DANS CE NUMÉRO : DOSSIER : Le temps d’un rêve Parole de Marmotte nº13 : La chasse aux rêves est ouverte/Rêve de marmotte … 2-3 Tu rêves !… 3 Défragmentation cérebrale … 5 B’Rêve-sur-Roya… 6 Si j’avais un rêve/si j’avais un cauchemar… 6 Psychanalyse du tunnel de Tende … 7 [OREILLES TENDUES] Dialogue avec un chevreuil rêveur… 7 Du rêve à l’action … 8 Rêve de sciences … 9 Les nouveaux dieux … 10 Aux prisonniers mutinés … 11 JOURNAL DE N’IMPORTE QUI - L’art endormi … 12 PAROLE AUX USAGERS DU TRAIN … 13 CEUX QUI MARCHENT SUR NOS ROUTES … 13 INITATIVES LOCALES : Le SEL du Citron … 14 La pépinière de Bendola … 14 COURRIER DES LECTEURS … 15 ACTUALITÉS : Linky, UNESCO, Véolia, Eau, Train, Tunnel de Ten- de, Arrêté 19 tonnes, Loi de sécurité intérieure 2017… 15-16 ÉVÈNEMENTS EN ROYA - BEVERA … 16 La marmotte La marmotte déroutée déroutée Janvier 2018 - nº13 - Prix libre UN JOURNAL POUR LA ROYA Le temps d’un rêve Souvent, ses rêves sont des villes. Villes grandes, dont elle arpente le bitume sans objectif apparent. Paysages issus d’une mosaïque de sou- venirs transformés par l’imaginaire : un coin de rue sur- monté d’une maison colorée à deux étages avec une épi- cerie ou un garage donnant sur le trottoir, un édifice flan- qué d’autres édifices, le dernier rayon du soleil se reflé- tant sur leurs parois en verre. Un arbre, avec des feuilles de printemps, seul au milieu de ces reflets. D’un rêve à l’autre, ces fragments de ville se mélangent, se recompo- sent, s’allient à d’autres fragments. Morceaux de rues couvertes de boue séchée, bordées de murs peints à la chaux, de longues voies droites dont les pavés scintillent à la lueur de la lune, fils électriques d’un tramway enche- vêtrés au-dessus d’un carrefour, cloches violettes des fleurs d’un jacaranda, un bouleau dégarni par l’automne, traverses crasses lavées au jet d’eau par quelque som- nambule forcé. Ces villes, elle les explore souvent de nuit. Souvent, le ciel finit par s’éclaircir, mais le monstre urbain ne s’ébouriffe pas encore. Alors, à regarder le jour venir, dans le silence d’avant le premier chant d’oiseau, elle trouve, souvent, une sensation d’intense quiétude. La sensation d’avoir le temps. Le temps, une des multiples obsessions sur lesquelles nos rêves font le jour. Le temps qui manque, qui passe trop vite, qui passe sans qu’il ne se passe rien, qui traîne en longueur quand le sommeil nous fuit. Le temps qu’on tra- que quand on décide de ne pas dormir, qu’on croit avoir vaincu à la fin d’une nuit blanche ou lorsqu’on se lève avant le jour, quand le « tout est à faire » ne nous paralyse pas encore. Le temps qu’on perd à parfaire quelque ouv- rage qui ne nous satisfera jamais. Le temps que nos rêves mettent en scène, dilatent, tordent ou font durer. Le temps dont on refuse la tyrannie quand on se laisse aller à la rêverie. Ou le temps qu’on saisit, l’espace d’un ins- tant, lorsqu’un rêve rencontre le réel. L’hiver est la période d’hibernation chez les marmottes. Voyant s’accroître la distance entre ses souhaits et une réalité qu’elle n’arrive pas à faire sienne, la nôtre sombre peu à peu dans le sommeil : léger d’abord, profond, puis paradoxal. Le temps de prendre le temps de rêver sé- rieusement. Bonne lecture. Publication autogérée par des habitants de la vallée de la Roya - www.la-marmotte-deroutee.fr - [email protected]- 07 68 05 65 34 Inspiré d'un dessin de Michel Otthoffer
