La négociation de l'identité raciale dans de l'Europe de l'Est d'Hier et d'Aujourd'hui

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Sous la direction de

MoHAMED Mesr1R1 RAMON GROSFOGUEL EL y AMINE SouM

ISLAMOPHOBIE dans le monde moderne

PARTICIPANTS

Gema Martin-Muf\oz Eric Mielants Madina Tlostanova Manuela Boatca Walter Mignolo Ramon Grosfoguel Hatem Ahmad Bazian Nelson Maldonado-Torres

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II 1 T FRANCE

Thomas Ehrlich Reifer Farish A. Noor Ouria Sheherazade Kahil Mohamed Mestiri EI Yamine Soum Salman Sayyid Abdulkader Tayob Nawel Gafsia

B~rk~l~y DEPARTEMENT O'ETUDES ETHNIQUES

86 Madina TLOSTANOVA

pour installer des universites anglophones dans les vastes espaces de la steppe eurasienne, allant meme jusqu'a punir ces pays s'ils refusent la domination occidentale. Pourtant, esperons qu'a l' avenir il y aura da van tage d' exceptions a cette regle, exceptions qui feront changer, finalement, la regle, ce qui serait un grand pas pour faire de ce monde un endroit meilleur pour nous tous.

La negociation de l'identite raciale

dans l'Europe de l'Est d'Hier et d' Aujourd'hui

Manuela BOATCA'

1. Images mentales de l'Europe: Historique et termes du sujet

Les pays d'Europe de l'Est sont communement evoques, a la fois dans les medias et dans les discours politiques, comme des « ponts » entre l'Orient et l'Occident. En particulier, l'etiquette populaire de « portes vers l' Asie » se retrouve dans les manuels d'histoire, les guides touristiques, les rapports economiques, pour designer tout aussi bien Varsovie, Budapest, Bucarest, Sofia ou Istanbul (Hann 1995: 2). Ainsi, dans l'imaginaire europeen, le caractere d' appartenance a l'Est1, dans sa variante europeenne, ne

. cesse de poursuivre son chemin - et comme tel, est systematiquement refute - jusqu' aux frontieres geographiques de l'Europe telles qu' elles sont definies aujourd'hui.

De la meme maniere que les delimitations des frontieres entre l'Europe de l'Ouest et l'Europe de l'Est se sont historiquement deplacees pour refleter les clivages ethniques, economiques, imperiaux ou religieux a l'interieur du continent,

· Profeseur assistant au Departement de la theorie sociologique a l'Universite Eischstatt-Ingolstadt, Allemagne. 1 NdT: Je caractere d' appartenance a l'Est ou Je caractere d' « etre de J'Est » est presente cornrne un caractere inforrnatif propre.

88 Manuela BOATCÄ

l'attitude a l'egard de la proximite de !'Orient et la menace pen;ue de ce qu'il representait ont fluctue selon les memes lignes. Plutöt qu'un phenomene du vingt-et-unieme siede, les efforts pour rejeter une identite de l'Est sont un theme recurrent dans l'histoire de la construction des autodefinitions nationales est-europeennes qui est inextricablement liee, d'une part a l'impact militaire, economique et culturel de !'Empire Ottoman dans la region, et d' autre part aux representations de !'Islam et de !'Orient dans l'imaginaire geopolitique du noyau Euro-americain.2

Aux vingtieme et vingt-et-unieme siedes, la negociation continuelle des frontieres geographiques qu' accompagne la reaffirmation des pretentions historiques aux territoires et au pouvoir ont amene a des subdivisions plus poussees, telles que l'Europe du Nord, du Sud, du Centre et du Sud-Est. Alors que l'Europe Centrale a ete corn;ue comme une troisieme zone entre l'Europe de l'Est et de l'Ouest mais etait un co-aboutissement avec le projet geopolitique de Mitteleuropa (Europe centrale) datant du dix-neuvieme siede, l'Europe du Sud-Est s' est imposee c6mme Ie terme politiquement correct pour designer les Balkans, la plus a l'Est des regions de l'Est (Gallagher 2001: 113). Due a sa proximite avec l' Asie et son heritage de la domination ottomane, c'est cette derniere sous-categorie en particulier qui vient soutenir cette image de pont entre !'Orient et l'Occident, et qui, de ce fait, a periodiquement connu aussi le parfum de suspension dans le temps - semi developpee, semicoloniale, semicivilisee, semiOrientale (Todorova 2002), sans cesse occupee a « rattraper son retard avec l'Occident ». La resurgence des stigmates associes a ce concept est de plus en plus visible aujourd'hui, quand les memes stereotypes associes a cette presumee « identite balkanique » sont utilises dans les discours politiques, mediatiques, et de sciences sociales, par cette Europe-la precisement que !es anciens pays communistes essayent de (re)joindre aujourd'hui.

