Top Banner
132

La philosophie analytique - Jean-Gérard Rossi

Jul 24, 2015

Download

Documents

Nicomaque II

Uploaded from Google Docs
Welcome message from author
This document is posted to help you gain knowledge. Please leave a comment to let me know what you think about it! Share it to your friends and learn new things together.
Transcript
Page 1: La philosophie analytique - Jean-Gérard Rossi
Page 2: La philosophie analytique - Jean-Gérard Rossi

Jean-Gérard ROSSI

La philosophie analytique

L'Harmattan5-7, rue de l'École-Polytechnique

75005 Paris

FRANCE

L'Harmattan Hongrie L'Harmattan ItaliaHargita u. 3 Via Bava, 37

1026 Budapest 10214 TorinoHONGRIE ITALlE

Page 3: La philosophie analytique - Jean-Gérard Rossi

Dépôt légal - 1re édition: 19892e édition corrigée: 1993, mars

(Ç)L'Harmattan,2002

ISBN: 2-7475-2732-8

Page 4: La philosophie analytique - Jean-Gérard Rossi

INTRODUCTION

Le terme de philosophie analytique est couram-ment utilisé pour dénommer les recherches philo-sophiques conduites depuis le début du siècle, prin-cipalement dans les pays anglo-saxons, et qui sonttoutes, à des titres divers, concernées par l'analysedu langage.

Ce qui frappe tout d'abord, lorsque l'on considèrela philosop~ie analytique, c'est la diversité des objec-tifs, des préoccupations et des méthodes. En appa-rence, rien de commun entre la théorie des descrip-tions de B. Russell et la théorie des jeux de langagede L. Wittgenstein, entre la i syntaxe logique deR. Carnap et la sémantique formelle des languesnaturelles développée dans les années 70, entre lesexclusives antimétaphysiques du Cercle de Vienneet les débats actuels sur la nécessité et la contingence,les mondes possibles, les rapports de l'âme et ducorps, etc., rien de commun surtout entre le soucid'économie ontologique des « grands ancêtres»maniant avec dextérité le rasoir d'Occam et l'admis-sion libérale des possibles non actualisés, des objetsimaginaires et des essences individuelles qui semblentconstituer le nec plus ultra de la philosophie chezles néophytes du mouvement.

Pourtant, sous la diversité des courants, des théo-ries et des pratiques, toutes ces recherches témoi-gnent d'une unité d'inspiration qui légitime leurappellation commune de « philosophie analytique ».

3

Page 5: La philosophie analytique - Jean-Gérard Rossi

Dans tous les cas, il s'agit d'aborder les problèmesphilosophiques du point de vue du langage et d'ap-porter à ces problèmes une solution en procédantà une analyse du langage.

Ceci reste insuffisant néanmoins à caractériserla philosophie analytique. En un sens, en effet,depuis Socrate les philosophes ont toujours cherchéà maîtriser le langage qu'ils employaient, et onttoujours plus ou moins lié la réflexion philosophiqueà une détermination du sens des mots et des conceptsemployés, certains, et non des moindres, allant mêmejusqu'à faire consister l'activité philosophique toutentière dans le procès de production des concepts.

Pour les tenants de la philosophie analytique, ilne s'agit pas seulement de s'a~surer du bon fonction-nement d'un instrument au stade préparatoire dela réflexion, ni même en cours d'élaboration de laréflexion; il s'agit de faire de cet instrument le médiumde toute appréhension du réel. En un sens, la philo-sophie analytique présente un caractère néo-kantientrès marqué, le langage (quelle que soit la manièredont il est envisagé et quels que soient les aspects quien sont privilégiés) jouant le rôle des formes de lasensibilité et des catégories de l'entendement dansl'entreprise critique de Kant.

Le langage lui-même constitue un phénomènecomplexe, susceptible d'être appréhendé de diversesmanières et selon des axes différents. TI peut êtreconsidéré comme un phénomène physique, physio-logique, social, psychologique, etc., du point de vuede ses rapports à la pensée, au monde, à la culture, etc.Aussi bien faut-il préciser en quel sens la philoso-phie analytique s'en saisit: comme d'un médiumd'appréhension du réel. Il est en effet remarquable quela plupart des philosophes analystes n'aient eu quepeu de contacts avec les linguistes, et les emprunts à la

4

Page 6: La philosophie analytique - Jean-Gérard Rossi

linguistique sont tout aussi peu nombreux que lesapports à cette discipline. En fait, c'est du point devue de la logique et de ce seul point de vue que lelangage se trouve privilégié.

M. Dummett donne, dans ces conditions, unedéfinition tout à fait acceptable de la philosophieanalytique lorsqu'il affirme que « la philosophieanalytique c'est la philosophie post-frégéenne ».Ce faisant, il marque tout à la fois l'importancehistorique de Frege dans la constitution de la philo-sophie analytique et le fait que celle-ci se trouveassociée, pour le meilleur et pour le pire, et dès sesorigines, à la logique moderne héritée de Frege.

Aussi proposerons-nous de prendre comme fildirec-teur d'une étude sur la philosophie analytique l'étudedu développement de la logique moderne. C'est en effetla logique frégéenne et ses avatars qui constituent latoile de fond des diverses évolutions et modificationsque la philosophie analytique a connues depuis ledébut du siècle. En se développant, en se diversifiant- au péril d'ailleurs de l'unité du logique -, lalogique moderne a contribué à enrichir et à appro-fondir ce que peut être une appréhension logiquedu langage.

On peut envisager en effet le langage comme unobjet tridimensionnel se déployant selon un axesyntaxique, un axe sémantique et un axe pragma-tique. Pendant longtemps et jusqu'à une date récente,l'opinion ,a prévalu que seuls les aspects ~syntaxiquesdu langage relevaient de la logique. Dans une largemesure, telle était l'opinion de Frege, de Russell etde Wittgenstein. C'est parce qu'ils partageaient euxaussi cette opinion que les philosophes soucieuxde rendre compte des aspects pragmatiques du lan-gage pensaient qu'il convenait tout simplement detourner le dos à la logique. La logique standard,

5

Page 7: La philosophie analytique - Jean-Gérard Rossi

telle qu'elle se présentait, ne permettait pas, parailleurs, de rendre compte de la dimension séman-tique. Même si Russell est loin d'être indifférentau rapport du langage au monde, le système logiquedes Principia exclut en fait toute sémantique. Il aurafallu le développement et la diversification de la logiqueavec l'éclosion et la mise au point d'un grand nombrede « logiques» différentes les unes des autres pour quel'idée se fasse jour d'une « prise en charge» de tousles aspects - syntaxique, sémantique et pragma-tique - du langage par la logique.

Ainsi peut-on caractériser de logique au sens largedu terme (et non au sens technique, plus spécialementadapté à la logique standard, de caractère syntaxi-que) l'approche du langage caractéristique de laphilosophie analytique. Ainsi peut-on comprendreque c'est toujours à la lumière des développementsde la logique, des espoirs qu'elle a suscités, ou desdéceptions qu'elle a causées, des améliorations, trans-formations, amendements et mises au point qu'ellea connus que la philosophie analytique s'est elle-même développée.

Pour les commodités de l'analyse et la clarté del'exposé, nous repérerons dans le développement de laphilosophie analytique trois grandes phases corres-pondant à trois grandes manières de pratiquer l'ana-lyse, trois générations de philosophes analystes.

C'est qu'on a effectivement pu voir émerger suc-cessivement une génération de philosophes contem-porains d'un logicisme triomphant et privilégiantl'analyse logique du langage, proposant dans un butthérapeutique la reformulation des énoncés du lan-gage ordinaire dans une langue formelle; une géné-ration de philosophes marqués par le reflux du logi-cisme et se livrant à la description des situations,contextes et circonstances dans lesquels le langage

6

Page 8: La philosophie analytique - Jean-Gérard Rossi

est employé; et une génération de philosophes tirantparti de -la construction de systèmes logiques débor-dant le cadre de la logique standard et s'efforçantd'accorder des modèles théoriques souvent sophis-tiqués aux nuances et aux subtilités, voire aux impré-cisions du langage ordinaire.

En schématisant outrageusement, on pourrait direque les philosophes de la première génération ontsurtout été intéressés par l'aspect syntaxique dulangage, ceux de la seconde par l'aspect pragmatiqueet ceux de la troisième par l'aspect sémantique- de même pourrait-on dire que les philosophesde la première génération ont privilégié la logiqueaux dépens des langues naturell~s, ceux de la secondeont privilégié le langage ordinaire en tournant ledos à la logique et ceux de la troisième sont entrain de tenter une formalisation logique des languesnaturelles (au risque d'ailleurs de sacrifier l'unité dela logique). '

7

Page 9: La philosophie analytique - Jean-Gérard Rossi
Page 10: La philosophie analytique - Jean-Gérard Rossi

PREMIÈRE PARTIE

CHAPITRE PREMIER

LA « NOUVELLE LOGIQUE »

Le milieu du XlXe siècle est marqué par l'appa-rition d'une logique mathématique, avec GeorgesBoole, et par des recherches telles que celles dew. S. Jevons, J. Venn et de Morgan, qui, toutes,vont dans le sens d'une volonté d'élargir le cad~ejugé trop étroit de la logique aristotélicienne. Celle-ci apparaît en effet trop liée aux formes grammati-cales des langues indo-européennes et pas suffisam-ment fine pour rendre compte des mathématiquesnouvelles.

Mais ce sont surtout Frege, Peano et Peirce qui vontinitier ce qu'il est convenu d'appeler la « nouvellelogique» - Frege en introduisant l'idéographie, ladistinction à l'intérieur des propositions entre fonctionet argument, ainsi que la théorie de la quantification;Peano en fournissant à la logique nouvelle un sym-bolisme clair et élégant; Peirce en mettant en œuvreune logique des relations, jusqu'alors négligée.

C'est Frege qui apparaît en fait comme le véri-table initiateur de la logique moderne. C'est essen-tiellement à partir de ses travaux que se constituerace que nous appellerons ici la « logique standard

9

Page 11: La philosophie analytique - Jean-Gérard Rossi

moderne », pour la distinguer de la « logique stan-dard classique» d'inspiration aristotélicienne.

En quoi consiste la différence entre les deux?Dans Histoire de mes idées pJlilosophiques, Russellécrit que la principale innovation de la « nouvellelogique» vient de ce que celle-ci considère qu'endépit des apparences « Socrate est mortel» et « Tousles hommes sont mortels» ne sont pas des propo-sitions de la même forme.

Il n'est évidemment pas question de réduire à ceseul point la différence entre la logique standardclassique et la logique standard moderne, mais ilfaut reconnaître que, comme d'habitude, Russell faitici preuve d'une grande clairvoyance. La logiquestandard classique en reste à la forme grammaticaleapparente et elle privilégie la forme prédicative:sujet-copule-prédicat à laquelle elle entend ramenertoutes les propositions, y compris les propositionsde relation. La logique standard moderne prétendpousser l'analyse plus loin que la simple analysegrammaticale et elle est engagée à distinguer entreforme logique et forme grammaticale.

Il n'est pas dans notre propos de retracer icil'histoire de la constitution de la logique moderne,depuis la publication en 1879 de la Begriffschriftde Frege. Nous ne ferons que décrire la forme stan-dard de la logique moderne, en ne mettant d'ailleursen évidence que les traits dont la connaissance estnécessaire à une compréhension de la philosophieanalytique.

Comme l'a récemment souligné F. Sommers dansThe Logic of Natural Language, Ie trait caractéris-tique de la logique standard moderne est son admis-sion des propositions atomiques.

La logique standard moderne cherche à mettre àjour les formes les plus simples de propositions. Or

10

Page 12: La philosophie analytique - Jean-Gérard Rossi

il existe deux formes de complexité qu'il faut dis-tinguer et qui requièrent chacune un type d'analysedifférent.

Certaines propositions sont complexes dans lamesure où elles sont constituées de propositions quiapparaissent en tant que telles et qui sont mises enrapport par le moyen d'une conjonction, d'une dis-jonction, d'une implication, ~ntre autres. C'est le casdes propositions « fi fait chaud et il pleut », « SiPierre oublie de prendre son train, il ne viendrapas », etc. Dans certains cas, les choses ne sont pasaussi claires. « Pierre et Marie sont venus » peutparaître comme une proposition simple alors qu'ilest possible de la décomposer en « Pierre est venu» et« Marie est venue ». Dans la Grammaire de Port-Royal, la proposition « Dieu invisible a créé lemonde visible» est présentée comme la conjonctionde trois propositions: « Dieu est invisible », « Dieua créé le monde », « Le monde est visible ».

Ce qui caractérise la logique standard moderne,ce n'est pas qu'elle procède ,àune telle analyse, c'estqu'elle le fasse dans le but de mettre au point uncalcul permettant de déterminer la valeur de véritédes propositions complexes. Une des thèses essen-tielles de la logique standard moderne, c'est que lavaleur de vérité d'une proposition complexe (appeléeproposition moléculaire) dépend de la valeur de véritédes propositions élémentaires qui la constituent (appe-lées propositions atomiques) et du type de lien quiunit celles-ci pour former la proposition complexeen question. C'est la thèse de l'extensionnalité - thèsecardinale de la théorie des fonctions de vérité. Lathéorie des fonctions de vérité donnera lieu à un calcul:le calcul des propositions. Wittgenstein et Postont établi les « tables de vérité » permettant la

Il

Page 13: La philosophie analytique - Jean-Gérard Rossi

détermination rapide des valeurs de vérité des pro-positions complexes.

Mais il existe un autre type de complexité et quirequiert une autre forme d'analyse que la simpledécomposition en éléments constituants (laquelles'apparenterait à l'analyse chimique d'un corps enses éléments). Elle consiste à mettre en évidence lecaractère complexe d'une proposition en apparencesimple, et c'est sur ce point que réside la grandedifférence entre la logique standard classique et lalogique standard moderne.

La logique standard classique est une logiquedes termes. La distinction entre le sujet et le prédicatne renvoie pas à une différence de nature entre lestermes constituants de la proposition. Elle tient aufait que les termes sont marqués différemment:l'un est marqué du point de vue de la quantité, c'estle sujet; l'autre est marqué du point de vue de la qua-lité, c'est le prédicat. Toutes les propositions sontde forme prédicative. Elles comprennent donc toutes,outre le sujet et le prédicat, qui sont appelés souventtermes catégorématiques, des termes, appelés synca-tégorématiques, tels que les quantificateurs (tout,tous, aucun, nul, quelque, etc.) et la négation. Toutesles propositions sont de la forme:

Tout / quelque S est / n'est pas P.

La logique standard moderne considère qu'uneproposition simple, atomique, doit être dénuée determe syncatégorématique. Les propositions qui con-tiennent de tels termes ne peuvent pas être des pro-positions atomiques. Ainsi peut-on voir immédia-tement que la proposition « Tous les hommes sontmortels» n'est pas une proposition atomique. C'estune proposition complexe. La proposition « Socrateest mortel» est une proposition qui a toutes les

12

Page 14: La philosophie analytique - Jean-Gérard Rossi

chances au contraire d'être une proposition atomique.On peut proposer d'analyser la proposition « Tous

les hommes sont mortels» en une conjonction depropositions ayant chacune pour sujet le nom proprede chacun des hommes qui ont existé, qui existentou qui existeront. Ce faisant, on reste dans le cadrede la logique des propositions et la théorie"des fonc-tions de vérité suffit. La vérité de la proposition enquestion dépend de la valeur de vérité des proposi-tions qui la constituent et du connecteur. Comme leconnecteur est ici une conjonction, on voit immé-diatement que la condition pour que la proposition« Tous les hommes sont mortels » soit vraie c'est qued'aucun homme qui a existé, qui existe ou qui exis-tera, on puisse affirmer qu'il n'est pas mortel. Dece point de vue et dans cet exemple, seul Dieu peutêtre en mesure d'attribuer une valeur de vérité à laproposition « Tous les hommes sont mortels ».

Mais, même dans cet exemple, l'analyse de laproposition générale fait problème. En effet, lorsqueje dis « Tous les étudiants inscrits en licence sontaujourd'hui présents », il apparaît évident que je disautre chose que « un tel inscrit en licence est présent »et « un tel... » et « un tel... », je dis aussi que monénumération est exhaustive et concerne tous les étu-diants inscrits en licence. Aussi bien n'est-il pas si facileque cela de se débarrasser du symbole de généralité.

C'est à ce niveau qu'apparaît la nécessité de recou-rir à un autre type d'analyse et d'utiliser notammentla théorie de la quantification. La proposition « Tousles hommes sont mortels» peut en effet être para-phrasée sous la forme suivante: « Si quelqu'un estun homme, alors il est mortel. » Une telle analyseapparaît par exemple chez Leibniz. Leibniz n'estsans doute pas le seul à avoir souligné le caractèrehypothétique des propositions affirmatives univer-

13

Page 15: La philosophie analytique - Jean-Gérard Rossi

selles. La logique standard moderne procède à uneanalyse des contenus de pensée et il n'est pas étonnantdonc qu'elle retrouve ces riches intuitions des philo-sophes. Mais elle dispose d'un outil méthodologiqueet d'une écriture symbolique lui permettant de propo-ser un traitement systématique de toutes les propo-sitions.

Dans le cas présent, il s'agit de « faire sortir» sil'on peut dire « tous les termes syncatégorématiques »et de les traiter à part pour mettre en évidence lespropositions atomiques.

Mais qu'est-ce qu'une proposition atomique? etde quelle forme est-elle? Nous avons déjà soulignéque c'est une proposition ne possédant pas de termessyncatégorématiques. Or ce sont ceux-ci qui per-mettaient, dans la logique standard classique, dedistinguer entre les termes constituants de la propo-sition le sujet du prédicat. Ces termes devant êtreau moins, en droit, interchangeables, dans le cadre dela théorie du syllogisme.

Comment distinguer alors les éléments constituantsde la proposition les uns des autres? TI revient àFrege d'avoir, d'une part, souligné le caractère ina-déquat de la distinction grammaticale entre sujetet prédicat, d'autre part, d'avoir introduit, pour lasubstituer à cette dernière, la distinction logique entrefonction et argument.

Frege distingue en effet, à l'intérieur de touteproposition atomique, entre un élément constant etun élément variable. L'élément constant est « fermésur soi », « saturé », et l'élément variable est « ou-vert », « non saturé ». Ainsi propose-t-il d'analyserla proposition: « César à conquis la Gaule» enun élément saturé « César » et un élément nonsaturé « ... conquis la Gaule ». En fait, il apparaîtque « Gaule» pouvant fonctionner également comme

14

Page 16: La philosophie analytique - Jean-Gérard Rossi

élément saturé, nous sommes en présence d'unefonction « ... a conquis » qui requiert d'être saturéepar deux arguments, qui en effet a conquis quoi?Comme nous pouvons très bien prendre aussi commeargument ici « Alexandre» et « la Perse », nouspouvons obtenir la proposition de même forme« Alexandre a conquis la Perse». « César»,« Alexandre » peuvent être envisagés comme desvaleurs déterminées d'une variable X, et « la Gaule »,« la Perse» comme des valeurs déterminées d'unevariable Y.

Si nous prenons « C » comme lettre pour désignerla fonction, nous pouvons dire que les propositions« César a conquis la Gaule» et « Alexandre a conquisla Perse» sont toutes les deux de la forme:

C(x, y).

On peut distinguer entre plusieurs types de fonc-tions, selon le nombre de places vides que les fonc-tions laissent. Ainsi « ... être philosophe» ne laissequ'une place vide, « ... a conquis... » laisse deuxplaces vides, « donner» laisse trois places vides, quel-qu'un donnant quelque chose à quelqu'un d'autre.

Le schéma général de la proposition atomique estdonc la fonction propositionnelle :

F(x)

qui peut être plus complexe, et se présente sous lesformes:

F(x, y)F(x, y, z)...

Une telle formalisation permet de rendre comptedes propositions de relation dont la logique standardclassique ne permettait pas de rendre compte demanière satisfaisante.

15

Page 17: La philosophie analytique - Jean-Gérard Rossi

Soit, par exemple, la proposition de relations «4 estle successeur de 3 »; en vertu de l'analyse de lalogique standard classique, cette proposition doitêtre ramenée à une proposition de prédication danslaquelle le prédicat complexe « successeur de 3 » sevoit attribuer au sujet « 4 ». La relation « successeurde » est alors escamotée en tant que telle, la spécifica-tion du prédicat fait problème dans la mesure où ellemet en cause le caractère de généralité reconnu auxprédicats, et les termes « 4 » et « 3 » n'apparaissentpas comme des relata que la proposition en question apour fonction d'ordonner. Quand on sait que précisé-ment cette relation « successeur de » joue un rôle fon-damental en mathématiques, notamment dans l'axio-matisation de l'arithmétique par Peano, on comprendque la logique standard classique puisse apparaîtrecomme insuffisante et inappropriée aux besoins dumathématicien.

Or, dans l'exemple cité ci-dessus, le symbolismefrégéen apparaît comme particulièrement utile. Larelation « être le successeur de » peut être traitécomme une fonction à deux arguments et l'on peutécrire la fonction propositionnelle :

S(x, y)

qui, dès lors qu'on donnera une valeur particulièreà chacune des variables x et y, donnera une suitede propositions atomiques telles que:

S(a, b)S(e, ./)...

Nous pouvqns constater que toutes ces propo-sitions atomiques ont pour argument(s) des cons-tantes individuelles. Ce qui tend à montrer que les

16

Page 18: La philosophie analytique - Jean-Gérard Rossi

propositions atomiques sont des propositions sin-gulières.

De ce point de vue, la différence entre la logiquestandard classique et la logique standard moderneest particulièrement nette. Alors que la premièren'accordait pas de traitement spécifique aux propo-sitions singulières .(l'Organon ne comprend que deuxexemples de propositions singulières) et interprétaitcelles-ci en termes de propositions générales (le plussouvent d'ailleurs en termes de propositions univer-selles), la seconde les considère au contraire commeles constituants de base à partir desquels toutes lespropositions peuvent être construites.

Mais, comme nous l'avons déjà souligné, les pro-positions générales ne peuvent pas être construites demanière satisfaisante à partir de simples conjonc-tions de propositions singulières. Aussi est-il plusexact de dire que la logique standard moderne - auniveau de la théorie de la quantification - part desformes de propositions atomiques plutôt que despropositions atomiques elles-mêmes (lesquelles nepeuvent être que singulières).

A partir des formes de proposition atomique, parexemple, à partir de la forme la plus simple:

F(x)

il Y a en effet deux manières d'obtenir une propo-sition authentique.

La première c'est de donner une valeur à l'argu-ment en ayant recours à une constante individuelle,par exemple a; nous obtenons alors:

F(a)

qui est une proposition singulière.La seconde c'est de faire appel aux quantificateurs

pour lier la variable (ou les variables si la fonction

17

Page 19: La philosophie analytique - Jean-Gérard Rossi

est une fonction à plusieurs arguments). On peutalors faire appel au quantificateuruniversel 'rix (quise lit « pour tout x », ou « quel que soit x ») ou auquantificateur existentiel 3x (qui se lit: il y a aumoins un x qui...).

On obtiendra alors:

'rix F(x)

qui exprime une proposition universelle ou :

3 x F(x)

qui exprime une proposition particulière.Ainsi les trois grandes catégories de propositions:

les singulières, les particulières et les universelles, setrouvent-elles exprimées dans un symbolisme suscep-tible de s'appliquer à toutes les formes de proposi-tions - prédicatives, aussi bien que relationnellesou existentielles.

La logique standard moderne permet donc unereconstitution « pas à pas» de toutes les proposi-tions à partir des propositions élémentaires dans lecalcul des propositions, à partir des formes atomiquesde prop.osition dans la théorie de la quantification(nous préférons ici ne pas parler de « calcul des prédi-cats» comme cela est souvent l'usage, notammentdans les pays anglo-saxons, car à ce niveau d'analyseles conditions pour un authentique calcul ne sontpas toutes réunies).

La philosophie analy~iqueva dans une large mesureutiliser cette logique - aussi bien au niveau ducalcul des propositions qu'au niveau de la théoriede la quantification - pour procéder à une nouvelleforme de philosophie - dont la théorie des descrip-tions de B. Russell constitue l'exemple le plus célèbreet le plus important.

18

Page 20: La philosophie analytique - Jean-Gérard Rossi

CHAPITRE II

LA THÉORIE RUSSELLIENNEDES DESCRIPTIONS DÉFINIES

Le problème. - Soit la proposition « L'actuel roide France est chauve ». Elle semble de la mêmeforme que la proposition « Socrate est mortel ». Defait, du point de vue de la grammaire, les deuxpropositions sont de même forme: sujet-copule-prédicat; nous avons déjà souligné qu'il convenaitde ne pas se laisser égarer par l'apparence grammati-cale et qu'il convenait de faire référence à la formelogique. « Socrate est mortel» est une propositionatomique. N'en est-il pas de même de« L'actuel roi deFrance est chauve» étant donné que son sujet« l'actuel roi de France » est un terme singulier, ouen tous les cas paraît tel?

La question se pose de la valeur de vérité de cetteproposition. En effet, une proposition prédicativeest vraie ou fausse selon qu'elle attribue au sujetun prédicat qui lui convient ou un prédicat qui nelui convient pas. Dans cette proposition, c'est lesujet qui est en cause, ce qui rend problématique lapossibilité même d'ùne prédication authentique.

