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BIBLIOTHÈQUE D’ÉTUDES CLASSIQUES dirigée par J. DANGEL - P.-M. MARTIN 57 LES NOMS DU STYLE Dans l’antiquité Gréco-Latine Textes présentés et édités par Pierre CHIRON et Carlos LÉVY ÉDITIONS PEETERS LOUVAIN – PARIS – WALPOLE, MA 2010
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La polémique cicéronienne contre Atticistes et Stoïciens autour de la santé du style

Mar 12, 2023

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Vincent Bucher
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Page 1: La polémique cicéronienne contre Atticistes et Stoïciens autour de la santé du style

BIBLIOTHÈQUE D’ÉTUDES CLASSIQUESdirigée par J. DANGEL - P.-M. MARTIN

57

LES NOMS DU STYLE

Dans l’antiquité Gréco-Latine

Textes présentés et éditéspar

Pierre CHIRON et Carlos LÉVY

ÉDITIONS PEETERSLOUVAIN – PARIS – WALPOLE, MA

2010

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TABLE DES MATIÈRES

AVANT-PROPOS . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1

PREMIÈRE PARTIE

Lo stile semplice di Tirteopar Maria NOUSSIA . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 11

Les styles poétiques sans dénomination à Rome∞∞∞: analogie et métaphore à l’œuvre

par Jacqueline DANGEL . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 25

DEUXIÈME PARTIE

Note sur ärmonía et summetríapar Michel CASEVITZ . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 51

Oratio, de la parole au stylepar Laurent GAVOILLE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 57

TROISIÈME PARTIE

Les noms du style chez le Ps.-Démétrios de Phalère∞∞∞: collection ou système∞∞∞?

par Pierre CHIRON . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 71La polémique cicéronienne contre Atticistes et Stoïciens autour

de la santé du stylepar Sophie AUBERT . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 87

L’austera suavitas de l’orateur (Cic. de Or. 3,103)par Lucia CALBOLI MONTEFUSCO . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 113

Dallo stilo allo stile. A proposito di Cicerone, De Or. 1, 150par Maria Silvana CELENTANO . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 131

Cicéron et la catégorie stylistique de l’ethikonpar Charles GUÉRIN . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 143

Venustas chez Cicéronpar Carlos LÉVY . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 165

La teoria dello stile in Dionigi di Alicarnasso∞∞∞: il caso dell’enargeia

par Francesco BERARDI . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 179

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Caractérisation et noms du style moyen selon Denys d’Halicar-nasse

par Marcos MARTINHO . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 201Les noms du style dans le traité Du Sublime

par Alain BILLAULT . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 221Qu’est-ce qu’un discours évident∞∞∞? les rapports entre l’évidence

et la clarté dans l’Institution oratoirepar Juliette DROSS . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 233

Athénée et le stylePar Aurélien BERRA . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 253

Physiologie du style∞∞∞: la métaphore du corps dans les traités de rhétorique latins

par Sophie CONTE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 279L’expolitio comme figure de style

par Gualtiero CALBOLI . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 299

QUATRIÈME PARTIE

Y a-t-il une théorie stoïcienne du style∞∞∞?par Jean-Baptiste GOURINAT . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 317

Écart dialectal / stylistique∞∞∞: à propos de Diomède, GL I 440, 5-26

par Marc BARATIN . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 347Le “∞∞∞style éthique∞∞∞” chez Aristote et Averroès

par Frédérique WOERTHER . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 357De la toile au style. Continuité et discontinuité dans l’histoire

du mot grec Àfovpar Jean LALLOT . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 371

INDEX DES TEXTES CITÉS . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 395

BIBLIOGRAPHIE GÉNÉRALE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 435

TABLE des MATIÈRES . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 453

454 TABLE DES MATIÈRES

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LA POLÉMIQUE CICÉRONIENNE CONTRE ATTICISTES

ET STOÏCIENS AUTOUR DE LA SANTÉ DU STYLE

Sophie AUBERT

La querelle de Cicéron à l’encontre des Atticistes ou Néoattiques1 est àbien des égards l’épisode le plus important de sa carrière de critique. Cettejeune génération d’orateurs romains, dont la réputation grandit au momentoù Cicéron est à l’apogée de sa gloire, dans les années 50 avant J.-C., a pourporte-drapeau l’orateur et poète C. Licinius Calvus (82-47 avant J.-C.)2.Tous revendiquent pour modèles d’éloquence les orateurs et écrivainsattiques grecs des Ve et IVe siècles avant J.-C., surtout Lysias∞∞∞; leur stylede prédilection se caractérise par la clarté, la correction, voire une certainesécheresse et un grand dépouillement. Cette esthétique n’est pas sans lienavec les théories stoïciennes de la rhétorique ni avec les travaux de parti-sans de l’analogie grammaticale tels que Jules César3. Au nom de cette

1 Cicéron évoque avec mépris isti noui Attici, «∞∞∞ces nouveaux Attiques∞∞∞», dansl’Orator, 89.

2 L’hypothèse de datation la plus récente a été émise par J. Wisse, qui propose de mar-quer le début de l’atticisme romain entre 60 et 55 avant J.-C., en attribuant à Calvus unrôle prépondérant. Lorsque Cicéron rédigea le De Oratore, Cicéron ne considérait pasencore que le mouvement méritait une réfutation en règle, mais après la mort de Calvusen 54/53 et l’amplification de l’atticisme, il jugea opportun de se défendre contre les accu-sations d’asianisme et d’attaquer à son tour les tenants d’un retour au seul style de Lysias.Cf. J. WISSE, 1995, p. 69∞∞∞; sur l’émergence du courant attticiste aux alentours de 60 av.J.-C., voir id., 2001, p. 273. A. D. LEEMAN en revanche (1955, p. 201 et suiv.) subdivisele mouvement atticiste en trois phases∞∞∞: un atticisme fondé sur l’imitation de Lysias, fleu-rissant à Rome, vers 60, et incarné par Calidius, Calvus et Brutus∞∞∞; un atticisme «∞∞∞primi-tiviste∞∞∞» qui se réfère à Thucydide, incarné par Asinius Pollion∞∞∞; un atticisme «∞∞∞moder-niste∞∞∞» et «∞∞∞haut en couleurs enfin, qui prend également exemple sur Thucydide, mais quiaccepte sa semnótjv, sa megaloprépeia et sa katápljziv, se servant à cet effet princi-palement d’archaïsmes (en ce cas de catonismes) et d’une langue farcie de tropes∞∞∞». L’at-ticisme de cette troisième phase «∞∞∞a dû naître seulement après 46, année de la parution del’Orator, et probablement même pendant les années qui suivirent la mort de Cicéron∞∞∞»∞∞∞;cet atticisme eut pour représentants Salluste, Annius Cimber et L. Arruntius. Ce cadre estrepris dans son ouvrage suivant (1963, vol. I, p. 136-137 et 159), où A. D. LEEMAN sou-ligne que l’une des variétés de l’atticisme, différente de celle de Calvus, Brutus, Calidiuset César, est incarnée par les imitateurs de Thucydide, même si ces quatre orateurs ne représentent pas à ses yeux un groupe compact et ne sont unis que dans leur opposi-tion à l’exubérance cicéronienne.

3 Sur cette question, nous renvoyons à A. DIHLE, 1957, p. 187 et suiv.∞∞∞; id., 1977, p. 162-177.

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conception, les Néoattiques vont jusqu’à critiquer le style de Cicéron,auquel ils reprochent son manque de simplicité, son excès d’abondance, sesfigures, ses redondances, son pathétique, ses rythmes4. C’est dans lecontexte de cette polémique rhétorique que sont composés – neuf ans aprèsle De Oratore – le Brutus, l’Orator et le De optimo genere oratorum, tousdatés de 46 avant J.-C.

Dans cette étude, nous nous pencherons sur un point précis de cettepolémique, la santé du style, véritable leitmotiv dans l’approche cicéro-nienne des Atticistes ou bien de leur modèle oratoire, Lysias5∞∞∞: elle sedéfinit à la fois comme pureté linguistique et simplicité stylistique. Lelexique de la santé du style comporte cinq vocables principaux∞∞∞: sanitas,siccitas, salubritas, integritas, ualetudo et leurs dérivés. Nous nousconcentrerons ici sur les deux plus usités, siccitas et surtout sanitas, dontla richesse sémantique et le rôle dans l’analyse stoïcienne des passions ontpermis à Cicéron d’affûter sa polémique contre les Néoattiques∞∞∞; enretour, nous examinerons dans quelle mesure celle-ci l’a aidé à com-prendre plus finement les choix oratoires du Portique.

Pourquoi faire intervenir cet aspect philosophique dans un affronte-ment d’ordre strictement rhétorique a priori∞∞∞? J. F. D’Alton, entre autres,a souligné depuis longtemps que l’analyse cicéronienne du style stoïcienet la critique de l’éloquence atticiste se recoupaient partiellement dansles termes employés6. Tour à tour ou en même temps, pour reprendrel’analyse de C. Lévy, l’atticisme et le stoïcisme incarnent structurelle-ment le pôle d’opposition auquel s’adosse Cicéron pour développer sapropre éloquence de l’abondance, de la variété, de l’ornement, face à unerhétorique sèche, obscure et monotone7.

88 SOPHIE AUBERT

4 Cf. A. DESMOULIEZ, 1952, p. 168-185.5 Cic., Br. 64 (à propos des sectateurs de Lysias)∞∞∞: «∞∞∞pourvu que la santé soit bonne,

la maigreur même les enchante. Du reste, le style de Lysias a souvent même des muscles,au point que rien ne puisse être plus vigoureux∞∞∞; mais ce qui est certain, c’est qu’il est dansl’ensemble trop efflanqué∞∞∞; il a toutefois ses admirateurs, qui vont jusqu’à goûter cetteminceur même qui est la sienne∞∞∞» (quos, ualetudo modo bona sit, tenuitas ipsa delectat.Quamquam in Lysia sunt saepe etiam lacerti sic ut [et] fieri nihil possit ualentius. Verumest certe genere toto strigosior∞∞∞; sed habet tamen suos laudatores, qui hac ipsa eius sub-tilitate admodum gaudeant). Les textes latins sont ceux de la Collection des Universitésde France∞∞∞; quant aux traductions que nous proposons, sauf indication contraire, elles sontpersonnelles.