2 NdT: !es europeens de l'Est rejettent ce caractere

La negociation de l'identite raciale dans l'Europe de l'Est 89

La question de !' origine historique de la division de l'Europe entre Est et Ouest fait encore l' objet de desaccords profonds entre chercheurs en sciences sociales, et - vu ses dimensions economique, politique et religieuse - ecarte probablement plus d'une reponse. Cependant, pour les besoins de cette presente analyse, il est raisonnable de soutenir que c' est le discours orientaliste du 19<rne siede - dans le sens que lui donne Edward Said (1979) - qui de fa<;on decisive a donne forme au contenu des categories Europe de l'Ouest et Europe de l'Est actuelles et ont fait des politiques de demarcation de l' « Orient » une strategie importante d'identification geopolitique et culturelle avec l'Europe pour cette deuxieme region. En tant que discours dominant les representations occidentales de l' Autre, et permettant a la culture de l'Europe de l'Ouest de gagner "en force et en identite en se prevalant contre !'Orient, d'etre un soi de substitution et meme cache" (Said 1979: 3), l'Orientalisme est apparu pour la premiere fois au lendemain des Lumieres. Des representations academiques, litteraires et scientifiques de !'Orient produits dans les siedes qui suivirent et ou il est depeint comme arriere, irrationnel, en defaut de civilisation et racialement inferieur, servent de toile de fond pour representer l'Occident comme progressiste, rationnel, civilise, et meme biologiquement superieur, justifiant ainsi la colonisation et le contröle europeens.

Afin d'examiner l'applicabilite de ce systeme de representation aux processus intra-europeens d'inferiorisation et d' alterite raciale dans une perspective historique, il est necessaire d' adresser deux questions interdependantes: premierement, quelles sortes d'images mentales3 de l'Occident, de !'Orient et de

3 Edward Sa'id utilise l'expression "geographies imaginatives» pour se referer au resultat de cette « pratique universelle de designer dans son esprit un espace familier qui est 'le nötre' et un espace non-familier qui est 'Je Jeur' » (1979: 54). Toutefois, aJors qu'on trouve des geographies imaginatives aux deux pöJes du differentieJ de pouvoir entre Orient et Occident, c'est Je processus par Jequel ils acquierent un pouvoir de definition unilaterale et sont lies par consequent a des projets d'expansions territoriales qui leur donne la force explicative

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leur frontiere se negociaient-elles au dix-neuvieme siede et, deuxiemement, quels liens ont-elles avec la revision de l' ordre europeen dans le processus d'elargissement de l'Europe? A cette fin, on discutera de l'impact de cette soi-disant « Question d'Orient » - le dedin croissant de !'Empire Ottoman - sur les autodefinitions culturelles et l'agenda geopolitique de ses possessions en Europe au 19erne siede - en prenant l'exemple de la Roumanie ; ensuite, on examinera la resurgence actuelle de systemes de representation bases sur un discours de type orientaliste - l'Islamophobie en est un exemple - dans le contexte de l' « elargissement a l'Est » de l'Union Europeenne.

2. La question orientale au dix-neuvieme siede

Selon Edward Sai:d, !'Islam etait pour l'Europe des son emergence au 7eme siede un traumatisme durable. A l'epoque, il etait venu representer « la terreur, la devastation, !es demoniaques, !es hordes de barbares detestes » (1979: 59) - une image qui, jusqu'a la fin du 17eme siede etait constamment renforcee par Ja proximite geographique avec l'Europe et avec la civilisation chretienne, du « peril ottoman ». Les representations europeennes du « Musulman, de l'Ottoman, ou de !' Arabe » tendaient clone a servir de moyen pour maintenir !'Orient culturellement, intellectuellement et spirituellement hors de l'Europe et de la civilisation europeenne et en meme temps a faire en sorte qu'il soit !' Autre contre qui le premier s' etait construit (Said 1979: 71 ; Connolly 1996: 13).

Cependant des le milieu du 19eme siede, !'Empire Ottoman qui etait en decomposition progressive, etait definitivement devenu le « vieillard malade » pour une Europe economiquement

caracterisant l'Orientalisme du 19eme siede, Je Balkanisme du 20'm' siede, et I'Islamophobie du 2l'me siede. C'est pourquoi j'utilise le terme d'" images mentales », decharge de Ja notion de pouvoir, afin de !es distinguer des« visions imperiales „ (Coronil 1997; voir aussi Boatcä 2006) qui resultent de ces discours.

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et politiquement montante. Pendant ce temps, ses possessions demeuraient du moins aussi interessantes pour !'Empire Tsariste qu' elles ne l' etaient pour !' expansion du capital occidental, toujours a la recherche de nouveaux marches. Situees entre les Empires Ottoman, Tsariste et des Habsbourg, les trois principautes roumaines, la Transylvanie, la Valachie et la Moldavie avaient longtemps occupe une position strategique, surtout en raison de l'acces a la Mer Noire et a l'embouchure du Danube pour les deux demieres.

Carte 1. L'Europe apres le Congres de Berlin en 1878

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92 Manuela BOATCÄ

Depuis 1711, les frontieres de la Valachie et de la Moldavie etaient donc periodiquement redessinees au benefice territorial de l' Autriche et de la Russie, pendant que la suzerainete Turque les exposait a une intervention politique et a une exploitation fiscale constante. La fin de la domination Ottomane et le droit a la libre exportation qu'ils gagnerent de nouveau dans la premiere moitie du 19erne siede se traduisirent par une ouverture economique et culturelle de ces regions vers l'Ouest, ainsi qu'un deplacement vers l'interieur de la sphere d'influence occidentale pour qui ces regions realiserent l' approvisionnement agraire et devinrent un marche ou ecouler ses produits industriels. Etant donne que l'Empire Ottoman s'etait comporte plutöt comme un empire mondial traditionnel - utilisant ses provinces pour financer ses campagnes militaires et ses depenses somptueuses - Je « deplacement d' axe peripherique » (Bädescu 2004: 82) de ces Principautes Roumaines survenu au 19erne siede de Ja peripherie de !'Empire vers celle du noyau capitaliste occidental equivalurent a une transition d'un systeme « proto-coloniale » (Chirot 1976: 10) SOUS le rege ottoman, a un systeme « neo-coJoniaJ » en tant que peripherie agricole d'une economie globale capitaliste contrölee depuis l'Europe de l'Ouest.