Deux solutions paraissent envisageables : la pre-mière consiste à soutenir que l'énoncé en questiondoit être écarté comme pseudo-proposition, car ilest vide de sens, voire absurde, puisque ne portant

19

Page 21: La philosophie analytique - Jean-Gérard Rossi

sur aucune entité existante; la seconde consiste àattribuer un référent au sujet pour reconnaître unesignification à l'énoncé en question et donc à luiattribuer le caractère d'une authentique proposition.Ces deux solutions placent en fait devant une alter-native: ou bien ne pas reconnaître de sens àl'énoncé « L'actuel roi de France est chauve» oubien attribuer au sujet de l'énoncé un référent.Russell ne peut admettre aucun des deux termes del'alternative.

Sans pour autant tomber dans un psychologismequ'il récuse, comme d'ailleurs la plupart de sescontem-porains, Russell est sensible à l'élément psychologiquede la signification et il pense qu'un énoncé a unesignification dès lors qu'il est compris. Or nouscomprenons l'énoncé en question. Mais d'un autrecôté Rus~ell refuse d'attribuer au sujet apparent. decet énoncé un référent. .TI refuse toute conceptionfaisant correspondre une entité, un « objet » à chaqueterme. Une grande partie du célèbre article « Ondenoting » est d'ailleurs consacrée à la critique dela « théorie des objets » de Meinong - laquelleentraîne, d'après Russell, une ontologie exubéranteet relève d'un platonisme à l'égard duquel il est entrain de prendre ses distances (même s'il ne s'en estjamais tout à fait départi).

Il y aurait un moyen d'éviter l'alternative récuséepar Russell et qui consisterait à admettre la possi-bilité qu'une proposition authentique ne soit nivraie ni fausse, ce qui reviendrait en fait à mettre encause le principe de bivalence - mais Russell lerécuse d'emblée.

Il lui faut donc tout à la fois affirmer que l'énoncéen question est une authentique proposition, sus-ceptible de recevoir la valeur de vérité vrai ou lavaleur de vérité faux, dotée d'une signification, et

20

Page 22: La philosophie analytique - Jean-Gérard Rossi

que néanmoins il ne porte pas sur un objet - réelqu fictif, doté d'une réalité dans ce monde-ci oudans un monde idéal. C'est pour tenir cette gageureque Russell développe la célèbre théorie des des-criptions.

La solution. - Russell va montrer que, contraire-ment à ce que pourrait suggérer son apparence,cette proposition n'a pas la même forme logiqueque la proposition « Socrate est mortel ».

Pour reprendre son exemple, considérons les deuxexpressions « Scott » et « l'auteur de Waverley ».Ce sont toutes les deux des expressions singulières,dénotant un individu et un seul, en l'occurrence ici lemême individu. A première vue donc, les énoncés« Scott était écossais » et « l'auteur de Waverleyétait écossais» sont eux aussi des énoncés semblables.Russell néanmoins nie qu'ils le soient. TI considèreque leurs sujets grammaticaux ne sont pas semblables.Ils sont de nature différente, « Scott» est un nompropre. C'est une constante individuelle susceptibled'apparaître comme valeur d'une variable. C'estun symbole désignant un individu - celui~ci étantsa signification. Par contre, « l'auteur de Waverley »,comme toutes les expressions de la forme « le tel et tel»que Russell appelle des « descriptions définies»' etdont il analyse ici le comportement logique, ne peutpas être considéré comme une constante individuelle.Contrairement aux apparences, ce n'est pas uneexpression singulière, c'est une expression qui contri-bue au sens de l'énoncé dans lequel elle apparaît, sanspour autant avoir de signification en elle-même,c'est-à-dire ici, sans pour autant avoir nécessairementune dénotation (Russell ne faisant pas, tout au moinsà l'époque où il écrit « On denoting », la distinctionfrégéenne entre sens et dénotation).

21

Page 23: La philosophie analytique - Jean-Gérard Rossi

Russell propose de traduire l'énoncé « Scott estl'auteur de Waverley » en « Scott a écrit Waverley »(et il est seul à l'avoir écrit), qui revient en fait à :« 11 n'est pas toujours faux de x que x a écritWaverley, et il est toujours vrai de y que si y a écritWaverley y est identique à x et que Scott est iden-tique à x. »

Il apparaît très clairement que Russell procèdeici à une véritable analyse de la pensée et ceci permetde voir que, contrairement à une opinion trop souventrépandue, l'analyse logique du langage ne consistepas à plaquer plus ou moins artificiellement unsymbolisme abstrait sur une pensée naturelle quiserait par là même mutilée, voire occultée. Bien aucontraire, l'analyse logique du langage présuppose uneattention particulière à l'égard de la pensée naturelle,de ses subtilités et de sa richesse, et elle permet demettre àjour les éléments constituants de cette pensée.

En ce qui conc~rne la technique de cette analyse, ilconvient de noter que Russell ne fait pas encoreen 1905 usage des quantificateurs, comme il estdevenu courant de le faire, dans la logique standardmoderne.

Surtout il faut souligner que la procédure de para-phrase à laquelle se livre ici Russell fait appel à lanotion d'identité -laquelle reste une notion contro-versée (Wittgenstein par exemple n'admettra jamaisson utilisation en logique). Aussi bien faut-il pré-ciser que la théorie des descriptions a besoin, pourêtre exprimée, du langage de la logique des prédicatsde premier ordre avec identité.

Ceci dit, en quoi cette analyse nous permet-ellede comprendre la distinction fondamentale intro-duite par Russell entre noms propres et descriptionsdéfinies? On l'aura remarqué, l'expression dénotante« l'auteur de Waverley » a tout simplement été

22

Page 24: La philosophie analytique - Jean-Gérard Rossi

éliminée au profit de ce que l'on pourrait appeler lesconstituants propositionnels dans le cadre d'une for-mulation complètement généralisée dans laquellen'interviennent pas de constantes individuelles. Alorsque les noms propres sont des symboles complets,ayant une signification par eux-mêmes, les descrip-tions définies sont les symboles incomplets, qui peu-vent participer à la signification des énoncés danslesquels ils interviennent, sans avoir de significationpar eux-mêmes.

Du coup; le problème posé par l'énoncé dont noussommes partis: « L'actuel roi de France est chauve »,se trouve résolu. Dans le cadre de la théorie proposéepar Russell, l'expression« l'actuel roi de France» peutcontribuer au sens de l'énoncé dans lequel elle inter-vient sans dénoter nécessairement quelque entité.

La s'tructure logique de cet énoncé permet de mieuxsaisir pourquoi. Si nous adoptons le symbolismede la logique des prédicats de premier ordre avecidentité, que nous prenons R pour « être roi deFrance» et C pour « être chauve », comme lettres deprédicat, nous pouvons en effet écrire l'énoncé enpartie sous la forme suivante:

3 x[Rx .Cx. Vy (Ry .Cy :J x = y)]

qui exprime le fait'qu'il existe au moins un x qui est roide France et qui est chauve et tel que pour tout y qui se-rait roi de France, y serait chauve et serait identique à x.La référence à l'identité permet ici de rendre comptede l'unicité de la description définie car le quantifi-cateur existentiel 3 x implique qu'il y a au moinsun x mais pas qu'il n'y a qu'un seul x.

Supposons maintenant que nous soyons en pré-sence d'un énoncé tel que « Louis XIV est chauve ».Si nous désignons le nom propre « Louis XIV »par la constante individuelle « I » susceptible d'appa-

23

Page 25: La philosophie analytique - Jean-Gérard Rossi

raître comme valeur de la variable x, nous pouvonsformaliser cet énoncé de la manière suivante:

C(l).

Cet énoncé est donc une proposition atomique.L'énoncé « L'actuel roi de France est chauve»apparaît au contraire comme une conjonction depropositions. Bien qu'ils possèdent tous les deuxla même forme grammaticale, ils sont totalementdifférents l'un de l'autre du point de vue de lasyntaxe logique comme le montre bien la forma-lisation.

De plus, il apparaît que la proposition C(l) quandelle est vraie implique bien l'existence d'un objetcorrespondant à « I ». Aucune implication de ce typen'apparaît dans la proposition, ou plus exactementdans la conjonction de propositions, exprimantl'énoncé « L'actuel roi de France est chauve ». En fait,la première proposition de cette conjonction, à savoirxRx, est vraie ou fausse selon qu'effectivement il y aou non au moins un x qui est roi de France. Si xRxest faux, comme c'est le cas dans les situations histori-ques dans lesquelles la France n'est pas une monar-chie, alors la conjonction entière est fausse. Russellpropose donc une procédure de paraphrase qui, touten éliminant l'expression dénotante et en écartant dumême coup tout risque de réification ontologique,permet.d'assigner une valeur de vérité à la propositiontout entière. « L'actuel roi de France est chauve» estactuellement une proposition fausse. -

La théorie des descriptions propose donc uneprocédure de paraphrase qui permet d'éliminer lesentités inutiles. D'où la référence au « rasoir d'Oc-cam » et à la maxime célèbre du nominalismenaissant: « Les entités ne doiv~nt pas être multi-pliées sans nécessité. » L'analyse logique se pré-

24

Page 26: La philosophie analytique - Jean-Gérard Rossi

sente ainsi tout à la fois comme une mise à jour desconstituants atomiques des propositions complexes(lesquelles peuvent apparaître d'ailleurs quelquefoiscomme simples), comme une clarification des penséeset comme une élimination des entités superflues.Cette conjo'nction va sceller pour longtemps le sortde la philosophie analytique et elle caractérisera peuou prou la méthode d'analyse des philosophes logi-ciens de la « première génération », mais aussi de tousceux qui, comme Quine par exemple, manifestentun intérêt certain pour les travaux d'assainissementontologique.

La théorie des descriptions propose donc unereformulation des énoncés du langage ordinaire dansle langage de la « nouvelle logique» comme méthodede résolution des problèmes philosophiques.

Ce faisant, elle inaugure une nouvelle manièrede philosopher fondée sur le recours plus ou moinssystématique à l'analyse logique du langage en mêmetemps qu'elle fournit le « paradigme» de cetteanalyse logique.

Si tous les philosophes analystes de la « pre-mière génération» utilisent la même méthode, ilsne partagent pas pour autant la même conceptionde leur activité et ne partagent pas tous les mêmesbuts.

Pour certains, comme B. Russell lui-même, ils'agit seulement de faire appel à l'outil logiquepour l'utiliser dans la résolution de problèmes phi-losophiques. Pour d'autres, comme les philosophesde l'école de Vienne, il s'agit d'utiliser cet outillogique comme une véritable « machine de guerre»contre la métaphysique, ou plus généralement encorecontre toute philosophie. Le Wittgenstein du Tractatusoccupe ici, comme toujours, une position qui lerend inclassable. La méthode d'analyse logique lui

25

Page 27: La philosophie analytique - Jean-Gérard Rossi

permet bien de procéder à une critique en règledu « platonisme» en philosophie, mais en mêmetemps elle est prétexte à une réflexion sur les condi-tions de possibilité de sa propre effectuation quidébouche sur ce que G.-G. Granger appelle à justetitre une « pseudo-ontologie ».

C'est du double point de vue de la méthode etdes tenants et aboutissants philosophiques qu'il con-vient donc de procéder à un examen des travaux desprincipaux philosophes analystes de la premièregénération.

26

Page 28: La philosophie analytique - Jean-Gérard Rossi

CHAPITRE III

L' ANALYSEET L'ATOMISME LOGIQUE

La philosophie de B. Russ~_ll s'est constituéeprincipalement en réaction à l'égard de la philo-sophie néo-hégélienne qui régnait en Angleterre de-puis le milieu du XIXesiècle. Bradley et Bosanquet enétaient alors les représentants les plus célèbres. Ilest intéressant de noter que l'un et l'autre ont écritun ouvrage de logique. The Principles of Logic deBradley tout comme The Essentials of Logic deBosanquet se présentent comme une critique de lalogique à tendance nettement empiriste de Mill.La réaction à l'égard du néo-hégélianisme de Bradleyet de Bosanquet ne se traduira néanmoins pas par unsimple retour à la logique empiriste de J. S. Mill, ceciparce que, entre-temps, les travaux de logique mathé-matique avaient connu le développement que l'on sait.

Pour Bradley comme pour Bosanquet, seul leTout est réel, les choses séparées n'ont d'existencequ'en lui; prises isolément elles sont de pures appa-rences. La Réalité prise comme un tout transcendetoutes les différences, lesquelles n'ont d'existence qu'àtitre de représentations.

Au niveau logique, cette conception se traduitd'abord par l'affirmation du caractère prédicatif dujugement, et donc aussi de la proposition. Le sujetet le prédicat ne sont que des idées, et ensemble ils

27

Page 29: La philosophie analytique - Jean-Gérard Rossi

constituent la proposition, laquelle est attribuée à laréalité. En bref, la Réalité est le seul sujet authen-tique, les propositions ne sont que des prédicats.Bosanquet exprime cette conception de manière par-ticulièrement nette lorsqu'il écrit: « La Réalitéindéfinie est le sujet général et la masse totale dujugement est le prédicat », ou encore: « Le sujetn'est pas une idée, mais est la Réalité donnée, ceciou cela, et le jugement n'est pas la conjonction dedeux idées, mais est la réalité présente qualifiée parune idée. » La logique néo-hégélienne « déréalise »si l'on peut dire le sujet et le prédicat tels qu'ilsapparaissent dans la proposition; elle déréalise éga-lement les relations. La seule relation qui possèdequelque réalité c'est la relation du tout et des parties.Une telle relation est un cas particulier de la relationde l'Identité et des différences, laquelle renvoie à ladistinction fondamentale entre la Réalité et les appa-rences. Et Bradley est célèbre notamment pour savigoureuse négation de la réalité des relations.

Une telle attitude est de nature idéaliste et elleconstitue un monisme. Sur le plan logique elle sesitue à l'opposé de l'extensionnalisme. Alors queG. E. Moore va consacrer toutes les ressources deson talent à critiquer l'idéalisme, ce qui va le conduireà une défense du « sens ct)mmun », Russell va surtouts'attaquer au monisme et aux aspects logiques incom-patibles avec les mathématiques qu'implique le néo-hégélianisme.

C'est son travail de thèse sur la philosophie deLeibniz (publié en 1900 sous le titre La philosophiede Leibniz) qui lui donne l'occasion de mettre l'accentsur le lien existant entre une philosophie monisteet une logique des relations qu'il considère commemauvaise et inadéquate aux propos du mathémati-cien comme à ceux du langage ordinaire d'ailleurs.

28

Page 30: La philosophie analytique - Jean-Gérard Rossi

La philosophie traditionnelle (c'est-à-dire pour unphilosophe analyste en général tout ce qui a été faitavant lui dans le domaine de la philosophie) a toujourseu tendance à nier les relations en tant que telles, et ce,faute d'une logique adéquate. Tous les philosophesont en fait épousé une conception « internaliste »des relations, conception en vertu de laquelle lesrelations sont des propriétés des relata, et dans lesformes extrêmes de monisme, des propriétés du Toutdont font partie les relata. La logique néo-hégéliennen'est en fait qu'une exagération idéaliste de cettetendance à ne pas tenir compte de la réalité desrelations. C'est pour n'avoir pas su se dégager decette conception traditionnelle que Leibniz, d'aprèsRussell, avait sacrifié les riches intuitions pluralistesdu monadisme à un monisme de fait.

Or, il faut, selon Russell, une théorie des relationsqui puisse rendre raison des relations asymétriques- lesquelles jouent un rôle considérable en mathé-matiques, mais aussi dans le parler quotidien etdans l'expérience commune (si Pierre est le pèrede Paul, Paul n'est pas le père de Pierre). La logiquestandard moderne en refusant de réduire la relation àune forme de prédication va dans ce sens et elle doitêtre développée sur ce chapitre capital des relations.Ainsi faut-il condamner toute théorie moniste ettoute logique réduisant les relations à des propriétés,et convient-il d'élaborer une philosophie pluraliste etune logique adéquate.

De par son caractère analytique et son insistancesur l'existence de constituants propositionnels atomi-ques au principe de tout discours et de toute formed'organisation du savoir, la logique standard mo-derne fournit un cadre adéquat à une réflexion philo-sophique pluraliste. Ainsi peut-on comprendre que seconstitue un atomisme logique.

29

Page 31: La philosophie analytique - Jean-Gérard Rossi

La philosophie que Russell développe dans sesconférences de 1918 et qu'il appelle précisémentl' « atomisme logique» apparaît comme la résultantede sa critique du monisme néo-hégélien ..-et de sarencontre avec la logique moderne doePeano et de'Frege. Mais c'est un fait que Russell n'aurait pasdonné cette formulation s'il n'avait auparavant ren-contré Wittgenstein et si celui-ci n'avait exercé surlui une profonde, sinon durable influence.

Russell a eu en quelque sorte la « primeur » de laphilosophie développée dans le Tractatus logico-philosophicus. Et la rencontre avec Wittgenstein futsi décisive qu'il arrêta, non sans quelque trouble,la rédaction d'un grand ouvrage sur la connaissanceau cours de l'été 1913. Russell à l'époque considé-rait la forme logique comme un élément de laproposition. Soit par exemple la proposition «aRb »,Russell soulignait à l'époque que cette propositioncontient quatre éléments, les relata a et b, la relation Rbien sûr et la forme logique aRb nécessaire selon luipour précisément rendre compte de l'asymétrie, car,à admettre seulement a, b et R comme éléments,on se prive, pensait-il tout au moins, de la possi-bilité de distinguer entre aRb et bRa. La principalecritique de Wittgenstein porta sur l'admission de laforme logique comme élément de la proposition.Et à la suite de cette critique décisive, Russell dutrevoir ses positions. Pour Wittgenstein, il n'y a quedeux constituants qui, en fait, sont a et b; et larelation qui les unit se donne à voir, se montre dans lastructure logique de la proposition. Cette théorie quisera pleinement élaborée dans le Tractatus est sous-tendue par l'idée qu'il y a une correspondance entrele langage et la réalité.

C'est précisément la thèse du parallélisme, ouencore de la correspondance, entre la structure du

30

Page 32: La philosophie analytique - Jean-Gérard Rossi

monde et la structure du langage qui est au cœur dela doctrine de l'atomisme logique. Par' structure dulangage, on entend bien évidemment ici la structurelogique telle qu'une analyse conduite selon les canonsde la logique standard moderne peut la révéler.Quant à la structure du monde, il est, en vertu dela thèse du parallélisme logico-physique, possibled'en apprendre quelque chose - ne serait-ce que demanière purement négative, en éliminant toutes leserreurs et les absurdités auxquelles précisément uneprise au sérieux de nos manières ordinaires de parlernous expose. Il convient en effet de ne jamais perdrede vue cette prudence des philosophes analystes àl'égard de toute connaissance nouvelle qui ne seraitpas de l'ordre de la perception et de la science etl'apparente modestie de leur propos: éviter lesconfusions et les erreurs, dissiper le brouillard quienveloppe les concepts, tracer les limites d'un discoursdoté de sens, etc. C'est à cette attitude qu'est liée lathèse selon laquelle la philosophie n'est pas unedoctrine, mais une activité.

Dans La philosophie de l'atomisme logique, Russellmet l'accent sur le fait que la logique moderne estatomiste et il souligne la compatibilité entre ce type delogique et un monde se présentant sous l'aspect de ladiversité (des choses, des situations, des aspects...).Mais les atomes auxquels l'analyse doit permettred'arriver ne sont pas des atomes physiques, ce sontdes atomes logiques. Ces atomes logiques sont en faitles propositions atomiques mises à jour par la logiquestandard moderne. Ces propositions sont indépen-dantes les unes des autres. Elles sont vraies oufausses, soit en vertu de leur forme (les tautologiessont toujours vraies, les contradictions sont tou-jours fausses), soit en vertu de leur rapport au donné.Ces propositions correspondent à des faits.

31

Page 33: La philosophie analytique - Jean-Gérard Rossi

Aussi existe-t-il une correspondance terme à termeentre les propositions atomiques et les faits atomiques.Le monde en effet se compose de choses ayant desqualités et entretenant des relations avec d'autreschoses. fi comprend les particuliers et des universels.Mais particuliers et universels entrent en composi-tion dans des faits. Et pris en tant que tels, ils n'ontpas d'existence concrète. « J'appelle fait, non pas unesimple chose dans le monde, mais certaine chosedotée de certaine qualité ou certaines choses ayantune certaine relation », écrit Russell, qui préciseque les faits sont exprimés du même coup par desénoncés complets et non par des noms. Russellsouligne que les faits appartiennent au monde exté-rieur (à l'exception des faits psychologiques). Lesfaits atomiques sont appréhendés directement. Cesont des faits de la perception sensible.

Les faits atomiques apparaissent donc comme lacontrepartie non linguistique des propositions ato-miques. Ce sont eux qui déterminent l'affirmationou la négation des propositions atomiques. Maisc'est la proposition qui véhicule la vérité ou ~afausseté.Les faits ne sont ni vrais ni faux, ils sont, ils font partiede « l'ameublement du monde ». A chaque faitcorrespondent donc deux propositions, une vraie etune fausse. La relation de représentation n'est. doncpas une relation de dénomination.

La proposition est de nature prédicative (au senslogique, non au sens grammatical, le prédicat ausens logique étant tout ce qui reste de la propositionlorsque l'on a enlevé le ou les noms propres). A cepoint de vue, il y a un dualisme propositionnel. TIlui correspond un dualisme ontologique. A la dualitéfonction/argument à l'intérieur de la proposition ato-mique fait écho la dualité universels /particuliers àl'intérieur du fait atomique. Il y a donc un sens à

32

Page 34: La philosophie analytique - Jean-Gérard Rossi

analyser le fait atomique en constituants comme il y aun sens à analyser la proposition atomique en élé-ments. En bref, on peut parler de la structure d'unfait atomique comme on peut parler de la structured'une proposition atomique.

Or, les propositions atomiques ne nous sont pastoujours données en tant que telles dans le langage.Telle proposition en apparence simple n'est pas enfait une proposition atomique. Russell l'a magis-tralement montré dans sa théorie des descriptions.D'où la nécessité de procéder à une analyse logique,distincte de l'analyse grammaticale. Peut-on direde la même manière que lés faits atomiques ne sontpas donnés dans la réalité et qu'il faut procéder àune analyse pour les mettre en lumière? Sinous répon-dons par la négativ~ et que nous admettons que lesfaits atomiques sont donnés dans la réalité, nousne pouvons pas manquer de nous demander pour-quoi les propositions atomiques qui en rendentcompte exigent tout l'appareil de la logique pour êtredécouvertes; si nous répondons par l'affirmative etque nous admettons que les faits atomiques ne sontpas plus donnés dans la réalité en tant que tels queles propositions atomiques dans le langage, noussemblons entrer en contradiction avec une des thèsesfondamentales de l'atomisme logique, thèse en vertude laquelle les faits atomiques sont des faits del'expérience sensible.

Il y a là une difficulté que beaucoup de commen-tateurs ont soulignée. et exagérée. Cette difficultés'estompe cependant dès que l'on prend garde aufait que le trait majeur de toute philosophie analy-tique c'est de voir dans la compréhension du langagela voie d'accès privilégiée à une compréhension duréel. Dans le cadre de ce que nous appelons la pre-mière génération des philosophes analystes, il s'agit

33J.-G. ROSSI 2

Page 35: La philosophie analytique - Jean-Gérard Rossi

de manière spécifique de faire de l'analyse logique dulangage la voie d'accès à l'analyse du réel.

Aussi faut-il partir des propositions atomiquespour parvenir aux faits atomiques. Ceci ne signifiepas pour autant que les faits atomiques ne peuventpas être perçus directement. Ils sont peut-être, etRussell avait dit qu'ils sont certainement les seuls àêtre perçus directement. C'est que notre appréhensiondu monde est tout à la fois globale et confuse, ellevéhicule des représentations anciennes, elle est pourune large part inférée, déterminée par des habitu-des, etc., et c'est la raison pour laquelle les faits ato-miques doivent être dégagés de la gangue dans la-quelle ils sont enveloppés. C'est seulement après s'êtreassuré qu'une proposition est effectivement atomiqueque l'on pourra être certain que le fait lui corres-pondant est effectivement atomique.

Or nous vivons dans un monde d'objets tridimen-sionnels. Nous avons affaire à des tables, à des chatset à des individus nommés Pierre ou Paul. Nous for-mons des énoncés à propos du fait que la table esten bois, du fait que le chat est sur le paillasson oudu fait que Pierre est le cousin de Paul. Mais ces faitssont-ils bien des faits atomiques? Pour répondre àcette question, il faut être en mesure de décidersi les énoncés qui leur correspondent sont des énoncésatomiques.

