrsquoimitation

musicale se trouve freacutequemment compareacutee au XVIIIe siegravecle agrave un langage1 On trouve formuleacutee chez

Kant lrsquoideacutee selon laquelle la musique serait le laquo langage des affects raquo

De mecircme que la modulation est en quelque sorte un langage universel des sensations

intelligible pour tout homme de mecircme la musique utilise ce langage pour lui-mecircme et dans toute sa

1 Crsquoest le cas chez Rousseau Diderot ou drsquoAlembert qui poursuivent lagrave lrsquoideacutee drsquoimitation preacutesente chez Du Bos ou Batteux (MULLER FABRE 2013 p 17) ce dernier voyant lrsquoimitation de la nature comme point commun agrave lrsquoensemble des laquo beaux arts raquo (ABROMONT 2001 p 453)

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

198

puissance en tant que langage des affects et communique donc universellement en obeacuteissant agrave la loi

de lrsquoassociation les ideacutees estheacutetiques qui y sont lieacutees1

Le point de deacutepart pour Kant mais avant lui pour Rousseau ainsi que dans bien des

theacuteories qui suivront est lrsquointonation vocale Ce concept de langage lrsquoideacutee du modegravele que jouerait

la voix pour la musique ainsi que celle drsquoune musique laquo pure raquo vont conduire agrave lrsquoeacutelaboration de

multiples theacuteories philosophiques destineacutees agrave rendre compte du lien existant entre musique et

eacutemotions

A1 LES EacuteMOTIONS ET LrsquoIDEacuteE DE LA MUSIQUE ABSOLUE

Sous lrsquoinfluence des poegravetes romantiques comme Ludwig Tieck Wilhelm Heinrich

Wackenroder puis ETA Hoffmann se constitue au deacutebut du XIXe siegravecle une maniegravere drsquoenvisager

la musique comme un art autonome une musique pure ou absolue ne devant plus ses principes agrave un

art exteacuterieur comme crsquoeacutetait le cas dans la rheacutetorique musicale La musique tendra mecircme agrave ecirctre

conccedilue comme le plus eacuteleveacute des arts La theacuteorie romantique de la musique absolue se forge agrave partir

de lrsquoestheacutetique musicale de lrsquoEmpfindsamkeit dans les anneacutees 1780-17902 et relegraveve du topos poeacutetique

de lrsquoineffable3 Elle tend agrave voir dans la musique instrumentale une laquo religion de lrsquoart raquo4

Lrsquoideacutee de la musique absolue ndash lrsquoaffirmation de la musique instrumentale comme laquo veacuteritable raquo

musique ndash srsquoassocie () chez Hoffmann agrave lrsquoestheacutetique du sublime La musique laquo deacutetacheacutee raquo du langage

et des fonctions laquo srsquoeacutelegraveve raquo par-dessus les limitations terrestres vers le pressentiment de lrsquoinfini5

A11 Influence du romantisme

Quand on aborde le XIXe siegravecle on preacutesente souvent la philosophie de lrsquoart en geacuteneacuteral et

de la musique en particulier agrave travers lrsquoopposition entre une estheacutetique de la forme et une estheacutetique

du sentiment Mais les distinctions qui caracteacuterisent la musique allemande du XIXe siegravecle ne

dessinent pas toujours des frontiegraveres bien nettes Lrsquoopposition entre le courant romantique et un

autre formaliste (peut-ecirctre davantage inscrit dans la continuation du siegravecle preacuteceacutedent) est elle-

mecircme parfois effaceacutee Ceci toutefois nrsquoest incompreacutehensible que si lrsquoon oublie le fait que le

1 KANT 1985 Critique de la faculteacute de juger sect 53 p 287 2 DAHLHAUS 1997 p 39 3 laquo la musique exprime ce que des mots ne sauraient mecircme bredouiller raquo DAHLHAUS 1997 p 61 4 Voir DAHLHAUS 1997 chap VI 5 DAHLHAUS 1997 p 38

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

199

romantisme a aussi influenceacute les partisans du formalisme drsquoune certaine maniegravere crsquoest tout

lrsquounivers musical du XIXe siegravecle allemand qui srsquoest trouveacute marqueacute peu ou prou par le paradigme de

la laquo religion de lrsquoart raquo Lrsquoideacuteal musical de toute cette eacutepoque a chercheacute agrave associer une theacuteorie faisant

de la musique un langage au-delagrave du langage (en adoptant ou non les principes matheacutematiques

heacuteriteacutes du XVIIIe siegravecle) Drsquoougrave lrsquoinfluence drsquoun philosophe comme Schopenhauer qui accordait agrave la

musique une place deacutecisive

la musique qui va au-delagrave des Ideacutees est complegravetement indeacutependante du monde pheacutenomeacutenal

() Elle nrsquoest donc pas comme les autres arts une reproduction des Ideacutees mais une reproduction de

la volonteacute au mecircme titre que les Ideacutees elles-mecircmes1

Les conceptions de Schopenhauer pouvaient tout autant marquer Wagner (deacutecouvrant son

œuvre en 1854) que pour certains aspects srsquoaccorder avec la theacuteorie de Hanslick Et lrsquoon trouve

drsquoailleurs agrave la source de courants que lrsquoon tient parfois pour inconciliables un concept de logique

musicale lequel fut expliciteacute par Forkel ndash crsquoest-agrave-dire par un theacuteoricien de la rheacutetorique musicale

Le langage est le vecirctement des penseacutees comme la meacutelodie est le vecirctement de lrsquoharmonie On

peut deacutefinir sous cet angle lrsquoharmonie comme une logique de la musique puisqursquoelle entretient avec la

meacutelodie agrave peu pregraves le mecircme rapport que la logique avec lrsquoexpression dans le langage elle corrige et

deacutetermine une phrase meacutelodique de telle maniegravere que celle-ci paraicirct devenir une veacuteriteacute reacuteelle pour le

sentiment2

Voyons en quoi la question des eacutemotions musicales et de la possibiliteacute que lrsquoon puisse les

susciter chez le public est abordeacutee chez deux auteurs que lrsquoon peut consideacuterer comme faisant partie

des plus repreacutesentatifs respectivement de lrsquoestheacutetique de la forme et de celle du sentiment3

A12 Le formalisme hanslickien

La penseacutee de Hanslick est une forme aboutie de ce que lrsquoon deacutenomme souvent de maniegravere

un peu sommaire le laquo formalisme musical raquo On pourrait reacutesumer cette theacuteorie en disant qursquoelle

srsquoen tient agrave la musique elle-mecircme Selon Hanslick qui considegravere la musique comme une laquo forme

1 SCHOPENHAUER 2004 sect 52 p 329 2 Forkel J-N Allgemeine Geschichte der Musik Leipzig 1788 (reacuteeacutedition Graz 1967) vol I p 24 Drsquoapregraves Dahlhaus Tieck avait suivi les confeacuterences de Forkel agrave Goumlttingen 3 On peut associer agrave lrsquoapproche formaliste de la musique un compositeur comme Brahms et plus tard le philosophe Wittgenstein dont les remarques sur la question se rapprochent fortement de la theacuteorie de Hanslick Concernant lrsquoestheacutetique dite du sentiment on citera Wagner ainsi que Nietzche ndash qui fut initialement tregraves proche de la meacutetaphysique de Schopenhauer mais eacutevolua par la suite

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

200

autonome du beau raquo1 la maniegravere dont elle est abordeacutee dans les conversations de son temps

constitue une laquo vieille erreur raquo par laquelle sa seule base estheacutetique serait lrsquoeacutemotion ou la passion2

le sentiment joue un double rocircle dans la maniegravere geacuteneacuteralement adopteacutee de consideacuterer la

musique Ou bien on assigne agrave cet art pour but et mission drsquoeacuteveiller des sentiments de laquo beaux raquo

sentiments ou bien on deacutesigne les sentiments comme contenus de la musique exprimeacutes par lrsquoœuvre

drsquoart Les deux deacutefinitions ont cela de commun qursquoelles sont aussi fausses lrsquoune que lrsquoautre3

Le ton souvent poleacutemique voire virulent qui est souvent celui de Hanslick est sans doute

du ndash au moins en partie ndash au fait qursquoil considegravere que la tendance dominante bien avant lui mais

aussi agrave sa propre eacutepoque est bien agrave une estheacutetique domineacutee par le sentiment Il eacutetablit drsquoailleurs

une liste nominative des auteurs auxquels il srsquooppose On y voit ainsi citeacutes les repreacutesentants de la

rheacutetorique musicale du XVIIIe siegravecle comme Mattheson Neidhardt ou Forkel ainsi que des auteurs

qui lui sont contemporains comme Gottfried Weber4 ou Wagner

Quelques citations de musicographes anciens et modernes choisis dans la foule de ceux dont

nous disposons [] pour donner une ideacutee de lrsquoempire qursquoest arriveacute agrave exercer lrsquoopinion en question

Mattheson laquo Dans toute meacutelodie nous devons nous proposer comme but principal une

eacutemotion de lrsquoacircme (ou plusieurs si la situation srsquoy precircte) raquo []

Neidhardt laquo Le but final de la musique est drsquoexciter toutes les passions par de simples sons et

par leur rythme mieux que le meilleur orateur raquo []

J-N Forkel laquo Les figures en musique sont la mecircme chose qursquoen rheacutetorique et en poeacutesie crsquoest-

agrave-dire les maniegraveres diverses drsquoexprimer les sentiments et les passions raquo []

Gottfried Weber laquo La musique est lrsquoart drsquoexprimer des sentiments par les sons raquo []

Richard Wagner laquo Lrsquoorgane du cœur est le son son langage artistiquement conscient est la

musique raquo5

Ces extraits nous informent sur deux choses drsquoune part Hanslick reacutecuse clairement la

penseacutee qui a sous-tendue lrsquoAffekenlehre de la tradition baroque mais aussi et alors mecircme que la

tradition de la rheacutetorique musicale a disparue sur le fait que certaines de ses bases conceptuelles

seraient non seulement preacutesentes mais mecircme probablement toujours dominantes

1 HANSLICK 1986 p 60 2 Op cit p 61 3 Ibid 4 Jacob Gottfried Weber (1779-1839) musicographe auteur drsquoune Theorie der Tonsetzkunst (dont est tireacute de la deuxiegraveme eacutedition de 1821 t I p 15 lrsquoextrait citeacute par Hanslick) 5 HANSLICK 1986 p 68-70

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

201

Il convient de souligner ici qursquoHanslick ne rejette nullement lrsquoexistence ni mecircme le rocircle des

eacutemotions ou des sentiments dans la musique 1 il indique drsquoailleurs clairement sa position sur la

question

Des adversaires passionneacutes mrsquoont attribueacute lrsquointention de faire la guerre agrave tout ce qui touche au

sentiment mais [] je me borne agrave protester contre lrsquoimmixtion abusive du sentiment dans la science []

Je suis parfaitement drsquoavis qursquoen derniegravere analyse lrsquoappreacuteciation du beau reposera toujours sur lrsquoaction

immeacutediate du sentiment2

La reacutealiteacute de la thegravese soutenue par Hanslick est qursquoil prend en compte agrave la fois la forme et

les sentiments mais refuse lrsquoaffirmation selon laquelle les sentiments ou les eacutemotions seraient

contenus dans la musique ni mecircme qursquoils les entraicircneraient selon une loi de cause agrave effet 3 disons

que la musique peut drsquoune maniegravere assez geacuteneacuterale eacuteveiller des eacutemotions Hanslick ne tient pas les

eacutemotions pour neacutegligeables il leur accorde un statut diffeacuterent de celui que leur confegraverent les

tenants de la laquo sensibiliteacute raquo

Hanslick applique en quelque sorte agrave la musique lrsquoimpeacuteratif cateacutegorique de Kant la

musique est une fin en elle-mecircme non pas seulement un moyen Il fait reposer son argument sur

le fait que les eacutemotions contiennent des penseacutees Selon Malcolm Budd4 qui partage sur ce point

lrsquoopinion de Hanslick le raisonnement serait le suivant

(i) la musique ne peut repreacutesenter les penseacutees (ii) les sentiments deacutefinis et les eacutemotions (hellip)

entraicircnent ou contiennent des penseacutees par conseacutequent (iii) la musique ne peut repreacutesenter des

sentiments ou des eacutemotions deacutefinies5

Hanslick admet toutefois une exception agrave cette affirmation

la musique peut repreacutesenter les laquo proprieacuteteacutes dynamiques raquo des sentiments leur force et la faccedilon

par laquelle elles se deacuteveloppent leur laquo vitesse lenteur force faiblesse augmentation et diminution

drsquointensiteacute raquo6

1 En ce sens le titre que Budd donne au chapitre de son ouvrage Music and the Emotions consacreacute agrave Hanslik (laquo The repudiation of emotion raquo) peut-il ecirctre de nature agrave suggeacuterer une ideacutee inexacte de lrsquoestheacutetique hanslickienne 2 HANSLICK 1986 p 56 3 Op cit 65-66 4 Notre eacutetude des relations entre musique et eacutemotions tout particuliegraverement agrave partir du XIXe siegravecle accorde une place importante aux analyses apporteacutees par cet auteur dans son ouvrage Music and the Emotions ndash The Philosophical Theories (BUDD 1985) 5 BUDD 1978 II sect6 2015 p 56 HANSLICK 1986 p 72-73 6 Ibid HANSLICK 1986 p 75

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

202

Hanslick ajoute que deux sentiments opposeacutes peuvent parfois partager des proprieacuteteacutes

dynamiques semblables Si la position qursquoil deacutefend est donc bien fondamentalement une deacutefense

de lrsquoautonomie de la musique il semblerait qursquoune telle autonomie ne soit pas totale ndash en teacutemoigne

cette relation qursquoil reconnait avec les proprieacuteteacutes dynamiques des sentiments

Il apparaicirct qursquoHanslick admet lrsquoexistence de deux types de lien entre musique et eacutemotion

(ce qui interdit donc une version forte drsquoun tel formalisme musical) (a) lrsquoeacuteveil musical de lrsquoeacutemotion

et (b) lrsquoexpression musicale de lrsquoeacutemotion Comment consideacuterer alors pour que la musique soit bien

une laquo forme autonome du beau raquo le rocircle de lrsquoeacuteveil musical des eacutemotions par la musique La reacuteponse

drsquoHanslick consiste agrave deacutefinir lrsquoexpeacuterience de la musique comme contemplation deacutepassionneacutee crsquoest-

agrave-dire une contemplation dans laquelle la notion mecircme de plaisir est contingente une expeacuterience

laquo affranchie de lrsquoexpeacuterience de lrsquoeacutemotion raquo1 Budd remarque toutefois qursquoil nrsquoest pas neacutecessaire de

nier laquo le rocircle drsquoune eacutemotion extra-musicale dans la reacuteaction estheacutetique agrave la musique raquo pour conserver

la nature speacutecifiquement musicale de la beauteacute en musique et donc pour respecter son autonomie

Le laquo deacutesaveu raquo (ou la laquo reacutepudiation raquo) de lrsquoeacutemotion2 dans la musique serait en ce sens une opeacuteration

inutile

Le second type de lien valable selon Hanslick entre eacutemotion et œuvre musicale concerne

lrsquoexpression musicale de lrsquoeacutemotion Il faut entendre ici le fait qursquoune œuvre musicale peut ecirctre

caracteacuteriseacutee par des termes drsquoeacutemotion employeacutes de maniegravere strictement figurative Hanslick

reconnait en effet un usage individuel des termes drsquoeacutemotion (usage qursquoil a fait lui-mecircme tregraves

reacuteguliegraverement en tant que critique musical dans des comptes rendus de concerts) On rejoint ici

ce que Budd nomme laquo thegravese de la description purement audible raquo une thegravese qui si elle nrsquoest pas

pleinement convaincante est utile dans le cas de traits de la musique pour lesquels on ne dispose

pas de nom (on peut alors leur associer par deacuteplacement des adjectifs relevant de la nature comme

laquo nuageux raquo ou des eacutemotions) On remarquera agrave ce sujet que le vocabulaire des eacutemotions joue alors

pour Hanslick un rocircle finalement assez proche de celui de la rheacutetorique jouait initialement chez

Burmeister un reacuteservoir lexical destineacute agrave suppleacuteer une carence terminologique strictement

musicale

Pour Hanslick ce nrsquoest pas la repreacutesentation des sentiments qui deacutetermine la valeur de la

musique mecircme si lrsquoeacuteveil drsquoeacutemotions est possible Que peut-on en deacuteduire alors en ce qui concerne

le rocircle des eacutemotions dans lrsquoapproche drsquoune rheacutetorique musicale Si Hanslick parvient agrave justifier

1 BUDD 1978 II sect11 2015 p 67 HANSLICK 1986 p 61-67 p 121 sq 2 Pour reprendre lrsquoexpression choisie par M Budd pour deacutesigner la penseacutee de Hanslick

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

203

son propos une approche de ce genre risque de se trouver infondeacutee Toutefois comme lrsquoobserve

Budd qui pourtant deacutefend lrsquoexigence drsquoautonomie de la musique (et en ce sens se positionne

comme un tenant du formalisme) lrsquoexistence drsquoun lien possible entre la beauteacute musicale et la

repreacutesentation drsquoun sentiment nrsquoest pas reacutefuteacutee par Hanslick1 Lrsquoideacutee de rheacutetorique musicale est

finalement davantage mise entre parenthegraveses que congeacutedieacutee Lrsquoindeacuteniable valeur de la conception

formaliste ne doit pas faire oublier ses limites2

A13 Lrsquoestheacutetique musicale de Schopenhauer

Toujours en envisageant que lrsquoideacutee de la musique absolue se deacutecline au XIXe siegravecle selon

les deux principales cateacutegories de lrsquoestheacutetique de la forme et de lrsquoestheacutetique du sentiment on peut

consideacuterer que crsquoest Schopenhauer qui fournit dans Le Monde comme volonteacute et comme repreacutesentation la

version sans doute la plus ceacutelegravebre du second cas

La musique nrsquoy est plus penseacutee comme chez Hanslick selon le critegravere central du Beau mais

selon celui de la volonteacute pour Schopenhauer le monde nrsquoexiste exteacuterieurement que comme

repreacutesentation et inteacuterieurement comme volonteacute (laquelle est premiegravere) Puisque nous faisons

partie des entiteacutes dont nous souhaitons connaicirctre la nature intime laquo se tient devant nous (hellip) un

passage souterrain un accord secret raquo Le paralleacutelisme avec Kant prend alors fin car la chose en

soi est susceptible drsquoecirctre connue il faut pour cela que notre conscience soit enleveacutee dans la

contemplation deacutepassionneacutee de lrsquoobjet

La musique est une copie de lrsquoessence la plus intime du monde la volonteacute qursquoelle rend

manifeste ainsi tout comme la vie une meacutelodie est un processus avec un deacutebut et une fin de

mecircme la succession de deacutesaccords et de reacuteconciliation dans une meacutelodie est analogue agrave celle de

deacutesirs toujours nouveaux et de leur satisfaction

Crsquoest en raison drsquoune correspondance entre les modes de la volonteacute (dont les eacutemotions) et

les meacutelodies que la musique est qualifieacutee de laquo langage des eacutemotions raquo la musique exprimant non

une occurrence particuliegravere mais lrsquoessence abstraite des pheacutenomegravenes eux-mecircmes La musique peut

in abstracto deacutepeindre et reproduire dans le deacutetail les eacutemotions humaines et nous aimons y entendre

lrsquohistoire secregravete de notre volonteacute

1 Sandrine Darsel souligne eacutegalement les faiblesses de la position de Hanslick rappelant notamment que laquo les eacutemotions sont des

formes de vie complexes raquo et qursquolaquo une œuvre musicale peut repreacutesenter sans lrsquoaide de mots les composants cognitifs drsquoune eacutemotion raquo DARSEL 2009 p 128 2 On pourrait formuler le mecircme genre drsquoobservation au sujet du laquo formalisme enrichi raquo (enhanced formalism) deacuteveloppeacute au cours des derniegraveres deacutecennies par Peter Kivy

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

204

Le problegraveme de la theacuteorie de Schopenhauer est que si brillante soit-elle elle preacutesente de

nombreuses faiblesses pointeacutee par M Budd1

Elle heacuterite en premier lieu des faiblesses de sa meacutetaphysique En effet cette derniegravere

implique entre autres (a) de supposer une chose en soi nrsquoexistant ni dans le temps ni dans lrsquoespace

mais srsquoy laquo objectivant raquo dans notre monde spatio-temporel raquo (b) de postuler une laquo volonteacute raquo qui

serait la nature intime des choses du monde naturel (c) de concevoir un pur objet de connaissance

Il convient en outre pour souscrire agrave cette meacutetaphysique drsquoaccepter le pessimisme de son auteur

concernant lrsquoexistence humaine

La theacuteorie de Schopenhauer preacutesente drsquoautres deacutefauts (a) souvent la musique ne produit

pas les effets qursquoil deacutecrit qursquoune meacutelodie soit analogue au chemin par lequel se fait connaicirctre agrave

nous la volonteacute ne suffit pas agrave la rendre inteacuteressante (b) la valeur eacuteleveacutee que Schopenhauer confegravere

agrave la musique est eacutequivoque si elle peut peacuteneacutetrer notre cœur par flatterie comme il lrsquoeacutecrit elle nrsquoest

plus qursquoune consolation occasionnelle (c) enfin on peut constater dans un exemple comme le

Preacutelude de Tristan et Isolde qursquoun effort continuel peut ne jamais se trouver pleinement reacutesolu

La conclusion de Budd est donc qursquoen deacutepit du rocircle consideacuterable que Schopenhauer

attribue agrave la musique sa philosophie de la musique nrsquoest pas recevable

Comme nous lrsquoavons indiqueacute les diffeacuterences entre les deux principales tendances de

lrsquoestheacutetique musicale ne doivent pas faire oublier ce qursquoelles ont en commun Car mecircme si lrsquoune

promeut une conception de la musique comme un art autonome alors que lrsquoautre la fait deacutependre

drsquoun domaine qui lui est exteacuterieur lrsquoinfluence romantique se manifeste dans les deux cas (Beethoven

pouvant repreacutesenter de ce point de vue un laquo ancecirctre raquo commun tant pour Brahms que pour

Wagner tant pour Hanslick que pour Schopenhauer) Et crsquoest le jugement subjectif qui est privileacutegieacute

dans les deux cas qursquoil srsquoagisse drsquoacceacuteder au Beau ou agrave la Volonteacute Degraves lors que la musique soit en

contact direct ou simplement accidentel avec les eacutemotions ces derniegraveres ne sont de toutes maniegraveres

pas envisageacutees comme des pheacutenomegravenes objectifs Comment dans ces conditions pourrait-on

envisager de les mobiliser comme dans lrsquoancien contexte de la poeacutetique musicale

A2 DE NOUVELLES CONCEPTIONS DU DISCOURS MUSICAL

Avec le deacuteveloppement des sciences expeacuterimentales reacuteapparait mecircme si crsquoest dans une

perspective tregraves diffeacuterente de lrsquoacircge baroque lrsquointeacuterecirct concernant la nature des pheacutenomegravenes affectifs

1 BUDD 1978 chapitre V sectsect 11-14

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

205

La relation des eacutemotions agrave la musique sera alors envisageacutee agrave nouveau frais et des conceptions

anciennes trouveront des formulations ineacutedites

A21 Rocircle de la voix

Nous avions vu que pour Scheibe si la musique est un art oratoire particuliegraverement adapteacute

agrave lrsquoexpression des affects crsquoest en raison de son origine qui est eacutetroitement associeacutee agrave la voix

humaine Une telle conception qui semble retrouver les anciennes consideacuterations de Mei sur la

nature monodique de la musique grecque se retrouve dans le texte posthume de Rousseau consacreacute

agrave lrsquoorigine des langues

Les preacutemiegraveres histoires les preacutemiegraveres harangues les preacutemiegraveres lois furent en vers la poesie

fut trouveacutee avant la prose cela devoit ecirctre puisque les passions parleacuterent avant la raison Il en fut de

mecircme de la musique il nrsquoy eut point drsquoabord drsquoautre musique que la meacutelodie ni drsquoautre meacutelodie que le

son varieacute de la parole les accens formoient le chant les quantiteacutes formoient la mesure et lrsquoon parloient

autant par les sons et par le rythme que par les articulations et les voix Dire et chanter eacutetoit autrefois la

mecircme chose dit Strabon ce qui montre ajoucircte-t-il que la poumlesie est la source de lrsquoeacuteloquence Il faloit

dire que lrsquoune et lrsquoautre eurent la mecircme source et ne furent drsquoabord que la mecircme chose1

En deacutepit des changements ayant marqueacute tant la musique que la science et donc la maniegravere

de concevoir la nature des affects le rocircle attribueacute agrave la voix humaine comme facteur principal dans

les eacutemotions musicales reacuteapparaicirct tregraves reacuteguliegraverement Par exemple chez Darwin

Les sonoriteacutes musicales et le rythme eacutetaient employeacutes par nos ancecirctres preacutehumains pendant la

saison des amours lorsque toutes sortes drsquoanimaux eacutetaient exciteacutes non seulement par lrsquoamour mais aussi

par les passions fortes de la jalousie de la rivaliteacute et du triomphe En raison du principe profondeacutement

ancreacute des associations heacuteriteacutees les sonoriteacutes musicales seraient dans ce cas semblables agrave lrsquoeacutevocation

vague et indeacutetermineacutee des eacutemotions fortes drsquoune eacutepoque lointaine2

Il suffit alors de suivre le propos de Darwin pour y retrouver lrsquoeacutecho de Rousseau et faisant

en quelque sorte de lrsquoorateur et du musicien des cousins La laquo source raquo commune au dire et au

chanter remontant mecircme clairement pour Darwin aux instincts preacutehumains dont les passions

participent

1 ROUSSEAU 1990 p 115 Essai sur lrsquoorigine des langues chap XII 2 DARWIN citeacute par BUDD 1978 chap IV sect 6 2015 p 112

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

206

Lrsquoorateur exalteacute le barde ou le musicien quand il excite chez ses auditeurs les eacutemotions les

plus fortes au moyen de sonoriteacutes varieacutees et de cadences soupccedilonne quelque peu qursquoil use des mecircmes

moyens que ceux par lesquels ses ancecirctres semi-humains eacuteveillaient il y a bien longtemps les passions

ardentes de tout un chacun alors qursquoils faisaient leur cour et eacutetaient soumis agrave la rivaliteacute1

Cet accent mis sur la parenteacute entre la voix et la musique ainsi que sur le rocircle deacuteterminant

que peut jouer la voix (directement ou indirectement agrave travers son imitation par la musique) ne

suffit toutefois pas agrave rendre compte de la relation qui existe entre lrsquoeacutemotion veacutehiculeacutee par la voix

et lrsquoeacutemotion ressentie par lrsquoauditeur En effet tout affect eacuteprouveacute ne peut pas ecirctre

systeacutematiquement rapporteacute agrave la simple reproduction drsquoun affect entendu quand une personne en

colegravere lance laquo taisez-vous raquo agrave une autre le son et le ton de sa voix ne cherchent pas agrave faire eacuteprouver

et reproduire cette colegravere par lrsquoautre mais bien plutocirct agrave provoquer quelque chose comme de

lrsquoobeacuteissance Dans le mecircme ordre drsquoideacutee le tout deacutebut drsquoune piegravece musicale (son exorde dans une

conception rheacutetorique) consiste parfois agrave frapper les esprits et non pas neacutecessairement pour

eacutevoquer le propos contenu dans le texte mais pour conduite le public agrave ecirctre attentif la fonction

est alors la mecircme que celle des coups frappeacutes au deacutebut drsquoune piegravece de theacuteacirctre

Ce deacutecalage possible entre expression et effet pourrait drsquoailleurs valoir en drsquoautres cas En

effet si la musique et la poeacutesie se trouvent lieacutees par cet eacuteleacutement commun qursquoest la voix la question

va alors se poser pour ce qui concerne les eacutemotions musicales de savoir si les eacutemotions dont il

srsquoagit sont agrave consideacuterer selon le point de vue de la premiegravere ou de la troisiegraveme personne Un poegraveme

lyrique peut ecirctre eacuteprouveacute comme srsquoil srsquoagissait soit drsquoune voix inteacuterieure soit drsquoun discours

comme R K Elliott a pu le souligner lorsque nous faisons lrsquoexpeacuterience drsquoun poegraveme comme

srsquoil eacutetait lrsquoexpression humaine de lrsquoeacutemotion notre imagination peut poursuivre selon lrsquoun ou lrsquoautre de

ces chemins nous pouvons eacuteprouver le poegraveme laquo de lrsquointeacuterieur raquo ou laquo de lrsquoexteacuterieur raquo Afin drsquoeacuteprouver le

poegraveme de lrsquointeacuterieur il convient de se placer soi-mecircme en imagination dans la situation du laquo locuteur raquo

du poegraveme et drsquoeacuteprouver lrsquoexpression et lrsquoeacutemotion exprimeacutee depuis cette position () Afin drsquoeacuteprouver le

poegraveme de lrsquoexteacuterieur on ne doit pas se placer en imagination dans la situation du locuteur du poegraveme2