2.1. Le Projet d'Occidentalisation

Le repositionnement de l' axe geopolitique alla de pair avec un repositionnement dans le discours intellectuel et politique, et ce, des 1859 dans la Roumanie unifiee (Boatcä 2003). Pris entre le besoin d'unir leurs territoires pour mieux les proteger, les tentatives des puissances voisines pour !es integrer, et leur position d'« Etattampon» (Stahl 1993: 87) qui absorbe !es tensions militaires entre les trois empires qui les entourent, la Valachie et la Moldavie connurent une relation «je t' aime, moi non plus » avec l'Europe de l'Ouest. A !'inverse, Ja decision des puissances europeennes d' accorder aux Principautes une autonomie relative a la fin de Ja guerre de Crimee rappelle !es interets politiques et economiques nombreux lies au sort des deux provinces


roumaines : en les soutirant du protectorat russe et en les declarant autonomes, les Grandes Puissances - Ja Russie, le Royaume-Uni, la France, l' Autriche et la Prusse - creaient un « Etat tampon » qui garantissait a l' Autriche et a Ja Russie leurs frontieres contre les reclamations de la Turquie, et qui, par consequence, devaient etre modemisees afin de remplir leur nouveau röle de tete de pont du capitalisme occidental. Ainsi, la modernisation selon les termes ouest-europeens s' accompagna d'une distanciation par rapport a !'Empire Ottoman. En accord avec le programme de reforme liberale prenant effet a partir de 1848, le Prince Cuza, le premier a regner sur les provinces roumaines unifiees, entreprit un effort immense pour modemiser le pays et faciliter l' entree des capitaux etrangers. L' effort impliqua l' adoption d' une serie de codes juridiques sur le modele des legislations frarn;aise et prusse (le Code du Commerce, les Codes penal et civil napoleoniens), la promulgation d'une constitution sur le modele de Ja Belgique, la creation d'institutions economiques et financieres (des chambres de commerce, une banque nationale, une Cour des Comptes), des institutions d'enseignement superieur (les Universites de Bucarest et de J assy, l'Ecole des Beaux-Arts, des galeries d' art, des conservatoires, des societes culturelles, l' Academie Roumaine, l' Athenaeum Roumain), l'introduction du systeme metrique des poids et mesures ainsi que d'un systeme telegraphique et postal. Occidentalisation, civilisation et progres economique

. commern;aient a etre vus comme des processus etroitement lies et qui se renfor\:aient mutuellement (Love 1996: 26), alors que !' origine romane de la langue nationale, et la nature chretienne de !' orthodoxie roumaine, devinrent des arguments cruciaux s'agissant d'echapper aux connotations d'« arriere », d'« irrationnel » et de « sauvage » que l'« Orient» avait acquis dans l'imaginaire occidental dominant.

2.2. Orientalisme interne

Les « Notes de Mon Voyage »de Dinicu Golescu parues en 1826 sont Ja premiere contribution d'un voyageur roumain en

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Europe de l'Ouest mentionnant le besoin imperatif de la Roumanie de rattraper l'Occident en adoptant des institutions et des idees similaires, et qui invita a un verdict sur le cadre de pensee de toute une generation d'universitaires. Elles donnerent lieu au « complexe de Dinicu Golescu », appele ainsi par !es historiens de la culture, qui etait sense exprimer ce qu'ils consideraient comme un complexe d'inferiorite caracterisant Ja prise de conscience des intellectuels roumains d'un retard profond de la Roumanie par rapport a l'Europe de l'Ouest (Georgiu 2000: 116). Tandis que cette prise de conscience des intellectuels du 19eme siede du caractere pheripherique de Ieur pays suscita une reaction culturelle complexe (Boatcä 2003) depassant de loin un complexe d'inferiorite passif, Ieur tentative tenace de se modeler une identite culturelle et . raciale occidentale en parallele d'un sentiment national commun impliqua de s' embarquer dans une « mission occidentale vers !'Orient» (Said 1979: 87) du cöte de l'Europe de l'Ouest.

En copie conforme aux oppositions binaires inherentes au schema cognitif de l'Orientalisme, il devint courant dans le discours intellectuel et politique de !' epoque de denoncer Ja periode de domination Ottomane et de Jui opposer Ja recente ouverture culturelle et economique vers l'Europe de l'Ouest. Alors que !'« Obscurite Turque », a laquelle venait s'associer celle de !'Orient tout entier, etait vue comme caracterisant l'une, il etait revelateur que l'autre ne souffrait que de references aux Lumieres, a Ja Revolution Frarn;aise, aux civilisations occidentales -allemande et frarn;aise en particulier (Maiorescu 1973: 239). II est interessant de noter que la pensee liberale roumaine, qui favorisait naturellement une orientation a Ja fois economique et politicoculturelle vers l'Occident, ne s' appropria pas seule !es termes de ce discours orientaliste ; Je milieu conservateur egalement. On !es retrouve en trame de ces critiques que !es conservateurs adressaient precisement aux mesures liberales de modernisation economique et institutionnelle rapide en !' absence de conditions

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prealables historiques et sociales necessaires pour de tels processus:

« Trempee dans Je barbarisme oriental jusqu' au debut du 19eme siede, Ja societe roumaine a commence a se reveiller de sa Jethargie autour de 1820; peut-etre n' est-ce que la qu' elle fut saisie du mouvement contagieux par lequel les idees de la Revolution Frarn;:aise avaient touche jusqu' aux limites exterieures des frontieres geographiques de l'Europe. Attiree vers la lumiere, la jeunesse roumaine a entrepris une emigration extraordinaire, vers les fontaines de science fran<;:aise et allemande, qui n' a fait que grandir jusqu' a aujourd'hui et qui a amene un peu d' eclat des societes etrangeres a la Roumanie liberee. [ ... ] C'est ainsi que, !imites par une fatale superficialite, leurs cceurs et leurs esprits enflammes par 4n feu trop leger, !es jeunes roumains revinrent et reviennent bien dans leur patrie avec Ja decision d'imiter et de reproduire les apparences de la culture occidentale, croyant qu' ainsi, ils atteindraient eux aussi et aussitöt, Ja litterature, la culture, !es arts, et avant taut, la liberte dans un Etat moderne. »

(Maiorescu 1973: 163)

Dans l'esprit des conservateurs donc, l'effet pernicieux du monopole ouest-europeen sur la direction du developpement economique et culturel de la Roumanie etait mis en relation etroite . avec l'heritage oriental - et donc non-civilise - du pays. Les conservateurs avan<;:aient que pour un pays situe geographiquement et culturellement « a la frontiere entre le barbarisme et la civilisation » (Maiorescu 1973: 241), une transformation sociale en profondeur etait une question de survie de la nation. En privant !es Roumains des « avantages » d'un emprunt culturel sans reserves que garantissait une « condition barbare » (Maiorescu 1973: 241), le deplacement d'axe depuis la peripherie de !'Empire Ottoman vers celle de l'Europe de l'Ouest mandatait simultanement une vision critique du processus de modernisation, afin de garantir de pouvoir s' approprier !es bienfaits de la culture occidentale.

96 Manuela BOATCÄ

Alors que la notion de « barbarisme )) etait une reference claire a la dichotomisation dans l' exportation du dessein global de la civilisation comme strategie legitimante pour une "mission de civilisation" economique et ideologique, le compte-rendu des conservateurs n'etait pas equivalant a une reproduction de l'ideologie developpementaliste en reconnaissant ses termes. Au contraire, ils devoilaient un lien etroit entre des pre-requis economiques d'une position peripherique et les distinctions epistemologiques renforcees en consequence, donnant ainsi la vision de la dichotomisation et du processus de placement a la peripherie comme des constructions ideologiques au service d'interets economiques particuliers:

« Quand une race se degrade par voie d'inaptitude economique, on la taxe d'etre paresseuse, fataliste, ignare. Les Indiens sont paresseux. Les Turcs et les Mahometans sont fatalistes, incapables de se mesurer aux Anglais, et l' on nous explique que ces circonstances sont la cause de leur affaiblissement grandissant. Pourtant il y a cent ans, les Turcs avaient la meme religion et le commerce avec eux etait parmi les plus courus. Les Maures d'Espagne etaient Mahometans et leur religion ne fut pas un obstacle a un degre relativement eleve de civilisation. D' origines et de religions differentes, sous d' autres climats et d' autres latitudes geographiques, les Etats constitues par les hommes se ressemblent des lors qu' on leur refuse la possibilite de multiplier et de diversifier les occupations de leurs citoyens, de developper toute sorte d'individualite. Limites en consequence a l' agriculture, ils devaient exporter leurs biens dans leur forme la plus brute, on epuise la terre, la productivite diminue, et le revenu du travail ne cesse de diminuer. » (Eminescu 1881: 387f.).

Pendant qu'ils identifiaient avec justesse !es politiques economiques occidentales, autrichienne particulierement, qui faisaient de la Roumanie une experience coloniale sensee « ouvrir !es portes de !'Orient » (Eminescu 1876: 47) au capital occidental, le recours des conservateurs roumains a une imagerie polarisee ou se


contrastaient un Occident civilise et un Orient barbare reproduisait neanmoins precisement le meme schema mental servant a legitimer cette experience. D'une position epistemologique semiOrientale ou le discours occidental les avaient plac;es, ils se sont engages dans une politique d' « Orientalisme interne » - non sans lien avec le phenomene de « colonialisme interne » (Gonzcilez Casanova 1965, Stavenhagen 1965) discute dans le contexte sudamericain - qui fut diagnostique independamment a travers ]'Europe de l'Est et les Balkans (Wolff 1994, Todorova 1997, Adamczyk 2001, Lindstrom 2003, Böröcz 2005). Sa proliferation dans !es parties orientales de l'Europe a conduit a une « gradation des Orients », definie comme « motif reproduisant la dichotomie originelle sur laquelle l'Orientalisme etait fonde » (BakiC-Hayden 1995: 918), et qui faisait que l' Asie etait declaree plus Orientale - et, a ce titre, (( plus autre )) par rapport a la categorie non-modifiee qu'est l'Europe - que !es Balkans, et ces derniers a leur tour, plus oriental et autre, et par consequent moins europeens, que l'Europe de l'Est. Cette meme logique d' « Orientalismes imbriques » (BakicHayden 1995) devait resurgir dans la region en vue de la perspective d'integration economique et politique europeenne, en jeu pour !es Europeens de l'Est des 1989.