La théorie des descriptions a proposé une para-phrase dans laquelle le sujet apparent disparaît.Toute l'évolution de la pensée russellienne peut êtredécrite comme une généralisation de la théorie desdescriptions. Russell n'a cessé d'appliquer cette pro-cédure de paraphrase à un nombre de plus en plusgrand d'énoncés, ce qui l'a conduit à éliminer de plusen plus de termes comme pseudo-sujets, et corrélati-vement à éliminer de plus en plus d'entités parais-

34

Page 36: La philosophie analytique - Jean-Gérard Rossi

sant leur correspondre comme des « fictions logi-ques ». Ainsi a-t~il poursuivi sans relâche le pro-gramme -de réduction ontologique en présentantcomme autant de « constructions logiques» ou de«fictions logiques» des sujets apparents. Mais Russelln'a jamais pour autant complètement éliminé lesnoms propres et il n'a jamais réussi à se passer sinonde particuliers tout au moins d'indices de particula-risation, l'élément « épistémique » de sa penséele disputant toujours à l'élément ontologique.

Durant la période où il défend les positions del'atomisme logique, il admet encore de manièretranchée la distinction entre particuliers et univer-sels, ainsi que celle entre les noms propres et ce qu'ilappelle les symboles incomplets. Une proposition nepeut être considérée comme une proposition ato-mique véritab~~ que si son sujet est un nom propre (entermes logiques, on dira plutôt qu'une propositionest atomique seulement si apparaissent comme argu-ments des termes singuliers authentiques, des nomspropres au sens logique du terme pour prendre uneexpression russellienne).

Mais Russell n'admet comme noms propres queles termes désignant des particuliers de base etconsidère que seules les données sensorielles sont desparticuliers de base. Son analyse logique se révèle' icitrès liée à des conceptions ontologiques et épisté-miques. Et elle est acceptable seulement pour ceuxqui partagent ce que l'on a appelé la « métaphysiquede l'atomisme logique ». Selon cette « métaphysique »les seuls particuliers étant des données sensorielles,les objets physiques sont des constructions à partirde données sensorielles et ils peuvent être réduits àcelles-ci. Ce sont des « constructions logiques» ouencore des « fictions logiques ».

Ainsi, j'ai à l'heure actuelle un certain nombre

35

Page 37: La philosophie analytique - Jean-Gérard Rossi

de données sensorielles que sur la base d'expérienceset d'habitudes je réunis comme classe unique. Cetensemble de données sensorielles, couleur, dureté,forme, etc., constituent la table sur laquelle j'écris,ou plus exactement l' « apparition actuelle» de ceque je nomme ma table - celle-ci n'étant rien d'autreque la série de ces apparitions. Voilà donc ma tabledotée du statut de série des classes de données senso-rielles. C'est une construction logique, une « fictionlogique» (les classes sont pour Russell en 1918 desfictions logiques) et non un particulier véritable.Aucun énoncé sur la table, ayant comme sujet leterme « table» ; ne peut dès lors fonctionner commeproposition atomique, tout énoncé de la forme « latable est ceci ou cela» doit lui-même être analysé,réduit à une série d'énoncés portant sur les donnéessensorielles à partir desquelles la table à été cons-truite comme objet physique.

Russell introduit-il ici une nouvelle forme d'ana-lyse? Beaucoup ,de commentateurs le pensent, quiopposent à l'analyse-paraphrase de la théorie desdescriptions l'analyse-réduction de la période del'atomisme logique. Cette opposition demande àêtre nuancée. Elle masque en effet le fait que dans uncas comme dans l'autre l'analyse a une portée ontolo-gique incontestable, et que dans un cas commedans l'autre il s'agit d'éliminer les entités superflues.De plus, sur le plan logique, il s'agit dans un cascomme dans l'autre de mettre à jour des propositionsatomiques, c'est-à-dire des propositions dont l'argu-ment est effectivement une valeur individuelle de lavariable et non pas une variable déguisée.

36

Page 38: La philosophie analytique - Jean-Gérard Rossi

CHAPITRE IV

LE «TRACTATUSLOGICO-PHILOSOPHICUS »DE L. WITIGENSTEIN

Il est difficile de classer le Tractatus logico-philo-sophicus de L. Wittgenstein dans une école philo-sophique et seule une série de « mésinterprétations »et de malentendus a pu contribuer à en faire la « Bible »du positivisme logique.

Le Tractatus apparaît d'abord comme une réflexionsur les conditions de possibilité du bon fonctionne-ment du langage. Contrairement à une opinion répan-due, Wittgenstein n'a pas pour objectif principal de ,

procéder à une critique du langage ordinaire. Celui-ciest bien tel qu'il est; mais il est particulièrementcomplexe et du coup un certain nombre de confu-sions menacent ceux qui ne le maîttisent pas suffi-samment bien. TI ne. s'agit pas de substituer unlangage logique idéal à notre langage ordinaire, ils'agit plutôt de mettre à jour la structure logique dulangage, ce qui est tout différent. La mise à jour decette structure logique doit permettre de comprendrequelque chose à la structure du réel. C'est là lathèse du parallélisme logico-physique.

Est-ce à dire que le langage est un reflet du réel?On pourrait être tenté de le penser dans la mesure où

37

Page 39: La philosophie analytique - Jean-Gérard Rossi

Wittgenstein affirme à plusieurs reprises que laproposition est une image, ou un tableau (Bild) dela réalité. Une lecture plus attentive nous montrecependant, d'une part, que la notion d'image ou detableau doit être interprétée dans un sens structural,d'autre part, que « ce que le tableau, de quelqueforme que ce soit, doit avoir de commun avec laréalité, c'est la forme logique » (2.18). Le langagen'est donc pas une pure re-présentation de la réalité,il en est une projection (au sens de la géométrieprojective) et il n'en reproduit pas la structure. Laforme logique apparaît plutôt comme un véritable« transcendental» réglant les conditions de possi-bilité d'un langage qui « dit» le réel.

Il en découle que les premières propositions duTractatus ne doivent pas être prises comme une« théorie de la réalité» et qu'elles n'ont pas uncaractère authentiquementl ontologique - commecela pourrait paraître à première vue. Elles sont enquelque sorte le « choc en retour» d'une analyselogique du langage et elles apparaissent comme despostulats - au sens critique et kantien du terme -du langage signifiant.

De ce point de vue, le monde apparaît comme l'en-semble des faits, non pas des choses. Le fait est pré-senté comme un état de choses existant. Il y a en effetdes états de choses qui n'existent pas et qui possèdentdonc le statut de purs possibilia. Mais les états dechoses sont des configurations d'objets et les objets,eux, existent. Ils forment la « substance» du monde.Il y a donc des configurations d'objets qui sonteffectivement réalisées et d'autres pas. Les faits sontenvisagés comme indépendants les uns des autres.

Tout ceci apparaît bien sûr très lié, et en tousles cas parallèle, à la description qui est faite dulangage. Les propositions sont, nous l'avons Vù,

38

Page 40: La philosophie analytique - Jean-Gérard Rossi

des tableaux des faits. Elles peuvent être vraies oufausses et correspondre ou non à la réalité. Elles sontelles-mêmes composées de noms agencés d'une cer-taine manière - cette manière déterminant leurstructure - ou encore leur forme logique.

Cette forme logique se montre et c'est la raison pourlaquelle il ne peut y avoir au sens strict de théorie géné-rale de la forme de la proposition. Wittgenstein veutavant tout éviter que l'on considère la forme logiquecomme un constituant de la proposition et c'étaitd'ailleurs là l'objet de sa critique de la position queRussell soutenait en 1913.

Mais comme, par ailleurs, cette forme logiquefonctionne comme une sorte de « schème» rendantpossible le rapport du langage au monde, le faitqu'on n'en puisse parler interdit en fait tout discourssur le rapport entre le langage et le monde. C'est laraison pour laquelle on ne peut pas parler de la« phi-losophie du langage» du Tractatus. C'est la raisonsans doute pour laquelle aussi Wittgenstein s'esttoujours opposé à la « théorie des types» de Russell.Tout discours sur le langage ou sur le rapport dulangage au monde est impossible et se solderaitpar une série de renvois à l'infini qu'un philosophedélibérément « finiste "» comme le Wittgenstein duTractatus ne saurait admettre. .11n'y a pas de placepour des considérations d'ordre sémantique dans leTractatus - lequel apparaît comme l'expressionphilosophique la plus adéquate du formalisme d'unelogique « pure », c'est-à-dire d'une logique en restantau calcul des propositions. Il est d'ailleurs à remar-quer q~e le « calcul des prédicats » n'apparaît pasdans le Tracta tus, que les signes de généralité fonc-tionnent comme de purs symboles acceptés pour leurcommodité, que l'identité est exclue en tant quetelle (ce qui empêche bien évidemment Wittgenstein

39

Page 41: La philosophie analytique - Jean-Gérard Rossi

d'adhérer à la théorie russellienne des descriptionsdéfinies).

C'est surtout la critique de la philosophie développéepar Wittgenstein qui a influencé les philosophes ana-lystes de la « première génération » et qui est sansdoute à l'origine des « mésinterprétations » duTractatus. La critique de la philosophie s'ordonneautour de trois thèmes principaux:

- En premier lieu, elle est conduite à partir dela notion de syntaxe logique. Un même signe peutdésigner différents symboles. Plusieurs signes peuventdésigner le même symbole. C'est là la source de confu-sions dont, aux dires de Wittgenstein, toute la philo-sophie est remplie. C'est surtout le fait qu'un mêmesigne peut désigner différents symboles qui est gravepour la philosophie. Si à chaque symbole corres-pondait un signe distinct, si en d'autres termes lelangage ordinaire était calqué sur une syntaxe par-faite, un nombre important de problèmes du type« Le bien est-il identique au beau? » disparaîtrait.En effet, si bien et beau ont un sens en tant qu'adjectifs,que signifient-ils en tant que noms, et signifient-ilsmême quelque chose?

- En deuxième lieu, elle fait appel à l'idée deforme logique. D'après Wittgenstein, un grand nom-bre d'illusions philosophiques viennent de ce que l'onprend les valeurs de la variable pour la variable elle-même, et la fonction propositionnelle pour une propo-sition authentique. Or, « la variable propositionnelledésigne le concept formel, et les valeurs de cettevariable les objets qui tombent sous ce concept»(4.127). La confusion de la variable avec une de ~svaleurs, c'est-à-dire du concept avec les objets quitombent sous lui, conduit à une sorte de réification duformel. Par exemple, il est légitime d'employer leterme « objet» lorsqu'il est le signe d'un objet parti-

40

Page 42: La philosophie analytique - Jean-Gérard Rossi

culier, c'est-à-dire lorsqu'il est exprimé dans le sym-bolisme logique par un nom. Il est permis de dire« Il y a deux objets sur la table ». Mais, « chaquefois qu'il est utilisé autrement, donc comme motconceptuel propre, se produisent des pseudo-propo-sitions dépourvues de sens» (4.1272). Dans ce cas,en effet, on confère une existence à un concept etnon à un individu. Or, Wittgenstein est net sur cepoint: « La question concernant l'existence d'unconcept formel est dénuée de sens » (4.1274). PourWittgenstein, donc, il est illégitime de parler de cesconcepts formels et le fait qu'ils soient logiquementnotés par des variables et non par des constantesindividuelles devrait suffire à nous mettre en gardecontre une utilisation abusive de concepts tels que« fait », « fonction », « nombre », « possibilité », etc.L'analyse logique doit nous permettre, de plus, deremplacer l'expression « F(x) est possible» par laformule (3 x). F(x), formule qui indique la possibilitéet qui présente l'avantage de permettre l'économiede l'entité métaphysique de possibilité. La possibilitén'indique pas une qualité des choses, c'est pourquoielle ne peut s'énoncer, elle se montre dans la formelogique. C'est en procédant d'une manière analogue,c'es~-à-dire en substituant une forme logique cor-recte à des formes de parler semblant renvoyer àd'obscures notions métaphysiques, que Wittgensteinfait l'économie des notions d'être et d'identité. Apropos de l'identité, il écrit notamment: « L'identitéde l'objet, je l'exprimerai par l'identité du signe,et non par le signe d'identité; la différence des objetspar la différence des signes» (5.53). On peut voir surcet exemple que Wittgenstein ne critique pas seule-ment des formes ordinaires de parler mais aussicertaines notations logiques.

- En troisième lieu, la critique de la philosophie

41

Page 43: La philosophie analytique - Jean-Gérard Rossi

découle de la distinction faite dans le Tractatus entresinn/os et unsinnig. Les propositions logiques sontvides de sens (sinn/os) et les propositions forméesau mépris des règles logiques sont, quant à elles,dénuées de sens (unsinning). Souvent des propositionsvides de sens deviennent dénuées de sens. Cela seproduit chaque fois, que l'on néglige de les prendrepour ce qu'elles sont, c'est-à-dire pour des proposi-tions qui montrent quelque chose mais ne disent rien.Seules en effet les propositions susceptibles d'unevérification expérimentale véhiculent un sens, disentquelque chose. Et c'est sans doute parce que Witt-genstein l'affirme que beaucoup ont vu en lui unpositiviste. Mais il y a là un contresens total. C'esten effet la dialectique du dire et du montrer qui cons-titue le dernier mot de la pensée de Wittgenstein àl'époque où il écrit le Tractatus. Or, elle implique toutautre chose qu'un positivisme. Lorsque Wittgensteinpar exemple écrit: « S'il existe une valeur qui ait dela valeur, il faut qu'elle soit hors de tout événementet de tout être tel (So-Sein), car tout événementet tout être tel ne sont qu'accidentels» (6.41), oulorsqu'il écrit: « TIest clair que l'éthique ne se peutexprimer - l'éthique est transcendentale » (6.241) ;il condamne, sans doute, toute théorie ou toutsystème éthique, mais il n'exclut pas pour autantl'idée d'un sens ou d'une valeur du monde située horsdu monde. Il dit simplement que tout discours surce sens ou sur cette valeur est, par nature, dénué designification, ne satisfait pas aux conditions quedoit remplir un discours signifiant. Chez lui, lacondamnation de l'éthique n'est pas un rejet de lamorale, la critique de la théologie n'est pas un signed'athéisme, la négation de la métaphysique ne con-duit pas à un positivisme exclusif. La réflexion sur lesconditions de possibilité d'un langage signifiant le

42

Page 44: La philosophie analytique - Jean-Gérard Rossi

conduit simplement à la notion d'un indicible auseuil duquel l'auteur du Tractatus s'arrête pour nousrecommander le silence et nous apprendre à voir.C'est pourquoi son dernier mot constitue précisé-ment une invitation au silence: « Ce dont on nepeut parler, il faut le taire» (7).

43

Page 45: La philosophie analytique - Jean-Gérard Rossi

CHAPITRE V

LE POSITIVISME LOGIQUEET LA CRITIQUEDE LA MÉTAPHYSIQUE

La distinction introduite par Wittgenstein entrepropositions dotées de sens, propositions vides desens et pseudo-propositions dénuées de sens, reprendau niveau d'une théorie de la signification, la dis-tinction effectivedans l'empirisme classique au niveaud'une théorie de la connaissance entre connaissanceempirique, connaissance formelle et pseudo-connais-sance métaphysique.

La conjonction d'une conception de type empi-riste et d'une approche logique explique et justifietout à la fois l'application de l'expression « empi-risme logique» au courant philosophique se récla-mant du Tractatus de Wittgenstein. Le terme de posi-tivisme logique désigne de manière plus précise latendance qui, à l'intérieur du mouvement de l'empi-risme logique, met l'accent sur la critique de la-métaphysique et fait du langage de la science physiquele paradigme de tout langage doté de sens (et parvoie de conséquence de la connaissance physiquele paradigme de toute connaissance valide).

Le Cercle de Vienne qui se constitue au débutdes années 20 autour de Moritz Schlick, Otto Neurath,

44

Page 46: La philosophie analytique - Jean-Gérard Rossi

Friedrich Waismann, Herbert Feigl et Philipp Franck,avant de compter parmi ses membres Rudolf Carnapet Karl Popper, illustre parfaitement ce renouveaud'un empirisme à tendance positiviste, et se déve-loppant plutôt du côté d'une théorie des significa-tions que du côté d'une théorie des idées. C'est quel'antipsychologisme régnant depuis la fin d.uXIXesièclea largement contribué à déplacer le champ d'intérêtde la connaissance des représentations mentales auxsignifications objectives. De plus, le développementdes géométries non euclidiennes, en reléguant l'esthé-tique transcendantale et les jugements synthétiquesa priori au musée des doctrines mortes, a redonnévie à la distinction tranchée entre l'analytique a priori- domaine du formel - et le synthétique a posteriori- domaine de l'empirique -, distinction qui appa-raît comme la marque essentielle d'une doctrineempiriste. Enfin, le développement de la théorie dela Relativité a réactualisé le problème de la démar-cation entre science et métaphysique (problème quise pose en fait depuis Newton et auquel Hume etKant aussi bien qu'Auguste Comte ont tenté d'appor-ter une solution) et a, du même coup, mis au premierplan les questions d'ordre épistémologique. L'aban-don par Einstein de l'hypothèse de l'éther a jouéun grand rôle dans l'élaboration de la théorie de larelativité restreinte et cet abandon apparaît commel'illustration parfaite de la volonté de s'en tenir auxseuls observables.

La connaissance est ou bien analytique ou biendérivée de l'expérience. C'est la thèse de l'empirismeclassique., Les seuls énoncés admissibles sont ou biendes énoncés analytiques ou bien des énoncés empi-riques. C'est la formulation qu'en donne l'empirismelogique. La valeur de vérité des énoncés analytiquesest en quelque sorte inscrite dans leur forme logique.

45

Page 47: La philosophie analytique - Jean-Gérard Rossi

Ils sont toujours vrais si ce sont des tautologies,toujours faux si ce sont des contradictions. La valeurde vérité des énoncés empiriques par contre ne sedonne pas à voir, elle doit être établie. Elle exige uneréférence au donné sur lequel elle porte. En bref,les énoncés empiriques doivent subir le test de l'expé-rience pour être dits vrais ou faux. Les travaux duCercle de Vienne vont dans une large mesure êtreconsacrés à préciser cette notion de recours à l'expé-rience.

Un énoncé a une. signification empirique s'il estau moins en principe susceptible d'une vérificationcomplète par l'e~périence.

Cette exigence peut être à la rigueur rempliedans le -cas d'énoncés simples décrivant une expé-rience simple. Pour beaucoup', les énoncés portantsur des données sensorielles sont les seuls à laremplir et ils sont donc les seuls à être admis-sibles. Ceci restreint considérablement le nombredes énoncés admissibles, à moins qu'on précise queles énoncés admissibles sont des énoncés portantsur des données sensorielles ou susceptibles d'êtredéduits logiquement d'énoncés portant sur des don-nées sensorielles. C'est en définitive cette versionqui est couramment adoptée au début des travauxdu Cercle de Vienne. Mais, même libéralisée, cetteexigence continue de laisser de côté les énoncés quiexpriment des lois, puisqu'il n'est pas question deréduire l'universalité de la loi à la simple conjonc-tion d'expériences particulières, et puisque les loisont pour fonction principale de prédire, c'est-à-direde donner lieu à des énoncés singuliers portant surdes expériences n'ayant pas été faites et qui ne sau-raient être dérivées logiquement d'énoncés portantsur des expériences passées.

C'est la raison pour laquelle la nécessité se fait

46

Page 48: La philosophie analytique - Jean-Gérard Rossi

très tôt sentir de pousser plus loin la réflexion et demodifier le critère. Ces diverses réflexions vont don-ner lieu à la formulation du critère en vertu duquel lasignification d'un énoncé c'est sa méthode de véri-fication. Ce critère est plus libéral que le précédentpuisqu'il n'impose pas qu'une vérification effectivede l'énoncé soit faite, ni qu'une vérification exhaus-tive de tous les énoncés dont il est logiquementdéductible ait été accomplie; il exige seulement qu'enprincipe l'énoncé soit vérifiable et il insiste sur lesconditions théoriquement envisageables de sa vérifi-cation. A partir du moment où les proc~dures devérification sont envisageables, c'est-à-dire où uneméthode de vérification peut être proposée, l'énoncépeut être dit doté d'une signification. Cette formulationa l'avantage de pouvoir rendre compte de tQut unensemble d'énoncés scientifiques exclus par le précé-dent critère, notamment ceux qui comportent destermes théoriques. Bien que la question de la significa-tion ne se pose en droit qu'au niveau de la proposi-tion, les termes théoriques soulèvent en effet de redou-tables problèmes - notamment celui de savoir siles énoncés dans lesquels ils apparaissent sont effec-tivement dotés de sens. Par terme' théorique, onentend généralement un terme portant sur une entiténon observable. De ce point de vue, le vocabulairede la microphysique est rempli de termes théoriques,mais il en est de même au fond du vocabulaire detoute grande théorie physique, « force», «gravitation»étant tout aussi théoriques qu' « atome» ou « élec-tron ». Il appartiendra à Carnap de développer touteune théorie - celle des règles de correspondance -pour établir que les énoncés portant sur des entitésthéoriques peuvent néanmoins donner lieu à desprocédures de vérification expérimentale.

La question de la détermination d'un critère logico-

47

Page 49: La philosophie analytique - Jean-Gérard Rossi

empiriste pour la signification des énoncés se trouveainsi intimement liée dans les travaux du Cercle deVienne à des questions d'ordre épistémologique. Iciencore l'appartenance à la philosophie analytiquese traduit par le fait que les problèmes sont poséset résolus au niveau du langage. La philosophie dela science développée par le Cercle de Vienne se situetout entière dans un cadre logico-linguistique.

Le critère logico-empiriste de signification conduità mettre en cause le caractère signifiant des énoncésde la métaphysique (et ce quelle que soit la formula-tion de ce critère).

On connaît le peu de goût des empiristes tels queLocke et Hume pour la métaphysique traditionnelle.On sait que le Wittgenstein du Tractatus situait lamétaphysique en dehors du domaine du sens sansd'ailleurs pour autant récuser toute quête de naturemétaphysique. Pour les tenants de la « conceptionscientifique du monde », présentée dès 1929 dans leManifeste du Cercle de Vienne et dont le progressismeculturel s'inspire tout à la fois de l'Aujkliirung et de lafoi scientiste, la métaphysique apparaît comme unarchaïsme. La nouvelle théorie de la signification vaêtre utilisée comme arme de guerre pour éliminercomplètement la métaphysique. Le texte le pluscélèbre témoignant I de cette volonté d'éliminationreste, sans conteste, « Le dépassement de la méta-physique par l'analyse logique du langage» de RudolfCarnap. En même temps, ce texte fournit une illus-tration de la pratique analytique particulièrementexemplaire.

Les prétendues propositions de la métaphysiquesont complètement dénuées de sens - telle est lathèse que Carnap s'efforce de démontrer dans sonarticle. Après avoir mis en évidence les conditionsqui doivent être réunies pour qu'un énoncé soit doté

48

Page 50: La philosophie analytique - Jean-Gérard Rossi

de sens et souligné que ces conditions ne sont pasréunies dans le cas des propositions métaphysiques,Carnap, dans une analyse célèbre, se livre à unecritique féroce d'un court texte de Heidegger tiréde Qu'est-ce que la métaphysique?

La question du sens se joue au niveau des énoncés.Mais il faut distinguer entre le vocabulaire de l'énoncéd'un côté et sa syntaxe de l'autre. Il y a deux ma-nières pour un énoncé d'être dénué de sens, l'unequi tient à un défaut d'ordre conceptuel, l'autre à undéfaut d'ordre syntaxique.

La signification d'un mot est fixée par les condi-tions de vérité des énoncés élémentaires dans les-quels il apparaît, d'où la nécessité de procéder à uneréduction aux dits énoncés élémentaires. Ces énoncésportent sur le donné. Il est significatif de voir Carnapposer la question de savoir si par « donné » il fautentendre données sensorielles ou des expériencesvécues à caractère global ou encore un état dechoses - et la laisser ouverte. La plupart des termesmétaphysiques ne remplissent pas les conditionsénoncées. Ainsi du mot « principe » pour reprendreun des exemples de Carnap; à quelles conditionsun énoncé tel que « X est principe d~ Y » peut-il êtredit vrai ou faux? Il faut bien reconnaître qu'aucuneprocédure de vérification expérimentale ne nous per-met de le dire - sauf à donner à cet énoncé unesignification empirique et à le traduire par « X esttoujours suivi de Y », ce à quoi le métaphysicien neconsentirait précisément pas. Ceci permet à Carnapd'affirmer: « La signification soi-disant métaphysiqueque le mot doit avoir ici par opposition à la signi-fication empirique dont on vient de parler, n'existeabsolument pas... le mot n',est donc plus qu'unecoque vide. » Ainsi les mots n'ont-ils aucune signi- '

fication aussi longtemps qu'aucune procédure de

49

Page 51: La philosophie analytique - Jean-Gérard Rossi

vérification expérimentale n'est donnée qui soit sus-ceptible d'attribuer une valeur de vérité aux énoncésdans lesquels ils apparaissent.

