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Jean-Louis Fournel Université de Paris 8 (France) Résumé Les dizaines d'ouvrages écrits par Campanella sont souvent rabattus sur un opuscule de quelques dizaines de feuillets, ce "dialogue poétique" que l'on classe dans le "genre", postulé de l' "utopie". On tentera de montrer dans cette contribution comment Campanella articule en fait dans sa pensée politique une vision très "européenne" de l'histoire du monde avec la reprise de l'héritage européen de pensée universaliste transmis tout au long du Moyen Age. La tension utopique serait dans une telle perspective une tentative (vaine pour l'essentiel) de trouver un espace qui rende compte de cette contradiction: tenter de composer des tendances centrifuges et une volonté d'affirmation centripète. L'utopie pourrait être analysée comme une solution proposant une sorte de "fuite hors d'Europe", toute provisoire, comme un aveu de la difficulté à parler à partir d'un autre point de vue, la seule possibilité sans doute d'échapper à un déterminisme topologique ; non pas un discours totalitaire, mais un discours modeste qui intègre sa propre fragilité. On pourrait dès lors entreprendre de revisiter l'oeuvre de Campanella à partir d'une étude des territoires d'une politique mondiale. S'il existe une pensée politique de Campanella qui n'est pas réductible à son opuscule utopique, c'est justement parce qu'il tente de penser tout ensemble la pluralité des territoires et l'unité du monde de son temps d'une façon originale, après Colomb et Machiavel mais pas nécessairement contre eux . L'enjeu est l'existence d'une world history qui tienne compte de la réalité des rapports de force et de la politique de puissance, bref d'une pensée pré-westphalienne et pré-coloniale où l'unité du monde reste un horizon et un enjeu, tragique mais réel, sans pour autant qu'elle ne se fonde seulement sur la guerre de conquête. Le problème majeur devient donc dans cette logique celui des territoires des hommes, de la multiplication et de l'unité de ces derniers. La solution privilégiée pour dépasser l'aporie d'une multiplication unitaire c'est bien de "mettre en communication", c'est-à-dire à la fois de mettre en relation et de mettre ensemble. Sur ces territoires peut donc se déployer la liberté humaine dans toutes ses contradictions: infinité de la création et finitude du monde "découvert" depuis peu, destin voulu par la divinité et possibilité d'y déroger, histoire infinie des hommes et histoire singulière, unique, de chaque personne, aspiration à une mise en communauté absolue et harmonisation des possessions individuelles. Mots-clefs Campanella, utopie, libre-arbitre. Jean-Louis Fournel, professeur en études italiennes à l'Université Paris 8 et membre de l'UMR 5206 Triangle (ENS de Lyon) travaille sur la pensée politique de la renaissance italienne et sur l'histoire de la rhétorique. Il a publié avec Jean-Claude Zancarini différentes traductions commentées de Savonarole, Guicciardini et Machiavel ainsi que trois essais La politique de l'expérience. Savonarole, Guicciardini et le républicanisme florentin (Edizioni dell'Orso, 20003), Les guerres d'Italie: des batailles pour l'Europe (Gallimard, 2003) et La Grammaire de la République. Langages de la politique chez Francesco Guicciardini (Droz, 2009). Il est l'auteur d'une centaine d'articles sur la pensée politique et l'histoire de la rhétorique de la renaissance italienne et vient de publier en collaboration avec Françoise Crémoux Idées d'empire en Espagne et en Italie (XIVe-XVIIe siècles) (PUHR, 2010). Il vient d'achever une monographie sur la pensée politique de Tommaso Campanella - à paraître en 2012 chez Albin Michel. 1 Le texte de cette communication reprend la substance du premier chapitre d’un livre qui était en cours d’impression lorsqu’a eu lieu le colloque dont les actes sont ici publiés. Pour de plus amples développements, voir Fournel, 2012. Y a-t-il des terres inconnues? Considérations sur l’utopie selon Tommaso Campanella 1
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La question de l'utopie chez Campanella : y a-t-il des terres inconnues ?

Feb 07, 2023

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Page 1: La question de l'utopie chez Campanella : y a-t-il des terres inconnues ?

Jean-Louis Fournel Université de Paris 8 (France)

Résumé

Les dizaines d'ouvrages écrits par Campanella sont souvent rabattus sur un opuscule de quelques dizaines de feuillets, ce "dialogue poétique" que l'on classe dans le "genre", postulé de l' "utopie". On tentera de montrer dans cette contribution comment Campanella articule en fait dans sa pensée politique une vision très "européenne" de l'histoire du monde avec la reprise de l'héritage européen de pensée universaliste transmis tout au long du Moyen Age. La tension utopique serait dans une telle perspective une tentative (vaine pour l'essentiel) de trouver un espace qui rende compte de cette contradiction: tenter de composer des tendances centrifuges et une volonté d'affirmation centripète. L'utopie pourrait être analysée comme une solution proposant une sorte de "fuite hors d'Europe", toute provisoire, comme un aveu de la difficulté à parler à partir d'un autre point de vue, la seule possibilité sans doute d'échapper à un déterminisme topologique ; non pas un discours totalitaire, mais un discours modeste qui intègre sa propre fragilité. On pourrait dès lors entreprendre de revisiter l'oeuvre de Campanella à partir d'une étude des territoires d'une politique mondiale. S'il existe une pensée politique de Campanella qui n'est pas réductible à son opuscule utopique, c'est justement parce qu'il tente de penser tout ensemble la pluralité des territoires et l'unité du monde de son temps d'une façon originale, après Colomb et Machiavel mais pas nécessairement contre eux . L'enjeu est l'existence d'une world history qui tienne compte de la réalité des rapports de force et de la politique de puissance, bref d'une pensée pré-westphalienne et pré-coloniale où l'unité du monde reste un horizon et un enjeu, tragique mais réel, sans pour autant qu'elle ne se fonde seulement sur la guerre de conquête. Le problème majeur devient donc dans cette logique celui des territoires des hommes, de la multiplication et de l'unité de ces derniers. La solution privilégiée pour dépasser l'aporie d'une multiplication unitaire c'est bien de "mettre en communication", c'est-à-dire à la fois de mettre en relation et de mettre ensemble. Sur ces territoires peut donc se déployer la liberté humaine dans toutes ses contradictions: infinité de la création et finitude du monde "découvert" depuis peu, destin voulu par la divinité et possibilité d'y déroger, histoire infinie des hommes et histoire singulière, unique, de chaque personne, aspiration à une mise en communauté absolue et harmonisation des possessions individuelles.

Mots-clefs

Campanella, utopie, libre-arbitre.

Jean-Louis Fournel, professeur en études italiennes à l'Université Paris 8 et membre de l'UMR 5206 Triangle (ENS de Lyon) travaille sur la pensée politique de la renaissance italienne et sur l'histoire de la rhétorique. Il a publié avec Jean-Claude Zancarini différentes traductions commentées de Savonarole, Guicciardini et Machiavel ainsi que trois essais La politique de l'expérience. Savonarole, Guicciardini et le républicanisme florentin (Edizioni dell'Orso, 20003), Les guerres d'Italie: des batailles pour l'Europe (Gallimard, 2003) et La Grammaire de la République. Langages de la politique chez Francesco Guicciardini (Droz, 2009). Il est l'auteur d'une centaine d'articles sur la pensée politique et l'histoire de la rhétorique de la renaissance italienne et vient de publier en collaboration avec Françoise Crémoux Idées d'empire en Espagne et en Italie (XIVe-XVIIe siècles) (PUHR, 2010). Il vient d'achever une monographie sur la pensée politique de Tommaso Campanella - à paraître en 2012 chez Albin Michel.

