La question du foncier agricole en Algérie Pratiques foncières / pratiques sociales Le cas de Salah Bouchaour (nord-est algérien) Hayette Nemouchi ESo-CAEN UNIvERSITÉ CAEN-BASSE-NoRMANDIE - UMR 6590 - CNRS 2- Les propriétaires résidant hors de la commune à laquelle appartient leur bien foncier 1- La rédaction du présent article s’appuie sur le travail de recherche mené dans le cadre d’une thèse de doctorat à l’Université de Caen-Basse-Normandie, sous la direction du Pr Robert Hérin, dans le cadre d’un accueil comme chercheur associé au sein du laboratoire ESo-Caen de l’UMR 6590 du CNRS e e s o o N° 29, mars 2010 89 d’identifier les stratégies d’action de cette population à travers ses modes d’appropriation, d’exploitation et de gestion des terres agricoles. Ici la question foncière est inscrite dans une perspective de géographie sociale, elle ne se résume pas à la relation propriété/ proprié- taire, mais elle reflète, sans doute, des pratiques socié- tales plus large donnant, ainsi, un sens aux relations qui existent entre les agriculteurs eux même, qu’ils soient propriétaires, simples exploitants, propriétaires locaux ou encore extra locaux 2 . En Algérie, le foncier a une prégnance particulière- ment forte sur toute l’évolution des campagnes. Dans ces territoires il y a eu au moins deux grandes ruptures foncières: rupture lors de la colonisation et lors de l’in- dépendance. Ceci a donné successivement: des domaines coloniaux et des domaines algériens puis, des domaines socialistes, des domaines privés, des domaines collectifs et des propriétés individuelles. Cette multitude de formes de propriété ne facilite pas la tâche aux décideurs qui espèrent toujours homogé- néiser les structures foncières. Malgré le foisonnement de lois et décrets concernant le foncier, l’Algérie n’arrive toujours pas à créer des unités agricoles économique- ment viables et largement autonomes en matière de gestion. Dans une perspective plus large, mon étude tente, à travers une approche de géographie sociale, de déterminer le rôle de l’unité agricole dans le mode d’or- ganisation de la population locale. Comment cette unité agricole assume-t-elle, encore, ses quatre fonctions : unité économique, outil de travail, lieu de résidence et patrimoine familial ? Le cas algérien est très particulier pour les études des sciences sociales. C’est un pays dans lequel, la société a toujours vécu dans des environnements poli- tiques, économiques et sociaux en perpétuelles muta- tions, mutations qui visaient à chaque fois la mise en place d’un nouveau processus de développement éco- nomique différent du précédent, en engendrant à Introduction L a présente thèse 1 se situe dans la continuité d’une recherche qui a débuté en 2001 lors de la réalisation d’un mémoire de fin d’étude à l’Université d’Annaba (Algérie) pour l’obtention du diplôme d’Ingénieur d’État en Aménagement du Terri- toire, option : Aménagement des espaces ruraux. Lors de ce premier travail de recherche, l’accent était mis sur la spatialisation de l’information foncière. Á travers une reconstitution des plans cadastraux de ma zone d’étude (Salah Bouchaour, nord-est algérien, carte n°1, ci- après) la complexité de la question foncière est mise en relief (morcellement des terres agricoles, ambiguïté des statuts fonciers, miniaturisation des surfaces agricoles, etc.) En Algérie, comme dans la majorité des pays afri- cains, la problématique du foncier devient cruciale. La compétition pour l’accès aux ressources naturelle, et plus précisément la terre, augmente sous les effets conjugués de la croissance démographique, de la crise du pastoralisme et de l’emprise croissante des poli- tiques urbaines. Pour des raisons extrêmement variées et à des degrés divers, le foncier se trouve au centre des débats et des enjeux qui animent les programmes d’organisation socio-spatiale des territoires (comme les plans de développement et d’aménagement des espaces ruraux et urbains, les plans d’occupation du sol, etc.) Ma recherche localisée qui a été menée pendant la thèse s’est concentrée sur la détermination des diffé- rents acteurs fonciers dans l’Algérie rurale. L’objectif consiste, non seulement à confirmer le rôle déterminant de l’État algérien dans la détérioration de la ressource foncière, mais aussi à mettre en lumière d’autres acteurs impliqués dans le débat foncier, dont la popula- tion visée par les différentes politiques de l’État. Il s’agit
8
Embed
La question du foncier agricole en Algérie Pratiques foncières ...