Les énoncés peuvent être sans signification parcequ'ils comportent des termes sans signification, maisaussi parce qu'ils sont formés en dépit des règles dela syntaxe logique (laquelle doit être distinguée de lasyntaxe grammaticale). Considérons en effet l'énoncé« César est et », c'est un énoncé qui viole les règlesde la syntaxe grammaticale, une conjonction decoordination y apparaissant en position d'attribut.Par contre, l'énoncé « César est un nombre premier»est un énoncé bien formé selon les règles de la syntaxegrammaticale, « nombre premier» pouvant parfai-tement convenir en position d'attribut, comme l'attes-tent l'énoncé vrai « 7 est un nombre premier» etl'énoncé faux « 16 est un nombre premier ». Mais ilfaut bien reconnaître que « César est un nombrepremier» est un énoncé dépourvu de toute signi-cation. Ceci suffit à montrer que les règles de lasyntaxe grammaticale ne suffisent pas à exclure lesnon-sens et qu'il est nécessaire d'édicter des règlessusceptibles de le faire. Il ne suffit pas de distinguerentre des espèces de mots, il faut élaborer des caté-gories syntaxiques - telles que, par exemple: chose,propriété de chose, relation entre choses, nombre,propriété de nombre, relations entre nombres, etc.,et c'est là la tâche que Carnap assigne à la « syntaxelogique ». Celle-ci doit permettre d'exclure les énoncésqui sont grammaticalement bien formés, mais qui sontde purs non-sens parce qu'ils combinent entre euxdes termes appartenant à des catégories syntaxiquesimpossibles à « mettre ensemble ». De tels énoncéssont en fait de pseudo-énoncés. Une des tâches del'analyse consistera donc à les « repérer ». Cetteforme d'analyse est distincte de celle prônée dans le

50

Page 52: La philosophie analytique - Jean-Gérard Rossi

Tractatus par Wittgenstein dans la mesure où ellen'est pas purement « formelle» et a priori et où elleest déjà tout enveloppée si l'on peut dire de consi-dérations d'ordre sémantique.

Selon Carnap, la métaphysique est remplie depseudo-énoncés de la sorte; le texte de Heidegger,tiré de Qu'est-ce que la métaphysique?, en constituel'illustràtion parfaite.

Voici le texte de Heidegger: « Ce que la recherchedoit pénétrer, c'est s~mplement l'étant, et en dehorsde cela - rien - uniquement l'étant, outre cela- rien: exclusivement l'étant, et au-delà - rien.Qu'en est-il de ce Néant? N'y a-t-il le Néant queparce qu'il yale "non", c'est-à-dire la négation?Ou bien est-ce le contraire? "N'y a-t-il la négationet le "non" que parce qu'il yale Néant ?.. Nousaffirmons ceci: le Néant est plus originaire quele "non" et la négation? Comment trouvons-nous leNéant... nous connaissons le Néant... Qu'en est-ildu Néant... le Néant lui-même néantise. »

Pour montrer que toutes ces propositions sontvides de sens, Carnap va présenter des énoncésde la langue ordinaire, ayant une structure gramma-ticale similaire à celle des énoncés de ce texte, montrercomment, à partir de ce type d'énoncés, il est possiblede construire des énoncés de même forme gram-maticale mais totalement dépourvus de sens et souli-gner qu'une formulation dans une langue formaliséeobéissant à la syntaxe logique constitue la meilleure« mise à l'épreuve» des énoncés. Ainsi est-il parfaite-ment correct de demander « Qu'y a-t-il dehors? »et de répondre que « dehors il y a la pluie» - parfai-tement correct de s'enquérir sur la question desavoir ce qu'il en est de cette pluie, de dire que l'onconnaît la pluie, voire même que « la pluie pleut»(même si cette formulation en langue française paraît

51

Page 53: La philosophie analytique - Jean-Gérard Rossi

pour le moins étrange). De même peut-on deman-der « Qu'y a-t-il dehors » et répondre « qu'il n'y arien », car effectivement la réponse dépend d'untest empirique. Par contre, il devient absolumentabsurde de commencer à poser à propos de ce rienles questions que l'on pose de manière légitime à .

propos de la pluie - comme par exemple celles desavoir ce qu'il en est de ce rien (ou de ce néant) et sion le connaît - de même qu'il est tout à faitabsurde de construire par analogie avec « la pluiepleut» une formule telle que « le néant néantise ».C'est pourtant ce que fait Heidegger tout au long dutexte qui est analysé ici.

Ce qui est responsable du non-sens, c'est bienévidemment l'application de catégories qui convien-nent à un phénomène physique tel que la pluie à« quelque chose» comme le néant auquel elles neconviennent pas. On peut localiser la pluie, on peutsavoir si elle est dense ou éparse, on peut direqu'on la connaît. Mais tous ces termes s'appliquentdifficilement à « quelque chose» qui n'est pas de l'ordrespatio-temporel.

Lorsque, de plus, ce « quelque chose » c'est rien,le problème devient insoluble. L'appel à la formali-sation logique permet de mettre en évidence le faitqu'aucun énoncé valide ne peut-être construit quimentionnerait le terme « rien » - et ce parce qu'un-tel énoncé serait une forme propositionnelle vide,la variable d'individus ne pouvant recevoir une seulevaleur déterminée ni être liée par un quantificateur.

La métaphysique, dans la mesure où elle renonceà des énoncés empiriques et où elle ne parvient pastoujours à maîtriser les combinaisons de mots dotéesde sens, peut être considérée comme dépourvue detoute signification. Tout au plus Carnap lui reconnaît-il la fonction d'exprimer « le sentiment de Ja vie»

52

Page 54: La philosophie analytique - Jean-Gérard Rossi

tout en ajoutant que cette fonction est remplie demanière beaucoup plus intéressante par l'art. « Lesmétaphysiciens sont des musiciens sans don musi-cal» et « La métaphysique n'est qu'un substitut del'art », affirme Carnap pour qui la philosophie doitêtre avant tout caractérisée par une méthode: laméthode d'analyse logique du langage.

53

Page 55: La philosophie analytique - Jean-Gérard Rossi
Page 56: La philosophie analytique - Jean-Gérard Rossi

DEUXIÈME PARTIE

CHAPITRE PREMffiR

WITTGENSTEIN :JEUX DE LANGAGEET FORMES DE VIE

Dans une large mesure, c'est Wittgenstein qui,dès le début des années 30, amorce le mouvement depassage d'une pratique consistant à paraphraser lesénoncés dans une langue canonique universelle etmettant l'accent sur le caractère syntaxique du langageà une pratique analytique prenant le langage quotidiencomme objet de description et mettant l'accent sur lecaractère pragmatique du langage.

Les raisons qui ont poussé l'auteur du Tractatusà ce changement de méthode, qui l'ont conduit àfaire' son autocritique et qui l'ont finalement faitévoluer vers des conceptions philosophiques en appa-rence assez éloignées de celles qu'il avait défenduesdans sa jeunesse, sont nombreuses et variées. La ques-tion même de savoir s'il est possible de repérer deux« philosophies» de Wittgenstein, et légitime com~eil est assez courant de le faire, d'opposer le « second»

55

Page 57: La philosophie analytique - Jean-Gérard Rossi

Wittgenstein au « premier» Wittgenstein reste ouverte.Ce qui est certain, c'est que Wittgenstein a exercé

sur la seconde génération des philosophes analystesune influence aussi considérable que celle qu'il avaitexercée sur la première. Dans un cas comme dansl'autre, les malentendus, les « mésinterprétations »et les contresens étaient au rendez-vous.

La fin des années 20 est marquée essentiellementpar le reflux du logicisme. La formulation au débutdes années 30 du théorème de Gôdel va ébranlerconsidérablement la position défendue dans les Prin-cipia Mathematica. Déjà Russell avait dû sacrifierà la pureté du programme logiciste en introduisantl'axiome de l'infini et l'axiome de réductibilité. Lors-qu'il sera établi qu'il n'est pas possible de démontrerla consistance de l'arithmétique, le programme deréduction des vérités mathématiques à des véritéslogiques en quoi consistait le logicisme va perdrede sa crédibilité. Avec le logicisme, c'est la tentationde construire un langage logique idéal dans lequeltout énoncé pouvait être exprimé qui va égalementperdre de sa crédibilité.

Wittgenstein qui, du reste, avait dans le Tractatus,montré les limites du logicisme en parlant d'un élé-ment mystique du monde était bien sûr au courantde cette situation. Mais il n'est pas sûr que l'évo-l~tion de ses conceptions ait été commandée parcette actualité. En fait, c'est bien plutôt l'approfon-dissement de son intuition centrale, de caractère réso-lument anti-platoniste, qui semble avoir été décisivedans l'abandon, sinon de la philosophie du Trac-tatus, du moins de sa méthode de philosopher. Acet égard, le seul texte qu'il ait publié de son vivant,mis à part le Tractatus, texte intitulé De quelquesremarques sur-la forme logique, et publié en 1929 estcapital, car il marque un tournant. Wittgenstein y

56

Page 58: La philosophie analytique - Jean-Gérard Rossi

renonce à chercher une forme logique idéale des pro-positions atomiques, mais il admet qu'elles ont desformes logiques différentes que seule la connaissancedes faits atomiques permettrait de déterminer. Enpoursuivant son programme anti-platoniste, il envient donc à « dissoudre» la seule Forme quijouait encore un rôle dans le Tractatus - et de cepoint de vue il y a continuité de sa pensée. Mais, cefaisant, il abandonne l'idée et la pratique d'une logiqueconçue comme a priori et d'un langage considéréuniversel. Et de ce point de vue une nouvelle mé-thode d'analyse se met en place, et incontestable-ment une nouvelle vision de la philosophie.

Dans lè Cahier bleu, Wittgenstein écrit: « Le signe(la phrase) prend un sens par référence au systèmede signes, au langage auquel il appartient. Com-prendre une phrase c'est comprendre un langage. »Il convient d'écarter immédiatement une interpré-tation de ce passage, qui serait un contresens: il nes'agit pas ici d'un système de signes assimilables à lalangue - au sens saussurien du terme. Si le langagequ'il faut comprendre pour comprendre une phrasen'est pas la langue, de quoi s'agit-il alors?

La notion de « jeu de langage» permet sans douted'éclairer ce que veut dire Wittgenstein. Cette notionapparaît déjà dans Notes on lectures: « Quelquechose est appelé jeu de langage s'il joue un: rôledans notre vie. » Définition un peu sommaire, maisqui met bien l'accent sur le rapport des jeux de langageavec l'activité, la vie de l'homme. Dans le Cahierbleu, Wittgenstein donne des exemples de ce qu'ilappelle «jeu de langage: « C'est la langue de l'enfantqui commence à utiliser les mots... L'étude des jeuxde langage c'èst l'étude des formes primitives dulangage ou des langues primitives. » Ce faisant,Wittgentein ne considère pas pour autant ces formes

57

Page 59: La philosophie analytique - Jean-Gérard Rossi

primitives comme des ébauches, des balbutiementsou même des fragments incomplets d'un langagedigne de ce nom. Pour lui, simple ne signifie pasnécessairement incomplet. Ces formes simples sontcomplètes par. elles-mêmes, elles sont autonomes,et elles entrent à titre de constituants dans des formesplus complexes. Le langage ordinaire est constitué d'unenchevêtrement de formes simples, primitives, et il a étécomposé peu à peu et par degrés successifs à partir deformes primitives. C'est la raison pour laquelle, nousdit Wittgenstein: « Nous avons intérêt à nous référerà ces tournures primitives du langage où les formesde pensée ne sont pas encore engagées en des pro-cessus complexes, aux implications obscures... nousvoyons alors se dessiner des activités, des réactionsclaires et tranchées. » Wittgenstein reste bien icidans le cadre d'une pensée analytique pour laquellel'intelligibilité du tout passe par l'intelligibilité deséléments, la connaissance du complexe par la con-naissance des constituants simples. La référence auxjeux de langage comme formes primitives prend doncune valeur méthodologique. Il ne s'agit plus ici demettre à jour les constituants propositionnels atomi-ques grâce à une analyse logique; il s'agit de décriredes situations simples, des comportements linguis-tiques élémentaires, dont la connaissance doit aiderà la compréhension des formes ordinaires de parler.Sur ce point comme sur tant d'autres se révèle l'unitéd'inspiration de la pensée wittgensteinienne. Dansle Tractatus déjà, Wittgenstein soulignait le carac-tère complexe du langage ordinaire et contrairementà une idée répandue il ne se livrait pas à une critiqueen règle de nos formes ordinaires de parlerA. Toutau plus manifestait-il un certain sc~pticisme à l'égardde la possibilité de mettre à jOllr les constituantspropositionnels atomiques. Sa position n'a- guère

58

Page 60: La philosophie analytique - Jean-Gérard Rossi

changé à l'époque où il rédige les notes qui consti-tuent le Cahier bleu. Le langage ordinaire est com-plexe; il n'est guère possible de démêler logique-ment l'écheveau de cette complexité. Mais Wittgen-stein dispose maintenant d'une méthode nouvelle etcelle-ci pourrait, pense-t-il, se ~évéler fructueuse.L'analyse n'est pas ici une analyse logique, mais elleconstitue une « déconstruction » de notre parler quoti-dien en éléments plus simples, une mise à jour de« noyaux» constitutifs du discours, complets pareux-mêmes et permettant aux hommes de commu-niquer; et le propos de cette analyse est de fairedisparaître le « brouillard qui semble recouvrirl'utilisation habituelle du langage ».

Dans des textes plus tardifs, la notion de jeuxde langage est plus élaborée et surtout elle est liéeà celle de forme de vie. Alors s'amorce véritable-ment un tournant dans la méthode, et peut-êtreun changement de philosophie. Les exemples citésdans les Investigations philosophiques pour illustrerla notion de jeux de langage sont différents de ce qu'ilsétaient auparavant. Notons au hasard de la lecture« rapporter un événement », « jouer du théâtre »,« traduire d'une langue dans une autre », « s,ollici-ter », « remercier », « saluer », « prier », etc. Qu'ya-t-il de commun entre d'une part le langage del'enfant et le langage très peu sophistiqué des tribus(imaginaires) dont parle Wittgenstein et d'autre part,les activités linguistiques citées ci-dessus? La sim-plicité et la complétude.

Mais Wittgenstein, qui par ailleurs pense qu'il nesaurait y avoir une analyse et une seule des proposi-tions, ne peut admettre qu'il y ait une analyse et uneseule du discours en constituants simples donnés unefois pour toutes. Il souligne à plusieurs reprises quele jeu de langage se situe à l'intérieur d'un contexte.

59

Page 61: La philosophie analytique - Jean-Gérard Rossi

Il affirme que la différenciation des jeux de langagen'est possible que par référence au langage pris dansson ensemble; et il ajoute qu'un langage ne peut êtrecompris sans la connaissance des habitudes, pratiqueset actions de ceux qui le parlent. Ainsi, prenantl'exemple qui lui est habituel du langage d'une tribu,il écrit: « C'est l'étude du rôle que joue un motdéterminé dans l'existence quotidienne d'une tribuqui permettra de reconnaître si la traduction estcorrecte: les occasions dans lesquelles on l'emploie,les émotions qu'il exprime, les idées qu'il évoque, etc. »C'est donc à l'existence quotidienne, voire mêmeà la vie entière de ceux qui parlent un langage, qu'ilconvient de se rapporter pour comprendre ce lan-gage. Wittgenstein introduit la notion de « formede vie» pour rendre compte de cet environnementdont la connaissance est exigée.

La notion de « forme de vie » fait l'objet d'uneélaboration particulièrement poussée dans les dernierstextes de Wittgenstein. Elle apparaît, à plusieursreprises, dans les Investigations philosophiques: « Sereprésenter un langage signifiese représenter une formede vie » (~ 19); « Le mot jeu de langage doit faireici ressortir que le parler du "langagefait partie d'uneactiivité ou d'une forme de vie» (~ 23); « Ce quidoit être accepté, le donné, c'est, si l'on peut dire,une forme de vie» (~ 359).

La réalité qui donne consistance au parler estconçue comme une activité, voire un ensemble d'acti-vités, et non pas comme un monde composé dechoses, d'objets ou de substances. Déjà le Tractatusannonçait que « le monde est composé de faitset non pas de choses ». Ici ces faits ne sont plusseulement les corrélats des propositions, ce sontles activités, les formes, cadres et circonstancesqui donnent vie précisément aux propositions. L'uni-

60

Page 62: La philosophie analytique - Jean-Gérard Rossi

vers de référence, c'est l'univers des comportements,des habitudes et des diverses activités de ceux quiparlent. La notion de « forme de vie» permet de rendrecompte de cet environnement dont la saisie est exigéepour comprendre le langage, mais elle apparaîtmême quelquefois insuffisante, en tout cas trop res-treinte, à Wittgenstein qui n'hésite pas alors à allerplus loin et à parler de culture; ainsi lorsqu'il affirmepar exemple que « comprendre un langage c'estcomprendre une culture ».

En fait, il y a sur ce point une incontestable évolu-tion de la pensée de Wittgenstein - marquée parl'abandon de la recherche de constituants ultimes.L'analyse n'est plus conçue comme une décompo-sition, une déconstruction permettant d'atteindredes éléments invariants; elle est conçue comme unedescription des contextes d'énonciation et de discours.C'est le contexte qui donne à une phrase sa signifi-cation - tout dépend du contexte de l'énonciationet le contexte renvoie à une forme de vie -laquellene trouve sa réalité qu'à l'intérieur d'une culture. Cequi aboutit à cette conséquence, que pour comprendreun énoncé il faut à la limite avoir compris toute laculture au sein' de laquelle il est émis. Ceci expliquepourquoi Wittgenstein, entraîné dans une série derenvois, à la totalité d'une culture (résurgence para-doxale d'une logique néo-hégélienne), ne peut envi-sager l'activité philosophique que comme une démar-che descriptive. Faute sans doute d'insister sur lecaractère spécifique de la proposition - car c'estsur elle que se joue la question du sens et du non-sens -, Wittgenstein recherche la signification dansla description de contextes de plus en plus élargisau sein desquels toute explication se dilue. Ladéfiance que l'auteur des Investigations philosophiquesmanifeste à l'égard de toute notion générale, de

61

Page 63: La philosophie analytique - Jean-Gérard Rossi

toute catégorie, contribue à renforcer le caractèrepérilleux de l'entreprise. Evoquant ce qu'il est convenud'appeler la « seconde philosophie» de Wittengstein,Russell déclarait qu'elle était tout juste digne d'ali-menter la conversation à l'heure du thé. Peut-êtreavait-il tort de minimiser une méthode qui faitcourir à la philosophie un danger mortel: car ladescription des formes de vie n'est rien d'autre quela renonciation pure et simple à l'activité philoso-phique. Laquelle est avant tout, faut-il le répéter,une activité de conceptualisation et de systémati-sation de l'expérience humaine. Le célèbre motd'ordre de Wittgenstein dans les Investigations phi-losophiques : « Ne pensez pas, mais voyez! », nerésonne-t-il pas comme ùne invitation à la cessationde la réflexion, et une incitation à l'acceptationpure et simple du donné?

La critique des dangers que recèle la méthodeproposée par Wittgenstein au cours des dernièresannées de sa vie ne doit néanmoins pas masquerl'importance philosophique de la pensée de l'auteurdu Tractatus et des Investigations philosophiques.Incontestablement, la critique qu'il fait du logicisme,l'intérêt qu'il accorde au contexte de l'énonciation,l'accent qu'il met sur la notion d'usage et sur le faitque les mots sont des outils, vont jouer un rôle déter-minant sur toute une génération de philosophes,que nous appelons ici la « seconde génération» desphilosophes analystes.

Les trois plus importants philosophes de cette« seconde génération» sont tous des oxoniens,d'où le nom d' « école d'Oxford» souvent attribuéà ce courant philosophique, dit aussi philosophie dulangage ordinaire. Malgré une unité d'inspiration,Ryle, Strawson et Austin ont développé des concep-

62

Page 64: La philosophie analytique - Jean-Gérard Rossi

tions très différentes les unes des autres et ont faitpreuve d'une originalité certaine qui justifie qu'onen parle séparément.

APPENDICE. - La philosophiedu langage ordinaire

Dans un texte sur le langage ordinaire, Ryle dis-tingue entre « usage ordinaire du langage» et« usage du langage ordinaire ». Lorsque l'on parlede l'usage du langage ordinaire, le terme « ordi-naire »est pris en opposition aux termes « technique »,« ésotérique », « poétique », « archaïque », « parti-culier ». « Ordinaire» signifie dans ces conditions« commun », « courant », « parlé », « banal », « pro-saïque », « populaire»; c'est-à-dire que la notionde langage ordinaire est prise en opposition à toutenotion relative à un langage qui serait utilisé par ungroupe relativement restreint de personnes, et dansun cadre défini, pour une fin déterminée (c'est le cas deslangages techniques). Lorsque l'on parle- de l'usageordinaire du langage au contraire, le terme « ordi-naire » est pris dans un sens très différent. Il est prisen opposition à « non consacré par l'usage », « nonclassique », « nO,n courant ». Il signifie « standard»et « consacré par l'usage ». Ryle introduit ces pré-cisions, mais il remarque que ces distinctions ne sontpas en fait très tranchées. En effet, il est difficile dedire si « carburateur» est un terme d'usage courantou d'usage particulier; il en va de même pour destermes de médecine, d'économie, de philosophie.Les, limites entre langage ordinaire et langage tech-nique sont indistinctes et peu nettes, mais, affirmeRyle: « Personne ne reste finalement dans le doutepour savoir si une expression appartient ou non aulangage ordinaire. » Il faut aussi remarquer le fait

63

Page 65: La philosophie analytique - Jean-Gérard Rossi

que la question de savoir si l'on est en présence ounon d'un énoncé du langage ordinaire est résoluepar la seule considération des termes de l'énoncé,et en aucun cas par celle de sa forme. Il n'existe pasde cas où la technicité du lexique engendre une diffé-rence de forme syntaxique. Le langage ordinaire deplus ne saurait être considéré comme un langagepopulaire (au sens où « populaire » s'opposerait à« élitiste »). Des termes populaires - songeons àl'argot, au slang - appartiennent en fait à unlangage qui reste technique, en tous les cas réservéà un groupe de la population.

Pourquoi l'intérêt à l'écart du langage ordinaire?D'abord parce qu'il est la base à partir de laquelle seconstitue le langage technique. Le langage ordinairereste le fondement conceptuel de toute recherche et detoute activité d'introduction et d'explication destermes spécialisés.

Ensuite, le langage ordinaire peut être considérécomme reflétant toute l'expérience d'une communautélinguistique et comme susceptible de nous apprendrequelque chose sur le' monde. De ce point de vue,l'investigation de toutes les richesses du trésor duparler ordinaire peut nous renseigner sur le réelou au moins sur la conception que se fait du réelune communauté linguistique donnée. En effet, commele soulignait Strawson, lors du colloque de Royau-mont sur/la philosophie analytique: « Si les chosesétaient autres qu'elles ne sont de telles ou tellesmanières alors il nous manquerait peut-être tels outels concepts ou mode de discours réellement diffé-rent, ou nous accorderions une place inférieure àcertains qui sont manifestement au centre et uneplace centrale aux autres, ou les concepts que nouspossédons seraient autres de telles ou telles manières. »

Enfin, c'est dans le langage ordinaire, avec le

64

Page 66: La philosophie analytique - Jean-Gérard Rossi

langage ordinaire que nous communiquons avecautrui, pour l'essentiel, et que nous accomplissonsquelque chose (il n'est pas étonnant qu'Austin, trèsdirectement concerné par le fait que dire c'est faire,soit un adepte de la philosophie du langage ordinaire).

65

J.-G. ROSSI 3

Page 67: La philosophie analytique - Jean-Gérard Rossi

CHAPITRE II

RYLE:L' ANALYSE CONCEPTUELLE

Figure importante de l'establishment universitaireanglais, G. Ryle a pu suivre de près l'éclosion et ledéveloppement de la philosophie analytique, mais ila su prendre quelques fois ses distances avec les repré-sentants de celle-ci. Le fait qu'il ait été titulaire de lachaire de métaphysique à l'Université d'Oxford té-moigne de ce qu'il ne partageait pas les exclusivesantimétaphysiques de beaucoup de ses contemporainset s'il a manié avec brio les techniques d'analysedu langage ordinaire il ne s'est jamais enlisé dans ladescription des idiosyncrasies de la langue anglaisecomme tant d'autres philosophes - il est vrai demoindre importance - de l'école d'Oxford.

Ryle a subi très tôt l'influence du Tractatus et il enest resté marqué toute sa vie. Dans son premierarticle important, paru en 1932 et intitulé « Syste-matically misleading expressions », il présente laphilosophie comme une activité visant à éviter lesconfusions conceptuelles qui ont leur source dansnotre tendance à trop prendre au sérieux les simili-tudes et les ressemblances grammaticales et à négligerde les distinguer des similitudes et des ressemblanceslogiques. Il ne s'agit donc ici pour Ryle comme

66

Page 68: La philosophie analytique - Jean-Gérard Rossi

pour l'auteur du Tractatus de remonter de la formegrammaticale des propositions à leur forme logique.

Considérons par exemple le fait que Smith ne soitpas ponctuel. C'est là une attitude répréhensible.On peut exprimer sa désapprobation en construi-sant des énoncés tels qu~ « Smith est blâmable pourson manque de ponctualité» ou « Le manque deponctualité de Smith est blâmable ». A partir de là,on aura tendance à penser que des choses similaires(le fait d'être blâmable) peuvent être dites d'objetstels que Smith ou le manque de ponctualité. Onconstruira alors une ontologie comprenant à la foisdes universels (correspondant à des propriétés attri-buables à des objets) et des particuliers (correspon-dant aux sujets du discours). On traitera de la mêmemanière un fait (ici le fait d'être blâmable) et unepersonne (ici Smith) en vertu de l'identité du rôle quejouent dans le langage les expressions qui les nomment.