3. La Question de l'Est au zo•m• siede

Apres la proclamation d'Etats communistes a travers le monde non-occidental apres la seconde guerre mondiale, la dimension culturelle et religieuse de la dichotomie Est-Ouest s' est graduellement transformee en un rapport bipolaire primaire, qui opposait les deux protagonistes de la Guerre Froide. Elle a neanmoins ressurgi avec force apres l' effondrement des regimes communistes d'Europe de l'Est et la restructuration geopolitique de la region, presentee partout dans le monde comme (( la fin de l'histoire » (Fukuyama 1992) et celle de la recherche de solutions politiques alternatives au neoliberalisme et a la mondialisation.

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98 Manuela BOATCÄ.

Pour !es pays de l'Est, cela ne signifiait pas seulement qu'ils seraient de nouveau entrain de « courir apres » l'Occident politiquement, economiquement et juridiquement, mais egalement qu' on reviendrait a !' ancienne cartographie strategique de l'Europe du Nord, du Sud, du Centre et des Balkans, ainsi que !es revendications historiques de pouvoir et d'identites culturelle et raciale qui !es sous-tendent.

3.1. Le projet d'europeanisation

En 1993, Je professeur de sciences politiques Samuel Huntington a emis la these selon Iaquelle la frontiere Est du Christianisme occidental, vieille de 500 ans, avait recemment servi a remplacer Je rideau de fer, qui aura ete de relativement courte duree. Cette ligne de division revet un sens tout particulier car elle delimite I'Europe de ce que Huntington nomme le « rideau de velours de Ja culture », restaurant ainsi Ja carte civilisationelle du 16eme si ecle.

Dans cette theorie, !es differences culturelles ne sont pas seulement considerees comme provenant d' expressions religieuses differentes comme le Protestantisme/Catholicisme d'une part et l'Orthodoxie/I'Islam d'autre part, associees a des degres d' avancement economique differents respectivement a I'Ouest et a l'Est, mais se voient attribuer un röle essentiel dans l' evolution de la modernite europeenne : selon Huntington, alors que l'Occident chretien etait partie prenante dans le feodalisme, la Renaissance, le siede des Lumieres, la Revolution franc;aise ou l'industrialisation (tout en etant lui-meme fa.;onne par ces periodes), les Chretiens orthodoxes et !es Musulmans europeens n' auraient selon lui ete que « legerement touches » par ces phenomenes (Huntington 1993 :30). Sur la meme ligne, une democratie stable semble etre un projet realiste pour !es pays Occidentaux. Ce n' est cependant pas le cas pour ceux qui representent ce qui semble etre Je « mauvais »

cöte du rideau.

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1 i !

La negociation de l'identite raciale dans l'Europe d.e l'Est 99

Carte 2. La Transformation de l'Europe de l'Ouest

Source: Huntington 1993, p. 30

Tableau 1. "Rideau de velours de la culture" de Hunlington

Religion

Progn~s

Economique

lmp11ct historique

de la modernitf

europeenne

(Avenir)

SystCme politique

Sv11rce· Hunti11g1011 1993

Nord et Quest Sud et Est

Protestant/Catholique 1 Orthodoxe/Musulman

lmportant Faible

Central p·eriphCrique

oemocratie DCmocratie stable

lmprobable '?

Tandis que !es representations graphiques des conflits sociaux sont presentees comme des propheties se realisant d'ellesmemes, il semble plus raisonnable de penser que la carte de Huntington est symptomatique de - plutöt que responsable de - la ·resurgence d'une rhetorique grace a laquelle l'Europe occidentale peut se presenter comme innocente par essence, liberatrice et civilisatrice, par opposition a un « Est » arriere, continuellement oppresse, a I'interieur duquel !'Orthodoxie et l'Islam restent culturellement circonscrits. Dans le contexte du projet autoproclame civilisateur de !'Union Europeenne, cela se traduit cependant par une course a l'identite parmi les pays de l'Europe de I'Est situes a la limite du « rideau de velours » cense delimiter la « bonne » Chretiente de !'Islam. Pour ces pays, la difficulte de la Course - clont !es vainqueurs sont recompenses par l' acces aux marches occidentaux, a des opportunites d' embauche et a des

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aides financieres - reside en un perilleux exercice de « geopolitique morale » (Böröcz 2005 :115) qui revient a nier - ou du moins a minimiser - leur appartenance a l'Est, tout en affirmant une volonte d' occidentalisation.

De fait, Ja negociation des identites culturelle et raciale s'articule en terme de repudiation d'un passe oriental, en accentuant la contribution d'un peuple a la civilisation europeenne, presentant ainsi son integration a !'Union Europeenne comme un « retour a l'Europe » - et clone comme un acte de reparation historique - domine une fois de plus Ja rhetorique identitaire a travers l'Europe de l'Est. Les arguments mis en avant durant ce processus ressemblent beaucoup a ceux discutes plus haut dans le contexte de Ja Roumanie du 19eme siede: d'un cöte, les elites du pays se referent a Ja transition politique et economique de Ja Croatie et de Ja Slovenie dans les annees 1990 comme a une liberation de « l'obscurite des Balkans» (Lindstrom 2003 :319). Durant Ja meme periode, Ja promesse electorale de rejoindre l'Europe sur un plan economique et institutionnel a ete fondee sur Ja mise en relief du röle ancestral qu' a joue Je pays comme « rempart de Ja chretiente » 4 contre Ja menace ottomane a Ja fois en Croatie et en Pologne (Bakic-Hayden 1995: 922) et a ainsi renforce !es revendications d'appartenance a l'Europe centrale (plutöt qu'a l'Europe de l'Est Oll aux Balkans) partout a travers !'exYougoslavie (BakiC-Hayden 1995: 924, Lindstrom 2003: 324).