La possibiliteacute que lrsquoauditeur puisse eacuteprouver un poegraveme ndash ou un poegraveme musical ndash de

lrsquoexteacuterieur met en eacutevidence le fait que lrsquoexpression drsquoune eacutemotion nrsquoappellera pas neacutecessairement le

ressenti de la mecircme eacutemotion Par exemple lrsquoexpression du regret ressentie en troisiegraveme personne

1 DARWIN 1965 p 87 217 Voir BUDD 1978 chap IV sect 6 2015 p 113 Darwin deacuteveloppe eacutegalement cette question dans The Descent of Man voir DARWIN 1881 Part III chap XIX ndash Voice and Musical Powers p 566-573 2 BUDD 1978 chap VI sect 6 2015 p 211

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

207

(laquo de lrsquoexteacuterieur raquo) pourra susciter de la pitieacute1 Le caractegravere abusif que peut comporter une

assimilation parfois faite entre laquo repreacutesenter raquo et laquo susciter raquo une eacutemotion preacutecise se manifeste bel

et bien nous y reviendrons ulteacuterieurement

A22 La musique comme langage autonome des affects

Un projet inheacuterent agrave lrsquoeacutelaboration de la rheacutetorique musicale auquel de multiples

contributions furent apporteacutees (degraves Caccini puis de Burmeister agrave Mattheson) trouva une posteacuteriteacute

bien apregraves la fin de la poeacutetique musicale Il srsquoagit de lrsquoeacutetablissement de correspondances les plus

rigoureuses possibles entre traits musicaux et affects associeacutes Cette quecircte trouva en effet un

deacutefenseur avec Deryck Cooke que lrsquoon peut consideacuterer comme un repreacutesentant des theacuteories

expressivistes de la musique (voire plus geacuteneacuteralement de lrsquoart) Dans cette approche la musique

est conccedilue comme un veacutehicule transmettant certaines expeacuteriences tout particuliegraverement les affects

De ce fait le compositeur est vu comme transformant ses eacutemotions en sons musicaux qui sont

transformeacutes en scheacutemas sur une partition lesquels sont transformeacutes en retour en sons musicaux enfin

transformeacutes en eacutemotions que lrsquoauditeur compreacutehensif eacuteprouve lorsqursquoil eacutecoute la musique2

Les eacuteleacutements de lrsquoexpression musicale reposent sur les tensions entre les notes caracteacuteriseacutees

par la hauteur le temps et le volume 3 un exposeacute donne une part importante agrave lrsquoexamen des divers

intervalles

Il est agrave noter que si ce projet reprend celui de la poeacutetique musicale cette derniegravere est

totalement absente de lrsquoouvrage de Cooke4 quand bien mecircme certaines œuvres de J-S Bach

servent drsquoillustration du propos alors que lrsquoauteur fait reacutefeacuterence agrave la polyphonie de la Renaissance

aux eacutepoques classique romantique et au XXe siegravecle Lrsquoexamen de la conception de lrsquoœuvre musicale

ne mentionne donc agrave aucun moment les parties de la rheacutetorique ne serait-ce qursquoagrave titre drsquoindication

Aussi nrsquoapparaicirct aucune remarque concernant ce qui pourrait correspondre agrave lrsquoinvention Lrsquoauteur

deacuteveloppe en revanche ce qursquoil considegravere comme une eacutetape essentielle (intervenant

chronologiquement apregraves la conception de lrsquoœuvre) lrsquoinspiration Se reacutefeacuterant agrave Freud Cooke

deacutefinit lrsquoinspiration en se basant sur lrsquoinconscient

1 Ibid 2 BUDD 1978 chap VII sect 3 2015 p 204 3 COOKE 1959 p 34 4 Lequel ne visait pas un style musical particulier mais la musique tonale laquo au sens le plus large du terme qursquoelle soit eacutecrite par Dufay en 1440 Byrd en 1611 Mozart en 1782 ou Stravinsky en 1953 raquo COOKE 1959 p xiii

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

208

Dans lrsquoinconscient du compositeur se trouve exposeacutee toute la musique qursquoil a pu entendre

eacutetudier ou eacutecrire lui-mecircme () Et crsquoest de ce magasin que doit venir lrsquoinspiration () En drsquoautres termes

ce que nous appelons laquo inspiration raquo doit ecirctre une nouvelle mise en forme creacuteative inconsciente de

mateacuteriaux preacuteexistants dans la tradition1

Cependant mecircme si la penseacutee de Cooke paraicirct ainsi eacutetrangegravere agrave celle de la musica poetica sa

conception concernant les eacutemotions musicales srsquoy apparente fortement et crsquoest pourquoi elle se

heurte agrave la mecircme objection que lui adresse Budd la theacuteorie expressiviste deacutefendue par Cooke en

effet laquo regarde la musique comme un pur outil raquo2 Or on ne peut dissocier aussi nettement

lrsquoexpeacuterience de lrsquohumeur ou de lrsquoeacutemotion exprimeacutee par une œuvre musicale de lrsquoexpeacuterience propre

agrave la musique elle-mecircme cette erreur Budd la nomme laquo heacutereacutesie de lrsquoexpeacuterience seacuteparable raquo3

En outre la conception deacutefendue par Cooke se heurte agrave un second obstacle relevant cette

fois drsquoune ideacutee de la musique comme art autonome (et non comme pour les theacuteoriciens de la musica

poetica drsquoune musique suivant un texte verbal)

lrsquoideacutee que la musique est un langage des eacutemotions est souvent critiqueacutee sur la base du fait qursquoil

manque agrave la musique une exigence essentielle du langage une syntaxe Un dictionnaire qui deacutefinit le

vocabulaire de base du supposeacute langage de la musique en assignant les eacutemotions agrave des phrases

meacutelodiques primitives omet un trait neacutecessaire du langage ndash un trait sans lequel le soit disant laquo langage raquo

ne veut rien dire ndash car il nrsquoapporte qursquoun vocabulaire et non des regravegles deacuteterminant la signification de

lrsquoensemble en vertu des significations de ses eacuteleacutements seacutemantiques et de leur arrangement4

Lrsquoouvrage de Cooke illustre ainsi toute la difficulteacute que peut rencontrer une entreprise

visant agrave eacutetablir pleinement la musique comme un langage des eacutemotions degraves lors que les eacutemotions

consideacutereacutees ne sont plus accessibles indeacutependamment de la musique elle-mecircme (par le texte) On

peut degraves lors chercher un modegravele associant la musique et les eacutemotions qui soit plus souple qui

prenne acte des limites de la musique dans sa preacutetention agrave ecirctre un langage

A23 Le symbole inacheveacute

1 COOKE 1959 p 171 2 BUDD 1978 chap VII sect 4 2015 p 206 3 Op cit chap VII sect 5 2015 p 209 Il convient de distinguer cette inseacuteparabiliteacute entre lrsquoexpeacuterience de lrsquoaffect et lrsquoexpeacuterience de la musique drsquoune autre celle entre laquo forme raquo et laquo contenu raquo de la musique ndash ponteacutee tant par Hanslick que par Wittgenstein (voir plus loin (B23 laquo Erreur de la musique consideacutereacutee comme un stimulus raquo) 4 BUDD 1978 chap VII sect 3 2015 p 205

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

209

Crsquoest un modegravele de ce genre qui est proposeacute par Susanne K Langer1 Un morceau de

musique y est deacutefini comme symbole preacutesentationnel et inacheveacute lequel symbolise la simple forme

drsquoun sentiment Voyons les divers concepts qui sont employeacutes

Le symbole est le veacutehicule de la conception drsquoun objet preacutesentant une structure similaire agrave

ce dernier (une image une partition une carte une proposition sont des symboles) Il faut

distinguer entre symbole linguistique et non-linguistique ou selon les termes de Langer entre

symbole discursif et non-discursif eacutegalement nommeacute laquo preacutesentationnel raquo Un symbole non-

discursif (un tableau par exemple) ne symbolise pas des uniteacutes de signification discregravetes et fixes

ses eacuteleacutements ne sont compris que par la signification du symbole saisi entiegraverement

Dans le cas particulier de la musique sa fonction principale est selon Langer de symboliser

les sentiments la musique serait le symbole preacutesentationnel de la vie eacutemotionnelle

On observera toutefois que diffeacuterentes sortes de sentiments peuvent partager la mecircme

morphologie en outre la musique possegravede quasiment tous les traits drsquoun symbolisme veacuteritable

mais non la preacutesence drsquoune signification fixe La musique repreacutesente donc la seule morphologie du

sentiment non sa nature complegravete crsquoest en cela qursquoelle est un laquo symbole inacheveacute raquo

De nombreuses critiques ont eacuteteacute adresseacutees agrave lrsquoencontre de la theacuteorie de Langer2 Au nombre

des critiques figure notamment le fait que la terminologie employeacutee pour le symbole discursif qui

est emprunteacutee au Tractatus logico-philosophicus de Wittgenstein (symbole discursif image fait eacutetat de

choses objets structure forme etc) nrsquoest pas employeacutee de la mecircme maniegravere il srsquoagit degraves lors

drsquoune imitation verbale du Tractatus ce qui ocircte au propos de Langer la pertinence que ce vocabulaire

devait apporter3

Lrsquointeacuterecirct de la musique serait de nous preacutesenter le sentiment de telle sorte que lrsquoon puisse y

reacutefleacutechir et le comprendre comme le fait le symbole discursif pour le monde physique Mais du fait

que la musique soit un laquo symbole inacheveacute raquo lequel ne peut que preacutesenter de nouvelles formes de

sentiments4 agrave suivre lrsquoideacutee drsquoune eacuteducation des sentiments par lrsquoart ne tient plus

Plus grave peut-ecirctre est le fait de constater que si le symbole musical est effectivement

laquo inacheveacute raquo sa situation est tregraves eacuteloigneacutee des conditions souhaiteacutees dans le cadre de cette thegravese

les formes en effet ne sont pas speacutecifiques aux sentiments Il faudrait que lrsquoaspect heacutedonique de

notre vie eacutemotive ne puisse donner lieu agrave une repreacutesentation pour que cette derniegravere valle comme

miroir de la morphologie du sentiment

1 Essentiellement dans Philosophy in a New Key 1951 2 Voir ARBO 2013 p 102-118 BUDD 1978 chap VI sectsect 7-14 DUFOUR 2005 p 64-66 FUBINI 1983 p 166-171 3- BUDD 1978 chap VI 4 Lrsquoexpression de laquo forme drsquoun sentiment raquo est elle-mecircme probleacutematique Voir agrave ce sujet ARBO 2013 p 107-110

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

210

Enfin une objection deacutecisive peut-ecirctre formuleacutee 1 les œuvres musicales remarquables et

celles qui sont quelconques ont la mecircme relation avec les formes de sentiments un symbole

preacutesentationnel ne possegravedera pas neacutecessairement de valeur musicale alors que Langer soutient que

toute œuvre articulant et preacutesentant le sentiment agrave notre compreacutehension est artistiquement bonne

En un tel cas une mauvaise œuvre musicale devrait avoir une forme diffeacuterente du sentiment qursquoelle

distord mais comment deacutefinir indeacutependamment de la forme drsquoune œuvre musicale celle du

sentiment dont elle est supposeacutee ecirctre le sujet Langer ne donne pas de reacuteponse Ne pas savoir si

la fausseteacute drsquoune œuvre musicale vis-agrave-vis du sentiment en constitue un deacutefaut retire tout son inteacuterecirct

agrave la thegravese de Langer

B MUSIQUE PSYCHOLOGIE ET THEacuteORIE DE LrsquoINFORMATION

Quelles que soient leurs particulariteacutes et leur pertinence respective les theacuteories que nous

avons examineacutees sont pour lrsquoessentiel speacuteculatives quand bien mecircme certaines srsquoappuient sur des

consideacuterations scientifiques comme crsquoest le cas pour Darwin Il est toutefois utile drsquoexaminer une

tout autre piste et de srsquointerroger sur les enseignements que peuvent apporter certaines disciplines

faisant intervenir lrsquoexpeacuterimentation scientifique

B1 LES EacuteMOTIONS

Si lrsquoon se situe dans un cadre ougrave la musique est assimileacutee agrave un art oratoire la musique a pour

but de susciter des eacutemotions chez lrsquoauditeur De ce point de vue lrsquoeacutetude concernant la nature des

eacutemotions proprement dites pourrait ecirctre consideacutereacutee comme secondaire mais cela ne signifie pas

qursquoelle perdre tout inteacuterecirct connaicirctre les eacutemotions peut en effet ecirctre aussi un point de deacutepart afin

de savoir comment eacutelaborer son laquo discours raquo Toute la troisiegraveme partie de la Rheacutetorique drsquoAristote

consiste preacuteciseacutement en une theacuteorie des passions destineacutee agrave fournir agrave lrsquoorateur une connaissance

indispensable preacutealable au travail drsquoeacutelaboration la theacuteorie des affects de lrsquoeacutepoque baroque comme

celle que propose Mattheson dans son Vollkommenne Capelmeister srsquoinscrit dans une deacutemarche

similaire

1 BUDD 1978 chap VI sect 14 2015 p 199-202

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

211

B11 Absence drsquoune theacuteorie unifieacutee des eacutemotions

Une hypotheacutetique theacuteorie des affects peut-elle ecirctre envisageable aujourdrsquohui La principale

difficulteacute qui se pose est qursquoil nrsquoexiste pas de doctrine unifieacutee concernant les pheacutenomegravenes affectifs

Le problegraveme se manifeste drsquoembleacutee agrave travers la difficulteacute ougrave nous trouvons quand il srsquoagit du

vocabulaire agrave employer Certains termes sont geacuteneacuteralement eacuteviteacutes comme laquo passion raquo qui a perdu

son statut de terme geacuteneacuterique deacutesignant le domaine des affects dans son ensemble il en va en effet

aujourdrsquohui diffeacuteremment

[Le terme de passion] deacutesigne soit des pheacutenomegravenes affectifs particuliegraverement intenses et

souvent dirigeacutes vers des personnes () soit peut-ecirctre les puissants deacutesirs lieacutes agrave leur satisfaction ou

frustration1

Quant au terme laquo sentiment raquo il peut deacutesigner tout agrave la fois un pheacutenomegravene cognitif ou une

disposition affective Le terme laquo eacutemotion raquo est deacutesormais celui qui est le plus souvent employeacute de

maniegravere geacuteneacuterale il peut ecirctre deacutefini comme laquo mouvement affectif raquo ou comme laquo reacuteaction affective

() agrave une situation reacuteelle ou imagineacutee raquo2

Cette situation demeure toutefois fragile chez P M S Hacker par exemple utiliseacute afin de

deacutesigner lrsquoensemble du domaine affectif le terme drsquoeacutemotion se restreint en tant que concept agrave une

cateacutegorie drsquoaffection Hacker distingue en effet trois sortes drsquoaffections (a) lrsquoagitation (eacutetat

temporaire qui nrsquoest pas motif drsquoaction) (b) lrsquoeacutemotion qui a un objet speacutecifique et est motif

drsquoaction (les eacutemotions se deacuteclinent en perturbations eacutemotionnelles et attitudes eacutemotionnelles) (c)

lrsquohumeur (mood) dispositionnelle ou occurrente et se manifestant dans un mode de comportement3

Le manque de preacutecision et surtout drsquoun usage commun concernant le vocabulaire des

affects nrsquoest pas une speacutecificiteacute contemporaine4 Cette difficulteacute reflegravete drsquoailleurs lrsquoimpossibiliteacute qui

semble reacutegner concernant une theacuteorie susceptible de recevoir un consensus sur la question laquelle

concerne autant lrsquoinvestigation philosophique que la recherche en psychologie

1 DEONNA TERRONI 2008 p 13-14 2 PACHERY 2006 p 244 3 HACKER 2004 p 7 4 Sans nous eacutetendre sur le sujet nous pouvons mentionner les reacutefeacuterences proposeacutees par Lalande dans son Vocabulaire technique et critique de la philosophie lrsquoincertitude concernant le statut du concept drsquoeacutemotion y transparaicirct selon qursquoil cite Theacuteodule Ribot (laquo Jrsquoentends par eacutemotion un choc brusque souvent violent intense avec augmentation ou arrecirct des mouvements la peur la colegravere le coup de foudre en amour etc En cela je me conforme agrave lrsquoeacutetymologie du mot eacutemotion qui signifie surtout mouvement raquo RIBOT Theacuteodule La logique des sentiments 1904 p 67) ou Paul Janet (laquo Nous appellerons eacutemotions les sensations consideacutereacutees du point de vue affectif crsquoest-agrave-dire comme plaisir et douleur et nous reacuteserverons le nom de sensation pour les pheacutenomegravenes de repreacutesentation raquo JANET Paul Traiteacute de philosophie) LALANDE Andreacute Vocabulaire technique et critique de la philosophie ()

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

212

il nrsquoexiste donc pas de veacuteritable theacuteorie des eacutemotions Par laquo veacuteritable theacuteorie de lrsquoeacutemotion raquo

jrsquoentends une theacuteorie de lrsquoorganisme humain ou des systegravemes biologiques en geacuteneacuteral au sein desquels

a lrsquoeacutemotion sa place propre parmi drsquoautres composantes comme le traitement de lrsquoinformation et

lrsquoadaptation1

Face agrave une telle situation il convient peut-ecirctre de srsquoen tenir agrave une conception minimaliste

des eacutemotions Crsquoest lrsquooption choisie par M Budd qui se preacuteoccupe avant tout de lrsquoeacutemotion

consideacutereacutee comme eacutepisode ou occurrence plutocirct que comme une disposition (comme une

tendance agrave subir lrsquoeacutemotion quand des penseacutees sont agrave lrsquoesprit) Les deacutefinitions les plus plausibles

concernant les eacutemotions suivent celles qui sont traceacutees par Aristote dans la Rheacutetorique ce qui conduit

Budd agrave deacutefendre lrsquoideacutee drsquoune eacutemotion deacutefinie comme eacutetant une penseacutee eacuteprouveacutee avec plaisir ou

peine un tel modegravele se montrera assez souple afin de caracteacuteriser les eacutemotions dans la plupart des

cas degraves lors que les eacutemotions constituent une classe heacuteteacuterogegravene On aboutit ainsi agrave lrsquoeacutenumeacuteration

de quelques traits comme le fait que les eacutemotions possegravedent une grandeur intensive mais non une

grandeur extensive qursquoelles peuvent avoir des opposeacutes peuvent ecirctre meacutelangeacutees peuvent ecirctre mal

dirigeacutees etc2

B12 Les diffeacuterentes perspectives

Toutefois malgreacute lrsquoabsence drsquoune theacuteorie commune concernant les eacutemotions la recherche

srsquoest consideacuterablement deacuteveloppeacutee Selon Armelle Nugier on peut distinguer quatre principales

perspectives darwinienne jamesienne cognitive et socio-constructiviste3 Chacune de ces pistes

peut ecirctre examineacutee sur le plan speacutecifique des eacutemotions musicales

Dans le courant issu des travaux de Darwin qui se caracteacuterise par lrsquoideacutee que les eacutemotions

sont universelles et adaptatives les travaux ont accumuleacute les preuves concernant lrsquoexistence

drsquoeacutemotions primaires (ainsi que de leur aspect adaptatif)4 On retrouve ici la tregraves ancienne ideacutee des

eacutemotions de base deacutefendue tant chez les Stoiumlciens qursquoau XVIIe siegravecle5 Paul Ekman reprend agrave son

compte cette conception parlant drsquoeacutemotions de base pour celles qui sont universellement partageacutees

(lrsquouniversaliteacute eacutetant mesureacutee agrave la reconnaissance des expressions du visage)6 Il propose une liste de

1 FRIJDA 1989 Citeacute par COPPIN SANDER 2010 2 BUDD 1978 chap I sect 10 2015 p 45-46 3 Voir NUGIER 2009 4 Ibid 5 Ces eacutemotions sont pour les Stoiumlciens au nombre de quatre (plaisir deacuteplaisir appeacutetit peur) Hobbes en distingue sept (appeacutetit deacutesir amour aversion haine joie chagrin) et Descartes six (admiration ndash entendue au sens de laquo surprise raquo ndash amour haine deacutesir joie tristesse) 6 DEONNA TERRONI 2008 p 26-27

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

213

six eacutemotions de base (surprise peur colegravere deacutegoucirct tristesse joie) qursquoil eacutetendra ulteacuterieurement agrave

une quinzaine1 Dans la perspective darwinienne les eacutemotions jouent une fonction adaptative par

le signal qursquoelles eacutemettent agrave lrsquoorganisme (la colegravere par exemple se distinguant de la joie laquo au niveau

de lrsquoexpression faciale de lrsquointonation et drsquoautres manifestations physiologiques)2 On remarquera

aussi que la fonction communicative des eacutemotions est susceptible de geacuteneacuterer des reacuteponses

eacutemotionnelles qui diffegraverent de celles qui sont exprimeacutees

Par exemple il a pu ecirctre mis en eacutevidence que la communication drsquoune eacutemotion permet agrave celui

qui la ressent de faire comprendre agrave lrsquoautre la faccedilon dont il a perccedilu la situation et drsquoinduire chez lui une

eacutemotion (dite compleacutementaire) qui a pour but de modifier son comportement () Crsquoest exactement ce

qursquoil se passe lorsque des parents teacutemoins de la violation drsquoun interdit par leur enfant en exprimant de

la tristesse ou de la deacuteception suscitent en lui de la culpabiliteacute ou de la honte qui le conduiront agrave ne pas

reacuteiteacuterer la transgression et agrave eacuteviter de se retrouver dans des situations similaires3

Dans la perspective issue des travaux de William James et de Carl Lange lrsquoexpeacuterience drsquoune

eacutemotion est avant tout celle des changements corporels ou physiologiques lrsquoaccompagnant crsquoest

parce que nous percevons certains changements corporels peacuteripheacuteriques que nous eacuteprouvons une

eacutemotion (la peur lorsque nous nous trouvons soudain face agrave un ours pour reprendre un exemple

utiliseacute par James)

Un des inteacuterecircts de lrsquoapproche jamesienne tient agrave sa capaciteacute agrave remettre en cause la fausse

eacutevidence avec laquelle nous identifions comme une seule eacutemotion comme eacutetat subjectif identique

des combinaisons physiologiques simplement semblables

Le corps est agrave consideacuterer comme un instrument de musique dont les sons qui en eacutemanent (les

sentiments subjectifs) seraient le produit des diffeacuterents accords joueacutes par les cordes (combinaisons

drsquoactivations diffeacuterentes des organes du corps) Les accords possibles sont infinis mais certains peuvent

nous paraicirctre pourtant similaires (mecircme note mais de gamme diffeacuterente par exemple) De la mecircme

maniegravere il y aurait au niveau corporel des eacutetats relativement semblables les uns aux autres que nous

aurions tendance agrave cateacutegoriser sous la mecircme eacutetiquette4

Le choix de la meacutetaphore musicale interpelle nous sommes en effet ici agrave lrsquoopposeacute de la

conception de Schopenhauer (et des Ideacutees platoniciennes) srsquoil nrsquoexiste pas laquo la raquo peur ou laquo la raquo joie

il nrsquoy a aucun sens agrave dire que le musique pourrait ecirctre la repreacutesentation de leur essence En revanche

1 DEONNA TERRONI 2008 p 29 2 NUGIER 2009 3 Ibid 4 Op cit p 9

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

214

la subtiliteacute (rythmique meacutelodique harmonique ou concernant le timbre) drsquoun message musical peut

effectivement ecirctre compareacutee agrave celle drsquoun pheacutenomegravene affectif degraves lors quelle que soit la maniegravere

dont on interpreacuteterait les eacutemotions du point de vue purement eacutepisteacutemique se trouverait conforteacutee

lrsquoideacutee que la musique est agrave mecircme de restituer les innombrables variations de la vie affective De

mecircme que la conception deacutefendue par Scheibe selon laquelle drsquoinnombrables figures de rheacutetorique

musicale correspondent agrave drsquoinnombrables passions

La perspective cognitive qui laquo peut ecirctre consideacutereacutee comme la plus dominante des theacuteories

sur les eacutemotions raquo1 fait valoir qursquoun mecircme eacuteveacutenement peut susciter des eacutemotions diffeacuterentes selon

les individus voire chez le mecircme individu mais agrave diffeacuterents moments Une telle appreacuteciation de la

vie affective utilisant notamment le concept drsquoappraisal2 contribue sans doute largement agrave rendre

caduque ou pour le moins agrave repenser agrave nouveaux frais le principe drsquoaffects autonomes et

mobilisables agrave volonteacute principe commun agrave lrsquoAffectenlehre de la musica poetica et aux theacuteories

expressivistes du genre de celle deacutefendue par Cooke En effet puisque la signification eacutemotionnelle

drsquoune situation donneacutee varie en fonction des individus et des situations il devient difficile

drsquoenvisager que la musique puisse par ses seules ressources eacuteveiller un affect deacutetermineacute

Agrave certains eacutegards une perspective dite socio-constructiviste prolonge une telle conception

en insistant cette fois sur lrsquoinfluence sociale et culturelle pesant sur les eacutemotions ces derniegraveres

devenant des laquo scripts raquo reacutegis par des normes socio-culturelles On peut alors ecirctre inviteacute agrave interroger

le cas de la rheacutetorique musicale allemande du monde lutheacuterien une telle conception pourrait ecirctre

de nature agrave accorder un certain creacutedit agrave lrsquohypothegravese selon laquelle cet auditoire bien particulier du

XVIIe siegravecle pouvait effectivement ecirctre toucheacute et de la maniegravere voulue par les meacutelopoegravetes qui

suivaient les preacuteceptes de Thuringus ou Bernhard

Selon Deonna et Teroni le modegravele le plus apte agrave rendre compte de la nature des eacutemotions

qursquoils nomment theacuteorie dynamique des affects doit permettre de concilier lrsquoapport jamsien

concernant le rocircle central du corps et une intentionaliteacutes axiologique (et donc une composante

cognitive) agrave la premiegravere personne Ce modegravele ne passe pas par lrsquoideacutee drsquoune quelconque perception

de valeur3 laquo pour la simple raison qursquoil nrsquoexiste pas drsquoorgane de lrsquoeacutemotion apte agrave jouer le mecircme rocircle

que lrsquoœil ou lrsquooreille raquo4 La solution consisterait plutocirct agrave recourir aux sensations corporelles et de les

1 NUGIER 2009 p 10 2 Ou en drsquoautres termes de lrsquoeacutevaluation cognitive la reacuteaction eacutemotionnelle est conditionneacutee par les interpreacutetations et les repreacutesentations cognitives de la signification de lrsquoeacuteveacutenement pour lrsquoindividu NUGIER 2009 p 13 3 laquo Avoir peur crsquoest percevoir un danger ecirctre triste percevoir une perte de la mecircme maniegravere qursquoavoir une expeacuterience visuelle speacutecifique crsquoest percevoir par exemple une voiture raquo DEONNA TERRONI 2008 p 63 4 DEONNA TERRONI 2008 p 65

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

215

faire fonctionner comme des expeacuteriences de valeur agrave lrsquoexemple de la deacutetection par le sens du

toucher drsquoune surface racircpeuse (la sensibiliteacute affective et la sensibiliteacute tactile offrent en effet de

grandes similitudes) on peut alors parler drsquoun caractegravere dynamique de la perception Drsquoapregraves les

auteurs un tel modegravele serait en mesure de deacutefendre une theacuteorie unifieacutee des eacutemotions

En deacutepit du manque drsquouniteacute qui caracteacuterise une hypotheacutetique theacuteorie des eacutemotions le

deacuteveloppement des recherches a largement encourageacute lrsquoexploration de pistes concernant la relation

entre musique et eacutemotions En ce domaine des avanceacutees peuvent ecirctre soit le fruit du travail des

psychologues soit celui drsquoune theacuteorisation issue de la musicologie On peut notamment remarquer

lrsquoexistence drsquoune psychologie expeacuterimentale concernant la musique ainsi que celle drsquoune tentative

visant agrave concilier certains acquis scientifiques et la theacuteorie musicale