6 J. F. D’ALTON, 1931, p. 163 et 217. Voir encore A. MICHEL, 1960, p. 436-437. Surla rhétorique stoïcienne et tout particulièrement sur les textes cicéroniens dans lesquelscelle-ci est présentée et critiquée, nous renvoyons à l’ouvrage fondamental de G. MORETTI,1995, ainsi qu’à l’article de C. ATHERTON, 1988, p. 392-427.

7 C. LÉVY, 2000, p. 142-143.

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Notre étude comportera donc deux aspects∞∞∞: parallèlement à uneréflexion sur les apports du stoïcisme à l’atticisme et réciproquement,nous suivrons la progression de la polémique de Cicéron. Celui-cidémonte tout d’abord l’idéal atticiste de la santé du style sur un plan ora-toire, en indiquant sa dégénérescence vers la sécheresse et le manque devigueur (uis), faute de sacrifier à une prose ornée et rythmée. Il réfuteensuite la pertinence d’un rapprochement entre santé atticiste et santéstoïcienne – santé stylistique d’un côté, santé d’une âme exempte de pas-sions de l’autre –, avant d’établir sa propre conception d’un style sain.

Les termes appartenant à la famille de siccus sont riches d’une ambi-guïté sur laquelle Cicéron joue à plaisir pour critiquer les Néoattiques. Ausens propre, la siccitas désigne la complexion sèche du corps, l’état dis-pos et sain d’une personne non prise de vin∞∞∞; nous la traduirons donc par«∞∞∞sobriété∞∞∞». Au sens métaphorique, elle apparaît à trois reprises – sousla forme de l’adjectif siccus ou de l’adverbe correspondant – en lien avecle lexique de la sanitas ou de l’integritas.

Dans la mesure où ils (i.e. tous ceux qui sont comptés comme Attiques ouqui parlent en Attiques) l’ont fait, qu’on les considère comme sains et sobres(sani et sicci), mais comme les amateurs à la palestre8.

Mais qu’ils cessent de dire que ceux qui parlent avec précision sont les seulsà parler en Attiques, c’est-à-dire d’une manière sobre et pure (sicce etintegre)9.

Dans les deux cas, il est question des Atticistes∞∞∞; le troisième passageporte en revanche sur Cotta, orateur académicien au style simple, à lafois «∞∞∞intègre∞∞∞» (sincerum), «∞∞∞sobre∞∞∞» (siccum) et «∞∞∞sain∞∞∞» (sanum)10.De tels qualificatifs évoquent irrésistiblement les adversaires littérairesde Cicéron∞∞∞; or à l’époque de Cotta, l’atticisme n’avait pas encore fleuri11.Peut-être Cicéron voulait-il indiquer par là que les qualités que revendi-quaient les Néoattiques n’étaient nullement nouvelles à Rome. Il est ainsiconduit à exagérer les mérites d’un orateur au style fort différent du sien,

LA POLÉMIQUE CICÉRONIENNE CONTRE ATTICISTES ET STOÏCIENS 89

8 Cic., Opt. Gen. 8∞∞∞: Sed qui eatenus ualuerunt, sani et sicci dumtaxat habeantur, sedita ut palaestritae.

9 Ibid. 12∞∞∞: Id uero desinant dicere, qui subtiliter dicant, eos solos Attice dicere, id estquasi sicce et integre.

10 Cic., Br. 202.11 Cette mode littéraire était née vers les années 50, alors que Cicéron écoutait avide-

ment l’éloquence de Cotta dans sa jeunesse (Br. 305 et 317). Banni en 90 sous la loi Varia(De Or. 3, 11), Cotta était revenu à Rome en 82 (Br. 311) et était devenu consul en 75,puis proconsul de Gaule∞∞∞: toutefois, il mourut avant de célébrer son triomphe.

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qu’il aurait, proclame-t-il, choisi pour modèle si l’Asianiste Hortensius nel’avait entraîné sur d’autres voies12.

Mais la siccitas peut aisément changer de connotation et de la méta-phore physiologique d’un corps sain, verser dans le registre de la séche-resse et de l’ascétisme stylistiques. Seuls les Atticistes s’exposent à cedéfaut, puisque l’Académicien Cotta, de l’aveu de son adversaire épicu-rien Velleius dans le De Natura deorum (écrit un an après le Brutus), nepèche pas par un style sec (orationis (…) siccitas), malgré la finesse deses idées (subtilitate sententiarum)∞∞∞: il conjugue à la fois éloquence etsubtilité philosophique13. Aussi le personnage de Cotta est-il investi chezCicéron d’une fonction quasi structurelle∞∞∞: il sert à deux reprises decontrepoint aux Atticistes, dont il fait ressortir la siccitas entendue en unsens péjoratif.

C’est encore au sujet de Cotta que Cicéron dans le Brutus se livre à unedigression sur les bons orateurs, dont les uns déploient un style «∞∞∞simpleet précis∞∞∞» (attenuate presseque), les autres, un style «∞∞∞élevé et plein∞∞∞»(sublate ampleque). Chacun de ces styles est susceptible de déviances∞∞∞:le premier est guetté par le «∞∞∞dénuement∞∞∞» (inopia) et la «∞∞∞maigreur∞∞∞»(ieiunitas)14. Or il s’agit des deux mêmes termes qui encadrent la sicci-tas atticiste dans un passage polémique du Brutus, preuve s’il en est quece trait stylistique ne manifeste plus la santé, mais la dégénérescence dustyle simple∞∞∞:

Maintenant, que la maigreur du style, la sécheresse, le dénuement (ieiuni-tatem et siccitatem et inopiam), pourvu qu’ils soient châtiés, polis, élégants,soient classés dans le genre attique, soit, mais n’allons pas plus loin15.

De sobriété, il se mue en sécheresse. Par ailleurs, le mélange deremarques laudatives (polita, urbana, elegans) et critiques (ieiunitatem,siccitatem, inopiam) dans ce passage souligne deux points. Tout d’abord,la dégénérescence du style simple résulte chez les Atticistes d’un parti-pris stylistique délibéré, perçu de façon positive, et non, comme dans lecas des Stoïciens, d’une indifférence à l’esthétique ou du moins del’étroite subordination de celle-ci à la dialectique, au nom d’un primat phi-losophique du fond sur la forme. Ensuite, Cicéron critique moins le styleoratoire des Atticistes pour les défauts qu’il exhibe que pour les qualités

90 SOPHIE AUBERT

12 Ibid. 317.13 Cic., ND 2, 1.14 Cic., Br. 202.15 Ibid. 285∞∞∞: Sin autem ieiunitatem et siccitatem et inopiam, dummodo sit polita, dum

urbana, dum elegans, in Attico genere ponit, hoc recte dumtaxat.

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dont il manque. Toute leur théorie oratoire repose selon lui sur un contre-sens∞∞∞; de l’atticisme ils ne retiennent que l’aspect restrictif – à savoirl’absence de vices stylistiques, d’ornements trop voyants, de penséesabsurdes ou sans saveur, de termes inusités ou affectés16 – tout en enabandonnant les traits positifs, au risque d’en ignorer l’essence.

L’éloquence atticiste se définit donc en creux par tout ce qu’elle n’estpas – creuse, fardée, surchargée.

En revanche, s’ils apprécient un style fin, d’un goût sûr, et en même tempsun style sans fard, de bon aloi et débarrassé du superflu (exsiccatum),dépourvu de tout cet apprêt oratoire trop imposant, et si de ce style ils enten-dent faire le propre de l’atticisme, c’est à juste titre qu’ils en font l’éloge17.

Le participe exsiccatum, au préverbe si expressif, confirme cette hypo-thèse. Entouré d’adjectifs aux connations positives tels que prudens(«∞∞∞d’un goût sûr∞∞∞»), sincerus («∞∞∞sans fard∞∞∞») ou solidus («∞∞∞de bon aloi∞∞∞»),il ne désigne pas un style décharné, «∞∞∞desséché∞∞∞», mais une saine conci-sion, réduite à l’essentiel, une fois que l’on a ôté (ex-) le superflu. Celaétant la siccitas, dans son oscillation entre sobriété et sécheresse, connaîtd’irrécusables limites. Afin d’approfondir l’étude de cette ambivalence del’idéal oratoire atticiste, qui a partie liée avec la critique cicéronienne del’éloquence stoïcienne, nous proposons de nous arrêter sur trois adjectifssignificatifs – enucleatus («∞∞∞dépouillé∞∞∞»), pressus («∞∞∞serré, concis∞∞∞») etlimatus («∞∞∞ciselé∞∞∞») – faisant écho au terme exsiccatus.

Enucleatus

Doté des mêmes caractéristiques et du même préfixe que le participeexsiccatus, le mot enucleatus («∞∞∞dépouillé∞∞∞») est issu du verbe enuclearequi signifie au sens propre∞∞∞: extraire le noyau d’un fruit en ôtant l’écorceou la pulpe qui l’enferme. Au sens figuré, il revient à dépouiller son langage à la fois pour atteindre à la pureté de l’expression et ne dire quel’essentiel. Combiné à l’idée de la pointe (acu, acutus) pour la subtilité de pensée qu’il exige18 et la profondeur de son analyse – éplucher, c’estaussi creuser, aller jusqu’au fond d’une question19 – le participe enucleatus

LA POLÉMIQUE CICÉRONIENNE CONTRE ATTICISTES ET STOÏCIENS 91

16 Cic., Opt. Gen. 7.17 Cic., Br. 291∞∞∞: Sin autem acutum, prudens et idem sincerum et solidum et exsicca-

tum genus orationis probant nec illo grauiore ornatu oratorio utuntur, et hoc propriumesse Atticorum uolunt, recte laudant.

18 Cic., Scaur. 20∞∞∞; De Or. 3, 32∞∞∞; Br. 35. 19 Cic., PO 57∞∞∞; Tusc. 5, 23∞∞∞; ibid. 4, 33.

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s’associe souvent à l’elegantia pour souligner un choix, une sélection desarguments les plus pertinents ou des mots les plus précis20. Il est remar-quable qu’après l’application exclusive de ce terme aux Atticistes, le styleenucleatum en vienne à désigner par excellence le style simple21, ce quin’avait rien d’évident jusqu’alors. Loin de renvoyer à un registre particu-lier, le mot enucleatus s’appliquait par exemple à l’éloquence incisive, sub-tile et véhémente d’Antoine22.

