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La realite sans representation, la theorie de lenaction et
sa legitimite epistemologique
Isabelle Peschard
To cite this version:
Isabelle Peschard. La realite sans representation, la theorie de
lenaction et sa legitimiteepistemologique. Humanities and Social
Sciences. Ecole Polytechnique X, 2004. French.
HAL Id: tel-00007975
https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-00007975
Submitted on 9 Jan 2005
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ECOLE POLYTECHNIQUE
Thse prsente pour obtenir le grade de DOCTEUR DE LECOLE
POLYTECHNIQUE
Domaine
SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES
Spcialit PHILOSOPHIE DES SCIENCES
par
Isabelle PESCHARD
Titre de la thse
LA REALITE SANS REPRESENTATION
La thorie nactive de la cognition et sa lgitimit
pistmologique
Date de soutenance : le 08 Novembre 2004 Composition du jury
Jean Michel BESNIER Professeur lUniversit Paris IV Michel BITBOL
Directeur de recherche au CNRS directeur de thse Natalie DEPRAZ
Matre de confrence Paris IV Sandra LAUGIER Professeur lUniversit
dAmiens rapporteur Isabelle STENGERS Professeur lUniversit libre de
Bruxelles rapporteur
1
-
LEcole Polytechnique nentend donner aucune approbation, ni
improbation aux
opinions mises dans les thses. Ces opinions doivent tre
considres comme propres leur
auteur.
2
-
Daprs la formule consacre, ce travail a t ralis sous la
direction de Michel Bitbol.
Mais la formule est bien loin de pouvoir exprimer ce que ce
travail et moi-mme lui devons.
Je lui suis infiniment redevable et reconnaissante, entre
autres, de son enseignement,
pour lespace et lhorizon de pense quil ma ouverts, de sa rigueur
philosophique qui sans
cesse stimule la rflexion sans jamais la contraindre, de son
coute, vigilante mais toujours
profondment respectueuse des diffrences, de sa confiance et de
son enthousiasme,
extraordinairement communicatifs, qui mont permis douvrir des
portes dont je navais os
souponner lexistence. Je lui suis redevable et reconnaissante
encore de ses conseils, de ses
indications, de toutes ses remarques concernant tant la forme de
lcriture que la cohrence du
propos. Je mesure, sur une chelle qui nest que personnelle, la
distance que son attention
discrte mais exigeante, comme il lest avec lui-mme, ma permis de
parcourir.
Je remercie Jean Petitot de mavoir accueillie au sein du CREA et
de mavoir permis de
bnficier de conditions de travail sans doute trs privilgies pour
un tudiant en Philosophie.
Je suis extrmement reconnaissante envers Sandra Laugier pour le
temps et lattention
quelle a consacrs la lecture dtaille de ce texte, et de lune de
ces versions primitives, et
pour les critiques constructives et bnfiques quil lui a
inspires. En amont de cela, je lui dois
aussi de mavoir aide, au travers de la richesse et de la clart
de ses propres travaux, me
frayer un premier itinraire dans le paysage encore trop peu
explor de la philosophie du
langage ordinaire.
Je remercie aussi vivement Isabelle Stengers, qui, elle aussi, a
accept de se soumettre
au calice du rapport et qui y a rpondu avec la ractivit desprit
qui la caractrise et qui nous
offre une source inpuisable de rflexion.
Jai eu la chance de pouvoir assister au cours de ma recherche
aux sminaires organiss
par Francisco Varela et Natalie Depraz au sujet de la pratique
darticulation entre les discours
scientifiques et discours phnomnologiques, quils ont baptise
neuro-phnomnologie, et qui
constitue un moment trs important de cette dissertation. Je suis
trs honore de la prsence de
Natalie Depraz parmi les membres du jury et de lintrt quelle a
montr pour ce travail. Je la
remercie par ailleurs davoir accept de lire une version
embryonnaire de ce travail et de toutes
les remarques et suggestions dont celui-ci a pu profiter cette
occasion.
3
-
4
-
Je remercie galement trs chaleureusement Jean-Michel Besnier
pour sa participation,
pour sa lecture, pour ses commentaires. Je lui suis profondment
gre de mavoir fait
bnficier, au travers de ses critiques trs enrichissantes, des
rflexions soutenues quil a
dveloppes lui-mme sur les questions touchant lthique et lusage
des savoirs.
Jadresse mes remerciements aux membres du secrtariat pour leur
gentillesse et pour
lefficacit dont elles font preuve dans la prise en charge de
tout le labeur administratif.
Ces annes de thse ont t par ailleurs loccasion de rencontres
qui, au travers de
doutes, de difficults, despoirs, dlans, partags, se sont
transformes en relations amicales.
Je veux saisir lopportunit de cette page pour remercier tout
particulirement Patricia Kauark-
Leite et Lydia Jaeger pour le rconfort que leur amiti ma
apport.
Ce travail aurait t compltement impossible sans laffection
gnreuse et le soutien
multiforme permanent, par la grce dune patience inoue, que mont
tmoigns ma mre et
mon frre. Je leur ddie avec tout mon amour leffort que celui-ci
a pu reprsenter.
5
-
6
-
TABLE DES MATIERES
Introduction.................................................................................................13
1. Le thtre de ladaptation : Mise en question dune mise en scne
......... 13 2. Adaptation et reprsentation :
inter-dpendances..................................... 17 3. Le non
reprsentationnisme : raisons et lgitimit
.................................... 18
I. Lthique de la
connaissance...................................................................27
Ethique et rationalit
.................................................................................
27 La valeur dun modle
...............................................................................
29 Cognition
inventive....................................................................................
32 Le concept de
ralit..................................................................................
38
A. Du gnral et du
particulier...................................................................................
43 A-1 Une connaissance thique : le prudent chez Aristote
....................... 43
A-1-1 La prudence comme disposition pratique
......................................... 44 A-1-2 Lexemplarit du
phronimos
.......................................................... 48 A-1-3
Menace relativiste ?
..........................................................................
50
A-2 Science et exprience
.................................................................................
52 A-2-1 Le gnral et le particulier
................................................................ 52
A-2-2 Causalit perceptuelle et smantique
conceptuelle........................... 55 A-2-3 Le langage
ordinaire et la
connaissance............................................ 59
A-3 Atteindre la ralit
.....................................................................................
64 A-3-1 Ralisme ontologique et Ralisme pistmologique
........................ 64 A-3-2 Lexplication scientifique
.................................................................
66 A-3-3 Ralisme pistmologique
................................................................ 73
A-3-4 Anti-ralisme pistmologique
......................................................... 77
B. La ralit prsente
.................................................................................................
83 B-1 Logique et ontologie de la ralit
..............................................................
83
B-1-1 La ralit
lointaine.............................................................................
83 B-1-2 et la ralit ordinaire : Deux ralits ?
.......................................... 89 B-1-3 La tentation
mtaphysique
................................................................
91
B-2 La ralit, telle quelle se dit
.....................................................................
97 B-2-1 Ni au-del
..........................................................................................
97 B-2-1 Ni donne
........................................................................................
103 B-2-3 Une affaire
linguistique...................................................................
111
B-3 But have we lost the world ?
............................................................. 115
B-3-1 Le prsent de la prsence
................................................................
115 B-3-2 Ral-isation de
lexprience............................................................
121
II. Deux images de la reprsentation
........................................................127 A. La
reprsentation cognitive- le modle du
double............................................... 132
A-1 Lactivit mentale comme reprsentation
............................................. 132 A-1-1 Hritage
dune image
......................................................................
135
Descartes : Lintriorit
..........................................................................
135 Locke : having an impression
...............................................................
138
A-1-2 Les reprsentations mentales
.......................................................... 141
Rification fonctionaliste
.........................................................................
141 Thorie fodorienne de la reprsentation
................................................. 144 Etre en
relation avec une Reprsentation
Mentale.................................. 147 Lidal
physicaliste..................................................................................
150
7
-
A-1-3 Les reprsentations neurophysiologiques
....................................... 153 Naturalisation de
lEsprit
........................................................................
153 Prsuppos du
naturalisme......................................................................
157 Le point de vue narcissique
.....................................................................
158
A-1-4 Rduction : arguments et contre-arguments
................................... 162 Mauvais exemples : lor, la
chaleur ........................................................
162 Enfermement logique de la rduction
naturaliste.................................... 166
A-2 Le
connexionnisme...................................................................................
169 A-2-1 Spcificits connexionnistes
........................................................... 169
Architecture Connexionniste
...................................................................
169 Interprtation Smantique
.......................................................................
174 Reconnaissance de
Formes......................................................................
176 Description Dynamique
...........................................................................
178
A-2-2 La cognition sous lclairage connexionniste
................................. 181 Lmergence dun niveau logique
........................................................... 181
Knowing How, Knowing
That..................................................................
183
A-2-3 Description dune action : Deux conceptions de
lmergence........ 185 La perspective de
lagent.........................................................................
185 Organisation de lactivit
........................................................................
187
A-2-4 Temporalit de laction
...................................................................
189 Intentionalit de
laction..........................................................................
190 Identit de l'Agent
....................................................................................
192 L'naction
................................................................................................
195
A-3 Sur le dbat entre rductionnistes et liminativistes
............................ 196 A-3-1 Le cadre du dbat
............................................................................