Meme s'il n'est jamais presente explicitement, l'un des objectifs principaux de telles negociations est la « predominance de Ja race blanche » (voir Böröcz 2001: 32), clont l'accomplissement est vu. comme necessitant une rupture franche et un desaveu de l'Islam, de !'Orient et de l'heritage Ottoman. De Ja meme fa~on, on voit apparaitre des strategies individuelles qui visent a !' abandon

4 "anternurale Christianitatis", un titre d' abord revendique par l' Autriche, puis par la Pologne et la Rournanie, rnais expliciternent utilise par le pape Leon X en 1519 pour faire reference a la Croatie, en reconnaissance du röle qu'a joue l'arrnee Croate dans la defense face aux Ottornans.


de !' ancrage a l'Est, de !' orientalite et de Ja non-appartenance a la race blanche dans Ja definition d'une nouvelle alterite a l'interieur meme de Ja region, considerant de nouveaux « Autres „, reproduisant ainsi interieurement l' orientalisme de maniere kaleidoscopique :

« ... tandis que l'Europe dans son ensemble a non seulement fait perdre a !'Orient sa stature, mais egalement aux parties de l'Europe anciennement sous contröle ottoman, certains Yougoslaves qui resident dans des endroits anciennement regies par les Habsbourg se distinguent volontairement de ceux qui vivent dans des endroits anciennement sous pouvoir de !'Empire Ottoman et devenus clone « mauvais ». A l'interieur de cette demiere region, les populations Orthodoxes de l'Est se considerent plus europeens que ceux qui ont l'identite de Musulmans europeens et qui se differencient a leur tour des ultimes orientaux, non europeens » (BakiC-Hayden 1995: 922).

Particulierement apres !es attaques du 11 Septembre et la designation de la menace terroriste comme un « defi de !'Islam » au monde occidental dans son ensemble, l'occidentalisation s'est vite transformee en un choix entre !es deux camps du « choc des civilisations » que Huntington utilise pour caracteriser !es conflits futurs. Dans ce contexte, Je fait que !' expansion en cours de

. !'Union Europeenne se deroule comme une « ouverture a l'Est » et que l'integration de pays de l'Europe centrale et du Sud-Est soit presentee comme une « europeanisation » de Ja region, renvoie au röle de pont qui est devolu a l'Est europeen dans la carte geopolitique occidentale. Ainsi, Ja notion generale « d'Europe » utilisee pour parler de l'Europe de l'Ouest, du Nord et (en partie) du Sud tout au long des 19eme et zoeme siecles est desormais devenue synonyme d'Union Europeenne, tandis que !es parties orientales du continent ont ete reclassees en regions clont !es choix politiques, religieux et socioculturels sont d'une « europeaneite » questionnable.

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En considerant les fonctions de superviser, dominer et civiliser des territoires et des populations comme des e!ements des du contröle colonial, Böröcz (2001: 23) a propose la notion « d'empire contigu » pour caracteriser la relation coloniale qu' entretien !'Union Europeenne avec les Etats d'Europe de l'Est candidats a l'entree dans l'Union. A la difference du modele plus largement connu dans le monde (( d'empire detache », dans lequel la metropole et ses colonies sont territorialement deconnectees, !es empires contigus eprouvent plus de difficultes a exclure categoriquement leurs sujets inferiorises. Par consequent, un pouvoir colonial geographiquement detache aura tendance a produire des (( hierarchies qualitatives de difference, menant ainsi a une essentialisation de !' Autre a travers une representation exotique de ce demier, sa feminisation, son infantilisation et sa racialisation » ( ce qui est de l' orientalisme ), tandis qu'une situation de contigu"ite geographique entre colons et populations colonisees genere des mecanismes de definition de !' Autre bases sur « un schema quantitatif d'inferiorisation de l' Autre : ce dernier est considere comme participant de la meme « substance », mais offre un inexcusable niveau de sousperformance » (ce qui est du balkanisme). Ce dernier peut etre retrace dans le passe moins developpe de la metropole.

L'Union europeenne elargie


Dans ce contexte, le discours « d' europeanisation » applique a des pays clont la culture et !es traditions sociales sont ancestrales (de !a Pologne a la Republique Tcheque, en passant par la Hongrie et la Roumanie) est conforme a une certaine logique. D:un cöte, il re-instrumentalise l'imagerie orientaliste qui voudrait que la distance de !'Orient soit l'echelle de mesure par laquelle le degre de modernite et de civilisation sont evalues. De l' autre, il emploie les mecanismes d'inferiorisation quantitative afin d'utiliser les complexes d' inferiorite ainsi generes pour l' accomplissement de ses projets geopolitiques : en meme temps. que la menace islamique rempla<;:ait la menace communiste dans l'imagerie hegemonique occidentale, l'Europe de l'Est a vu son originalite politique et economique se transformer en specificite culturelle et raciale. En etant (dans une certaine mesure) blancs, Chretiens et Europeens, mais a la fois arrieres, traditionalistes et largement ruraux, ces pays representent plus l'identite incomplete de l'Europe occidentale que, comme dans le cas de l'Islam et de !'Orient, une reelle alterite (Todorova 1997 :18). Ce que Immanuel W allerstein a qualifie de « feodalite familiale » (2003) dans le processus de construction de l' alterite raciale a l'interieur d'espaces culturels donnes, explique que l'Europe de l'Est puisse etre a la fois exclue ef inclue dans la definition de l'identite de l'empire contigu en expansion que represente !'Union Europeenne, suivant ainsi les schemas d'inferiorisation quantitative decrits plus haut.