Nous avons donc là un exemple qui indique l’apport de l’analyse dustyle atticiste – et non du seul style stoïcien – à la description cicéro-nienne du genus tenue. Autre remarque∞∞∞: le mot enucleatus s’oppose sou-vent, par son sémantisme, à l’adjectif plenus, «∞∞∞plein∞∞∞». Or l’un des fré-quents antonymes de cet adjectif est ieiunus, «∞∞∞maigre∞∞∞»23, que l’on trouvepresque systématiquement associé aux orateurs du Portique, et non auxAtticistes24. Il semble donc que s’effectue un partage assez net entre unemaigreur stoïcienne envisagée de façon négative et atteinte d’emblée(ieiunus), traduisant une indifférence à l’esthétique, et une minceur atti-ciste délibérément choisie et travaillée au scalpel (enucleatus), undépouillement aux connotations positives, obtenu après suppression detout ornement superflu.

Ce point nous semble confirmé par le De Oratore, où Cicéron dis-tingue deux sortes de brièveté∞∞∞: l’une qui évite toute redondance (cumuerbum nullum redundat), l’autre qui «∞∞∞n’emplo[ie] que le nombre demots strictement nécessaire∞∞∞» (cum tantum uerborum est quantum necesseest), au risque souvent de nuire au récit en le rendant obscur et en lui ôtant«∞∞∞sa qualité la plus importante∞∞∞: son charme, ses grâces persuasives∞∞∞»(ut [narratio] iucunda et ad persuadendum accomodata sit)25. La conci-sion atticiste se rattache à la variante positive énoncée en premier, et setrouve mentionnée dans le cas du principal représentant de ce courant,Calvus, jugé par Messalla, dans le Dialogue des Orateurs tacitéen, «∞∞∞plusconcis∞∞∞» (adstrictior) que les autres grands orateurs de son temps, Asi-nius, César, Caelius et Brutus26. La définition stoïcienne de la concision

92 SOPHIE AUBERT

20 Cic., Or. 28∞∞∞; Br. 115.21 Cic., Or. 91∞∞∞; Fin. 4, 6. 22 Cic., De Or. 3, 32.23 Ibid. 3, 16 et 51∞∞∞; Or. 123∞∞∞; Opt. Gen. 9.24 Sur l’application de l’adjectif ieiunus au style stoïcien, voir Cic., Br. 114∞∞∞; Luc. 112∞∞∞;

Fin. 3, 19∞∞∞; De Or. 1, 50. Plus généralement, sur le lien entre l’adjectif ieiunus et le styledes dialecticiens, voir ibid. 2, 10 et 68∞∞∞; Or. 118.

25 Cic., De Or. 2, 326.26 Tacite, DO 25, 4. E. S. GRUEN, 1967 (p. 225-226), tend à minimiser le désaccord

entre Cicéron et Calvus en soulignant la partialité de Tacite lorsque ce dernier relève la

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se rattache en revanche à la seconde variante, négative, définie par Cicé-ron∞∞∞: elle «∞∞∞consiste à n’employer que les mots nécessaires à l’expressiondu contenu de pensée27∞∞∞», même si elle est moins cultivée pour elle-même(comme la concision atticiste) que subordonnée à un objectif, celui d’êtreclair, de «∞∞∞démontrer∞∞∞» (djl¬), de faire voir.

Pressus

Issu du verbe premo («∞∞∞presser∞∞∞», «∞∞∞serrer∞∞∞»), le participe pressus(«∞∞∞serré, précis, concis∞∞∞») désigne fréquemment, quoique de manière indi-recte, le style des Atticistes, tout en jouant sur sa frontière avec le stoï-cisme. Scévola le Pontife, qui se rattache «∞∞∞par la bande∞∞∞» au Portiqueen raison de son amitié avec Rutilius Rufus, est en réalité dépeint parCicéron comme une figure moderne et romaine de Lysias face au Démos-thène de son époque, Crassus, dans lequel l’auteur du Brutus se recon-naît volontiers. En effet, Cicéron se sert de la synkrisis entre les deuxorateurs pour illustrer la thèse centrale d’une attaque dirigée contre lesAtticistes (§183-193 et §199-200) à propos du discernement de la fouleen matière d’éloquence∞∞∞: l’orateur qui par son langage réussit à avoirl’agrément de la multitude recueille forcément l’approbation des connais-seurs, selon Cicéron∞∞∞; le succès auprès du public est le critère souverainde la qualité d’un discours. Certes, Scévola était déjà mort au moment del’émergence du courant néoattique et ne pouvait nullement s’y rattacher.Cicéron accentue toutefois à plaisir les traits stylistiques qui le rappro-chent des Atticistes afin de démontrer l’échec de leur idéal oratoire, un

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sévérité des deux orateurs l’un envers l’autre dans la correspondance qu’ils ont échangée(DO 25, 5-6)∞∞∞; celle-ci ne nous est pas parvenue, mais sa seule existence suggère une cer-taine familiarité entre les deux personnages. Cicéron y fait directement allusion, notam-ment en Fam. 15, 21, 4∞∞∞; elle était encore connue de grammairiens tardifs tels que Pris-cien (Grammatici Latini, 2, 490 Keil) ou Nonius (fgt 469 Müller). Certes, Cicéron critiquel’approche de Calvus, enclin à brider son éloquence de façon trop méticuleuse comme àaccaparer le surnom d’attique au profit de la seule éloquence inspirée de Lysias (Br. 284-291). Toutefois, il reconnaît son talent et déplore que la mort ait interrompu trop tôt unecarrière oratoire qui promettait d’être brillante (ibid. 279-280) – un jugement auquel sous-crit Quintilien, IO 10, 1, 115. D’autres écrivains tardifs admiraient fort les discours deCalvus∞∞∞: cf. Val. Max. 9, 12, 7∞∞∞; Pline, Ep. 1, 2, 2∞∞∞; Quint., IO 10, 2, 35∞∞∞; 12, 10, 11∞∞∞;Apulée, Apol. 95, 5. Sénèque le Rhéteur (Controu. 7, 4, 7-8) souligne un autre aspect del’éloquence de Calvus∞∞∞: ce dernier était souvent emporté par son enthousiasme, violent,énergique et agité, à l’instar de Démosthène.

27 DL, 7, 59∞∞∞: Suntomía dé êsti léziv aûtà tà ânagka⁄a periéxousa pròv dßlw-sin toÕ prágmatov.

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idéal de concision (presse) qui ne peut être loué par le public que fautede point de comparaison avec une éloquence «∞∞∞plus riche∞∞∞» (uberius)∞∞∞:

Or toutes ces idées habilement et savamment prises pour fondement de laplaidoirie, alors qu’il (i.e. Scévola) les présentait dans un langage bref,concis (presse), suffisamment orné (satis ornate) et d’une élégance parfaite,qui y eût-il eu dans le public pour attendre ou imaginer qu’il pût y avoirmieux∞∞∞? (…) Ce fameux juge pris dans le public, qui aurait admiré l’un (i.e.Scévola) en l’entendant seul, ne tiendrait nul compte de ce jugement aprèsavoir entendu l’autre (i.e. Crassus), tandis que le critique éclairé et savant,dès le discours de Scévola, aurait le sentiment qu’il existe une façon de par-ler plus riche et plus ornée (uberius dicendi genus et ornatius)28.

Venons-en à une seconde application de l’adjectif pressus au style atti-ciste. Dans la synkrisis qu’il compose entre Démosthène et Lysias à l’at-tention de ses adversaires, Cicéron s’attache à démontrer qu’il ne manqueau premier aucune des qualités que les Atticistes reconnaissent exclusi-vement au second – subtilité (subtiliter), concision (presse), dépouille-ment (enucleate), travail de la lime (limat[e])29. Ce sont à peu près lesmêmes termes qui qualifient, en bonne part, le style des orateurs simples,un style «∞∞∞précis, serré et passé à la lime∞∞∞» (subtili quadam et pressa ora-tione limati)30. Face à l’exubérance débordante des Asianistes, «∞∞∞au styletrop peu serré et trop redondant∞∞∞» (parum pressi et nimis redundantes)31,l’expression concise va à l’essentiel∞∞∞; elle peut toutefois être menacée derachitisme en raison de la suppression de tout ornement oratoire32.

Comme enucleatus, par ailleurs, pressus est un terme résultatif, qui nedésigne pas un état à la différence des adjectifs le plus souvent accolésau style des Stoïciens – ieiunus, exilis, acutus, subtilis, obscurus… – maisl’aboutissement d’une contraction, d’un resserrement. Thucydide, choisipour modèle par les Atticistes, en fournit un bon exemple, tant dans leDe Oratore que dans le Brutus, où il représente ses contemporains Alci-biade, Critias et Théramène∞∞∞:

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28 Cic., Br. 197-198∞∞∞: Quae quidem omnia cum perite et scienter sumpta breuiter etpresse et satis ornate et pereleganter diceret, quis esset in populo, qui aut exspectaret autfieri posse quicquam melius putaret∞∞∞? (…) Hic ille de populo iudex, qui separatim alte-rum admiratus esset, idem audito altero, iudicium suum contemneret∞∞∞; at uero intellegenset doctus, audiens Scaeuolam, sentiret esse quoddam uberius dicendi genus et ornatius.C’est bien à l’adverbe uberius que s’oppose le terme presse au paragraphe précédent, tan-dis que l’adverbe ornatius fait écho à l’expression satis ornate.

29 Ibid. 35.30 Cic., Or. 20.31 Cic., Br. 51.32 Ibid. 201-202.

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Leur style était noble, riche de pensées, concis en raison du resserrement dufond (compressione rerum breues), et, pour cette raison même, parfois unpeu obscur33.

Conçu sur mesure pour s’adapter au sujet traité et en épouser lescontours, le style «∞∞∞resserré∞∞∞», dans sa densité, est le fruit d’un travail raf-finé, consistant à élaguer toujours plus une expression souvent foison-nante, qu’Antoine compare à une herbe folle et drue que n’ont pas encoremaîtrisée de fréquents exercices d’écriture∞∞∞:

Si notre ami Sulpicius suivait cette méthode, il aurait un style plus serré(pressior). Pour le moment celui-ci, comme pour les herbes en pleine pro-lifération, selon le mot des paysans, manifeste parfois une certaine exubé-rance que doit élaguer le stylet34.