B2 PSYCHOLOGIE EXPEacuteRIMENTALE ET MUSIQUE

Si la musique est consideacutereacutee comme le langage des eacutemotions dans un sens comparable agrave

celui deacutefendu par lrsquoapproche romantique du deacutebut du XIXe siegravecle ndash agrave savoir que la musique

donnerait accegraves agrave lrsquoessence des choses laquelle serait ineffable inexprimable ndash si en drsquoautres

termes la musique est la voix royale de lrsquoaccegraves agrave lrsquointimiteacute ou agrave lrsquointeacuterioriteacute de lrsquoacircme humaine agrave

quoi peut nous renvoyer lrsquoideacutee mecircme de proceacuteder agrave des laquo expeacuterimentations raquo concernant les liens

entre musique et eacutemotions Un tel projet ne risque-t-il pas de nous conduire agrave deux options tout

aussi deacuteplorables lrsquoune que lrsquoautre Soit il eacutechouera agrave nous apporter quelque explication que ce

soit ndash ce qui devrait ecirctre le cas si la musique exprime ce qui est inaccessible drsquoune autre maniegravere

et dans ce cas la deacutemarche expeacuterimentale sera sans inteacuterecirct Soit elle rendra compte de tout ou

partie de ce que sont les eacutemotions musicales mais dans ce cas nrsquoaura-t-elle pas ruineacute la croyance

agrave laquelle nous faisons reacutefeacuterence Si nous adheacuterons agrave une telle croyance il est donc vraisemblable

que nous porterons un jugement neacutegatif sur lrsquoideacutee drsquoexpeacuterimentation

La conception romantique de la musique assimileacutee agrave un langage des eacutemotions fait

geacuteneacuteralement comme srsquoil eacutetait entendu que la nature du lien existant entre le corps et lrsquoesprit eacutetait

une question reacutesolue (elle se reacutefegravere en effet expresseacutement ou non agrave la conception carteacutesienne de

la seacuteparation entre deux substances irreacuteductibles lrsquoune agrave lrsquoautre res extensa et res cogitans ndash la matiegravere

et lrsquoesprit)1 Agrave sa deacutecharge toutefois nous devons ajouter que lrsquoapproche mateacuterialiste souvent

1 Le dualisme carteacutesien a eacuteteacute mis en cause aussi bien en neurologie (voir DAMASIO 2001) qursquoen philosophie de lrsquoesprit (RYLE 2005) On notera toutefois que la critique formuleacutee par Damasio repose sur une lecture (pour ne pas dire une absence de lecture) des textes de Descartes notamment du traiteacute des Passions de lrsquoacircme Ce qui fait dire agrave Denis Kambouchner que Damasio srsquoest surtout meacutepris

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

216

preacutepondeacuterante en science ndash celle plus preacuteciseacutement que lrsquoon deacutesigne par laquo physicalisme raquo ndash nrsquoest

pas neacutecessairement plus vertueuse sur ce point Or il faut rappeler que ce que lrsquoon nomme le

laquo problegraveme corps-esprit raquo nrsquoest pas un problegraveme reacutesolu agrave ce jour et qursquoil nrsquoest pas assureacute qursquoil le

soit jamais En drsquoautres termes il srsquoagit lagrave drsquoune eacutenigme drsquoune aporie crsquoest-agrave-dire typiquement drsquoun

problegraveme de philosophie Ce nrsquoest donc pas parce que la conception romantique se montre limiteacutee

que la conception mateacuterialiste srsquoen trouvera automatiquement justifieacutee

Pour autant la question des eacutemotions musicales appelle depuis longtemps une curiositeacute

leacutegitime En outre le caractegravere philosophique de cette question non seulement ne retire rien agrave

lrsquointeacuterecirct que peut preacutesenter une recherche dans le domaine de la science expeacuterimentale mais permet

mecircme de nourrir cette recherche (la critique philosophique de la recherche psychologique

concernant les eacutemotions et la musique peut donc demeurer une critique constructive)

B21 Les expeacuterimentations en psychologie de la musique

Voyons tout drsquoabord ce qursquoil en est des reacutesultats que lrsquoon peut tirer drsquoexpeacuteriences reacutealiseacutees

dans le domaine de la psychologie neurocognitive1 (nous proceacutederons dans un deuxiegraveme temps agrave

lrsquoexamen des critiques ou objections qui peuvent ecirctre faites) Je mrsquoappuierai ici pour lrsquoessentiel sur

un article drsquoEmmanuel Bigand paru dans la revue Pour la science sous le titre laquo Les Eacutemotions

musicales raquo et sur lrsquoouvrage collectif intituleacute Musique Langage Eacutemotion ndash Approches neuro-cognitives2

Tout drsquoabord les expeacuteriences qui sont reacutealiseacutees3 permettent de mettre en eacutevidence des

correacutelats objectifs pour certains eacuteveacutenements veacutecus de maniegravere subjective les reacuteseaux neuronaux

eacutemotionnels par exemple sont impliqueacutes lors de lrsquoeacutecoute de la musique4 La recherche de la

signature eacutelectro-physiologique des laquo frissons dans le dos5 raquo montre que laquo la musique ne provoque

laquo dans sa preacutesentation de la penseacutee carteacutesienne comme rejetant les eacutemotions agrave la peacuteripheacuterie de la vie psychique ou mentale raquo KAMBOUCHNER 2009 p 86 1 Si la psychologie de la musique entendue au sens le plus large nrsquoeacutetait guegravere aiseacutee agrave distinguer initialement de la philosophie de la musique elle a suivi le cheminement de la psychologie entendue au sens drsquoune science qui srsquoest autonomiseacutee au XIXe siegravecle Nous pouvons signaler deux jalons en ce qui concerne le XXe siegravecle La Perception de la musique de R Francegraves (1958) et LrsquoEsprit musicien drsquoA Sloboda (1988) ce dernier eacutetant un repreacutesentant actuel important dans le domaine de la neuropsychologie de la musique 2 BIGAND 2008 Voir aussi KOLINSKY MORAIS PERETZ 2010 (notamment les articles de GREWE KOPIEZ ALTENMUumlLLER et de SAMSON DELLACHERIE) 3 Les meacutethodes employeacutees ici peuvent consister agrave la fois dans lrsquousage de techniques comme lrsquoIRMf (imagerie par reacutesonance magneacutetique fonctionnelle) et dans le recours agrave des questions poseacutes agrave des auditeurs 4 laquo la musique active les mecircmes reacutegions ceacutereacutebrales que les stimulus ayant une forte implication biologique tels que nourriture stimulations sexuelles voire certaines drogues raquo BIGAND 2008 p 135 5 Effectueacutee par Eckart Altenmuller de lrsquoInstitut de musique de Hanovre

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

217

pas simplement des sentiments abstraits mais qursquoelle deacuteclenche des changements de lrsquoactiviteacute

ceacutereacutebrale1 Il y aurait aussi une diffeacuterence dans lrsquoactiviteacute des deux heacutemisphegraveres ceacutereacutebraux

lrsquoheacutemisphegravere gauche semble plus actif lors de lrsquoeacutecoute de musique gaie et lrsquoheacutemisphegravere droit

lors de lrsquoeacutecoute de la musique triste2

Partant de ce type de constatations les psychologues tirent des conclusions concernant les

ideacutees a priori que lrsquoon peut avoir sur les eacutemotions musicales ou en drsquoautres termes concernant la

psychologie ordinaire Certaines de ces conclusions sont pourrait-on dire assez preacutevisibles au sens

ougrave elles semblent confirmer nos ideacutees courantes sur la question Par exemple la stabiliteacute qui

semblerait aveacutereacutee des reacuteponses eacutemotionnelles les diverses reacuteponses eacutemotionnelles agrave des passages

musicaux expressifs de la gaieteacute de la colegravere de la peur ou de la tristesse sont reproductibles entre

les auditeurs3 Un autre exemple se rencontre dans le fait qursquoexistent des laquo universaux raquo expressifs

Ainsi certains changements dans la musique agissent sur les eacutemotions quelle que soit la culture

les changements de mode et de tempo ont des effets systeacutematiques sur la valence eacutemotionnelle

des morceaux un morceau semble plus gai lorsque son tempo augmente4

Drsquoautres conclusions nous apparaicirctrons moins bien proches de ce que nous laissent parfois

croire nos preacutejugeacutes voire les infirmeront dans tous les cas elles apporteront alors des

informations drsquoun grand inteacuterecirct Ainsi lrsquoexpeacuterimentation met-elle en eacutevidence une interaction

aveacutereacutee entre les scheacutemas cognitifs les affects et le corps lrsquoeacutemotion ressentie active des scheacutemas

moteurs (des mouvements meacutemoriseacutes) qui agissent eux-mecircmes sur la perception de la musique

eacutecouteacutee5 par conseacutequent laquo les eacutemotions musicales ne sont pas purement intellectuelles raquo

Dans une expeacuterience meneacutee en 2005 au sein de lrsquoIRCAM des extraits musicaux ont eacuteteacute

diffuseacutes agrave des auditeurs qui devaient dire srsquoils les trouvaient gais tristes sereins ou inquieacutetants

lrsquoanalyse des reacutesultats a eacuteteacute eacutetablie agrave partir de trois paramegravetres principaux6 laquo lrsquoeacutenergie raquo (ou

intensiteacute) des eacutemotions la valence eacutemotionnelle (ou heacutedonique plaisir ou deacuteplaisir) lrsquoeacutemotion

corporelle (son caractegravere dynamique) Or les eacutemotions prennent place sur le diagramme indiquant

les reacutesultats en fonction de ces divers paramegravetres et laissent apparaicirctre ainsi un tregraves grand nombre

(laquo quasi infini raquo) drsquoeacutemotions laquo subtilement diffeacuterentes raquo Certes nous pouvions nous en douter mais

1 BIGAND 2008 p 135 2 Op cit p 137 3 Op cit p134 4 Ibid p 137 SAMSON et DELLACHEIRE op cit p 76 5 BIGAND 2008 p 136-137 6 GREWE KOPIEZ et ALTENMUumlLLER op cit p 49

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

218

lrsquoexpeacuterience confirmerait ici que le recours agrave quelques eacutemotions dites laquo de base raquo ne permet

nullement de rendre compte de la multipliciteacute des eacutemotions musicales1 La meacutetaphore musicale

employeacutee agrave propos de la perspective jamesienne des eacutemotions (et des innombrables combinaisons

de sensations corporelles) se trouverait en revanche plutocirct conforteacutee

Enfin concernant la rapiditeacute du deacuteroulement des processus eacutemotionnels les eacutetudes tendent

agrave reacuteveacuteler une situation contraire agrave celle qui nous semble geacuteneacuteralement eacutevidente Ces processus en

effet ne sont pas plus lents que dans le cas des eacutemotions de la vie quotidienne puisqursquoune demi-

seconde suffit (dans lrsquoexpeacuterience effectueacutee) agrave lrsquoauditeur agrave identifier le caractegravere expressif drsquoune

eacutemotion pour une piegravece musicale donneacutee

Les exemples que nous venons de mentionner indiquent clairement que lrsquoexpeacuterimentation

en psychologie neurocognitive portant sur les eacutemotions musicales permet drsquoeacutetablir un certain

nombre de faits certains eacutetant preacutevisibles drsquoautres moins Ajoutons qursquoici la validiteacute des

expeacuteriences meneacutees ndash et plus preacuteciseacutement des protocoles drsquoexpeacuterimentation ndash nrsquoest nullement mise

en doute2 Toutefois cette validiteacute nrsquoest assureacutee que si nous acceptons le cadre theacuteorique sous-

jacent aux dites expeacuteriences Mais devons-nous accepter ce cadre theacuteorique Crsquoest lagrave que la

question drsquoune critique philosophique srsquointerpose

B22 Critique philosophique de la psychologie de la musique

Une telle critique ne vaut toutefois que si elle ne se trompe pas de cible En effet le but de

la neuropsychologie eacutetant essentiellement de nature theacuterapeutique il nrsquoest pas anormal que son

questionnement diffegravere de celui de la philosophie et ce serait par conseacutequent lui faire un mauvais

procegraves drsquointention que de lui reprocher de ne pas mettre au centre de ses preacuteoccupations ce qui de

toute faccedilon nrsquoest pas lrsquoobjet de ses recherches Pour autant la reacuteflexion propre agrave la philosophie de

la musique orienteacutee plus speacutecifiquement sur les aspects estheacutetiques et ontologiques de la question

apporte un eacuteclairage diffeacuterent qui agrave ce titre peut ecirctre utile agrave la psychologie En outre il nous semble

utile de rappeler que cet aspect de la philosophie contemporaine est bien vivace et qursquoil doit en

quelque sorte faire valoir ses droits face aux autres disciplines

Ces preacutecisions poseacutees le constat geacuteneacuteral pourrait se formuler ainsi en certaines

circonstances les expeacuteriences concernant les eacutemotions musicales considegraverent preacutealablement

comme acquis un certain nombre de points qui ne le sont pas aussi les conclusions tireacutees de ces

1 BIGAND 2008 p 136 2 Ce dont de toute maniegravere nous ne serions pas ici agrave mecircme de juger

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

219

expeacuteriences ne sont pas toujours aussi eacutevidentes ni acceptables qursquoelles pourraient paraicirctre

Toutefois il ne srsquoagit pas de verser dans une forme drsquoantipsychologisme (tel qursquoil se preacutesente parfois

dans la penseacutee franccedilaise)1 notre critique nrsquoest nullement une hostiliteacute de principe envers la

psychologie expeacuterimentale elle se veut constructive drsquoailleurs il apparait que les objections de

nature philosophique qui peuvent ecirctre formuleacutees sont parfois prises en compte par les

psychologues eux-mecircmes

Lrsquointerrogation philosophique concernant les eacutemotions musicales srsquoest longtemps exprimeacutee

dans le seul cadre de la theacuteorie ou de la critique musicale par exemple agrave travers les observations de

Mattheson puis celle de Hanslick ou Schopenhauer ceci jusqursquoau XXe siegravecle En revanche depuis

quelques deacutecennies un travail drsquoanalyse et de construction theacuteorique srsquoest deacuteveloppeacute notamment

au sein de la philosophie analytique avec les travaux de Peter Kivy Aaron Ridley Roger Scruton

ou Stephen Davies On trouve eacutegalement un aperccedilu de ce renouvellement dans lrsquoouvrage de

Malcolm Budd deacutejagrave mentionneacute (essentiellement sous forme drsquoun bilan tregraves deacutetailleacute des principales

theacuteories philosophiques ayant cours sur la question) ou dans un article de Jerrold Levinson intituleacute

laquo Musique et eacutemotions neacutegatives raquo2

Certaines observations preacutesentes dans ces textes sont eacutegalement prises en compte dans le

cadre de la psychologie expeacuterimentale Ainsi une premiegravere erreur qui pourrait affaiblir la valeur des

eacutetudes effectueacutees consisterait agrave consideacuterer que les eacutemotions musicales sont de mecircme nature que les

eacutemotions de la vie quotidienne alors que comme le note Levinson elles laquo diffegraverent de maniegravere

cruciale et eacutevidente3 raquo La tristesse eacuteprouveacutee en eacutecoutant de la musique nrsquoexige en elle-mecircme aucune

reacuteaction observation que complegravete celle de Bigand laquo la survie drsquoun individu ne deacutepend pas de sa

sensibiliteacute agrave la musique4 raquo De mecircme lrsquoapproche en neuropsychologie est compatible avec un quasi

consensus en philosophie de lrsquoesprit qui associe lrsquoexistence dans toute eacutemotion drsquoune composante

affective et drsquoune composante cognitive

Cependant le cadre theacuteorique visant agrave rendre compte de la nature des eacutemotions en geacuteneacuteral

fait ndash comme nous lrsquoavons plus haut ndash lrsquoobjet drsquoun deacutebat complexe qui est loin drsquoecirctre clos et le

positionnement de la psychologie neurocognitive nrsquoest pas toujours tregraves clair sur ce point par

exemple est-il de type behavioriste Y a-t-il une adheacutesion complegravete ou partielle au physicalisme

1 Et non pas en un sens plus traditionnel employeacute par Popper ou Frege 2 BUDD 1978 LEVINSON 1997 p 77-113 3 LEVINSON 1997 p 98 4 BIGAND 2008 p 133

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

220

(crsquoest-agrave-dire agrave un reacuteductionnisme mateacuterialiste ramenant dans le contexte plus geacuteneacuteral du problegraveme

corpsesprit tous les eacuteveacutenements mentaux ndash y compris les eacutemotions ndash agrave une explication

physiologique) Face aux embuches que preacutesente cette question concernant la nature des

eacutemotions on peut opter non pour une deacutefinition geacuteneacuterale mais plutocirct pour un modegravele valable

dans la plupart des cas (lrsquoeacutemotion comme penseacutee accompagneacutee de plaisir ou de peine ndash pour

reprendre la conception proposeacutee par Aristote) permettant de se dispenser drsquoavoir recours aux

ceacutelegravebres laquo eacutemotions de base raquo dont le nombre et lrsquoidentiteacute srsquoavegraverent toujours fluctuants1

B23 Erreur de la musique consideacutereacutee comme un stimulus

Toutefois agrave la lecture des textes philosophiques nous deacutecouvrons un problegraveme sans doute

plus grave et qui ne semble pas avoir eacuteteacute pris en compte dans le cadre des recherches

expeacuterimentales Ce problegraveme renvoie agrave cette laquo vieille raquo erreur signaleacutee par Hanslick qui fut

caracteacuteristique de la conception de la musique au cours des XVIIe et XVIII

e siegravecles celle que

preacuteciseacutement lrsquoon nomme parfois laquo theacuteorie des affects raquo une erreur dont cette conception ne srsquoest

jamais remise

Crsquoest dans le cadre de cette approche en effet et notamment dans la perspective drsquoeacutetablir

la rheacutetorique musicale que les theacuteoriciens de lrsquoAllemagne baroque avaient dresseacute les diverses figures

(rythmiques meacutelodiques harmoniques) supposeacutees eacuteveiller telle ou telle eacutemotion Or lrsquoerreur

fondamentale dont nous parlons ici procegravede de la conception qui avait cours alors sur les eacutemotions

lrsquoideacutee que ces derniegraveres eacutetaient des entiteacutes individuelles et autonomes dans un tel arriegravere-plan

laquo theacuteorique raquo on concevait alors la musique selon la conception expressiviste crsquoest-agrave-dire comme

une sorte de veacutehicule susceptible de transmettre telle ou telle eacutemotion telle ou telle succession

drsquoeacutemotions Crsquoest cette conception (que certains ont eacutegalement pu nommer laquo modegravele de la

casserole2 raquo) dont la pertinence a eacuteteacute battue en bregraveche degraves le XIXe siegravecle par Hanslick reacutesumant sa

penseacutee sur cette question en indiquant que laquo le champagne musical nait avec la bouteille raquo

Lrsquoouvrage de M Budd revient longuement et de diverses maniegraveres sur cette erreur Tout

drsquoabord agrave travers un chapitre consacreacute agrave Hanslick Puis en eacutelargissant la focale sur lrsquoerreur telle que

nous lrsquoavons mentionneacutee de maniegravere plus geacuteneacuterale en effet il est trompeur de consideacuterer dans

lrsquoexpeacuterience eacutemotionnelle que nous faisons de la musique qursquoil existe drsquoune part lrsquoexpeacuterience de la

1 Pour les Stoiumlciens plaisir deacuteplaisir appeacutetit peur pour Hobbes appeacutetit deacutesir amour aversion haine joie chagrin pour Descartes admiration-surprise amour haine deacutesir joie tristesse pour Ekman surprise peur colegravere deacutegoucirct tristesse joie (Voir DEONNA TERRONI 2008 p 28-29) 2 Voir BOUCOURECHLIEV 1993 p 11

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

221

musique elle-mecircme et drsquoautre part celle drsquoeacutemotions que lrsquoon eacuteprouve et de ceacuteder ainsi agrave laquo lrsquoheacutereacutesie

de lrsquoexpeacuterience seacuteparable raquo1

Cette remarque est directement lieacutee agrave une autre critique heacuteriteacutee du formalisme hanslickien

puis prolongeacutee par Wittgenstein ou S Langer2 la musique ne saurait ecirctre consideacutereacutee comme un

simple stimulus sa valeur doit aussi ndash et surtout ndash ecirctre jugeacutee pour ce qursquoelle est elle-mecircme

Wittgenstein fait en effet la remarque suivante

On a parfois dit que ce que la musique nous transmet ce sont des sentiments drsquoalleacutegresse de

meacutelancolie de triomphe etc etc et ce qui nous reacutepugne dans cette explication crsquoest qursquoelle semble

dire que la musique est un instrument qui vise agrave produire en nous une succession de sentiments Et on

pourrait en conclure que nrsquoimporte quel autre moyen de produire de tels sentiments ferait pour nous

lrsquoaffaire agrave la place de la musique ndash Agrave une telle explication nous sommes tenteacutes de reacutepondre laquo Ce que la

musique nous transmet crsquoest elle-mecircme raquo3

Les theacuteories expressivistes de maniegravere geacuteneacuterale (et non seulement celles associant

lrsquoexpression et la transmission de lrsquoeacutemotion) sont typiquement susceptibles de tomber sous le coup

de lrsquoheacutereacutesie de lrsquoexpeacuterience seacuteparable Agrave bien des eacutegards de mecircme elles ramegravenent les eacuteveacutenements

musicaux agrave de simples stimuli Or dans le cadre de lrsquoexpeacuterimentation en psychologie musicale les

piegraveces de musiques sont consideacutereacutees et employeacutees tregraves preacuteciseacutement en tant que stimuli La question

qui doit ecirctre poseacutee alors est la suivante lrsquoexpeacuterimentation en psychologie musicale telle qursquoelle

nous est preacutesenteacutee nrsquoadhegravere-t-elle pas de fait agrave un modegravele de theacuteorie expressiviste Si ce nrsquoest pas

le cas en quoi srsquoen diffeacuterencie-t-elle Si crsquoest bien le cas comment reacutepondra-t-elle agrave la critique

formuleacutee par Budd

B24 Musique et eacutemotions neacutegatives

Mentionnons enfin un point qui srsquoil ne fait pas lrsquoobjet drsquoune objection directe de la part de

lrsquoexamen philosophique ndash comme il en va preacuteceacutedemment ndash pourrait srsquoaveacuterer nous semble-t-il le

plus gecircnant pour la pertinence de certains travaux expeacuterimentaux Nous avons fait eacutetat

preacuteceacutedemment drsquoune eacutetude effectueacutee avec lrsquoIRCAM et qui analysait les reacuteactions eacutemotionnelles

selon trois paramegravetres Or Bigand ajoute au sujet de la valence eacutemotionnelle (un des trois

paramegravetres) la preacutecision suivante

1 BUDD 1978 Chap VII sect5 Voir plus haut la section A22 laquo La musique comme langage des affect raquo Voir aussi LEVINSON 1997 p 92 2 LANGER 1951 La position de Langer srsquooppose agrave celle deacutefendue par Deryck Cooke dans The Langage of Music (London 1959) 3 WITTGENSTEIN 1996 p 273 Dans le mecircme ordre drsquoideacutee Wittgenstein note laquo Si je trouve un menuet admirable je ne peux pas dire Prenez-en un autre Il fait le mecircme effet Qursquoentendez-vous par lagrave Ce nrsquoest pas le mecircme raquo WITTGENSTEIN 1992 p 75

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

222

Cet axe ne retrace pas le caractegravere agreacuteable ndash lrsquoagreacuteabiliteacute ndash geacuteneacuteralement rapporteacute dans les

eacutetudes sur les eacutemotions En effet lrsquoune des speacutecificiteacutes de la musique est de pouvoir ecirctre jugeacutee plaisante

mecircme si lrsquoeacutemotion induite est triste crsquoest-agrave-dire mecircme si elle a une valence neacutegative1

Nous nrsquoavons pas lieu de juger de la valeur des raisons ayant conduit agrave un tel choix (elles

peuvent tregraves bien se justifier drsquoun point de vue meacutethodologique) en outre nous pouvons noter

que lrsquoauteur a bien pris acte drsquoun trait essentiel de la musique celui concernant les eacutemotions

neacutegatives En revanche la question se pose de savoir si une telle omission quand bien mecircme elle

serait assumeacutee nrsquoaurait pas des conseacutequences neacutefastes quant agrave lrsquointerpreacutetation que lrsquoon pourrait

donner des reacutesultats obtenus

Cette question des eacutemotions neacutegatives en musique et plus geacuteneacuteralement dans le domaine

artistique a eacuteteacute abordeacutee depuis longtemps Elle est deacutejagrave preacutesente chez Aristote (avec la question de

la trageacutedie et de la catharsis) elle se manifeste aussi par exemple dans lrsquoestheacutetique du Sublime qui

srsquoest deacuteveloppeacutee au XVIIIe siegravecle Le paradoxe drsquoun plaisir eacuteprouveacute agrave lrsquoeacutecoute drsquoune musique eacuteveillant

des eacutemotions deacuteplaisantes a eacuteteacute speacutecifiquement traiteacute par Levinson qui au terme de son article

eacutenumegravere huit laquo reacutecompenses raquo susceptibles drsquoen rendre compte2 Au nombre de ces derniegraveres

figurent par exemple (a) la capaciteacute pour lrsquoauditeur de deacuteguster de savourer en connaisseur des

eacutemotions deacutetacheacutees de leur contexte et consideacutereacutees en elles-mecircmes (b) la compreacutehension de telles

eacutemotions (disposer drsquoune connaissance par le biais de lrsquointrospection) (c) une communion

imaginaire avec le compositeur de lrsquoœuvre (d) la possibiliteacute drsquoappreacutehender lrsquoexpression des

eacutemotions En consideacuterant ces exemples nous remarquons qursquoils pourraient donner lieu agrave chaque

fois agrave des seacuteries drsquoexpeacuterimentations diffeacuterentes Drsquoun autre cocircteacute on peut se demander si ce ne serait

pas une seule et mecircme approche de lrsquoeacutemotion musicale qui est adopteacutee dans les expeacuteriences

reacutealiseacutees agrave savoir celle de lrsquoappreacutehension de lrsquoexpression de lrsquoeacutemotion Or manifestement cela ne

saurait constituer qursquoune facette du problegraveme traiteacute3

Pour conclure sur la question de la psychologie de la musique rappelons que nous ne visons

nullement une critique de principe envers la psychologie expeacuterimentale en musique (et plus

1 BIGAND 2008 p 136 2 LEVINSON 1997 p 99-106 3 De mecircme Levinson mentionne quelles conditions sont neacutecessaires agrave une forte reacuteponse eacutemotionnelle lrsquoappartenance du passage musical agrave un style familier de lrsquoauditeur une attention focaliseacutee sur la musique le fait de srsquoautoriser agrave ecirctre eacutemu (op cit pp 93-95) Certes certaines conditions posent des difficulteacutes (comment par exemple savoir si le sujet de lrsquoexpeacuterience laquo srsquoautorise raquo ou non agrave ecirctre eacutemu ) Pour autant il est clair que ce genre drsquoobservation ne saurait ecirctre tenu pour neacutegligeable pour les expeacuteriences en psychologie de la musique afin de pouvoir tirer des conclusions suffisamment solides sur la question Preacutecisons cependant que certaines expeacuteriences partagent certaines des affirmations faites par Levinson ainsi par exemple Grewe Kopiez et Altenmuumlller deacutecrive le deacuteroulement drsquoune expeacuterience meneacutee en preacutecisant laquo Nous avons essayeacute de garantir que les participants se concentrent sur la musique leurs propres sentiments et la tacircche drsquoobservation raquo (GREWE KOPIEZ ALTENMUumlLLER 2010 p55)

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

223

preacuteciseacutement envers lrsquoapproche neurocognitive) mais souhaitons faire eacutetat de certains manques qui

semblent gecircnants dans le cadre theacuteorique ou philosophique de lrsquoexpeacuterimentation Ces manques

nrsquoinvalident pas les conclusions preacutesenteacutees en ce qui concerne les preacuteoccupations propres agrave la

neuropsychologie (la viseacutee de cette discipline ne concernant pas initialement une interrogation de

type ontologique sur les eacutemotions musicales mais bien souvent des applications pratiques ndash

notamment meacutedicales)1 Pour autant il nous semble que les remarques de caractegravere philosophique

que nous avons indiqueacutees devraient ecirctre prises en compte dans lrsquointeacuterecirct mecircme de futures eacutetudes

expeacuterimentales

B3 LA MUSIQUE ET LA THEacuteORIE DE LrsquoINFORMATION

Lrsquoeacutetablissement drsquoun pont entre psychologie et musique peut srsquoeffectuer agrave partir de

protocoles scientifiques mais les lacunes conceptuelles que reacutevegravele parfois la psychologie

expeacuterimentale invite agrave envisager aussi ce que peut ecirctre une meacutethode en quelque sorte inverse celle

consistant agrave partir de la theacuteorie musicale et agrave chercher agrave quels modegraveles psychologique ou

physiologiques pourraient reacutepondre les pheacutenomegravenes musicaux tels que la theacuteorie les preacutesente

