David Bellos Jacques Tati, de Jean-Philippe Guérand. Gallimard, Folio Biographies, 2007. 409 pp. ISBN 978-2-07- 033788-0. Publiée sans doute à dessein à la veille des cent ans du cinéaste, cette nouvelle biographie de Jacques Tati raconte avec brio le parcours d’un héros. On ne peut que féliciter Jean-Philippe Guérand d’avoir rempli son contrat vis à vis de la collection Folio-Biographies en racontant de façon vivante et accessible la vie d’un homme qui fut sans conteste une des grandes figures françaises de l’histoire du cinéma. Du moment qu’on n’attend de ce livre ni une recherche originale ni une analyse approfondie des films, on y trouvera plaisir et profit dans les limites de l’exercice auquel se prête Guérand. Jacques Tati est une célébrité relativement peu “biographée ». Peu loquace dans sa vie quotidienne, Tati fut d’une discrétion farouche devant les journalistes, surtout en ce qui concerne sa vie personnelle. Il n’aimait pas écrire, et laissa donc
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David Bellos
Jacques Tati, de Jean-Philippe Guérand. Gallimard,
Folio Biographies, 2007. 409 pp. ISBN 978-2-07-
033788-0.
Publiée sans doute à dessein à la veille des
cent ans du cinéaste, cette nouvelle biographie de
Jacques Tati raconte avec brio le parcours d’un
héros. On ne peut que féliciter Jean-Philippe
Guérand d’avoir rempli son contrat vis à vis de la
collection Folio-Biographies en racontant de façon
vivante et accessible la vie d’un homme qui fut
sans conteste une des grandes figures françaises de
l’histoire du cinéma. Du moment qu’on n’attend de
ce livre ni une recherche originale ni une analyse
approfondie des films, on y trouvera plaisir et
profit dans les limites de l’exercice auquel se
prête Guérand.
Jacques Tati est une célébrité relativement peu
“biographée ». Peu loquace dans sa vie quotidienne,
Tati fut d’une discrétion farouche devant les
journalistes, surtout en ce qui concerne sa vie
personnelle. Il n’aimait pas écrire, et laissa donc
Bellos Guérand, Jacques Tati
peu de documents de sa main; quant aux souvenirs
qu’il dicta au magnétophone et qui furent
transcrits par Jean L’Hôte, ils s’arrêtent… en
1929! Les coupures de presse de l’époque racontent
toutes sortes de bobards, et les archives de ses
diverses sociétés de production, qui ont toutes
fait faillite, ne sont pas facilement accessibles.
Quant aux témoins de sa vie, plusieurs proches
collaborateurs se croyant floués par cet homme
hautain et impérieux ont parlé de leurs griefs
contre l’homme plutôt que de leur compréhension de
son art. Jean-Jacques Cauliez, le premier à tenter
l’aventure d’une biographie du cinéaste fut
brutalement désavoué par Tati, pour des raisons qui
n’ont jamais été rendues explicites. La seconde,
Penelope Gilliatt, n’a fait qu’un long entretien
avec le créateur de M. Hulot pour le New Yorker,
retravaillé mais sans nouvel apport dans la version
“livre” de son article. James Harding, l’auteur de
la troisième “bio Tati”, également en langue
anglaise, a pu s’entretenir longuement avec la
soeur du réalisateur, Nathalie Tatischeff (leur
correspondance est conservée dans les archives de
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Bellos Guérand, Jacques Tati
la BFI, à Londres), mais son livre n’en est pas
moins décevant. C’est Marc Dondey qui a fourni en
langue française le premier beau volume consacré à
Tati. Il s’agit davantage d’un album de photos (de