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La marmotte La marmotte déroutéedéroutée · 2018. 1. 11. · Page 2 PAROLE DE MARMOTTE Nº13 10h35. [Messages reçus. Expéditeur: Stagiaire nº1] « Opération réussie. J’ai
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DANS CE NUMÉRO :
DOSSIER : Le temps d’un rêve
Parole de Marmotte nº13 : La chasse aux rêves est ouverte/Rêve de
marmotte … 2-3
Tu rêves !… 3
Défragmentation cérebrale … 5
B’Rêve-sur-Roya… 6
Si j’avais un rêve/si j’avais un cauchemar… 6
Psychanalyse du tunnel de Tende … 7
[OREILLES TENDUES] Dialogue avec un chevreuil rêveur… 7
Du rêve à l’action … 8
Rêve de sciences … 9
Les nouveaux dieux … 10
Aux prisonniers mutinés … 11
JOURNAL DE N’IMPORTE QUI - L’art endormi … 12
PAROLE AUX USAGERS DU TRAIN … 13
CEUX QUI MARCHENT SUR NOS ROUTES … 13
INITATIVES LOCALES :
Le SEL du Citron … 14
La pépinière de Bendola … 14
COURRIER DES LECTEURS … 15
ACTUALITÉS : Linky, UNESCO, Véolia, Eau, Train, Tunnel de Ten-
de, Arrêté 19 tonnes, Loi de sécurité intérieure 2017… 15-16
ÉVÈNEMENTS EN ROYA - BEVERA … 16
La marmotte La marmotte déroutéedéroutée
Janvier 2018 - nº13 - Prix libre
UN JOURNAL POUR LA ROYA
Le temps d’un rêve Souvent, ses rêves sont des
villes. Villes grandes, dont elle arpente le bitume sans
objectif apparent. Paysages issus d’une mosaïque de sou-
venirs transformés par l’imaginaire : un coin de rue sur-
monté d’une maison colorée à deux étages avec une épi-
cerie ou un garage donnant sur le trottoir, un édifice flan-
qué d’autres édifices, le dernier rayon du soleil se reflé-
tant sur leurs parois en verre. Un arbre, avec des feuilles
de printemps, seul au milieu de ces reflets. D’un rêve à
l’autre, ces fragments de ville se mélangent, se recompo-
sent, s’allient à d’autres fragments. Morceaux de rues
couvertes de boue séchée, bordées de murs peints à la
chaux, de longues voies droites dont les pavés scintillent
à la lueur de la lune, fils électriques d’un tramway enche-
vêtrés au-dessus d’un carrefour, cloches violettes des
fleurs d’un jacaranda, un bouleau dégarni par l’automne,
traverses crasses lavées au jet d’eau par quelque som-
nambule forcé. Ces villes, elle les explore souvent de
nuit. Souvent, le ciel finit par s’éclaircir, mais le monstre
urbain ne s’ébouriffe pas encore. Alors, à regarder le jour
venir, dans le silence d’avant le premier chant d’oiseau,
elle trouve, souvent, une sensation d’intense quiétude. La
sensation d’avoir le temps.
Le temps, une des multiples obsessions sur lesquelles nos
rêves font le jour. Le temps qui manque, qui passe trop
vite, qui passe sans qu’il ne se passe rien, qui traîne en
longueur quand le sommeil nous fuit. Le temps qu’on tra-
que quand on décide de ne pas dormir, qu’on croit avoir
vaincu à la fin d’une nuit blanche ou lorsqu’on se lève
avant le jour, quand le « tout est à faire » ne nous paralyse
pas encore. Le temps qu’on perd à parfaire quelque ouv-
rage qui ne nous satisfera jamais. Le temps que nos rêves
mettent en scène, dilatent, tordent ou font durer. Le
temps dont on refuse la tyrannie quand on se laisse aller
à la rêverie. Ou le temps qu’on saisit, l’espace d’un ins-
tant, lorsqu’un rêve rencontre le réel.