196
Lliminativisme
......................................................................................
198 A-3-2 Lalternative ou la Rcurrence dune
impasse................................ 200
Analogies entre trois alternatives
............................................................ 200
A-3-3 Rformer le langage ?
.....................................................................
202
Le langage ordinaire est-il erron
?........................................................ 202 Les
thories tacites
..................................................................................
204 Deux sortes dexplication : ordinaire ,
thorique................................... 206 Lusage ordinaire
des concepts
mentaux................................................. 209
A-3-4 La cognition comme objet de
science............................................. 212 La
cognition comme imitation
.................................................................
212 Hors de
lalternative................................................................................
214
B. La reprsentation scientifique- de la logique la
pratique................................. 216 B-1 Empirisme logique
: Logique de la Science , un langage idal ....... 216
B-1-1 Explication de la
science.................................................................
216 La science comme ensemble dnoncs
................................................... 216 Le rle de
lanalyse logique
....................................................................
217 Mtalangage
............................................................................................
218 Logique de la
science...............................................................................
220
B-1-3 Lempirisme logique et le
cognitivisme.......................................... 223
Lexplication............................................................................................
224 Le langage
...............................................................................................
226 Distinction observation et thorie
........................................................... 229
B-2 Tournant historique en
pistmologie.................................................... 230
B-2-1 Le temps oubli : parallle entre le tournant historique et le
tournant
connexionniste.......................................................................................................
231 Linscription matrielle
...........................................................................
232 Lapprentissage
.......................................................................................
233 Critique de la distinction observation thorie
...................................... 234
8
-
B-2-2 Constitution de lobjet scientifique : de la logique la
pratique..... 239 Lhistoire contre
lunit...........................................................................
239 La pratique contre
labstraction..............................................................
240 Wittgenstein: signe simple et dtermination de la signification
.............. 241 Perception apprise de la similarit et de la
diffrence............................ 244
B-2-3 La priorisme de Kuhn et Carnap (selon M.Friedman)
.................. 250 A priori constitutif
relativis....................................................................
250 Carnap : Relativit de la priori et Logique de la Science
...................... 253 Kuhn : Relativit et Rationalit
...............................................................
254
B-2-4 Historicit et internalit: la question de lautonomie
...................... 255 Savoir-faire et science normale
............................................................... 257
Autonomie : Sauver la
rationalit............................................................
260 The mangle of practice
............................................................................
262
B-3 Le temps vrai et lmergence
..................................................................
265 B-3-1 Une temporalit abstraite
................................................................
265 B-3-2 De l humanisme au
post-humanisme........................................ 268
III. Du pouvoir-faire au savoir-dire (deux moments de la
connaissance)271 A. Approche non reprsentationniste de la cognition
.............................................. 271
A-1 Lexprience sans la
reprsentation.......................................................
271 A-1-1 Etre soi : ni rien, ni quelque
chose.................................................. 273
Logique de
lintriorit............................................................................
273 La facult de spontanit
.........................................................................
276 Ni quelque chose, ni rien
.........................................................................
280
A-1-2 Tradition bouddhiste : le soi dans le monde
................................... 281 La pratique de lattention
........................................................................
282 Corps oubli, esprit rifi
........................................................................
284 Une troisime voie
...................................................................................
287
A-2 La cognition sans la reprsentation : lnaction
................................... 289 A-2-1 Changement de
perspective (participative/smantique) ................. 290
La nature abstraite du
reprsentationnisme........................................... 291
Absence de
fondement..............................................................................
294 Le sens
commun.......................................................................................
298
A-2-2 Cognition et
connaissance...............................................................
305 Distinction
logique...................................................................................
305 Approche smantique et
justification.......................................................
308 Lecture smantique et explication
........................................................... 310
Enaction et lecture participative
.............................................................
312
A-2-3 Lautopoise comme thorie du
vivant........................................... 314 Lautopoise
............................................................................................
315 Autopoise et
cognition............................................................................
324
A-2-4 Linstrument
dynamique.................................................................
329 Thse de la Cognition
Incarne...............................................................
331 La dynamique : comme fin ou moyen ?
................................................ 336 Dynamique et
interaction
........................................................................
339 Incarnation et
co-constitution..................................................................
345
A-3 Aprs
Piaget..............................................................................................
347 A-3-1 Hritage de Piaget
...........................................................................
347
Lnaction et la psychologie gntique
................................................... 347 Thorie de
lorigine sensori-motrice de la connaissance........................
349
A-3-2 Laprs Piaget
.................................................................................
356 Les termes du dbat
.................................................................................
356 Critique : une connaissance conceptuelle
inne...................................... 357
9
-
Quel concept ? : Une mauvaise
question................................................. 362 A-3-3
Lapproche dynamique
...................................................................
366
La causation mentale
............................................................................
366 Lerreur A-non-B
..................................................................................
373 Et lnaction ?
.........................................................................................
377
A-4 Neurodynamique et naction
..................................................................
382 A-4-1 Lactivit spatio-temporelle du systme neuronal
.......................... 382
Synchronisations......................................................................................
382 Le mental : distinctions
.........................................................................
385
A-4-2 Lnaction et la conscience
............................................................. 391
Les couplages
..........................................................................................
391 Premire et troisime personne : une articulation ncessaire
................ 395
A-4-3 La
neurophnomnologie................................................................
398 Connaissance et
exprience.....................................................................
398 Etude exprimentale
................................................................................
400 Une phnomnologie
pratique.................................................................
406 De la rduction phnomnologique
lintersubjectivit......................... 409
Couplage et Langage
.................................................................................
421 Savoir-dire
...............................................................................................
421 Pouvoir-faire
...........................................................................................
423 Du pouvoir-faire au savoir-dire
..............................................................
428
B. Approche non reprsentationiste de la
science.................................................... 432 B-1
Etrangets pistmologiques des sciences cognitives
............................ 432
B-1-1 Les thories cognitives en gnral
.................................................. 432 Prsupposs
pistmologiques
................................................................
432 Ladquation avec et sans
reprsentations..............................................
434
B-1-2 Lnaction en particulier : problme de lgitimation
scientifique .. 435 Co-constitution du sujet et de lobjet de la
cognition.............................. 436 Historicit de lobjet et
du sujet de la cognition...................................... 437
Difficults de la lgitimation scientifique
................................................ 439
B-2 Pratique de la science ; Connaissance de la ralit
............................... 442 B-2-1 Construction dune
relation de rfrence ........................................
442
Montrer plutt que dmontrer
.................................................................
442 Pratique scientifique et circulation de la
rfrence................................. 445 La ralit : ni
construction, ni
dcouverte............................................... 448 Du
fait scientifique la ralit publique
................................................. 450
B-2-2 Autour de la notion de science
..................................................... 454 Science :
De quoi parle-t-on ?
.............................................................. 454
Empirisme versus ralisme
......................................................................
458 Continuit de la connaissance : lecture
pragmatico-transcendantale .... 467 Indpendance et historicit : de
quoi ?.................................................... 470
B-2-3 Une pistmologie non reprsentationniste
.................................... 474 Le temps de la
pratique............................................................................
474 Sinscrire dans la ralit
.........................................................................
477 Circulation de la rfrence (suite)
....................................................... 483 Ralisme
et
historicit..............................................................................
490 Lnaction, pour
finir...............................................................................
494
Conclusion
................................................................................................499
BIBLIOGRAPHIE....................................................................................511
Index des
noms..........................................................................................523
10
-
Il ne faut pas se demander ce que sont des reprsentations ou ce
qui
se passe quand on se reprsente quelque chose, mais comment on se
sert du
mot reprsentation. Ce qui ne signifie pas que je veuille
parler
exclusivement de mots. Car autant il sagit du mot reprsentation
dans la
question pose, autant il sagit delle dans la question relative
lessence
de la reprsentation. Et je dis seulement que cette question ne
saurait
sexpliquer par un geste dmonstratif ni pour celui qui se
reprsente
quelque chose, ni pour autrui ; pas plus que par la description
dun
processus quelconque. La premire question exige galement une
explication du mot; mais elle nous porte attendre une fausse
manire de
rpondre.
Ludwig Wittgenstein, Investigations Philosophiques, 370.
11
-
12
-
INTRODUCTION
1. Le thtre de ladaptation : Mise en question dune mise en
scne
Le phnomne de lvolution est en fait un phnomne
dauto-organisation, ce nest pas
un phnomne dadaptation .1
Lvolution nest pas un phnomne dadaptation. Il sera assez peu
question dans le
travail qui va tre prsent du phnomne de lvolution et de lide que
ce phnomne serait
un processus dadaptation. Il va tre question de ralit et de
reprsentation. Mais limage
attache la notion dadaptation montre trs bien lobjet de la
critique qui va tre adresse la
notion de reprsentation. Ladaptation est adaptation quelque
chose ; et ce quelque chose est
dot de dterminations qui sont logiquement antrieures ce qui va
sy adapter. Par
logiquement je veux dire ceci : ce quelque chose dot de
dterminations est pos comme
une toile de fond de limage, et ce qui apparat sur cette toile
de fond est indpendant de ce qui
se passera ensuite. La toile de fond est dfinie a priori,
indpendamment des tres qui
viendront lhabiter et des vnements qui viendront sy drouler et
indpendamment mme du
simple fait que des tres viennent un jour lhabiter. Ladaptation
est adaptation de quelque
chose. Ce quelque chose est logiquement postrieur la toile de
fond car il est ce qui sadapte
, et ce quoi il sadapte est la toile de fond. Mais il est
nanmoins lui aussi dot de
dterminations, et qui sont indpendantes de celles qui dfinissent
la toile de fond. La nature
joue aux ds, et dpose un tre dans un dcor. Ladaptation est
adaptation de quelque chose, un
tre vivant, quelque chose, le monde : cest une relation.