(reacutesolution drsquoune dissonance notes fonctionnelles etc)

Crsquoest agrave une deacutemarche de ce genre que lrsquoon peut identifier lrsquoœuvre de Leonard B Meyer2

qui a voulu examiner en deacutetail comment certaines expeacuteriences affectives pouvaient ecirctre provoqueacutees

par la musique Comme nous lrsquoavons vu plus haut la possibiliteacute drsquoune communication musicale est

conditionneacutee selon Budd par un impeacuteratif eacuteviter lrsquoheacutereacutesie de lrsquoexpeacuterience seacuteparable Cette

communication suppose eacutegalement qursquoil y ait compreacutehension musicale partageacutee par le compositeur

et par lrsquoauditeur

Selon Meyer il existe deux sortes de signification musicale absolue (intra-musicale) ou

reacutefeacuterentielle laquelle concerne la relation de lrsquoœuvre musicale avec des pheacutenomegravenes extra-

musicaux Meyer entend concilier deux conceptions qui semblent opposeacutees le formalisme et ce

qursquoil nomme laquo expressionisme absolu raquo la premiegravere conception se basant sur une signification

absolue intellectuelle et la seconde sur une signification absolue eacutemotionnelle Il propose donc agrave

cette fin une theacuteorie geacuteneacuterale de la nature de lrsquoeacutemotion Sa thegravese est que laquo Lrsquoeacutemotion ou lrsquoaffect est

1 laquo La neuropsychologie est avant tout une discipline clinique Elle a alors un premier but celui de comprendre le deacuteficit drsquoun patient dans sa globaliteacute (SIEROFF 2003 p 311) 2 MEYER Leonard B Emotion and Meaning in Music 1956 Music the Arts and Ideas 1967

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

224

eacuteveilleacute quand une tendance agrave reacutepondre est arrecircteacutee ou inhibeacutee raquo (mais lrsquoinhibition nrsquoest fait

remarquer Budd ni une condition neacutecessaire ni une condition suffisante)1

Le caractegravere plaisant drsquoune expeacuterience eacutemotionnelle deacutepend selon Meyer

de la croyance (ou de la non-croyance) dans la reacutesolution de la tendance inhibeacutee

Selon M Budd La thegravese de Meyer sur la nature de lrsquoeacutemotion est incorrecte mais son

interpreacutetation de laquo la maniegravere par laquelle la structure musicale peut geacuteneacuterer de lrsquoeacutemotion par une

reacuteponse estheacutetique agrave la musique raquo conserve son inteacuterecirct Comment Meyer deacutefinit lrsquoeacuteveil musical de

lrsquoeacutemotion chez un auditeur comprenant la signification absolue Au sein drsquoun style donneacute certaines

suites sont plus probables que drsquoautres si une attente provoqueacutee par un stimulus (musical)

demeure inconsciente la tension est eacuteprouveacutee comme un affect Au sein drsquoun style de musique

donneacute les mecircmes processus conduiront selon le genre drsquoauditeur concerneacute agrave des attitudes

diffeacuterentes

Lrsquoinhibition drsquoune tendance agrave reacutepondre ou au niveau conscient la frustration de lrsquoattente est

la base de la reacuteponse affective et de la reacuteponse estheacutetique intellectuelle agrave la musique () Alors que le

musicien confirmeacute attend consciemment la reacutesolution attendue drsquoun accord de septiegraveme de dominante

le musicien non confirmeacute mais exerceacute ressentira le retard comme un affect2

Afin de caracteacuteriser les expeacuteriences susceptibles drsquoecirctre communiqueacutees par la musique

Meyer srsquoappuie sur la theacuteorie de lrsquoinformation3 Il se base sur les concepts techniques de laquo message raquo

laquo information raquo laquo bruits raquo ou laquo redondance raquo Pour reacutesumer la thegravese de Meyer il y a signification

musicale lorsque quelque chose advient de moins probable que ce qui eacutetait attendu en drsquoautres

termes la musique est aussi significative qursquoelle est informative elle contient par ailleurs des

redondances consideacuterables

Meyer entend expliquer au moyen de sa thegravese sur la signification musicale la diffeacuterence

essentielle entre musiques raffineacutee et primitive elle tient agrave la rapiditeacute de la satisfaction drsquoune

inclination On remarquera toutefois que certaines œuvres musicales syntaxiquement simples sont

tregraves eacutemouvantes et peuvent donc avoir une grande valeur musicale

M Budd formule une objection qui pourrait se reacuteveacuteler insurmontable pour la theacuteorie de

Meyer drsquoapregraves cette derniegravere en effet la porteacutee musicale drsquoune œuvre devrait deacutecroitre agrave mesure

que lrsquoauditeur en devient plus familier or il semble bien qursquoil nrsquoen va pas ainsi Agrave cela la theacuteorie

de Meyer preacutesente cependant plusieurs reacutefutations le rocircle de lrsquooubli de la modification perpeacutetuelle

1 MEYER LB 1961 p 14 31 2 MEYER LB 1961 p 43 40 3 Essentiellement sur les travaux de Warren Weaver coauteur avec Claude Shannon de The Mathematical Theory of Communication 1949

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

225

de lrsquoexpeacuterience musicale passeacutee la varieacuteteacute des exeacutecutions un oubli deacutelibeacutereacute par lrsquoauditeur de ce

qursquoil sait de lrsquoœuvre Ainsi en deacutepit de ses failles on peut consideacuterer que la theacuteorie de Meyer

demeure stimulante1 [Voir BUDD 1978 Chap VIII sect 13]

Drsquoune maniegravere plus geacuteneacuterale il apparaicirct que les pistes exploreacutees faisant intervenir la

recherche scientifique en psychologie ne manquent ni de valeur ni drsquointeacuterecirct Neacuteanmoins leurs

limites sont eacutegalement aveacutereacutees Crsquoest donc lrsquoideacutee mecircme drsquoune conception des eacutemotions musicales

envisageacutee sous lrsquoangle drsquoune simple relation de cause agrave effet qui doit ecirctre reacuteexamineacutee

C SPEacuteCIFICITEacute DES EacuteMOTIONS MUSICALES

Jusqursquoagrave preacutesent nous avons envisageacute diverses maniegraveres de penser lrsquoarticulation des

eacutemotions et de la musique Les conceptions peuvent parfois apparaicirctre comme opposeacutees ou tout

au moins inconciliables Nous pouvons ainsi constater qursquoil existe tout un panel de possibiliteacutes

concernant la relation entre eacutemotions et musique Toutefois ces conceptions consistent drsquoune

maniegravere ou drsquoune autre agrave consideacuterer drsquoune part un pheacutenomegravene actif (une eacutemotion) et drsquoautre part

la musique En effet mecircme si lrsquoon oppose agrave une thegravese expressiviste le formalisme tel qursquoexposeacute par

Hanslick par exemple en deacutepit de lrsquoopposition concernant le fait que lrsquoeacutemotion soit effectivement

(ou non) transmise par la musique ce sont deux objets distincts qui sont consideacutereacutes dans les deux

cas

Mais il y existe une autre maniegravere drsquoentendre ce que lrsquoon nomme une laquo eacutemotion musicale raquo

celle consistant agrave srsquointerroger sur des eacutemotions qui nrsquoexisteraient pas autrement qursquoen lien avec la

musique voire sur la possibiliteacute que toute laquo eacutemotion musicale raquo soit de ce genre Il convient donc

de srsquointerroger sur le cas drsquoeacutemotions speacutecifiquement musicales

C1 IDEacuteE DrsquoUN EacuteTAT EacuteMOTIONNEL UNIQUE

Une premiegravere maniegravere de rendre compte drsquoune telle speacutecificiteacute est drsquoenvisager que

nrsquoexisterait qursquoune et une seule eacutemotion proprement musicale On peut penser par exemple agrave un

eacutetat associeacute agrave la contemplation estheacutetique ou au plaisir intellectuel que lrsquoon prend agrave laquo comprendre raquo

1 Voir BUDD 1978 Chap VIII sect 13

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

226

la musique (agrave en identifier tel thegraveme ou certaines variations subtiles par exemple) Cette ideacutee drsquoune

eacutemotion musicale unique peut ecirctre envisager de diverses maniegraveres

C11 Les eacutemotions et lrsquoeacutemotion musicale

Afin drsquoeacuteviter lrsquoeacutecueil de lrsquoheacutereacutesie de lrsquoexpeacuterience seacuteparable une option consiste agrave prendre

lrsquoexpression laquo eacutemotion musicale raquo au pied de la lettre crsquoest-agrave-dire agrave envisager qursquoune eacutemotion

musicale est effectivement une eacutemotion en tant que telle et aucunement la laquo transmission raquo drsquoune

eacutemotion extra-musicale Une telle conception se manifeste parfois chez certains compositeurs

Ainsi la musique provoquerait pour Debussy un eacutetat drsquoeacutemotion qui lui est speacutecifique1

On connait eacutegalement lrsquoideacutee que se fait Stravinsky de lrsquoart musical ou tout au moins cette

ceacutelegravebre et si radicale formule qui ferait presque passer Hanslick pour un partisan de lrsquoestheacutetique du

sentiment

Je considegravere la musique par son essence impuissante agrave exprimer quoi que ce soit un

sentiment une attitude un eacutetat psychologique un pheacutenomegravene de la nature etc2

Preacutecisons toutefois que ce jugement srsquoinscrit dans une conception bien particuliegravere (pour

ne pas dire une meacutetaphysique) agrave laquelle adheacuterait Strasvinsky une conception assez peu connue et

que Souvtchninsky a qualifieacute de laquo rationalisme mystique raquo3 Le travail du compositeur consiste agrave

eacutetablir un ordre lequel produira une eacutemotion particuliegravere lagrave aussi4

Ainsi nous pourrions donner agrave lrsquoideacutee drsquoeacutemotion musicale le sens drsquoune eacutemotion unique

Encore faudrait-il preacuteciser en quoi consiste cette eacutemotion unique On trouvait deacutejagrave en effet dans

la Gregravece homeacuterique la notion de terpsis qualifiant une joie franche et partageacutee On peut aussi

envisager ce genre drsquoeacutemotion ou de plaisir bien speacutecifique que lrsquoon pourrait qualifier de

contemplation estheacutetique Une telle notion preacutesente dans les eacutecrits de Boris de Schloezer5 est

largement exposeacutee par Edmund Gurney

1 laquo Cette supposition est tireacutee drsquoune remarque de Monsieur Croche pour qui laquo La musique est un total de forces eacuteparses On en fait une chanson speacuteculative raquo (DEBUSSY 1987 p 52) Aussi drsquoapregraves R Muller et F Fabre la conception de Debussy est que laquo Le but nrsquoest pas que lrsquoauditeur saisisse des structures ou deacutechiffre des messages () mais qursquoil atteigne cet eacutetat de recircve et drsquoeacutemotion qursquoon ne trouve qursquoen musique le total drsquoeacutemotion reacutepondant au total des forces le total drsquoeacutemotions que peut donner une mise en place harmonique est introuvable en quelque art que ce soit raquo (MULLER FABRE 2013 p 50) 2 STRASVINSKY Igor Chroniques de ma vie 1935 reacuteeacuted Paris Denoeumll 1971 p 63 3 Ce systegraveme laquo dont lrsquoideacutee fondamentale consiste dans le projet de reconstitution psycho-physiologique des pegraveres et des ancecirctres est baseacute sur une theacuteologie agrave la fois eschatologique et eacutethique et sur une conception pragmatique de lrsquoorganisation de la vie humaine raquo SOUVTCHINSKY 2004 p 196 4 MULLER FABRE 2013 p 51 5 Muller et Fabre notent que pour B de Schloezer laquo Si les eacuteleacutements affectifs se voient reacutehabiliteacutes ce nrsquoest pas comme drsquoordinaires eacutetats drsquoacircme (du compositeur de lrsquointerpregravete de lrsquoauditeur) mais comme effets sur la sensibiliteacute et dans le temps drsquoun travail de saisie intellectuelle des formes et structures raquo MULLER FABRE 2013 p 54

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

227

C12 Le laquo mouvement ideacuteal raquo

Contrairement agrave Hanslick Gurney1 ne nie pas lrsquoexistence des eacutemotions musicales au

contraire il existe selon lui une eacutemotion agreacuteable et qui est speacutecifiquement musicale2

Nous reacuteagissons agrave la musique et plus preacuteciseacutement aux formes meacutelodiques (lesquelles

constituent les uniteacutes cardinales de la musique) sans pouvoir nous reacutefeacuterer agrave des formes similaires

provenant du monde naturel Il existerait donc une nature tout agrave fait propre agrave la forme musicale

la faculteacute musicale unique relegraveve drsquoun processus de perception de la forme musicale dans son

eacutevolution dans la succession de ses moments Gurney nomme ce processus laquo mouvement ideacuteal raquo

La musique produit donc un effet une impression dans la mesure non pas ougrave elle exprime une

eacutemotion (extra-musicale) mais du fait qursquoelle produit lrsquoeacutemotion qui lui est speacutecifique et qui reacutesulte

de lrsquoappreacuteciation de la beauteacute musicale cette eacutemotion est donc inconnue en dehors de la musique

Gurney envisagea une explication agrave cette eacutemotion speacutecifiquement musicale une

explication puiseacutee dans la theacuteorie de Darwin3 qui suggeacuterait que laquo le pouvoir de produire des sons

musicaux fut employeacute au niveau du deacuteveloppement preacute-humain agrave des fins sexuelles raquo4

La theacuteorie de Gurney se compose ainsi de deux thegraveses principales (a) il existe une espegravece

drsquoeacutemotion propre agrave la musique (b) dont la source est lrsquoexcitation sexuelle primitive Mais ces deux

thegraveses posent problegraveme

Concernant la source laquo preacute-humaine raquo de lrsquoeacutemotion musicale ce qui est commun agrave

lrsquoeacutemotion musicale que nous connaissons aujourdrsquohui et agrave son origine lointaine ne consiste pas en

telle ou telle forme meacutelodique mais dans le sens de ce laquo mouvement ideacuteal raquo toujours susceptible

de nous mettre en contact avec la source eacutemotionnelle primitive Ne pouvant toutefois rendre

compte de la possibiliteacute drsquoun tel contact Gurney finit par exclure cette thegravese

Contre lrsquoautre thegravese qui affirme lrsquoexistence drsquoune eacutemotion musicale speacutecifique plusieurs

critiques peuvent ecirctre formuleacutees comme le fait que lrsquouniciteacute de cette eacutemotion unique ne rend pas

compte de la varieacuteteacute des reacuteponses eacutemotionnelles ou le fait que lrsquoon puisse prendre du plaisir sans

eacuteprouver drsquoeacutemotion

Pour Gurney attribuer une qualiteacute eacutemotionnelle agrave la musique signifie que la musique

provoque lrsquoeacutemotion non qursquoelle lrsquoexprime

1 GURNEY Edmund The Power of Sound 1880 2 laquo Gurney croyait qursquoil existe une espegravece particuliegravere drsquoeacutemotion agreacuteable que nous eacuteprouvons quand et seulement quand () une forme meacutelodique et eacuteprouveacutee comme belle raquo BUDD 1978 chap IV sect 2 2015 p 107 3 DARWIN The Descent of Man 1874 4 BUDD 1978 IV sect6 2015 p 112 Voir plus haut A21 laquo Le rocircle de la voix raquo

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

228

Il nrsquoest pas neacutecessaire que le sentiment qui reacuteside en nous soit le mecircme que la qualiteacute attribueacutee

agrave la musique le sentiment speacutecial correspondant agrave la musique meacutelancolique est la meacutelancolie mais le

sentiment speacutecial correspondant agrave la musique capricieuse ou humoristique nrsquoest pas le caractegravere

capricieux ou humoristique mais la surprise ou lrsquoamusement1

Gurney oppose en outre une seacuterie drsquoarguments contre lrsquoideacutee selon laquelle la musique

consisterait agrave exprimer clairement telle ou telle eacutemotion (la musique eacutetant consideacutereacutee comme laquo art

de lrsquoexpression deacutefinissable raquo) la belle musique nrsquoexprime tregraves souvent aucune eacutemotion

deacutefinissable raquo certains traits associeacutes agrave lrsquoexpression drsquoune eacutemotion peuvent ecirctre preacutesents sans que

la musique produise drsquoeffet lrsquoexpression que revecirct la musique peut varier selon les personnes

C2 EXPRESSION OU EacuteVEIL DES EacuteMOTIONS PAR LA MUSIQUE

Le problegraveme de la relation entre expression drsquoune eacutemotion par la musique et deacuteclenchement

de cette mecircme eacutemotion chez lrsquoauditeur consiste agrave savoir srsquoil est vrai que le fait mecircme drsquoexprimer

(de traduire de laquo repreacutesenter raquo) une eacutemotion donneacutee aura bien pour effet de faire eacuteprouver cette

mecircme eacutemotion Il ne se posera toutefois pas dans les mecircmes termes selon la maniegravere dont est

conccedilue la musique Si elle est mise au service drsquoun discours qui lui est exteacuterieur comme le texte

drsquoune cantate par exemple il se pourrait que le problegraveme se dissipe pour ainsi dire de lui-mecircme

pour diverses raisons la charge eacutemotionnelle peut ecirctre porteacutee avant tout par le discours verbal et

la musique nrsquointerviendrait que comme une sorte de compleacutement drsquoinformation on peut juger que

les effets reconnus agrave la musique (notamment dynamiques comme sa capaciteacute agrave apaiser ou agrave creacuteer

une tension) suffiront agrave fournir un contexte en lien avec lrsquoaffect propre au texte la repreacutesentation

directe (usage drsquoune musique imitative) peut ecirctre rechercheacutee pour elle-mecircme

Si en revanche crsquoest la musique qui est conccedilue comme eacutetant le discours le problegraveme se

pose car lrsquoexpression musicale drsquoun affect pourrait eacutechouer ndash ne pas donner lieu chez lrsquoauditeur agrave

la reacuteponse eacutemotionnelle semblable agrave lrsquoaffect exprimeacute

C21 Ethos et pathos musical selon Nietzsche

1 BUDD 1978 IV sect10 2015 p 121 GURNEY 1880 p 131 n

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

229

Nietzsche avait perccedilu lrsquoenjeu traversant la musique de son temps et sa capaciteacute agrave ecirctre agrave la

hauteur du statut de laquo langage des eacutemotions raquo qui lui eacutetait souvent accordeacute Et crsquoest avec des notions

emprunteacutees agrave la rheacutetorique qursquoil a poseacute le problegraveme

Avant Wagner la musique avait dans lrsquoensemble drsquoeacutetroites limites elle se rapportait aux eacutetats

durables de lrsquorsquohomme agrave ce que les Grecs appellent lrsquoethos et nrsquoavait commenceacute qursquoavec Beethoven agrave

deacutecouvrir la langue du pathos du vouloir passionneacute des drames qui se deacuteroulent agrave lrsquointeacuterieur de lrsquohomme

Auparavant telle humeur tel eacutetat drsquoacircme reacutesolu ou serein recueilli ou repentant devaient se reacuteveacuteler par

des sons telle frappante monotonie de la forme dont la dureacutee se prolongeait avait pour but drsquoamener

lrsquoauditeur agrave telle interpreacutetation et agrave le transposer finalement dans la mecircme humeur1

Nietzsche qui souscrit agrave lrsquoideacutee drsquoun langage originaire deacutejagrave formuleacutee par Rousseau et

deacutefendue par les poegravetes romantiques allemands2 et qui avait repris agrave son compte la meacutetaphysique

de Schopenhauer emploie le couple ethospathos afin de mettre en eacutevidence une confusion agrave laquelle

se trouve confronteacutee la musique laquo absolue raquo instrumentale crsquoest-agrave-dire celle qui ne peut compter

que sur ses propres ressources Cette confusion repose sur une distinction entre drsquoune part un ethos

musical (celui accordeacute aux modes par exemple ou agrave aux rythmes de danse chez Mattheson) qui

renvoie selon notre vocabulaire actuel agrave une disposition eacutemotionnelle et drsquoautre part un pathos

musical de nature eacutequivoque car on ne sait srsquoil doit ecirctre identifieacute aux anciennes figures de

rheacutetorique musicales (comme la pathopoeia) ou agrave une compreacutehension plus profonde du mouvement

propre agrave la passion Or dans le cas drsquoune musique pure crsquoest cette derniegravere acception du pathos

musical qui doit ecirctre retenue

Nietzsche explique que jusqursquoagrave Beethoven et Wagner la musique repreacutesente un ethos crsquoest-agrave-

dire un eacutetat drsquoacircme (Stimmung) et non pas un pathos crsquoest-agrave-dire une passion La repreacutesentation de lrsquoethos

est celle drsquoun eacutetat drsquoacircme fixe statique et figeacute alors que la repreacutesentation du pathos est la repreacutesentation

du mouvement continu au sein duquel cet eacutetat drsquoacircme se deacuteploie Ce qui drsquoailleurs caracteacuterise la musique

de Beethoven ajoute Nietzsche crsquoest qursquoil cherche agrave peindre le pathos au moyen de lrsquoethos Autrement

dit il ne deacutecrit pas le mouvement par lequel la passion passe par divers eacutetats ou moments drsquoune maniegravere

continue mais il isole dans ce cours continu diffeacuterents eacutetat statiques qursquoil conserve agrave titre drsquoimages fixes

en les sortant du mouvement dans lesquelles elles sont prises3

1 Nietzsche Wagner agrave Bayreuth sect 9 in NIETZSCHE 1990 p 151-152 2 laquo Nietzsche oppose agrave notre langage ordinaire reacutesultat solidifieacute drsquoun processus de constitution le langage originaire de lrsquohumaniteacute dont notre langage ordinaire conserve encore quelque chose () Si le mot agrave lrsquoorigine peut renvoyer agrave quelque chose crsquoest preacuteciseacutement parce que le support sonore conserve quelque chose de ce agrave quoi il reacutefegravere En ce sens ce langage nrsquoest pas conceptuel mais musical raquo DUFOUR 2005a p 84 3 DUFOUR 2005a p 85

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

230

Le reproche adresseacute par Nietzsche agrave Beethoven correspond mutatis mutandis agrave celui que

lrsquoon pourrait adresser abusivement agrave la rheacutetorique musicale ndash reacuteduire le mouvement drsquoune passion

agrave une figure musicale conventionnelle (agrave un mouvement abreacutegeacute en quelque sorte)1 ndash degraves lors que

lrsquoon oublierait que la figure de rheacutetorique musicale fonctionne en compleacutementariteacute du texte verbal

En revanche si lrsquoon conccediloit la musique comme un art autonome la repreacutesentation drsquoun affect par

le recours agrave une simple figure conventionnelle risque drsquoecirctre insuffisant

C22 Une seacutemantique musicale

En effet affirmer que drsquoune maniegravere geacuteneacuterale lrsquoexpression drsquoun affect par le musicien

(compositeur ou interpregravete) deacuteclencherait ce mecircme affect chez le public est abusif Comme nous

avons pu le voir que ce soit chez les Grecs ou Moyen-acircge et mecircme dans la penseacutee de la musica

poetica les effets ou pouvoirs de la musique sont envisageacutes comme des faculteacutes propres agrave la

musique non le reacutesultat de lrsquoexpression drsquoun affect

Il est neacutecessaire de savoir en quel sens on entend lrsquoexpression de laquo langage raquo pouvant ecirctre

employeacute pour la musique cette question faisant alors apparaicirctre la difficulteacute qursquoil y a de maniegravere

geacuteneacuterale agrave savoir ce que lrsquoon deacutesigne par langage Si lrsquoon envisage qursquoil srsquoagit plus que drsquoune

meacutetaphore il faudrait alors savoir jusqursquoougrave lrsquoon peut pousser la comparaison2 Par exemple si lrsquoon

affirme que la musique est un veacuteritable langage tout comme lrsquoest le langage naturel on devrait en

principe ecirctre en mesure drsquoopeacuterer des traductions effectuer des versions ougrave lrsquoon laquo traduirait raquo la

Symphonie pastorale ou une autre œuvre en langue franccedilaise3 ainsi que des thegravemes en pouvant

traduire musicalement non seulement un poegraveme mais le mode drsquoemploi drsquoun appareil meacutenager4

Le problegraveme est donc de savoir si la musique possegravede effectivement des eacuteleacutements comme

une syntaxe un vocabulaire une composante seacutemantique etc Dufour admet que lrsquoon pourrait

attribuer agrave la musique les premiegraveres caracteacuteristiques

1 On remarquera en effet si lrsquoon pousse agrave son terme lrsquoobservation de Nietzsche qursquoil convient de remplacer la repreacutesentation musicale drsquoun mouvement par le mouvement propre agrave la musique de choisir la laquo preacutesentation raquo drsquoun mouvement et non de sa laquo re-preacutesentation raquo (Pour reprendre la distinction classique entre Darstellung et Vorstellung) 2 laquo Au sens large du mot langage il est incontestable que la musique est un langage crsquoest-agrave-dire un systegraveme de signes (intervalles plutocirct que notes) avec des regravegles drsquoemploi Mais on ne peut nullement en conclure que la musique soit une langue au mecircme titre que les langues naturelles ou que la langue des signes () drsquoun autre cocircteacute un texte musical ne peut jamais ecirctre traduit en un autre systegraveme de signes on traduit un texte de Cervantegraves drsquoespagnol en franccedilais on traduit pour les sourds un exposeacute oral en langue des signes on ne traduit pas une partition Lrsquoimpossibiliteacute de traduire interdit au langage musical drsquoecirctre appeleacute une langue au sens des langues humaines La possibiliteacute du narratif musical est donc deacutejagrave bien compromise raquo SEVE 2002 p266-267 3 laquo Eacutelegraveve un Tel voulez-vous me traduire en franccedilais le 1er Mouvement du dernier Quatuor de Schubert Vous savez que je ne veux pas drsquoanalyse musicale ni de biographie ni de psychanalyse ni de bavardage poeacutetique Non je veux une vraie une bonne traduction En franccedilais En franccedilais correct raquo TARDIEU Jean Obscuriteacute du jour Genegraveve Skira 1974 Citeacute par DUFOUR 2005 p 13 4 Crsquoest un cas de ce genre qui est proposeacute par Hergeacute lorsque dans Les cigares du pharaon Tintin sculpte une trompe avec laquelle il communique agrave des eacuteleacutephants Tintin fournit drsquoailleurs un premier cours laquo Ce nrsquoest pas si compliqueacute drsquoailleurs lrsquoeacuteleacutephant Sol la si do signifie oui Do si la sol non Agrave boire srsquoexprime par sol sol fa fa Eacutevidemment le plus difficile crsquoest drsquoattraper lrsquoaccent raquo

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

231

Le vocabulaire ce sont les notes et la syntaxe ce sont les lois qui reacutegissent les rapports entre

les sons et qui permettent donc de les assembler ndash en somme les traiteacutes drsquoharmonie pour ce qui est de

la musique tonale lesquels enseignent non pas ce qui est laquo beau raquo mais ce qui est laquo correct raquo par

opposition avec ce qui est laquo erroneacute raquo1

Il reste que cette deacutenomination des regravegles musicales sous le terme de laquo syntaxe raquo ne vaut lagrave

aussi que si lrsquoon accorde un sens restreint agrave ce mot on peut par prudence parler plutocirct drsquoune

laquo quasi-syntaxe raquo crsquoest-agrave-dire drsquoun ensemble de regravegles moins contraignant qursquoune syntaxe dans le

langage verbal2 Il nrsquoest pas assureacute non plus que lrsquoexpression de laquo vocabulaire musical raquo ait plus de

valeur qursquoun usage simplement meacutetaphorique

Evidemment si la musique nrsquoest pas un veacuteritable langage elle ne possegravede pas un veacuteritable

vocabulaire Et crsquoest bien le cas les laquo significations raquo de ce que lrsquoon estime ecirctre ses termes de base ne

neacutecessitent pas drsquoecirctre apprises comme les significations des mots drsquoun langage ndash qui sont deacutetermineacutes

conventionnellement ndash neacutecessitent drsquoecirctre apprises on nrsquoa pas besoin non plus de srsquoen souvenir ndash

comme il le faut pour les significations des mots ndash afin de comprendre leurs usages3