De la même manière, parce que des énoncéstels que « M. Baldwin est un homme d'Etat» et« M. Pickwick est une fiction », on aura tendance àtraiter de la même manière « homme d'Etat » et« fiction» et à élaborer une ontologie comprenant àla fois des hommes d'Etat et des fictions.

Il apparaît que Ryle partage les conceptions desphilosophes de la « première génération» concer-nant la nécessité de distinguer entre forme gramma-ticale et forme logique. Et d'ailleurs la date de paru-tion de l'article en question explique cela. Mais ilest significatif de voir que Ryle ne se livre pas pourautant à une activité de paraphrase utilisant les res-sources de la logique formelle. C'est qu'il n'est paslogicien et que la méthode qu'il va utiliser pourdébarrasser le langage de toutes les ambiguïtés et detoutes les confusions auxquelles il peut donner lieun'est pas une méthode d'analyse logique.

67

Page 69: La philosophie analytique - Jean-Gérard Rossi

C'est dans l'article de 1938 intitulé « Catégories »qu'il introduit une méthode d'analyse du langages'efforçant de mettre à jour la diversité des types etdes catégories souvent masquées par les distinc-tions superficielles de la grammaire. Cette méthode nesera véritablement explicitée qu'en 1945 dans saleçon inaugurale (publiée en 1946 sous le titre dePhilosophical Argument). Cette méthode se présentecomme une « analyse conceptuelle» et non pascomme une analyse logique.

Les erreurs et les confusions dont est remplie laphilosophie viennent « d'erreur de catégorie ». Uneerreur de catégorie provient toujours de ce que l'onrange un terme ou une notion dans une catégorie àlaquelle elle ne convient pas. La question qui sepose bien sûr est celle de la nature de ces catégories,le problème celui de leur détermination.

L'analyse conceptuelle doit faire ressortir les diffé-rences de catégorie entre concepts et pour ce faireelle doit procéder à une. investigation des rapportsqu'entretiennent entre elles les propositions danslesquelles les concepts entrent à titre de constituants.Aussi bien s'avère-t-il nécessaire de dresser une listede propositions dans lesquelles des concepts étudiésapparaissent. Ce qui est particulièrement intéressantdans la position de Ryle, c'est qu'il considère la pro-position comme le lieu où se joue la question dusens et du non-sens, comme ce qui donne une signi-fication aux concepts. Sans doute Ryle n'est-il pasindifférent aux contextes d'énonciation des propo-sitions, mais il évite soigneusement la prise en consi-dération de contextes de plus en plus élargis quicaractérise, à la même époque, la méthode wittgens-teinienne et qui fait courir à la philosophie un dangermortel. Il a réussi à mettre le « verrou» au niveaudes propositions.

68

Page 70: La philosophie analytique - Jean-Gérard Rossi

Mais ce n'est pas l'inspection de la forme logiquedes propositions prises une à une qui l'intéresse - àla différence des philosophes logiciens de la premièregénération. C'est, nous l'avons souligné, le jeu com-plexe des relations entre propositions qui peut seulcontribuer à permettre la mise à jour d'une « formelogique» qui n'est en rien un squelette logique.Ryle ne manque jamais une occasion de critiquerle caractère jugé par lui trop abstrait et trop formel dela logique standard moderne. Celle-ci n'envisageles propositions que du point de vue d'une formeséparée du contenu. Selon Ryle au contraire, ce qu'ilappelle la forme logique de la proposition est quelquechose de spécifié et de déterminé par le contenu.Deux propositions possédant la même structure logi-que (du point de vue de la logique formelle) n'aurontpas la même forme logique (au sens où l'entendRyle) si les concepts qu'elles mettent en rapportn'appartiennent pas à la même catégorie.

Comment déterminer alors ces catégories? Il nepeut être question pour un philosophe comme Rylede dresser une liste a priori des catégories. Sa mé-thode consiste en une investigation empirique dudonné, en l'occurrence le donné linguistique. C'est lerôle joué par tel ou tel concept dans tel ou tel type deproposition - à l'exclusion de tel ou tel autre typede proposition - qui doit permettre de dégagerprogressivement les catégories en question.

L'effectuation de cette méthode d'analyse concep-tuelle par Ryle a donné lieu à des analyses célèbres,et son application au langage des phénomènes men-taux a contribué à renouveler le problème des rapportsentre le corps et l'esprit (ce que les philosophes delangue anglaise appellent le mind-body problem).

L'exemple donné dans The Concept of Mind pourillustrer les erreurs de catégorie constitue aujour-

69

Page 71: La philosophie analytique - Jean-Gérard Rossi

d'hui un des lieux communs de la philosophie ana-lytique « seconde manière ». Un étranger visiteOxford. On lui montre Christ Church College, laBodleian Library, les bâtiments universitair~s, et ildemande: « Où est l'Université? » Il faut luiexpliquer que « l'Université est la façon dont toutce qu'il a vu est organisé ». Son erreur vient de cequ'il parle de l'Université comme il parle de ChristChurch College ou de la Bodleian Library, commesi elle était un membre de la classe dont précisé-ment Christ Church College et la Bodleian Librarysont des membres - et qui est en l'occurrence laclasse des bâtiments, d'objets physiques tridimen-sionnels. En bref, il commet une erreur de catégorie.Il subsume sous la même catégorie une institution etun monument. Mais comment déterminer la différencede type logique entre institution et bâtiment? On peutle faire - et sans doute est-ce la manière couranteet spontanée de pratiquer - en se référant à uneexpérience commune, à des intuitions ou à des habi-tudes. La démarche de Ryle est celle d'un philosopheanalyste. Elle consiste à partir donc du langage et àprocéder à une critique éventuelle des préjugés etdes intuitions de l'expérience commune - ce enquoi elle est philosophique et analytique. Il s'agitdans le cas présent de faire entrer les conceptsétudiés dans des propositions diverses. Y a-t-il unsens à parler de la longueur d'un bâtiment? à parlerde la longueur d'une institution? Y a-t-il un sens àdemander si Christ Church College a été édifié enpierre? Y a-t-il un sens à poser la même questionà propos de l'Université d'Oxford? Réagissons-nousde la même manière à la question de savoir si lapolitique actuelle du gouvernement est favorable àl'Université et à celle de savoir si elle est favorableau bâtiment de la Bodleian Library, etc. La prise

70

Page 72: La philosophie analytique - Jean-Gérard Rossi

en considération de toutes les propositions dans les-quelles ces questions et les réponses à ces questionss'expriment permet de mettre à jour la différenceradicale de catégorie logique entre « Université» et« bâtiment universitaire ».

C'est cette méthode d'analyse que Ryle utilisedans son texte le plus important The Concept of Mind,texte dans lequel il met en place la géographielogique des concepts relatifs à la volonté, l'imagina-tion, la connaissance de soi, etc. Le dogme cartésiendu « fantôme dans la machine» lui paraissant engen-dré par des erreurs de catégorie dans l'emploi denos concepts mentaux, la méthode d'analyse concep-tuelle lui permet de mener à bien une critique dudualisme cartésien particulièrement vigoureuse.

71

Page 73: La philosophie analytique - Jean-Gérard Rossi

CHAPITRE III

STRAWSON :DE LA LOGIQUE DES ÉNONCÉSÀ LA' MÉTAPHYSIQUE DESCRIPTIVE

La critique de l'analyse logique du langage. - PourStrawson, « ni les règles d'Aristote, ni celles deRussell ne fournissent la logique exacte de quelqueexpression que ce soit de la langue ordinaire ». Lelangage ordinaire n'a pas de logique exacte et il fautdonc renoncer à chercher à mettre à jour unestructure logique sous-jacente comme le recomman-dent les philosophes logiciens de la première géné-ration ou ceux qui, comme Quine, se réclament d'euxet font de la traduction en notation canonique univer-selle la tâche prioritaire de l'analyse philosophique.

Strawson se situe d'emblée - dès son premierarticle important intitulé « On referring» et publiéen 1950 - à l'opposé des positions de Russell. C'estd'ailleurs contre le célèbre article de 1905 « Ondenoting» qu'il entend développer ses propres con-ceptions. Mais Strawson ne tourne pas pour autant ledos à toute préoccupation logique, comme le fonttant d'autres philosophes de l'école d'Oxford. Il entendplutôt élaborer une logique plus proche, d'aprèslui, du langage ordinaire et de nos manières habi-tuelles de penser. C'est en fait une logique formelleélaborée par les mathématiciens et destinée à résou-dre les problèmes se posant aux seuls mathémati-

72

Page 74: La philosophie analytique - Jean-Gérard Rossi

ciens qu'il critique dans son Introduction to logicaltheory, parue en 1952. S'il conserve le symbolisme del~ logique standard moderne, il en use sans enabuser et propose des analyses qui en fait mettenten cause l'orthodoxie de la logique frégéenne etsurtout russellienne, comme en témoigne sa célèbreanalyse de la présupposition.

Sa critique de la théorie russellienne des descrip-tions est particulièrement éclairante à cet égard.Strawson articule sa critique de Russell autour detrois points:

- En premier lieu, Russell n'a pas su distinguerentre l'implication et présupposition. Soit la phr~se« L'actuel roi de France est chauve» (pour reprendrela version strawsonienne du célèbre exemple deRussell), elle présuppose l'existence du roi de France,mais ne l'implique pas. La logique de la présuppo-sition est différente de la logique de l'implication.Considérons deux énoncés S et S' ; dans le cas où Simplique S', si S'est faux, S est faux; dans le casoù S présuppose S', si S'est vrai, S e,stvrai ou faux,c'est-à-dire a une valeur de vérité; par contre, si S'est faux, S n'est ni vrai ni faux.

Dans la mesure où il n'existe pas de roi deFrance actuellement, la phrase « L'actuel roi deFrance est sage » n'est donc ni vraie ni fausse. Ellen'a pas de valeur de vérité. Faute d'avoir su dis-tinguer entre implication et présupposition, Russells'est trouvé confronté à d'inextricables difficultéset il a élaboré sa théorie des descriptions pour essayerd'en sortir.

Il faut noter cependant ici que la notion de pré-supposition conduit à l'abandon du principe debivalence, principe que Russell n'aurait jamais remisen cause, quant à lui.

- En second lieu, Russell n'a pas su distinguer

73

Page 75: La philosophie analytique - Jean-Gérard Rossi

entre signification et dénotation. C'est parce qu'ilpartage l'idée que la signification d'un terme c'estfinalement ce à quoi il réfère qu'il est conduit àmontrer que les descriptions définies ne sont pas,malgré les apparences, des termes singuliers authen-tiques. De même, au niveau des propositions, Russella du mal à admettre qu'une proposition qui ne portesur rie~ ait une signification.

Il convient donc de distinguer, souligne Strawson,entre (Al) une phrase, (A2) l'usage d'une phraseet (A3) l'énonciation d'une phrase. Parallèlement,il convient de distinguer entre (BI) une expression,(B2) l'usage d'une expression et (B3) l'énonciationd'une expression. La phrase « L'actuel roi de Franceest sage » n'est ni vraie ni fausse en tant que telle.On peut dire seulement des phrases qu'elles ont unesignification ou qu'elles n'en ont pas. Par contre,c'est l'énoncé de cette phrase sous des circonstancesdéterminées qui est susceptible d'être vrai ou faux,ou tout simplement de n'être ni vrai ni faux. Lalogique s'est précisément beaucoup trop occupéedes phrases ou des propositions et pas suffisamment(sinon pas du tout) des énoncés. Un grand nombre dedifficultés philosophiques naissent de là d'aprèsStrawson.

- En troisième lieu, Russell, comme tant d'autres,n'a pas su distinguer entre usage référentiel et usageattributif. Il a partagé l'opinion courante selonlaquelle l'usage référentiel est premier. Or la seuleexigence pour qu'une expression soit utilisée demanière attributive pour une chose, c'est que la choseen question soit d'un certain genre, c'est-à-direqu'elle ait certains caractères ou certaines propriétés.Et cette exigence est radicalement différente de cellequi prévaut pour qu'une expression soit utilisée demanière référentielle, et qui demande que le locuteur

74

Page 76: La philosophie analytique - Jean-Gérard Rossi

entretienne une certaine relation avec cette chose.Les conventions qui règlent l'usage de la référencen'ont rien à voir avec celles qui règlent l'usage del'attribution. Ce faisant, Strawson réhabilite les dis-tinctions traditionnelles entre sujet et prédicat d'unepart, particuliers et universels d'autre part.

La théorie des descriptions lui semble releverd'une ignorance de la distinction entre usage réfé-rentiel et usage attributif. Et c'est l'ignorance decette distinction qui a conduit Russell à s'intéresserà la question de l'unicité de la description. Or,pour Strawson, le problème. véritable est celui de

\

l'identification d'objets dans un cadre spatio-temporelpar un sujet déterminé, dans les circonstances parti-culières, et non pas le problème de l'unicité de ladescription (Russell répétant d'ailleurs ici une « er-reur » de Leibniz). En fait, Russell supprime lafonction identificatoire des termes singuliers. Ceciparce qu'il répond à une problématique mathéma-tique cherchant à établir des définitions et des condi-tions d'unicité et d'identité - et qu'il se soucie peudes conditions concrètes dans lesquelles le sujetconnaissant appréhende le monde qui l'entoure. Cecaractère s'exprime par le fait qu'il s'intéresse à despropositions « éternitaires » dont la valeur de véritédoit être fixée une fois pour toutes (d'où son troublelorsqu'il a affaire à des propositions dont la valeurde vérité fait problème) alors qu'il faudrait en faits'intéresser aux énoncés, aux conditions dans les-quelles les propositions sont employées et aux fina-lités des locuteurs qui les emploient.

En résumé, Strawson développe une logique diffé-rente de celle de Russell. A une logique fondée sur lespropositions, il prétend substituer une logique fondéesur les énoncés - preuve s'il en est qu'il entend« ancrer» le discours dans ses contextes d'énoncia-

75

Page 77: La philosophie analytique - Jean-Gérard Rossi

tion. Il en découle une conception de la signi-fication également différente de celle de Russell. Cesont les règles gouvernant les emplois des termes etdes propositions qui constituent la signification deces termes et de ces propositions, non des entités quileur correspondraient.

Du coup, il n'est plus nécessaire de procéder à unerévision du langage. TI faut plutôt s'attacher à endécrire le fonctionnement, les circonstances dans les-quelles il se produit. Mais Strawson ne se livre pas enfait à une description empirique de ces circonstances.C'est d'un point de vue plus catégorial et plus « cri-tique » qu'il se situe. En fait, il va plutôt essayer derapporter le langage à l'activité du sujet parlant etses analyses dessinent très rapidement les contoursd'une authentique philosophie de la connaissance,celle-là même qui est présentée dans Individualscommeun essai de métaphysique descriptive.

La métaphysique descriptive. - « Essai de lamétaphysique descriptive » tel est le sous titre d'Indi-viduals - le livre majeur de Strawson. Qu'entendStrawson par là?

L'auteur d'Individuals distingue entre deux types demétaphysique: la métaphysique descriptive et lamétaphysique de révision. La première décrit « lastructu~e effectivede notre pensée au sujet du monde» ;la seconde vise à« produire une meilleure structure ».

Sans doute le terme de métaphysique est-il ina-dapté ici, car - qu'il parle de métaphysique descrip-tive ou qu'il parle de métaphysique de révision -Strawson parle d'une forme d'élaboration philoso-phique centrée sur des questions relatives à laconnaissance. Dans un cas comme dans l'autre,c'est du schéma conceptuel d'appréhension du monde

76

Page 78: La philosophie analytique - Jean-Gérard Rossi

qu'il s'agit, et nous sommes très loin de ce qu'il estconvenu généralement d'appeler métaphysique.

La démarche de Strawson se révèle de plus d'ordrecritique, au sens kantien du terme, ce qui contribue àaccentuer le caractère inapproprié du terme de méta-physique. En bref, ni son domaine - la philosophiede la connaissance -, ni sa méthode - d'inspira-tion critique - ne semblent prédisposer la philo-sophie de Strawson à recevoir le titre - flatteur oucompromettant - de métaphysique.

En fait, ce terme est introduit par Strawson demanière polémique. Une philosophie analytique, tropcentrée sur des réflexions d'ordre. linguistique, setrouve ici visée et c'est contre elle que Strawsonrevendique le terme métaphysique. Est métaphysiquedésormais pour lui toute forme de réflexion quin'en reste pas au niveau analytique. S'il reconnaîten effet que « jusqu'à un certain point la meilleureméthode en philosophie et même la seule qui soitsûre est l'examen minitieux de l'emploi effectif desmots », il pense qu'il faut aller plus loin, qu'il fautdégager la structure conceptuelle présupposée parl'emploi de telle ou telle expression. En fait, il fau-drait parler, pour caractériser la philosophie deStrawson, de méta-analyse plutôt que de méta-physique.

A ce niveau, on pourrait êtrë tenté ,d'interpréterla philosophie de Strawson comme une critique desexcès de la philosophie du langage ordinaire etcomme un retour à la philosophie et à la méthodecaractéristique de la première génération des philo-sophes analystes. Ce serait une erreur car c'estprécisément contre ces philosophes analystes queStrawson introduit l'idée d'une métaphysique des-criptive distincte de, et opposée - à, une métaphy-sique de révision. Les philosophes analystes de la

77

Page 79: La philosophie analytique - Jean-Gérard Rossi

première génération n'ont pas suffisamment eu lerespect du langage ordinaire et du mode courantd'appréhension du monde et ils ont eu tendance àenvisager la philosophie comme une « révision»- s'efforçant de substituer au langage ordinaire unlangage logique idéal, et à une appréhension cou-rante du monde, une appréhension différente - sansdoute très scientifique. Telle est du moins l'opinionque Strawson partage avec la plupart des philosophesanalystes de la seconde génération - bien qu'il mani-feste assez souvent et sur bien des points son origi-nalité par rapport à ce qu'il est convenu d'appeler« l'école du langage ordinaire ».

La métaphysique descriptive se présente commeune description des fondements, ou plus exactementdes présupposés ontologiques du schéma conceptuelque révèle la structure de notre discours.

Il n'est pas étonnant de voir Strawson revenir à uneontologie dualiste, distinguant entre les particuliers etles universels et critiquer ce qu'il appelle le scepticismede Ramsey concernant la légitimité de la distinctionentre sujet et prédicat. C'est que, comme il le pré-cise souvent, il ne s'agit pas d'autre chose que de lamise en évidence de l'ontologie sous-jacente auschème perceptuel tel qu'il s'exprime à travers nosmanières de parler.

La démarche de Strawson dans Individuals estparticulièrement intéressante: il part de la distinctiongénéralement acceptée entre deux éléments consti-tuants de la proposition: le sujet et le prédicat;puis il cherche un critère suffisamment pertinent pourjustifier cette distinction et résister aux attaques deceux qui voudraient l'effacer, voire l'éliminer complè-tement, c'est-à-dire aux attaques de ceux qui prati-quent une métaphysique de révision. fi met succes-sivement à l'épreuve un critère grammatical, fondé

78

Page 80: La philosophie analytique - Jean-Gérard Rossi

sur une distinction entre deux types de symbolisme,puis un critère catégorial, fondé sur une distinctionentre deux types d'entités, avant de s'interroger surles conditions de possibilité de leur « harmonie» etd'introduire un critère médiateur, fondé sur les stylesd'introduction des termes. La différence qui existe,d'après lui, entre l'introduction d'un terme -:- quiprésuppose toujours un fait empirique - et l'intro-duction d'un terme - qui ne présuppose pas un telfait - lui permet de rendre compte de la distinctionentre terme saturé et terme non saturé ainsi quedu dualisme grammatical entre sujet et prédicat et dudualisme ontologique entre particuliers et universels.

De la même manière, sa réflexion sur les condi-tions de possibilité de l'identification lui permet demettre en évidence l'importance des corps et despersonnes dans notre schéma conceptuel.

Le caractère catégorial de la recherche de Strawson,sa méthode de réflexion critique, le champ et laportée de sa problématique - il traite entre autres duproblème des rapports entre le corps et l'esprit, du pro-blème d'autrui, et se livre même à une critique de la no-tion leibnizienne de monade - contribuent à donnerà Individuals une place à part dans les textes géné-ralement rangés sous la rubrique de « philosophie dulangage ordinaire ». Mais le fait que Strawson partetoujours du langage et qu'il se montre soucieux de leconsidérer tel qu'il est justifie la dénomination dephilosophie du langage ordinaire pour caractériserson œuvre.

79

Page 81: La philosophie analytique - Jean-Gérard Rossi

CHAPITRE IV

AUSTIN: VERS UNE THÉORIEDES ACTES DE DISCOURS

Avec Ryle et Strawson, Austin est un des re_pré-sentants les plus influents de l'école d'Oxford. Commeeux c'est un philosophe du langage ordinaire.

La méthode d'Austin n'est jamais explicite. TIfau-drait plutôt évoquer une manière de procéder. CommeWittgenstein, Austin a exercé une influence profondesur ses étudiants du fait de sa personnalité et del'originalité de son enseignement. D'une manièregénérale, il commençait par choisir un domained'investigation et se livrait à une étude du vocabu-laire de ce domaine de discours, notant en particulierles synonymes; après quoi il construisait des anecdotesdans lesquelles les termes et les expressions étaientemployés de manière légitime, et il cherchait à voirsi des synonymes ou des mots voisins pouvaientêtre légitimement employés à leur place et sans modifi-cation du sens. Il est intéressant de savoir qu'il recher-chait le sens du côté des effets produits sur ses inter-locuteurs plutôt que du côté d'une représentationidéale censée fournir la signification exacte des termesen question. C'est une des raisons pour lesquelles ilpréférait travailler en séminaires, car le test pour savoirce qui pouvait ou ne pouvait pas être dit, c'étaitl'acquiescement ou la désapprobation de l'auditoire

80

Page 82: La philosophie analytique - Jean-Gérard Rossi

qui le fournissait. Pour Austin, une telle méthodeétait empirique et scientifique tout à la fois. Ceci dit,si elle favorisait la découverte, elle pouvait être unhandicap pour l'exposition - d'où d'ailleurs le peud'inclination dont témoignait Austin à donner uneversion définitive de ses travaux. Des textes tels que« A plea for excuses », « Ifs and cans », « Pretending»constituent de passionnants mais trop rares exemplesde l'activité analytique d'Austin, ils témoignent dela minutie de son investigation des subtilités etdes ressources du trésor de la langue.

A l'occasion d'une série de conférences prononcéesà l'Université Harvard en 1955 et publiées sousIe titre How to do things with words (traduits en fran-çais sous le titre Quand dire c'est faire), Austin aintroduit des notions et des distinctions qui sontaujourd'hui classiques - notamment la distinctionentre constatif et performatif, la distinction entrelocutoire, illocutoire et perlocutoire et surtout lanotion d'actes de discours.

La distinction entre constatif et performatif. - Lesphilosophes et les logiciens se sont toujours quasiexclusivement intéressés à des propositions tellesque « Tous les hommes sont mortels », c'est-à-direà des propositions rapportant un fait. Ce faisant,la dimension pratique du langage a été occultée.Or, depuis les analyses célèbres de Wittgensteinconcernant les jeux du langage, nous savons bien qu'ilexiste toutes sortes d'énoncés linguistiques, tels quepar exemple ceux exprimés à l'impératif, qui nevisent pas à rapporter un fait, mais qui accomplissentune autre fonction. D'où l'idée de distinguer entredes énoncés constatifs et des énoncés performatifspour rendre compte de la différence entre les énoncésqui rapportent un fait et des énoncés qui produisent

81

Page 83: La philosophie analytique - Jean-Gérard Rossi

des effets. La question de la détermination d'uncritère permettant de distinguer entre les deux sepose et Austin consacre beaucoup d'analyses à tenterde formuler un tel critère~

Considérons le cas d'un président du tribunal qui,dans le cadre et à l'heure appropriés, prononce cettephrase: « J'ouvre la séance. » Son énoncé est perfor-matif. En énonçant « J'ouvre la séance », le présidenta effectivement ouvert la séance. Considérons le casdu même individu - affublé ou non d'un bonnet denuit - et réveillant sa femme à trois heures du matinen tonitruant « J'ouvre la séance ». Son énoncé apeut-être des effets, mais il n'accomplit rien. TIéchoue. Pourquoi? parce que les conditions quirendent l'énoncé « J'ouvre la séance» performatif nesont pas réunies. Le même cas se produirait sil'huissier s'avançant vers le fauteuil du présidentprononçait la formule rituelle. Elle ne serait pas dansce cas-là performative.

Il apparaît que la notion de performatif est trèsdifficile à cerner. Son mérite est de mettre l'accent surles conditions et les circonstances qui font qu'unénoncé effectue ou non quelque chose (et non passeulement a ou non des effets). Sa difficulté c'est qu'ellen'est pas en fait détectable au niveau du langage.