3.2 L'orientalisme: retour et vengeance

Le fait que, dans la theorie et dans les faits, « l' ouverture a l'Est » de !'Union Europeenne se traduise en un « outil d' orientalisation » (Böröcz 2001: 6) devient apparent dans le fait que, pour l'instant, les derniers pays a commencer le processus d' admission dans l'Union Europeenne devraient etre la Roumanie, la Bulgarie, la Croatie et (peut-etre) la Turquie, dans un ordre de passage qui correspond tres exactement a leur degre de cooperation avec !es Ottomans et !es Orientaux. Meme si !es deux

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premieres devaient etre inclues dans le cinquieme elargissement de 2004, les raisons politiques qui ont empeche l' adhesion effective de ces pays jusqu' en 2007 sont une resurgence claire de !' orientalisme du 19<me siede. Explicitement designees par Ja commission europeenne comme etant « Je standard requis pour l'accession fa !'Union EuropeenneJ » (Rehn 2006 :5), la lutte contre la corruption, Je crime et le trafic d'etres humains ainsi que Ja reforme du systeme judiciaire sont devenus des lignes de divergence sur lesquelles de plus en plus d'efforts sont reclames des pays candidats.

Ces criteres refletent de maniere poignante le prisme orientaliste a travers lequel la performance de deux pays (et par extrapolation, celle de tous les futurs candidats) est evaluee: corruption, trafic humain (surtout sous forme de prostitution forcee) et absence de lois appartiennent clairement au repertoire du despotisme oriental qui regne parmi !es images de !'Orient construites au 18"m• et au 19"m• siecles et qu' on voit aujourd'hui de plus en plus reproduites quand on parle de l'Europe de l'Est. Presenter ces problemes de maniere isolee comme etant des enjeux majeurs dans le pays examine donne a l'Etat candidat une image exotique et inferieure (Kovacs 2001: 205). Plus encore, cette fai;on de decrire les problemes revient a les rattacher a un passe que les Etats deja membres de !'Union Europeenne auraient supposement deja depasse. Cette vision occulte a la fois l' existence continue de problemes similaires (tels que la corruption) dans les pays deja membres (Kovacs 2001) ainsi que la contribution active de l'Occident a l' emergence meme de ces problemes en Europe de l'Est et dans certaines parties de !' Asie, comme dans le cas, deja largement documente, du trafic sexuel de femmes et d' enfants (Bales 1999, Laczko et al. 2002) qui, depuis !es annees 1990, a principalement vise l'Europe de l'Est, alors qu'il s' etait concentre durant les annees 1980 sur la Thai:Iande, les Philippines et !' Amerique latine.


Neanmoins, le dernier rapport de la Commission note des efforts encourageants de la part de la Roumanie dans tous ces aspects et remarque que la loi prevaut desormais, « pour la premiere fois dans l'histoire du pays » (Rehn 2006: 3), tout en notant, dans le meme temps, que les efforts de la Bulgarie sur les memes sujets sont « limites » et « pas encore satisfaisants » (Rehn 2006: 3; 4), renvoyant ainsi ce dernier pays a un point plus anterieur dans le processus de reforme ( caracterise par un systeme judiciaire inefficace et partisan et une societe civile ravagee par le crime). La commission a egalement renforce sont processus de contrOle en assignant aux deux pays candidats des « listes 'a faire'» (une plus longue pour la Bulgarie, une plus courte pour la Roumanie) dont la realisation determinera a la fois la date d'entree dans !'Union et le montant des fonds europeens rei;us par le pays apres l'accession. Etant donne qu'aucune de ces restrictions n'avait ete appliquee lors des precedents elargissements de !'Union Europeenne, on est en droit de se demander si, en termes d'identite europeenne, le statut culturel et racial de seconde categorie dont il est fait mention plus haut a propos des pays d'Europe du Sud-Est ne se traduit pas par un statut de membre de !'Union Europeenne de seconde classe.

D'un autre cöte, l'adhesion de la Turquie, reportee pour des raisons similaires a celles de la Roumanie et la Bulgarie, mais avec un autre degre de gravite, est encore bien lointaine dans le futur. Mis a part les incertitudes durables portant sur la mise en CFuvre, le fosse separant la Turquie des autres Etats candidats, principalement chretiens, semble s' elargir, surtout en prenant en compte Je fait que la demande d'adhesion de la Turquie remonte a 1987, avant que son statut d'Etat candidat ne soit reconnu en Octobre 2005 et que les negociations portant sur son adhesion ne soient lancees en meme temps que celles de la Croatie et de la Republique de Macedoine dont les demandes initiales d'adhesion ne remontent respectivement qu'a 2003 et 2004. Les bases sur lesquelles la candidature du seul Etat candidat ayant pour religion

106 Manuela BOATCÄ.

officielle l'Islarn est contestee ont ete renforcees dans le contexte geopolitique suivant le 11 Septernbre, ou la profession d'une foi solidaire de l'Union Europeenne aux cötes des Etats-Unis dans le cornbat contre le « terrorisrne islarnique » a eu lieu en rnerne ternps que le debat cense deterrniner si la Constitution europeenne devait reconnaitre !es « racines chretiennes de l'Europe », et ainsi exclure toute reference a l'heritage islarnique - une initiative rnenee par huit pays europeens catholiques5• Bien que cette proposition ait ete rejetee, eile refü~te !es contours d'une pensee qui exacerbe !es divisions entre Musulrnans et Chretiens, et qui se reflete ensuite dans les procedures d'irnrnigration en Europe, !es prograrnrnes scolaires et !es negociations pour l' adhesion des nouveaux candidats. Pour ne citer qu'un exernple, l' Albanie, un pays clont la grande rnajorite des citoyens sont Musulrnans et qui a vu une longue periode de son histoire ecrite SOUS pouvoir Ottornan,. jouit encore du Statut de pays candidat a l' entree dans l'Union Europeenne. Une phase decrite comme « un rapprochement entre l' Albanie et !es valeurs et les standards de l'Europe » ( commission europeenne, 2006).