Troisime moment de limage, aprs
la toile de fond, et ltre pos devant, une relation stablit entre
ltre et le monde.
Penser lvolution, c'est--dire la succession dans le temps de
diffrentes espces,
comme un phnomne dadaptation, cest penser ladaptation comme un
processus, un
processus relationnel. Et dans cette image de ladaptation comme
processus, il y a presque
invitablement lide dun progrs : Les habitants de chaque priode
successive de lhistoire
du monde ont battu leurs prdcesseurs dans la comptition pour la
vie, et sont, chaque fois,
plus lev sur lchelle naturelle ; et cela pourrait rendre compte
de ce sentiment flou, ressenti
par de nombreux palontologistes, que lorganisation prise dans
son ensemble a progress.
1 F. Varela, Lauto-organisation : vrai ou faux miracle ?,
Science et conscience, Question de- Albin
Michel, 1999 , p.107.
13
-
Ladaptation comme processus est cense expliquer la succession
des espces, c'est--dire
expliquer et justifier la complexification des espces : tant
donn la toile de fond et ses
dterminations, un certain lanc fait apparatre une combinaison
qui est retenue par la slection
parce quelle est plus adapte que celle qui existait dj ; la
nouvelle va stendre aux dpens
de lancienne qui va steindre. Habiter la toile de fond est une
source constante de difficults,
de problmes rsoudre : le processus dadaptation est un processus
dapparition
dinstruments de rsolution de ces problmes de plus en plus
performants. La notion
dadaptation confre la diversit des espces une organisation
progressive rpondant la
contrainte transcendante que constitue la pr-dfinition du dcor
naturel sur fond duquel
apparaissent les diffrentes formes dtres vivants: lexistence de
problmes dtermins est un
oprateur de slection qui privilgie ncessairement les instruments
susceptibles de produire
une meilleure rsolution de ces problmes. Au dbut du XXme sicle,
sous leffet du
dveloppement des thories gntiques, cette vision de lhistoire du
vivant a pris les traits dun
modle nodarwiniste fusionnant volution et gntique dans lide dune
pression slective
exerce par lenvironnement au niveau de la varit gntique dune
population et se traduisant
par loptimisation des capacits de survie et de reproduction.
Cette image, qui rserve celui
qui la compose une place toute particulire, est aujourdhui
largement remise en question :
Darwin nous percevait comme une branche sur un arbre, mais comme
le plus haut rameau
reprsentant une direction prdictible de croissance. De nombreux
palontologistes, moi
compris, considrent maintenant Homo Sapiens comme une petite
brindille, imprdictible, sur
larbre richement ramifi de la vie un accident heureux du dernier
moment gologique, qui ne
se reproduirait probablement pas si larbre slevait nouveau
depuis la graine2.
Les critiques convergent pour dnoncer la structure tripartite de
limage de
ladaptation, commencer par la conception de ltre vivant quelle
met en scne, objet pr-
dfini dcoup en une somme de caractres discrets exprimant une
somme de dterminants
galement discrets , objet dont les dterminations indpendantes
sont vues, dans la
perspective nodarwiniste, comme le rsultat de lexcution dun
programme gntique:
Puisque lADN porte les gnes qui permettent la synthse des
protines, lesquelles
dterminent les structures cellulaires, qui elles-mmes dterminent
les organismes, on devrait
pouvoir comprendre entirement ces derniers en dcryptant
linformation contenue dans les
2 S.J.Gould, Modified grandeur. Natural History, (March 1993),
14-20. Cit. in M.B. Shermer, The view
of science: S.J.Gould as historian of science, scientific
historian, popular scientist and scientific popularizer.
Social Studies of Science, 32/4 (August 2002), pp.489-524,
p.514.
14
-
gnes3. On peut formuler lencontre de ce rductionnisme gntique
qui invoque un
gnotype comme cause essentielle du phnotype trois objections
principales:
- lexistence dun gne est postule partir de lobservation dun
caractre, partir
de lobservation que nous sommes capables de faire4 : par quelle
magie y aurait-il
une correspondance entre notre perception subjective sur
laquelle repose
lidentification des caractres et la dfinition des gnes ?
- certains gnes sont associs des caractres phnotypiques
diffrents (pleiotropy).
Comment, dans ce cas, penser en terme gnral, de faon univoque,
leur
contribution adaptative : Comment un gne peut-il tre
slectivement optimis sil
a de multiple effets, qui namliorent pas les capacits de
lorganisme de la mme
faon ni mme dans la mme direction ?5
- les effets pleiotropique et les discontinuits dans le
changement phnotypique
absence de formes intermdiaires peuvent tre compris comme la
marque dune
forte interdpendance gnique : Les gnes sont, de faon vidente,
relis les uns
aux autres, et il nest donc pas rellement possible mme de faon
approximative
de traiter un organisme comme une collection de traits ou de
caractres. (Varela
& al., 1991, p.188)
Une raction contre le stricte dterminisme de la relation entre
gnotype et phnotype
conduit introduire un degr de plasticit de lexpression gntique
relatif une interaction
entre le milieu environnemental et les facteurs hrditaires, un
gnome invariable :
linfluence variable des circonstances dans lesquelles lindividu
se dveloppe sera
responsable de diffrences dans lexpression de ce gnome. (Kupiec
& Sonigo, 2000, p.64)
Cette alternative un strict dterminisme naltre cependant pas
limage dun tre possdant un
ensemble de gnes dtermins plong dans un environnement dfini a
priori par un ensemble
de proprits indpendantes, universelles. Or cest prcisment cette
notion de dtermination
qui fait problme aussi bien pour Varela & al.(1991) que
Kupiec & Sonigo (2000). La
focalisation sur la capacit de reproduction et lexplication
gntique conduit sauter
directement des gnes un tre capable de se reproduire en
ngligeant la priode de
dveloppement de cet tre. Le changement auquel appellent ces
auteurs consiste, au contraire,
3 J.J.Kupiec et P. Sonigo, Ni Dieu ni gne. Pour une autre thorie
de lhrdit. Paris : Seuil, 2000, p.77. 4 J.J.Kupiec et P. Sonigo,
2000, p.62. 5 F. J. Varela, E. Thompson, and E. Rosch, The Embodied
Mind, Cambridge MA: The MIT Press, 1991,
p.189
15
-
prendre en considration le processus temporel de lontogense en
tant que processus
dynamique dinteraction et de rtro-action lissue duquel une
structure complexe merge en
tant que ralisation dun organisme unique parmi un ensemble de
possibles; et laisser de ct
le schma abstrait de ladaptation extrinsque entre deux ensembles
de dterminations
indpendants et lide dune volution rsultant dune pression
slective optimisant les
capacits de reproduction. La formation dun tre vivant nest plus
alors considre comme
lexcution dun programme dtermin, quand bien mme celle-ci serait
module par des
dterminations environnementales, dont on peut toujours imaginer
quelles pourraient un jour
tre intgres dans lide dun programme plus large englobant le
programme gntique et ses
interactions avec lenvironnement : Dans cette perspective,
lontogense nest plus produite
par un mouvement unidirectionnel dassemblage allant de la
molcule vers lorganisme,
refltant les dterminations gntiques, mais rsulte dinteractions
montantes et
descendantes entre les diffrents niveaux dorganisation . (Kupiec
& Sonigo, 2000, p.82-
83) La formation dun tre vivant devient un processus cratif,
unique, un processus ouvert
au cours duquel slabore un individu parmi toutes les possibilits
. Cette perspective, dune
certaine manire, installe son origine dans le procs mme, le work
in progress du
dveloppement dun tre pour le suivre en continu, dans le temps
rel de lmergence dune
forme vivante nouvelle, dans le temps rel de la vie, de
linvention du vivant. Et dans cette
perspective, la distinction a priori interne externe qui servait
diffrencier les dterminations
gntiques et les dterminations environnementales, et qui
supposait une origine du regard hors
du temps et de lespace, cette distinction na plus lieu dtre. La
contribution gntique est
apprhende en tant que dynamique auto-organisatrice dun rseau
complexe dinteraction au
sein duquel la distinction prcdente nest plus pertinente : Il
est important dviter la
tentation facile dopposer la slection naturelle comme extrieure
et les contraintes du
dveloppement comme internes, car cette dichotomie
interne/externe nest pas du tout
fructueuse dans la tentative de comprendre lvolution. (Varela et
al., p.191) Lexistence
dune forme vivante dans un environnement nest plus ici le
rsultat de ladquation heureuse
entre deux structures pr-dfinies, c'est--dire deux structures
dont les dterminations
respectives sont logiquement antrieures au moment de leur
rencontre ; lidentification de deux
structures distinctes devient le produit ultime et historique
dun processus dinteraction
lissue duquel sont co-constitus un tre et son environnement :
Lopposition entre facteurs
causaux intrieurs et extrieurs est remplace par une relation
co-implicative, puisque
lorganisme et le milieu se spcifient mutuellement. (Varela et
al., p.197) Il ny a plus lieu de
parler dadaptation parce quil ny a plus de toile de fond
imposant une contrainte universelle.