On constera que bien des traits grammaticaux proprement linguistiques (comme la

personne le temps le cas etc) sont difficiles agrave envisager dans le cas de la musique De mecircme la

musique est-elle en mesure de formuler des termes conceptuels ou des termes indexicaux (laquo je raquo

laquo maintenant raquo laquo ici raquo etc) Lrsquoobstacle majeur agrave lrsquoideacutee que la musique soit bien un langage est

drsquoordre seacutemantique Aussi une seacutemantique musicale ne peut au mieux preacutetendre fonctionner qursquoagrave

un niveau laquo eacuteleacutementaire raquo comme lrsquoindique A Boucourechliev

En effet il existe une seacutemantique musicale eacuteleacutementaire qui peut engendrer la confusion dans

la mesure ougrave elle peut infleacutechir ou laquo teinter raquo ce qursquoelle prend pour laquo le sens raquo (qursquoelle nrsquoest pas) Elle

fonctionne agrave un niveau trop sommaire et surtout trop geacuteneacuteral alors que le sens immanent est

absolument singulier et irreacuteductible agrave un signe une formule Cette seacutemantique eacuteleacutementaire est manifesteacutee

par des figures qui ont traverseacute lrsquohistoire jusqursquoagrave nous () un catalogue de ces figures-formules avait

mecircme eacuteteacute dresseacute au XVIIIe siegravecle agrave lrsquousage des compositeurs4

1 DUFOUR 2005b p 45 2 laquo Il ne faut pas surestimer le rapport entre la syntaxe du langage naturel et la quasi-syntaxe qui est en jeu dans la perception de la musique Notamment on doit encore montrer que les eacuteleacutements quasi-syntaxiques de la musique jouent un rocircle comparable agrave celui que jouent les eacuteleacutements syntaxiques drsquoun langage raquo CASATI DOKIC 1998 p 128 3 BUDD 1978 Chap VII sect 1-4 4 BOUCOURECHLIEV 1993 p 10-11

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

232

Boucourechliev preacutecise que de telles figures permettent de connoter des eacutemotions telles

que la tristesse (par chromatisme descendant) lrsquoheacuteroiumlsme la joie etc1 On voit bien ici ce que doit

lrsquoideacutee drsquoune signification musicale aux traiteacutes de poeacutetique musicale Et lrsquoon devra remarquer que ces

laquo significations raquo concernant les affects relegravevent largement de conventions valables pour une culture

bien particuliegravere Jean-Jacques Nattiez pourtant attacheacute agrave lrsquoideacutee qursquoil puisse exister une signification

musicale remarque que lrsquoexistence drsquoindices extra-musicaux est indispensable2 La musique ne peut

donc pas au-delagrave du simple usage meacutetaphorique ecirctre qualifieacutee de langage3

Face agrave cette situation lrsquoideacutee de signification musicale nrsquoest pas pour autant abandonneacutee On

la retrouve par exemple dans des courants issus de la seacutemiotique comme la narratologie musicale

La theacuteorie proposeacutee par Langer voyant la musique comme symbole incomplet cherche eacutegalement

agrave prendre en compte cet obstacle seacutemantique On mentionnera enfin la conception exposeacutee par

Francis Wolff qui voit un preacutejugeacute deacutesignatif dans lrsquoobstacle seacutemantique laquo lrsquoideacutee que signifier crsquoest

forceacutement nommer raquo Wolff reprend drsquoune certaine maniegravere lrsquoideacutee deacuteveloppeacutee par Nietzsche selon

laquelle crsquoest le mouvement qui est lrsquoobjet de la musique car laquo elle ne figure pas des choses mais

des eacuteveacutenements purs de toute chose raquo4 Dans une telle perspective les notions de langage et de

discours musicaux peuvent trouver leur acception speacutecifique

Toute musique repreacutesente une succession agrave la fois neacutecessaire et inattendue drsquoeacuteveacutenements dans

un monde ideacuteal Nous comprenons cet ordre rationnel et nous y entendons parfois lrsquoexpression des

eacutemotions attentes deacuteceptions deacutesirs et craintes de celui qui le repreacutesente Crsquoest en effet ainsi que

srsquoeacuteclaire le rapport entre laquo discursiviteacute raquo musicale et laquo expressiviteacute raquo Ce que repreacutesente la musique le

quoi crsquoest ce monde imaginaire purement verbal drsquoeacuteveacutenements rationnellement lieacutes et la maniegravere dont

elle le repreacutesente le comment est adverbiale ce sont les manifestations exteacuterieures de lrsquoacte mecircme de le

repreacutesenter ndash doucement violemment joyeusement tristement etc5

1 Op cit p 11 2 laquo une association seacutemantique plus preacutecise [qursquoun aspect eacutemotionnel dans le caractegravere drsquoune musique] entre cette musique et un objet ou une situation nrsquoest possible que si un eacuteleacutement contextuel ndash sceacutenographique ou linguistique ndash vient reacuteduire le nombre de connotations possibles associeacutees agrave cette musique au point parfois de reacuteduire cette prolifeacuteration de significations potentielles agrave un deacutenotation stable raquo Voir DUFOUR 2005b p 54-55 3 laquo En reacutesumeacute si la musique a un sens ou une signification il doit srsquoagir drsquoun sens non naturel puisqursquoil est saisi par lrsquoauditeur il nrsquoest pas laquo dans la musique raquo indeacutependamment de lui Le paradigme du sens non naturel est le sens linguistique qui est par deacutefinition conceptuel Mais le deacutefenseur de la thegravese selon laquelle la musique repreacutesente soutient typiquement que ce qursquoelle repreacutesente est laquo ineffable raquo et donc non conceptuel Toute la difficulteacute consiste donc pour lui agrave deacutefinir une notion de sens musical qui est non conceptuel mais qui ne se reacuteduit pas agrave la signification naturelle () La musique nrsquoest pas un langage car le langage est une structure ougrave lrsquoeacuteleacutement syntaxique deacutepend eacutetroitement de lrsquoeacuteleacutement seacutemantique ce qui nrsquoest pas le cas pour la musique raquo CASATI DOKIC 1998 p 132 135 4 laquo Nous entendons que la musique parle mais sans noms elle parle pour ainsi dire un langage purement verbal drsquoeacuteveacutenements De lagrave lrsquoimpossibiliteacute ougrave nous nous trouvons de deacutesigner ce dont elle parle () On dira que crsquoest lagrave lrsquoincompleacutetude de la musique puisqursquoelle eacutechoue agrave deacutesigner par des noms ou agrave repreacutesenter par des images On pourrait dire aussi bien que crsquoest sa compleacutetude ou mecircme sa perfection propre sans rien pouvoir nommer elle parvient agrave nous parler et sans figurer aucune chose elle reacuteussit agrave repreacutesenter Car crsquoest la compleacutetude mecircme drsquoun langage ideacuteal de ne recourir qursquoagrave des verbes comme la musique raquo WOLFF 2015 p 291 5 WOLFF 2015 p 291-292

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

233

Pour autant on voit difficilement comment lrsquoobstacle seacutemantique peut ecirctre entiegraverement

leveacute la musique nrsquoeacutetant pas un langage la notion de laquo langage des eacutemotions raquo est alors difficilement

utilisable afin rendre compte des eacutemotions musicales Ce qui suppose drsquoenvisager drsquoautres pistes

que celles de lrsquoexpression drsquoun contenu (les eacutemotions) par un langage (la musique)

C23 Deacutebat actuel sur lrsquoexpression et lrsquoeacuteveil des eacutemotions

Lrsquoarticulation entre expression et eacuteveil de lrsquoeacutemotion par la musique donne lieu tout

particuliegraverement depuis les derniegraveres deacutecennies agrave un deacutebat qui nrsquoest pas acheveacute Plusieurs auteurs

proposent une conception des eacutemotions musicales qui drsquoune maniegravere ou drsquoune autre les

distinguent drsquoeacutemotions extra-musicales simplement exprimeacutees par la musique

Dans une perspective formaliste Peter Kivy rejoint en partie la conception deacutefendue par

Gurney agrave travers le concept de laquo mouvement ideacuteal raquo Pour Peter Kivy les eacutemotions musicales ne

sont pas des copies drsquoeacutemotions indeacutependantes de la musique mais des eacutemotions au plein sens du

terme des eacutemotions speacutecifiques qui caracteacuterisent notre expeacuterience de la musique En revanche agrave

la diffeacuterence de Gurney nous nrsquoavons pas affaire agrave une et une seule eacutemotion speacutecifique qui serait

lieacutee au plaisir de la contemplation musicale il peut exister au contraire une infiniteacute de sortes de

tristesse dont les nuances sont agrave chaque fois associeacutees agrave la speacutecificiteacute de lrsquoœuvre Une telle

approche impliquant la perception de lrsquoobjet de lrsquoeacutemotion (en lrsquooccurrence la musique elle-mecircme)

ainsi que les repreacutesentations et croyances qui lui sont associeacutees1 se place dans le cadre drsquoun theacuteorie

cognitiviste des eacutemotions (et des eacutevaluations cognitives)

On peut envisager une raison par laquelle la musique pourrait en un sens eacuteveiller une

eacutemotion passant aussi mais drsquoune autre maniegravere par la reconnaissance drsquoune eacutemotion Il srsquoagit

drsquoune explication proposeacutee par Aaron Ridley qui tiendrait agrave la relation laquo meacutelismatique raquo de la

musique agrave la voix humaine

la musique expressive est ce qui en vertu de sa ressemblance avec les tons les inflexions et les

accents de la voix humaine expressive induit dans lrsquoesprit de lrsquoauditeur une voix semblable La musique

expressive preacutesente une relation meacutelismatique agrave la voix humaine expressive () Nous deacutecrivons les

lignes meacutelodiques comme laquo soupirantes raquo et laquo chuchotantes raquo laquo geacutemissantes raquo () laquo deacuteclamatoires raquo

1 KIVY 2001 p 102

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

234

laquo enjocircleuses raquo et laquo hysteacuterique raquo Dans la majoriteacute des cas lorsque la description convient le contour de

la meacutelodie () sera meacutelismatique1

On retrouve dans cette approche (qualifieacutee de contour theory par Kivy) la conception

preacuteceacutedemment envisageacutee par Scheibe exposeacutee par Rousseau et partiellement reprise par Darwin

Il nrsquoy a pas imitation meacutetaphorique de la passion mais imitation directe de la voix dans laquelle

srsquoexprime un affect2 On peut toutefois se demander comme le fait Budd si la production drsquoune

œuvre drsquoart sonnant directement comme lrsquoexpression vocale drsquoune eacutemotion preacutesenterait un grand

inteacuterecirct artistique

Certainement notre attitude envers une telle œuvre serait tregraves diffeacuterente de notre attitude

concernant lrsquoexpression musicale de lrsquoeacutemotion Il est probable que nous ne serions pas passionneacutes agrave

lrsquoeacutecoute drsquoune œuvre de cette espegravece speacutecialement si lrsquoeacutemotion sur laquelle les manifestations audibles

eacutetaient baseacutees se trouvaient ecirctre le deacutecouragement ou la deacutetresse Les sons par lesquels les gens

expriment leur chagrin par exemple sont typiquement des choses qursquoen elles-mecircmes nous ne voudrions

pas entendre3

Dans les cas que nous venons de voir le point central consiste dans le fait de reconnaicirctre

un affect exprimeacute Il existe toutefois drsquoautres theacuteories qui cherchent agrave rendre compte des effets que

peut susciter lrsquoexpression musicale des eacutemotions On mentionnera tout drsquoabord une thegravese deacutefendue

par Stephen Davies4 et nommeacutee laquo theacuteorie de la contagion raquo par Kivy selon laquelle les proprieacuteteacutes

eacutemergentes de lrsquoexpressiviteacute musicale deacutependent drsquoune similariteacute entre caractegraveres dynamiques

proprement musicaux et certains comportements humains 5 ce serait par empathie mais surtout

en raison drsquoune exposition prolongeacutee agrave lrsquoeacutecoute de la musique que la reacuteponse eacutemotionnelle de

lrsquoauditeur interviendrait6 Une telle explication est toutefois drsquoune porteacutee limiteacutee ne rendant pas

compte de bien des expeacuteriences que lrsquoon peut faire de la musique en outre elle cadre mal avec le

concept drsquoimitation geacuteneacuteralement sous-jacent dans lrsquoideacutee qursquoexpression et deacuteclenchement drsquoune

mecircme eacutemotion seraient eacutetroitement lieacutees

1 RIDLEY 1995 p 76 2 laquo La recognition de ce meacutelisme passe par de multiples voix on va drsquoune reconnaissance directe de la musique agrave quelques caractegraveres de la voix expressive agrave une reconnaissance fondeacutee sur la meacutediation du langage () Par ailleurs () lrsquoaptitude agrave nous orienter vers les qualiteacutes preacutecises des meacutelismes ou gestes musicaux qursquoon entend dans une musique ne srsquoaccompagne geacuteneacuteralement pas drsquoun simple acte de reconnaissance reacuteclamant une reacuteponse sympathique raquo ARBO 2010 p 322 3 BUDD 1978 chap VII sect 11 2015 p 221 4 DAVIES 1994 5 Voir ARBO 2010 p 315 6 laquo selon Davies nous pourrions dire qursquoune musique triste mecircme si elle ne nous rend pas forceacutement tristes aura tendance agrave nous faire ressentir cette eacutemotion lors drsquoune eacutecoute prolongeacutee raquo ARBO 2010 p 315

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

235

Jerrold Levinson propose de son cocircteacute un modegravele dans lequel lrsquoeacutemotion eacuteprouveacutee par

lrsquoauditeur tiendrait agrave lrsquoideacutee qursquoil se ferait drsquoune personne imaginaire (persona) qui srsquoexprimerait agrave

travers la musique1 Toutefois comme lrsquoa observeacute Roger Scruton une telle proposition risque de

simplement reporter la question de savoir comment le contenu expressif peut ecirctre reconnu2

Scruton envisage quant agrave lui que le lien entre expression et deacuteclenchement drsquoun affect tienne

agrave la capaciteacute de lrsquoauditeur de saisir la meacutetaphore par laquelle lrsquoexpeacuterience musicale traduit

lrsquoexpression drsquoune eacutemotion

La reacuteponse agrave lrsquoexpression peut alors srsquoexpliquer comme une reacuteponse sympathique () nous

bougeons avec la musique et en imitant ses mouvements nous partageons drsquoune maniegravere imaginative

la vie sous laquelle elle a pris forme3

Peter Kivy fait eacutetat de ce qursquoil voit comme un point commun entre Levinson Davies et lui-

mecircme le fait que les eacutemotions musicales ne sauraient quelle que soit la maniegravere dont on en rende

compte ecirctre des eacutemotions entendues au sens litteacuteral comme la tristesse la joie ou autres4 Il ne

saurait donc ecirctre question dans tous les cas de souscrire agrave une theacuteorie expressiviste des eacutemotions

musicales agrave lrsquoideacutee de communication drsquoune eacutemotion par le compositeur agrave lrsquoadresse de lrsquoauditeur

via le message musical qui exprimerait cette eacutemotion

C3 LE ROcircLE DEacuteTERMINANT DE LrsquoAUDITEUR

Mais un autre paramegravetre est agrave prendre en compte en ce qui concerne le deacuteclenchement

drsquoeacutemotions par la musique celui de la disposition du public envers la musique qursquoil eacutecoute Aristote

indique en effet que la persuasion (qui est le but de la rheacutetorique) reacutesulte de la disposition des

auditeurs laquo quand le discours les amegravene agrave eacuteprouver une passion raquo5 Mais ce qursquoil faut plus

preacuteciseacutement prendre en compte ici crsquoest le fait que lrsquoauditeur soit favorablement disposeacute envers le

message musical qui lui est adresseacute On ne peut mettre simplement entre parenthegraveses ce point et

reacuteduire lrsquoauditeur agrave un sujet purement passif

Nous devons donc examiner deux choses Drsquoune part envisager une diffeacuterence qui peut

exister entre lrsquoeacutemotion que la musique pourrait drsquoune maniegravere ou drsquoune autre eacutevoquer ou

1 Cette conception eacutegalement discuteacutee par Jenefer Robinson (voir ROBINSON 1994) par Davies ou encore Kivy (parmi drsquoautres) est abordeacutee et deacutefendue par Tom Cochrane (COCHRANE 2010) 2 LEVINSON Jerrold The Pleasure of Aesthetics p 107 SCRUTON Roger The Aesthetics of Music p 352 3 SCRUTON Roger laquo The nature of musical expression raquo in The New Grove Dictionary of Music ans Musicians S Sadie vol 6 London Macmillan 1980 p 327-332 Voir ARBO 2010 4 KIVY p 118 On peut joindre Malcolm Budd agrave cette liste en raison notamment de la critique qursquoil porte envers lrsquoheacutereacutesie de lrsquoexpeacuterience seacuteparable 5 ARISTOTE Rheacutetorique Livre I 1356a p 23

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

236

repreacutesenter et lrsquoeacutemotion que le public peut eacuteprouver effectivement en eacutecoutant la musique car il

nrsquoest pas certain que ce soit la mecircme dans les deux cas Drsquoautre part voir quel rocircle peut jouer une

disposition voire une volonteacute propre agrave lrsquoauditeur disposition agrave mecircme de susciter une bonne

reacuteception de lrsquoeacutemotion que la musique preacutetend lui faire eacuteprouver

C31 Empathie contagion et coupure face aux eacutemotions

Dans le cadre drsquoune eacutetude meneacutee en France et au Canada et visant agrave laquo construire un portrait

psychosocial et cognitif de lrsquoadolescent violent raquo un groupe de chercheurs en psychoeacuteducation srsquoest

interrogeacute sur la notion drsquoempathie1

Agrave la lecture de lrsquoarticle rendant compte de ce travail il apparaicirct que cette notion loin drsquoecirctre

univoque peut revecirctir des sens tregraves diffeacuterents les auteurs soutiennent en outre que la reacuteaction

eacutemotionnelle agrave lrsquoexpression par autrui drsquoune eacutemotion peut prendre trois formes distinctes Si une

telle hypothegravese srsquoaveacuterait exacte lrsquoideacutee drsquoune communication de lrsquoeacutemotion drsquoun individu agrave un autre

selon le modegravele expressiviste ne constituerait plus dans le meilleur des cas qursquoune simple option

parmi drsquoautre en tout eacutetat de cause la transmission de lrsquoeacutemotion ne serait nullement garantie

Les auteurs commencent par souligner la confusion qui marque lrsquoideacutee drsquoempathie

depuis lrsquoapparition relativement reacutecente (fin XIXe) de la notion drsquoempathie les travaux qui lui

ont eacuteteacute consacreacutes ont reacuteguliegraverement signaleacute qursquoelle pouvait revecirctir de tregraves nombreuses et tregraves diverses

significations De fait aucun consensus nrsquoa jamais existeacute et lrsquoempathie peut encore signifier

actuellement (a) une simple contagion eacutemotionnelle (b) une capaciteacute cognitive agrave se repreacutesenter

comprendre les eacutemotions des autres (c) une capaciteacute cognitive agrave se repreacutesenter lrsquoensemble des eacutetats

mentaux de lrsquoautre (d) une capaciteacute drsquoeacutecoute et (e) le fait de reacuteagir agrave la souffrance de lrsquoautre2

Il srsquoavegravere que lrsquoempathie pour les auteurs doit ecirctre vue comme un pheacutenomegravene dans lequel

lrsquoadheacutesion agrave lrsquoeacutemotion de lrsquoautre peut ecirctre plus ou moins prononceacutee allant drsquoun simple sentiment

de proximiteacute agrave un veacuteritable partage ce dernier eacutetant donc toujours mesureacute3 Le cas extrecircme de

lrsquoempathie sera celui de la contagion eacutemotionnelle (au sens drsquoun pheacutenomegravene mimeacutetique) dans

lequel il semble bien que ne se manifestent aucun eacuteleacutement cognitif4 Cette polariteacute de lrsquoempathie

renvoie pour les auteurs au deacuteveloppement de lrsquoindividu5 Il reacutesulte de cette situation que la

1 FAVRE et al 2005 2 Op cit sect 11 3 Op cit sect 36 4 laquo La contagion eacutemotionnelle peut ecirctre consideacutereacutee comme relevant drsquoun fonctionnement eacuteleacutementaire automatique deacutejagrave affirmeacute chez lrsquoanimal raquo Op cit sect 27 5 laquo Notre hypothegravese est qursquoen lrsquoabsence de processus de reacutegulation assurant efficacement le maintien de lrsquoorganisation individuelle la contagion eacutemotionnelle automatique ontogeacuteneacutetiquement premiegravere srsquoeffectue sans entrave et entraicircne une quasi-identiteacute des

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

237

reconnaissance drsquoune eacutemotion donneacutee disons la deacutetresse aura pour effet de deacuteclencher soit une

deacutetresse similaire (contagion eacutemotionnelle) soit de la peine pour lrsquoindividu exprimant de la deacutetresse

(empathie au sens restreint)1

Mais il convient drsquoajouter agrave cette diffeacuterenciation un troisiegraveme type de reacuteaction possible qui

tient avant tout agrave la personnaliteacute de la personne confronteacutee agrave lrsquoexpression drsquoune eacutemotion

Il peut en effet srsquoinstaurer un refus geacuteneacuteral de laquo partager raquo lrsquoeacutemotion de lrsquoautre un refus de

laisser srsquoopeacuterer le processus primaire de contagion eacutemotionnelle que celle-ci soit positive ou neacutegative

Pour cette raison il nous semble neacutecessaire de faire reacutefeacuterence agrave la notion de coupure par rapport aux

eacutemotions2

Lrsquoobservation faite ici nous semble pertinente et sans doute au-delagrave du seul cadre de lrsquoeacutetude

reacutealiseacutee par les auteurs Pour prendre un seul exemple il peut arriver que lrsquoon reacuteagisse agrave lrsquoexpression

drsquoune plainte eacutemise par quelqursquoun par une forme drsquoagacement (en reprochant agrave cette personne ses

laquo pleurnicheries raquo) lrsquoagacement pouvant drsquoailleurs tout aussi bien se manifester face agrave lrsquoexpression

exubeacuterante de la joie3

La clarification que proposent les auteurs de cette eacutetude nous semble devoir ecirctre prise en

compte Mecircme si une telle distinction peut nous paraicirctre reacutetrospectivement aller de soi elle nrsquoa pas

agrave notre connaissance donneacute lieu agrave un examen speacutecifique tel qursquoil est ici formuleacute Et une telle

contribution met en lumiegravere un aspect parmi drsquoautres de lrsquoattention toute particuliegravere qursquoil

convient drsquoapporter agrave lrsquoauditoire dans la perspective drsquoune rheacutetorique musicale Car la reacuteception de

lrsquoœuvre en est un eacuteleacutement incontournable

eacutemotions comme dans le cas du beacutebeacute qui imite les cris de ses congeacutenegraveres () Par contre degraves lors que ces processus reacutegulateurs sont efficaces degraves lors que lrsquoindividu est suffisamment constitueacute et capable drsquoassurer le maintien de son organisation au moins dans certaines marges la contagion eacutemotionnelle se trouve contenue reacuteguleacutee et ne suscite donc qursquoune similitude partielle entre lrsquoeacutemotion de la personne cible et lrsquoeacutemotion que lrsquoon pourra alors qualifier leacutegitimement drsquoempathique Op cit sect 35 1 Cette diffeacuterence entre les eacutemotions impliqueacutees dans le cadre de lrsquoempathie (ou de la sympathie selon la maniegravere preacutecise dont on deacutefinira les termes) est mentionneacutee par Sandrine Darsel laquo La reacuteaction eacutemotionnelle nrsquoimplique () pas lrsquoidentiteacute des eacutemotions ressenties par les deux personnes il est possible drsquoavoir pitieacute de quelqursquoun qui est triste La reacuteponse sympathique ne suppose pas non plus lrsquoidentiteacute de lrsquoobjet propositionnel de lrsquoeacutemotion lrsquoouvrier est triste que lrsquousine PSA ferme quant agrave moi je suis triste que lrsquoouvrier soit attristeacute par la perte de son emploi raquo DARSEL 2010 p 133 2 FAVRE et al 2005 sect 40 3 Afin drsquoillustrer ce que peuvent ecirctre les trois cas ainsi distingueacutes nous pouvons mentionner certains des items constituant un test

destineacute agrave valider lrsquohypothegravese eacutemise par les chercheurs Pour chacun de ces trois items est indiqueacutee la situation donneacutee puis les trois

reacuteactions possibles contagion empathie et coupure Nous avons eacutegalement laisseacute accessoirement lrsquoindication par une lettre du

nombre de reacuteaction mentionneacutes au cours du test (la lettre (a) indiquant le plus grand) On notera au passage que dans les cas

mentionneacutes la contagion eacutemotionnelle nrsquoest jamais citeacutee de maniegravere preacutefeacuterentielle

(Item 4) Les gens qui pleurent de joie (c) jrsquoai envie de pleurer avec eux (a) je les trouve eacutemouvant ou (b) je les trouve ridicules

(Item 9) Si les autres autour de moi font les laquo fous raquo (b) je ne peux mrsquoempecirccher drsquoecirctre moi aussi tregraves exciteacute (c) je suis capable de

garder mon calme ou (a) je suis mal agrave lrsquoaise jrsquoessaie de les calmer

(Item 10) Quand une personne que jrsquoaime est malheureuse (b) je ne peux pas le supporter ccedila me rend trop malheureux (a) ccedila me fait de la peine pour elle ou (c) je suis irriteacute(e) et je cherche la cause de son malheur

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

238

C32 Lrsquoadheacutesion du public et la make-believe theory

Ici apparaicirct en effet un autre genre de reacuteserve que lrsquoon peut opposer agrave une theacuteorie

expressiviste de la transmission des eacutemotions La possibiliteacute drsquoune coupure face agrave lrsquoeacutemotion crsquoest-

agrave-dire de son rejet porte lrsquoaccent sur la part drsquoadheacutesion de lrsquoauditeur que neacutecessite lrsquoeacuteventuelle

communication de lrsquoaffect

Budd rappelle une distinction opeacutereacutee par J Stuart Mill entre deux styles de musique

exprimant lrsquoeacutemotion le poeacutetique et lrsquooratoire Dans le premier cas lrsquoexpression de lrsquoeacutemotion

srsquoeffectue laquo dans la totale inconscience de tout auditeur raquo ndash ce qui nous renverrai agrave la personne

imaginaire proposeacutee par Levinson ndash soit laquo fonctionnant sur la croyance les sentiments et la volonteacute

drsquoun autre raquo1 Lrsquoenjeu qui se manifeste est bien celui de la maniegravere dont lrsquoauditeur considegravere non

pas simplement lrsquoœuvre mais lrsquoorateur musical

Or la musique expressive qui est entendue comme oratoire devient responsable de certains

deacutefauts qui peuvent ecirctre preacutesents dans lrsquoexpression oratoire de lrsquoeacutemotion Par exemple il peut se trouver

un deacutesaccord entre expression et eacutemotions lrsquoexpression est destineacutee agrave convaincre les autres drsquoune force

drsquoune profondeur ou drsquoune pureteacute de sentiment qui nrsquoest pas reacuteelle Srsquoil se trouve en un sens un

deacutesaccord entre eacutemotion et expression dans lrsquoexpeacuterience que fait quelqursquoun drsquoune musique expressive

il peut ressentir la musique comme nrsquoeacutetant pas sincegravere et pour cela ne pas lui accorder de valeur2

La rejet drsquoune musique perccedilue de la sorte nous renvoie agrave ce lrsquoon pourrait nommer un

laquo procegraves raquo qui a reacuteguliegraverement eacuteteacute fait agrave la rheacutetorique et qui concerne deux sortes de critiques qui

lui sont adresseacutes La premiegravere sorte consiste agrave souligner son caractegravere au choix deacutesuet creux

deacutepasseacute emphatique inutile ridicule vain etc On parlera parfois drsquoailleurs drsquoun argument ou

drsquoune formule laquo purement rheacutetorique raquo Ce premier cas renvoie agrave une activiteacute qui ne se voit que

trop agrave lrsquoutilisation par lrsquoauteur du discours de ficelles parfaitement identifieacutees Lrsquoautre sorte de

critique relegraveve non de la moquerie mais drsquoune accusation plus grave la rheacutetorique ne se verra plus

reprocher sa maladresse mais au contraire sa trop grande habileteacute Agrave lrsquoimage de ces illusionnistes

que sont les sophistes la rheacutetorique est avant tout une entreprise de manipulation le discours ici

est potentiellement un terrain mineacute et il devient hasardeux de srsquoy fier Dans un tel cas les qualiteacutes

propres au discours son attrait deviennent autant de signaux indiquant agrave quel point il faut se tenir

sur ses gardes

1 MILL 1980 Voir eacutegalement BUDD 1978 chap 7 sect 14 2015 p 231 2 BUDD 1978 chap 7 sect 14 2015 p 232

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

239

Le deacutecalage que peut ressentir un auditeur face agrave une musique qursquoil percevrait pourtant

correctement comme expressive drsquoune eacutemotion donneacutee (le deacutesespoir par exemple) tiendra donc agrave

un jugement qursquoil portera sur une intention qui est rechercheacutee Il nrsquoentendra donc pas lrsquoexpression

drsquoun deacutesespoir qursquoil eacuteprouverait agrave son tour par contagion mais une laquo pleurnicherie raquo totalement

factice un deacutesespoir drsquoopeacuterette La distinction proposeacutee par Stuart Mill et le commentaire qursquoen

donne Budd nous indiquent que crsquoest la perception par lrsquoauditeur de la sinceacuteriteacute de lrsquoœuvre qui est

ici deacutecisive Lrsquoauditeur ne veut pas se laquo faire avoir raquo par la combine rheacutetorique drsquoun beau parleur