1 Le texte de cette communication reprend la substance du premier chapitre d’un livre qui était en cours d’impression lorsqu’a eu lieu le colloque dont les actes sont ici publiés. Pour de plus amples développements, voir Fournel, 2012.

Y a-t-il des terres inconnues? Considérations sur l’utopie selon Tommaso Campanella1

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Jean-Louis Fournel, professor de estudos italianos na Universidade Paris 8 e membro da UMR 5206 Triangle (ENS de Lyon), pesquisa o pensamento político no Renascimento italiano e a história da retórica. Junto com Jean-Claude Zancarini, publicou diferentes traduções comentadas de Savonarole, Guicciardini e Machiavel, além de três ensaios: La politique de l'expérience. Savonarole, Guicciardini et le républicanisme florentin (Edizioni dell'Orso, 20003), Les guerres d'Italie: des batailles pour l'Europe (Gallimard, 2003) e La Grammaire de la République. Langages de la politique chez Francesco Guicciardini (Droz, 2009). É autor de diversos artigos sobre o pensamento político e a história da retórica do Renascimento italiano e publicou, com a colaboração de Françoise Crémoux, Idées d'empire en Espagne et en Italie - XIVe-XVIIe siècles (PUHR, 2010). No momento, escreve uma monografia sobre o pensamento político de Campanella - a ser publicada no ano de 2012 pela Albin Michel.

Há terras desconhecidas? Considerações sobre a utopia segundo Tommaso Campanella1

Jean-Louis Fournel Universidade de Paris 8 (França)

Resumo

As dezenas de obras escritas por Campanella são frequentemente obnubiladas por um opúsculo de algumas dezenas de folhas, este "diálogo poético" que costuma ser classificado no "gênero", postulado da "utopia". Tentaremos mostrar nesta contribuição como Campanella articula em seu pensamento político uma visão muito "europeia" da história do mundo com a retomada da herança europeia de pensamento universalista transmitido ao longo da Idade Média. A tensão utópica seria em tal perspectiva uma tentativa (essencialmente vã) de encontrar um espaço que dê conta dessa contradição: tentar compor tendências centrífugas e uma vontade de afirmação centrípeta. A utopia poderia ser analisada como uma solução que propõe um tipo de "fuga para fora da Europa", provisória, como um testemunho da dificuldade de falar a partir de um outro ponto de vista, a única possibilidade sem dúvida de escapar a um determinismo topológico; não um discurso totalitário, mas um discurso modesto que integra sua própria fragilidade. Poderíamos então revisitar a obra de Campanella a partir de um estudo dos territórios de uma política mundial. Se existe um pensamento político de Campanella que não é redutível a seu opúsculo utópico, é justamente porque ele tenta pensar conjuntamente a pluralidade dos territórios e a unidade do mundo de seu tempo de um modo original, após Colombo e Maquiavel mas não necessariamente contra eles. A questão é a existência de uma world history que leve em conta a realidade das relações de força e da política de poder, ou seja, um pensamento pré-westphaliano e pré-colonial em que a unidade do mundo permanece um horizonte e uma questão, trágica mas real, sem que, por isso, ela se fundamente apenas em guerras de conquista. Nessa lógica, o problema torna-se, portanto, os territórios dos homens, da multiplicação e da unidade desses últimos. A solução privilegiada para ultrapassar a aporia de uma multiplicação unitária é "colocar em comunicação", dito de outra forma, ao mesmo tempo colocar em relação e colocar junto. Sobre esses territórios pode então se manifestar a liberdade humana em todas as suas contradições: infinidade da criação e finitude do mundo recém-"descoberto", destino desejado pela divindade e possibilidade de espacar a ele, história infinita dos homens e história singular, única, de cada pessoa, aspiração a uma comunidade absoluta e harmonização das possessões individuais.

Palavras-chave

Campanella, utopia, livre-arbítrio.

1 O texto desta comunicação retoma a substância do primeiro capítulo de um livro que estava no prelo quando do colóquio cujos anais são aqui publicados. Para desenvolvimentos mais

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T ommaso Campanella est souvent connu uniquement par un bref "dialogue poétique", puisque c’est le sous-titre trop souvent négligé qui fut donné à la Cité du soleil. Le statut de ce chef d’œuvre fut

pourtant volontairement circonscrit par l’auteur lui-même qui en avait fait une simple appendice de son traité De Politica.2 Il convient donc de garder présentes à l’esprit certaines données d’ordre quantitative (on ne peut évaluer des milliers de pages à l’aune d’un seul opuscule) aussi bien que qualitatives (qu’est-ce que la poésie? quel dispositif herméneutique met en place la poésie chez Campanella? Qu’en est-il de la filiation du dialogue par rapport à More, dans la mesure où cette filiation n’est revendiquée clairement qu’en1537 avec les quaestiones)?3 L’enjeu de ce questionnement multiple n’est pas purement d’ordre monographique. Nous savons tous parfaitement que le passage de l’utopie du nom propre au nom commun est datable au milieu du XVIIIe siècle4: il ne s’agit pas, pour autant, évidemment de renoncer à l’usage de ce terme; mais n’est-on pas fondé à se demander s’il y a ou non des effets interprétatifs à l’usage du nom commun dans un travail sur le XVIe ou le XVIIe siècle? En d’autres termes, More, Francesco Patrizi ou Campanella écrivent-ils des utopies au même titre que Barthélémy Anneau, Anton Francesco Doni, Baccio del Bene, ou plus tard Cyrano de Bergerac? Il n’est sans doute pas vain de s’interroger, sinon sur le degré de validité, au moins sur le périmètre de la catégorie d’utopie considérée comme genre autonome dont le développement serait linéaire avec une évolution balisée et sans problème de l’utopie-fiction à l’utopie-programme.5 Que se passe-t-il quand on peut considérer que l’utopie n’est ni fiction ni programme, ou plus exactement pas d’abord ou pas seulement fiction ou programme? Norberto Bobbio dans son introduction à son édition de la Cité du soleil relevait que l’opuscule de Campanella était à la fois le programme d’une insurrection ayant échoué et son idéalisation philosophique6: je dirais plutôt que le texte représente la mise en scène, et, en tant que telle, l’actualisation territorialisée d’une conviction éthique et politique. Une conviction assez profonde pour devenir prophétie et déplacer ailleurs, mais pas "nulle part", la mise en place d’un programme de gouvernement. Je verrai donc là plus qu’une "idéalisation philosophique", une actualisation poétique et plus que le programme d’une insurrection ayant échoué (la conjuration calabraise de 1599)7, la description d’une république tout à la fois possible et potentielle grâce à sa re-territorialisation ailleurs. Pour Campanella, la Cité du soleil est non seulement, de fait, possible, mais elle va même être réalisée, d’où sa reprise dans le dernier texte connu de l’auteur, son "églogue au Dauphin" rédigée quelques semaines avant de mourir en 1639: les Solariens affirment d’ailleurs que "le monde devra en venir à vivre comme eux-mêmes vivent".8

Le problème serait donc moins ici celui de l’utopie que celui des multiples formes adoptées par le Calabrais pour dire l’histoire du temps présent et pour inscrire celle-ci dans une lecture du passé et dans une projection à venir, ce qui revient à dire en gros que la question majeure est un questionnement politique sur le degré d’actualisation potentiel de l’aspiration à l’unité de l’oekoumène. Cela ne veut pas dire évidemment que

2 Ce choix est justifié avec force argumentation dans des quaestiones rédigées par Campanella pour la réédition d’une partie de ses œuvres à Paris en 1637: pensons par exemple à l’article 1 de la quaestio quarta (Ernst, 1996, p. 96 et suivantes).