Le style des Atticistes est le contraire, d’après Cicéron, de celui desStoïciens qui se voulait à l’unisson de la fúsiv∞∞∞: l’affrontement entreleurs positions oratoires reproduit celui, séculaire, entre art et nature. Laconcision adoptée par les Stoïciens ne se veut nullement artificielle∞∞∞: ellese donne d’emblée comme l’expression de la nature des choses. Celleque pratiquent les Atticistes est le produit d’une réduction continue, àpartir d’un style d’emblée abondant. D’un côté donc, la maigreur natu-relle (originelle, et en accord avec la nature) des Stoïciens∞∞∞; de l’autre, lerégime perpétuel des Atticistes, entrepris pour des raisons purement esthé-tiques, afin d’atteindre à une minceur de bon aloi.

Après l’équivoque autour de Scévola, personnage apparenté de loin auPortique mais choisi pour illustrer l’échec d’une éloquence trop concise etdénuée d’ornements – à la manière des Atticistes – face au Démosthène

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33 Ibid. 29∞∞∞: Grandes erant uerbis, crebri sententiis, compressione rerum breues et obeam ipsam causam interdum subobscuri. Cf. De Or. 2, 56∞∞∞; ibid. 2, 93. On ne peut s’em-pêcher de rapprocher de telles remarques de l’idéal stylistique du fondateur du Portique,Zénon, qui recommandait une parole dense et plongée dans le sens, à la manière de l’ex-pression thucydidéenne que souhaitent imiter les Néoattiques (cf. Quint., IO 4, 2, 117, où,dans les sujets peu importants tels que les causes privées, l’ornement doit être «∞∞∞restreint∞∞∞»(pressus) et les mots, «∞∞∞imprégnés de sens∞∞∞», sensu tincta). La concision excessive adop-tée par l’historien grec peut néanmoins verser dans l’obscurité (interdum subobscuri) parcequ’elle se rattache, comme la concision stoïcienne, à la branche négative de la breuitascicéronienne, celle qui «∞∞∞consiste à n’employer que le nombre de mots strictement néces-saires∞∞∞», et non à la branche positive, «∞∞∞qui ne dit rien de trop∞∞∞» et que défendent le plussouvent les Atticistes (De Or. 2, 326, loc. cit.). Sur l’obscurité de Thucydide, non seule-ment dans ses récits mais également dans les discours qu’il fait prononcer aux person-nages, voir encore Cic., Or. 30∞∞∞; Br. 66.

34 Cic., De Or. 2, 96∞∞∞: Quod si haec noster Sulpicius faceret, multo eius oratio essetpressior∞∞∞; in qua nunc interdum, ut in herbis rustici solent dicere in summa ubertate, inestluxuries quaedam, quae stilo depascenda est.

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romain de l’époque, Crassus, examinons une occurrence de l’adjectif pres-sus dans un contexte nettement stoïcien cette fois, au quatrième livre duDe Finibus. Auparavant, un détour par le Lucullus sera toutefois nécessaire.

À plusieurs reprises, le terme pressus s’applique à la concision dia-lectique, ainsi qu’à la discussion serrée autour d’un point de loi ou d’unedéfinition35. Par deux fois notamment, il fait l’objet d’une reprise expli-cite, comme s’il s’agissait d’un terme remarquable, dont la significationprécise exigeait un éclaircissement de la part des interlocuteurs. La pre-mière fois, dans le Lucullus, le personnage éponyme défend la thèse d’An-tiochus d’Ascalon sur l’inconséquence du doute néoacadémicien, d’aprèslequel rien ne peut être perçu. Hortensius avait déjà critiqué les Acadé-miciens sur cette question, et le Stoïcien Antipater leur avait lancé cetteremarque∞∞∞:

Et celui qui affirmerait que rien ne peut être perçu doit déclarer, en toutecohérence, que cela seul pourtant peut être perçu, c’est que le reste ne peutpas l’être36.

Ce faisant, il se contredit et commet une erreur de logique que relèveCarnéade en expliquant que la proposition même selon laquelle rien nepeut être perçu n’est nullement comprise et perçue. L’objection d’Anti-pater semblait «∞∞∞un peu grossière et contraire à elle-même∞∞∞» (pingue (…)et sibi ipsum contrarium) à Antiochus37 qui, d’après Lucullus, «∞∞∞parais-sait aborder ce point en serrant davantage la question∞∞∞» (Antiochus adistum locum pressius uidebatur accedere). Or Cicéron, quatre-vingts para-graphes plus bas, reprend textuellement l’adverbe pressius en s’adressantà Lucullus∞∞∞:

Et pourtant tu reprends un argument souvent employé et réfuté, et ce, dis-tu, non à la manière d’Antipater, mais «∞∞∞en serrant davantage la question∞∞∞»(pressius)38.

Comment expliquer ici les précautions oratoires de Cicéron∞∞∞? Sansdoute le terme presse était-il tout simplement inhabituel en contexte phi-losophique∞∞∞; s’il avait bien été employé à propos du style des dialecticiensdans l’Orator ou l’Hortensius39, il s’agissait là d’un emploi purement stylistique, qui ne prenait en compte que la concision des raisonnements

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35 Cic., Or. 26∞∞∞; ibid. 117∞∞∞; Hort., fgt 27 (apud Nonius, 364 M.).36 Cic., Luc. 28∞∞∞: ei qui adfirmaret nihil posse percipi unum tamen illud dicere percipi

posse consentaneum esse, ut alia non possent.37 Ibid. 109.38 Ibid.∞∞∞: Et tamen illud usitatum et saepe repudiatum refers, non ut Antipater, sed, ut

ais, «∞∞∞pressius∞∞∞».39 Cic., Or. 26∞∞∞; ibid. 117∞∞∞; Hort. fgt 27 (apud Nonius, 364 M.).

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et non, comme dans le contexte du Lucullus, leur précision, leur rigueurdialectique ou leur cohérence logique. L’innovation sémantique est doncréelle.

Cette hypothèse est confortée par une seconde occurrence quasi simi-laire de l’adverbe presse, qui suggère toutefois un certain flottementautour du sens à accorder à ce terme en contexte philosophique. Ainsi,au quatrième livre du De Finibus, Cicéron se propose de reprendre l’ex-posé de l’éthique stoïcienne auquel avait procédé Caton au livre précé-dent. Après quelques considérations générales sur la terminologie du Por-tique, propre à camoufler par son originalité et son obscurité des larcinseffectués auprès d’autres écoles philosophiques, Cicéron dit vouloir abor-der «∞∞∞de plus près∞∞∞» (propius) la doctrine défendue par Caton, «∞∞∞en ser-rant davantage la question∞∞∞» (pressius)40. Dans sa réponse, le Stoïcienreprend textuellement le terme pressius, dont il semble établir la syno-nymie avec le comparatif subtilius∞∞∞:

Soit, dit-il, il me plaît de procéder de façon plus subtile (subtilius) et, commetu l’as dit toi-même, plus serrée (pressius). Car les arguments que tu as citésjusqu’à présent sont bien communs (popularia)∞∞∞; quant à moi, j’attends detoi quelque chose de plus raffiné (elegantiora)41.

Quelle nuance sémantique l’adverbe pressius apporte-t-il dans cecontexte∞∞∞? Peut-être désigne-t-il notamment l’attention portée à la doc-trine réfutée, le souci de se placer dans la même perspective qu’elle afinde la contredire de l’intérieur, au lieu de plaquer sur elle des argumentsqui sont forcément inadéquats, tel celui d’Antipater sur la perception dela thèse académicienne qui proclame l’universalité de l’incertitude∞∞∞;Antiochus en revanche déduit d’une telle thèse l’impossibilité de perce-voir le critère de discrimination entre le vrai et le faux, et ruine ce fai-sant la prétention des Académiciens à défendre une philosophie au senspropre, que définissent deux assises fondamentales∞∞∞: le critère de vérité(iudicium ueri) et la fin des biens (finis bonorum)42.

Pour conclure, l’adverbe subtiliter ne ferait allusion qu’à la finesseanalytique d’une démarche dans l’absolu, mais n’excluerait pas une cer-taine rouerie sophistique dans la discussion d’une théorie, tandis que leterme presse garantirait en quelque sorte la bonne foi de l’interlocuteur,qui s’attacherait aux termes mêmes avancés par l’adversaire et le contre-dirait point par point.

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40 Cic., Fin. 4, 24.41 Ibid.∞∞∞: Mihi uero, inquit, placet agi subtilius et, ut ipse dixisti, pressius. Quae enim

adhuc protulisti, popularia sunt∞∞∞; ego autem a te elegantiora desidero.42 Cic., Luc. 29.

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Limatus

Le participe limatus présente de nombreuses affinités lexicales avec lestermes enucleatus et pressus que nous avons étudiés plus haut. Désignantune expression passée à la lime, à la fois raffinée et affinée, sobre, châtiéeet débarrassée de tout ornement superflu, ce terme figure tout naturellementdans la description du style des orateurs simples, à la fois «∞∞∞précis, serréet passé à la lime∞∞∞» (subtili quadam et pressa oratione limati)43, et plus pré-cisément dans le portrait stylistique des Atticistes44. Or ce qualificatif n’estpas exempt de polémique si l’on songe que limare peut signifier∞∞∞:«∞∞∞polir∞∞∞», «∞∞∞perfectionner∞∞∞»45, mais aussi «∞∞∞se restreindre∞∞∞»46. Un stylelimatus est un style qui s’est bridé47, et ne saurait donc prétendre à la per-fection d’une prose abondante et ornée∞∞∞: l’adjectif se révèle à double tran-chant, dans l’attaque de Cicéron contre les Atticistes, en désignant uneexpression tant châtiée que châtrée.

Par deux fois, Cicéron rapproche l’image de la lime de celle de lapointe∞∞∞; la première se situe du côté de l’art et sert à polir, à affiner, àaiguiser la seconde, placée du côté de la nature et des dons innés pourl’éloquence. Dans le Brutus, il est indiqué que l’orateur M. Piso «∞∞∞déte-nait par nature un genre de finesse que l’art avait encore aiguisé∞∞∞» (habuita natura genus quoddam acuminis, quod etiam arte limauerat)48. Dansle De Oratore, le verbe limare est employé à titre de synonyme du verbeacui («∞∞∞être aiguisé∞∞∞») dans un contexte identique, où l’art (ars) et l’étude(doctrina) doivent polir des traits naturels parfois frustes tels qu’unelangue embarrassée, une voix discordante ou des manières disgra-cieuses49. Mais si la lime à aiguiser et la pointe présentent des affinités,les adjectifs limatus et acutus n’en sont pas pour autant d’exacts syno-nymes. Lorsqu’ils apparaissent dans un même passage, limatus est can-tonné à un champ d’application stylistique, tantis qu’acutus porte sur leplan intellectuel∞∞∞: ainsi, aux yeux de son contemporain et collègue Cras-sus, Scévola le Pontife – encore lui∞∞∞! – est doté de «∞∞∞l’esprit et de lasagesse les plus pénétrants∞∞∞» (ingenio prudentiaque acutissimus) ainsi

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43 Cic., Or. 20. Cf. Quint., IO 11, 1, 3 sur la description du style simple, «∞∞∞mince etchâtié∞∞∞» (paruum limatumque).