première importance) pour accompagner la sortie du
documentaire, Tati sur les pas de Hulot, réalisé par la
propre fille de Tati, Sophie Tatischeff, que d’une
véritable étude biographique ou filmique (le texte
fait une quarantaine de pages). C’est parce que je
ne trouvais pas mieux, au milieu des années 1990,
pour expliquer ce grand homme de l’écran dont les
films m’intriguaient, que j’ai entrepris d’écrire
une vie de Tati que j’aurais aimé pouvoir lire. Mon
travail fournit à Guérand la trame générale de son
livre et aussi un grand nombre de faits et de
références, ce qui est normal : plusieurs des
interlocuteurs qui m’ont fourni de précieux
renseignements – notamment, Fred Orain, le premier
producteur de Tati, et surtout Sophie Tatischeff,
pendant longtemps la gardienne non seulement de la
mémoire de son père, mais aussi de ses archives –
ne sont plus là pour nous aider. Guérand ajoute aux
sources déjà exploitées de nombreux éléments du
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Bellos Guérand, Jacques Tati
contexte social de la vie du grand homme — les
personnalités chez qui il a dîné, les membres des
jurys où il a siégé, ses lieux de villégiature et
les voisins qu’il aurait pu y croiser, etc. — ainsi
que des informations sur l’actualité
cinématographique au moment de la sortie des six
longs métrages de Tati. On trouve aussi dans la
partie « posthume » de cette nouvelle biographie le
récit des tractations qui, suite à la mort
prématurée de Sophie Tatischeff, ont mis l’oeuvre
de son père dans les mains de Jérôme Deschamps, qui
s’est consacré depuis quelques années à la
restauration et à la remise en circulation des
principaux films.
On pense communément que le présupposé de toute
entreprise biographique est la découverte et la
démonstration de l’unité de « l’homme et l’œuvre ».
Mais le cas contraire peut exister aussi : il
arrive que la finesse et l ’intelligence d’un
créateur ne soient visibles que dans son œuvre. Si
je me suis posé la question : comment cet homme-là a-
t-il pu créer ces films-ci, je ne pense pas avoir
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Bellos Guérand, Jacques Tati
trouvé de réponse facilement formulable. Tati-homme
était lent, lourd, dominateur, brouillon, tout
juste capable de lire L’Équipe, incapable des plus
simples opérations arithmétiques, ignorant, sans
culture ; Tati-cinéaste est fin, léger, d’une
perspicacité merveilleuse et d’une profonde
humanité. La réunion des deux sous le même
imperméable est profondément improbable, mais
voilà, elle a eu lieu — grâce au cinéma (car Tati
n’aurait pu s’exprimer par la plume ou le pinceau
et n’a jamais pu jouer un instrument musical). Le
projet de Guérand est de revenir de cette
biographie « à paradoxe » à un récit plus uni, à la
Sainte-Beuve, mais en fait, puisqu’il ne parle de
l’œuvre elle-même que dans ses manifestations
publiques et sociales, il revient à une forme
encore plus ancienne de l’entreprise biographique,
et qui s’appelle : hagiographie.
C’est pour cette raison que même dans le
contexte d’un ouvrage destiné au grand public on ne
devrait pas s’étonner des métaphores et allusions
archaïques auxquelles a recours l’auteur. Même s’il
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Bellos Guérand, Jacques Tati
n’y guère plus des jeunes sortis de l’école laïque
qui pensent qu’en 1958 le général de Gaulle «porte
la Ve République sur les fonts baptismaux » (p.