3 Quaestiones physiologiae, morales, politicae, oeconomicae in Disputationum in quatuor partes suae philosophiae realis libri quatuor, Parisiis, 1637.(pour les éditions modernes voir la Quaestio tertia de optima republica/Terza questione sull’ottima repubblica, in Campanella, 1997, p. 111-137, ainsi que la Quaestio quarta de optima republica/Questione Quarta sull’ottima repubblica, p. 95-173).

5 Dans les grands dictionnaires français utopie apparaît comme tel en 1752 dans la 5e édition du dictionnaire de Trévoux.

5 La distinction entre utopie-fiction et utopie-programme est un classique des écrits critiques sur l’utopie et permet d’opposer les utopies d’Ancien Régime à celles qui se développent à partir de la fin du XVIIIe siècle. Voir Goblot, 2001, p. 15-30. Trousson [1975] limite les utopies aux voyages fantastiques. Alberto Andreatta, quant à lui, reprend systématiquement la question du périmètre de l’utopie d’une façon beaucoup plus large et joue, comme beaucoup d’autres critiques, sur la dualité morienne du préfixe (lieu de nulle part ou lieu parfait), non sans reconnaître que sa position conduit, avec Marcuse, 1968, à associer utopie et contradiction ("le lieu parfait est nulle part"). Chaque texte du corpus utopique de l’âge moderne est ainsi défini comme "un progetto della ragione, espresso o nelle forme fantastiche del romanzo, o in quelle argomentate del trattato oppure in quelle sistematiche del codice. Con varia intensità il progetto è orientato all’azione – immediata o differita – attuativa

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la Cité du soleil serait un texte secondaire, ni que Campanella n’entretiendrait aucun rapport avec la logique utopique: il s’agit simplement de dire à la fois que le mètre de l’utopie n’est pas le seul qui puisse expliquer le dialogue et d’autre part que le lien entre le dialogue et les autres œuvres de Campanella - un lien qui s’avère fondamental pour un auteur qui revendique constamment la continuité et la cohérence de sa production - ne passe pas uniquement par la référence à l’utopie. Bref, il s’agit de montrer comment, dans le cas présent, l’utopie n’est pas un dispositif herméneutique homogène et autonome mais un élément subordonné d’un dispositif plus complexe. C’est peut-être d’ailleurs une des raisons pour lesquelles, sans renoncer à ce texte, Campanella ne produit pas un autre texte du même ordre jusqu’à sa mort.9

De fait, dans le texte utopique, le lecteur connaît beaucoup de ce dont on parle, même s’il n’a jamais rien vu de tout cela. La carte d’Utopia qui est placée dans l’editio princeps du livre de Thomas More est d’ailleurs plutôt moins étonnante que certaines cartes censées représenter des parties du monde que l’on n’a pas encore explorées. Même les plans des cités idéales doivent beaucoup à une forme de rationalité et de culture parfaitement identifiées et diffusées au XVIe siècle : celle des peintres-architectes de la deuxième moitié du siècle précédent de Piero della Francesca a Francesco di Giorgio Martini ou à Filarete. Paradoxalement, peu de choses singulières sont inventées dans l’utopie politique. L’utopie politique n’est pas de l’ordre du néologisme mais plutôt de l’ordre de la reformulation, nouvelle grammaire plutôt que nouveau lexique. En dehors de quelques paradoxes et de quelques provocations, on ne parle pas de choses vraiment nouvelles mais on les réorganise différemment. L’utopie, si n’est pas présente ici et maintenant, reste pensable: elle réutilise un matériel connu et elle le fait pour aujourd’hui. En tant que bricolage théorique, elle est la poésie de la politique dans la mesure même où elle représente la part de création possible en politique ; une part de création pour quiconque n’a pas renoncé à penser la communauté civique dans ce qu’elle pourrait être - et pas seulement dans ce qu’elle est. Du même coup, l’utopie est mise au service d’une réflexion sur l’histoire comparée des gouvernements; elle est ancrée dans une histoire complexe articulant des temporalités et des territoires de références multiples et ne relève donc d’abord ni de l’uchronie ni de la fiction. Elle n’est donc stricto sensu ni hors de l’espace commun (nusquama nostra, selon l’expression célèbre de la correspondance entre More et son ami Erasme), ni hors du temps même si elle est présentée comme telle: elle appartient à un territoire et à un temps qui sont seulement décalés et qui dépendent fondamentalement de l’espace et de la temporalité propres aux auteurs (à leurs pratiques et à leurs connaissances) mais aussi propres aux lecteurs (et ce, quel que soit le moment de l’appréhension du texte, quel que soit le temps de sa réception). Les Solariens de Campanella ne sont pas plus étranges pour le lecteur du XVIIe siècle que bien des peuples d’Europe évoqués dans les récits des voyageurs ou des marchands (pensons par exemple aux barbares septentrionaux10), et les allusions très historiques à Naples ou à l’Amérique dont Campanella parsème son texte sont des indices de la chose.11

di un ordine sociale nuovo" (Andreatta e Baldini, 1999, p. 21-24). Au terme de son raisonnement Andreatta associe toute écriture utopique à un malaise et à une protestation de l’auteur par rapport à la réalité sociale de son temps (disagio et protesta): du coup, il critique la position de Trousson en soulignant que "non la struttura utopica del pensiero dipende dal genere letterario scelto, ma ogni genere letterario adottato si lascia metabolizzare dal modo utopico di pensare la politica" (Ibid., p. 52).

6 Campanella, 1941.

7 Il est entendu que pour tout ce qui concerne la biographie de Campanella on se reportera au travail remarquable de Ernst, 2002.

8 Margherita Isnardi Parente (Parente, 2007, p.78) à la fin de sa préface à l’édition Laterza de l’Utopie de More (1980), relève ainsi que More "non dipinge una ragione umana impossibile" et que "la forza dell’Utopia non è solo nell’essere un ideale radicale e assoluto ma nel suo porsi come paradigma puro e non come programma d’azione" à cet égard, il est possible de dire que Campanella va au-delà de ce que dit Isnardi-Parente à propos de More quand elle affirme aussi que l’humaniste anglais construit une "anti-Europa" et "dipinge solo una condizione e una situazione di fatto irrealizzabile".

9 Il est tout aussi significatif de voir comment la cité du Soleil ressurgit d’ailleurs dans deux textes de nature différente cités plus haut et rédigés à la fin des années 1530, les quaestiones et l’importante Eglogue au dauphin.

10 Voir sur ce point l’étude à paraître de Susanna Gambino Longo, intitulée Alter orbis et exotisme boréal: le Grand Nord selon les humanistes italiens.