44 Cic., Br. 35. 45 Cic., ND 2, 74, à propos de l’Épicurien Velleius.46 Cic., Opt. Gen. 9, à propos du style de Lysias.47 Cic., De Or. 3, 36.48 Cic., Br. 236.49 Cic., De Or. 1, 115.

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que de «∞∞∞l’éloquence la plus ciselée et la plus précise∞∞∞» (oratione maximelimatus atque subtilis)50.

Cette répartition justifie le choix de l’adjectif acutus pour qualifier parexcellence le style stoïcien, dont la teneur éminemment intellectuelle nesaurait être traduite par un terme à forte connotation stylistique tel quelimatus, terme qui traduirait de surcroît un souci bien peu philosophiquede la forme. L’attachement à une expression polie, travaillée par le poin-çon (stilus)51 et remise vingt fois sur le métier, au point que chez Horacele limae labor désignera le travail de correction et de retouche poétiques52

– cet attachement a toutefois pour contrepartie une intellectualisation del’expression. Sûreté de pensée (prudentia), éloquence réfléchie et ration-nelle (mens), découlent chez Laelius d’un «∞∞∞style plus ciselé∞∞∞» (limatiusdicendi (…) genus), sobre et façonné par des travaux écrits53, tandis quechez son adversaire Galba, la vigueur oratoire (uis) et la chaleur de l’âme(ardor animi) vont de pair avec une performance orale en grande partieimprovisée, ne reposant pas sur une connaissance technique ou un travaildes mots à la lime, ce qui aboutit à un affaissement du discours (flac-cescebat oratio) lors de sa mise par écrit54.

On assiste ainsi à une évolution sémantique de l’adjectif limatus, dontla dimension stylistique d’affinement et de raffinement se convertit enacuité conceptuelle. Lorsque le Péripatéticien Pison, au dernier livre duDe Finibus, évoque les ouvrages des philosophes de son école portantsur le souverain bien, il en distingue deux sortes, «∞∞∞les uns écrits pour lepublic (populariter), qu’ils appelaient exotériques, les autres plus subtils(limatius) qu’ils ont laissés à l’état de notes de cours (in commenta-riis)55∞∞∞». Certes, depuis Jules César, on sait que les commentaria ne sontpas condamnés à la sécheresse stylistique et peuvent attester un remar-

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50 Ibid. 1, 180. Sur l’association des termes limatus et subtilis, voir ibid. 3, 31, où lecouple est appliqué à l’éloquence de Cotta tandis que l’adverbe acutissime porte sur la per-ception intellectuelle par l’orateur (uidit) de la preuve qui doit emporter l’approbation dujuge.

51 Ibid. 3, 190.52 Hor., P. v. 291. Cf. Ovide, Tr. 1, 7, 30. 53 Peut-être y a-t-il un écho de l’ambiguïté du style limé, à la fois extrêmement travaillé

et très ténu, adopté par Laelius, dans le traitement par le Ps.-Démétrios du «∞∞∞style écrit∞∞∞»(léziv grafikß). Alors qu’Aristote l’identifie au style «∞∞∞le plus précis dans le détail (âkri-bestátj)∞∞∞», donc le plus propre aux discours épidictiques, solennels et «∞∞∞fabriqués∞∞∞»(Ar., Rhét. 3, 12, 1413 b 8-9 et 1414 a 17-18), le Ps.-Démétrios, à l’inverse, assimile austyle écrit le style simple et coordonné (Du Style, 192)∞∞∞: cf. P. CHIRON, 2001, p. 297-298et n. 622.

54 Cic., Br. 93-94.55 Cic., Fin. 5, 12.

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quable soin dans l’écriture56∞∞∞; toutefois, les notes que nous avons conser-vées d’Aristote révèlent le plus souvent une langue grecque entachée delourdeurs ou d’obscurités qui ne correspondent guère à un style sobre etlimé. En outre, le contexte de notre citation fait ressortir que l’adverbelimatius doit ici s’entendre sur un plan conceptuel plus que formel∞∞∞; ildevient synonyme de subtilius, un terme employé par Cicéron lorsqu’ildéclarait, dans sa réponse à l’exposé de Caton, vouloir procéder «∞∞∞plussubtilement∞∞∞» et renoncer aux lieux communs antistoïciens qu’il avaitdéveloppés dans le Pro Murena devant une corona d’ignorants57. Demême, lorsque Cicéron loue Caton «∞∞∞d’apprendre le latin à la philoso-phie∞∞∞», il reconnaît que la pensée stoïcienne est particulièrement malai-sée à rendre dans cette langue, «∞∞∞à cause de la finesse avec laquelle sontlimés, pour ainsi dire, [ses] idées et [son] vocabulaire∞∞∞» (propter limatamquandam et rerum et uerborum tenuitatem)58. La précision dans les divi-sions dialectiques, les définitions ou le choix des termes techniquesimpose un travail minutieux, à la fois stylistique et conceptuel (et rerumet uerborum).

L’adjectif limatus connaît donc, au fil des œuvres cicéroniennes, uneabstraction croissante, au point que dans le De Officiis, ce n’est plus lestyle (oratio), ni même sa subtilité (tenuitas) qui sont affinés, mais lavérité elle-même∞∞∞:

La précision qui accompagne la recherche pointue de la vérité elle-mêmedans la discussion philosophique (illa, cum ueritas ipsa limatur in disputa-tione, subtilitas) n’est pas celle qui convient à tout langage qui s’adapte àl’opinion commune. Aussi est-ce à la manière du vulgaire que nous parlonsici en disant que ce sont des hommes différents qui sont courageux, honnêtesou prudents. Il nous faut en effet procéder en termes populaires et usuels,puisque nous parlons de l’opinion populaire, et c’est ainsi que fit Panétius59.

L’opposition panétienne entre un discours destiné au public et un autre,à l’école philosophique, fait écho au passage cité plus haut au sujet des

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56 Cic., Br. 262.57 Cic., Fin. 4, 74.58 Ibid. 3, 40. Sur le lien entre subtilité (stylistique et conceptuelle) et travail ciselé

de la forme en contexte stoïcien, voir encore Luc. 66, où Cicéron explique à Luculluspourquoi il s’est rallié à l’Académie ainsi qu’à ses «∞∞∞raisonnements de forme assez large,non pas amenuisés par le travail de la lime∞∞∞» (rationes has latiore specie, non ad tenuelimatas), par opposition aux raisonnements du Portique.

59 Cic., Off. 2, 35∞∞∞: alia est illa, cum ueritas ipsa limatur in disputatione, subtilitas, alia,cum ad opinionem communem omnis accommodatur oratio. Quam ob rem, ut uulgus, itanos hoc loco loquimur, ut alios fortes, alios uiros bonos, alios prudentes esse dicamus∞∞∞;popularibus enim uerbis est agendum et usitatis, cum loquamur de opinione populari,idque eodem modo fecit Panaetius. Cf. A. DYCK, 1996, ad loc.

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ouvrages exotériques et ésotériques d’Aristote. En revanche, elle n’illustrepas de révolution du Moyen Portique face à l’Ancien contrairement à cequ’insinue Cicéron, souvent prompt à établir une coupure radicale entrel’inspirateur du De Officiis et les scholarques antérieurs jugés trop rigides.Chrysippe avait déjà proclamé que «∞∞∞le sage devra[it] faire des discoursen public et s’engager en politique en faisant comme si la richesse étaitun bien, de même que la réputation et la santé60∞∞∞» et que l’on avait le droitd’appeler les préférés des biens et les non-préférés des maux du momentque l’on ne commettait pas d’erreur sur leur essence véritable et que l’onentendait se conformer à un usage courant des termes61. Pour conclure,l’étude du participe limatus nous révèle que la sobriété précise de la formechère aux Atticistes s’est muée, au contact de l’analyse cicéronienne dustyle stoïcien, en subtilité analytique et en acribie intellectuelle.

Nous avons désormais exploré sous sa première facette l’ambivalence dela santé atticiste ou siccitas∞∞∞: dût-elle se parer de connotations flatteusesgrâce aux termes enucleatus, limatus ou pressus dont elle s’entoure, elle serapproche par trop de la sécheresse pour ne pas faire figure de vice rédhi-bitoire aux yeux de Cicéron. Par ailleurs, la santé (exprimée cette fois parle terme sanitas) apparaît comme une qualité à double tranchant, dont l’as-pect positif ne compense pas la mention corrélative du manque de forces(uis) chez l’orateur qui la cultive. Autrement dit, santé et faiblesse de l’ex-pression deviennent de fait, mais non en droit, synonymes chez les adver-saires de Cicéron. Ainsi en va-t-il de Cotta, précurseur de l’idéal oratoiredes Atticistes62, dont l’éloquence saine évoquée plus haut ne masque pasune absence de vigueur (uis) par rapport à son modèle Antoine63. Ainsi enva-t-il de M. Calidius, dont A.E. Douglas a contesté l’appartenance à lamouvance des Néoattiques mais qui n’en présente pas moins avec elle denombreuses affinités, notamment «∞∞∞l’éloquence entièrement saine∞∞∞»(totumque dicendi (…) sanum genus) et «∞∞∞l’absence de vigueur comme detension oratoires∞∞∞» (nec erat ulla uis atque contentio)64. Un extrait du DeOptimo Genere Oratorum est particulièrement révélateur à cet égard∞∞∞:

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60 Plut., St. rep. 5, 1034 b (= SVF III, 698 = LS 66 B)∞∞∞: oÀtwv Åjtoreúsein kaì poli-teúsesqai tòn sofòn Üv kaì toÕ ploútou ∫ntov âgaqoÕ kaì t±v dózjv kaì t±vügieíav (…).

61 Ibid. 30, 1048 a (= SVF III, 137 = LS 58 H).62 Cic., Br. 202-203∞∞∞: «∞∞∞il n’y avait rien dans ses discours qui ne fût intègre, rien qui

ne fût sobre et sain (…), mais il lui manquait la vigueur d’Antoine∞∞∞» (nihil erat in eiusoratione nisi sincerum, nihil nisi siccum atque sanum (…), sed ab hoc uis aberat Antoni).