4. L'histoire se repete

De maniere comparable a la notion d' etapes universelles de developpement, selon laquelle l' Amerique du Nord et l'Europe occidentale seraient au sommet de l' evolution sociale, le postulat d'un continuum progressivement decroissant dans l'appartenance a l'identite europeenne, passant du Catholicisme au Protestantisme, puis a l'Orthodoxie, puis a l'Islam se traduit en une echelle de degres dans l'incapacite ontologique a s' europeaniser pleinement. En reliant cette deficience a l' ancrage culturel et religieux des candidats a l' adhesion europeenne encore en lice, on cree des cartographies mentale et physique qui ne font

5 Espagn~, Pologne, Irlande, Portugal, Slovaquie, Republique Tcheque, Malte, Italie.


que repliquer une logique selon laquelle les (( remanences feodales » des economies et des societes du Tiers Monde les empecheraient d'entamer tout processus de « modernisation » et d'acceder au « capitalisme ». En faisant cela, on ne fait pas que perpetuer les idees evolutionnistes dominantes selon lesquelles les civilisations humaines evolueraient de maniere lineaire d'un etat initial de leur nature a travers des etapes successives aboutissant a la civilisation occidentale (Quijano 2000: 543), mais on occulte egalement les relations de pouvoirs militaire, economique et epistemologique qui maintiennent la structure de centre/ peripherie du systeme mondial tel qu'il est aujourd'hui.

Figure 1. Modele de modernisation

primitif intermediaire moderne

D'apres Parsons 1966

Plutöt qu'un nouvel ordre mondial, la restructuration geopolitique qui a suivi la fin de la Guerre Froide semble avoir produit de nouvelles methodologies et methodes de mesure pour la fixation de barriere d' acces au developpement socioeconomique et a l' avancement politique, clont le paradigme reste centre sur le modele de l'Europe occidentale. De la meme fac;on, la predominance d'explications culturalistes dans l'analyse du « retard » des pays d'Europe de l'Est en termes de performance economique et de stabilite politique fait en sorte que, par une

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dependance accrue vis-a-vis du commerce, de l'investissement, des technologies et des regulations venus des pays d'Europe occidentale, les pays d'Europe de l'Est restent dans un statut comparable a ceux du Tiers-Monde. Dans ce contexte, Andre Gunder Frank a suggere que le statut de Second Monde qui caracterisait les pays communistes etait en fait une « illusion ideologique » destinee a masquer le fait que l'Est et le Sud ne formaient en fait qu'un seul et meme Second Monde a qui le Premier Monde bloquait continuellement le passage (Frank 1992: 36). Alors que les disparites, pour le moins economiques, entre la semi-peripherie communiste et les Etats colonises pendant la Guerre Froide rendent un assemblage (une fusion) entre le Sud et l'Ouest empiriquement problematique, nous sommes aujourd'hui face a une Situation OU la deterioration des relations culturelles et epistemologiques discutees plus haut, ainsi que les tendances economiques et politiques de l'Europe de l'Est par rapport a l'Europe occidentale semblent nous orienter vers un statut peripherique pour la region :

« Les economies industrielles de l'Occident, en Europe et ailleurs, sont de plus en plus capables de transferer une grande partie de leurs collts d' ajustement lors des crises economiques mondiales au « Second Monde» de l'Est comme ils l'ont deja fait avec le « Tiers-Monde » du Sud. Le « Second » monde devient ainsi partie du «Tiers-Monde» [ ... ] Les interminables missions des« conseillers et experts »et les procedures du Fonds Monetaire International (FMI) qui ont participe a l' effondrement des economies des pays du Sud et de l'Est dans les annees 1980 sont aujourd'hui encore plus concentrees a l'Est ou ils CEuvrent pour promouvoir davantage cette faillite »(Frank 1992: 42f.).


Figure 2. Continuum de l'identite europeenne dans le schema hegemonique occidental

Turquie Europe Europe centrale Europe du SudEst occidentale

Finalement, maintenir le statut « d'Etats candidats » revient a entretenir une relation quasi-coloniale, cette fois-ci caracterisee par une dependance legale et economique envers une autorite etrangere, soutenue de fait par une ideologie qui promeut la reconstruction d'identites « modernes», dans laquelle l'imaginaire orientaliste joue un röle central. Dans ce cas, la course pour une identite « plus europeenne » ne sera pas une course de vitesse. Dans cette competition, le rapide comme le lent courent avec un dossard qui marque leur « moindre blancheur » dans le stade

· europeen, clont ils reconnaissent la legitimite des lors qu'ils entrent dans Ja course.

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110 Manuela BOATCÄ

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La négociation de l'identité raciale dans de l'Europe de l'Est d'Hier et d'Aujourd'hui

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