11 Voilà une des raisons pour lesquelles il est recevable de

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Si on me permet ce paradoxe, je dirais donc que l’utopie politique n’est pas d’abord un voyage - ni dans l’espace, ni dans le temps - même si elle est souvent racontée par un voyageur, qu’il s’agisse de l’Hytlodée de More ou du "nocher de Colomb" de Campanella. Si récit de voyageur il y a, c’est un voyage vers des terres théoriques connues, celle des questions que se posent les hommes depuis qu’ils vivent en société sur la meilleure façon d’être ensemble et qu’ils se posent à chaque fois dans leur présent.12 Nombre de contemporains comprirent d’ailleurs très bien cette logique si l’on en juge par le choix de Francesco Sansovino qui intègre l’exemple d’Utopia dans ce manuel de vulgarisation du droit institutionnel, à la portée de tous, qu’est son Del governo et amministratione di diversi regni et republiche cosi’ antiche come moderne, dont la première édition est publiée à Venise en 1562 (mais le texte connut plusieurs rééditions augmentées jusqu’à la fin du siècle). Sansovino ne reprend évidemment dans cette logique-là que le second livre de l’ouvrage de More: ce n’est pas l’œuvre de More comme livre singulier, doté d’une dynamique et d’une stratégie d’écriture uniques, qui l’intéresse, mais l’exemple de régime particulier qu’il offre. Qui plus est, Sansovino en fait même une sorte d’horizon de son propos sur les gouvernements réels en le plaçant à la fin du volume, au dernier rang des exemples de gouvernement inclus dans l’ouvrage, tous les autres relevant de régimes ayant une existence historique.13 Et l’incompréhension, non dénuée d’ironie, que d’aucuns ont pu manifester face à l’utilisation du texte de More par un très sérieux juriste tel Alberico Gentili est-elle vraiment fondée?14 Au contraire, les tirades de More peuvent avoir valeur de sentence doctrinale aux yeux de ses contemporains juristes: la frontière entre les phrases de l’utopie et les énoncés du corps de doctrine juridico-politique est moins étanche qu’on ne le croit parfois. Dans cette perspective, Thomas More semble avoir acquis dans les débats de l’époque une auctoritas équivalente à d’autres auteurs, dont les textes ne sont pas classés d’ordinaire dans les utopies, notamment pour réfléchir sur la question de la guerre juste, sans tabous ni préjugés, et c’est bien cela qui compte. Bodin dans les Six livres de la république cite évidemment More comme un auteur qui relève d’une réflexion purement théorique – et donc différente de la sienne - sur le meilleur gouvernement,15 mais il en parle aussi comme un auteur comparable à Contarini, Aristote, Platon, Machiavel, à savoir comme un auteur qui réfléchit sur la typologie des régimes et des gouvernements historiques,16 ou comme un bon conseiller, "chancelier" (alors qu’évidemment on sait qu’au moment de la rédaction de son petit chef d’œuvre, More n’était pas chancelier), auteur lui aussi d’une République.17

Dans cette perspective, qui ne pouvait être étrangère à l’infatigable lecteur qu’était Campanella, la question que l’utopie pose serait donc moins celle de l’invention et de l’inconnu que celle de la connaissance, de son statut et de sa traduction en actes et en réalités pour la vie des hommes, notamment à l’aide de logiques comparatistes. Ce questionnement tenaille d’ailleurs Campanella depuis ses années de formation et sa rébellion contre l’aristotélisme qui structurait l’apprentissage de toute connaissance dans l’enseignement de son temps. C’est bien cela qui fait de l’usage des livres une

ne pas compter les voyages extraordinaires au nombre des utopies, ou, si l’on préfère, car cela revient exactement au même, voilà une des raisons pour lesquelles il est loisible de réserver le mot d’utopie aux voyages extraordinaires.

12 Mon travail ne reprend donc pas les classifications et les définitions de l’utopie telle qu’on peut les trouver par exemple du côté de la littérature avec Cioranescu, 1973, p. 19-23 ou du côté de l’urbanisme avec Choay, 1980.

13 Quoi qu’il en soit, le régime des Utopiens donne lieu au "chapitre" le plus long du recueil. On remarquera que Sansovino introduit le texte en reprenant mot pour mot, sans le signaler évidemment, l’éloge de More par Paolo Giovio dans ses Elogia et pose le texte de More comme un modèle à appliquer. Sur ce curieux manuel de droit institutionnel comparé qu’est le texte de Sansovino voir l’article récent de Carta, 2007).

14 Cf. Firpo, 1977, p. 31-58 (le passage évoqué se trouve p. 54-55 de cette étude). Firpo semble s’étonner ainsi du fait que "neppure l’ombra di un dubbio sfiora il sottile giurista nel trattare come sentenze dottrinali, come vere e proprie auctoritates, sia pure esecrabili, quelle che in More sono caustiche allegorie, ritorsioni feroci dell’inerme ingegnosità borghese contro la violenza sistematica delle aristocrazie bellicose e parassitarie ". Voir sur ce point la récente édition d’Alberico Gentili, 2009.

15 Six livres de la République, I, 1: "nous ne voulons pas aussi figurer une République en Idée sans effet, telle que Platon et Thomas le More Chancelier d'Angleterre ont imaginé, mais nous contenterons de suivre les règles Politiques au plus près qu'il sera possible. En quoi faisant, on ne peut justement être blâmé, encore qu'on n'ait pas atteint le but où l'on visait,

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nécessité et un problème: une nécessité pour la transmission du savoir et le dialogue des disciplines, en particulier pour les personnes qui appartiennent à des espaces et à des temps différents, mais aussi un problème car le livre est aussi facteur de réduction du processus d’apprentissage de la complexité du monde. Le livre est toujours en retard, lacunaire, incomplet, au regard de la Création. Mais, si l’observation d’un brin d’herbe ou d’une fourmi en dit plus sur le monde qu’un livre, comment en revanche une utopie qui reste d’abord un livre peut-elle en dire plus sur le gouvernement qu’un traité en bonne et due forme?

L’utopie est en fait du côté du brin d’herbe, dans la mesure où elle est création poétique, artefact: née de l’imagination de l’individu, elle est partie prenante de l’autre création, celle de Dieu, poesis de l’homo faber, poésie et non théorie. Voilà pourquoi la cité du soleil est vraiment un "dialogue poétique". L’utopie n’a pas besoin de l’argument et ne s’arrête pas à la narration, elle ne prouve ni ne décrit: elle montre pour créer et annoncer. Pour ce faire, il convient de tenter de comprendre ce que la conjugaison des limites retrouvées et de l’acceptation du mystère de la création du Monde nous dit de la liberté humaine et de notre rapport au monde comme apprentissage de la communauté et proclamation d’une vérité, pas d’une fiction. La poésie est du côté de la vérité politique et du côté de l’histoire (les fables doivent reprendre les événements contemporains pas ceux de la mythologie), pas du côté du "roman politique" selon une définition parfois accolée à l’utopie classique.18

Il ne s’agit donc pas de déployer une utopie qui serait irénique dans un espace qui n’aurait rien de commun à ce qui n’est pas elle. Il ne s’agit pas de poser un langage politique alternatif à celui de l’histoire en train de se faire.19

L’hypothèse que je soutiens ici est que la re-spatialisation de l’utopie pourrait permettre sa ré-historicisation et nous dire tout ensemble quelque chose sur les réformes nécessaires du monde de la politique comme elle va et sur l’écriture de son histoire tout ensemble locale et globale.20 De fait, on peut se poser la question de savoir sur quoi se fonde la mise en série trop systématique de textes (qu’on les associe au texte de More ou encore, de Troie à Jérusalem, aux cités mythiques de l’antiquité grecque et à la tradition judéo-chrétienne). Va-t-il vraiment de soi de postuler l’existence d’une unité analogique de l’utopie comme "genre" ou catégorie? La référence à More, toute explicite qu’elle soit parfois, ne fonctionnerait-elle pas elle-même comme un rideau de fumée, une recherche d’auctoritas tout à la fois humaniste et catholique?