L’hiver est la période d’hibernation chez les marmottes.
Voyant s’accroître la distance entre ses souhaits et une
réalité qu’elle n’arrive pas à faire sienne, la nôtre sombre
peu à peu dans le sommeil : léger d’abord, profond, puis
paradoxal. Le temps de prendre le temps de rêver sé-
rieusement. Bonne lecture.
Publication autogérée par des habitants de la vallée de la Roya - www.la-marmotte-deroutee.fr - [email protected] - 07 68 05 65 34
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PAROLE DE MARMOTTE Nº13
10h35. [Messages reçus. Expéditeur :
Stagiaire nº1] « Opération réussie. J’ai le sujet. Respiration
stable, rythme cardiaque ralenti. Toutes les caractéristiques
sage et tranquillité, wagon « retraite et contemplation »,
wagon surprise, wagon à thème.... Et cela en incessants
allers-retours, de gare en gare fleuries aux quais enfiévrés.
(* tarin : petit oiseau chanteur de la famille des passereaux)
Si j’avais un cauchemar : Si j’avais un cauchemar à raconter, dans mon lit à l’étage...
Ma baguette magique est écrabouillée sur la route...
Et alors, je vois du gris partout, des volets tous clos, des
plantes désormais anorexiques et moribondes. Au-dessus
de moi, des viaducs occultent le soleil et les étoiles.... Je
n’ai plus qu’à partir et dire adieu à la vallée de la Roya
sacrifiée sur l’autel de nos égoïsmes … « No future »
Les Coyotes des Alpages
La Marmotte déroutée Page 7
LE TEMPS D’UN RÊVE DOSSIER
Quelle idée saugrenue a-t-elle eu, la Marmotte, de partir à la recherche de rêveurs-rêveuses en ce premier
mois d’hiver ! Et en plus, après les fêtes, à l’entrée d’une période creuse où l’on ne rêve même plus de cadeaux ou de
repas gargantuesques ! Mais si c’était, tout au contraire, le bon moment pour prendre du recul et regarder nos rêves -
enfin, pour ceux/celles qui en ont - avec un peu de sérieux ? Quoi qu’il en soit, la Marmotte a bien fini par tomber sur
un rêveur, et pas des moindres. Son rêve ? Être un chevreuil. Voici quelques extraits de leur conversation.
Dialogue avec un chevreuil rêveur OREILLES TENDUES
M : Réalise-t-on vraiment nos rêves ? Mais déjà, pour com-
mencer, rêve-t-on vraiment ?
Élaborer tes rêves, c’est un effort, un travail presque, une tor-
ture. Délimiter ton espace de subjectivité. Là où c’est toi qui
penses, et pas la morale ou les conventions. Le temps mort, le
manque d’intensité, la mort à petit feu par ennui, c’est là que
les rêves peuvent devenir sombres, et la violence faire son
entrée. Mais la violence, tu peux la donner pour t’émanciper.
Souvent, et on le sait, même quand on croit réaliser nos rêves,
on reste dans le faux. Même quand ils contiennent quelque
chose de vrai, c’est noyé dans du faux. Quand les pubs utili-
sent des termes comme « révolution », « réalité » ou « rêve »
pour vendre un robot épluche-légumes ou une voiture, on
s’habitue à la mise en scène de la vie. Et quand on a un choix
à faire, on se réfère à un catalogue.
M : Même quand on résiste ?
Quelqu’un d’opprimé devient agressif, enfin, normalement.
Mais la plupart du temps, nos résistances sont du théâtre, un
truc à propos duquel tout le monde sait par avance qu’il sera
inoffensif – la manif en est une incarnation par excellence,
mais beaucoup d’autres formes de mobilisation le sont tout
autant, qu’on les étiquette de légalistes ou d’anarchistes. On
fait du happening. On agite un couteau en plastique, inoffensif
même s’il peut être impressionnant, le seul outil admis.