63 Ibid. 202.64 Ibid. 276.

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Quant à ceux qui, tout en étant exempts de tout défaut, ne se contentent pasd’une sorte de bonne santé (quasi bona ualetudine), mais cherchent à acqué-rir des forces, des muscles, du sang et même une certaine fraîcheur de teint,imitons-les, si nous le pouvons∞∞∞; sinon, ceux de préférence dont la santé est inaltérée (incorrupta sanitate), ce qui est le propre des Attiques, plutôtque ceux dont l’abondance est corrompue, comme l’Asie en a produit beaucoup65.

Dans ce texte, la santé des Atticistes se définit selon une triple oppo-sition∞∞∞: opposition à toute tare (cum careant omni uitio), ce qui revient àdénier la moindre qualité positive à ce mode d’expression∞∞∞; opposition àla présence, jugée superflue, de muscles (lacertos) et d’impulsion vitale(uiris, sanguinem)∞∞∞; opposition enfin à l’«∞∞∞abondance corrompue∞∞∞» desAsianistes (uitiosa abundantia) et à l’excès qui caractérise ces orateursau style «∞∞∞trop peu serré et trop redondant∞∞∞» (parum pressi et nimis redun-dantes)66. Une telle pratique stylistique peut convenir à un simple ama-teur (un «∞∞∞sportif∞∞∞», pour reprendre l’image de la palestre mentionnéeplus haut)67, non à un véritable athlète de l’éloquence, proteste Cicéron.Le style recherché par les Atticistes perd son statut d’idéal oratoire pourse transformer en «∞∞∞intermédiaire∞∞∞» appelé à être dépassé, selon le lan-gage stoïcien∞∞∞: il ne faut y recourir que faute de muscles plus dévelop-pés ou bien de charme (suauitas), une qualité dont l’interprétation sur leplan physiologique (suauitas coloris, «∞∞∞fraîcheur de teint∞∞∞») ne doit pasocculter une lecture d’ordre stylistique, puisque la suauitas est le princi-pal attribut du genre moyen, plus élevé et orné que le genre simple auquelles Atticistes cantonnent l’orateur68.

Ainsi que l’affirme Aper chez Tacite à propos d’auteurs archaïsantsressemblant curieusement aux Atticistes∞∞∞:

ils manquent à ce point d’éclat et d’apprêt que cette santé (sanitatem)même dont ils tirent vanité, ils y parviennent non grâce à une constitutionrobuste, mais au jeûne. En outre, même lorsqu’il s’agit du corps, les méde-cins n’approuvent pas la santé qui tient à une inquiétude d’esprit exagé-rée∞∞∞; il ne suffit pas qu’on ne soit pas malade∞∞∞: force, brillant, vivacité,voilà ce que je veux. Il n’est pas loin de la maladie, celui dont on ne loueque la bonne santé69.

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65 Cic., Opt. Gen. 8∞∞∞: Qui cum careant omni uitio, non sunt contenti quasi bona uale-tudine, sed uiris, lacertos, sanguinem quaerunt, quandam etiam suauitatem coloris, eos imi-temur si possumus∞∞∞; si minus, illos potius qui incorrupta sanitate sunt, quod est propriumAtticorum, quam eos, quorum uitiosa abundantia est, quales Asia multos tulit.

66 Cic., Br. 51.67 Cic., Opt. Gen. 8.68 Cic., Or. 91-92 et 99.69 Tac., DO 23, 3-4 (c’est Aper, défenseur des Modernes, qui parle)∞∞∞: adeo maesti et

inculti illam ipsam, quam iactant, sanitatem non firmitate, sed ieiunio consequuntur. Porro

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Nul doute que Cicéron aurait fait sienne une telle revendication. Ensomme, se contenter de la santé en matière d’éloquence est par trop réduc-teur∞∞∞: c’est ce que va tenter de démontrer l’orateur au moyen d’un détourpar l’analyse philosophique de la sanitas, notion évoquée à plusieursreprises en contexte stoïcien. L’un des paradoxes les plus célèbres et lesplus provocateurs du Portique avançait que tous les non-sages (stulti)étaient fous (insani)∞∞∞: Cicéron l’aborde en quatrième place dans ses Para-doxa Stoicorum, et y fait de fréquentes allusions, tant dans ses discours quedans ses œuvres oratoires ou philosophiques70. Au troisième livre des Tus-culanes (écrites en 45, un an après le Brutus et l’Orator) consacré à laquestion∞∞∞: «∞∞∞le sage est-il accessible au chagrin∞∞∞?∞∞∞», il démontre, dans latradition du Portique, que toutes les passions relèvent de la folie (§ 8-12)71.

C’est parce que le mot folie (insaniae) désigne un malaise et une maladiede l’esprit, c’est-à-dire une mauvaise santé (insanitatem) et un malaise del’âme que nous appelons folie (insaniam). Or tous les troubles de l’âme, lesphilosophes les appellent maladies∞∞∞; et ils disent que nul parmi les non-sages n’est exempt de ces maladies. Or ceux qui sont dans l’état de mala-die ne sont pas en bonne santé, et les âmes de tous les non-sages sontmalades∞∞∞; donc tous les non-sages sont fous (omnes insipientes igitur insa-niunt). En effet la santé de l’âme, pensaient-ils, consiste dans un état detranquillité et de constance∞∞∞; l’esprit qui en est dépourvu, ils l’ont déclaréatteint de folie (insaniam), parce que la santé (sanitas) ne pouvait pas plusexister dans une âme troublée que dans un corps malade. (…) Il s’ensuit quela sagesse est la santé de l’âme (sapientia sanitas sit animi), et le manquede sagesse une sorte de mauvaise santé (insipientia autem quasi insanitasquaedam) qui est folie (insania) et aussi démence72.

Si nous résumons les principales articulations de ce texte, Cicéron partde l’analogie chrysippéenne entre santé de l’âme et santé du corps pouranalyser les passions en termes de maladies, les non-sages (insipientes)

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ne in corpore quidem ualetudinem medici probant quae animi anxietate contingit∞∞∞; parumest aegrum non esse∞∞∞: fortem et laetum et alacrem uolo. Prope abest ab infirmitate, in quosola sanitas laudatur. Sur le lien entre archaïsme et atticisme, voir G. CALBOLI, 1975, p. 51-103.

70 Cic., Mur. 61∞∞∞; De Or. 3, 65∞∞∞; Fin. 4, 74∞∞∞; ND 3, 11∞∞∞; Luc. 144. 71 Voir encore Tusc. 4, 54.72 Ibid. 3, 8-10∞∞∞: Quia nomen insaniae significat mentis aegrotationem et morbum, id

est insanitatem et aegrotum animum, quam appellarunt insaniam. Omnis autem pertur-bationes animi morbos philosophi appellant negantque stultum quemquam his morbisuacare. Qui autem in morbo sunt, sani non sunt, et omnium insipientium animi in morbosunt∞∞∞; omnes insipientes igitur insaniunt. Sanitatem enim animorum positam in tran-quillitate quadam constantiaque censebant∞∞∞; his rebus mentem uacuam appellarunt insa-niam, propterea quod in perturbato animo sicut in corpore sanitas esse non posset. (…)Ita fit ut sapientia sanitas sit animi, insipientia autem quasi insanitas quaedam, quae estinsania eademque dementia.

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en termes de malades en proie aux passions, et la folie (insania) en termesde mauvaise santé (insanitas) de l’âme, au nom d’une assonance (insa-nia / insanitas) dont les Stoïciens n’auraient pas renié le bien-fondé. Tousles non-sages sont donc fous (insani), tandis que les sages se définissentcomme sains d’esprit (sani) et la sagesse, comme santé de l’âme (sani-tas animi)73. Un second passage des Tusculanes permet d’approfondircette analyse∞∞∞:

En effet, il existe dans le corps un heureux mélange (temperatio) où les par-ties dont nous sommes composés sont d’accord entre elles (c’est la santé,sanitas)∞∞∞; il en va de même, dit-on, dans l’âme dont les jugements et les opi-nions s’accordent entre eux. C’est là la vertu de l’âme, que les uns appel-lent précisément la tempérance (temperantiam), tandis que d’autres disentque cette vertu obéit aux préceptes de la tempérance (obtemperantem tem-perentiae praeceptis) et se règle sur eux et n’est pas une espèce particulièrede vertu∞∞∞; qu’il en soit ou non ainsi, elle n’existe, dit-on, que chez le sage74.

En s’appuyant sur de multiples assonances (temperatio, temperantia,obtemperantem) à la manière des Stoïciens, Cicéron précise leur concep-tion de la santé (sanitas) comme mélange (temperatio). Cette fois, il faitde la sanitas l’équivalent de la temperantia («∞∞∞tempérance∞∞∞»), traductionlatine de la swfrosúnj, l’une des quatre vertus stoïciennes aux côtés dela prudence (frónjsiv), du courage (ândreía) et de la justice(dikaiosúnj). Il n’y pas là de contradiction par rapport au témoignageprécédent, étant donné que la tempérance n’est qu’une modalité de lasagesse – elle est la sagesse envisagée sous un aspect particulier, au nomde l’unité de la vertu. La sanitas est à la fois l’équivalent de la sagessedans son ensemble, et de la vertu de tempérance.

Santé et tempérance se rejoignent donc, et par là-même, santé etsobriété (l’une des variantes de cette tempérance), notamment autour del’adjectif siccus évoqué plus haut75. À l’inverse, les Stoïciens soulignentle lien entre ivresse et insanitas, au moyen d’un rapprochement entre fous

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73 Sur la question de la maladie de l’âme au sein du stoïcisme, nous renvoyons à J. PIGEAUD, 1981, p. 243-315.

74 Cic., Tusc. 4, 30∞∞∞: Est enim corporis temperatio, cum ea congruunt inter se e qui-bus constamus, sanitas, sic animi dicitur, cum eius iudicia opinionesque concordant, eaqueanimi est uirtus quam alii ipsam temperantiam dicunt esse, alii obtemperantem tempe-rantiae praeceptis, et eam subsequentem nec habentem ullam speciem suam, sed, siue hocsiue illud sit, in solo esse sapiente.