Je prendrai pour illustration de ce questionnement l’attitude d’un grand bibliographe de la fin de l’époque que nous considérons, et qui fut par ailleurs disciple puis, un temps, ami de Campanella: Gabriel Naudé. D’un côté, on trouve chez de ce dernier des traces manifestes d’une association de textes "utopiques" très différents, quand il aligne, en 1649, "L’Utopie de Morus, l’Atlantide de Bacon ou Verulam [Francis Bacon est lord Verulam], la Cité du soleil de Campanella, le royaume d’Antargil, la descouvert de l’Isle Anapalsim par le marquis de Cadaret, et la description de la grande ville

non plus que le maître pilote transporté de la tempête, ou le médecin vaincu de la maladie ne sont pas moins estimés, pourvu que l'un ait bien gouverné son malade, et l'autre son navire."

16 Ibid., II, 1: "Opinion des anciens, touchant l'état des Républiques. Platon y a bien ajouté une quatrième, c'est à savoir où les gens de bien ont la souveraineté, qui est en propres termes la pure Aristocratie, mais il n'a point reçu la mélange de trois pour forme de République. Aristote a reçu celle de Platon, et la mélange des trois, et en fait cinq sortes. Polybe en a fait sept, trois louables, trois vicieuses, et une composée des trois premières. Denys d'Halicarnasse a mis outre les trois premières, la quatrième mêlée des trois ; et au même temps Cicéron, et après lui Thomas le More en sa République, Contarin, Machiavel, et plusieurs autres ont tenu la même opinion, qui est bien fort ancienne, et n'a pas pris origine de Polybe, qui toutefois s'en donne la louange, ni d'Aristote, [mais] auparavant lui plus de quatre cents ans Hérodote l'avait mis en lumière, disant que plusieurs la tenaient pour la meilleure ; mais il tient qu'il n'y a que trois, et que toutes les autres sont imparfaites. Et [si ce] n'était que la raison m'a forcé de tenir le contraire, peut-être que l'autorité de si grands personnages m'eût vaincu. Il faut donc montrer par vives raisons que c'est un erreur, et par les raisons même et exemples qu'ils ont mis en avant."

17 Ibid, III, 1: "Et par ainsi, pour éviter à ce qu'il ne soit rien arrêté au conseil témérairement, l'avis de Thomas le More me semble bon, qu'on propose un jour auparavant ce qu'on doit résoudre le jour suivant, afin que les délibérations soient mieux digérées, pourvu toutefois qu'il ne soit point question de l'intérêt particulier de ceux qui

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d’Orbe et des Orbitains, que le docte Barthélémy Aneau nous a donné sur la fin de son mystique roman intitulé Alector". Mais, de l’autre, il ajoute que ces textes "ne sont rien autre chose que des projets, suivants lesquels on pourroit esperer de réussir à perfection à réformer la conduite des hommes"21: ce qui est déclaré commun à ces textes est bien d’être des projets de réforme de la société politique. Et d’ailleurs, ce même Naudé quelques années plus tôt, en 1642, dans sa Bibliographie politique limitait le nombre d’ouvrages traitant de "républiques imaginaires" à trois livres dont ceux de More et Campanella.22 Cette catégorie d’ouvrage sur les "républiques imaginaires" est donc très peu fournie (la moins fournie de l’ouvrage).23 Du même coup, Naudé inscrit ces textes dans une longue tradition qui, depuis Platon, propose des discours sur les "républiques idéales" ou "républiques imaginaires". Ce qui est ici en jeu c’est la proximité avec des textes qui s’intéressent à "l’image" que l’on se fait de la politique et non à ses effets (selon la célèbre distinction du chapitre XV du Prince de Machiavel): on est ainsi fondé à considérer que l’on tient là une des formes possibles de la tension entre machiavélisme et anti-machiavélisme dans la pensée politique d’Ancien Régime (ce qui ne signifie d’ailleurs pas du tout rabattre de façon réductrice le texte dit utopique sur une manifestation de l’anti-machiavélisme). Et Naudé, en faisant de tous les textes qu’il évoque en 1649 "rien d’autre que" des projets de réforme du monde, n’étend-il pas le champ de l’utopie au-delà des canons traditionnels de la définition du genre philosophico-littéraire en l’ancrant ainsi dans une tension historico-politique? Dans cette perspective, la mise en récit du geste royal d’Utopus inventé par More quand il lui fait rompre le cordon qui relie l’île à la terre s’avère un geste trompeur. Comme une ruse de l’humaniste, il nous dit moins la rupture d’Utopie d’avec le monde que son appartenance à une histoire et à un monde. Au moment où il semble fonder son unicité et son isolement (caractéristique du "pays utopique" selon Cioranescu24), l’humaniste crée pour Utopia une Histoire par rapport au monde et avec le monde (et une histoire belliqueuse, une histoire de guerre25). Bref, Thomas More nous dit le contraire de ce qu’il semble écrire: Utopia ne saurait exister hors du monde et sans lui, hors du temps des hommes et sans se soumettre à ses heurs et malheurs. Dans les textes des auteurs fondateurs de ce que l’on nomme utopie, de More à Campanella, ce qui est premier n’est peut-être dès lors ni l’étonnement des voyageurs européens devant les réalités qu’ils découvrent, ni l’expérimentation circonscrite d’une autre organisation de la société, mais la recherche d’un nouveau gouvernement, d’un meilleur régime (qui n’est pas d’ailleurs nécessairement le meilleur des régimes, selon le sens que confère le préfixe eu- au terme d’utopie). Ces premières "utopies" en appellent donc moins à l’imagination du voyageur ou au laboratoire de l’ingénieur qu’à une confiance dans la possibilité d’un meilleur régime. On parle de la "république" de More (pas de son "utopie"), tout comme on parle de la république de Platon ou de celle de Bodin. Leur horizon est un possible ordre du monde plutôt que l’appel à une table rase et à la construction d’un homme nouveau. Tout se passe comme si les utopistes avaient mieux retenu qu’on ne l’a souvent cru la leçon exprimée entre autres par Machiavel, selon laquelle il ne s’agit pas

ont voix au conseil.". Voir aussi V, 2 ("Voilà pourquoi plusieurs anciens Législateurs divisaient les [p. 430] biens également à chacun des sujets, comme de notre mémoire Thomas le More, Chancelier d'Angleterre, en sa République, dit, que la seule voie de salut public est si les hommes vivent en communauté de biens: ce qui ne peut être fait où il y a propriété.").

18 Goblot, 2001.

19 L’espace a partie liée avec l’histoire, et ce bien avant que l’école des Annales engage à user des modèles et du langage de la géographie pour penser la longue durée. La preuve en est que l’écriture de l’histoire s’est d’abord développée - dès Thucydide - comme écriture de la guerre, et la guerre, quoi qu’en aient les tenants de la tradition des théories de la "guerre juste", est d’abord conquête et contrôle d’un territoire.

20 Dans une autre perspective que celle qui est défendue ici il faut se projeter dans un ailleurs pour aller à sa rencontre; la réalité de l’utopie est dès lors d’abord celle des mots d’une fiction privée d’espace et échappant du même coup au temps historique, territoire des mots avant d’être territoire des hommes. Ces relations rêvées entre des hommes d’un autre type seraient réservées à des communautés exclusives, marginales et préservées des aléas de l’Histoire. L’utopie conjuguerait en revanche refus de l’espace et refus de l’histoire (uchronie). L’utopie se confondrait alors avec une position sinon irréaliste, tout du moins dé-réalisée - sans qu’il n’y ait rien de péjoratif en cela, rien d’autre qu’un détachement par rapport à "la vérité effective de la chose", pour le dire en termes machiavéliens. Sa réalité et son ordre propres seraient donc plus proche de ceux de la philosophie que de ceux de l’histoire.