M : L’émeute, c’est aussi un jeu ?
Non, parfois, c’est spontané et ça peut devenir ingouverna-
ble. Mais quand c’est un but en soi, donc prévisible, on reste
dans les règles statistiques. Le théâtre est l’espace qu’on nous
laisse pour canaliser nos rêves et neutraliser notre violence
(fût-ce en la réalisant pour de faux). Pour orienter la créativité
et l’intelligence des gens dans le sens du pouvoir, on peut
utiliser des coups de bâton ou des récompenses. Du pain et
des jeux. Un bon spectacle est une bonne récompense.
M : Qu’on le regarde ou qu’on en soit l’acteur. Ça défrus-
tre ?
C’est ça, quand le spectacle finit, on a vécu des choses, puis
le rideau tombe et on rentre chez soi.
M : Que faire alors?
Récupérer le vrai terrain de la rue. Nous associer. Avec des
passions à partager.
M : Et pourquoi vouloir être un chevreuil ?
(Il n’y aura pas de réponse à cette question)
Jidé
L’oiseau vole en cercle Au-dessus des montagnes, les nuages se chargent d’hiver La flûte sonne sur les ruines des remparts
Oreille tendue par Andrea
Installez-vous.
Parlez-moi de vos rêves et de
vos cauchemars !
Depuis quelques temps, je rêve
que je suis deux ! Tout allait bien
pourtant y a quelques années. Et
puis, on a commencé à me faire
sentir vieux, obsolète. Terrible
sentiment. Je suis un tunnel, je
ne pouvais pas tuer mon père et
me marier avec ma mère, j’ai
donc décidé de refouler mes
complexes. Je sais, c’est une très
mauvaise habitude.
Dites m’en plus sur vos
complexes ?
En fait, je n’en avais pas il y a
encore quelques mois. Un jour,
on est venu me forer les côtés à
différents endroits et je me suis
rendu compte qu’on me ratta-
chait à une sorte d’extension de
moi, sensiblement plus récente,
mais, avec un mal-être pro-
fond…Une sacrée expérience.
Je pense qu’il s’agissait de
mon inconscient, mais à ce
moment-là, je sentis beau-
coup de souffrance. Cette
extension était si fragile…
Poursuivez !
Je crois que je manque
d’amour. Vous me suivez ?
D’apparence masculine, je
suis un symbole évidemment fé-
minin… Tandis que les véhicules
qui me traversent… phalliques,
bien entendu. Vous me suivez ?
J’ai beau avoir un bel âge, je souf-
fre de manque de reconnaissance.
J’ai l’impression que je fais peur.
Pourtant, il ne faut pas se tromper.
Bien entendu, mon moi est un tun-
nel austère. Mais mon surmoi, ce
que je cache à moi-même mais
aussi aux autres, c’est un vide
« d’amour » qui n’est pas comblé !
… Ah, ça va mieux en le disant.
Merci de m’avoir écouté.
Combien je vous dois ? Jidé
Page 8 La Marmotte déroutée
LE TEMPS D’UN RÊVE DOSSIER
Savourer le vertige sans céder à l’appel du précipice Du rêve à l’action : Rêve (éveillé) : « production idéale ou chimérique de l’imagination destinée à satisfaire un besoin ou un désir, à refuser une réalité
difficile, à représenter ce que l’on veut accomplir » (Dictionnaire Antidote).