16
-
La seule condition sur laquelle opre la slection naturelle est,
au niveau local, dans chaque
situation particulire, la survie et la reproduction : Les
organismes et la population offrent des
varits ; la slection naturelle garantit seulement ce que qui
sensuit satisfait les deux
contraintes de base que sont la survie et la reproduction.
(Varela et al., p.195) La diversit des
formes de vie ne sordonne plus dsormais selon une norme
transcendante autorisant un
jugement comparatif et lvolution nest plus un mcanisme
doptimisation mais simplement le
rsultat dun filtrage de structures viables, un filtrage qui
admet toute structure qui a
suffisamment dintgrit pour persister.
2. Adaptation et reprsentation : inter-dpendances
Mais quel est donc maintenant lintrt, relativement la notion de
reprsentation, de ce
qui est dit ici concernant ladaptation? Limage de ladaptation
mritait dtre explicite en
raison, a-t-il t dit, de la ressemblance des critiques quelle
suscite avec celles qui seront
adresses la notion de reprsentation. La similarit des critiques
dcoule dune similarit des
images : lusage de la notion de reprsentation mise sur une image
dont la structure tripartite
est parfaitement isomorphe celle dcrite dans le cas de
ladaptation. Nous retrouvons ainsi
trois moments, dont le premier, une ralit dote de dterminations
est logiquement antrieur
aux deux autres, savoir, un tre dtermin, limit ici un appareil
cognitif dfini
indpendamment du troisime moment qui est la mise en relation de
cet appareil et de la ralit
par la formation dune structure cognitive valeur de
reprsentation. Mais la relation entre ces
deux notions, adaptation et reprsentation, est, en ralit, plus
profonde quune simple analogie
accidentelle. Elle est de lordre dune interdpendance intrinsque
qui fait que les critiques
lencontre de lune sont autant dobjections lencontre de lautre.
Dune part, la thorie de
ladaptation, en tant que description dsengage dun processus qui
pourtant implique lauteur
de la description, suppose la capacit de reprsentation comme
capacit dapprhender la
norme universelle du processus de slection qui dirige lvolution,
la capacit de connatre la
ralit telle quelle est, la ralit comme toile de fond dtermine
indpendamment de ce que
seront et feront les tres qui viendront sy battre. Dautre part,
les questions relatives
lvolution et la cognition se rejoignent le long de deux lignes
de penses, Les questions
concernant lvolution et la slection concident le long de deux
axes importants au moins, qui
sont implicitement actifs dans les sciences cognitives
daujourdhui (Varela et al., 1991,
p.193) : Lvolution comme processus dadaptation peut servir
dexplication pour lexistence
dun appareil cognitif reprsentationnel en mettant en avant
lavantage adaptatif que peut
17
-
constituer la capacit de produire des reprsentations,
c'est--dire des copies du monde
environnant. Lvolution comme processus de slection,
doptimisation dune certaine
aptitude, sert aussi de source mtaphorique dexplication de la
connaissance comme
mcanisme de slection de certaines formes de reprsentation de la
ralit pour leur valeur
adaptative, mtaphore qui vaut pour les structures cognitives
comme pour les thories
scientifiques. Avoir lesprit, au moment dentrer dans une
rflexion sur la reprsentation, la
mise en question de la notion dadaptation prsente donc un intrt
qui est loin dtre
anecdotique. Dabord, dun point de vue logique, si la valeur
explicative de la thorie de
ladaptation suppose la capacit de reprsentation, cette thorie ne
peut pas fournir un
argument vraiment convaincant en faveur de lexistence de cette
capacit. Ensuite, la
substitution de la notion dauto-organisation la notion
dadaptation, et celle corrlative de
lide dune dynamique dinteraction par laquelle un tre et son
milieu se dfinissent
mutuellement limage de la mise en relation de deux structures
pr-dfinies vient retentir au
niveau du prsuppos reprsentationniste et branler lide de
dterminations a priori qui
assurait le fondement de lobjectivit de la connaissance du
monde. Si lhistoire du vivant nest
pas un processus dadaptation un environnement dtermin de faon a
priori, la ralit, sil
ny a pas de monde tout court mais seulement un monde pour un tre
vivant, pour une forme
de vie, une faon possible de survivre et de se reproduire,
quest-ce alors que nous appelons
connatre la ralit ? Faut-il, avec les notions dadaptation et de
reprsentation, renoncer aussi
celle de ralit ou de connaissance, ou tout au moins de
connaissance objective ? A-t-on
encore le droit de parler de connaissance objective, de
connaissance de la ralit ? Lenjeu du
travail qui va tre expos est de montrer que la perspective non
reprsentationniste, non
seulement, autorise, mais revendique pleinement lusage de telles
expressions. Il y a un sens,
dans une perspective non reprsentationniste, parler de
connaissance de la ralit et de
connaissance objective et un sens qui ne rsulte pas dune
dflation, dune inflexion, dune
attnuation, dune relativisation du sens que peuvent avoir ces
expressions dans un cadre
reprsentationniste. Mais un sens qui se nourrit dune critique
philosophique radicale de la
logique dusage des concepts de connaissance, de ralit,
dobjectivit. Les points
fondamentaux de cette critique philosophique seront prsents dans
la premire partie.
3. Le non reprsentationnisme : raisons et lgitimit
Ce que, dans une perspective non reprsentationniste, nous
appelons connaissance de
la ralit fera lobjet de la troisime partie de lexpos. Dans sa
premire section, cette partie
18
-
prsentera les lments gnraux de ltude scientifique non
reprsentationniste de la cognition
et sintressera en dtail une thorie particulire : la thorie de
lnaction.
Une approche reprsentationniste de la cognition doit mettre en
scne, nous lavons vu,
les notions de monde pr-dtermin et de sujet pr-dfini. La
critique de la notion de
reprsentation formule par la thorie nactive met en question
cette hypothse bi-polaire
selon laquelle 1) le systme cognitif serait dfini indpendamment
du monde quil connat, et
2) le contenu de la connaissance serait un monde dtermin
indpendamment du systme
cognitif qui lapprhende. La conception non reprsentationniste
quelle propose prend assise
sur les thories des systmes dynamiques. A lide dentits tenant
lieu de sera substitue
celle dmergence de structure cognitive. A limage du dualisme
pistmologique mettant en
face face un systme et un monde dtermins indpendamment lun de
lautre sera substitu
un processus dynamique de couplage contextuel. Dans cette
perspective, le monde connu et le
systme connaissant ne sont plus penss comme des objets pr-dfinis
: ils sont co-constitus
par le processus de couplage partir dune dfinition minimale de
ltre vivant, comme unit
autopoitique, et de la prsence dun environnement, comme source
de perturbations. La
connaissance nest plus un tat jug laune dune norme gnrale,
dsincarne, cest,
fondamentalement, un processus, un processus qui engage une
forme de vie particulire, une
faon particulire dtre vivant.
Nous verrons dans la deuxime partie que la notion de processus
nest pas exclusive
une approche non reprsentationnelle. Le cadre reprsentationniste
autorise aussi, avec les
thories connexionnistes, la notion de processus. Mais celui-ci
se greffe sur le schma dualiste
propre au cadre reprsentationniste dans lequel ces thories sont
formules et il est mis au
service dune finalit dtermine ; il doit conduire la production
dun tat dtermin qui
vaille comme reprsentation, reproduction dune forme donne comme
lment de la ralit.
Le processus de connaissance est soumis la contrainte tlologique
que constitue la
fabrication dun double de choses prexistantes. Le processus doit
tre tel, pour tre processus
de connaissance, quil aboutisse la production dun objet qui
vaille pour cette chose, qui en
soit un quivalent, une re-prsentation. La connaissance pense
comme la ralisation dun tel
processus au sein du systme cognitif appelle un modle
dexplication qui montre comment ce
processus est possible, tant donn la finalit qui lui est assigne
ipso facto par le cadre
reprsentationniste. Lide de finalit, il faut le souligner,
napparat pas ncessairement en tant
que telle : car lexistence des conditions du processus
reprsentationniste, des deux premiers
moments de limage en trois temps, est projete rtrospectivement
dans le domaine du dj-l
dans lequel se dploient les dterminations de la ralit. Mais elle
se fait sentir nouveau
19
-
lorsque la recherche dune explication du contenu de la
connaissance interdit par elle-mme la
prise en considration de ce qui ressortit au caractre incarn et
exprientiel, c'est--dire
contextuel du processus de connaissance.