21 Naudé, 1649, p. 92 (dans ce dialogue entre Saint-Ange,

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de chercher ailleurs mais de changer ici. Dans la quaestio quarta De optima republica (quatrième question sur la meilleure république) publiée en 1637, Tommaso Campanella répondait d’ailleurs aux critiques en se référant à l’autorité de More, comme illustre prédécesseur auréolé de son martyre sous le schismatique Henri VIII, et en affirmant à propos de la Cité du soleil que "même si nous ne parvenions pas à réaliser complètement un modèle de république aussi parfait, ce n’est pas pour autant qu’il serait vain de proposer un exemple à imiter autant que faire se peut"26.

En qualifiant son texte de dialogo poetico, selon un sous-titre curieux voulu par lui-même, Campanella entendait ne laisser à personne le soin de décider à quel "genre" rattacher son texte. Ce faisant, il n’est peut-être pas sans intérêt de revenir à une interrogation banale par laquelle nous avions introduit notre propos: quel est le statut de ce texte, certes marginal dans sa production, mais auquel il est resté fidèle jusqu’à la fin de sa vie, comme le montrent justement ces quaestiones datées de 1637, ou encore l’insertion d’Heliaca dans l’églogue au dauphin rédigée quelques mois avant sa mort en 1639?27

Il se fait jour, chez Campanella, une composition de la tension utopique et de l’aspiration universelle qui n’est somme toute pas aussi simple et évidente qu’il n’y paraît. La logique qui prévaut dans la première est plutôt locale, circonscrite, fondée sur des limites d’autant plus affirmées qu’elles ne sont pas localisables et que la forme de l’île y est souvent privilégiée, avec un discours qui insiste sur les singularités, les différences, la rupture et le pas de côté par rapport au reste du monde et à son histoire. Avec cette "déterritorialisation" de l’argumentaire politique, la principale difficulté est de s’inscrire dans une histoire. De son côté, l’aspiration universaliste insiste au contraire sur la totalité, sur la communauté, sur la continuité, sur la contiguïté entre les différentes parties du monde et les différents aspects de la Création: il s’agit dans ce cas de penser avec la Création divine et non de penser contre l’histoire commune des hommes, d’imposer une doxa et non de construire un paradoxe, de présupposer une possible fin de l’histoire (comme retour à un "âge d’or") et non d’espérer une suppression de la temporalité, de nature uchronique. Dans cette perspective, il convient de se mettre au centre et non de se mettre de côté, de favoriser l’inclusion et non de se détourner volontairement du reste du monde. Ce qu’il est malaisé de penser dans ce cas, ce sont les fractures et les ruptures.

La question est donc de savoir si la liaison entre la tension utopique et l’aspiration à l’universel est possible hors d’un espace abstrait où le non-lieu de l’utopie et le lieu unique de l’universel eschatologique se rapprochent parce que la "déterritorialisation" de l’une s’avère compatible avec l’unification mystique (mais aussi territoriale) de l’autre. N’y aurait-il pas là une sorte de tour de passe-passe herméneutique et ne faudrait-il pas chercher un autre point de conjonction entre les deux tendances dominantes de cette pensée campanellienne? Avant de tenter de répondre à cette question, remarquons que ce serait une erreur de considérer au nom d’une posture anachronique et un peu laïciste – que l’appel à l’unité de la Chrétienté et l’annonce de l’âge d’or à venir bientôt ne seraient que la traduction historique du discours

libraire, et Mascurat, imprimeur, c’est ici le second qui parle en réponse à une remarque du libraire qui avait déclaré précédemment "il y a tant d’autres choses à reformer en la conduite des hommes, que ce ne seroit iamais fait d’en penser venir à bout"; par la suite la question n’est pas reprise).

22 Voir Challine, 1642. (pour la citation p. 44-45).

23 Campanella y est défini comme un "homme certe d’un esprit prodigieux et plein de feu qui parmy les ténèbres et les ordures de la prison a basti une cité du soleil avec tant de nouvelles pensées et de si hauts sentiments qu’outre diverses speculations philosophiques, elle contient encore plusieurs préceptes par le moyen desquels les Etats pourroient estre plus seurement gouvernés et les hommes mesmes devenir meilleurs qu’ils ne sont".

24 Cioranescu, 1973, p. 33-35.

25 Sur ce point, voir Fournel, 2010 (dossier monographique "Guerre, droit et politique", D. Quaglioni et J.-C. Zancarini (eds)), disponible sur la toile.

26 Questione quarta sull’ottima repubblica, p. 110 ("si ad tam exactam reipublicae ideam pervenire non possumus, haud propterea superflui sumus, dum exemplum ponimus imitandum quantum possumus").

27 Giancotti (ed.),1998, p. 652.

28 Même s’il est souvent présent dans les réflexions politiques du XVIe siècle italien. Il n’est que de penser à cet égard aux fondements de la vision politique exprimée par la grande saison de la pensée politique florentine de Savonarole à Machiavel (ainsi dans le discours de la méthode du chapitre XV du Prince) en passant par Francesco Guicciardini (on pense à son prologue au Dialogue sur la façon de régir Florence) ou par

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de l’utopie. C’est même plutôt le contraire qui est vrai à savoir que l’utopie n’est qu’une des modalités d’un complexe discours philosophique, poétique, théologique et historique. Il ne s’agit pas en effet d’enfermer l’interprétation dans un discours binaire,28 un peu schématique, opposant idéal et réalité, utopie et histoire, voire, de façon néo-aristotélicienne, vraisemblable et vérité.29 Avec une constance étonnante, Campanella proclame toujours, entre autres dans son anti-aristotélicienne Poétique, son attachement à l’horizon de vérité qui s’impose à toute écriture poétique tout comme à la nécessaire inspiration présente de la poésie moderne. Cette exigence de vérité est suffisamment forte pour que l’auteur, conscient de l’enjeu, ajoute30 un commentaire explicatif (une esposizione) à chacun de ses poèmes. Pour le prédicateur calabrais, c’est dans la projection de la poésie vers cette vérité que réside la fonction sociale de l’écriture poétique.31

Du coup, une des cibles constantes de Campanella dans tous ses textes est le mensonge - menzogna - qui est le propre des hypocrites, des sophistes, des tyrans et des suppôts de Machiavel (ipocriti, sofisti, tiranni, machiavellisti). Ainsi se fait jour l’exigence d’interventions écrites formellement différentes afin que l’on puisse dire de toutes les façons possibles ce qu’il faut dire. Les textes de Campanella ne sont donc pas complémentaires parce qu’ils concernent des moments et des domaines différents du savoir humains – selon une logique encyclopédique – mais parce qu’ils entendent dire la même chose avec des modalités et sous des points de vue différents. Voilà pourquoi, encore une fois, la Cité du soleil est bien un dialogo poetico: le texte doit être défini comme poésie autant et plus que comme utopie pour pouvoir échapper à l’accusation de mentir. Il ne doit pas relever de la "fable" (favola) pour accéder à une véridicité, puisque l’auteur n’aime pas les fables, comme le rappellent ses traités théoriques de Poétique32 mais aussi nombre de ses poèmes.33 En fait, l’utopie relève de la poésie et la poésie relève de la philosophie et de la science donc d’un discours de vérité34: voilà qui suffit à justifier l’écriture de la Cité du soleil (contrairement à More, Campanella n’entretient pas de rapport avec la tradition du lusus)35. Il n’est donc pas interdit de considérer que Campanella n’a besoin de More en 1637 que pour des raisons polémiques et apologétiques.