This document is posted to help you gain knowledge. Please leave a comment to let me know what you think about it! Share it to your friends and learn new things together.
Transcript
La question du foncier agricole en AlgériePratiques foncières / pratiques sociales
Le cas de Salah Bouchaour (nord-est algérien)
Hayette NemouchiESo-CAEN
UNIvERSITÉ CAEN-BASSE-NoRMANDIE - UMR 6590 - CNRS
2- Les propriétaires résidant hors de la commune à laquelleappartient leur bien foncier
1- La rédaction du présent article s’appuie sur le travail derecherche mené dans le cadre d’une thèse de doctorat àl’Université de Caen-Basse-Normandie, sous la directiondu Pr Robert Hérin, dans le cadre d’un accueil commechercheur associé au sein du laboratoire ESo-Caen del’UMR 6590 du CNRS
e
e s o
oN° 29, mars 2010
89
d’identifier les stratégies d’action de cette population à
travers ses modes d’appropriation, d’exploitation et de
gestion des terres agricoles. Ici la question foncière est
inscrite dans une perspective de géographie sociale,
elle ne se résume pas à la relation propriété/ proprié-
taire, mais elle reflète, sans doute, des pratiques socié-
tales plus large donnant, ainsi, un sens aux relations
qui existent entre les agriculteurs eux même, qu’ils
En Algérie, le foncier a une prégnance particulière-
ment forte sur toute l’évolution des campagnes. Dans
ces territoires il y a eu au moins deux grandes ruptures
foncières: rupture lors de la colonisation et lors de l’in-
dépendance. Ceci a donné successivement: des
domaines coloniaux et des domaines algériens puis,
des domaines socialistes, des domaines privés, des
domaines collectifs et des propriétés individuelles.
Cette multitude de formes de propriété ne facilite pas la
tâche aux décideurs qui espèrent toujours homogé-
néiser les structures foncières. Malgré le foisonnement
de lois et décrets concernant le foncier, l’Algérie n’arrive
toujours pas à créer des unités agricoles économique-
ment viables et largement autonomes en matière de
gestion.
Dans une perspective plus large, mon étude tente,
à travers une approche de géographie sociale, de
déterminer le rôle de l’unité agricole dans le mode d’or-
ganisation de la population locale. Comment cette unité
agricole assume-t-elle, encore, ses quatre fonctions :
unité économique, outil de travail, lieu de résidence et
patrimoine familial ?
Le cas algérien est très particulier pour les études
des sciences sociales. C’est un pays dans lequel, la
société a toujours vécu dans des environnements poli-
tiques, économiques et sociaux en perpétuelles muta-
tions, mutations qui visaient à chaque fois la mise en
place d’un nouveau processus de développement éco-
nomique différent du précédent, en engendrant à
Introduction
La présente thèse1 se situe dans la continuité
d’une recherche qui a débuté en 2001 lors de
la réalisation d’un mémoire de fin d’étude à
l’Université d’Annaba (Algérie) pour l’obtention du
diplôme d’Ingénieur d’État en Aménagement du Terri-
toire, option : Aménagement des espaces ruraux. Lors
de ce premier travail de recherche, l’accent était mis sur
la spatialisation de l’information foncière. Á travers une
reconstitution des plans cadastraux de ma zone d’étude
(Salah Bouchaour, nord-est algérien, carte n°1, ci-
après) la complexité de la question foncière est mise en
relief (morcellement des terres agricoles, ambiguïté des
statuts fonciers, miniaturisation des surfaces agricoles,
etc.)
En Algérie, comme dans la majorité des pays afri-
cains, la problématique du foncier devient cruciale. La
compétition pour l’accès aux ressources naturelle, et
plus précisément la terre, augmente sous les effets
conjugués de la croissance démographique, de la crise
du pastoralisme et de l’emprise croissante des poli-
tiques urbaines. Pour des raisons extrêmement variées
et à des degrés divers, le foncier se trouve au centre
des débats et des enjeux qui animent les programmes
d’organisation socio-spatiale des territoires (comme les
plans de développement et d’aménagement des
espaces ruraux et urbains, les plans d’occupation du
sol, etc.)