Pour qursquoil y ait adheacutesion de lrsquoauditeur elle doit ecirctre au moins en partie de sa propre

initiative Nous refusons que lrsquoorateur musical puisse nous laquo faire croire raquo qursquoil faut pleurer ou avoir

peur en nous faisant entendre lrsquoexpression de la plainte ou de la peur pour que lrsquoeacutemotion advienne

nous devons ecirctre precircts agrave jouer le jeu agrave faire comme srsquoil existait un motif de tristesse ou de danger

Crsquoest agrave un tel pheacutenomegravene de simulation que srsquoest inteacuteresseacute Kendall Walton1 La make-believe

theory affirme qursquoune eacutemotion dirigeacutee vers une entiteacute fictionnelle peut entraicircner un eacutetat

physiologiquepsychologique qui est une laquo quasi-eacutemotion raquo et dont les symptocircmes sont similaires

agrave une veacuteritable eacutemotion bien que lrsquoon soit conscient de la nature imaginaire de la situation2

La notion que deacutesigne lrsquoexpression laquo make-believe raquo3 est assez deacutelicate agrave rendre en franccedilais si

bien qursquoelle se trouve parfois directement formuleacutee dans sa forme originale en anglais4 Cette

notion est parfois traduite par laquo simulation raquo ou par des expressions comme laquo faire croire raquo ou laquo faire

semblant raquo Mais de tels choix ne renseignent pas sur la personne agrave qui srsquoapplique lrsquoattitude qursquoils

expriment Afin de traduire correctement lrsquoideacutee de make-believe telle que lrsquoemploie Walton il faut

preacuteciser que si une personne laquo fait semblant raquo ou laquo simule raquo une eacutemotion un tel acte nrsquoest

aucunement destineacute agrave quelqursquoun drsquoautre mais agrave elle-mecircme et ceci sans qursquoil y ait duperie cette

personne est agrave lrsquoinitiative du processus elle se fait consciemment croire qursquoelle eacuteprouve cette

eacutemotion Pour autant ce choix peut conduire agrave de veacuteritables reacuteactions physiologiques telles qursquoelles

se manifestent dans les eacutemotions de la vie courante

Par exemple une personne se fait croire qursquoelle a peur pour elle-mecircme si sa quasi-crainte ndash flux

croissant drsquoadreacutenaline augmentation du pouls et tension musculaire ainsi que les sensations associeacutees

1 Voir WALTON 1973 et WALTON 1978 2 Cette conception des eacutemotions dans le cadre des fictions srsquooppose agrave une laquo theacuteorie de lrsquoillusion raquo selon laquelle laquo les lecteurs ou spectateurs de fictions au fait de la nature fictionnelle du reacutecit en viendraient agrave croire en la reacutealiteacute des personnages et eacuteveacutenements repreacutesenteacutes raquo PELLETIER Jeacuterocircme laquo La fiction comme culture de la simulation raquo in Poeacutetique avril 2008 ndeg154 p 132 3 Reprise et compleacuteteacutee par M Budd au cours du chapitre VII de Music and the Emotions 4 Bien que lrsquoon puisse ecirctre tenteacute de la rapprocher voire de lrsquoassimiler agrave lrsquoideacutee de laquo suspension de lrsquoincreacuteduliteacute raquo (willing suspension of disbelief) proposeacutee par Coleridge Walton se refuse agrave proceacuteder de la sorte une telle expression suggegravere une acceptation momentaneacutee drsquoun fait de fiction comme eacutetant reacuteel alors que selon lui le lecteur drsquoune fiction nrsquoa jamais la moindre croyance de ce genre Voir WALTON 1980

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

240

ndash est causeacute par le fait qursquoelle se rende compte qursquoelle fait comme si elle est ou pourrait ecirctre en danger

Quelqursquoun eacuteprouve de la peur pour lui-mecircme en se le faisant croire si la prise de conscience qursquoil fait

comme srsquoil eacutetait en danger lui cause la sensation de son cœur qui bat de ses muscles qui se tendent1

Walton rappelle toutefois que cette similariteacute des eacutemotions et des sensations engageacutees par

un univers fictif nrsquoimplique pas ce agrave quoi les eacutemotions du monde reacuteel nous exposent

Les mondes auxquels on se fait croire preacutesentent une combinaison drsquoavantage unique Ils sont

suffisamment semblables au monde reacuteel pour ecirctre drocircles pour permettre la surprise le suspens et le

frisson de la deacutecouverte Cependant ils peuvent ecirctre manipuleacutes comme cela est impossible dans le

monde reacuteel ils nous autorisent souvent agrave nous confronter en toute impuniteacute agrave des choses dangereuses

() sans avoir agrave faire face aux conseacutequences habituelles du monde reacuteel quotidien et ils nous donnent

lrsquooccasion de tester nos reacuteactions agrave la trageacutedie sans que la trageacutedie nrsquoaffecte qui que ce soit2

Les eacutemotions musicales telles qursquoelles adviennent dans la theacuteorie de Walton fonctionnent

en ce domaine de la mecircme maniegravere que Schopenhauer lrsquoavait envisageacute

Nous subissons une expeacuterience qui est analogue agrave ce que nous eacuteprouvons lorsque nous

eacuteprouvons deacutesir et satisfaction du deacutesir mais aucun sacrifice nrsquoest requis Et crsquoest preacuteciseacutement parce que

ceci constitue la nature de lrsquoexpeacuterience musicale que Schopenhauer pense la musique comme une forme

drsquoart tellement eacuteleveacutee3

CONCLUSION

Influenceacutee par la philosophie des Lumiegraveres ou par le romantisme la question des affects

est abordeacutee drsquoune faccedilon qui tranche tregraves nettement drsquoavec celle qui preacutevalait jusqursquoagrave Mattheson

Par la suite et jusqursquoagrave aujourdrsquohui deux aspects qui dans la poeacutetique musicale eacutetaient eacutetroitement

associeacutes ndash celui du discours et celui des affects ndash tendent agrave devenir deux problegravemes diffeacuterents Drsquoun

1 BUDD 1978 chap VII sect 10 2015 p 215 2 WALTON Kendall 1973 p 300 3 BUDD 1978 chap V sect 10 2015 p 168 Pour Schopenhauer la musique laquo est pour nous agrave la fois parfaitement intelligible et tout agrave fait inexplicable cela tient agrave ce qursquoelle nous montre tous les mouvements de notre acircme mecircme les plus cacheacutes deacutelivreacutes deacutesormais de la reacutealiteacute et de ses tourments raquo (SCHOPENHAUER sect 52 p 337) Levinson rappelle lui aussi cette sorte drsquoimpuniteacute que permettent les eacutemotions musicales laquo dans lrsquoisolement contextuel drsquoune reacuteponse musicale il devient possible pour nous de savourer le sentiment pour son caractegravere speacutecial puisque pour une fois la deacutetresse suppleacutementaire qui lrsquoaccompagne dans le contexte de la vie nous est eacutepargneacute raquo (LEVINSON 1997 p 100)

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

241

cocircteacute se deacuteveloppe toute une controverse concernant lrsquoideacutee drsquoun langage musical de lrsquoautre se

multiplient les modegraveles theacuteoriques cherchant agrave rendre compte de la nature et du fonctionnement

des eacutemotions musicales (dans ce dernier domaine un deacutebat majeur tourne autour du creacutedit que

lrsquoon peut apporter agrave la possibiliteacute drsquoexprimer des eacutemotions) Lrsquoeacutetude de la reacuteception de la musique

ndash et donc de lrsquoauditeur ndash tend agrave soulever un inteacuterecirct croissant

CHAPITRE VIII ndash UNE RHEacuteTORIQUE MUSICALE AUJOURDrsquoHUI

INTRODUCTION

La rheacutetorique musicale fait aujourdrsquohui deacutebat que ce soit sur le plan de lrsquoeacutetude de la musique

baroque1 de la recherche drsquoune rheacutetorique musicale qui serait proprement contemporaine2 ou

encore des fondements philosophiques drsquoune telle discipline ndash dans ce dernier domaine

lrsquoopposition est parfois vive entre partisans drsquoune seacutemiotique musicale et tenants du formalisme

musical3 En outre les intentions des compositeurs quant agrave cette conception nrsquoest pas toujours

eacutevidente

En consideacuterant la question [de lrsquoœuvre drsquoart et ses destinataires implicites] du point de vue des

compositeurs il est assez eacutevident que de faccedilon geacuteneacuterale les auteurs du XXe siegravecle nrsquoont attribueacute aucune

importance particuliegravere aux reacuteactions du public face agrave leurs œuvres Ceci ne signifie pas que les

compositeurs aient a priori renonceacute agrave la possibiliteacute de communiquer de toucher ou convaincre les

auditeurs mais plus simplement que lrsquoexigence de solliciter certaines reacuteponses du public nrsquoa pas

constitueacute un reacutefeacuterant essentiel lors de la creacuteation4

1 MALHOMME 2002 SHARPE 2000 Part I3 p 66-83 2 Revue Musurgia laquo Rheacutetorique musicale raquo 2005 3 Voir par exemple les propositions respectives de Nattiez et Dufour ou celles de Budd Kivy et Sharpe 4 Le fait que la musique soit agrave penser en fonction du public et non pas pour elle-mecircme

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

244

Pourtant si lrsquoon souhaite trouver drsquoeacuteventuels candidats au rocircle actuel drsquoune rheacutetorique

musical il sera difficile de ne pas inteacutegrer que lrsquoauditoire doit y jouer une place importante Drsquoautres

points seront agrave prendre en compte ce que le deacutebat sur les eacutemotions musicales a mis en eacutevidence

agrave savoir la neacutecessiteacute de distinguer entre expression et eacuteveil de eacutemotions la critique visant la

rheacutetorique musicale quant agrave ses capaciteacutes agrave reacuteellement eacuteveiller des eacutemotions ou encore le fait que

dans sa forme deacuteveloppeacutee dans lrsquoAllemagne baroque la musique suivait un discours verbal

A APPLICATIONS CONTEMPORAINES DU MODEgraveLE DE RHEacuteTORIQUE MUSICALE

Il nous semble opportun degraves lors de rappeler une opposition classique en lrsquoestheacutetique

musicale celle qui distingue entre conception heacuteteacuteronome et conception autonome de la musique1

Dans le premier cas la musique fait avant tout reacutefeacuterence agrave quelque chose qui lui est exteacuterieur agrave un

pheacutenomegravene extra-musical dans le second elle ne se comprend et ne tient sa valeur que par elle-

mecircme

A1 HEacuteTEacuteRONOMIE ET FONCTIONNALITEacuteS DE LA MUSIQUE

Lrsquoideacutee drsquoune heacuteteacuteronomie de la musique signifie donc agrave lrsquoopposeacute que ses regravegles sont

subordonneacutees agrave des principes ou des finaliteacutes qui lui sont exteacuterieures Il en va ainsi dans le cas des

musiques dites fonctionnelles dont nous pouvons trouver une deacutefinition chez Christian Accaoui

Quand elle est fonctionnelle la musique joue un rocircle elle est au service de quelque chose elle

accompagne une activiteacute ou srsquointegravegre en tant qursquoeacuteleacutement dans un ensemble plus vaste () elle est alors

en partie faccedilonneacutee par le rocircle qui lui est imparti2

La musique fonctionnelle est ainsi deacutefinie comme une musique qui accompagne une

activiteacute Crsquoest eacutevidemment le cas de la rheacutetorique musicale telle qursquoelle fut theacuteoriseacutee de Caccini agrave

1 Voir ARNOLD 1983 t 1 p 734 ainsi que la Preacuteface de Music and the Emotions de M Budd (BUDD 2015 Voir eacutegalement la proposition formuleacutee par L B Meyer et cherchant agrave deacutepasser cette opposition MEYER 2011 p 51-53 2 ACCAOUI 2011 p 136

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

245

Mattheson et crsquoest eacutegalement le cas de maniegravere geacuteneacuterale de nombreuses œuvres de musique

sacreacutee1

Avec lrsquoavegravenement de la laquo musique absolue raquo srsquoest affirmeacutee une attitude critique envers la

musique fonctionnelle C Accaoui attribue plus particuliegraverement agrave Schiller la formulation drsquoun ideacuteal

conciliant lrsquoexigence drsquoune dimension eacutethique de la musique et le rejet de la fonction utilitaire (rejet

lieacute agrave laquo lrsquoestheacutetique du deacutesinteacuteressement et de la contemplation raquo propre au Romantisme)2

Cette attitude srsquoest toutefois poursuivie au-delagrave des seuls romantiques et srsquoest prolongeacutee au

XXe siegravecle tant chez les compositeurs que les theacuteoriciens On retrouve ainsi une charge

particuliegraverement forte chez Adorno formuleacutee agrave lrsquooccasion de sa ceacutelegravebre prise de position contre la

musique de Stravinsky3 ou dans le chapitre laquo Fonction raquo de son Introduction agrave la sociologie de la musique4

Dans ce dernier texte la terminologie utiliseacutee est exclusivement deacutevalorisante laquo langue agrave tout

faire raquo laquo reacutesidu de lrsquoart raquo laquo consolation raquo laquo reacutegression raquo laquo escroquerie raquo laquo tapage raquo (dans le cas de la

musique des geacuteneacuteriques de films) laquo parodie raquo (de la grande musique) laquo ideacuteologie raquo laquo dressage raquo etc

Le verdict est veacuteritablement sans appel5

A2 LA MUSIQUE laquo EN ELLE-MEcircME raquo

En deacutepit drsquoun incontestable deacuteveloppement des conceptions heacuteteacuteronomes agrave partir de la

Renaissance cette tradition ne srsquoeacutetait pas interrompue durant lrsquoeacutepoque moderne on la retrouvait

parmi bien drsquoautres chez Leibniz Euler ou Chabanon6 Mais crsquoest dans le contexte de lrsquoopposition

1 Si lrsquoon devait interroger le concept de rheacutetorique musicale en srsquointeacuteressant de pregraves agrave tout ce qui conditionne lrsquoesprit (ou en drsquoautres termes le met en une certaine disposition ou humeur) nous pourrions eacutetendre cette remarque agrave certaines activiteacutes lieacutees agrave la musique comme la musicotheacuterapie ou au domaine de la musique drsquoambiance 2 laquo une question srsquoimpose que Schilller eacutenonce en termes kantiens comment faire passer la socieacuteteacute drsquoun eacutetat de nature domineacute par le sensible le mateacuteriel la force le physique agrave un eacutetat de raison domineacute par la raison la loi morale Ougrave trouver le levier Sa reacuteponse est simple (lettre 9) Lrsquoinstrument rechercheacute est le bel art () Le problegraveme politique est reacutesolu par lrsquoutopie estheacutetique raquo ACCAOUI 2011 p 141 3 laquo Stravinsky et la restauration raquo in Adorno 2000 4 ADORNO 1994 p 45-59 5 Bien entendu ce choix srsquoexplique par le contexte geacuteneacuteral dans lequel prend place son propos celui drsquoune approche sociologique ainsi que par la critique de lrsquoideacuteologie bourgeoise qui traverse lrsquoensemble de son œuvre 6 Chabanon Michel De la musique consideacutereacutee en elle-mecircme et dans ses rapports avec la parole les langues la poeacutesie et le theacuteacirctre (1785) in MULLER FABRE 2013 p 147-165 EULER 2015 On notera qursquoEuler nrsquoignore pas lrsquoimportance que peut revecirctir une certaine approche discursive dans la musique laquo Il nrsquoy aurait pas grand plaisir agrave entendre une longue suite drsquoaccords alors mecircme que chacun pris isoleacutement serait assez agreacuteable si comme les phrases drsquoun discours ils nrsquoeacutetaient pas lieacutes dans leur sens raquo (EULER 2015 Tentamen III sect 8 p 122) La position de Leibniz quant agrave elle est loin drsquoecirctre strictement tributaire drsquoune vision matheacutematique ndash en deacutepit de ses compeacutetences en ce domaine Intervenant dans le deacutebat concernant le tempeacuterament musical il se montre en effet tregraves reacuteserveacute face agrave Conrad Henfling (lettre de Leibniz agrave Henfling du 24 octobre 1708) ou agrave Christian Goldbach (LEIBNIZ 1998) La lecture de ces textes montre clairement que Leibniz adopte sur ce sujet le point de vue du physicien et accorde une grande place agrave lrsquoacoustique en teacutemoigne son eacutechange avec Edme Mariotte agrave qui il preacutecise en aoucirct 1681 laquo Je distingue dans le son lrsquoorigine la propagation et la perception raquo (Ak III t 3 p 447-482)

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

246

entre estheacutetique de la forme et estheacutetique du sentiment que le formalisme srsquoest plus nettement

affirmeacute

Toutefois lrsquoeacutemergence de lrsquoautonomie musicale et le rejet de la musique fonctionnelle peut

conduire agrave mettre en quelque sorte entre parenthegraveses peu ou prou lrsquoexistence du public Alors

mecircme qursquoeacutetait advenue ce que Kivy nomme la laquo grande seacuteparation raquo de la seconde moitieacute du XVIIIe

siegravecle ndash crsquoest-agrave-dire lrsquoinvention du concert public1 le romantisme menait au laquo primat de lrsquoart sur la

reacutealiteacute raquo2 Aussi au XXe siegravecle nombre drsquoarguments qui par ailleurs pouvaient offrir un grand

inteacuterecirct se retrouvent affaiblis en raison de cet oubli presque complet du public dont ils eacutetaient

porteurs il en va ainsi de la position drsquoAlban Berg dans une poleacutemique lrsquoayant opposeacute agrave Hans

Pfizner3 drsquoAdorno alors qursquoil deacutenonce la musique de Stravinsky laquo comme un objet en soi raquo mais

oublie lrsquousage que le public pourrait en faire de sa propre initiative4 et peut-ecirctre tout autant de

Stravinsky lui-mecircme dans sa ceacutelegravebre assertion preacuteceacutedemment mentionneacutee

A3 CONCEPTION RHEacuteTORIQUE DE LA MUSIQUE

Qursquoen est-il des conceptions de lrsquoautonomie ou de lrsquoheacuteteacuteronomie musicales dans le cas

particulier drsquoune conception rheacutetorique de la musique Nous pouvons agrave premiegravere vue ecirctre tenteacutes

de consideacuterer la reacuteponse comme eacutevidente la rheacutetorique musicale semble pour ainsi dire par

deacutefinition relever de lrsquoheacuteteacuteronomie et mecircme agrave double titre non seulement elle se plie aux regravegles

drsquoun art du langage naturel mais elle se trouve en outre cantonneacutee agrave un rocircle drsquoillustration

drsquoeacuteveacutenements extra-musicaux (description de lieux de caractegraveres peinture drsquoeacutemotions diverses

symboles religieux ou eacutesoteacuteriques etc)

Il faut toutefois signaler que cette consideacuteration ne vaut (et en partie seulement) que si lrsquoon

srsquoen tient agrave la rheacutetorique musicale entendue au sens eacutetroit (historique) du terme mais la rheacutetorique

musicale peut se voir attribuer une porteacutee plus large Drsquoune part une approche contemporaine

pourra envisager de recourir comme bases proprement rheacutetorique aux travaux deacuteveloppeacutees en ce

domaine depuis ces derniegraveres deacutecennies Crsquoest ce qursquoenvisage Carlo Benzi

1 KIVY 2002 Chap 6 ndash Enhanced Formalism p 105 Cette notion de grande seacuteparation (great divide) joue un rocircle important dans lrsquoargumentation de Kivy durant tout ce chapitre 2 ACCAOUI 2011 p 140 3 Face agrave lrsquoacadeacutemisme et le chauvinisme de Pfizner qui entendait deacutefendre lrsquointeacutegriteacute de la musique allemande face au seacuterialisme ou au jazz Berg proposait une analyse drsquoune Recircverie de Schumann mettant en eacutevidence le rocircle essentiel des qualiteacutes formelles il entendait ainsi faire valoir que laquo la perfection formelle engendre la beauteacute qui nrsquoest pas une attente ou une envie du public mais une qualiteacute intrinsegraveque de lrsquoœuvre raquo WARSZAWSKI 2005 laquo Agrave propos de la fonction de la musique raquo 4 WARSZAWSKI 2005 laquo Lrsquoacircme et le corps raquo

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

247

Si lrsquoon veut aujourdrsquohui par analogie avec le passeacute analyser le reacutepertoire contemporain dans

un sens rheacutetorique [en utilisant des figures comme lrsquoanaphore ou la paronomase] il semblera neacutecessaire

de se reacutefeacuterer aux theacuteories preacuteceacutedemment citeacutees eacutelaboreacutees pendant la deuxiegraveme moitieacute du vingtiegraveme

siegravecle1

Drsquoautre part (et cela va souvent de pair dans les conceptions actuelles) si lrsquoon adopte un

sens plus large de la notion de rheacutetorique musicale on doit alors faire place agrave lrsquoideacutee selon laquelle

le discours dans lequel se deacuteploie la rheacutetorique pourrait ecirctre un discours proprement musical ndash et

non celui du langage naturel auquel la musique serait soumise Or crsquoest bien une telle ideacutee que lrsquoon

retrouve dans de nombreuses eacutetudes contemporaines sur la rheacutetorique musicale crsquoest donc pour

ainsi dire une telle rheacutetorique laquo intra-musicale raquo qui est analyseacutee par exemple dans la revue

Musurgia2 On notera au passage que le champ drsquoinvestigation ainsi ouvert devrait conduire agrave

exposer preacuteciseacutement la conception de langage que lrsquoon accorde alors agrave la musique

On peut toutefois srsquointerroger sur la valeur pouvant ecirctre accordeacutee agrave une telle approche de

la rheacutetorique musicale Non pas au sens ougrave elle serait illeacutegitime mais au sens ougrave elle ne pourrait

concerner qursquoun auditoire finalement limiteacute celui du petit nombre des initieacutes agrave la musique pure

savante celui des personnes rompues tant aux regravegles du contrepoint qursquoaux divers laquo langages raquo

forgeacutes par les compositeurs contemporains Agrave deacutefaut drsquoune maicirctrise suffisante des regravegles de la

composition musicale lrsquoauditeur du laquo grand public raquo ne saurait en effet ecirctre concerneacute par une telle

rheacutetorique musicale (pas davantage que nous pourrions ecirctre toucheacutes par une argumentation

formuleacutee en une langue qui nous est eacutetrangegravere) Bien entendu on peut alors faire valoir en

reprenant une ideacutee avanceacutee par L B Meyer3 qursquoun auditeur non exerceacute pourrait tregraves bien ressentir

comme un affect ce qursquoun auditeur exerceacute comprendra intellectuellement comme un eacuteveacutenement

musical preacutecis (la reacutesolution drsquoune dissonance par exemple) Remarquons toutefois que cela

reviendra agrave donner creacutedit agrave lrsquoideacutee drsquoune manipulation de lrsquoauditeur4

Se posera aussi la question de savoir ce que devient le statut des eacutemotions musicales dans

un tel cas Si lrsquoauditoire concerneacute se trouve deacutetacheacute affectivement de la musique dans une attitude

contemplative le but drsquoune rheacutetorique musicale nrsquoest-il pas manqueacute Et si celui qui est susceptible

drsquoecirctre affecteacute lrsquoest alors qursquoil ne maicirctrise pas lrsquoessentiel du discours musical ne serait-il pas affecteacute

pour de mauvaises raisons ndash auquel cas le but serait eacutegalement manqueacute

1 BENZI 2005 p 111 2 Revue Musurgia 2005Voir notamment les articles de S Pasticci et C Benzi 3 MEYER 2011 p 87 4 Dans tous les cas cependant lrsquoideacutee avanceacutee par Meyer reste une hypothegravese

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

248

Si nous prenons en consideacuteration lrsquoopposition entre autonomie et heacuteteacuteronomie nous en

venons donc agrave devoir distinguer entre deux options possibles une rheacutetorique laquo intra raquo musicale et

une rheacutetorique laquo extra raquo musicale Dans le premier cas nous avons affaire agrave un discours strictement

musical dans le second agrave un discours qui lui est exteacuterieur il peut srsquoagir drsquoun discours formuleacute

dans le langage naturel (lrsquoallemand le latin lrsquoitalien le franccedilais etc) qui se trouve illustreacute ou renforceacute

au moyen drsquoeacuteleacutements musicaux ce peut ecirctre aussi si nous nous placcedilons plus speacutecifiquement dans

le contexte contemporain un autre discours comme celui de la narration cineacutematographique

B QUELQUES laquo CANDIDATS raquo POSSIBLES

B1 UNE RHEacuteTORIQUE laquo INTRA-MUSICALE raquo

Dans un numeacutero consacreacute agrave la rheacutetorique musicale la revue Musurgia a preacutesenteacute une seacuterie

drsquoarticles proposant une lecture rheacutetorique de diverses œuvres posteacuterieures agrave la peacuteriode baroque

pour la musique de Haydn (en srsquoappuyant sur les travaux du Groupe micro) pour Schumann ou encore

pour Debussy (la Soireacutee dans Grenade agrave partir drsquoune lecture de Barthes) Deux articles appliquent le

mecircme genre de lecture agrave des œuvres contemporaines

Pour Suzanna Pasticci le critegravere deacutecisif consideacutereacute comme le marqueur drsquoune conception

rheacutetorique de la musique renvoie au caractegravere utilitaire propre agrave la musique fonctionnelle

un eacuteleacutement musical ne peut ecirctre consideacutereacute comme un moyen rheacutetorique que lorsqursquoil est

possible de deacutemontrer que celui-ci est utiliseacute par le compositeur pour susciter des reacuteponses preacutecises et

bien deacutetermineacutees de la part de son auditeur1

Pasticci cherche agrave rendre compte agrave travers des œuvres de Nono et Maderna de la citation

musicale selon une telle perspective

Si lrsquoauditeur parvient agrave lrsquoidentifier et agrave lrsquointerpreacuteter alors la citation assume pleinement sa

fonction rheacutetorique et apparaicirct comme un moyen rheacutetorique utile pour atteindre un effet speacutecifique et

bien deacutetermineacute2

1 PASTICCI 2005 p 103 2 Op cit p 102

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

249

Benzi propose quant agrave lui de srsquoappuyer sur la seacutemiologie pour eacutelaborer un modegravele de

rheacutetorique musicale

Si lrsquoon veut eacutetendre ces principes [ceux de la rheacutetorique] au domaine musical il faut consideacuterer

ce que peut signifier lrsquolaquo intention communicative raquo dans un passage non verbal Les recherches

deacuteveloppeacutees pendant les anneacutees soixante par rapport aux mass media au cineacutema et aux images en geacuteneacuteral

preacutesentent de fortes analogies avec les theacuteories rheacutetoriques litteacuteraires1

Benzi propose alors drsquoanalyser Eacuteclats de P Boulez (le deacuteroulement de lrsquoœuvre) en termes

rheacutetoriques (anaphores paronomases) Il en vient agrave la conclusion en srsquoappuyant sur une expeacuterience

psychologique meneacutee par Iregravene Deliegravege qursquoil laquo existe mecircme dans le reacutepertoire contemporain une

rheacutetorique du discours musical particuliegraverement efficace raquo2

Mecircme srsquoils ont lrsquointeacuterecirct de porter clairement au centre du deacutebat la question laquo utilitaire raquo de

la musique ces deux articles nous semblent repreacutesentatifs drsquoun problegraveme concernant lrsquoideacutee drsquoune

rheacutetorique laquo interne raquo agrave la musique Quand bien mecircme les œuvres les plus reacutecentes qui sont

examineacutees (celles de Nono Maderna ou Boulez) pourraient ecirctre analyseacutees en termes rheacutetoriques

leur processus de creacuteation nrsquoa nullement suivi de tels principes Ces analyses a posteriori drsquoœuvres de

diverses eacutepoques3 permettent donc drsquoenvisager seulement une laquo possible raquo rheacutetorique musicale les

lectures qui sont proposeacutees demeurent des hypothegraveses aucunement des cas aveacutereacutes drsquoœuvres

eacutelaboreacutees selon lrsquoeacutequivalent contemporain de lrsquoancienne musica poetica4 Sans nous prononcer sur le

fait que drsquoautres compositeurs aient pu effectivement proceacuteder ainsi nous ne pouvons toutefois

que constater que la promotion de la rheacutetorique musicale proposeacutee dans les articles de la revue