Ceux qui dfendent lapproche nactive rejettent limage dEpinal qui
prside ce
modle et selon laquelle un systme cognitif dtermin, pr-dfini,
faisant face un ensemble
de choses tout aussi dtermines que lui, fabriquerait des
re-prsentations de ces choses. Ou,
plus exactement, ils interrogent son sens: le problme vident
quelle pose, est, selon eux,
quelle na de sens que pour un observateur du processus qui
tablit une relation entre des
vnements quil reconnat : entre certains vnements attribus au
systme, et dautres,
attribus lenvironnement. Ce que le modlisateur, qui est
lobservateur virtuel, appelle alors
connaissance, en dsignant un processus dimitation ou les
reprsentations que ce processus
est dit produire, na aucun rapport avec lexprience que nous
avons de ce que nous appelons
connaissance. La correspondance postule par le modlisateur
participe dune lecture
smantique qui est ncessairement celle dun observateur mais qui
na pas de pertinence pour
le systme lui-mme : les reprsentations, en tant que doubles, en
tant que reproductions, ne
sont pas oprationnelles pour le systme.
La thorie nactive dveloppe un modle de la constitution de
significations qui rompt
avec lide selon laquelle la signification serait fonde par
lexistence, indpendante du
systme, de dterminations constituant la ralit. Ce modle propose
une conception
participative de la connaissance et de la ralit qui stend
continment toutes les chelles
des phnomnes du vivant. Il met en jeu une conception de
lmergence qui rapporte la notion
de connaissance la dynamique du systme cognitif et aux
diffrentes modalits de couplage
dans lesquelles il est impliqu. Le systme est pens comme une
organisation dynamique,
identifie lidentit du systme, ralise dans une structure
physique. Le problme de la
lecture smantique, et auquel cette approche structurale entend
rpondre, est quelle ignore la
co-dpendance entre la structure du systme et le domaine
cognitif, la co-dpendance,
laccrochage intime entre la structure dun systme et le domaine
des actes cognitifs, le monde
dinformation que cela spcifie au cours de son procs 6.
Lorganisation du systme est
lensemble des relations qui le dfinit comme une unit et dtermine
la dynamique
dinteractions et de transformations quil peut subir en tant
quunit lorsquil est soumis une
source de perturbations. Les relations effectives qui existent
entre les composants concrets du
6 F. Varela, Principles of biological autonomy, North Holland,
New York, 1979, p.XV.
20
-
systme constituent sa structure. Celle-ci spcifie le domaine
dans lequel le systme peut
oprer, dans la mesure o elle conditionne la faon dont le systme
peut supporter des
perturbations, c'est--dire dont lorganisation peut tre
maintenue. Mais du point de vue du
systme, il ny a pas de sens faire une distinction ente
perturbations internes ou externes. Il
ny en a pas non plus parler dinput ou doutput : le systme est
perturb et subit des
transformations de sa structure qui compensent ces
perturbations. Cest du point de vue dun
observateur qui considre lunit dynamique dans un contexte quil
dcrit lui-mme comme
tant lenvironnement du systme, que lon peut faire ces
distinctions. Lobservateur peut
tablir une relation entre ce quil attribue au systme et ce quil
attribue lenvironnement il
confre la dynamique du systme une signification extrinsque qui
dpend essentiellement
des distinctions quil est lui-mme capable de faire. Il se livre
une lecture smantique nourrie
de ce qui a pour lui du sens.
Cet engagement en faveur dune cognition non reprsentationniste
nest pas sans
consquence pistmologique : Lesprit de lpistmologie pouse ici, et
assume par la
structure du livre, est que la connaissance, si elle est remplie
de dtails, nest, toutefois,
accroche nulle part, en dehors de sa tradition, et ne conduit
nulle part, si ce nest une
nouvelle interprtation lintrieur de cette tradition. (Varela et
al., 1991, p. xvii) La thorie
nactive elle-mme ne peut videmment pas prtendre fonder sa valeur
pistmique sur le
pouvoir reprsentationnel de la conception de la cognition quelle
propose. La conception de la
cognition que la thorie de lnaction propose a pour effet rflexif
de lui interdire la prtention
tre elle-mme une reprsentation, au sens de reprsentation de
quelque chose de pr-
dtermin produit par un systme pr-dfini. Dans le mme temps, cest
bien des modles
scientifiques quelle veut se confronter et cest en tant que
thorie scientifique quelle veut
faire la preuve de sa pertinence. Y-a-t-il un cadre
pistmologique qui permette de reconnatre
la valeur scientifique dune thorie qui ne reprsente pas et qui
ne soit pas produite par un
systme connaissant dfini indpendamment du contenu pistmique de
son discours ? La
seconde section de la troisime partie essaiera de montrer que
lon peut concevoir la
connaissance scientifique autrement que comme une
re-prsentation, en faisant, dans cette
optique, dune part, la distinction entre fait scientifique et
ralit, et en introduisant, dautre
part, la notion douverture de nouvelles pratiques pour rendre
compte de linscription, dans la
ralit signifie par le langage commun, dun pouvoir-faire dvelopp
par lactivit
scientifique. Dans le cas prsent, la nouvelle pratique ouverte
par la thorie de lnaction
constitue en elle-mme une thmatique qui parcourt les parties II
et III de la dissertation : il
sagit de la neuro-phnomnologie. Avant den dire davantage ce
sujet, je voudrais donc
21
-
resituer la troisime partie dont il vient dtre question dans la
chronologie de lensemble de
lexpos en prsentant les thmes de la deuxime partie.
La premire section de la deuxime partie sintressera aux deux
grandes familles de
conceptions reprsentationnistes de la cognition : le
cognitivisme et le connexionnisme. Il
sagira de mettre en vidence la forme gnrale de chacune dentre
elles et de formuler les
critiques conceptuelles et empiriques qui leur sont adresses par
ceux qui dfendent une
approche non reprsentationniste. Nous profiterons des acquis de
la premire partie pour mettre
en question les concepts de connaissance et de ralit qui sont
impliqus dans ces approches
reprsentationnistes et pour faire apparatre linsatisfaction
pistmique que peut susciter le
dbat classique entre rductionnistes et liminativistes qui
divisent les reprsentationnistes.
Cette insatisfaction est lorigine de la pratique
neuro-phnomnologique. Nous verrons que
lalternative rductionnisme /liminativisme peut faire lobjet dune
critique conceptuelle
attentive lusage du concept de connaissance en montrant que
celui-ci est rtif aussi bien
llimination du vcu qu sa chosification. Cette critique
saccompagnera dune analyse de
quelques exemples historiques de rduction ou dlimination de
concepts scientifiques
montrant en quoi le concept dexprience rsiste ce type danalogie
justificatrice.
Cette deuxime partie se poursuivra avec une seconde section
visant montrer que la
distinction entre lecture smantique et lecture participative qui
peut tre faite dans le cas des
thories de la cognition peut tre ritre en philosophie des
sciences lorsque le phnomne qui
est apprhend est la connaissance scientifique et le processus
qui est analys pour lexpliquer
est lactivit scientifique. Et l encore, dans une perspective
reprsentationniste, la lecture
smantique prend la forme dune lecture causale, explicative, qui
exclut la pertinence dune
lecture participative. La recherche dune explication de la
connaissance qui motive la
philosophie des sciences invoquent les mmes ides de donnes
pr-dtermines et de systme
connaissant pr-dfini et exclut la prise en compte du contexte et
de lexprience de la
connaissance. La recherche la plus pousse dune explication de la
connaissance sest incarne
dans la tentative par Carnap de construire une Logique de la
science. Lesprit positiviste qui
animait la recherche dune Logique de la science peut sembler en
rupture avec lesprit raliste
du cognitivisme mais on retrouve nanmoins dans les deux cas des
convictions
fondamentales comparables : dune part, la notion dinformation,
de donnes extrieures ou
antrieures au processus de connaissance, et dautre part, un
systme dfini par des rgles de la
production de connaissance langage de la pense, langage de la
science (formation des
noncs et relations dinfrence).
22
-
Le tournant historique en pistmologie, dont une des figures
principale est sans doute
luvre de Kuhn, a mis en cause la notion de rgles mthodologiques
et de donnes
indpendantes de leur contexte thorique et pratique dacquisition.
Il a coup court au projet de
produire une science de la science, une Logique de la science,
poursuivi par lempirisme
logique sous la supposition que la reprsentation scientifique
pouvait tre dcrite et explique
par la seule force de la logique et luniversalit dun langage
dobservation. En inscrivant la
production de la connaissance scientifique dans la pratique dune
communaut spcialise, il a
branl limage de la connaissance de la ralit comme simple
dcouverte dun monde
prdtermin et a sembl vouloir substituer lide de reprsentation
comme imitation, comme
reproduction, un processus de constitution historique. Est-ce
une ide de la connaissance
scientifique qui lgitimerait, pistmologiquement, la thorie non
reprsentationniste quest la
thorie nactive ? Il suffit pour en douter de remarquer que la
prise en considration de la
dimension historique de la connaissance na, de fait, pas empch
la formulation de
conceptions ralistes dfendant lide de la connaissance comme
production de reprsentations
dune ralit pr-structure par un systme connaissant prdfini.
Est-ce que le tournant historique en dnonant le projet dune
Logique, dune explication
de la science, exemplifie, au contraire, le fait que la prise en
compte de lincarnation et de la
contextualit du phnomne de connaissance interdit ltude
scientifique, explicative, de ce
phnomne ? Et cet exemple justifierait, dune certaine faon, la
dmarche liminativiste des
sciences de la cognition laquelle soppose lapproche nactive ? Je
pense que cette
conclusion, qui contredirait la revendication de scientificit de
lapproche nactive, est
doublement errone : dune part, si elle justifiait que lviction
du vcu soit une condition
ncessaire de la scientificit, elle ne lgitimerait pas pour
autant la pertinence dun modle de
limitation pour rendre compte de ce que nous appelons connatre.