Ma recherche localisée qui a été menée pendant la
thèse s’est concentrée sur la détermination des diffé-
rents acteurs fonciers dans l’Algérie rurale. L’objectif
consiste, non seulement à confirmer le rôle déterminant
de l’État algérien dans la détérioration de la ressource
foncière, mais aussi à mettre en lumière d’autres
acteurs impliqués dans le débat foncier, dont la popula-
tion visée par les différentes politiques de l’État. Il s’agit
Travaux et documents
La question du foncier agricole en Algérie. Pratiques foncières/pratiques sociales
Le cas de Salah Bouchaour (nord-est algérien)90
mane Bedrani dans L’agriculture algérienne depuis
1966 ou en encore Pierre Bourdieu et Abdelmalek
Sayad dans Le déracinement, la crise de l’agriculture
traditionnelle en Algérie.
Le déterminant politique
Depuis l’indépendance, le déterminant politique a
constamment influé sur la façon dont se pose et se
traite la problématique foncière en Algérie. Du socia-
lisme à l’ouverture vers l’économie de marché, la terre
a constitué la toile de fond de la quasi-totalité des pro-
grammes de développement rural. Après tant de
réformes et de réorganisations agraire Il en ressort
aujourd’hui plusieurs interrogations sur la gestion du
foncier ; interrogations qui portent sur :
• les enjeux politiques et économiques du contrôle
de la terre ;
• les problèmes de maîtrise du foncier ;
• la sécurité foncière ;
• la privatisation et les problèmes de la rente fon-
cière ;
• les rapports hommes/terre.
Les changements politiques ont souvent abouti à
l’établissement de programmes de développement trai-
tant quatre thèmes principaux : l’industrialisation, l’ex-
plosion démographique, l’urbanisation et l’agriculture.
Par conséquent, le dossier du foncier s’est retrouvé sur
le devant de la scène. La réalisation de ces pro-
grammes nécessite une assiette foncière disponible et
bien gérée ; or la rareté du facteur terre et sa mauvaise
gestion, demeurent les caractéristiques principales de
ce capital en Algérie, une situation qui ne peut que blo-
quer la réalisation des objectifs attendus. Actuellement
les prérogatives de l’État algérien vont vers une poli-
tique libérale. Le but serait de stimuler les initiatives pri-
vées d’investissement aussi bien d’origine locale qu’é-
trangère. Cette perspective pourrait être en adaptation
avec l’évolution des systèmes de productions qui ser-
vent à la logique de l’économie de marché. En
revanche, la réalisation de cet objectif risque d’être pro-
blématique à cause des contraintes d’ordre organisa-
tionnel (régularisations judiciaires incomplètes de cer-
tains conflits liés à la terre, absence de suivi et de
transparence des informations liées à la terre, pluralité
des acteurs en matière de la gestion du foncier, etc) qui
bloquent les bonnes volontés et encouragent les pra-
tiques spéculatives et illégales sur la terre.
moyen et à long terme de nouvelles organisations
sociétales. L’Algérie est, aussi, un laboratoire qui
permet de comprendre l’évolution des questions liées à
la terre. Ici, les bouleversements fonciers sont condi-
tionnés aux changements des contextes politiques (de
la nationalisation à la libéralisation du marché de la
terre), économiques (du socialisme à l’économie de
marché), juridiques (de la propriété coutumière basée
sur les prescriptions coraniques à la propriété reconnue
par le cadastre européen) et sociaux, etc.
Le présent article s’articule en deux principales par-
ties :
La première partie expose les différents détermi-
nants de la question foncière en Algérie. Trois facteurs
d’analyse sont pris en compte : l’Histoire, la Politique et
l’aspect socio-économique de la question (modes d’u-
tilisation des terres par la population et le marché fon-
cier) ;
La deuxième partie présente la méthodologie et les
résultats de la recherche localisée. Á travers l’exemple
de Salah Bouchaour, une commune rurale du nord-est
algérien, l’analyse de la question foncière est portée à
l’échelle la plus fine de l’observation.
1- LeS détermINANtS de LA queStIoN foNcIère eN
ALgérIe
Pour une lecture plus contextualisée et dans le but
de mieux saisir la logique que recèle la question de la
terre en Algérie, ma problématique s’articule autour de
trois déterminants relatifs à la question foncière :
Le déterminant historique
Tout essai pour élucider la genèse et les transfor-
mations des structures agraires doit recourir à l’histoire.