200) ou qui savent que lorsque « Tati a l’âge du
Christ » il a trente-trois ans (p. 76), ces
notations sacerdotales confirment la dévotion de ce
livre. C’est également à coup de clichés surannés
— et suspects — que Guérand congratule Tati de son
supposé mépris de l’argent, qui semble sortir tout
droit d’un folklore périmé. Le Tati de Guérand est
« indifférent à ces sollicitations émanant… des
marchands du temple » (p. 118) ; il travaille d’une
façon qui « cadre mal avec le mode de
fonctionnement du cinéma traditionnel où le temps
se monnaie d’abord en espèces sonnantes et
trébuchantes » (p. 168) ; mais lorsqu’il adopte
dans une « fulgurante anticipation » le product
placement déjà banal aux Etats-Unis, il cherche non
des apports publicitaires au coût du film mais « de
généreux mécènes » (p. 253) ; et lorsqu’il se fait
payer ses prestations à la télévision, notre Saint-
Hulot-des-Écrans est « contraint de monnayer ses
apparitions » (p.269). Les formules ampoulés d’un
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Bellos Guérand, Jacques Tati
autre âge, comme « telle une vierge outragée »,
particulièrement cocasse lorsqu’elle est appliquée
à un professionnel d’Hollywood (p.226), ou « grand
cinéphile devant l’Éternel » (p. 329) parsèment sa
prose de bout en bout. C’est sans doute du même
arrière-fond idéologique que proviennent les
nombreux clichés de l’anti-américanisme de la
France des années 40 dont Guérand émaille sa prose
et, surtout, la tonalité bien-pensante de cette
entreprise, même dans les passages où le
comportement du héros n’est pas facilement
excusable (ses innombrables brouilles avec ses
collaborateurs, sa maussaderie et son arrogance,
les procès douteux qu’il a lancés et perdus pour
des questions d’argent et de droits, contre des
compagnies d’assurance, contre ses propres
financiers, et ainsi de suite). Car ce dernier
avatar de Tati est un homme bon, même quand il fut
mauvais. Or, ce n’est pas par manque d’informations
que Guérand adopte ce programme de blanchissage (il
est évident qu’il connaît bien ses sources, et il a
l’honnêteté de ne pas les travestir ouvertement),
ni par respect de la vie privée qu’il omet toute
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Bellos Guérand, Jacques Tati
référence (par exemple) aux liaisons que le
réalisateur a entretenues avec Barbara Daenneke (la
« Barbara » de Playtime) ou avec sa dernière
compagne, Marie-France Siegler. On a l’impression
que Guérand a à cœur de faire de Tati un bon
bourgeois d’antan, capable de frasques mais jamais
d’entorse grave à l’ordre et à la vertu — comme si
un brevet de moralité était nécessaire pour lui
accorder le statut de génie du cinéma. En quoi ce
ton bien-pensant peut-il servir la réputation de
Tati au XXIe siècle ? Et pourtant, dans cet ouvrage
de sanctification, figure la mention cryptée d’un
des épisodes les moins honorables de la vie du
cinéaste.
Tati lui-même a fabriqué et laissé fabriquer
une mythologie rassurante sur ses années de guerre,
où des évènements réels — son service militaire
pendant la drôle de guerre, le repli en mai-juin
1940 jusqu’au Périgord, ses prestations à Berlin,
son « hivernage » estival à Sainte-Sévère, et son
mariage avec Micheline Winter en avril 1944 — se
succèdent dans un flou chronologique qui permet
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Bellos Guérand, Jacques Tati
sans la rendre explicite une image de Tati sinon
résistant, du moins réfractaire, précisément comme
il fallait dans les années 1950. Aujourd’hui
Guérand ne peut pas redébiter cette légende telle
quelle, et il admet donc les chainons manquants :
la carrière de mime poursuivie au Lido de Paris, le
départ en Allemagne dans le cadre de l’organisme
Kraft durch Freude, la brièveté du séjour à Sainte-
Sévère. Il ne cache pas non plus à ceux qui ont une
bonne mémoire que le travail fait par Tati au Lido
comptait à la Libération comme collaboration
passive, puisque Jean Yatove, le chef d’orchestre,
et qui par la suite a fait les musiques de l’Ecole des
facteurs et de Jour de fête, a été sanctionné par une
interdiction de travail de trois mois. Guérand fait
même état de la liaison de Tati avec « une danseuse
du Lido » en 1941. Mais c’est précisément son
traitement de cet épisode jusqu’ici confidentiel
qui révèle le plus clairement son attitude
désinvolte envers la vérité humaine et historique.