Dautre part, elle na de
sens qunonce dans un cadre reprsentationniste qui nest justement
pas celui dans lequel est
dveloppe la thorie de lnaction.
La thorie nactive est incompatible avec lide dun sujet de la
connaissance pr-dfini
si la science devait tre produite par un sujet pr-dfini et
autonome, la thorie nactive ne
serait pas scientifique. Mais nous verrons, toujours dans la
deuxime section de la deuxime
partie, que la critique wittgensteinienne de la distinction
entre intriorit et extriorit, o
lintriorit est pense comme le lieu de proprits mentales connues
en secret par un sujet
isol du monde et lexpression en 1ire personne comme le rcit dune
connaissance prive, peut
tre tourne vers la distinction entre lintrieur et lextrieur de
la communaut lorsquelle est
23
-
comprise comme le lieu dun accs, en quelque sorte rserv, la
connaissance de la ralit, et
la source de diffusion, non-ncessaire en principe, de cette
connaissance.
Il apparatra alors que malgr les apparences, lpistmologie de
type Kuhnienne, bien
quelle se prsente comme une pense de la constitution et non de
la reprsentation, reste
prisonnire du cadre reprsentationniste avec lide dun sujet de la
connaissance pr-dfini, la
communaut scientifique autonome, et de ce fait faussement
historique. Ce qui permet le
dveloppement de discours ralistes, au sens traditionnel. La
critique kuhnienne a, en effet,
prserv lide dun sujet de la connaissance transhistorique dont
lexistence se traduit par la
possibilit dcrire une histoire dite interne de lactivit de
connaissance scientifique : lhistoire
de lactivit dun sujet de la science, la communaut des
praticiens. La dfinition de la
communaut scientifique comme sujet de la science, rendue
possible par laffirmation dun
isolement, dune frontire prexistant au processus de
connaissance, permet de penser encore
un modle gnral du droulement travers lhistoire du processus
scientifique. Le sujet de la
connaissance chappe lhistoire de son poque, ses intrts, ses
transformations
structurelles, ainsi donc que la connaissance de la ralit
laquelle il accde de faon dite
autonome.
Lpistmologie qui est requise, doit permettre de penser non
seulement la constitution
de lobjet de la connaissance, mais aussi la constitution et
lhistoricit du sujet de la
connaissance. Cest la formulation dune telle pistmologie
permettant de lgitimer
pleinement la scientificit de lapproche nactive, en tant quelle
nest pas reprsentationniste,
que sera consacre la deuxime section de la troisime partie. Cest
une pistmologie qui ne repose
pas sur un schma reprsentationniste, c'est--dire sur un dualisme
pistmologique o le sujet
et lobjet de la connaissance sont penss comme les ples prdfinis
dune relation extrinsque
dite de reprsentation. Il est en effet possible de concevoir la
science comme une activit
conduisant ni la dcouverte, ni lcriture de la ralit, mais la
formulation de nouveaux
pouvoir-faire, la proposition de nouvelles pratiques, dont il
dpend de lintrt que le collectif
leur reconnat quelle constituent un moment dans lmergence de
nouvelles ralits. Par
rapport lempirisme logique, le tournant historique de
lpistmologie ralisait un
mouvement critique qui fait entrer, dune certaine faon, la
pratique constitutive dobjectivits
et lhistoire dans la production de connaissance scientifique.
Mais les notions dautonomie de
la communaut scientifique et de dfinition trans-historique des
critres du jugement
scientifique, destines prserver la rationalit scientifique,
viennent isoler les pratiques ;
elles nous empchent de penser les alliances extra-scientifiques
qui sont impliques dans
24
-
lincorporation de nouvelles pratiques dans la forme de vie
collective et donc la relle
historicit du sujet de la connaissance de la ralit.
La neuro-phnomnologie est un prtendant cette fonction
pistmologique de
nouvelle pratique. Le contenu de cette pratique se rattache au
dbat entre connexionnistes et
cognitivistes expos dans la premire section de la deuxime partie
de deux faons diffrentes.
Dune part, en ce quelle incarne une faon originale de penser
lexprience en premire
personne qui nous fait sortir de lalternative limination/
rification telle quelle peut tre
dbattue dans le cadre reprsentationniste. La motivation
principale qui porte le dveloppement
de la discipline neuro-phnomnologique est de dfendre la ncessit
de prendre en compte
lexprience vcue dans la conception scientifique de la
connaissance. Lexprience vcue ne
peut pas tre tenue en marge dun discours, ft-il scientifique,
qui prtend porter sur la
connaissance : pas dlimination. Mais pour tre prise en compte en
tant que telle, la dimension
indexicale du tmoignage dexprience doit tre prserve : pas de
rduction. La pratique
neuro-phnomnologique propose alors une articulation du discours
exprientiel, en premire
personne, et du discours scientifique, en troisime personne. Le
mental ne sera pas considr
comme une chose ou un ensemble dentits dtermines formant un
monde intrieur dont
laccs serait essentiellement priv. Mais le vcu nest pas rien ;
lexprience est la source
marquante de toute forme de connaissance. Et cest dans
lexprience mme que peut tre
engendre une circulation co-constituante entre le discours en
premire personne dcrivant le
vcu phnomnologique et le discours en troisime personne dcrivant
lobservation neuronale
dun vnement cognitif.
La deuxime faon selon laquelle la pratique neuro-phnomnologique
se rattache la
premire section de la deuxime partie est lie la critique
conceptuelle qui y est formule
et plus prcisment la distinction entre cognition et connaissance
et la question
corrlative de la relation entre science cognitive et philosophie
des sciences. Dans un cadre
reprsentationniste, la connaissance sexplique, elle sexplique au
moyen de la modlisation
des processus cognitifs. Cette conception de la connaissance
conduit directement la notion
dpistmologie naturalise. Par opposition cette confusion entre
cognition et
connaissance, la pratique neuro-phnomnologique met en vidence
une distinction
philosophique, grammaticale entre ces deux concepts qui fait
rsonner la distinction entre
fait scientifique et objet de ralit : cognition est un concept
scientifique, et ce titre la
cognition relve dune explication. Connaissance est un concept
ordinaire, dont lusage
relve dune pratique langagire de la justification. Le problme du
naturalisme, qui prtend
attribuer la connaissance scientifique la fonction dune base de
toute forme de
25
-
connaissance, est doublier ou de passer sous silence le geste
pistmologique que constitue
cette attribution elle-mme ; doublier que si la science
explique, la valeur pistmique de
cette explication relve dune justification. Ce nest pas parce
quelle explique que la
connaissance scientifique peut induire la connaissance de
nouvelles ralits mais parce qu
un moment cette explication peut justifier de lintrt quelle
reprsente, lintrt du
pouvoir-faire quelle propose.
Lidal naturaliste est lisible aussi bien en science cognitive
quen philosophie des
sciences et je voudrais montrer, au sens simplement de faire
voir, une sorte de parallle entre
trois moments importants de lhistoire de chacune de ces
disciplines. Le parallle porte non
seulement sur certains traits spcifiques de chacune de ces tapes
mais aussi sur les critiques
qui sont formules au moment du passage de lune la suivante. En
science cognitive, les trois
tapes sont le cognitivisme, le connexionnisme, lnaction. En
philosophie des sciences, les
deux premires sont lempirisme logique, lpistmologie kuhnienne.
La troisime, qui rpond
la posture non reprsentationniste de la conception nactive et
qui revendique une vritable
historicit du processus de co-constitution de lobjet et du sujet
de la connaissance, est une
pistmologie base sur les notions dalliances plurielles, de
couplages interactifs, et
douverture de pratiques diverses qui situent la connaissance
scientifique au sein dun rseau
volutif dacteurs impliqus divers titres dans lorganisation de la
vie collective.
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I. LETHIQUE DE LA CONNAISSANCE
Au commencement tait la parole, et la parole tait auprs de Dieu
et la parole tait Dieu.
Elle tait au commencement auprs de Dieu.
Tout existe par elle, et rien sans elle nexisterait de ce qui
existe7.
Ethique et rationalit
Il est dusage, me semble-t-il, dans les travaux de philosophie
des sciences, de situer,
lorsque lon pense que quelque chose doit tre dit ce sujet, les
considrations de nature
thique dans un chapitre final, voire une conclusion. Et cela mme
lorsquil est dit ce moment
l que lengagement thique prcde la dmonstration rationnelle et
quil est vain dessayer de
justifier celui-ci par celle-l : [P]ar rapport aux
fonctionnements dune connaissance
objective et rationnelle, lthique ne peut venir dailleurs.