Enfin, ultime point de cristallisation, la prophétie et l’utopie deviennent les modes d’actualisation d’une perception du temps et d’une conception de l’Histoire impériale. Cela a à voir avec la mise en place méthodologique de ce que l’on pourrait appeler une géosophie campanellienne, à savoir une véritable sagesse des territoires, un savoir du monde, qui, contrairement à la géographie, ne vise pas à les décrire,36 mais les inscrit dans une logique holiste, fortement centripète. Le tout, cependant, à la condition de ne jamais perdre de vue que la conscience permanente de la fragilité de cette logique redonne toute sa place à la liberté humaine et donc à son histoire. La géosophie ne désigne donc pas ici une science constituée, si nouvelle soit-elle, pourvue de sa matière circonscrite, de ses limites, de ses propres critères, de ses objectifs, de ses dispositifs analytiques et de son système de contradictions, bref de sa rationalité spécifique et de son régime de vérité, comme peut l’être la géographie étudiée avec acuité dans les dernières

Donato Giannotti (à l’image de ce qu’il fait dans le dialogue sur les institutions de Venise et dans le traité sur ce que pourrait être un bon régime républicain à Florence).

29 C’est au fond la raison principale qui a pu conduire à rabattre le genre utopique vers la déclamation paradoxale ou le lusus à la manière de Lucien.. A cet égard, Campanella est pour l’essentiel différent de More, Rabelais, Erasme ou Montaigne, auxquels convient sans doute mieux ce que Levi Strauss appelle une forme de " schizophrémie intellectuelle " conjuguant conservatisme ou conformisme et liberté absolue du for intérieur et permettant de surmonter dans l’utopie le divorce entre connaissance et action (l’ethnologue parlait de Montaigne dans Histoire de lynx, selon une citation reprise par Frank Lestringant – voir Lestringant, 2000, p. 256-259, d’où je tire la référence à Levi Strauss).

30 A la manière du Dante de la Vie Nouvelle ou du Banquet, mais aussi du poète savant Giulio Cortese, qu’il a côtoyé à Naples au sein de l’Académie des Svegliati. Sur Giulio Cortese voir Fournel, 2012.

31 On peut construire un discours continu croisant une analyse suivie des poésies de la Scelta (surtout les premiers poèmes du recueil qui ont presque tous une valeur programmatique) et une lecture progressive systématique du "dialogue poétique". La transformation, en 1622, grâce au travail éditorial de Tobia Adami, de l’accumulation des poésies singulières en un livre qui les met en série donne lieu à une soigneuse sélection (d’où le titre de scelta) au sein de l’ensemble des textes disponibles: cette édition anthologique est ensuite revendiquée par l’auteur et prend ultérieurement toute sa place dans la liste de ses œuvres

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décennies, que l’on pense aux travaux classiques du père de Dainville sur la géographie des humanistes ou à ceux, plus récents, de Jean-Marie Besse sur la mesure du monde.37 La géosophie est ici une exigence éthique et méthodologique, donc pour Campanella religieuse (dans la mesure où la religion est constitutive d’un lien social qui croise constamment nécessités morales et cadre herméneutique de référence): elle échappe aux systèmes de pensée dominants pour redonner une place prépondérante à l’expérience individuelle du monde dès lors qu’elle ne s’enferme pas dans la singularité de la perception mais se met au service d’un bien et d’une histoire qui sont communs. Il existe de fait une autre relation entre géographie et politique qui se forge entre l’Italie et l’Espagne et se fonde sur le renouveau de la vieille question impériale dans une perspective religieuse, largement providentialiste, prophétique voire – c’est parfois le cas chez Campanella - messianique.38

Processus dynamique de connaissance orientée et idéologie revendiquée: la vision et la lecture du monde de Campanella mettent ainsi une géographie réduite aux acquêts au service d’une lecture catholique de l’histoire des hommes et d’une injonction prophétique sur leur avenir. Une injonction rendue d’autant plus constante qu’elle se nourrit de la tension messianique.39 Campanella n’entend pas plier son propos à l’histoire en train de se faire dans les "découvertes" des Européens et se refuse à faciliter l’introduction de tout élément de nouveauté dans un partage du monde rejeté a priori.40 Prophétie et géographie ont en commun d’organiser pour les hommes une visibilité de l’espace-temps, de faire voir ce que l’homme n’a pas les moyens de voir d’où il est, d’où il vit: la géographie donne à voir le monde inconnu et la prophétie le temps indéterminé.

La tension utopique part d’une posture prophétique dans la mesure où prophétie et utopie induisent une critique radicale de l’existant et une inscription volontariste dans une histoire à construire (tout comme l’est le choix d’Utopus, le premier des rois d’Utopia, de transformer la presqu’île en île). Campanella a bien compris que l’espace méditerranéen cesse dorénavant de se confondre avec l’espace mondial et il sait l’importance de la boussole qui justement permet d’abord de naviguer au-delà des colonnes d’Hercule sans se contenter de suivre les côtes d’Afrique. La seule vérité poétique est là, dans cette expansion contemporaine de la loi de Dieu. Par opposition, les Grecs appartiennent au passé et la réflexion poétique est alimentée par la nouvelle géographie du monde qui met à bas l’aristotélisme.41 La Cité du soleil est l’illustration la plus célèbre de cette requête: le personnage principal est en effet un Génois "nocher de Colomb" (choix d’autant plus significatif qu’il semble être intervenu dans un second temps, d’après la reconstitution de la rédaction du texte, et qu’il induit un déplacement, un décalage, par rapport à l’histoire contemporaine convoquée par Campanella dans le texte). Avant d’être une utopie, la Cité du soleil est une annonciation, présentée au fil d’un compte rendu de voyage d’un homme-symbole, guide possible vers une nouvelle histoire. L’ailleurs y est mis au service d’une annonce de ce qui va advenir, différemment mais selon un dispositif comparable à ce qui va se passer dans l’Eglogue au dauphin écrite quelques mois avant

publiées (voir sur ce point la parfaite présentation que Francesco Giancotti donne de cette publication in Campanella, 1998, p. XCVII-CIV ainsi que le Sintagma dei miei libri e sul corretto metodo di apprendere / De libris propriis et recta ratione studendi syntagma, 2007, p. 42-43).

32 Campanella, 1998, p. 340-359 et p. 537-559.

33 Frank Lestringant a montré que, à la fin du XVIe siècle, cette accusation de "mensonge" touche aussi les cosmographes accusés de prétendre de façon indue dire l’intégralité du monde (cf. Lestringant, 1991a, p. 239-260). C’est pourquoi nous ne saurions associer trop vite le dialogue poétique de Campanella à la tradition des études sur les "fictions philosophiques" de la Renaissance, même si la cité du soleil a en commun avec ces dernières "un espace qui n’est pas seulement un cadre d’exposition mais une structure intellectuelle et narrative qui donne sens au propos" Voir sur ce point Lestringant, 1991b. (La citation est tirée de la contribution de Frank Lestringant à ce même recueil d’études, intitulée "Fictions cosmographiques à la Renaissance", Ibid., p. 101).