Austin a essay~ de surmonter cette difficulté enintroduisant la distinction entre performatifs expli-cites et performatifs implicites, et en essayant dejustifier la forme paradigmatique des performatifsexplicites (un verbe à la première personne du présentde l'indicatif - voix active) en invoquant le fait quequelque chose au moment de l'énonciation est, danstous les cas, effectué par la personne qui énonce.Cette tentative de justification d'une forme gramma-ticale par une situation dans laquelle elle est utiliséede manière pertinente montre bien que pour un

82

Page 84: La philosophie analytique - Jean-Gérard Rossi

philosophe analyste la description minutieuse dulangage n'est pas une fin en soi mais doit permettre dedégager certains traits du réel. La description desperformatifs explicites est incontestablement aux yeuxd'Austin l'ébauche d'une théorie générale de l'action.

Mais la distinction entre constatif et performatifn'est-elle pas en fait contestable? Lorsque nous rap-portons un fait, ne faisons-nous pas en réalité quelquechose? (par exemple informer). Et n'y a-t-il pastoujours quelque noyau d'information dans un perfor-matif? Est-ce que dire ce n'est pas toujours en uncertain sens faire? Et est-ce que faire à l'aide dulangage ce n'est pas toujours inéluctablement dire?Il apparaît très vite à Austin que cette distinctionentre des énoncés qui auraient pour fonction de direet des énoncés qui auraient pour fonction de fairedoit être abandonnée au profit d'analyses plus fines.

Les actes de discours. - La production d'uneénonciation peut donner lieu à trois types d'actes,souligne Austin: a/ la production de certains sons(acte phonique); b / la production de certains motsselon une certaine construction grammaticale (actephatique) et c/ la production de certains mots avecune signification - sens et référence - déterminée(acte rhétique). A l'acte de dire quelque chose- ausens plein du terme - c'est-à-dire à l'acte quicomprend les trois « couches» : phonique, phatiqueet rhétique -, Austin donne le nom d'acte locutoire.

Il distingue alors l'acte de dire quelque chose(locutoire) de l'acte effectué en disant quelque chose(illocutoire) et de l'acte provoqué par le fait de direquelque chose (perlocutoire).

Supposons que je dise par exemple: « Un lions'est échappé du zoo et rôde affamé dans la ville. »L'énonciation en tant que telle d'une proposition

83

Page 85: La philosophie analytique - Jean-Gérard Rossi

sensée est un acte locutoire; mais en disant celaaux habitants de la ville en question, je peux vouloirles avertir du danger qu'ils courent et en avertissantj'accomplis un acte illocutoire. Ceci dit, l'avertisse-ment en question peut 'inquiéter, effrayer, voiredéclencher un mouvement de panique que je n'avaispas voulu, ni même prévu; à ce propos on peut parlerde~l'~cte perlocutoire d'avoir déclenché un mouve-ment de panique.

Il y a là trois « dimensions » qui doivent êtresoigneusement distinguées. Austin parle de la « signi-fication » des actes locutoires, de la « valeur» desactes illocutoires et des « effets » des actes perlocu-toires. Dans l'exemple ci-dessus l'énonciation a unesignification, elle prend dans certairies conditions(si je m'adresse à des gens concernés directement)valeur d'avertissement, et elle peut avoir pour effetd'effrayer la population.

La distinction entre l'illoc~toire et le perlocutoireréside essentiellement dans le fait que. l'illocutoireest toujours conventionnel, alors que le perlocutoirene l'est jamais et à ce titre est difficilement maîtri-sable. Par contre, la distinction entre le locutoire etl'illocutoire se révèle beaucoup plus difficile à détecter.Comme dans le cas de la distinction entre constatifet performatif la question du critère se pose avecacuité. Austin remarque en effet que décrire (ouaffirmer) ,est tout aussi bien un acte illocutoirequ'avertir ou que déclarer dans la mesure où c'est unacte qui accomplit quelque chose et qui ne peut pasêtre réduit au seul fait d'énoncer une phrase dotée designification. Aussi Austin préfère-t-il assez souventparler des aspects locutoires ou des aspects illocutoiresde tel ou tel acte de discours. En fait, il s'acheminevers une théorie plus générale - celle des actes dediscours -lorsqu'il écrit par exemple: « L'acte locu-

84

Page 86: La philosophie analytique - Jean-Gérard Rossi

toire n'est en général qu'une abstraction, commel'acte illocutoire : tout acte de discours authentiquecomprend les deux éléments à la fois. »

A la fin de sa communication au colloque deRoyaumont (tout comme dans la dernière confé-rence de Quand dire c'est faire), Austin plaide enfaveur d'une théorie générale des actes de discours:le besoin d'une théorie générale se fait sentir du faitque l' « affirmation » traditionnelle constitue uneabstraction, un idéal, et qu'il en va de même pourla « vérité» ou la « fausseté» au sens traditionnel duterme. Mais Austin, s'il pense qu'il faut abandonnerune théorie trop, pour ne pas dire exclusivement, liéeà l'assertion, n'en demeure pas 'moins persuadé quecelle-ci sert de paradigme. Et c'est sans doute laraison pour laquelle il n'a pas véritablement élaboréune théorie des actes de discours et a finalementpréféré élaborer une typologie des actes performatifsexplicites.

Il ne s'agit pas en effet de considérer l'acte d'asser-tion comme étant à part de l'acte d'interrogation ou del'acte de supplication, par exemple. Il faut toujourspréserver un « noyau» d'assertion. C'est pourquoiil n'y a pas chez Austin de distinction réelle entreactes locutoires et actes illocutoires, comme ce serale cas chez Searle (un de ses plus brillants conti-nuateurs), mais plutôt distinction entre des aspectslocutoire, illocutoire, perlocutoire.

En fait, Austin ne tire pas toutes les conséquencesde sa conception pragmatique du langage - et il nesubstitue pas, par exemple, les notions de réussite oud'échec à celles de vérité ou de fausseté. TIprétendconserver celles-ci, mais comme il le fait dans lecadre d'une conception enrichie du langage, concep-tion dans laquelle le rapport de représentation n'est

85

Page 87: La philosophie analytique - Jean-Gérard Rossi

plus le seul rapport entre langage et réalité, cela leconduit à une position souvent difficile.

Ainsi dans une de ses dernières interventions, aucolloque de Royaumont, il propose de considérerles trois assertions suivantes:

« La France est hexagonale »,« Lord Raglan a gagné la bataille de l'Alma »,« Oxford est à cent kilomètres de Londres. »

A propos de chacune de ces trois assertions, onpeut se demander si elle est vraie ou fausse; mais cen'est que dans les cas les plus favorables que l'on peutobtenir une réponse définitive.

La position d'Austin se manifeste dans toute sonambiguïté lorsqu'il déclare: « En posant la question,on comprend que l'énoncé doit être confronté d'unefaçon ou de l'autre avec les faits. Bien sûr. Confrontonsdonc "La France est hexagonale" avec la France.Que dire? Est-ce vrai ou non? Ques'tion, on le voit,simpliste. Eh bien, si vous voulez jusqu'à un certainpoint, on peut voir ce que vous voulez dire, ouipeut-être dans un tel but ou dans tel propos, pourles généraux cela pourrait aller, mais pas pour lesgéographes. C'est une assertion-ébauche que vousvoulez, mais ,on ne peut pas dire qu'elle soit faussetout court. Et l'Alma, bataille du simple soldat sijamais il en fût, c'est vrai que Lord Raglan avaitle commandement de l'armée alliée et que cettearmée a gagné dans une certaine mesure une espèceconfuse de victoire; oui cela serait justifié, méritémême, pour les écoliers tout au moins, quoique vrai-ment un peu exagéré. Et Oxford, oui, c'est vrai quecette ville est à cent kilomètres de Londres, si vousne voulez qu'un certain degré de précision. »

Austin maintient la correspondance entre le langageet la réalité; et en grand lecteur et commentateur

86

Page 88: La philosophie analytique - Jean-Gérard Rossi

d'Aristote, il reste fidèle à une conception réalistede la vérité fondée sur l'accord entre la propositionet le fait dont elle rend compte - ce qui lui interditde se passer de la notion de vérité. Mais comme parailleurs il met l'accent sur les éléments pragmatiquesdu langage, il en vient à amender, à moduler et àélargir la notion de vérité d'une manière assez contes-table (et qui a notamment fait l'objet d'une trèsvive critique de la part de Strawson - lequel sou-tient qu'il faut réserver la distinction vrai/faux à uncertain cadre d'utilisation du langage parce qu'elleest loin de convenir à toutes les formes d'énon-ciation du langage ordinaire).

En tous les cas, c'est cette tension entre la reconnais-sance du pragmatique et le souci de préserver unecertaine forme de réalisme qui explique sans doutel'impossibilité pour Austin de constituer une théoriedes actes de discours.

Il appartiendra à Searle dans Speech Acts (dontle titre est malencontreusement traduit en françaispar Les actes de langage) de développer cette théorieet d'en assumer tous les aspects pragmatistes.

Searle élimine en fait l'idée d'une significationpréalable à l'acte de discours, d'un « noyau locu-toire » invariant qui serait présent dans diversesénonciations semblant se rapporter au même faittelles que, pour reprendre son exemple, « Jeanfume beaucoup », « Jean fume-t-il beaucoup? »,« Fume beaucoup, Jean! » et « Plût au ciel queJean fumât beaucoup! » La signification d'un énoncéest déterminée par des règles qui spécifient ses condi-tions d'utilisation, et parler c'est toujours « accomplirdes actes selon les règles ». Ce qui distingue l'acte dediscours d'une autre activité humaine comme parexemple la pêche, c'est que dans le cas de la pêche,il n'y a pas de conventions, alors que dans les actes

87

Page 89: La philosophie analytique - Jean-Gérard Rossi

de discours quelque chose est accompli par conven-tion et « non en vertu d'une stratégie, d'une tech-nique, d'un procédé ou d'un fait naturel ». Cetteconception ne saurait être assimilée à la thèse soutenuepar beaucoup de philosophes de l'école d'Oxford,thèse en vertu de laquelle « la signification, c'estl'emploi ». Selon Searle, cette thèse, si elle n'est pasnécessairement fausse, est tout à fait insuffisante.Quelle que soit l'importance de la contribution duslogan « La signification c'est l'emploi » à laconstitution d'une théorie pragmatique du langage,il ne faut pas oublier qu'il ne peut prendre sensqu'à l'intérieur du cadre d'une théorie plus générale,faute de quoi il peut donner lieu à des mépriseset à des contresens. Ainsi, comme le dit bien Searle,ce slogan « n'a fourni au philosophe aucun moyende séparer l'emploi du mot de l'emploi de la phrasedans laquelle il apparaît ». Or, si l'on ne reconnaissaitpas au mot une valeur indépendante des contextesdans lesquels il est susceptible d'être employé, toutecompréhension, tout phénomène d'inter locution, donctoute communication se révéleraient impossibles.

Mais l'intérêt des analyses de Searle dépasse lesimple point de vue théorique - il réside dans lesanalyses concrètes qui lui servent d'applications deses conceptions. A cet égard, l'étude qu'il consacreà l'acte de promesse dans Speech Acts constitue uneillustration éclatante de la méthode analytique « se-conde manière».

88

Page 90: La philosophie analytique - Jean-Gérard Rossi

TROISIÈME PARTIE

CHAPITRE PREMIER

VERS LA PHILOSOPHIEDE LA LOGIQUE

La mise en cause du logicisme ne s'est pas tra-duite pour' autant par une cessation d'activité deslogiciens - bien au contraire. Pendant que lesphilosophes analystes de la « seconde génération»substituaient à une théorie assimilant la significa-tion d'une proposition à la méthode de vérificationune théorie assimilant la signification des énoncésaux règles grammaticales gouvernant leur! usage, lalogique connaissait un certain nombre de transfor-mations techniques et d'avancées conceptuelles quidevaient jouer un grand rôle dans la pensée desphilosophes analystes de la « troisième génération».

En premier lieu, il convient de noter les importantstravaux de C. I. Lewis. Dès 1918, dans son ouvrageintitulé A Survey of Symbolic Logic, Lewis avait misl'accent sur la logique modale, en proposant une axio-matisation d'une logique propositionnelle modale,et il avait commencé à contester le caractère jugé par

89

Page 91: La philosophie analytique - Jean-Gérard Rossi

lui trop extensionnaliste de logique standard mo-derne en voie de constitution.

Sa critique culmine dans son analyse de l'impli-cation. Frege et Russell, suivant en cela la tradition,envisageaient l'implication « P implique Q » commefausse dans un seul cas: celui où P est vrai etQ faux. Il résulte de cette proposition que n'importequelle proposition vraie peut être dite impliquée parn'importe quelle proposition fausse. Tant qu'on neprend pas en considération la signification des propo-sitions, le fait en lui-même n'est pas gênant; dèsqu'on la prend en considération, surgissent des aber-rations ou les fameux paradoxes de l'implicationmatérielle. Optant pour une logique intensionnelle,Lewis se trouve donc tout naturellement conduità être sensible à ce fait et à tenter d'y remédier - cequ'il fait en introduisant la distinction entre implica-tion stricte et implication matérielle. Il faut en effetd'après lui construire des systèmes sur une formed'implication plus « forte» que l'implication maté-rielle employée généralement par les logiciens. L'im-plication stricte qu'il propose est en fait une relationaffirmant le caractère nécessaire de l'implicationmatérielle. Du coup, les systèmes fondés sur l'impli-cation stricte doivent comporter au moins un opéra-teur modal. Ainsi c'est l'opérateur de possibilité quiest utilisé par Lewis et Langford dans Symbolic Logic,le premier ouvrage de logique modale moderne,paru en 1932.

Avec l'introduction de la modalité en logique setrouve posé le problème de l'unité du logique. Laquestion se pose de savoir si l'introduction de nou-veaux opérateurs ne met pas en cause le principe debivalence auquel adhèrent les tenants de la logiquestandard moderne comme les tenants de la logiquestandard classique. Ce qui est certain, c'est qu'une

90

Page 92: La philosophie analytique - Jean-Gérard Rossi

conception intensionnelle de la logique sous-tendla logique modale et que les partisans d'une logiquepurement extensionnelle ne peuvent voir qu'avecméfiance l'éclosion et le développement des systèmesde logique modale.

Lewis s'en tient au calcul des propositions. En 1946,dans un article célèbre intitulé « A functional calculusof first order based on strict implication », RuthBarcan Marcus étend la logique modale au « calculdes prédicats de premier ordre ». L'introduction desopérateurs modaux en théorie de la quantificationva poser, quant à elle, autant de problèmes philo-sophiques que de problèmes logiques. La questionde savoir notamment s'il convient de faire figurerl'opérateur avant ou après le quantificateur apparaîtbien vite comme n'étant pas de pure technique etcomme susceptible de donner lieu à des interpréta-tions philosophiques divergentes.

Le développement des logiques modales a sansdoute largement contribué à l'éclosion d'autres logi-ques « enrichies» ou « étendues» (c'est-à-dire faisantintervenir des opérateurs que ne connaît pas lalogique standard). Ainsi peut-on citer la logique chro-nologique (dont Prior fut l'initiateur), les logiquesépistémiques (mises au point principalement parHintikka), les logiques déontiques (dont le premiersystème est dû à G. H. von Wright). Toutes ceslogiques introduisent des opérateurs destinés à rendrecompte d'éléments d'information dont la logiquestandard ne traite pas - préoccupée qu'elle est parle traitement de propositions « éternitaires » possé-dant une valeur de vérité non susceptible de modi-fication au gré des circonstances du discours. Cefaisant, ces sy~tèmes de « logique enrichie» paraissentparticulièrement aptes à rendre compte de la richesse,des nuances et des divers aspects du langage ordi-

91

Page 93: La philosophie analytique - Jean-Gérard Rossi

naire et ils rendent inutile une procédure de para-phrase qui, mal conduite, pourrait ne pas rendrecompte, de manière satisfaisante, des propositionsétudiées.

Si nous disons par exemple « Pierre a pris letrain hier » le 1er juin 1988, est-ce assimilable à,« Pierre prend le train le 31 mai 1988 » ? Evidemmentnon, puisque cette formulation « escamote » uneinformation essentielle fournie par la première propo-sition, à savoir l'information concernant la positiontemporelle que le locuteur occupe par rapport aufait qu'il rapporte. C'est la raison pour laquelle lalogique chronologique fait appel à un opérateur des-tiné à symboliser le fait que c'est dans le passéou dans le futur de l'énonciation que s'est produitouque se produira tel ou tel événement évoqué parla proposition - et donc à rendre compte des' tempsverbaux.

Mais la logique chronologique, ou à tout le moinslà branche de la logique chronologique dont il estici question, ne permet pas seulement de rendrecompte de manière plus précise de ce dont rendentcompte les temps verbaux, elle permet aussi et surtoutde gagner en efficacité; en traitant à part l'élémenttemporel grâce à un opérateur, elle permet par exemplela réitération de l'opérateur.

Les systèmes de logique chronologique ont été àl'origine (qui n'est d'ailleurs pas si lointaine puis-qu'elle se situe en 1967, date de parution de Past,Present and Future de Prior) construits par analogieavec les systèmes de logique modale. Ils en sontstructurellement semblables et ils. soulèvent le mêmetype de problèmes, notamment à propos de laquantification.

Susan Haack dans un ouvrage désormais clas-sique et intitulé Deviant Logics (1974) oppose aux

92

Page 94: La philosophie analytique - Jean-Gérard Rossi

logiques « enrichies» (ou « étendues ») les logiquesdéviantes. Alors que les premières ne remettent pasen cause, selon elle, la logique standard, les secondesvont à l'encontre de celle-ci, notamm_ent à prop9sdu principe de bivalence. Peut-être- cette oppositionmériterait-elle d'être nuancée. Il n'est pas sûr en effetque la question d'une « troisième valeur de vérité»ne se pose pas déjà au niveau des logiques étendues.

Ce qui est sûr par contre, c'est que les logiques« déviantes» se démarquent de manière explicite dela logique standard. Elles n'ont pas pour proposprincipal d'enrichir le vocabulaire de la logiquestandard, elles introduisent d'autres règles et d'autresaxiomes de dérivation que celle-ci. L'exemple leplus célèbre de logiques déviantes est fourni parles logiques à plusieurs valeurs (appelées aussi logi-ques polyvalentes, par opposition à la logique stan-dard bivalente). Ces logiques fonctionnent avec lemême vocabulaire que la logique standard mais ellesne comprennent pas parmi leurs règles le principe dutiers exclu « PV -, P ». Parmi les logiques poly-valentes, certaines sont « vérifonctionnelles » (c'est-à-dire opèrent avec la théorie des fonctions de vérité)- elles diffèrent alors de la logique standard du faitqu'elles construisent les tables de vérité au moyende trois valeurs de vérité, c'est le cas notammentdu premier système de logique trivalente, construitpar Lukasiewicz en 1920; d'autres logiques ne sontpas « vérifonctionnelles », c'est le cas de la logiqueintuitionniste développée notamment par Heyting.

Ces logiques trouvent leur justification dans le faitqu'elles sont susceptibles de répondre à un certainnombre de besoins, d'ordre philosophique, mathéma-tique ou scientifique. Dans le domaine philosophiquepar exemple, le problème des futurs contingentstel qu'il a été formulé par Aristote suscite une

93

Page 95: La philosophie analytique - Jean-Gérard Rossi

réflexion sur le caractère ultime du principe de biva-lence, même si le Philosophe n'a jamais été jusqu'àmettre celui-ci en cause. Dans une large mesure,la valeur de vérité d'une proposition concernant lefait qu'une bataille navale aura lieu demain peutêtre considéréecomme n'étant ni vrai, ni faux - et ilest permis de se demander alors s'il n'est pas néces-saire de faire intervenir une troisième valeur telleque l'indécidable ou d'admettre qu'il peut très bienne pas y avoir de valeur de vérité du tout. Ce qui, dansun cas comme dans l'autre, représente une sérieuse« déviance» par rapport à la logiquestandard - saufà adopter la solution du Philosophe, solution quiconsiste à refuser de donner une valeur de vérité déter-minée à l'une ou à l'autre des propositions « Unebataille navale aura lieu demain », « Une bataillenavale n'aura pas lieu demain », et à affirmer seule-ment la vérité de la disjonction « Une bataillenavale aura lieu demain ou bien aucune bataillenavale n'aura lieu demain ». Aristote montre bienl'enjeu exact du principe de tiers exclu lorsqu'ilécrit à ce propos dans le De Interpretatione (9-18-18/43) : « Il faut nécessairement que l'une des deuxpropositions contradictoires soit vraie et l'autrefausse, mais ce n'est pas forcément celle-ci plutôtque celle-là: en fait, c'est n'importe laquelle, etbien que l'une soit vraisemblablement plus vraieque l'autre, elle n'est pas pour le moment vraie oufausse. » En même temps qu'il montre bien que lavérité du principe de tiers exclu ne peut être miseen cause par l'impossibilité d'assigner une valeurde vérité à chacune des deux propositions contra-dictoires, Aristote sauve la contingence. Cette mêmecontingence que Leibniz également devra défendredans une perspective dans laquelle les considérationslogiques interviennent de manière notable. La réflexion

94

Page 96: La philosophie analytique - Jean-Gérard Rossi

philosophique et l'élaboration logique se trouventdonc entrelacées et elles peuvent se prêter mutuelle-ment main-forte.

La constitution de systèmes logiques auxquels il aété précédemment fait allusion répond aussi à desbesoins d'ordre mathématique (c'est le cas de lalogique intuitionniste) ou d'ordre physique (c'est lecas de la logique quantique).

Mais la question se pose de savoir si une logiquedoit effectivement être construite pour s'accorder à desexpériences ou à des constructions mentales ou bien sielle doit être construite totalement a priori (ce quine l'empêche pas bien évidemment de s'appliquerensuite à tel ou tel domaine). L'éclosion de diffé-rents systèmes de logique soulève, outre la questionde l'unité du logique, celle de son à-prioricité, partantcelle de son analyticité.

Dans bien des cas, on peut se demander ce quijustifie l'appellation de logique - mais, quel quesoit son éloignement des systèmes standards, un sys-tème peut être considéré comme logique à partir dumoment où il donne le moyen de procéder à desinférences valides.

Le développement de la sémantique constitue lesecond élément important dans l'histoire récente desrecherches logiques et il exerce une influence considé-rable sur les travaux des philosophes analystes de la« troisième génération».

La publication du mémoire de Lôvenheim en 1915marque une date importante dans l'évolution de lalogique. A l'époque où le logicisme des PrincipiaMathematica triomphe, une approche de la logique sefait jour qui met l'accent sur la validité, la satisfaisa-bilité des formules plutôt que sur le caractère démons-tratif d'un ,système. Dans une large mesure, c'est,comme l'a très justement noté van Heijenhoort, la

95

Page 97: La philosophie analytique - Jean-Gérard Rossi

conception même d'une logique conçue comme mé-dium universel qui se trouve ébranlée.

Alors que dans la perspective de Frege et deRussell la variable x parcourt tout l'univers sansrestriction, dans la nouvelle perspective des restric-tions sur la variable vont être définies et la notionde domaine de valeurs de la variable va faire sonapparition.

Lorsque des auteurs tels que Carnap mettentl'accent sur la nécessité de pousser l'analyse plus loinque la simple analyse formelle pour éviter la formationd'énoncés du genre de « La Lune est un nombrepremier », c'est à des considérations sémantiquesqu'ils font appel, même s'il est question de « syntaxelogique ». Carnap d'ailleurs au cours de son évolutionintellectuelle mettra de plus en plus l'accent sur desaspects intensionnels de la logique et il sera un despremiers à introduire des notions' sémantiques. Sil'on veut éviter de pouvoir former un énoncé telque « La Lune est uti nombre premier », il faut éviterque toutes les valeurs de x tombent indifféremmentsous le concept de nombre premier à partir de lafonction propositionnelle N(x). Seules les valeursde x qui donnent un sens à l'énoncé devront êtreadmises, par exemple 97, parce que la proposition« 97 est un nombre premier» est vraie, ou 4, parceque la proposition « 4 est un nombre premier» estfausse, mais pas la lune parce que l'énoncé « LaLune est un nombre premier »est dénué de sens.C'est à de véritables catégories sémantiques qu'il fautfaire appel, et cela se traduit par des restrictionssur le champ parcouru par la variable x. On doitdistinguer entre des valeurs admissibles et des valeursnon admissibles.

La sémantique formelle propose une formalisationlogique de nature à éviter les difficultés susdites.

96

Page 98: La philosophie analytique - Jean-Gérard Rossi

Soit un prédicat N « être un nombre premier »,on dira qu'il est nécessaire de spécifier un domained'objets D pour donner un sens aux énoncés attri-buant la propriété d'être un nombre premier à desobjets. La spécification de ce domaine d'objets seraappelé interprétation, le domaine en question domained'interprétation. Parler d'interprétation revient doncà parler en termes d'objets ayant telle ou telle pro-priété. On appellera. fonction d'interprétation unefonction associant à toute constante individuelle«a »un élément du domaine d'interprétation, noté I(a),et .à tout prédicat, ici N, un ensemble d'éléments.Si le prédicat est un prédicat relationnel tel que « êtreun multiple de », il faudra faire appel à des sous-ensembles de paires ordonnées d'éléments. La fonc-tion permet l'attribution des valeurs de vérité.