75 Cic., Luc. 88∞∞∞: «∞∞∞Les représentations des dormeurs, des ivrognes et des fous, disais-tu, sont plus faibles que chez ceux qui sont éveillés, sobres et sains d’esprit∞∞∞» (Dormien-tium et uinulentorum et furiosorum uisa inbecilliora esse dicebas quam uigilantium, sic-corum, sanorum). La triple opposition terme à terme fait bien de siccus l’antonyme deuinolentus, et invite à le traduire par «∞∞∞sobre∞∞∞».

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(insani), rêveurs (somniantes) et ivrognes (ebrii)76 qu’ils justifient par lafaiblesse des représentations inhérentes à ces trois états77, et toutes pri-vées d’évidence.

C’est autour d’un orateur fort proche des Atticistes, M. Calidius, quese nouent les conceptions atticiste et stoïcienne de la sanitas envisagéesséparément jusqu’ici. Nous avons mentionné plus haut la pureté tout atti-ciste de l’éloquence de Calidius (totumque dicendi placidum et sanumgenus), dont la contrepartie était le manque de vigueur et de tension ora-toires (nec erat ulla uis atque contentio). L’explication qu’offre Cicérond’un tel parti-pris stylistique est intéressante∞∞∞:

Il s’y ajoutait une disposition savante, une action noble, et dans l’ensembleune éloquence calme et saine (…). Il lui manquait la troisième qualité, sus-ceptible de remuer profondément et d’exciter les esprits, qui est, comme jel’ai dit, la plus efficace. Il n’y avait chez lui aucune vigueur, aucune tensionoratoire, soit dessein avisé (siue consilio) – dans l’idée que ceux dont lediscours était trop relevé et la performance trop enflammée déliraient dansune agitation désordonnée (quod eos quorum altior oratio actioque essetardentior furere atque bacchari arbitraretur) –, soit manque d’aptitude natu-relle, soit défaut d’habitude, soit incapacité technique78.

La première des quatre justifications avancées, le consilium (ou «∞∞∞des-sein avisé∞∞∞») est la seule qui soit laudative, face aux trois autres qui tra-duisent un manque d’aptitude naturelle, d’habitude ou de compétencetechnique79. Il reçoit plus loin pour synonyme sanitas, et doit s’entendrecomme une preuve de bon sens et de sagesse∞∞∞; en effet, les trois justifi-cations négatives se regroupent sous la catégorie du défaut (uitium), sil’on reprend les termes entre lesquels Cicéron hésite pour qualifier l’attitude oratoire de Calidius – soit sagesse, soit défaut, uel sanitate ueluitio80.

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76 Ibid. 52-54∞∞∞; Diu. 2, 120-122. 77 Aussi Lucullus écarte-t-il l’objection académicienne qui s’appuie sur ces trois

exemples pour nier la validité du critère stoïcien de l’évidence∞∞∞: cf. Cic., Luc. 51-53.78 Cic., Br. 276∞∞∞: Accedebat ordo rerum plenus artis, actio liberalis totumque dicendi

placidum et sanum genus (…). Aberat tertia illa laus, qua permoueret atque incitaret ani-mos, quam plurimum pollere diximus∞∞∞; nec erat ulla uis atque contentio, siue consilio,quod eos quorum altior oratio actioque esset ardentior furere atque bacchari arbitrare-tur, siue quod natura non esset ita factus, siue quod non consuesset, siue quod non pos-set. Voir à ce propos A. E. DOUGLAS, 1955, p. 241-247.

79 Cette triade traditionnelle fait écho à la théorie isocratique sur les conditions pri-mordiales de la culture intellectuelle∞∞∞: talent naturel, instruction et usage ou pratique (cf. Aréopag. 187).

80 Cic., Br. 278-279.

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Le choix du mot sanitas dans ce contexte nous paraît lourd de signifi-cations∞∞∞: il laisse entendre que le dessein avisé de l’orateur qui aurait pré-sidé à son choix d’une éloquence calme et saine, prendrait appui sur lasanitas au sens stoïcien de «∞∞∞santé mentale∞∞∞», de sagesse, de sobriété etde rationalité de l’âme. Cette hypothèse est confirmée par un extrait del’Orator où Cicéron déclare de l’orateur «∞∞∞très abondant∞∞∞» (hic autemcopiosissimus), que «∞∞∞s’il n’est rien d’autre, c’est à peine s’il passe poursain d’esprit∞∞∞» (uix satis sanus uideri solet). En outre «∞∞∞s’il se met, sansavoir préparé son auditoire, à s’enflammer, il a l’air de délirer devant despersonnes saines d’esprit (furere apud sanos), et comme d’être ivre et enproie à une agitation désordonnée au milieu de gens qui n’ont pas bu(quasi inter sobrios bacchari uinulentus uidetur)81∞∞∞».

Dans ce passage sont expressément mentionnés les gens «∞∞∞sains d’es-prit∞∞∞», sani, parmi des termes qui reprennent et amplifient ceux que Cicé-ron prêtait à Calidius (furere atque bacchari / furere apud sanos et quasiinter sobrios bacchari uinulentus). Une éloquence enflammée se verraitainsi bannie pour des motifs philosophiques graves, puisqu’elle manifes-terait la folie d’un orateur comparable à un homme ivre, en proie auxpassions de surcroît. Voilà qui rapproche implicitement Atticistes et Stoï-ciens dans leur condamnation du pathétique. En revanche, l’adoption d’unstyle sain et simple révèlerait un état de l’âme rationnel et rassis.

Dans la suite du passage du Brutus, Cicéron relate sa propre défensed’un certain Q. Gallius, que Calidius, dans une plaidoirie «∞∞∞détachée∞∞∞»(solute), «∞∞∞calme∞∞∞» (leniter) et «∞∞∞nonchalante∞∞∞» (oscitanter), accusaitd’avoir voulu l’empoisonner∞∞∞:

– «∞∞∞Quant à toi, Calidius, si ton histoire n’était pas une invention, plaide-rais-tu ainsi, surtout avec ton éloquence∞∞∞? Quand des étrangers sont en péril,tu as coutume de les défendre avec beaucoup d’énergie∞∞∞: ton péril, à toi, telaisserait indifférent∞∞∞? Où est le pathétique (Vbi dolor∞∞∞?)∞∞∞? Où est l’ardeurde l’âme qui même aux bouches peu éloquentes arrache d’habitude des criset des plaintes (querelas)∞∞∞? Chez toi aucune agitation, ni de l’âme (Nullaperturbatio animi), ni du corps∞∞∞! Point de tapes sur le front, ni sur la cuisse∞∞∞!Pas même, ce qui est le moins qu’on puisse faire, un trépignement (pedis,quod minimum est, nulla supplosio)∞∞∞! Aussi, tu fus si loin d’enflammer nosesprits que nous pouvions à peine nous empêcher de dormir pendant ta plai-doirie∞∞∞». C’est ainsi que la sagesse ou le défaut (uel sanitate uel uitio) d’untrès grand orateur me servit d’argument pour ruiner son accusation.

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81 Cic., Or. 99∞∞∞: Si is non praeparatis auribus inflammare rem coepit, furere apudsanos et quasi inter sobrios bacchari uinulentus uidetur. Le lien entre folie, ivresse et élo-quence débridée, s’incarne de façon exemplaire dans le personnage de Marc-Antoine (cf.Philippiques, 2, passim).

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– Est-il possible d’hésiter, dit Brutus, si c’est une preuve de sagesse ou undéfaut∞∞∞? En effet, puisque de tous les mérites de l’orateur le plus grand debeaucoup est, à tes yeux, d’enflammer l’esprit de l’auditoire et de le plierselon les besoins de la cause, qui n’admettrait que celui à qui a manqué cemérite, a connu sur ce point essentiel une déficience∞∞∞?– Qu’il en soit donc ainsi (Sit sane ita), dis-je82.

Ce texte apparaît comme une réécriture, neuf ans après le De Oratore,de l’analyse cicéronienne du plaidoyer pro domo du Stoïcien RutiliusRufus que voici∞∞∞:

Maintenant nous avons perdu ce grand homme, du moment que sa cause futplaidée comme si l’affaire se déroulait dans la république idéale de Platon.Pas un de ses avocats n’eut un gémissement, une exclamation∞∞∞; pas un cride douleur, pas une plainte (nihil cuiquam doluit, nemo est questus)∞∞∞; pasun n’implora la république, ne lança de supplication. Bref, pendant cemémorable procès, pas un ne frappa la terre du pied (pedem nemo in illoiudicio supplosit), dans la crainte, j’imagine, que le fait ne fût rapporté auxStoïciens83.

Dans les deux cas sont mentionnés la douleur (ubi dolor∞∞∞; nihil cui-quam doluit), la plainte (querelas∞∞∞; nemo est questus), les battements depied (pedis […] nulla supplosio∞∞∞; pedem nemo […] supplosit). Toutefois,l’analyse de l’attitude de Calidius dans le Brutus de 46 est plus rigou-reuse que celle de Rutilius dans le De Oratore de 55, où les justificationsavancées oscillaient entre l’imitation du Socrate de l’Apologie, la volontéde conformer son éloquence à la vérité, et la désapprobation, pour sonmanque de dignité, d’un discours recourant trop ouvertement au pathé-tique afin d’apitoyer les juges (nemo ingemuit, nemo inclamauit patro-norum, nihil cuiquam doluit, nemo est questus, nemo rem publicam

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82 Cic., Br. 278-279∞∞∞: «∞∞∞Tu istuc, M. Calidi, nisi fingeres, sic ageres, praesertim [cum]ista eloquentia∞∞∞? Alienorum hominum pericula defendere acerrime soles, tuum negle-geres∞∞∞? Vbi dolor∞∞∞? Vbi ardor animi, qui etiam ex infantium ingeniis elicere uoces et que-relas solet∞∞∞? Nulla perturbatio animi, nulla corporis, frons non percussa, non femur∞∞∞;pedis, quod minimum est, nulla supplosio. Itaque tantum afuit ut inflammares nostros ani-mos, somnum isto loco uix tenebamus∞∞∞». Sic nos summi oratoris uel sanitate uel uitio proargumento ad diluendum crimen usi sumus. Tum Brutus∞∞∞: «∞∞∞Atque dubitamus, inquit, utrumista sanitas fuerit an uitium∞∞∞? Quis enim non fateatur, cum ex omnibus oratoris laudibuslonge ista sit maxima inflammare animos audientium et quocumque res postulet modoflectere, qui hac uirtute caruerit, id ei quod maximum fuerit defuisse∞∞∞?∞∞∞» «∞∞∞Sit sane ita,inquam∞∞∞».