34 Dans la canzone n° 36, adressée "aux Italiens qui entendent écrire de la poésie avec les fables des Grecs" (Agli italiani che attendono a poetar con le favole greche) et destinée à proposer une poésie moderne détachée des mythes trompeurs de l’Antiquité, Campanella écrit que l’Italie qui applaudit la Grèce commet une lourde erreur contre elle-même et contre Dieu. Voir aussi le sonnet Aux poètes.

35 Sur cette tradition voir le premier chapitre du livre de Ginzburg, 2005.

36 En ce sens l’opération ne relève pas de la constitution

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la mort de l’auteur. S’il ne s’intéresse pas à la description du monde, si les jeux et ruptures d’échelles42 ne sont pas décisifs, le pas de côté que permet le dialogue poétique donne l’occasion de postuler encore une fois l’unité souhaitable et à venir – en faisant, au passage, de Naples un contre-exemple social et de l’Amérique un témoignage de la véracité de sa conviction.43 A l’unité renouvelée de la terre mesurable établie par la circumnavigation et au rapprochement spatial des Antipodes induit par les grands voyageurs ibériques, Campanella préfère toujours l’unité déjà-là et toujours là de l’Ecclesia et l’accélération temporelle du retour de l’âge d’or qu’il ne cesse d’annoncer tout au long de sa vie.44

L’utopie s’impose ainsi comme la métaphore d’un état temporel, ou plutôt, puisque Campanella n’aime pas trop figures et tropes, comme l’indice ou la trace de cet état: les Solari vivent avant la révélation. L’éloignement spatial et l’étrangeté temporelle à l’histoire de la plupart des hommes confèrent à la Cité du soleil un possible rôle de laboratoire qui peut être riche d’enseignements. Dans cette perspective, les rares, mais décisives, allusions à l’histoire contemporaine (Naples ou la conquête de l’Amérique45) ne sont pas dans la Cité du soleil des erreurs de composition et des anachronismes mais bien des ponts lancés entre le lieu de l’utopie et le temps de l’histoire pour donner à la prophétie désincarnée un territoire et un temps immédiat. On remarquera en passant que, par là même, est aussi satisfaite une des exigences du discours prophétique à savoir qu’il n’a pas vraiment besoin d’une vérification historique (ne serait-ce que parce que la prophétie est toujours "conditionnée", au nom de la défense du libre arbitre, lequel induit aussi la possibilité de l’erreur humaine).

Écriture utopique et écriture poétique, ou plutôt l’écriture utopique en tant qu’écriture poétique, s’avère(nt) un trait d’union entre histoire et prophétie, et, ce faisant, une réduction de la géographie utopique en une géoprophétie dont l’illustration matérielle est l’ouverture au monde de Solariens avides de connaissance. L’Histoire échappe certes largement, chez les machiavéliens comme chez les utopistes, au contrôle de l’homme (qu’elle dépende de la divinité, qu’elle suive une pente fatale de la nature humaine, ou qu’elle soit pour partie un produit de la fortune) ; mais elle reste, pour tous, une Histoire dans laquelle l’homme a aussi son mot à dire. Bref, si les "utopies" ne parviennent ni à circonscrire l’espace, ni à arrêter le temps, ni à s’installer durablement hors de celui-là et de celui-ci, c’est peut-être tout simplement que, comme le texte de Machiavel, elles ne trouvent leur véritable mesure que dans l’histoire de leur présent. C’est une Histoire du monde qui est dès lors mise en place: fondée sur l’inaltérable capacité d’intervention de l’individu et servie par la mise en commun des connaissances (cette "communication" systématique entre les hommes étant une prémisse de la mise en commun de leurs biens), elle est l’espace de déploiement de la liberté des hommes. Dès lors, les "découvertes" des marins ne s’opposent plus aux Saintes Écritures et, contrairement à un lieu commun interprétatif,46 Machiavel et More (ou Campanella) ne représentent pas deux paradigmes incompatibles de la pensée politique et l’anti-machiavélisme proclamé constamment peut faire bon ménage avec

d’un nouveau savoir cosmographique systématisé dont Münster en terre allemande et Thévet en France ont pu donner des exemples.

37 Voir sur ce point, Dainville, 1969 et Besse, 2004. Voir aussi le dossier monographique de Laboratoire italien (Carta; Descendre, 2008).

38 De telles considérations poussent à nuancer une vision restreinte de la géopolitique trop souvent limitée à sa matrice allemande du XIXe siècle et pensée sur la base de la théorie de l’espace vital, du rapport à la question coloniale, de la revanche nationale, de l’unité linguistique (Korinman, 1990).

39 On pourrait résumer cela en donnant tout son sens à un lieu commun de l’époque: dans les nouveautés de la géographie contemporaine, ce qui compte c’est qu’à tout moment le sacrifice de la messe soit célébré sur la terre au gré de ce que l’on n’appelle pas encore les fuseaux horaires (la traduction politique de cela étant que, selon le célèbre topos, le soleil ne se couche jamais sur l’empire espagnol et qu’à tout instant une messe y est célébrée quelque part).

40 Si Tordesillas est bien "le premier acte cosmographique de la renaissance" selon la définition de Frank Lestringant, et si, pourrait-on ajouter, Tordesillas est en quelque sorte un habillage juridique a posteriori d’événements qui relèvent déjà de la logique d’une guerre de conquête, rien de surprenant alors à ce que Campanella ne lui reconnaisse aucune légitimité : à la fin de sa Monarchie du Messie (dans le chapitre consacré aux "droits des souverains espagnols sur le Nouveau Monde"), il lui préfère – là encore non sans quelques paradoxe du moins au regard des lieux communs sur Campanella – une vision juridique plus classique de la question, ancrée dans la primauté du droit canon.

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une prise en compte très pragmatique des effets de la politique de puissance et de la logique d’expansion des empires bien ordonnés.

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41 Sur la place de la nouvelle géographie dans l’anti-aristotélisme, voir Besse, 2004, p. 70.

42 Sur lesquels s’attarde Lestringant, 1991c.

43 Campanella, 1997, p. 65 et p. 90-91.

44 Mais, sur ce point, voir Moreau, 1982, qui remarque comment la question du temps distingue utopie et âge d’or (p. 35 sqq).

45 Ibid., p. 65 (Naples y fait figure de contre-modèle pour le Génois qui, fort étrangement, parle comme s’il était napolitain en disant "nous" et en parlant au présent...) et p. 90-91 (pour la référence au Nouveau Monde, insérée dans un des rares jugements de l’Hospitalier dans lequel il affirme que les Solariens sont proche du christianisme, ce qui montre bien que la "vera legge è la cristiana e che tolti gli abusi sarà signora del mondo" come mostra la scoperta dagli Spagnoli del "resto del mondo").

46 Ce lieu commun repris récemment par Abensour, 2000, est au cœur des études de Luigi Firpo sur l’utopie et, précédemment, de celles de Gerhard Ritter dans l’immédiat après-guerre (cf. par exemple Die Dämonie der Macht, Betrachtungen über Geschichte und Wesen des Machtproblems im politischen Denken der Neuzeit, 1948 - trad. Italienne Il volto demoniaco del potere) : il s’agissait à l’époque du procès de Nuremberg de légitimer l’opposition de deux traditions politiques : la rationalité démocratique et la théorie de l’État comme puissance. On retrouve une trace de cette lecture dans une thèse récente (Bouvier, 2007).

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Y a-t-il des terres inconnues?

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