On dira que la variable est réalisée dans ledomaine si on lui fait correspondre un élément dudomaine et on appellera assignation une interpré-tation complétée pat une réalisation.

Considérons maintenant un objet pris dans ledomaine D. Nous dirons qu'il satisfait le prédicat« être un nombre premier» s'il possède la propriétéexprimée par le prédicat en question. De deux objetspris dans le domaine D et constituant un coupleordonné (par exemple <9,3», nous dirons qu'ilssatisfont le prédicat « être un multiple de ».

Il apparaît immédiatement que la sémantique for-melle opère avec des constantes individuelles etqu'elle requiert l'admission des ensembles. Ce pointa une grande portée ontologique. Dans la mesureoù la sémantique formelle opère avec la machinerielogique des constantes individuelles, des lettres deprédicat, des domaines d'objets, des ensembles, et oùelle fait appel à la notion d'interprétation et surtoutà celle de satisfaction (qui renvoie à une conception

J.-G. ROSSI

97

4

Page 99: La philosophie analytique - Jean-Gérard Rossi

de la vérité souvent proche de la conception aristotélo-thomiste soutenue par Tarski), elle se révèle tout àfait adéquate aux langues naturelles et aux intuitionsordinaires.

De ce point de vue, il est possible de voir sedessiner un clivage c4ez les philosophes analystesde la « troisième génération» entre ceux qui éprouventquelque méfiance à l'égard de la sémantique et ceux quis'engagent au contraire résolument dans la voie de lasémantique formelle. Ce clivage s'exprime notam-ment à propos de la question de l'élimination .desnoms propres, de la quantification dans les contextesmodaux, de l'essentialisme. Il peut renvoyer plusfondamentalement à une différence de conceptionentre ceux qui s'affirment toujours les tenants d'unprogramme d'économie ontologique et ceux quen'effraie pas un retour à l'exubérance ontologique.Il est celui-là même qui sépare par exemple la posi-tion de Quine de celle de Kripke.

98

Page 100: La philosophie analytique - Jean-Gérard Rossi

CHAPITRE II

QUINE : QUANTIFICATIONET ONTOLOGIE

C'est sans doute Quine qui a le plus contribué audéveloppement de la philosophie de la logique.

Pour Quine, le recours à la notation canoniqueuniverselle constitue le meilleur moyen d'éviter lespièges, les confusions et les ambiguïtés du langageordinaire. De ce point de vue, Quine peut apparaîtrecomme un simple continuateur des philosophes ana-lystes de la « première génération ». TIs'en distinguenéanmoins nettement dans la mesure où il se pose laquestion des implications ontologiques du symbo-lisme logique. Pour lui, en effet, il ne saurait êtrequestion de voir dans un système logique privilégiéle reflet du réel et d'ériger donc ce système en critèrede validation universelle. Quine est contemporain del'éclosion et du développement de systèmes logiquesdifférents lesuns des autres, et à caractère plus «régio-nal », l'idée d'une logique conçue comme médiumuniversel ayant été fortement ébranlée. Ce pluralismelogique l'incite, même si son point de vue est rien moinsque libéral, à juger et à jauger les différents systèmeslogiques du point de vue de la question philoso-phique de l'existence des entités postulées.

C'est à partir de là que se constituera une philo-sophie de la logique soucieuse tout à la fois de

99

Page 101: La philosophie analytique - Jean-Gérard Rossi

mettre en lumière les implications ontologiques detel ou tel système logique et d'utiliser l'appareil tech-nique de la logique pour détecter les contradictionsinternes ou révéler les tenants et aboutissants de telleou telle conception philosophique. Ainsi va s'instaurerun dialogue permanent et fécond entre une philosophieacceptant de mettre à l'épreuve de la logique l'effectua-bilité et la cohérence interne de ses conceptions et unelogique acceptant de voir dans ses problèmes tech-niques 'des enjeux d'ordre philosophique.

Bien qu'il ne constitue pas, tant s'en faut, le seulproblème de la philosophie de la logique, le problèmede la détermination du critère d'engagement onto-logique reste le plus important.

Le critère d'engagement ontologique. - La théorierussellienne des descriptions visait entre autres àapporter une solution à un problème ontologique,celui de savoir s'il existe des entités correspondantaux descriptions définies. La solution consistait àmontrer que celles-ci ne sont pas d'authentiquestermes singuliers susceptibles de figurer comme va-leurs de variables d'individus d'une proposition ato-mique, et à en déduire qu'elles ne dénotent rien -.cequi sous-entend que seuls les termes singuliers authen-tiques, en l'occurrence les noms propres, dénotentquelque chose.

Le problème se déplace alors. du côté des nomspropres. Sont-ils bien tous des termes dénotants?Prenons par exemple le terme « Pégase»; dupoint de vue grammatical, c'est un nom propre- néanmoins il ne dénote rien. La solution auproblème consiste à dire que, s'il ne dénote rien,c'est qu'il n'est pas un nom propre authentique,que c'est dans la terminologie russellienne une descrip-tion déguisée, ou encore un terme ine.omplet. Mais

100

Page 102: La philosophie analytique - Jean-Gérard Rossi

quel critère nous permet de déterminer si noussommes en présence d'un nom propre authentiqueou d'une description définie?, ce critère n'est ni gram-matical, ni logique, il est « épistémique ». PourRussell, c'est le fait que nous sommes en acquaintanceavec l'entité désignée par le terme singulier (c'est-à-dire le fait que nous en avons une connaissancedirecte) qui confère au terme singulier le caractère denom propre. Si nous n'avons pas une connaissancedirecte de l'entité désignée par le terme singulier,celui-ci ne peut être appelé nom propre (<<au senslogique du terme» précise Russell). C'est une des-cription déguisée. En fait, il en est ainsi de la plupartdes termes singuliers que nous employons. Si « So-crate » prononcé à l'apparition du mari de Xantippepar Alcibiade un matin de l'an 425 avant Jésus-Christ est un authentique nom propre, « Socrate »prononcé aujourd'hui ne mérite pas cette épithète.C'est une abréviation pour « l'individu appelé So-crate ». Mais s'il en est ainsi, « Socrate » employéde la sorte n'a pas de portée existentielle - il aexactement le même statut que « l'actuel roi deFrance» - il peut entrer dans des énoncés dotés desens sans renvoyer nécessairement à une entité exis-tante. C'est un symbole incomplet. Russell n'a cesséen fait d'étendre le domaine des symboles incomplets,ne réservant la qualité de nom propre au senslogique du terme qu'aux « circonstanciels égocen-triques » tels que « ici », « maintenant », « je ». Lefait qu'il n'ait pas complètement 'éliminé les nomspropres traduit son souci d' « ancrer » le langagedans la réalité - et témoigne aussi du fait qu'ilpense que la référence se fait par le canal des nomspropres.

C'est précisément cette thèse que Quine met encause. Dans une large mesure, on peut dire que

101

Page 103: La philosophie analytique - Jean-Gérard Rossi

Quine a généralisé la théorie des descriptions définiesà l'ensemble des termes singuliers et qu'il a réussi àréaliser l'élimination - au moins théorique - detous les termes singuliers. Pour lui, « Socrate existe»doit être paraphrasé en (3 x) (x est Socrate) ou( 3 x) (x Socratise), formules dans lesquelles « So-crate» a été remplacé par un terme général tel que« être Socrate» ou « Socratise » - cette procédure estparticulièrement intéressante dans la mesure où ellepermet d'éviter les difficultés relatives aux lacunesdans les valeurs de vérité. Tant qUè l'on consi-dère en effet « Pégase» comme ùn terme singulierdevant dénoter quelque entité, on demeure dansl'incapacité d'assigner à la proposition « Pégaseexiste» une valeur de vérité - sauf à introduire desdistinctions catégorielles entre par exemple entitésfictives, entités mathématiques et entités spatio-tem-porelles ou encore entre entités abstraites et entitésconcrètes. Or, Quine refuse catégoriquement d'ad-mettre plusieurs sens à l'expression « il existe ».Il affirme à plusieurs reprises et notamment dansLe mot et la chose: « Cette distinction entre l'exis-tence d'un sens de "il existe" pour les objets concretset d'un autre sens pour les abstraits, et l'existenceau contraire d'un seul et même sens dans les deuxcas est une distinction qui est elle-même dépourvuede sens. »

Selon Quine, « être, c'est être la valeur d'unevariable» - il faudrait préciser sa formule célèbreen précisant qu'il s'agit d'une variable d'individ~sliée par un quantificateur existentiel.

Quine, en effet, permet à partir de F(a) d'infé-rer (3 x) Fx, mais refuse de construire (3 F) Fx. Enbref, il admet les assomptions d'existence concernantles individus, mais il refuse les assomptions d'exis-tence concernant les propriétés et les relations - ce

102

Page 104: La philosophie analytique - Jean-Gérard Rossi

qui se traduit sur le plan logique par une méfiance(pour ne pas dire davantage) à l'égard du « calcul desprédicats» de second ordre, et a fortiori des « calculsde prédicats» d'ordre, supérieur.

Il apparaît clairement que le critère d'engagementontologique proposé par Quine n'est pas exempt deprésupposés ontologiques. Le fait de restreindreaux seules variables d'individus liées par un quantifi-cateur existentiel l' « import» existentiel est signi-ficatif. Pour certains comment.ateurs, le critère deQuine n'est qu'un pseudo-critère. C'est un truisme. Apartir du moment où Quine choisit de privilégier le« calcul des prédicats» de premier ordre, il exclutipso facto toute possibilité de quantifier sur les pro-priétés et les relations. Le test de la quantification n'enest pas un -les candidats à l'existence qui sont retenussont ceux-là seuls que les conditions d'effectuationdu test présupposent.

Ceci dit, la procédure de paraphrase des énoncésde la langue courante dans le langage canoniqueuniversel, en l'occurrence celui du « calcul des pré-dicats » de premier ordre, n'en est pas moins trèsutile. Elle permet en effet de préciser les présupposésontologiques du discours et de les mettre en lumière.Elle joue donc incontestablement un rôle de clari-fication, et pourrait-on dire de révélateur. Mais iln'en faut certainement pas attendre davantage, etsurtout pas qu'elle nous permette de répondre àla question de la population ontologique de l'univers.Ici encore, faut-il le préciser, nous sommes dans lecadre d'une philosophie analytique, c'est-à-dire d'unephilosophie qui aborde les problèmes par le biaisdu langage. Aussi bien la question se pose-t-elle. desavoir si le critère ontologique n'a pas pour seulobjet de nous dire, non pas ce qui existe, mais cequ'une théorie, ou', un discou'rs, dit qu'il existe.

103

Page 105: La philosophie analytique - Jean-Gérard Rossi

Quine lui-même, s~mble parfois aller dans ce sens,comme lor~qu'il écrit' par exemple: « Nous portonsnotre att~ntion sur les variables liées quand nousfaisons de 1"ontologie, non pour savoir ce qui est,mais pour savoir ce qu'une remarque ou une doctrinedonnée, la nôtre ou celle de quelqu'un d'autre, ditqu'il y a. » On pourrait être tenté de penser que lecritère d'engagement' ontologique doit nous per-mettre de déterminer quels sont les objets qu'unethéorie ou un langage donné dit exister. Mais ceserait là commettre un contresens sur la philosophiede Quine. Pour celui-ci, en effet, il n'y a pas desens à dire ce que sont les objets d'une théorie, onpeut tout simplement interpréter ou réinterpréterune théorie dans une autre, dite théorie d'arrière-plan. C'est là une des thèses essentielles de la philo-sophie de Quine: la thèse de la relativité de l'ontologie.Il n'y a donc aucun sens absolu à dire sur quels objetsporte une théorie et il n'y a pas d'ontologie au sensabsolu. L'ontologie est relative, et cela seul suffità montrer qu'elle ne peut pas se constituer en des-cription des grandes catégories d'objets de l'univers.

Cette relativité de l'ontologie ne se traduit cepen-dant pas par un relativisme, voire même par unconceptualisme radical. Car s'il est vrai que chaquethéorie ou chaque catégorie de discours peut êtrecaractérisée par l'ontologie qu'elle adopte consciem-ment ou qu'elle véhicule implicitement, il s'en fautde beaucoup que toutes les théories et tous lesdiscours se valent. En fait, Quine est loin d'adopterune attitude axiologiquement neutre à l~égard desdiverses théories et des divers types de discours, par-tant à l'égard des diverses ontologies.

Ainsi, il ne fait aucun doute pour lui que le discoursde la science est investi d'une plus grande aptitude àrendre compte des grandes catégories du réel que le

104

Page 106: La philosophie analytique - Jean-Gérard Rossi

discours ordinaire. De manière plus précise, Quinepense que le discours de la science contemporaine,marqué par la théorie de la Relativité généralisée etpar la théorie des quanta, représente une formed'appréhension et d'analyse du réel plus fine et plusefficace que les discours scientifiques antérieurs.Dans ces conditions, l'ontologie sous-jacente audiscours de la science contemporaine se voit investied'une sorte de supériorité par rapport aux autresontologies, parmi lesquelles, par exemple, celle del'appréhension courante du monde fondée sur laperception sensible. Elle n'en possède pas pour autantun caractère absolu - et comme toute autre ontologieelle est révisable. En fait, Quine sait que l'ontologie,entendue stricto sensu, est impossible. A la limite,elle ne peut être en effet que le discours que Dieu tientsur lui-même et sur la créatio"n, que le discours del'Absolu se réfléchissant soi-même. Des philosophesont pu se laisser abuser qui étaient théologiens sansle savoir. Hegel, quant à lui, a voulu relever ledéfi - mais son ontologie reste une logique quebien peu de logiciens reconnaissent pour telle. Laphilosophie analytique aborde les problèmes dupoint de vue du langage, ce faisant elle reste unephilosophie du connaître (conçue comme distincted'une philosophie de l'Etre). Elle représente, aprèsle rationalisme cartésien, l'empirisme de Locke et deHume, le criticisme de Kant, les scientismes posi-tiviste ou néo-kantien du XIXesiècle, le dernier avatard'une philosophie née après le grand ébranlement del'édifice aristotélo-thomiste. C'est la raison pourlaquelle nous voyons ceux qui la pratiquent tantôtrefuser d'admettre l'ontologie et s'efforcer de laréduire à un mode d'expression (c'est le cas duCarnap de la Logische Syntax der Sprache en 1934),tantôt la reconnaître, mais en la dotant d'un statut

105

Page 107: La philosophie analytique - Jean-Gérard Rossi

qui la rend radicalement différente de l'ontologieclassique (c'est le cas de Quine la décrivant commerelàtive, révisable, approchée).

La position de Quine a eu un impact considérablesur les discussions entre philosophes logiciens et ajoué un grand rôle dans le développement de laphilosophie analytique « troisième manière ».

Les aspects philosophiques de la qœntification. -L'ontologie d'une théorie peut être révélée à partirdu moment où on soumet le langage-de cette théorieau test de la paraphrase dans la langue canoniqueuniverselle. Seules les variables quantifiées ont valeurréférentielle. C'est par leur canal, et non plus parcelui des termes singuliers (lesquels sont éliminables),que se fait la référence. Cette conception de Quineest fondée sur une conception référentielle de laquantification. Mais une autre conception de laquantification a été proposée par Ruth Barcan Mar-cus, la conception substitutionnelle de la quan-tification.

Dans la conception référentielle de la quantifica-tion « 3 xFx » se lit « il y a au moins un x qui estun F ». Dans la conceptionsubstitutionnelle« 3xFx »se lit « il y a au moins une instance substitutionnellede Fx » qui est vraie. De même, alors que « VxFx » selit« pour tout x, x est un F» ou« tous lesx sont des F»,dans la conception référentielle, « y xFx » se lit dans laconception substitutionnelle, « chaque instance substi-tutionnelle de Fx » est vraie, ou « toutes les instancessubstitutionnelles de x » sont vraies.

La conception référentielle fait appel à un universd'objets auxquels les valeurs des variables se réfèrent.La conception substitutionnelle a pour propos prin-cipal d'éliminer tout « import » ontologique de lathéorie de la quantification. Elle propose une interpré-

106

Page 108: La philosophie analytique - Jean-Gérard Rossi

tation radicalement différente de celle de Quine,puisqu'elle refuse de considérer les variables liéesde la quantification comme parcourant des domainesd'objets et prenant les individus de ces domainescomme valeurs - ce qu'elle met au premier planc'est la vérité et non pas la référence. Ce faisant, ellepermet d'affirmer la continuité entre la théorie desfonctions de vérité (et le calcul des propositions) et lathéorie de la quantification (et le « calcul des pré-dicats ») - alors que la conception référentielle dela quantification implique une séparation entre lesdeux. TI n'est d'ailleurs pas étonnant que l'on aitpu voir dans certaines propositions du Tractatus- lequel joue comme on le sait sur le registre ducalcul des propositions et non sur celui du « calculdes prédicats» - les premières ébauches de laconception substitutionnelle de la quantification.' Orle Tractatus est marqué aussi par le refus de constituerune authentique ontologie - et ceci vient renforcerla thèse en vertu de laquelle il existe un lien étroitentre une conception substitutionnelle de la quanti-fication et l'absence, voire le refus - de touteontologie.

En fait, peut-être la théorie de la quantificationn' a-t-elle d'impact ontologique que dans sa versionréférentielle, et une version substitutionnelle est-elled'inspiration fondamentalement nominaliste.

Les débats sur le critère d'engagement ontolo-gique ont donné lieu à un renouveau de la polé-mique entre les nominalistes et les platonistes, etce, princip~lement dans le champ de la philosophiedes mathématiques.

Le souci de s'en tenir au seul « calcul des pré-dicats » de premier ordre avec identité va de pair,nous l'avons vu, avec le refus de quantifier sur lesvariables de fonction. La question se pose donc de

107

Page 109: La philosophie analytique - Jean-Gérard Rossi

savoir si, à s'en tenir à la quantification sur lesvariables d'individu, on n'opte pas pour un nomi-nalisme radical auquel la plupart des mathématiciensreprochent de ne pas rendre justice aux mathéma-tiques. Le développement de celles-ci semble en effetexiger le recours à des entités abstraites et surtoutà la théorie des ensembles. Pour les nominalistes,les ensembles n'ont pas de. réalité, ce ne sont quedes symboles, il n'y a que des individus.

La position de Quine est particulièrement inté-ressante car elle est celle d'un auteur, tenté par lenominalisme et habité du souci d'économie onto-logique, mais fondamentalement désireux, nousl'avons souligné, de rendre compte du langage dela science contemporaine, lequel exige le recours auxmathématiques. Or, les mathématiques, mis à partcertaines parties des mathématiques élémentaires,se trouvent engagées à quantifier sur des objetsabstraits, aux yeux de Quine tout au moins. Aussi-celui-cisemontre-t-il partisan d'un platonisme nuancé.

L'ontologie de la science contemporaine, affirmeQuine, comprend des objets matériels, mais aussides ensembles d'objets matériels et des ensemblesd'ensembles d'objets matériels, mais elle ne com-porte ni propriété, ni concept, ni forme. En bref,Quine est partisan d'une ontologie comportant desobjets physiques et des classes, et il admet cesdernières pour des considérations d'utilité, d'efficacitéde l'appareil conceptuel de la science envisagée entant que science mathématisée.

Mais c'est surtout à propos de la quantificationdans des contextes modaux que les controversessont les plus vives. Les contextes modaux sont eneffet, pour reprendre la terminologie de Quine, descontextes référentiellement opaques. La substitutivitédes identiques n'y est pas possible sa/va veritate,

108

Page 110: La philosophie analytique - Jean-Gérard Rossi

l'introduction de la modalité introduit une ambi-guïté de dictoIde re.

Pour reprendre un exemple célèbre, si nous avons:« 9 est plus grand que 7 » (1)« 9 est le nombre des planètes » (2)

nous pouvons conclure:« Le nombre des planètes est plus graJ)dque 7 » (3)

sans aucun problème et sans changement de la valeurde vérité.

Si nous introduisons la modalité, la situation esttoute différente. Nous avons par exemple:

« Nécessairement 9 est plus grand que 7 » (4)« 9 est le nombre des planètes » (5)

mais si nous en concluons:« Nécessairement le nombre des planètes est plusgrand que 7 » (6)

ce sera un énoncé faux, car il est évident qu'un faitde cosmologie n'est pas une vérité nécessaire - lefait que la détermination du nombre des planètesait d'ailleurs une histoire suffirait à le prouver.

On peut évidemment introduire ici la distinctionentrç modalité de re et modalité de dicto. Interprétéde dicto, l'énoncé (6) est acceptable car le champ del'expression est restreint. La mise entre guillemetsdes expressions interprétées de dicto rend le fait évi-dent. On peut admettre que:

Nécessairement « le nombre des planètes » estsupérieur à 7

si le nombre des planètes est vidé de tout élémentréférentiel et a pour seule dénotation « le nombre 9 »,non pas un fait contingent.

109

Page 111: La philosophie analytique - Jean-Gérard Rossi

Quine s'est livré à une vigoureuse attaque contretoute procédure de quantification à l'intérieur descontextes modaux. Selon lui, une formule faisant inter-venir des variables liées à l'intérieur du champ d'unopérateur modal n'a pas de sens défini et peut conduireà un essentialisme de type aristotélicien, positionqu'il 'juge intenable - l'essentialisme aristotélicienprésuppose en effet que les propriétés - néces-saires ou contingentes - appartiennent aux objetsen dehors de leur mode de spécification (si tant estd'ailleurs qu'une teile position admette la notion demode de spécification). Or, on sait que pour Quineles objets ne peuvent être décrits que par le moyendes propriétés qui leur sont assignables, les nomspropres ayant été éliminés. De ce point de vue, ilexiste un lien certain entre la. problématique desnoms propres, celle de la référence, celle de la quan-tification et celle de l'essentialisme. Et il n'est pasétonnant de voir un philosophe tel que KIipkeadmettre les noms propres comme moyen privilégiéde la référence, combattre les thèses descriptives(qui reviennent toutes à éliminer les noms propres auprofit d'un faisceau de descriptions d'un objet aumoyen de propriétés), construire une sémantiquepermettant de quantifier à l'intérieur des contextesmodaux et ne pas hésiter à admettre une certaineforme d'essentialisme.

110

Page 112: La philosophie analytique - Jean-Gérard Rossi

CHAPITRE III

KRIPKE : SÉMANTIQUE FORMELLEET ONTOLOGIE

Il existe un lien étroit entre des questions logiquesau premier abord de pure technique et des problèmesphilosophiques - ce qui caractérise avant tout lapratique analytique des philosophes analystes de la« troisième génération », c'est le soin apporté àmettre réciproquement à l'épreuve procédures tech-niques et conceptions philosophiques.

L'exemple de Kripke est particulièrement signifi-catif à cet égard. Célèbre très jeune en tant quelogicien pour avoir doté la logique modale quantifiéed'une sémantique, Kripke n'a pas hésité à sortirdu cadre de la logique et à intervenir dans le champphilosophique - on peut dire qu'il a tiré les consé-quences de sa logique, ou bien qu'il a révélé lesprésupposés ontologiques de sa logique. En tous lescas, son œuvre est une des meilleures illustrationsde ce qu'est la philosophie de la logique et del'entrelacement des problèmes logiques et des problè-mes philosophiques.

Dans son premier article paru en 1959 et intitulé« Semantical considerations on modallogic », Kripkeélabore l'appareil technique permettant de rendrecompte de la logique modale quantifiée - ce qui

111

Page 113: La philosophie analytique - Jean-Gérard Rossi

est remarquable c'est la référence à une notion philo-sophique, plus précisément métaphysique, celle dumonde possible.

Kripke commence par définir une structure demodèle, en l'occurrence un triplet ordonné < G, K, R > ,dans lequel K est un ensemble d'objets, G est unobjet appartenant à l'ensemble K (G E K) et Restune relation définie sur tous les membres de l'en-semble K. De manière intuitive, nous pouvons consi-dérer K comme l'ensemble des mondes possibles,G comme le monde réel, et R comme une relationque Kripke appelle relation de possibilité relative (etqui est aujourd'hui couramment appelée relationd'accessibilité). Cette relation est réflexive. Ainsichaque monde est possible relativement aux autreset relativement à lui-même dans la structure demodèle M construite de 'la sorte par Kripke (il cons-truira en effet d'autres structures de modèle danslesquelles la relation R a d'autres propriétés - parexemple la structure de modèle S4 dans laquelle larelation de possibilité relative est à la fois réflexiveet transitive, ou encore la structure de modèle 85dans laquelle la relation R est tout à la fois réflexive,symétrique et transitive, c'est-à-dire est une relationd' équivalence).

Pour rendre compte de la logique modale quan-tifiée, Kripke définit la notion de « structure demodèle quantificationnel ». Il fait appel pour cefaire à une fonction assignant à chaque monde unensemble d'objets.