Musurgia ne rend pas compte drsquoune musique qui soit deacutelibeacutereacutement penseacutee selon une approche

rheacutetorique

B2 LA MUSIQUE DE FILM

En revanche il est clair que dans le cas de certaines musiques laquo fonctionnelles raquo on trouvera

des similitudes avec des caracteacuteristiques propres agrave la musica poetica Il en va ainsi pour les musiques

1 BENZI 2005 p 110 Benzi qui fait notamment reacutefeacuterences aux travaux drsquoU Eco et R Barthes preacutecise que laquo Cette perspective drsquoorigine seacutemiologique permet drsquoanalyser drsquoune faccedilon similaire des œuvres appartenant agrave tous les arts en les consideacuterant comme des textes crsquoest-agrave-dire comme des tissus de signes dont lrsquoefficaciteacute rheacutetorique ne fonctionne que si la forme est clairement reconnaissable par les destinataires raquo 2 Op cit p 129 3 Nicolas Meeugraves et Jean-Pierre Bartoli ont proposeacute une analyse de la Fantaisie en reacute mineur de Mozart selon des critegraveres rheacutetoriques BARTOLI MEEUS 2010 4 Eacutetant entendu toutefois qursquoil nrsquoest pas aveacutereacute non plus que les compositeurs de lrsquoeacutepoque baroque aient eux-mecircmes systeacutematiquement baseacute leur travail de composition sur les traiteacutes de poeacutetique musicale

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

250

accompagnant des productions audio-visuelles drsquoune maniegravere geacuteneacuterale (par exemple dans la

publiciteacute) La musique de film semble particuliegraverement remarquable agrave cet eacutegard on peut en effet

identifier un certain nombre de traits susceptibles de donner creacutedit agrave un tel rapprochement

B21 Multiples fonctions de la musique au cineacutema

La musique de film est appeleacutee agrave remplir diverses fonctions Aaron Copland en aurait

distingueacute cinq (laquo creacuteer une atmosphegravere souligner les eacutetats psychologiques des personnages fournir

un mastic drsquoarriegravere-fond susciter une impression de continuiteacute maintenir la tension puis y mettre

un terme raquo)1 Michel Chion souligne eacutegalement la fonction unificatrice de la musique face au flux

des images parlant drsquoun laquo englobement unifiant raquo il mentionne eacutegalement une fonction de

ponctuation 2 Levinson identifie quant agrave lui quatorze fonctions3

Mecircme si la preacutesence drsquoune narration nrsquoen caracteacuterise pas neacutecessairement toutes les œuvres

le reacutecit est un aspect majeur de lrsquoart cineacutematographique et fait lrsquoobjet drsquoune eacutetude speacutecifique dans

le cadre des analyses de film4 On y retrouve alors reacuteguliegraverement la question du rocircle de la musique

mis en regard avec un reacutecit extra-musical agrave lrsquoinstar de la rheacutetorique musicale la musique se verra

ainsi attribuer le rocircle drsquoexprimer ce que les images tout comme le texte verbal ne peuvent faire

(exprimer des eacutemotions par exemple) Cet aspect de la relation musiqueimages inciterait donc agrave

privileacutegier la compleacutementariteacute entre les deux eacuteleacutements

Je nrsquoaime pas les musiques qui expriment ce qui est eacutevident () Cela me semble inutile et

redondant La musique devrait exprimer tout ce que le texte lrsquoimage le bruitage ne peuvent pas

exprimer Elle doit intervenir comme une sorte drsquoexpression poeacutetique suppleacutementaire5

La relation entre la musique et la narration crsquoest-agrave-dire entre la musique et un discours qui

deacutetermine son eacutelaboration se trouve ainsi caracteacuteriseacutee agrave partir drsquoun concept issu de la narratologie

celui de la dieacutegegravese (ce qui fait partie de lrsquounivers du reacutecit) Michel Chion a eacutelaboreacute une terminologie

concernant la musique de film (et lrsquoaudiovisuel en geacuteneacuteral) il indique notamment les deux

principales positions que peut adopter la musique par rapport au reacutecit du film

1 Citeacute par LEVINSON p 23 2 CHION 2013 p 44-46 3 LEVINSON p 24-25 4 Voir par exemple laquo La meacutediation de lrsquohistoire raquo in JULLIER 2012 p 64-98 5 Entretien avec Vladimir COSMA in BINH MOURE SOJCHER 2014 p 44

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

251

Dite aussi laquo musique non-dieacutegeacutetique raquo la musique de fosse est la musique perccedilue comme

eacutemanant drsquoun lieu et drsquoune source en dehors du temps et du lieu de lrsquoaction montreacutee agrave lrsquoeacutecran () [La

musique drsquoeacutecran] correspond agrave ce qursquoon appelle souvent laquo musique dieacutegeacutetique raquo eacutemanant drsquoune source

existant concregravetement dans le monde dieacutegeacutetique du film dans le preacutesent de la scegravene1

Dans lrsquoeacutelaboration de la musique de film un rocircle central est accordeacute agrave lrsquoexpression ou au

deacuteclenchement des eacutemotions par la musique Cette derniegravere toutefois ne se reacuteduit pas agrave ce but2

Ainsi tout comme chez les theacuteoriciens du XVIIe siegravecle tels Nucius ou Thuringus se distinguait la

technique proprement musicale de celle destineacutee agrave lrsquoexpression des affects du texte (et donc les

figurae principales et des figurae minus principales) la musique de film pourra intervenir soit pour des

raisons indiffeacuterentes agrave tout aspect eacutemotionnel soit pour des raisons y eacutetant eacutetroitement associeacutees

La musique pourra dans le premier cas avoir comme finaliteacute la fonction unificatrice mentionneacutee

preacuteceacutedemment ou encore laquo lrsquoembellissement ou lrsquoenrichissement du film comme objet

drsquoappreacuteciation estheacutetique raquo3 La musique pourra eacutegalement intervenir en produisant un effet soit

empathique soit laquo anempathique raquo selon que la musique semblera en harmonie ou indiffeacuterente vis-

agrave-vis de climat de la scegravene4

B22 Repreacutesentation et eacuteveil drsquoeacutemotions dans la musique de film

Nous nous retrouverons toutefois confronteacute avec la question des eacutemotions dans la

musique de film agrave une distinction souvent eacutevacueacutee et qui pourtant se trouve au cœur du deacutebat

concernant les eacutemotions musicales la distinction entre la repreacutesentation drsquoeacutemotions (qui dans le

cas drsquoun film sont par deacutefinition extra-musicales) et le deacuteclenchement de certaines eacutemotions

suivant lrsquoune ou lrsquoautre des fonctions que peut remplir la musique Ainsi parmi les quatorze

fonctions mentionneacutees par Levinson et plus preacuteciseacutement celles en lien avec les affects certaines

entrent dans le premier cas

lrsquoindication ou la reacuteveacutelation de quelque chose ayant trait agrave lrsquoeacutetat psychologique drsquoun personnage

y compris ses eacutetats eacutemotionnels ses traits de personnaliteacute () la modification ou la qualification drsquoune

caracteacuterisation psychologique drsquoun personnage comme lorsque la musique suggegravere lrsquointensiteacute de la

souffrance drsquoun personnage due agrave la perte de quelqursquoun le fait de souligner ou de corroborer lrsquoeacutetat

psychologique drsquoun personnage ()5

1 CHION 2013 p 200 2 Voir les diverses fonctions de la musique de film mentionneacutees par Copland et Levinson 3 LEVINSON 1999 p 25 Entendue en un sens rheacutetorique une telle musique a dans un tel cas pour fonction de plaire 4 CHION 2013 p 202 laquo Preacutesents avant le drame les musiques ou les bruits anempathiques se continuent pendant ou reprennent apregraves celui-ci sans en ecirctre affecteacutes comme si de rien nrsquoeacutetait raquo 5 LEVINSON 1999 p 24

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

252

Et drsquoautres relegravevent clairement du second

le fait de provoquer directement chez le spectateur une tension une peur une interrogation

une relacircchement eacutemotionnel une joie ou un autre eacutetat cognitif ou affectif de ce genre () le fait de

bercer ou drsquohypnotiser le spectateur afin de faciliter son implication eacutemotionnelle dans un univers

fictionnel auquel il se montrerait autrement reacutefractaire1

On remarquera au passage que ces exemples respectifs peuvent aider agrave bien mesurer ce qui

seacutepare la repreacutesentation drsquoune eacutemotion par la musique et le deacuteclenchement drsquoune eacutemotion par la

musique car il nrsquoest absolument pas assureacute que lrsquoon parle bien des mecircmes eacutemotions voire du

mecircme genre drsquoeacutemotions dans les deux cas ou tout au moins que lrsquoobjet drsquoune eacutemotion donneacutee soit

le mecircme Rien ne garantit que la laquo peur raquo eacuteveilleacutee chez le spectateur soit autre chose qursquoune reacuteaction

psychologique ou physiologique directe aux caractegraveres propres de le musique (ni qursquoelle

laquo repreacutesenterait raquo la peur drsquoun personnage)

Les reacuteponses eacutemotionnelles agrave la musique sont drsquoailleurs parfois comparables agrave des reacuteflexes

elles culminent dans ce qursquoon appelle des frissons musicaux qui libegraverent des endorphines et deacuteclenchent

drsquoimportantes variations du deacutebit sanguin dans les reacutegions du cerveau usuellement impliqueacute dans la

reacuteponse agrave des stimuli aussi gratifiant que le sexe et la nourriture2

Quant agrave la possibiliteacute que la musique puisse bercer ou hypnotiser elle nous renverrait agrave un

pheacutenomegravene comme celui deacutecrit chez Homegravere sous le terme de thelxis cette faculteacute drsquoensorcellement

ou drsquoengourdissement de lrsquoauditeur et lagrave encore donc aucunement agrave une laquo expression raquo drsquoeacutemotion

mais plutocirct agrave un de ces effets ou pouvoirs tels que Tinctoris pouvait les eacutenumeacuterer

Cependant la place accordeacutee aux eacutemotions dans la musique de film pourrait nous

rapprocher de maniegravere plus directe de la tradition baroque de la rheacutetorique musicale Dans un

ouvrage consacreacute agrave la theacuteorie de la musique de film Juraj Lexmann consacre un chapitre entier agrave la

question des eacutemotions agrave leur nature et agrave la maniegravere de les susciter par la musique Lexmann faisant

drsquoailleurs expresseacutement reacutefeacuterence agrave la theacuteorie des affects de Mattheson3 On peut alors consideacuterer

qursquoun tel chapitre complet joue bien lui-mecircme le rocircle drsquoune theacuteorie des affects drsquoune maniegravere tregraves

1 Ibid 2 JULLIER 2012 p 253 3 LEXMANN 2006 p 34

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

253

similaire agrave lrsquoAffektenlehre exposeacutee par Mattheson dans son Vollkommene Cappelmeister (voire

auparavant par la theacuteorie des passions constituant lrsquoune des trois parties de la Rheacutetorique drsquoAristote)

B23 Manuels pratiques de musique de film

Nous envisageons dans ce cas qursquoune comparaison (limiteacutee toutefois) soit possible entre

certains aspects des traiteacutes de poeacutetique musicale baroque et certains ouvrages reacutecents consacreacutes agrave

la musique de film Une telle possibiliteacute pourrait trouver sa justification dans le fait que la musique

pour le cineacutema reacutepond avant tout agrave des exigences pratiques (non agrave des principes theacuteoriques) et que

les ouvrages qui lrsquoeacutetudient puissent ecirctre des laquo manuels raquo destineacutes agrave donner des conseils pour

lrsquoeacutelaboration et la composition de la musique

On trouve un exemple de ce genre avec le Guide pratique de la musique de film de Vivien Villani

Cet ouvrage peut pour partie effectivement faire penser agrave lrsquoeacutequivalent drsquoun traiteacute de poeacutetique

musicale (la viseacutee pratique y est indeacuteniable et se trouve mecircme ouvertement revendiqueacutee) mecircme srsquoil

serait exageacutereacute drsquoy voir une meacutethode agrave proprement parler1 Le deuxiegraveme chapitre est particuliegraverement

reacuteveacutelateur Intituleacute laquo Pouvoirs et fonctions de la musique au cineacutema raquo il constitue en reacutealiteacute les deux

tiers de lrsquoouvrage Y sont preacutesenteacutes les nombreux cas possibles concernant lrsquousage de la musique

(concernant les liens avec lrsquoaction avec les sentiments etc) exposeacutes avec de tregraves nombreux

exemples concrets Lrsquoauteur consacre eacutegalement plusieurs pages aux variations theacutematiques

deacuteclineacutees agrave partir des divers eacuteleacutements techniques orchestration tempo rythme harmonie mode

tonaliteacute registre dimensions style2 De ce point de vue la preacutesentation et le contenu de cet ouvrage

preacutesentent bien une analogie avec le principe des traiteacutes de rheacutetorique musicale lrsquoexposition

deacutetailleacutee des diffeacuterents cas de figure agrave envisager afin de mettre la musique au service du discours

cineacutematographique renvoie agrave lrsquoinvention (et dans la tradition rheacutetorique elle-mecircme agrave lrsquoexamen des

eacutetats de cause) la description des divers aspects techniques concernant le traitement theacutematique

se rapprocherait plutocirct de lrsquoeacutelocution Nous pouvons ajouter le recours massif aux exemples ce

qui renforce la similitude avec les traiteacutes de la musica poetica

B24 Lrsquoauditoire

Il faut enfin souligner le fait que la musique de film est penseacutee en fonction du public cet

aspect relevant de la neacutecessiteacute et non drsquoun choix du compositeur Aussi ce dernier est-il confronteacute

1 VILLANI p 42 2 Op cit p 120-132

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

254

dans son travail agrave des contraintes issues des capaciteacutes drsquoeacutecoute des spectateurs crsquoest-agrave-dire drsquoun

public qui nrsquoest pas forceacutement meacutelomane

Le cineacutema se fonde sur ce que les gens ont deacutejagrave acquis le public ne peut pas comprendre un

message musical nouveau dans un film il doit malheureusement y trouver la confirmation de tout ce

qursquoil connaicirct deacutejagrave1

La musique de film utilise donc le plus souvent un langage musical (nous employons ici

cette expression dans son acception courante) accessible et bien souvent encore tregraves marqueacute par

le systegraveme tonal2 Crsquoest lagrave eacutegalement une caracteacuteristique que lrsquoon peut associer agrave la rheacutetorique

musicale surtout dans sa dimension proprement laquo lutheacuterienne raquo (ou plus largement religieuse)

Lrsquoideacutee de Luther qui est longtemps demeureacutee preacutesente dans la penseacutee des theacuteoriciens de la musica

poetica eacutetait bien de srsquoadresser au large public des fidegraveles non pas agrave un cercle restreint de

connaisseurs (comme pour Monteverdi par exemple3 et plus geacuteneacuteralement dans le cas de la musica

reservata) Drsquoougrave lrsquousage des nombreux emprunts agrave des danses chansons ou hymnes anciens en

drsquoautres termes agrave des airs connus et populaires

Ajoutons que si le public ne constitue pas un auditoire averti dans le domaine de la musique

(que ce soit celui des offices religieux de lrsquoAllemagne lutheacuterienne au XVIIe siegravecle ou celui des salles

de cineacutema drsquoaujourdrsquohui) il sera drsquoautant plus susceptible drsquoecirctre influenceacute par la musique sans avoir

conscience des causes de ce qui lrsquoaffecte4 La question se pose alors comme pour la rheacutetorique en

geacuteneacuteral de la possibiliteacute que le public soit manipuleacute ndash ici par la musique Lrsquoexemple preacuteceacutedemment

indiqueacute de ce que la musique puisse bercer ou hypnotiser entre dans ce cas de figure

On risque alors de retomber dans une situation qui est caracteacuteristique de la rheacutetorique en

geacuteneacuteral le procegraves qui lui est fait drsquoexercer un pouvoir de maniegravere clandestine Crsquoest face agrave cette

eacuteventuelle accusation que la theacuteorie du make-believe de Walton pourrait offrir une porte de sortie Si

en effet on admet que le public dispose bien drsquoune liberteacute propre ndash celle de deacutecider qursquoil est precirct agrave

jouer le jeu auquel lrsquoinvite la musique agrave laquo se raquo faire croire qursquoil est triste qursquoil a peur qursquoil est exalteacute

etc le problegraveme du procegraves fait agrave la rheacutetorique ne toucherait pas neacutecessairement la rheacutetorique

musicale dont la musique de film offre bon nombre de caracteacuteristiques

1 Entretien avec Ennio MORRICONE in BINH MOURE et SOJCHER 2014 p 20 2 Ou durant les premiegraveres deacutecennies du cineacutema hollywoodien par lrsquoemploi de figures musicales heacuteriteacutees du post-romantisme agrave travers les musiques drsquoErich Korngold (eacutelegraveve de Zemlinsky) ou de Max Steiner (eacutelegraveve de Brahms et Maher) 3 Voir MORRIER 2015 4 Pour reprendre la remarque de Meyer il ressentira comme un affect ce que le musicien confirmeacute comprendra comme un enchaicircnement (la reacutesolution drsquoune quinte une cadence parfaite etc)

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

255

CONCLUSION

Afin de mieux cerner ce que fut et ce que peut ecirctre la rheacutetorique musicale dans sa relation

aux eacutemotions nous avons choisi drsquoeacutetudier un champ de recherche tregraves large en insistant toutefois

sur ce qui constitue sans doute la manifestation la plus aboutie et la plus documenteacutee la poeacutetique

musicale de lrsquoAllemagne baroque Nous avons constateacute que la musica poetica srsquoeacutetait bien achemineacutee

vers une pleine assimilation de la rheacutetorique mais que son efficaciteacute pratique reposait toutefois sur

un eacutedifice theacuteorique fragile Lrsquoavegravenement de cette rheacutetorique musicale issue de la preacutedominance

de la prosodie en musique devait servir agrave favoriser lrsquoadheacutesion drsquoun public particulier mais la

conviction selon laquelle il suffisait de repreacutesenter les passions afin de les eacutemouvoir semble marquer

une reacutegression en regard de la penseacutee ancienne (de lrsquoAntiquiteacute au Moyen-acircge) au sujet des affects

et de la musique1 La complexiteacute de ce dernier sujet est toutefois redevenue eacutevidente et se manifeste

agrave travers les deacutebats actuels

1 Rappelons par exemple comment Aristote distingue entre traitements peacutedagogique et cathartique des passions et sa maniegravere

drsquoexposer dans la Poeacutetique les multiples aspects devant ecirctre eacutetudieacutes afin de savoir susciter tel ou tel affect donneacute on peut mentionner

aussi le fait que la liste des effets de la musique fournie par Tinctoris preacutesente une typologie de quatre sortes drsquoeffets fonctionnant

selon les cas drsquoune maniegravere diffeacuterente

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

258

Lrsquoexamen de la poeacutetique musicale germanique nous a permis de tirer un certain nombre

drsquoenseignements En premier lieu le fait qursquoelle ne peut ecirctre envisageacutee comme une tradition

homogegravene lrsquoensemble des eacutepisodes successifs qui la composent (de lrsquoinfluence de Luther agrave ses

ultimes manifestations) laisse apparaicirctre au moins deux eacuteveacutenements deacutecisifs agrave savoir lrsquoinfluence

italienne et le renouvellement de la theacuteorie des passions De plus les trois grandes peacuteriodes que

nous avons distingueacutees ne correspondent pas agrave la peacuteriodisation que lrsquoon attribue geacuteneacuteralement agrave la

musique baroque Ensuite la poeacutetique musicale qui pourtant srsquoappuyait clairement sur un domaine

exteacuterieur agrave la musique celui de la parole semble paradoxalement avoir apporteacute une contribution

importante agrave lrsquoeacutemergence drsquoune notion drsquoœuvre musicale (le laquo poegraveme musical raquo) de plus en plus

autonome et affranchie de sa vocation utilitaire Il est eacutegalement apparu que les figures de

rheacutetorique musicale en deacutepit drsquoun foisonnement qui pourrait les rendre difficiles agrave appreacutehender

ne procegravedent pas drsquoun choix naiumlf mais drsquoune longue eacutelaboration poursuivie au fil des deacutecennies

Enfin nous avons eu la confirmation (utile dans la perspective de lrsquoeacutevolution ulteacuterieure de la

musique) que le statut des eacutemotions dans la rheacutetorique musicale eacutetait conditionneacute par lrsquoexistence

des paroles donc par un discours externe agrave la musique

Ce bilan de la musica poetica est toutefois agrave mettre en perspective avec ce que la theacuteorie

musicale peut proposer en regard drsquoune telle conception que ce soit avant la Renaissance ou apregraves

le XVIIIe siegravecle On trouvera ainsi diverses continuiteacutes et ruptures Par exemple ce qui en termes

rheacutetoriques se rapporterait au devoir de plaire trouvait deacutejagrave une expression dans lrsquoAntiquiteacute sous la

notion de terpsis on la retrouve dans le rocircle confieacute au choral par Luther une finaliteacute semblable

apparaicirct dans la fonction attribueacutee agrave la musique de film consistant agrave preacuteparer favorablement le

spectateur Une autre similariteacute peut ecirctre observeacutee entre le rocircle de la contrefacture drsquoairs populaires

utiliseacutee pour la musique religieuse et le recours agrave des musiques familiegraveres (par exemple des

chansons ceacutelegravebres) dans la musique de film Au titre des ruptures on notera le deacutepassement du

laquo paradoxe augustinien raquo opeacutereacute par Luther celui de lrsquoopposition longtemps irreacuteductible entre musici

et cantores ou encore le deacuteclin du recours au modes

Drsquoautres eacuteleacutements significatifs peuvent aussi ecirctre retenus qui peuvent se reacuteveacuteler

probleacutematiques Le fait que les auditoires de la rheacutetorique musicale semblent toujours particuliers

(et non pas universels) la dimension utilitaire susceptible de heurter la sensibiliteacute estheacutetique de

lrsquoart pour lrsquoart la question du langage enfin et de la porteacutee que lrsquoon peut accorder au concept drsquoun

laquo langage musical raquo (et partant celui drsquoun discours musical)

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

259

Quels reacutesultats peuvent ecirctre mentionneacutes en ce qui concerne lrsquoeacutetude de la rheacutetorique

musicale concernant les eacutemotions Il semble que lrsquoon puisse faire valoir ici lrsquointeacuterecirct de la distinction

entre les trois instances oratoires (en mentionnant toutefois les limites de lrsquoexercice) Dans une

conception rheacutetorique de la musique la triade ethoslogospathos permet en effet de porter

respectivement son attention (a) sur le point de vue de lrsquoorateur (le laquo meacutelopoegravete raquo compositeur ou

interpregravete) sa technique et eacuteventuellement ses propres eacutemotions (b) sur lrsquoœuvre elle-mecircme

consideacutereacutee comme un message (agrave partir de la theacuteorie de lrsquoinformation) et sur les eacuteleacutements qui la

constituent (les figures par exemple) (c) sur le public enfin dont on a pu observer agrave quel point

son rocircle (et notamment sa participation active) pourrait ecirctre essentielle agrave la compreacutehension des

eacutemotions musicales

On remarquera en outre que le domaine des affects peut ecirctre envisageacute soit en termes de

pathos (ce agrave quoi on tend agrave les associer prioritairement) soit en termes drsquoethos Les choses se

compliquent toutefois quelque peu ici dans la mesure ougrave cette opposition est susceptible de

traduire celle qui existe entre une eacutemotion eacutepisodique et une eacutemotion dispositionnelle (dichotomie

employeacutee par Nietzsche pour critiquer la musique drsquoavant Beethoven et Wagner) mais aussi pointer

la diffeacuterence entre passions violentes (traiteacutees par la catharsis) et passions modeacutereacutees (qursquoil convient

drsquoenseigner)

On notera par ailleurs qursquoune eacutetude des eacutemotions musicales selon la grille de lecture de la

rheacutetorique met en eacutevidence (ou plus probablement rappelle) la multipliciteacute du vocabulaire qui

existe en ce domaine Sur ce point il nrsquoest pas assureacute que la preacutefeacuterence actuelle accordeacutee au terme

laquo eacutemotion raquo se reacutevegravele plus satisfaisante qursquoune autre il nous est apparu que le terme plus geacuteneacuteral

drsquolaquo affect raquo dans le cadre du preacutesent sujet pourrait offrir une plus grande pertinence

Rappelons enfin que le principe mecircme drsquoune rheacutetorique pourra toujours susciter la

meacutefiance Qursquoelle soit ou non musicale elle est toujours susceptible drsquoecirctre perccedilue comme une

manipulation La question en suspens est donc de savoir dans quelle mesure (et pourquoi) on peut

ecirctre disposeacute agrave accepter une telle manipulation

En outre la rheacutetorique musicale des traiteacutes germaniques srsquoadressait (au moins initialement)

agrave un auditoire speacutecifique celui des fidegraveles reste donc agrave savoir srsquoil existe aujourdrsquohui un auditoire

aussi clairement identifieacute1 et qui pourrait reacutepondre aux objectifs drsquoune nouvelle rheacutetorique musicale

Ce problegraveme du pouvoir inheacuterent agrave celui de la rheacutetorique se retrouve dans lrsquoideacutee que lrsquoon

peut se faire drsquoune rheacutetorique musicale contemporaine (soit laquo purement raquo musicale soit au service

drsquoun discours exteacuterieur) Aussi les deux maniegraveres de concevoir la rheacutetorique musicale renvoient

1 Celui du tregraves large public viseacute par lrsquoindustrie culturelle par exemple

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

260

vraisemblablement agrave deux maniegraveres de concevoir notre rapport en tant qursquoauditeur au discours