Parler de la propriété foncière en Algérie, c’est évoquer
inévitablement tout un processus historique au cours
duquel la terre a été l’enjeu principal et l’objet de choix
politiques, voire idéologiques au cours des grandes
périodes de son histoire: la période pré coloniale, la
période coloniale et la période post coloniale. Chaque
période est caractérisée par un mode spécifique d’ap-
propriation et donc par des formes de propriétés fon-
cières différentes. Á ce sujet, on peut faire référence à
quelques auteurs qui ont consacré leur analyse à cette
histoire foncière de l’Algérie, à savoir : Djilali Benam-
rane dans Agriculture et développement en Algérie, Sli-
3- Wilaya l’équivalent du département en France4- Ici, le « pays » désigne une étendue plus limitée que celledu territoire d’une nation et ses habitants ; synonyme decontrée, le « pays » est défini comme étant un espace géo-graphique homogène qui se distingue de ses voisins par unensemble de caractères physiques et humains différents(Merlin P et Choay F, 2000)
e
e s o
o
N° 29, mars 2010
La question du foncier agricole en Algérie. Pratiques foncières/pratiques sociales
Le cas de Salah Bouchaour (nord-est algérien)91
2- SALAH BoucHAour, Le cHoIx d’uNe étude LocALe
Salah Bouchaour est une commune située dans le
nord-est algérien, à 25 km de son chef lieu de wilaya3
Skikda (ex Philippeville). L’espace communal s’étend
sur une superficie de 93 Km² et abrite une population
estimée à 25933 habitants (selon le recensement de
1998) soit une densité moyenne de 278 habitant/km².
L’aire d’étude appartient au « pays4 de Skikda » drainée
par la vallée alluviale de l’oued Saf Saf.
La complexité des rapports sociaux qui tournent
autour du foncier invite à opter pour une approche
locale. Dans le but d’obtenir une vision plus précise des
problèmes fonciers, il était nécessaire de mobiliser une
multitude de facteurs d’analyse comme: les modes
d’exploitation des terres étatiques, les modes d’exploi-
tation des terres privées, les transactions foncières
entre particuliers, les partages de l’héritage entre les
membres de la même famille, les relations entre loca-
taires et propriétaire, etc. or, la multiplication des fac-
teurs d’analyse oblige à réduire le champ d’analyse. Ce
qui peut, éventuellement, améliorer la faisabilité et la
pertinence de l’étude. De ce fait, mon terrain d’étude a
été limité à la seule commune de Salah Bouchaour.
Chaque échelle a sa pertinence propre. Il faut faire
la différence entre l’échelle des faits et l’échelle des
effets. La production agricole, la croissance écono-
mique, la pauvreté dans les milieux ruraux, l’exode rural
et la périurbanisation… sont autant d’éléments qui relè-
vent de l’échelle des effets, tandis que les modes de
faire-valoir (direct ou indirect), le morcellement des
terres agricoles, la spéculation foncière, les change-
ments d’usage des terres agricoles, les partages suc-
cessoraux sont autant d’éléments qui relèvent de l’é-
chelle des faits. Les composants de la seconde échelle
produisent les éléments de la première échelle, ce qui
pousse à attacher une grande importance à l’analyse
de l’échelle des faits, qui ne peut être réalisée que sur
de petits espaces.
Le déterminant socio-économique
En Algérie l’aspect socio-économique se situe au
cœur de la problématique foncière. Il a malheureuse-
ment été peu analysé par les études antérieures. Dans
les sociétés africaines ou d’ailleurs, la terre a toujours
constitué la base de l’identité et le principal moyen de
survie. Historiquement, les rapports sociaux se sont
cristallisés autour de la terre. Les dépossessions et les
spoliations dont les populations autochtones ont été vic-
times pendant la colonisation ont été des ferments prin-
cipaux de la lutte de libération nationale. L’importance
économique et sociale du foncier se traduit dans les
formes d’exploiter et d’investir la terre afin de créer les
richesses, garantir la prospérité et développer l’éco-
nomie nationale.
Le cheminement qu’a suivi l’Algérie dans son pro-
cessus de développement socio-économique a poussé
les chercheurs locaux à privilégier certains angles de
vue plutôt que d’autres. Concernant le foncier, l’analyse
a souvent porté sur les structures foncières/structures
agraires. Les réformes agraires ont été fréquemment