Il peut alQrsconsidérer un modèle quantificationnelcomme ~ne fonction binaire associant les propositionsatomiques et les mondes possibles à des ensemblesde n types d'objets. De manière intuitive, si nous avonsune proposition prédicative P, un monde quelcon-que H (H E K), nous avons une fonction (P, H) qui

112

Page 114: La philosophie analytique - Jean-Gérard Rossi

assigne à chaque proposition et à chaque mondepossible un ensemble n types d'objets (c'est-à-direensemble d'objets simples, pour une fonction mona-dique, de paires ordonnées d'objets pour une fonctiondyadique, de triplets ordonnés d'objets pour unefonction triadique, etc.) et qui permet l'assignationde valeurs de vérité à chaque formule dans chaquemonde possible.

Il s'agit là, bien entendu, de modèles formels et lelogicien peut toujours se réfugier derrière le caractèretechnique de ses constructions. Mais l'utilisation decelles-ci, et leur application notamment aux languesnaturelles, n'est pas neutre et renvoie à un certainnombre de présupposés philosophiques.

Sans entrer dans les détails techniques, on peutimmédiatement s'apercevoir du fait que le dispositiflogique mis en place par Kripke présuppose l'utili-sation des termes singuliers - et ceci est d'ailleursvalable pour tous les dispositifs sémantiques. Oncomprend les réticences d'un auteur tel que Quine àl'égard de la sémantique. Pour qui plaide en effeten faveur de l'élimination (au moins théorique) destermes singuliers, les modèles de la sémantique for-melle peuvent apparaître comme une régression.

De plus, le dispositif de Kripke présuppose l'exis-tence de « mondes possibles ». Sans doute n'est-ilpas question - au moins pour lui - de donnerà ces mondes possibles le statut qu'ils avaient chezLeibniz, mais il n'empêche que leur postulation- même à titre d'objets conceptuels - soulève denombreuses difficultés et donne lieu à diverses élabo'-rations philosophiques.

A titre d'illustration des problèmes soulevés, nousretiendrons celui du nom propre et celui des mondespossibles.

113

Page 115: La philosophie analytique - Jean-Gérard Rossi

La théorie du nom propre. - La théorie des des-criptions de B. Russell avait introduit une procé-dure de paraphrase ayant pour objet d'éliminer destermes singuliers gênants. Dans une large mesure,Quine devait accomplir le programme russellien en legénéralisant à l'ensemble des termes singuliers et enréussissant à les évacuer d'une langue canonjque,celle de la « logique des prédicats» de premierordre avec identité. Désormais la référence se faitnécessairement par le canal des variables liées de laquantification - les formules de la logique sont desformules complètement généralisées dont les variablesparcourent l'univers sans restriction. C'est cette der-nière qui est en fait globalement contestée parl'approche de la sémantique formelle et en parti-culier par l'approche de Kripke.

Le dispositif de Kripke fonctionne avec les termessinguliers. La philosophie que Kripke défend dansLa logique du nom propre (Naming and Necessity) estparfaitement en accord avec s~ logique. Krip~e refusece qu'il appelle la thèse descriptive, thèse selonlaquelle on peut toujours substituer à un nom propreun faisceau de descriptions. Le refus de la thèsedescriptiviste correspond à une défense du nompropre. La conception "descriptiviste implique lapossibilité d'individuer un objet ou de manière géné-rale une entité quelconque par le moyen d'uneconjonction indéfinie de propriétés - elle soulèvedu même coup le redoutable problème de l'identitédes indiscernables, car le propre d'une propriété c'estd'être partagée par plusieurs individus. La questionse pose donc de savoir comment il est possible derejoindre l'individu par la seule mention de propriétésde caractère général. Et un auteur tel que Russellqui se fait le champion de la thèse descriptivistene manque pas de rencontrer le problème de l'identité

114

Page 116: La philosophie analytique - Jean-Gérard Rossi

des indiscernables. Si l'on imagine une tour Eiffelà New York, en tous points identiques à celle deParis, devrons-nous dire qu'il y a deux tours Eiffel,ou devrons-nous dire qu'il y a une tour Eiffel endeux endroits différents? C'est sous la forme de cettequestion que Russell pose le problème dans Signi-fication et vérité. Si par « tour Eiffel » nous enten-dons seulement une conjonction de propriétés tellesque par exemple la hauteur, le poids, la forme, lematériau, la couleur, etc., alors nous n'avons en faitqu'un objet conceptuel, de caractère universel, puisquetoutes ses qualités peuvent elles-mêmes être parta-gées, et nous devrons faire appel aux coordonnéesspatio-temporelles pour individualiser la tour Eiffelde Paris et celle de New York conçues chacunecomme instances individuelles du concept « tourEiffel ». Si par « tour Eiffel» nous entendons uneentité singulière et non répétable, alors il faut faireappel à quelque élément d'individualisation, peut-êtrede nature substantielle - ce que d'ailleurs Russellveut éviter. La théorie descriptiviste est toujours plusou moins liée à un refus de la. substance - et elle vade pair avec l'affirmation de la possibilité au moinsthéorique d'éliminer les noms propres.

Kripke s'oppose à la théorie descriptiviste qu'ilinterprète, à tort semble-t-i}, comme une théorie surla signification des noms, thèse en vertu de laquellela signification d'un nom serait donnée par les descrip-tions qui lui sont associées. Une telle interprétationde la position russellienne est très contestable.

Il affirme, quant à lui, que les noms n'ont pas deconnotation et qu'il ne peut donc pas être questionde leur substituer des descriptions, il justifie la distinc-tion entre noms propres et descriptions par la diffé-rence de comportement de ces deux sortes d'expres-sions dans de tels contextes. Les noms propres sont

115

Page 117: La philosophie analytique - Jean-Gérard Rossi

qualifiés par Kripke de « désignateurs rigides ». Ils seréfèrent toujours au même objet, à la même entitédans toutes les circonstances possibles, dans tousles mondes possibles - ce qui, sur ce plan du symbo-lisme logique des modèles kripkéens, se traduit parl'appel à des constantes assignant le même référentdans tous les mondes possibles.

Selon Kripke, la théorie des désignateurs rigideset la sémantique formelle des mondes possibles qu'ilpropose comme corrélat logique peuvent rendrecompte des intuitions du langage courant. Lorsquenous disons en effet que Socrate aurait pu ne pasêtre le maître de Platon, nous parlons bien du Socratequi a été le maître de Platon, et non de quelqu'und'autre - sans cela notre- discours n'aurait aucunsens. Nous envisageons donc « Socrate » commen'étant pas réductible à la description « le maître dePlaton» ou à une série indéfinie de descriptionscomprenant la description « le maître de Platon ».Aucune description ne saurait épuiser ce que noussavons au sujet du nom. Les descriptions quant àelles ne sont pas rigides, et ceci parce que « le maître dePlaton » désigne bien une certaine personne qui estSocrate, mais aurait pu très bien désigner quelqu'und'autre. De même, « l'actuel Président des Etats-Unis »désigne bien Ronald Reagan, mais aurait pu désignerquelqu'un d'autre par exemple si son adversaire lorsdes élections avait été élu.

Cette théorie rend compte du discours ordinaire,mais aussi dans une large mesure du discours scien-tifique - lequel emploie beaucoup de « condition-nelles contraires au fait » comme moyen de faireavancer la recherche et de provoquer, élaborer ouréaliser des expérimentations.

Ces analyses donnent l'occasion à Kripke de déve-lopper une « nouvelle théorie de l~ référence » dotit on

116

Page 118: La philosophie analytique - Jean-Gérard Rossi

peut trouver des échos chez Donnellan et chezPutnam. Kripke distingue entre « fixer la référence»et « donner la signification ». Donnellan introduitla distinction entre « usage référentiel» et « usageattributif » d'une expression. Dans un cas commedans l'autre, il s'agit de réfuter la thèse selon laquelleon pourrait arriver à se référer à une entité en secontentant de donner sa signification, ou de manièreplus technique, de réfuter la thèse selon laquellel'extension des noms pourrait être déterminée parleur compréhension.

Les noms propres (ou éventuellement les descrip-tions employées dans un usage référentiel) se réfèrentdonc à des entités indépendamment de tout mode despécification - et c'est ce qui d'ailleurs assure leur«rigidité». Ce faisant, il faut admettre que le lien entrele nom propre et l'entité à laquelle il se réfère a étéfixé à un moment donné et que la connaissance dece lien et des possibilités de se référer à une entitédonnée au moyen d'un nom déterminé a été trans-mise de « maillon en maillon». Cette théorie de laréférence est souvent appelée théorie causale de laréférence, ou plus précisément encore théorie de lachaîne causale de la référence.

Les mondes possibles. - Le dispositif techniquemis en place par Kripke utilise la notion de « mondepossible ». Cette notion est héritée de Leibniz. Il s'enfaut de beaucoup néanmoins que Kripke lui donnela signification que lui donnait Leibniz. Pour l'auteurdu Discours de Métaphysique, les mondes possiblesexistent dans l'entendement divin. Le monde réelapparaît tout à la fois comme le meilleur des mondespossibles (au sens moral du terme) et comme le plusconsistant (au sens logique du terme). TI réalise lemaximum de richesse compatible avec le maximum

117

Page 119: La philosophie analytique - Jean-Gérard Rossi

de cohérence - et à ce titre sa détermination pour-rait relever d'un calcul. Le passage d'un des mondespossibles à l'existence concrète - en quo.i consistela Création - relève d'un Etre tout à la fois bien-veillant et rationnel. Les mondes possibles apparais-sent donc comme des sortes de contreparties du monderéel, en défaut par rapport à lui, comme des sortesde malfaçons du monde dans lequel nous vivons...Les individus qui composent les mondes possiblessont liés au monde auquel ils appartiennent. Le Césarqui a franchi le Rubicon n'a rien à voir avec leCésar qui ne l'aurait pas franchi, et le Judas qui atrahi le Christ n'a rien à voir avec celui qui aurait pu lesuivre jusqu'au Calvaire par fidélité.

Toute autre est la conception de Kripke. Lesmondespossibles n'existent pas en tant que tels. Ils ne consti-tuent pas d'autres mondes, des planètes éloignées oudes mondes existant dans d'autres dimensions. Etpour éviter tous les contresens, Kripke va mêmedans des textes récents jusqu'à recommander d'em-ployer à la place de l'expression « monde possible»les expressions d' « état possible du monde (ou del'histoire) » et de « situation contrefactuelle ». Ilentend montrer par là que les mondes possiblesdoivent être envisagés à partir du monde réel - etnon l'inverse. Il souligne qu'il ne faut pas les réduireà de simples dispositifs formels, il faut les considérercomme des objets abstraits construits par l'esprithumain. Les mondes possibles de Kripke ne sontdonc ni des possibilia existant dans l'entendementdivin, ni de simples expédients techniques aux mainsdu logicien, ils sont des objets construits - et de cepoint de vue leur statut n'est pas éloigné de celui qu'onreconnaît généralement aux objets mathématiques.

Dans cette perspective, les individus sont les mêmesdans tous les mondes possibles. La rigidité du nom

118

Page 120: La philosophie analytique - Jean-Gérard Rossi

propre qui se réfère à un individu est si l'on peutdire transmondaine. Le César qu'on imagine n'ayantpas franchi le Rubicon est bien le même que celuiqui l'a effectivement franchi. En fait, cette posi-tion n'est pas exempte de difficultés. Si l'on faitvarier les propriétés attribuées au César réel, quereste-t-il de celui-ci? A quoi se réduirait un Césarqui n'aurait pas franchi le Rubicon, qui n'auraitpas conquis la Gaule et qui aurait perdu ses deuxjambes dans un combat? Un Nixon qui aurait étéempereur de Chine à la place de Kao-tsen aurait-ilvraiment quelque chose à voir avec le Président desEtats-Unis obligé de quitter le pouvoir à la suitedu scandale de Watergate? Doit-on introduire unedistinction entre propriétés essentielles et propriétéscontingentes? entre qualités premières et qualitéssecondes? Ce que Quine appelle l'essentialisme aris-totélicien n'est pas loin. Qu'est-ce qui est essentielà un objet? Son origine, la substance dont il est fait?Qu'est-ce que l'eau? Si on découvrait sur une pla-nète jumelle de la Terre un liquide ayant toutes lesapparences extérieures de l'eau, mais dont la compo-sition chimique ne serait pas H20, devrait-on direque c'est de l'eau? Ces questions fournissent àKripke l'occasion de se livrer à de brillantes ana-lyses dont certaines sont déjà devenues célèbres. Ellestouchent à des problèmes de la philosophie tradi-tionnelle, et mettent en jeu les notions de substance,d'accident, d'espèce naturelle, d'a priori, etc.

L'utilisation de la théorie des modèles dans lecadre d'une sémantique formelle pour les languesnaturelles a donc contribué,. de manière incontes-table, à réactualiser un certain nombre de pro-blèmes philosophiques laissés à l'écart par l'empi-risme et surtout par le positivisme. La question dustatut des mondes possibles et des individus appar-

119

Page 121: La philosophie analytique - Jean-Gérard Rossi

tenant à ces mondes a notamment donné lieu àun grand nombre de théories philosophiques, tou-jours assorties de formalisations logiques. Ainsi peut-.on citer la théorie des « contreparties » élaborées parD. Lewis. Selon cet auteur, chaque individu appar-tient à un m"onde et un seulement, mais il est pos-sible qu'il ait des « contreparties» dans d'autresmondes possibles. Le Socrate qui aurait pu êtrecélibataire, le César qui aurait pu boire la ciguësont des « contreparties» du Socrate et du Césarréel. Du point de vue logique, la théorie des contre-parties se présente comme une théorie qui s'entient à la logique standard (théorie de la quanti-fication, au niveau du « calcul des prédicats» depremier ordre avec identité) et qui se contente defaire intervenir des prédicats primitifs tels que « êtreune contrepartie de », « être un monde possible »,« être dans un monde possible », « être réel ». Lalogique de la théorie des contreparties n'introduitpas d'opérateurs modaux et elle ne connaît pas ducoup les problèmes de la logique modale quantifiée.Elle peut de plus se passer des termes singulierspuisqu'elle n'a pas à rendre compte d'individus trans-mondains conservant une relative identité lors mêmeque leurs propriétés diffèrent de monde à monde.Ainsi sont évités tous les pièges de l'essentialisme.

Il est intéressant de constater que le débat quis'instaure autour de ce type de questions, d'ailleursmétaphysiques, chez les philosophes analystes dela « troisième génération» se nourrit d'argumentslogiques et reste fondamentalement un débat tech-nique. C'est la production de contre-exemples quirelance toujours le débat (comme c'était d'ailleursle cas chez les philosophes analystes de la « secondegénération » et dans un style bien sûr différent).Lorsque par exemple un auteur tel que A. Plantinga

120

Page 122: La philosophie analytique - Jean-Gérard Rossi

critique la position de Lewis, il le fait en produisantdes exemples qui, d'après lui, résistent au traitementlogique de la théorie des contreparties et consti-tuent des cas de modalité de re. Ceci nous rappelleque, même lorsqu'elle rencontre des problèmes d'ap-parence métaphysique, la philosophie analytique resteune philosophie opérant au niveau du langage ets'efforçant d'apporter aux problèmes posés des solu-tions techniques d'ordre logique.

121

Page 123: La philosophie analytique - Jean-Gérard Rossi
Page 124: La philosophie analytique - Jean-Gérard Rossi

CONCLUSION

Dans un texte de 1957 intitulé « The theory ofmeaning », Ryle met en parallèle l'activité du philo-sophe avec celle du chimiste, celle du détective etcelle du cartographe. L'activité philosophique, dit-il,n'est analogue ni à celle du chimiste mettant à jourles constituants ultimes ni à celle du détective à larecherche du fin mot de l'énigme. En cela, Ryle sedistingue des philosophes analystes de la « pre-mière génération» qui ont précisément une pratiquede l'analyse les rapprochant des chimistes et ilmarque son originalité par rapport aux philosophesanalystes de la « seconde génération » (dont il faitpartie) et qui ont précisément une pratique de l'ana-lyse les rapprochant des enquêteurs de ScotlandYard. En proposant une pratique de l'analyse qu'ildécrit par analogie avec l'activité du cartographe,il entend souligner la nécessité de délimiter avec lemaximum de précision le contour du tracé desconcepts et de définir avec non moins de précisionles domaines et les territoires qui leur sont ouvertset qui leur sont interdits. A la différence des pro-blèmes posés aux chimistes et de ceux posés auxdétectives, les problèmes philosophiques ne peuventêtre résolus, ajoute Ryle, de manière définitive. Iln'est pas question pour le philosophe de résoudrele problème A dans la matinée, de rendre publiquela solution à midi et de s'attaquer l'après-midi auproblème B. Ceci parce que les problèmes philoso-

123

Page 125: La philosophie analytique - Jean-Gérard Rossi

phiques sont reliés les uns aux autres de toute sortede façons et parce que les relations qu'ils entre-tiennent entre eux engendrent des troubles logiqueset requièrent un arbitrage logique.

C'est l'appel à cet arbitrage logique qui constituesans doute l'acquis fondamental de la philosophieanalytique. La méthode la plus efficace, à nos yeux,reste celle qui consiste à soumettre au test de laparaphrase en notation canonique universelle lesénoncés de tout langage. Sans doute ne peut-on plusconsidérer aujourd'hui que cette procédure de para-phrase' constitue une fin en soi, qu'elle apporte entant que telle une solution aux problèmes philo-sophiques, a fortiori qu'elle puisse les dissoudre. Iln'est pas question non plus de la considérer commela seule méthode philosophique d'analyse du langagecar les développements de la logique, une connais-sance plus approfondie du fonctionnement du lan-gage, nous ont doté d'autres méthodes d'analyse,notamment d'ordre pragmatique et sémantique. Maisces dernières, si elles constituent des auxiliairesindispensables à la méthode de paraphrase, ne sau-raient lui être substituées.

La méthode de paraphrase peut agir comme révé-lateur au sens où on entend ce terme en photo-graphie, ou mieux encore à titre de réactif au sensoù on entend ce terme en chimie. Elle permet derendre visible ce qui est latent de déceler des élé-ments passant ordinairement inaperçus. Elle restel'outille plus puissant dont nous disposions dans lamise à l'épreuve de nos intuitions et de nos construc-tions intellectuelles.

124

Page 126: La philosophie analytique - Jean-Gérard Rossi

BIBLIOG RA PH lE

Austin J. L., Quand dire, c'est faire (How to do things with words), trad.franç., Paris, Le Seuil, 1970.

Carnap R., Meaning and Necessity, Chicago, University of Chicago Press,1947.

Frege G., Ecrits logiques et philosophiques, Paris, Le Seuil, 1971.Granger G. G., Wittgenstein, Paris, Seghers, 1969.Haack S., Philosophy of logics, Cambridge, Cambridge University Press,

1978.Hintikka. J., Models for modalities, Dordrecht, Reidel, 1969.Kripke S., La logique du nom propre (Naming and Necessity), Paris, Ed. de

Minuit, 1982.Moore G. E., G. E. Moore et la genèse de la philosophie analytique (présen-

tation de F. Armengaud), Paris, Klincksieck, 1985.Prior A., Past, Present and Future, Oxford, Oxford University Press, 1967.Quine W. V. O., Méthodes de logique, trad. franç., Paris, Armand Colin,

1972. .

Quine W. V. O., Le mot et la chose (Word and Object), trad. franç., Paris,Flammarion, 1977.

Quine W. V. O., Relativité de l'ontologie et autres essais, trad. franç.,Paris, Aubier-Montaigne, 1977.

Quine W. V. O., Philosophie de la logique, trad. franç., Paris, Aubier-Montaigne, 1975.

Russell B., Logic and Knowledge, London, G. Allen & Unwin, 1956.Russell B., Essays in analysis, London, G. Allen & Unwin, 1973.Russell B., Signification et vérité (An Inquiry into Meaning and Truth),

trad. franç., Paris, Flammarion.Russell B., Histoire de mes idées philosophiques, trad. franç., Paris, Galli-

mard, 1961.Russell B., Problèmes de philosophie, trad. franç., Paris, Payot, 1980.Ryle G., La notion d'esprit (The Concept of Mind), trad. franç., Paris,

Payot, 1978.Searle J., Les actes de langage (Speech Acts), trad. franç., Paris, Hermann,

1977.Strawson P. F., Etudes de logique et de linguistique, trad. franç., Paris,

Le Seuil, 1977. .

Tarski A., Logique, sémantique, méta-mathématique (présentation deG.-G. Granger), Paris, Armand Colin, 1972.

Vuillemin J., Leçons sur la première philosophie de Russell, Paris, ArmandColin, 1968.

Vuillemin J., La logique et le monde sensible, Paris, Flammarion, 1971.Wittgenstein L., Tractatus logico-philosophicus, trad. franç., Paris, Galli-

mard, 1961.Wittgenstein L., Remarques philosophiques, trad. franç., Paris, Gallimard,

1975.

125

Page 127: La philosophie analytique - Jean-Gérard Rossi
Page 128: La philosophie analytique - Jean-Gérard Rossi

TABLE DES MATIÈRES

INTRODUC'I'ION 3

PREMIÈRE PARTffi

CHAPITRE PREMIER. - La nouvelle « logique» 9

CHAPITRETI. - La théorie russellienne des descriptionsdéfinies. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 19

Le problème, 19. - La solution, 21.

CHAPITRE ID. - L'analyse et l'atomismelogique.. . . . . 27

CHAPITREIV. - Le « Tractatus logico-philosophicus» deL. Wittgenstein 37

CHAPITREV. - Le positivisme logique et la critique dela métaphysique. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 44

DEUXIÈME PARTIE

CHAPITREPREMIER.- Wittgenstein: jeux de langage etformes de vie. . . . ~. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . SS

Appendice: La philosophie du langage ordinaire, 63.

CHAPITREII. - Ryle: l'analyseconceptuelle.. . . . . . . . 66

CHAPITREm. - Strawson : de la logique des énoncés àla métaphysique descriptive 72La critique de l'analyse logique du langage, 72. - La méta-

physique descriptive, 76.

CHAPITRE IV. - Austin: vers une théorie des actes dediscours. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 80

La distinction entre constatif et performatif, 81. - Les actesde discours, 83.

127

Page 129: La philosophie analytique - Jean-Gérard Rossi

TROISIÈME PARTIE

CHAPITRE PREMIER. - Vers la philosophie de la logique. 89

CHAPITRE II. - Quine : quantification et ontologie. . . . 99Le critère d'engagement ontologique, 100. - Les aspects phi-

losophiques de la quantification, 106.

CHAPITREm. - Kripke : sémantique formelle et ontologie. 111La théorie du nom propre, 114. - Les mondes possibles, 117.

CoNCLUSION. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 123

BmLIOORAPHIE. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 12S

Page 130: La philosophie analytique - Jean-Gérard Rossi

Collection Épistémologie et Philosophie des Sciencesdirigée par Angèle Kremer-Marietti

La collection Épistémologie et Philosophie des Sciences réunit lesouvrages se donnant pour tâche de clarifier les concepts et les théoriesscientifiques, et offrant le travail de préciser la signification des termesscientifiques utilisés par les chercheurs dans le cadre des connaissancesqui sont les leurs, et tels que "force", "vitesse", "accélération", "particule",

"onde", etc.Elle incorpore alors certains énoncés au bénéfice d'une réflexion

capable de répondre, pour tout système scientifique, aux questions qui seposent dans leur contexte conceptuel-historique, de façon à déterminer cequ'est théoriquement et pratiquement la recherche scientifique considérée.

1) Quelles sont les procédures, les conditions théoriques et pratiquesdes théories invoquées, débouchant sur des résultats?

2) Quel est, pour le système considéré, le statut cognitif des principes,lois et théories, assurant la validité des concepts?

Déjà parus

Angèle KREMER-MARIETTI,Nietzsche: L'homme et ses labyrinthes, 1999.Angèle KREMER-MARIETTI, L'anthropologie positiviste d'Auguste Comte,1999.Angèle KREMER-MARIETTI, Le projet anthropologique d'Auguste Comte,1999.Serge LATOUCHE, Fouad NOHRA, Hassan ZAOUAL, Critique de la raisonéconomique, 1999.Jean-Charles SACCHI, Sur le développement des théories scientifiques,1999.Yvette CONRY, L'Evolution créatrice d'Henri Bergson. Investigationscritiques, 2000.Angèle KREMER-MARIETTI (dir.), Éthique et épistémologie autour desImpostures intellectuelles de Sokal et Bricmont, 2000.Angèle KREMER-MARIETTI,La symbolicité, 2001.Jean CAZENOBE,Technogenèse de la télévision, 2001.Abdelkader BACHTA, L'épistémologie scientifique des Lumières, 2001.Michel Bourdeau et François Chazel, Auguste Comte et l'idée de sciencede I 'Homme, 2001.Jacques MICHEL, La nécessité de Claude Bernard, 2001.Angèle KREMER MARIETTI,L'éthique en tant que Méta-Ethique, 2001.Angèle KREMER MARIETTI,La philosophie cognitive, 2001.Ignace HAAZ, les Conceptions du corps chez Ribot et Nietzsche, 2002.

Page 131: La philosophie analytique - Jean-Gérard Rossi

Achevé d'imprimer par Corlet Numérique - 14110 Condé-sur-Noireau

N° d'Imprimeur: 8619 - Dépôt légal: juin 2002 - Imprimé sur DemandStream

Imprimé en UE

Page 132: La philosophie analytique - Jean-Gérard Rossi