Dès octobre 1940, Léon Volterra rouvre les
portes du Lido de Paris, qu’il avait pris en
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Bellos Guérand, Jacques Tati
gérance comme l’un des dix-sept cabarets, théâtres
et restaurants réquisitionnés par l’Occupant pour
l’usage exclusif de militaires et de civils
allemands en poste à Paris. Il reconstitue la
troupe en y ajoutant entre autres les sœurs Molly
et Herta Schiel, deux jeunes danseuses
autrichiennes ayant fui leur pays lors de
l’Anschluss, car Heinz Lustig, l’amant de cœur de
Herta, était juif. Cherchant à gagner les Etats-
Unis, le trio avait fini à Marseille lors de la
chute de la France. Heinz a pu poursuivre sa route
jusqu’au Maroc, mais les deux sœurs, bloquées en
France, étaient revenues à Paris pour y trouver ce
travail. C’est Herta qui fut choisie pour
présenter, entre autres, le numéro du mime Jacques
Tati à la clientèle allemande. Entre les deux
artistes, une admiration sincère et une affection
mutuelle conduisirent à une liaison. Jacques Tati
fournira au Lido deux saisons d’hiver, celles de
1940-41 et 1941-1942 (les programmes imprimés
subsistent et présentent le numéro de Tati comme le
clou du spectacle ; Herta pour sa part est nommée
parmi la troupe dans plusieurs numéros de « danse
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Bellos Guérand, Jacques Tati
artistique »). Mais en janvier 1942 Herta se trouve
enceinte, et le drame commence. Tati ne veut
surtout pas se charger d’une épouse sans références
aucunes – sans fortune, sans nationalité véritable,
sans famille, sans métier autre que celui de
danseuse de cabaret. Ou plutôt, c’est Nathalie, sa
sœur aînée (curieusement, très peu présente dans
l’ouvrage de Guérand, alors qu’elle a joué un très
grand rôle dans la vie de Jacques Tati) qui a
insisté sur la rupture de cette liaison et sur un
avortement (à l’époque, illégal, et encore plus
lourdement sanctionné par les lois de Vichy que par
celles des IIIe et IVe Républiques). Herta a refusé
l’avortement, et dans la dispute qui s’ensuivit,
elle reçut le soutien total de la troupe du Lido et
de son gérant. A la fin de la saison, Tati fut
renvoyé, son comportement de goujat étant considéré
comme inacceptable dans le monde fermé et familial
des gens du spectacle. Herta, pour sa part,
accouche d’une fille à l’Hôpital Tenon le 1er aout
1942. L’état civil du bébé est Helga Marie-Jeanne
Schiel, le nom du père ne paraissant pas sur l’acte
de naissance. Mais tout le monde sait qui est le
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Bellos Guérand, Jacques Tati
père, et plusieurs témoins de cette histoire —
d’anciennes danseuses du Lido, par exemple — n’ont
jamais perdu contact ni avec Herta (décédée à
Vienne en 2005) ni avec la fille de Jacques Tati.
Lui, se met au vert pendant l’été 1942, à Sainte-
Sévère, grâce à des subsides de sa sœur, qui gagne
très bien sa vie en tenant une boutique de lingerie
fine dans le quartier Saint-Honoré. Vers la fin de
l’automne, à sec une fois de plus, il arrive à
trouver un engagement à Berlin. Il s’arrête à Paris
et passe voir la mère de sa fille, accompagné de
Georges Carpentier (ancien champion de boxe,
reconverti en tenancier de bar et personnalité très
en vue de la vie nocturne dans Paris occupé) pour
lui offrir une somme d’argent en échange de sa
signature. L’argent provenait encore une fois de
Nathalie ; Herta crut tout d’abord qu’il s’agissait
d’un simple reçu, mais à la lecture découvrit que
c’était en fait une reconnaissance de non-
paternité. Ce document parfaitement légal empêchait
tout recours de la part de la mère envers le père,
désormais protégé, mais il laissait à l’enfant la
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Bellos Guérand, Jacques Tati
possibilité de postuler au statut d’enfant naturel
lors de sa majorité.