Les rêves éveillés n’ont pas pour vocation
première d’être réalisables, ce sont des rêves,
pas des projets. On ne rêve pas un plan d’action
ou une feuille de calcul, on rêve des situations,
des émotions. Mais nos projets peuvent se nourrir
de ces situations imaginaires et nous, avoir be-
soin d’elles pour y puiser nos intentions. Il y a des
rêves qui nous portent, nous accompagnent à la
manière d’une puissance secrète qui nous fait
prendre de la hauteur sur les problèmes du quoti-
dien. Mettant en scène quelque détail possible de
notre vie, d’autres promettent une récompense
dont l’avant-goût donne de la niaque à nos actes
et gestes. Mais, à de rares exceptions près, les
choses ne se passent pas comme on les imagine,
et les histoires qu’on se raconte restent trop sou-
vent dans la fiction. Alors, quand la promesse
s’évanouit, le rêve n’inspire plus, ne compense
plus l’insipide de la routine, il devient, au contrai-
re, un facteur d’apathie : quand la distance entre lui et le réel
se fait infranchissable, tous nos efforts nous paraissent vains.
Nos rêves impossibles rendent nos possibles ternes et creux.
De là, il n’y a qu’un pas pour qu’on s’endorme dans l’ennui du
« à quoi bon », un vide où on ne veut plus rien puisque tout
rêve nous semble être un délire. Rêver, c’est vivre dange-
reusement : suivre la ligne de crête au plus près du précipi-
ce, savourer le vertige sans y céder. Alors, pour peu qu’on
veuille garder ce quelque chose de passion qui fait que nos
vies sortent parfois de l’ordinaire, on doit apprendre à appri-
voiser notre imaginaire et à déjouer les pièges qu’il nous
tend.
Veiller à ce que le rêve oriente la réalité au lieu d’en prendre
la place est un jeu d’équilibriste. Oblomov, le héros du roman
homonyme d’Ivan Gontcharov, passe sa vie sur un divan
rêvant à un pays chimérique. Les souvenirs d’enfance qu’il y
retrouve l’égarent dans la nostalgie d’un passé révolu. Sym-
bole de désœuvrement mélancolique, de perte totale de pri-
se sur la vie, Oblomov nous éclaire sur la puissance anéantis-
sante des fantasmes [1]. Ces créations psychiques, nos créa-
tions, sont faites pour exhausser nos désirs. L’extrême préci-
sion de leurs voyages immobiles rend le passage à l’acte su-
perflu. En parallèle, souvent, l’intensité des émotions qu’elles
nous procurent, alliée à la conscience de ne pouvoir les vivre
que « pour de faux », nous accaparent, nous empêchent
d’« être là » et d’être sensibles à la beauté de ce qui existe.
Notre monde imaginaire devient ainsi un puits à frustrations.
C’est un savant dosage que d’imaginer assez pour nourrir le
désir de faire et s’arrêter avant que les méandres de l’imagi-
naire ne nous retiennent prisonniers.
Une force vitale plus qu’un espoir
On rêve toujours au-dessus de nos moyens. L’admettre par
avance peut nous aider à amortir les chutes. Mais, en antici-
pant et en désamorçant ainsi nos frustrations, faut-il encore ne
pas tomber dans le travers contraire : mettre trop vite le point
final à quelque chose qu’on peut rêver de vivre ou de créer,
le juger impossible sans lui laisser une chance d’être essayé.
Un autre piège est le rôle de victime dans lequel on se com-
plait si facilement. Souvent, la réalisation de nos rêves ne dé-
pend pas seulement de nous, et les cas où les autres, l’exté-
rieur et le hasard rentrent en consonance totale avec notre
imaginaire sont aussi rares qu’un alignement planétaire.
Alors, on peut avoir tendance à rendre les autres responsa-
bles de nos échecs ou de notre inaction, on fait d’eux des ca-
che-sexes de nos peurs existentielles, boucs émissaires de
nos renoncements. Faire face à soi-même est loin d’être faci-
le. Il est peut-être plus dur encore, et plus fragilisant à priori,
de parvenir à ajuster nos rêves à ce que sont ces autres, les
autres vrais, pas tels qu’on les imagine. Et que penser alors
de l’idée folle de partager nos rêves avec eux, de prendre le
risque, pour construire des rêves communs, de voir nos rêves
se désarticuler, de ne plus être uniquement nôtres?