83 Cic., De Or. 1, 230∞∞∞: Nunc talis uir amissus est, dum causa ita dicitur, ut si in illacommenticia Platonis ciuitate res ageretur∞∞∞: nemo ingemuit, nemo inclamauit patrono-rum, nihil cuiquam doluit, nemo est questus, nemo rem publicam implorauit, nemo sup-plicauit∞∞∞; quid multa∞∞∞? Pedem nemo in illo iudicio supplosit, credo, ne Stoicis renuntia-retur.

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implorauit, nemo supplicauit)84. La performance oratoire de Calidius estquant à elle analysée en des termes psychologiques précis∞∞∞: Cicéronrelève chez lui l’absence de perturbatio animi, expression technique ser-vant à désigner la passion dans ses traités philosophiques.

En l’espace de neuf ans, la perception cicéronienne de Rutilius a tou-tefois évolué, comme en témoigne une anecdote que le Stoïcien en per-sonne aurait rapportée à l’auteur du Brutus, à Smyrne, en 78. La voici∞∞∞:Laelius fut amené, en 138, à défendre des publicains impliqués dans lemassacre de la forêt de Sila, mais devant l’insuccès de sa plaidoirie, il sedéchargea de l’affaire sur Galba, dont la vigueur oratoire (uis oratoria)contrastait avec sa propre elegantia proverbiale85. Or d’après Rutilius, lafougue de Galba, de manière emblématique, se manifeste non seulementdans l’actio même, mais aussi lors de la préparation du discours. La pas-sion dont fait preuve l’orateur en cette occasion lui semble révélatriced’une âme elle-même passionnée donc pervertie, non conforme au logos,puisque Galba va jusqu’à maltraiter les secrétaires auxquels il dicte sadéfense∞∞∞:

Cependant, averti qu’il était temps, il sortit et gagna sa demeure, le visageen feu, les yeux étincelants, ce qui faisait penser qu’il avait présenté, et nonpréparé, sa plaidoirie. Rutilius ajoutait même, comme un trait à relever, queles secrétaires étaient sortis fort maltraités∞∞∞; il laissait entendre par cet épi-sode que Galba avait été violent et enflammé (uehementem atque incen-sum), non seulement quand il prononçait ses discours, mais encore quand ily réfléchissait86.

Son visage même est altéré, d’après une sorte de furor qui fait écho àl’analyse stoïcienne traditionnelle des répercussions physiognomoniquesde la colère. Les adjectifs uehementem et incensum ne sont pas sans évo-quer la célèbre description sénéquienne de l’homme irascible87.

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84 Rappelons toutefois que le récit du procès de Rutilius intervient dans un contextepolémique puisqu’il est placé dans la bouche d’Antoine, qui le traite comme un épisodesupplémentaire du conflit entre rhéteurs et philosophes – philosophes envers lesquels ilaffiche ouvertement son hostilité.

85 Cic., Br. 85-89.86 Ibid. 87-88∞∞∞: Interim cum esset ei nuntiatum tempus esse, exisse in aedes eo colore

et iis oculis, ut egisse causam, non commentatum putares. Addebat etiam idque ad rem per-tinere putabat, scriptores illos male mulcatos exisse cum Galba∞∞∞; ex quo significabat illumnon in agendo solum, sed etiam in meditando uehementem atque incensum fuisse.

87 Sén., De Ira 1, 1, 3∞∞∞: «∞∞∞Or pour savoir avec certitude que ceux que domine la colèrene sont pas sains d’esprit, regarde attentivement l’aspect même qui est le leur∞∞∞; car si cesont des symptômes assurés de la folie que des regards hardis et menaçants, un frontsombre, un visage farouche, un pas précipité, des mains agitées, un changement de teint,une respiration forte et pressée, la colère se manifeste par les mêmes signes∞∞∞: les yeux

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Pourquoi ce rapprochement entre Calidius et Rutilius dans l’analysede leurs plaidoyers exempts de passion, et pourquoi cette évolution duregard porté sur le Stoïcien entre les traités oratoires de 55 et 46∞∞∞?

Il existe de toute évidence dans la subjectivité de Cicéron de puissantesaffinités entre orateurs atticistes et stoïciens, même si leurs types d’élo-quence s’avèrent fort différents à la lumière d’un examen rigoureux. AussiCicéron a-t-il calqué son analyse de l’actio calme de Calidius sur cellede Rutilius, qualifié d’orateur statarius88. Le stoïcisme a servi à Cicéronde filtre ou de grille de lecture pour attaquer les Atticistes∞∞∞: parce queRutilius agissait pour des motifs philosophiques, Calidius doit avoir faitde même, étant donné la similitude de leurs performances oratoires. Àl’inverse, comme entre le De Oratore et le Brutus était intervenue unepolémique contre la conception atticiste de la santé du style, Cicéron atâché de la réfuter sous un angle tant oratoire que philosophique, en l’en-visageant comme une traduction de la santé de l’âme, ce qui l’a conduità approfondir la théorie stoïcienne de la passion. Ensuite, soit parce queRutilius et Calidius étaient liés dans son esprit, soit parce qu’il maîtrisaitdésormais le mécanisme psychologique de la passion dans le domaine del’éloquence, Cicéron a prêté aux deux orateurs une même réprobationenvers une éloquence véhémente à l’extrême, révélatrice d’une âme déré-glée. Cette fois, c’est la lutte menée par les Atticistes au nom de la sani-tas qui a incité Cicéron, dans sa riposte, à approfondir son étude des choixoratoires stoïciens et à accorder à Rutilius un motif philosophiquementrigoureux pour récuser un mode oratoire passionné. L’analyse du stoï-cisme et celle de l’atticisme se sont ainsi nourries mutuellement.

Une question demeure∞∞∞: une justification de la défense atticiste de lasanitas par l’argument stoïcien d’une éloquence trahissant la santé men-tale ou la folie de l’orateur ne risque-t-elle pas de saper la contre-offen-sive de Cicéron∞∞∞? C’est qu’il s’agit d’un argument de taille, dont notreauteur ne discute pas le bien-fondé, mais qu’il se contente d’éluder. Ceprocédé peut s’interpréter de deux manières∞∞∞: soit Cicéron insinue par làque la polémique menée par les Atticistes ne se situe pas sur un plan phi-losophique et n’appelle pas un débat de cet ordre – elle ne saurait donc

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s’enflamment, lancent des éclairs (…)∞∞∞» (Vt scias autem non esse sanos quos ira posse-dit, ipsum illorum habitum intuere∞∞∞; nam ut furentium certa indicia sunt audax et minaxuultus, tristis frons, torua facies, citatus gradus, inquietae manus, color uersus, crebra etuehementius acta suspiria, ita irascentium eadem signa sunt∞∞∞: flagrant emicant oculi).Pour une analyse similaire de l’attitude de Rutilius Rufus, nous renvoyons à l’article deG. MORETTI, 2002, p. 205-222.

88 Cic., Br. 116.

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se prévaloir de l’auctoritas des Stoïciens pour soutenir des choix d’ordrestrictement stylistique∞∞∞; soit le débat entier s’évanouit face à un constatpragmatique, le seul qui compte, malgré l’indignation des Stoïcienscomme des Atticistes (fût-ce pour des motifs différents) – celui du suc-cès ou de l’échec de l’orateur auprès de l’auditoire.

Cicéron procède d’ailleurs malicieusement, en plaçant dans la bouched’un Atticiste, Brutus, la condamnation de Calidius. Alors que l’orateurfeint d’hésiter à qualifier l’attitude de ce dernier de marque de sagesse(sanitas) ou de défaut (uitium), Brutus tranche en faveur de la secondesuggestion, puisqu’il a manqué à Calidius la qualité la plus importantepour emporter une cause∞∞∞: l’aptitude à enflammer l’auditoire. Peut-êtreCicéron pousse-t-il l’humour jusqu’à jouer une dernière fois sur le registrede la santé stylistique en accolant dans son ultime réplique les adverbessane et ita, qui se prononçaient alors sanita.

Il ne reste plus à l’auteur qu’à proposer sa propre conception de lasanté en matière de style∞∞∞: elle se définit comme un mélange, une tem-peratio, comme nous l’avons souligné dans les Tusculanes à propos del’âme et du corps. Elle ne saurait se restreindre au style simple malgré lespréférences des Atticistes, mais requiert parfois le grand style, lorsque lepublic y a été préparé89. De même que la meilleure constitution politiquenaît d’une temperatio des trois régimes démocratique, aristocratique etmonarchique90, de même l’harmonie oratoire découle d’un juste équilibreentre les trois registres, ainsi que l’indique le verbe temperauit∞∞∞: si l’ora-teur véhément veut passer pour sain d’esprit (sanus), il doit «∞∞∞tempérer∞∞∞»son abondance par le mélange des deux autres styles, simple et intermé-diaire. L’orateur idéal se définit par excellence comme un moderator (…)et quasi temperator huius tripertitae uarietatis, chargé de mesurer et enquelque sorte de doser cette triple diversité stylistique91.

Telle que la concevaient les Néoattiques, la santé était bel et bien unmot d’ordre réducteur, appelé à être dépassé par une éloquence bien tem-pérée, jouant sur les claviers des trois styles, comme en témoigne lemodèle d’éloquence atticiste proposé par Cicéron pour contrer Lysias etdéfendre son propre idéal oratoire∞∞∞: Démosthène. Par le biais de cetteétude de la santé du style, nous espérons par ailleurs avoir confirmé deuxintuitions – non étayées – de J. F. D’Alton∞∞∞: d’une part, que Cicéron a

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89 Cic., Or. 99, loc. cit.90 Cic., Rep. 1, 69∞∞∞; Leg. 3, 12.91 Cic., Or. 70.

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bien puisé le matériau nécessaire à sa critique des Néoattiques dans sonanalyse du style stoïcien, analyse à laquelle la description du genus tenuedoit elle-même beaucoup92∞∞∞; d’autre part, qu’il a affiné son analyse del’éloquence du Portique suite à la polémique contre les Atticistes93. Carsi les types d’éloquence des orateurs stoïciens et des tenants de l’imita-tion de Lysias s’avèrent fort différents à la lumière d’une analyse rigou-reuse, nous avons constaté qu’ils étaient fort proches si l’on se place dupoint de vue de la subjectivité de Cicéron.

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92 J. F. D’ALTON, 1931, p. 208.93 Op. cit., p. 163.

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