Placée en nourrice par sa mère chez une Madame
Gora dans le village de Lardy, les premières années
de cette fille rejetée furent relativement
idylliques au cœur de la campagne française, alors
que sa maman, fort sensible aux persécutions dont
elle est le témoin horrifiée, aide par des
traductions et d’autres importants services un
réseau d’agents de la France libre dirigé par le
Dr. Weil. Après la guerre, Herta, qui ne pouvait
demander un passeport français, rejoignit son
ancien ami Heinz Lustig au Maroc. Sa fille resta en
pension en France jusqu’en 1948. A l’âge de six
ans, elle fit seule le trajet jusqu’à Casablanca
pour se jeter dans les bras d’une maman qui ne
s’appellait plus Herta Schiel, mais Mme Lustig.
Après avoir congédié la mère de Helga vers la
fin de 1942, Tati fit une courte saison à Berlin,
où, avec Henri Marquet, il imagina un scénario de
film qu’il couchera sur papier quelques annés plus
tard sous le titre de « L’Occupation de Berlin »
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Bellos Guérand, Jacques Tati
(et que Guérand ne mentionne pas, alors qu’il se
trouve encore aujourd’hui parmi les papiers qui
constituent « Les Archives de Mon Oncle »,
fréquemment citées), et revint à Paris pour la
saison de printemps à l’ABC (puisqu’il ne pouvait
plus travailler au Lido). Et c’est au cours de la
saison suivante, alors que Tati est pressenti pour
le rôle de Debureau dans les Enfants du Paradis et
commence à nouer ses premières vraies relations
dans le monde du cinéma, que sa sœur Nathalie
décide de « caser » une fois pour toutes son petit
frère volage, qui, à trente-six ans sonnés,
commence à faire vieux garçon. Elle lui présente la
fille d’une de ses clientes plutôt fortunées; le
mariage est rapidement décidé et sera célébré dans
un Paris toujours occupé, en avril 1944.
A Casablanca, Helga est confiée à la Mission
Laïque Aïn Sebaa, où elle prend place parmi de
nombreux autres enfants ayant vécu des drames aussi
durs que le sien. Mais alors que ses camarades
avaient perdu un père, ou une mère, voire les deux,
Helga avait un père bien vivant et qui ne voulait
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Bellos Guérand, Jacques Tati
pas d’elle — et de surcroît un beau-père peu
disposé à accueillir « la fille de Tati » dans sa
propre famille. Comme les conflits au sein de ce
nouveau ménage (Herta ayant donné naissance à deux
enfants de Heinz) devenaient trop difficiles, Helga
fut mise une fois de plus dans une pension, le
Collège Saint-Vincent-de-Paul à Saint-Germain-des-
Prés. Le régime était strict et les bonnes sœurs
pas toujours bonnes pour cet enfant d’une part
illégitime et d’autre part « fille de
saltimbanque ». C’est à cette époque que Helga a vu
son père pour la première fois — à l’écran. Elle
était impitoyable pour le facteur idiot de Jour de
fête qui se trouvait être son géniteur. Elle savait
que sa maman avait aimé cet escogriffe, elle rêvait
parfois qu’il reviendrait et que tout rentrerait
dans l’ordre. Un beau rêve d’enfant… qui ne se
réalisa jamais, bien sûr. Helga était encore
pensionnaire lorsque sortit Les Vacances de Monsieur
Hulot, première mouture de ce personnage gentil,
aimable, presque enfantin. Tati a marmonné dans des
centaines d’interviews par la suite que M. Hulot,
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Bellos Guérand, Jacques Tati
ce n’était pas lui. Helga était bien placée pour le
savoir.
Après deux années de pension à Paris, Helga
rejoignit sa mère au Maroc en 1954, mais cette
nouvelle tentative d’intégration familiale fut
troublée par des perturbations d’une autre sorte.