[L]thique de toute socit
apparat toujours comme dj l avant que le rflexion philosophique
ne sen empare ; elle
nest jamais le rsultat conscient et planifi dune telle rflexion
qui na jamais pu sincarner
dans quelque socit que ce soit. [] Elle est l, instituant ses
propres valeurs que la
connaissance rationnelle, philosophique ou mythique, peut
prendre en compte mais quelle ne
peut pas fonder.8 Je ne crois pas, quen affirmant cela, Henri
Atlan veuille dire que la
rationalit elle-mme, en tant que forme dargumentation, serait en
quelque sorte pervertie par
lthique, mais que ce au service de quoi est engage
largumentation rationnelle est motiv par
une position particulire, une prfrence thique. Il faut ici
comprendre thique au sens dune
attribution de valeur : largumentation rationnelle que nous
dveloppons en faveur de telle ide
ou de tel projet dpend des valeurs qui nous ont conduit choisir,
de faon plus ou moins
lucide, cette ide ou ce projet. Cest une acception que lon
pourrait qualifier de neutre, par
contraste avec une autre, que jenvisagerai plus loin, plus
affirmative, plus intentionnelle,
servant dsigner un engagement en faveur dune certaine forme de
comportement, une
certaine attitude, incarnant une certaine faon de valoriser
notre rapport au monde. Dans son
usage neutre la notion dthique contient dj lide dune pluralit de
possibles, dune
contingence de la position, dune alternative concevable, et lide
dalternative contredit celle
7 F. Qur, Tentative de traduction de lEvangile selon Saint Jean,
Descle de Brower, 8 H. Atlan, A tort et raison, Intercritique du
mythe et de la science, Seuil, Paris, 1986, pp.300-301.
.
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de ncessit qui parat essentielle la notion de scientificit. Le
choix scientifique exclut
lalternative parce quil repose sur des arguments rationnels : on
ne choisit pas les phnomnes
tudier, on ne choisit pas les modles qui les reprsentent, cest
la nature ou/et le dispositif
exprimental qui imposent les phnomnes et ce sont les exigences
et les procdures
scientifiques qui imposent le modle. Comment dans ces
conditions, introduire une dimension
thique en prtendant prserver la rationalit ? Comment un modle
peut-il bnficier dune
lgitimit scientifique et relever dune prfrence thique, comment
peut-on prtendre produire
une connaissance des phnomnes si ce sur quoi porte notre tude
participe dune vise
thique ?
En premier lieu, le fondement thique du choix nexclut pas la
justification rationnelle
de ce choix un choix thique nest pas, ou nest pas ncessairement,
un choix irrationnel.
Mais dire quil est rationnel ne signifie pas quil est fond par
des considrations rationnelles,
cela signifie quil est justifiable par une argumentation
rationnelle. Largumentation rationnelle
dpend des valeurs qui nous ont conduit faire le choix en faveur
duquel nous argumentons :
dpend cela veut dire que les arguments que nous produisons et
que nous articulons ne sont
pas en eux-mmes rationnels, au sens o ils seraient indpendants
de ou logiquement antrieurs
la conclusion de largumentation. Il faut donc distinguer dans
largumentation rationnelle la
forme de largumentation et les arguments qui sont avancs ; la
rationalit de largumentation
en faveur dun choix tient, elle, larticulation des arguments.
Dire que largumentation
rationnelle dpend des valeurs du choix en faveur duquel elle est
produite signifie donc que le
choix nest pas dtermin par les arguments qui simposeraient
deux-mmes dans
largumentation, mais quau contraire, les arguments qui sont
produits pour conduire
largumentation sont au service dun choix, que largumentation ne
peut que justifier mais pas
fonder. Le choix lui-mme est thique justement partir du moment o
il na pas de
fondement, pas dexplication, il est une prfrence porte par un
systme de valeurs.
Mais, en second lieu, comment la notion de prfrence peut-elle
trouver place dans la
dmarche scientifique, lorsque le choix en question est un modle
dun phnomne et que lun
et lautre sont offerts au jugement inter-subjectif. Choisit-on
le phnomne que lon veut
tudier, choisit-on le modle que lon va utiliser sur une base
thique, est-ce seulement une
question de prfrence ? Une manire relativement simple de
concilier thique et rationalit est
de se souvenir que tout ou une trs grande part du talent de la
science exprimentale rside
dans une valuation du ngligeable. Le plus grand laboratoire que
nous possdons ne pourrait
contenir la plus infime part de la nature cest une impossibilit
qui est logique bien plus
quempirique : la nature na pas de part, rien dans la nature na
de limite qui forme un lieu
28
-
clos, entirement autonome et insensible ce qui se trouverait en
dehors delle ; et a contrario
le laboratoire est un lieu satur de limites et de limitations :
lespace disponible, le temps,
comme dure finie dune tude, et comme lieu temporel dtermin, les
instruments techniques
ou thoriques La nature ne rentre pas dans le laboratoire, cest
le laboratoire qui tente daller
jusqu elle, daller vers elle, vers lexprience ordinaire du
monde, toujours ouverte sur un
avant, un aprs, un ct, mais il doit, pour en faire son objet,
lisoler, la draciner, la
circonscrire par la slection de certains paramtres, de certaines
variables. Autrement dit, la
science ntudie pas un phnomne naturel tel quil est, tel que nous
en faisons lexprience,
elle tudie un phnomne de laboratoire qui est cens le reproduire
mais pour passer de la
nature au laboratoire, il faut rduire la complexit naturelle, il
faut ngliger. Lenvers de la
ngligence est la valorisation, mais celle-ci ne se voit pas, ne
se reconnat pas au laboratoire car
il ny a rien sur fond de quoi elle pourrait apparatre, se
signaler en tant que telle. Le
phnomne qui est tudi, auquel est confront le modle, est un
phnomne part entire, il
ne lui manque rien. Et le modle qui est alors utilis pour dcrire
ce phnomne est soumis
lpreuve exprimentale et aux critres normatifs qui rgissent cette
preuve. Que le
phnomne tudi, le phnomne modlis, implique une valorisation,
ainsi donc que le
modle utilis, apparat lorsque diffrents modles sont en
concurrence pour reprsenter
diffrents phnomnes correspondant un mme vnement naturel, une mme
exprience
ordinaire. Un des exemples les plus saillants dune telle
situation se rencontre dans ltude de
la cognition.
La valeur dun modle
Nous rencontrerons tout au long de ce travail trois grands type
de modlisation de la
cognition : symbolique, connexionniste (ou sub-symbolique),
dynamique. La prennit de la
coexistence de ces approches tient trs certainement au fait
quelles ne cherchent pas
modliser la mme chose. Toutes trois ont pour objet bien sr la
cognition ; mais elles
divergent sur la nature du ou plutt de lensemble de phnomnes qui
mritent dtre tenus
pour reprsentatifs de la cognition et il est de ce fait
difficile, pour ne pas dire impossible,
dimaginer une exprience, ne serait-ce que de pense, qui puisse
servir les dpartager. La
cognition est-elle essentiellement la capacit que nous avons de
conduire des calculs, de suivre
des rgles, ou est-elle la capacit dapprendre et daccumuler les
connaissances, est-elle propre
lhomme, est-elle lie au langage, doit-elle tre considre comme
une aptitude purement
intellectuelle ou faut-il intgrer dans lide de la cognition des
aptitudes sensori-motrices ? De
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la rponse ces questions et bien dautres dpendent lintrt que
prsente un modle et les
critiques que suscitent les autres. Aucun dentre eux nest
irrationnel, absurde, ni mme sans
intrt. Nul ne nie que nous avons la capacit de calculer, de
suivre des rgles, dapprendre
toute notre vie ou que les capacits sensori-motrices que nous
avons puissent tre lies nos
capacits cognitives. Le choix est li ce qui nous apparat comme
essentiel et ce que nous
attendons dun modle et, jy reviendrai, ce qui nous apparat comme
essentiel et ce que nous
attendons dun modle ne sont pas des choses indpendantes lune de
lautre. La valorisation
apparat dans le placement de lessentiel ici ou l. Pour lapproche
symbolique, les capacits
sensori-motrices sont un phnomne secondaire qui relve dun
problme technique qui devrait
se rsoudre avec le temps et le perfectionnement de la
modlisation. Pour lapproche
dynamique, les capacits sensori-motrices sont impliques de faon
essentielle, de faon
constitutive, dans les processus cognitifs et doivent tre prises
en considration par le modle
ds le premier moment, et pour cela, celui-ci doit tre en mesure
de prendre en considration la
dimension temporelle de la cognition compltement nglige par
lapproche symbolique.
La critique lie la temporalit avait dj t formule par lapproche
connexionniste
relativement au traitement squentiel auquel est contrainte la
modlisation symbolique. Etait,
en outre, li cette critique le fait que la modlisation
symbolique distingue le programme de
calcul, la fonction, et sa ralisation physique, et se dsintresse
des conditions matrielles, de
la nature de la structure qui ralise le traitement cognitif,
tandis que lapproche connexionniste
tient pour important de tenter de rendre compte, mme trs
approximativement, du contexte
neuronal de ce traitement. Le traitement parallle effectu par un
rseau de neurones formels
tente de pallier ces deux ngligences. Il tente aussi,
contrairement au prcdent, de rendre
compte des procdures dapprentissages et des capacits de
prservation voire de restauration
cognitives que peuvent exhiber les systmes cognitifs vivants
suite des lsions locales.
Toutes ces critiques adresses par le connexionnisme au paradigme
symbolique, les approches
dynamiques, et la thorie de lnaction, laquelle je vais
mintresser plus particulirement, les
partagent. Mais les rponses apportes par lapproche
connexionnistes sont nanmoins, du
point de vue de lnaction, encore profondment insatisfaisantes.