Celle qui suppose une distance et un jugement estheacutetique preacutesente lrsquoavantage de goucircter les subtiliteacutes

drsquoun discours le cas eacutecheacuteant drsquoun discours proprement musical Lrsquoautre rapport plus passif (bien

que cette passiviteacute puisse ecirctre accepteacutee comme un jeu auquel on se precircte) offre un autre inteacuterecirct

celui de vivre un riche parcours eacutemotionnel tout en eacutetant dispenseacute des deacutesagreacutements de notre

existence quotidienne

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

261

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INDEX

A

Abromont Claude 26 27 30 38 40 47 49 70 81 89 90

94 95 98 121-123 125 130 170-172 184 185 188

197 261

Accaoui Christian 85 88 102 244-246 261

Achille 24

Adlung Jacob 170

Adorno Theodor 245 246

affection musicale 136

Affligemensis Johannes 48

Agazzari Agostino 97 101 261

Agricola Martin 70 73 76 122 126 142

Agrippa Cornelius 54

Ahle Johann Georg 169 185

Alceacutee de Mytilegravene 24

Alcuin 47

allopathiquehomeacuteopathique 34 37

Altenmuumlller Eckart 216 217 222 266

Ambroise 46 61

Amphion 25

anabasis 160

anaphore 147 247

apaisement 34 81 82 124

appraisal 214

Arasse Daniel 271

Arbo Alessandro 3 209 234 235 261

Archiloque 23 24 265

Archytas 31

Arezzo Guido 47 86

Aribo Scholasticus 48

Arion de Meacutetymneacutee 34

Aristide Quintilien 24 28 40 41 84 178

Aristote 5 16 20 30 34 36-41 44 50 61 74 75 82 85

93-95 98 101 103 104 106 111 113 121 130 144-

147 151 160 179 210 212 220 222 235 253 257

261 262 267

Aristoxegravene 20 24 29 38-40 51 84 93 95 106 109 111

262 271

Arnold Denis56 58 76 83 91 95 113 127 161 244 261

arts libeacuteraux 55 64 87 96 131 137

Artusi Giovanni Maria 20 40 91 92 97 105 106 107

108 109 110 111 113 114 115 116 162 262

Atlas Alban W 261

Augustin 6 20 46 47 48 50 59-62 64 65 77 89 151

152 261 262

Aureacutelien de Reacuteomeacute 47 86 87

autonomie musicale 12 125 127 157 186 189 191 196-

198 200 202-204 207 208 230 244 246 248 258

Avianus Johannes 130

B

Bach Johann Sebastian 72 112 120 169 170 188 207

263 265

Bardi Giovanni de 8 19 93-99 101 103-105 121 268

Barker Clive 39 40 262

Bartel Dietrich 20 124 125 141 154-157 159 160 161

163 164 169 170 171 173 184-187 262

Barthes Roland 248 249

Bartoli Jean-Pierre 249 262

Basile saint 44 59

Beck Philippe 85 261 262

Begravede le Veacuteneacuterable 152

Beethoven Ludwig von 204 229 230 259

Beacutelis Annie 38 39 262

Beltrando-Patier Marie-Claire 54 57 63 262

Bembo Pietro 92 94

Benzi Carlo 246 247 249

Berg Alban 246

Bernhard Christoph 10 20 142 156 161-164 168 171

186 214 261 262 266

Bigand Emmanuel 216-219 221 222 262

Bisaro Xavier 58 59 71

Blay Michel 269

Boegravece 6 18 20 29 34 46 47 51 63 82 84 86-89 92 95

105-107 124 125 129 138 181 262

Boucourechliev Andreacute 220 231 232 262

Boulez Pierre 249

Bouton-Touboulic 46 59 60 263

Bracciolini Poggio 55

Brahms Johannes 199 204 254

Britta Marlegravene 47 50 263

Bucer Martin 62 64

Budd Malcolm 20 201-210 212 219-221 223-225 227

228 231 234 235 238-240 243 244 263

Burmeister Joachim 20 113 122 128 131-138 141 142

143 146 149 150 154-156 163 164 168 169 171

173-178 190-192 202 207 263 270

Burney Charles 93

Butler Gregory 121 175 178 181 188 263

Buxtehude Dietrich 120 167

C

Caccini Giulio 20 93-96 98-100 103 104 108 114 207

244 263 266

cadence 130 135 149 163 206 254

Calvin Jean 62 63

Calvisius Sethus 130 131 156 168

Cantagrel Gilles 57 64-69 71 73 181 263

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

274

cantor 7 68 70 71 76 86 88 123 125 126 130 131

135 141 142

Cardan Jeacuterocircme 103

Carissimi 80 159 161 164 267

Carrilho Manuel Maria 152 176 263

Casati Roberto 231 232 263

Cassender Guy 58

Cassiodore 6 46 47 152

Castiglione Baldassare 55 100 114 131

catabasis 160

catharsis purgation 5 34 36 37 49 65 75 102 103 108

222 259

Celtes Conrad 67 73

Chabanon Michel 245

Chailley Jacques 42 43 263

chants populaires 26

charme 25 36 60 134

Chastel Andreacute 263

Chiello Giuliano 263

Chion Michel 250 251 263

choral 7 25 67-69 72 74 258

chromatique (genre) 29 107 115

Chrysostome 61

Ciceacuteron 16 29 30 50 55 72 76 94 130 134 144 146

149 151 153

clarteacute 158

clausule 127 135 136 145 149

Clerc Pierre-Alain 167 263

Cochlaeus Johannes 70 73 123

Collins-Judd Cristle 123 124 264

complexus symplokegrave 160

consonance 163

contemplation 66 110 202 203 225 226 233 245

contenu (de la musique) 46 59 89 95 133 146 151 152

200 206 208 233 235 253

contrefacture 68 258

contrepoint 72 73 90 92 96 97 99 105 121 125 127

129 162 174 175 184 247

convenance 27 38-41 48 100 108 128 153 157 189

Cooke Deryck 207 208 214 221 264

Coppin Geacuteraldine 212 264

corruption de lrsquoacircme 40 53 63 64

Corsi Jacopo 95

corybantisme 36 61

Cosma Vladimir 250

coupure par rapport aux eacutemotions 237 265

courage 22 23 28 183

crainte 41 148 158 180 239

cyclosis 160

D

Da Col Paolo 88-90 264 272

Dahlhaus Carl 186 195 198 199 264

Damasio Antonio 215 264 266

Damon dAthegravenes 5 27-31 34 37 45 64 138

Danblon Emmanuelle 144 145 264

danse 26 45 68 182 254

Darsel Sandrine 203 237 264

Darwin Charles 205 206 210 212 227 234 264

Davies Stephen 125 219 234 235 264

De Buzon Freacutedeacuteric 196 264

De Laborde Jean-Philippe 23 264

De Libera Alain 152 265

De Schloezer Boris 226 265

Debussy Claude 226 248 265

decorum 73

DeFord Ruth 123 265

deacutegoucirct 137 182 213 220

Delattre Daniel 30 265

Delgutte Michelle 69 265

Della Porta 103

Dellacherie Delphine 216 270

Deacutemeacutetrios de Phalegravere 151

Deonna Julien 211-214 220 265

Des Places Eacutedouard 23 265

Descartes Reneacute 115 116 178 212 215 220 265-266 270

Deschamps Eustache 55

description purement audible 202

deacutesespoir 239

Desprez Josquin 64 91 96 125 130 156 164

devoirs de lrsquoorateur 9 16 33 35 74 84 89 90 92 94 98

100 108 115 116 129 136 137 143 147 153 157

158 162 174 181 182 190 257

diatonique (genre) 29 107 115

dieacutegegravese 250 251

Dionysos 27 33 35

discours musical 17 18 19 88 113 122 128 129 137

150 159 162 168 169 182 196 247 249 258 266

disposition 8 34 37 74 111 112 123 127 129 133 137

142 145-147 167 175 177-180 189 191 211 212

229 235 236 245

dissonance 95 100 107 155 162 163 168 177 223 247

Dokic Jeacuterocircme 231 232 265

Doni G B 96

dorien (mode) 31 39 148

douceur musicale 6 23 48 67 92 147 196

Dressler Gallus 20 72 125-132 135 136 138 141 142

156 173 174 177 191 192 265 271

Dubreuil Pascal 131 132 134 138 141 142 265 270

Dufour Eacuteric 209 229-232 243 261 265

Dufourt Hugues 265 266

dunamis 39 40

Dunstable John 83

Duraacuten Domingo Marcos 49

dynamique 11 129 172 173 183 185 190 192 201 202

214 217 228 234

E

eacutecriture musicale 98 111-114 123 124 130 133 150 159

169 187

effets caricaturaux 43 144 183 192

Ekman Paul 212 220

Elliott R K 206

eacutelocution 27 55 73 111-113 123 128 133 138 142 144

146 147 150-153 157-159 164 168 189 191 193

253 281

eacutemotion de base 212 220

eacutemotion dispositionnelle 211 259

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

275

eacutemotion eacutepisodique 259

eacutemotion eacuteprouveacutee de lrsquointeacuterieur ou de lrsquoexteacuterieur 206

eacutemotion speacutecifiquement musicale 227

eacutemotions neacutegatives 12 190 219 221 222

enharmonique (genre) 29 98 107 115 148

enthousiasme 23 33 75 96 148

entrelacement des voix 92

Eacuterasme 7 60-62 64 66 75 268

Eacuteros 35

estheacutetique du sentiment 198 203 226 246

eacutethique musicale 27-33 37 45

ethos 6 12 41 228

ethos des modes 6 41 42 44 64 129 138

ethos musical 150 229

Euler Leonhard 245 265

eacuteveil musical de lrsquoeacutemotion 11 44 66 102 103 128 137

178 180 181 184 200 201 214 220 233 244

exeacutecution 70 84 86 114 124 143 169 186 187

exorde exordium112 127 128 133 137 147 153 158 177

178 206

expression musicale de lrsquoeacutemotion 202 234

expressiviteacute musicale 104 232 234

F

Faber Heinrich 70 123 125 156

Fabre Florence 197 226 245 269

Fauquet Joeumll-Marie 264 265

Favre Daniel 226 236 237 265

Fenlon Iain 84 265 271

Ficin Marsile 6 49 50 54 93 263 265 266

figurae compositae 171

figurae fundamentales 163

figurae ideales 168 171 172

figurae minus principales 155 156 160 163 171 251

figurae principales 11 18 20 40 70 155 156 160 163 164

169 171 189 192 203 204 212 219 227 250 251

281

figurae simplices 168 171

figurae superficiales 163 168

figuralisme madrigalisme 113

figure de rheacutetorique musicale 136 138 154-156 160 168

171 186 192 214 229 230 258

figure de silence 172

figurenlehre 142 153-156 161 164 167 168 171 175 186

figures sonores 173

Finck Heinrich 64 125

Finck Hermann 91 125 266

Fludd Robert 168

fonctions (de la musique) 87 126 145 198 250 251 253

Fontaine David 85 266

Ford Andrew 23 266

Forkel Johann Nikolaus 174 186 187 199 200

formalisme 198 199 203 246

Frangne Pierre-Henry 92 95 105 106 108 109 111 115

262

Frege Gottlob 219

Freud Sigmund 207

Frijda Nico 212

Fubini Enrico 28-31 33 39 41 47 48 50 59 60 81 82

84 88 89 105 209 266

G

Gabrieli Giovanni 69 79 161

Gaffurius 73 96 107

Galien 28

Galilei Vincenzo 8 40 90 93 94 96 97 99 104 105

108 109 116 142 161 269

Gallo Alberto 148 153 266

gamme 27 31 42 148 213

Gardes-Tamine 144 151 175 266

Geacuterold Theacuteodore 45 47 266

Giacomini Lorenzo 102 103 266

Glarean Heinrich 43 44 72 89 91 96 107 123 156 181

Godwin Jocelyn 266

Goldbach Christian 245 267

Gombert Nicolas 130

Gorgias 144 269

Gozza Paolo 49 266

grammaire 55 67 70 71 119 134 144

Greacutegoire le Grand 152

Grewe Oliver 216 217 222 266

Groupe Mu 85

Gueacuteranger Prosper 81 266

Guicharrousse Hubert 121 266

Guillard Georges 67

Gurney Edmund 226-228 233 266

H

Hacker P M S 211 266

Hameline Jean-Yves 58 59 61-63 66-69 71 73 76 262

Hanslick Eduard 199-204 208 219 220 225-227 266

harmonie 21 27 28 31 32 34-42 44 47 48 50 51 54

60 63 82 89 90 92 101 104-108 110 111 114 116

127-129 132 134-137 145 163 175 188 199 231

251 253 270 271

harmonie universelle 35 51 104 105 107 116

Harnoncourt Nikolaus 150 266

Haydn Joseph 248

Heinichen David 168 184

Henfling Conrad 245

heacutereacutesie de lrsquoexpeacuterience seacuteparable 208 221 223 226 235

Hermagoras 176

Hermogegravene de Tarse 158

heacuteroiumlsme 183 232

heacuteteacuteronomie musicale 121 244 246 248

Heuillon Joeumll 95 96 98 100 102 103 263 266

Heyden Sebald 73 122 123 264

Hilse Walter 163 266

Hoffmann ETA 195 198

Homegravere 23 24 26 41 252 269

Horace 70 72 73 92 94 95

Houdeacute Olivier 267 271

Hucbald de Saint-Amand 47 48

humeur 129 181 208 211 229 245

humiliteacute 48 133 179

Hurard Franccedilois 264 267

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

276

hypotypose 113 133 171 172

I

imitation 5 6 16 29 34 49 54 58 60 85 89 95 97 99

102 108 113 123 133 149 155 157 160 197 206

209 234 270

ineffable 66 187 198 215 232

instruments et eacutethique musicale 27 31 32 34 36 47 50 83

87 98 101 105 125 128 195

intelligibiliteacute des paroles 7 17 19 57 58 61 63 81 120

196 197 240

interpreacutetation 75 81 88 98 150 159 175 183 184 222

224 226 229 230 259 261 266

intervalle 21 32 38 39 42-44 47 71 89 90 92 94 98

104 113 115 127 129 137 172 181 187 190 192

207 230

invention 24 26 66 101 111 112 123 127 133 146 147

152 168 175-178 180 183 184 189 207 246 253

ionien (mode) 31

Isidore de Seacuteville 47 48 152

Isocrate 144-146 148 151

ivresse et musique 27 81

J

jalousie 180 205

James William 213

Janet Paul 211

Janovka Tomas Baltazar 156 170 171

Jean XXII 81 266

joie 66 128 129 160

Joly Jacques 266

jugement musical33 39 40 86 92 106 204 215 226 239

260 262

Jullier Laurent 250 252 267

K

Kambouchner Denis 215 267

Kant Emmanuel 197 198 201 203 267

Kircher Athanasius 129 156 159-162 164 168 170 171

181 184 266 267

Kivy Peter 203 219 233-235 243 246 266

Knox Dilwyn 123 267

Koerndle Franz 58 69 72

Kolinsky Reacutegine 216 266 267 271

Kopiez Reinhardt 216 217 222 267

Kraege Jean-Denis 121 267

L

La Mothe Le Vayer Franccedilois de 179

Labie Jean-Franccedilois 56 64 65 69 71 267

Lalande Lalande 211

lamentation 22 23 39 107 138 157 182

Lampadius 122

Lamy Bernard 185 186

Lange Carl 213

Langer Suzanne K 209 210 221 232 267

Lasos dHermione 27

Lasserre Franccedilois 22 24-31 33 34 38 39 42 43 267 270

Lassus Roland de 69 72 91 130 142 154 156 164 174

Le Cerf de la Vieacuteville Jean-Laurent 173

Lefegravevre dEacutetaples 107

Legrand Raphaeumllle 156 159 160 161 267

Leibniz Gottfried Wilhlem 245 267

Levinson Jerrold 219 221 222 235 238 240 250 251

267 268

Lexmann Juraj 252 268

Lidov David 268

Liegravege Jacques de 81

ligatura 163

Listenius Nikolaus 70 76 123-125 156 268

liturgie 50 56-58 61 67 70-72 74-76 81 88 121 123

281

logique musicale 199

Lohmann Johannes 21 22 24 40 43 148 268

Loreacutee Denis 103 268

Lossius Lucas 122 131 142

Luther Martin 7 9 18 19 53 56 59 64-70 73 75 76 91

121 122 124 151 152 185 254 258 266-268

lutheacuteranisme 17 19 53 54 56-58 65 66 67 70-76 79

120-123 125 141 142 159 188 192 214 254 264

268 281

lydien (mode) 31

M

Machabey Armand 45 268 271

Maderna Bruno 248 249

Maffei Giovanni Camillo 98

make-believe theory 12 238 239 254

Malhomme Florence 91-95 108 243 262-269 271

Marcello Benedetto 178

Marenzio Luca 142

Margolin Jean-Claude 61 62 66 268

Mariotte Edmeacute 245

Martianus Capella 27 28 47

Mattheson Johann 19 20 142 150 168 170 173-184

186 188 190-192 200 207 210 219 229 240 245

252 268

medium 127 128 137 153 177

Meeugraves Nicolas 249

Mei Girolamo 8 20 40 90 92-98 104 108 109 112 142

150 161 205 268 269

Melanchthon Philippe 67 71 75 76 123 131 150 155

meacutelancolie 18 65 73 102 221 228

meacutelisme 61 63 95 233 234

meacutelodie 8 17 21 22 24 26 29 32 33 36-41 44 48 60

63 68-72 81 83 94 107 109-111 115 125 130 132

134-136 148 153 161 162 168 171-175 182 199

200 203-205 234 270

meacutemoire (rheacutetorique) 39 40 46 60 123 141 146 147

189 271

Mersenne Marin 40 90 129 264

message musical 197 214 235 254

meacutetrique 27 38

Meyer Christian 262 268 269

Meyer Leonard B 223 268 269

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

277

Meyer Michel 74 269

Michels Ulrich 23 83 269

Mill John Stuart 238 239 269

mimesis 16 28 34 37 49 85 101 236

Mizler von Kolof Lorenz Christoph 170

mneacutemotechnique (fonction) 22 47

modaliteacute 90 184

mode 6 11 17 19 21 26 28 29 31 34 36 37 41-44 48-

50 64 71 72 89 93 94 102 105 107 108 126 129

133 138 160 162 164 168 170 171 180 181 190-

192 203 229 258

mode eccleacutesiastique 18 42 129 170

modestie 171 176

modulation 46 60 100 115 197

monodie 69 82 94 101 116 161 172 173 205

Monteverdi Claudio 109 110

Monteverdi Giulio Cesar 110

Morais J 216 268

Morricone Ennio 254

Morrier Denis 107 111-116 163 254 269

Moutsopoulos Evangheacutelos 28 32 269

mouvement ideacuteal 12 227 233

Mozart Wolfgang Amadeus 207 249 262

Muffat Georg 168

Muller Robert 66 69 72 73 197 226 245 268 269

Murs Jean de 48 49 81 82 268 269

Museacutee 25

musica reservata 254

musici et cantores 64 88 258

musique absolue 198 203 245 264

musique comme langage des eacutemotions 196 203 208 215

229 233

musique comme religion de lrsquoart 198 199

musique comme symbole 12 48 68 208 209 210 232

musique de film 249 250 253 254 263 267

musique des sphegraveres 36 40 46 48 49 62 63 66 92 115

musique et langage 11 12 23 24 55 61 85 91 121 125

130 144 151 152 154 185 186 191 196-200 203

207 208 215 221 229-234 241 246-248 254 258

263 270

musique figureacutee 72 74 113 196

musique instrumentale 62 125 176 184 186 195 196 198

musique lascive 62 75 82

musique subordonneacutee au texte 63 89 121

myxolydien (mode) 24 37

N

narration 57 147 153 158 230 248 250 267

Nattiez Jean-Jacques 232 243 262 263 266 267 269

Neidhardt Johann Georg 171 200

Nicolaiuml Philippe 69

Nokter Balbulus 47

nome 26 27 41

Nono Luigi 248 249

note de passage (commissura passagio) 21 115 155 160 163

173

Nucius Johannes 154-157 159-161 163 164 169 184

186 251

Nugier Armelle 212-214 270

O

Ockeghem Johannes 91 96

Odon de Cluny 107

ornementation 43 101 128 130 138 149 152 153 157

174 175 185 189

Ornithoparcus Andreas 70

Orpheacutee 25

P

paix inteacuterieure 67 75

Palestrina Giovanni Perluigi da 91 164

Palisca Claude V 93 96 268 270

Paracelse 54 103

paronomase 187 247

parties de la rheacutetorique 11 32 35 36 57 83 84 89 94

103 104 106 111 113 123 125 127 132 133 135

138 142 145-147 150 152 155 159 168 169 175-

178 180 182 186 189 207 253

passion amoureuse 22-24 35 45 65 116 160 171 179

180 182 205 211 212 220 262

passions modeacutereacutees 5 34 41 50 74 75 81 82 102 259

passions violentes 5 35-37 41 50 75 94 102 103 259

Pasticci Suzanna 247 248

pathopoeia 156 163 171 229

peacutedagogie par la musique 30 47 57 142 268

Perceau Sylvie 24-26 34 35 41 270

Peretz Isabelle 216 268

Peri Jacopo 27 41 95

Peacutericlegraves 28

peacuteriode 17 19 22 42 45 47 54 74 127 136 145 149

150 159 167 172 248

Pernot Laurent 74 94 130 144 145 146 151 157 158

176 270

peacuteroraison (finis) 147 153

persona 235

persuasion 17 18 24 25 35 41 143-145 181 192 235

281

peur 41 148 158 180 239

Peutinger Conrad 67

Pfizner Hans 246

phantasia 171 184

Philodegraveme de Gadara 30 264

Philolaos 31

phrygien (mode) 27-29 31 36-38 42-44 50 115 138

physiognomonie 8 103 116

Pindare 23 27

Platon 5 23 24 30-33 35 36 38-40 44 45 61 84 89

102 104 105 110 124 137 144 146 148 151 179

265 269 271

pleacutenitude 22 24 25 34 167

Plotin 103

Plutarque 26 36 40 41 44 93

poegraveme musical 125 127 132 133 137 189 190 206 258

poeacutesie lyrique 22-24 265

poiumleacutetique 18 121

polyphonie 61 68 69 71 83 94 97 101 154

ponctuation 130 182 250

Popper 219

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

278

Porphyre 40 84

pouvoirs (de la musique) 7 15 21 40 47-50 55 58 61-65

81 178 230 252

Praetorius Michael 121

Pratinas de Phlionte 27

preacutedication 19 53 57 58 66 68 72 76 77 142 152 189

Printz Wolfgang Caspar 169 172 173

Prodicos 28 144

prononciation 27 58 61 133 134 138 146 155

prosodie 31 56 94 123 257

Protagoras 144

Pseudo-Plutarque 26 36 41

psychagogie 41

psychologie expeacuterimentale et musique 215 219 222 223

Ptoleacutemeacutee Claude 8 40 84 93 105 106 109

purgation 34 37 75 94 102 108

Pythagore pythagorisme 32 92 271

Q

Quantz Johann Joachim 174 185

quasi-eacutemotion 239

quasi-syncopatio 163

quasi-transitus 163

Quintilien 16 20 24 28 29 35 40 41 50 55 72 76 84

130 132 135 143 144 146-149 152 153 155 158

175 178 182 185 186 270

R

Raguenet Franccedilois 173

recitar cantando 99

reacutecitatif 54 99 182

Reacutegnier M-A 86 270

repetitio 155 156

repreacutesentation drsquoun affect 16 24 54 86 97 99 102 103

171 172 176 177 202 203 209 211 213 228 229

230 251 252 270

Rey Alain 127 270

Reynaud Christian 265

Rhau Georg 66 122

rheacutetorique et manipulation 58 144 238 247 259

Ribot Theacuteodule 211

Ridley Aaron 219 233 234 270

romantisme 12 187 198 204 207 215 240 246 254

Rore Cypriano de 79 84 94 97 110 114

Rosen Charles 270

Rouget Gilbert 35-38 43 44 270

Rousseau Jean-Jacques 34 197 198 205 229 234 270

Roussier Pierre-Joseph 23 34 264

Ruffo Vincenzo 79

Ryle Gilbert 215 271

rythme 17 27 31 32 34 36 38 41 44 47 49 81 82 89

94 110 114 138 145 149 153 158 168 172 173

180 181 187 190 200 205 214 229 253

S

Salinas Francisco 107

Salvador Luc Laurent 266

Samber Johann Baptist 168

Samson Seacuteverine 216 217 271

Sander David 212 264

sanglots 160 187

Sappho 23 24

Scacchi Marco 161 164

Scheibe Johann Adolph 184-186 205 214 234

Scheibel Gottfried Ephraim 188

Scheidt Samuel 72

Schiller Friedrich von 245

Schopenhauer Arthur 12 199 203 204 213 219 229 240

269 271

Schrade Leo 91 96 97 99 110 112 114 159 161 271

Schumann Robert 246 248

Schuumltz Heinrich 121 159 161 164 263 264

science musicale 38 47 60 131

Scruton Roger 219 235

seconda prattica 8 19 110 111 114 116 121 159 162

seacutemiologie 249

Segraveve Bernard 230 271

Sextus Empiricus 25

Shannon Claude 224

Sharpe R A 243 271

Sieacuteroff Eacuteric 223 270

signification musicale 223 224 232

Simonius T Johannes 154

sinceacuteriteacute 58 147 158 238 239

Socrate 31 36 271

soleacutecismes 134 137

Solon 25

sophistes sophistique 28 30 143 144 152 238

sortilegravege 25

souffrance 22 23 34 95 236 251

Souvtchinsky Pierre 226 271

Spalatin G 68

Spangenberg Johann 123

Spiess Meinrad 172 184

sprezzatura 8 100 101 112 114

stenasmos 160

stile concitato 161

stilo recitativo 171

stimulus (musique comme) 28 221 252

stoiumlciens 104 124 212 220 271

Stravinsky Igor 207 226 245 246

Striggio Alessandro 112

Sturm Jean 70

style 270

stylus gravis 162-164

stylus luxurians 162 163

suaviteacute 48 92 129 136 156

Sueur Agathe 131 132 134 138 141 142 183 263 271

Sweelinck Jan Pieterszoon 72 90

sympathie 103 116 234 235 237

sympathie universelle 103

syncopatio 155 156 163

syntaxe musicale 134 160

syrinx 32 45

syzigia preacutecipiteacutee 134 137

Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

279

T

tactus 172

Telemann Georg Philipp 173

tempeacuterament 65 94 171 172 178 245 262

tempo 181 217 253

terminologie 112 133 134 141 142 152 154 155 169-

172 186 209 245 250

Teroni Fabrice 214 265

Terpandre 24 26 34

terpsis 25 34 49 226 258

tessiture 42 43

teacutetracorde 32 36 48

thelxis 25 41 252

theacuteologie 9 61 62 65-67 70 73 122 142 159 188 226

theacuteorie de lrsquoinformation 224 259

theacuteorie de la contagion 234

theacuteories expressivistes des eacutemotions musicales 207 208 214

220 221 225 235 236 238

theacuterapeutique (effet) 24 32 34 49 50 61 218

Thomas dAquin 50

Thuringus 142 154 156 157 160 161 164 214 251

Tieck Ludwig 198 199

timbre 38 43 180 214

Timmermans Bennoicirct 56 152 270

Timotheacutee de Milet 44

Tinctoris Johannes 6 15 50 72 76 86 87 129 252 257

271

Tisias 144

ton 21 29 39 42 44 47 50 115 128 144 161 200 206

233

tonaliteacute 27 42 90 171 181 192 253 267

topique (loci topici) 176 179 184 189

torpeur 25

Torre Alphonso de la 49

Trachier Olivier 121 126 127 129-131 265 271

transe 5 35 44 270

transitus 163

trilla 171

tristesse 37 48 65 66 73 89 94 102 115 160 179-181

212-214 217 219 220 222 232-235 237 239 254

Tritonius Petrus 70

trope 42 47 149 151 152 160 161

Tyard Ponthus de 196

Tyrteacutee 23 265

U

Ulysse 25 82

V

valence heacutedonique 209 217 221 222

Van Wymeersch Brigitte 84 89 105 271

Vasari Giorgio 96

Vassiliadou Maria 32 271

Vendrix Philippe 54 55 60 64 66 70 73 91 271

vertus guerriegraveres 23 29

Vicentino Nicola 98

Villani Vivien 253 271

Vinci Leonardo da 131

Virdung Sebastian 76

Virgile 50

vocabulaire des affects 74 211

Vogt Johann 168 170-172 184 186

voix 12 17 27 29 43 58-66 69 71 82-84 92 94 98-103

116 134 138 149 155 160 163 185 186 196 198

205 206 215 227 233 234

Von Zabern Conrad 76 123

W

Wackenroder Wilhelm Heinrich 198

Waelrand Hubert 130

Wagner Richard 199 200 204 229 259 269

Walter Johann 69 71 75 122 266

Walther Johann Gottfried 164 169 170 172

Walton Kendall 239 240 254 272

Warszawski Jean-Marc 246 272

Weaver Warren 224

Weber Eacutedith 56 58 62 63 67 68 70 71 79 200 271

Weber Gottfried 200

Werckmeister Andreas 168 170 181

Willaert Adrian 79 84 88 91 96 98 125 164

Wittgenstein Ludwig 199 208 209 221 261 272

Wolff Francis 104 195 196 232 272

Wollick Nicolaus 76

Y

Yates Frances 132 272

Z

Zarlino Gioseffo 8 72 80 83 84 86 88-94 96 105 107-

109 112 130 181 264 265 268 272

Zwingli Ulrich 62 123

Jacques FAVIER

La rheacutetorique musicale et les eacutemotions

eacuteveil ou expression des affects

Leacutetude de ce que lon nomme laquo rheacutetorique musicale raquo nous semble pouvoir offrir un eacuteclairage

speacutecifique sur la question de la musique et des eacutemotions En effet les deux champs de reacuteflexion en

philosophie de la musique dont il est question font lobjet dun inteacuterecirct qui se manifeste au cours de

ces derniegraveres anneacutees Aussi nous consideacuterons que la rheacutetorique musicale et le pheacutenomegravene

particulier de la poeacutetique musicale germanique sont de nature agrave structurer une telle eacutetude tant par

les choix quils preacutesupposent (comme le fait que les eacutemotions y sont un moyen destineacute agrave produire

un effet) que par ceux quils deacutelaissent

Notre recherche suivra les trois principales eacutetapes suivantes (a) une eacutetude des aspects de la

question anteacuterieurs agrave la musica poetica (dans la Gregravece antique dans la liturgie lutheacuterienne dans la

theacuteorie musicale italienne) (b) un examen deacutetailleacute du thegraveme des passions dans les traiteacutes de

lrsquoAllemagne baroque (c) un parcours concernant lrsquoeacutevolution de la question jusqursquoaux deacutebats

actuels

Mots-cleacutes auditoire eacutelocution eacutemotions musicales estheacutetique musicale ethos musica poetica pathos

persuasion poeacutetique musicale rheacutetorique musicale theacuteorie de la musique theacuteorie des passions

Studying ldquomusical rhetoricrdquo seems likely to bring some specific light about the topic of music and

emotions Both fields of research in philosophy of music involved arouse an interest especially last

years Therefore we regard musical rhetoric and the distinctive phenomenon of German musical

poetics as able to structure such a studying through choices they suppose (for example the fact

that emotions are means for have an effect) and choices they leave

Our investigation includes the three main following parts (a) some study about facets of the subject

prior to musica poetica (in Ancient Greece in Lutheran liturgy in Italian theory of music) (b) some

detailed examination about the topic of passions in German baroque treatises (c) a review

regarding evolution of the subject up to current discusses

Keywords aesthetics of music audience doctrine of the affections elocution ethos music and

emotions music theory musical poetics musical rhetoric musica poetica pathos persuasion

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