Le mouvement indépendantiste rendait les
perspectives des Européens du Maroc de plus en plus
incertaines ; par ailleurs, l’Autriche retrouva sa
souveraineté nationale. Herta et Heinz se
décidèrent donc finalement à regagner Vienne. Mais
que faire de Helga ? Elle n’avait pas de papiers
autres que français, ce qui ne lui donnait pas le
droit de « rentrer » en Autriche, et de toute façon
elle ne parlait pas allemand. On la confia donc à
une Madame Psaila, qui dirigeait une maternité à
Casa, en attendant le moment propice pour revenir
la chercher. Mais après le départ de la famille
Lustig, la situation au Maroc empira. Après
l’attentant du marché central du 24 décembre 1955,
Helga, comme des milliers d’autres, chercha à
partir, et s’adressa à la mairie… qui l’orienta
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Bellos Guérand, Jacques Tati
vers le consulat d’Autriche, qui, à son tour, fit
appel à un médecin autrichien pratiquant à
Ouarzazate. Cet homme remarquable, Rudolf
Pellegrini, auteur d’un ouvrage d’anthropologie
médicale reconnu comme un classique du genre, et
qui coule aujourd’hui une retraite paisible à Linz,
accepta d’héberger une fille de 14 ans atteinte de
strabisme et sans éducation véritable qui lui fut
présentée explicitement par le consul comme « la
fille de Jacques Tati ». C’est grâce à Pellegrini
que Helga arriva finalement en Autriche en 1958, y
apprit l’allemand, et revit sa mère. Mais elle ne
réussit pas à y faire son trou, tant elle se
sentait et se croyait française, et, grâce au
contact maintenu par sa mère avec ses anciennes
copines du Lido ainsi qu’avec le médecin qui avait
soigné sa sœur Molly pendant la guerre, Helga
partit pour un poste de jeune fille au pair au cœur
même de Paris au moment de la sortie de Mon Oncle.
C’est de Ouazarzate que Helga, assistée par
Rudolf Pellegrini, avait écrit à son père, photo à
l’appui, pour solliciter son aide et sa protection.
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Bellos Guérand, Jacques Tati
Tati n’a jamais répondu. A Paris, deux ans plus
tard, la famille d’accueil de Helga l’a encouragée
à tenter de nouveau un rapprochement avec le
cinéaste, mais cette fois c’est Helga qui choisit
de ne pas s’exposer à une nouvelle humiliation.
Mais la presse a eu vent de la présence à Paris de
la fille naturelle d’un homme alors au faîte de sa
gloire, et auteur, en prime, d’un film qui se
termine avec sensibilité et justesse sur la façon
de rapprocher un père de son enfant. Une
journaliste du Figaro a longuement interviewé Helga
Schiel dans le domicile du Dr Weil… mais l’article
n’a jamais paru. Conspiration ? Escamotage
orchestré par Tati ou ses proches ? Ou bien Helga,
qui est restée de son propre aveu timide et peu
loquace devant la journaliste, a-t-elle dit trop
peu de choses pour en faire un article à scandale ?
Quoi qu’il en soit, de nombreuses personnes
dans l’entourage de Tati (sa sœur, ses parents
encore en vie, Sauvy, Lagrange, Yatove, Marquet,
Cottin et sans doute d’autres) ainsi que toute la
nombreuse troupe du Lido de 1940-1942, étaient
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Bellos Guérand, Jacques Tati
parfaitement au courant de ce « secret de
jeunesse » du grand homme — et personne n’a rien
dit, à une époque où un « scoop » de cette sorte
était extrêmement monnayable, et où de nombreux
collaborateurs de Tati avaient de bonnes raisons de
lui en vouloir. Comment expliquer cette amnésie
générale? Sans doute davantage par la peur d’avoir
à rendre compte de ses propres activités dans les
années sombres que par le respect de la vie
« privée » de Jacques Tati.
Pendant des vacances en Espagne Helga fit la
connaissance d’un entrepreneur en bâtiment
originaire du nord-est de l’Angleterre, et après
une longue correspondance, elle le rejoignit dans
son pays. Ils se marièrent (Tati fut informé mais
ne s’est pas déplacé pour le mariage de sa fille),
et ont eu trois fils, dont l’un — grand et
deguingandé — a hérité de la démarche de son grand-
père. Lors de sa naturalisation comme citoyenne du
Royaume-Uni, Helga a dû solliciter pour la dernière
fois l’assistance de son père, qui cette fois-ci a
confirmé auprès du consulat britannique que Helga
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Bellos Guérand, Jacques Tati
Marie-Jeanne Schiel était bien sa fille. Le
certificat de naturalisation de Mme Helga McDonald
porte ainsi dans la case « nom du père » le nom
légal du cinéaste, Tatischeff Jacques.