En explicitant les raisons de
cette insatisfaction, nous verrons en quoi la valorisation qui
prside la dfinition dun
phnomne peut tre lie la rponse gnralement implicite la question
de savoir ce que
nous attendons dun modle.
La question de savoir ce que nous attendons dun modle peut, je
crois, paratre
compltement saugrenue, parce que la rponse semble par trop
vidente. Un modle doit
30
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rendre compte du phnomne que nous dsirons tudier, quand bien mme
lide de ce en quoi
consiste ce phnomne serait sous la dpendance dune valorisation.
Nous nous en tenons l,
sans doute parce que le paradigme de la dmarche scientifique est
la science physique et quen
science physique le phnomne est ce qui est l devant, offert au
regard de chacun pour peu
quil ait le savoir permettant de le discerner. Le phnomne de la
cognition serait donc l lui
aussi, l devant. Dans lidal, la situation serait proche de
celle-ci: un systme cognitif
apprhende le monde qui lui fait face ; devant les yeux du
modlisateur, le systme cognitif
exhibe un processus de cognition, que ce soit en termes
dapplication de rgles sur des
symboles, de traitement connexionnistes de stimuli formels,
voire de performance sensori-
motrice ; l devant, le phnomne tient dans la rencontre entre un
monde que le modlisateur
connat bien, et un systme dont la modlisation doit tre telle que
la rencontre en question
puisse tre un acte de cognition, c'est--dire que ce systme, tel
quil est, soit capable de
connatre ce monde, tel quil est.
Ce schma, disons pistmique, du travail de modlisation est vident
et parat
incontournable ; mais cest prcisment cette vidence que les
promoteurs de la thorie
nactive mettent en question et rejettent. Modliser un systme
capable de produire des tats et
des enchanements dtats dont le modlisateur jugera quils valent
pour des situations et des
enchanements de situations, quil reconnat lui-mme comme tant des
proprits du monde
dans lequel il est plong, cest modliser un systme capable
dimiter le monde que connat le
modlisateur, relativement aux critres pralablement dfinis de ce
qui vaut pour. Ce schma
pistmique tenu pour incontournable suppose que la cognition est
le rsultat dune rencontre
en quelque sorte russie, la rsolution dun problme dtermin ; cest
la production, par un
systme dtermin, de ce qui peut tre considr, par le modlisateur,
comme la reprsentation
dobjets et denchanement dobjets constituant le monde, et
dtermins eux aussi de faon
compltement indpendantes des caractristiques du systme cognitif.
Cette image de ce en
quoi consiste la cognition, et qui conduit la recherche de
modles cognitifs capable dimiter,
de reprsenter quelque chose dont les dterminations sont spcifies
par le modlisateur, est
un prsuppos fondamental de la rflexion sur la cognition dveloppe
par les approches
symboliques qui a t prserv par la critique provenant des
approches connexionnistes.
Evoquant le contexte des annes 80 qui ont vu lirruption sur la
scne cognitiviste de la critique
connexionniste, Lassgue et Visetti9 peuvent en effet crire :
9 J. Lassgue & Y.M. Visetti, Que reste-t-il de la
reprsentation ?, Intellectica, 35, 2002/2, p.15.
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-
Le dbat fait rage, mais reste interne au reprsentationnalisme,
quaucun des
protagonistes en vue ne souhaite menacer. Le concept de
reprsentation sadapte donc, et sans
que quiconque, in fine, ny trouve plus de contradiction, se voit
considr dans les faits comme
compatible avec, la fois : les approches dveloppementales, une
plus grande contextualit
(tche, histoire, situation, architecture), une certaine pluralit
de formats (images vs symboles),
un tagement de niveaux (microscopiques vs macroscopiques) qui
dstabilise pourtant
lontologie mentale du fonctionnalisme, diverses formes
dmergentisme (problmatique de
lancrage du symbolique dans la perception), ect.
Cest cette image de la cognition comme reprsentation, comme
reproduction dun
monde pr-dtermin par un systme pr-dfini, commune aux approches
symboliques et
connexionnistes, que dnoncent les promoteurs de la thorie
nactive : Pour le cognitivisme
comme pour le connexionnisme actuel, le critre dvaluation de la
cognition est toujours la
reprsentation adquate dun monde extrieur prdtermin. ()
Cependant, notre activit
cognitive quotidienne rvle que cette image est par trop
incomplte (Varela, 1989, p.91)
Ceux-ci sinscrivent dans le prolongement des rflexions critiques
sur la modlisation de
lintelligence vivante nourries de phnomnologie et dhermneutique
: notamment, la critique
formule par Dreyfus10, selon laquelle ltre-au-monde est avant
tout corps, perception et
action, attitude et projet, situation et contexte, et non
catgorisation par type et infrences
logiques , et surtout les analyses de T.Winograd et F. Flores
sur les capacits cognitives des
systmes technologiques, lesquels affirment que :
A chaque fois que nous traitons une situation comme dj
disponible, en lanalysant en termes dobjets et de leurs proprits,
nous crons une ccit. Notre vue est limite ce qui peut
tre exprim dans les termes que nous avons adopts Le
programmateur agit lintrieur
dun contexte de langage, de culture et de connaissance, aussi
bien commune que personnelle.
Le programme est pour toujours limit fonctionner lintrieur du
monde dtermin par
larticulation explicite, propre au programmateur, des objets
possibles, leur proprits, les
relations entre eux. Il incarne, ainsi, la ccit qui va avec
cette articulation11.
Cognition inventive
10 H.L.Dreyfus, What computers cant do; The limits of Artificial
Intelligence, Harper & Row, New-
York, 1972. 11 T.Winograd et F.Flores, Understanding computers
and cognition, Addison-Wesley Publishing
Company, 1993, p.97.
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Si maintenant, dans une perspective qui nest plus celle de
lobservateur omniscient,
mais qui senracine dans une sensibilit phnomnologique ce quest
la situation vcue dun
tre cognitif, et aspire une description hermneutique de cette
situation, nous revenons la
question de savoir ce que nous attendons dun modle de la
cognition, la rponse ne peut plus
tre celle qui semblait tout lheure vidente et incontournable. Il
ne sagit plus dexpliquer
comment le monde que nous connaissons peut tre reprsent par un
systme qui, sous les
yeux du programmeur, entrerait en relation avec les objets de ce
monde, le monde du
programmeur : il sagit de comprendre comment le monde du
programmeur est devenu le
monde du programmeur, comment, de manire plus gnrale, un tre
vivant qui est corps,
perception et action, attitude et projet, situation et contexte
en arrive tre un tre
connaissant des choses, un tre habitant un monde. Nous
nattendons pas, dans cette
perspective l, dune science de la cognition quelle nous indique
comment concevoir une
machine capable de suivre les rgles que nous lui imposons et de
traiter les informations que
nous lui soumettons, ni mme une machine qui soit capable
dapprendre et de reconnatre
certains traits du monde que nous connaissons dune faon que nous
pourrions, avec un peu, ou
beaucoup, de bonne volont trouver ressemblante la ntre, en
utilisant pour cela des lments
de calcul associs ensemble de telle faon quils forment un rseau
que nous pourrions trouver
ressemblant un rseau de neurones. Il y a bien des domaines dans
lesquels des systmes
experts peuvent tre labors de manire fructueuse, comme la
reconnaissance vocale, la
manipulation dexpressions algbriques, lanalyse de spectrogrammes
chimiques, la
reconnaissance danomalies dans un lectrocardiogramme ces systmes
ne sont pas pour
autant des systmes cognitifs, des machines intelligentes au sens
o nous sommes des tres
intelligents : Lessence de lintelligence est dagir de faon
approprie quand il ny a pas de
simple pr-dfinition du problme ou de lespace des tats dans
lequel chercher une solution.
(Winograd &Flores, 1993, p. 98)
Ce que nous attendons dun modle de la cognition nest donc pas,
dans la perspective
qui est celle de la thorie nactive, dtre un systme capable de
reprsenter, dimiter, de
reproduire, de manire statique, discontinue, et dsintresse, un
monde fig, le monde qui est
dj le ntre, qui est dj constitu, objectiv, catgoris, mais de
nous montrer le moment, ou
plutt, le processus ininterrompu de constitution,
dobjectivation, de catgorisation qui donne
naissance un monde, qui fait de nous des tres habitant le monde
que nous connaissons.
Laveuglement qui, selon Winograd & Flores, choit au systme
technologique nest pas li
une lacune au niveau de la programmation, qui pourrait tre
comble ultrieurement, un
dfaut rparable dans le futur ; il est li de faon essentielle la
programmation, au fait que le
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programmeur ne peut programmer que des connaissances explicites,
tandis que lintelligence
vivante se nourrit en permanence de connaissances qui restent
implicites, non verbalises, qui
constituent ce que nous appelons le sens commun et sont la
source de linventivit avec
laquelle contraste laveuglement technologique : Nous accusons
les gens de manquer de sens
commun prcisment quand une certaine reprsentation de la
situation les a rendu aveugles
un espace dactions potentiellement pertinentes. Une thorie de la
cognition qui veut
comprendre, dans le double sens de comprhension et dinclusion,
linventivit doit tre
ouverte la dimension exprientielle par laquelle continment
sexprime, et tout la fois, se
constitue le sens commun, elle doit intgrer cette dimension
exprientielle dans lide de la
cognition