Ce chapitre de la vie de Tati ne change pas
d’un iota notre appréciation et notre compréhension
de l’art du mime et du cinéaste, et elle ne change
pas du tout au tout le portrait de l’homme que j’ai
brossé dans mon ouvrage. Mais elle jette une
lumière nouvelle et d’une haute signification
historique sur les années sombres de Jacques Tati.
Permettant de rétablir la vraie chronologie de ses
activités entre 1940 et 1944, elle souligne la
normalité de son comportement, bien plus sujet aux
drames ordinaires de la vie (amour, grossesse
involontaire, brouille personnelle) qu’à la
situation militaire et politique de la France et de
l’Allemagne. Elle explique aussi pourquoi Tati a eu
besoin de tisser un voile « réfractaire » pour
couvrir cette partie de sa vie – non seulement pour
se mettre « du bon côté » dans les années de la
Libération, mais aussi pour protéger sa femme et sa
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Bellos Guérand, Jacques Tati
famille légitimes de connaissances qui leur
auraient fait sans doute beaucoup de peine. Tati ne
fut pas collaborateur, sauf dans le sens exagéré
mis en service par les comités d’épuration du monde
du spectacle dans les premiers mois suivant la
Libération. C’était un Français ordinaire, un homme
de son époque, et, comme des millions d’autres
Français ordinaires de son époque, il a tourné à
son avantage personnel l’amnésie historique
volontaire des trente glorieuses.
Cet épisode peu glorieux de la vie du héros
n’est pas entièrement absent du récit de Guérand ;
il est évident qu’il connaît l’existence de Helga
Schiel et de ses fils. Ce qu’il fait de ce savoir,
par contre, est une honte :
Jacques Tati a l’âge du Christ et tout semblelui réussir. Mais il se garde bien de profiterde la situation [de l’Occupation allemande] etpréfère plutôt s’éclipser que de collaborer.C’est de cette époque que date sa rencontreavec une danseuse du Lido dont le fils naturelrevendiquera plus de soixante ans plus tard safiliation avec le cinéaste en découvrant leprojet d’adaptation par Sylvain Chomet del’Illusionniste, ce film étant, selon lui, inspiré
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Bellos Guérand, Jacques Tati
des relations que le réalisateur entretenait àcette époque avec sa mère. Faute de test ADN,cette relation ne pourra jamais être établieofficiellement, mais elle met en évidence unefacette méconnue de la jeunesse de Tati dontson ami Lagrange a confirmé par la suitequ’elle fut parfois dissolue. Derrière satimidité de facade, Jacques dissimule en effetun solide appétit de vivre et de s’amuser, mêmesi les lendemains de fête s’avèrent parfoisdifficiles et qu’il a nettement plus de mal àrécupérer de ses folles nuits blanches que soncompagnon. Selon Lagrange, Tati est peuloquace, mais il accumule gaffes et bévues entoute innocence.
Évidemment, aucun test ADN n’est nécessaire pour
prouver la filiation d’un jeune homme (qui n’est
pas du tout illégitime !) dont la mère est très
officiellement la fille de Jacques Tati. Encore
plus inacceptable est l’assertion qu’une grossesse
involontaire et un enfant rejeté ne sont que
« gaffes et bévues » et les signes d’un « solide
appétit de vivre ». Ces équivoques, ces demi-
mensonges, et ces métaphores éculées servent ici
non pas à raconter la vie de Jacques Tati, mais à
l’ensevelir. Elles mettraient en doute le bien-
fondé du contenu entier du livre de Guérand s’il
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Bellos Guérand, Jacques Tati
n’était pas confirmé en grande partie par l’ouvrage
bien mieux documenté qui l’a précédé. Ce portrait
d’un homme du spectacle en enfant de chœur ne peut