Un rêve devient rarement réalité sous sa forme de départ,
avec tous ses détails. Mais il peut être à l’origine de réalités
qui n’existaient pas avant lui. Un rêve ne meurt pas : soit il
nous hante, soit il se métamorphose, et cette deuxième option
laisse beaucoup de possibilités. Accepter que nos rêves évo-
luent au contact du réel implique le courage, non pas d’y re-
noncer, mais de pouvoir les mettre en pièces pour les remo-
deler, tel un échafaudage mental qu’on change régulièrement
d’endroit et qu’on ajuste sans cesse pour qu’il s’élève plus
haut tout en étant plus solidement ancré au sol. L’altérité,
même faite de blocages, apporte à cette entreprise un salutai-
re décalage, comme lorsque, confronté à une impasse d’or-
dre pratique, on cherche un regard neuf pour en sortir. Nos
rêves peuvent être des trames dont on s’amuse à revisiter les
scénarios, laissant aux situations réelles, avec ce qui les com-
pose, un large espace d’improvisation. Souvent, le contenu-
Le sanglier rêve de cimetières remplis de chasseurs, Et le chasseur, de forêts pleines de sangliers vivants.
Janvier 2018, nº13 Page 9
Alice
LE TEMPS D’UN RÊVE
Rêve de sciences
Des superstitions au scientisme
Pendant des millénaires, la magie, le
mysticisme et la religion ont joué un
rôle de premier plan dans la com-
préhension que les Humains avaient du
monde. Cette emprise, qui paraissait
inébranlable, a donné lieu à des régi-
mes politico-religieux dont la monar-
chie héréditaire de droit divin est l’un
des exemples paradigmatiques. Puis,
entre le XVIème et le XVIIIème siècle, les
découvertes scientifiques et les inven-
tions successives ont fait advenir un
nouveau mode de pensée incarné et
diffusé par ceux et celles que nous ap-
pelons « les Lumières » - une métaphore
pour signifier qu’ils « éclairèrent » le
monde pour le faire sortir de l’obscu-
rantisme. Les travaux de Descartes, no-
tamment sa méthode dite « rationnelle »,
c’est-à-dire fonctionnant sur des déduc-
tions logiques et sur des expériences
concrètes, favorisèrent la naissance
d’un nouveau courant de pensée : le
positivisme ou scientisme. La science
nous permettrait de tout comprendre,
de « nous rendre comme maîtres et pos-
sesseurs de la nature ».
Le scientisme, nouvelle superstition ?
L’évolution des espèces (Darwin), la
mécanique classique (Newton), la ri-
chesse des nations (Smith) ou la créa-
tion de l’univers (théorie du big-bang) :
peut-on réellement tout expliquer
scientifiquement ? Aujourd’hui, la scien-
ce est omniprésente, privilégiée dès les
bancs de l’école, vulgarisée dans les
magazines grand-public ou les émis-
sions radio, à portée de nos doigts au
travers des smartphones. La fusion nu-
cléaire nous promet une énergie quasi-
infinie, la manipulation génétique per-
met d’enrichir le golden riz en vitamine
A, nous sommes capables de faire pous-
ser des légumes dans un substrat qui
reproduit le sol martien, de sélectionner
le sexe des bébés, de refaire marcher
les handicapés moteurs et de greffer de
nouvelles têtes sur le tronc d’autres per-
sonnes, de lire sur le visage d’un dor-
meur pour savoir de quoi il rêve [1] (cf.
l’encadré p.10)… La science peut-elle
tout ? Doit-on en avoir peur ? Ou bien,
nous n’avons d’autre choix que croire
en sa toute-puissance, sans libre-
arbitre, aveuglement ?
« Science sans conscience n’est que
ruine de l’âme » (Rabelais)
Nous sommes (encore …) des êtres sen-
sibles, sujets à des émotions qui nous
sont propres. La colère, l’amour, la tris-
tesse, la joie… Sans cela, nous serions
des clones, dépossédés de nos subjecti-
vités, de notre « âme », de ce qui fait
que nous sommes ce que nous sommes.
« Je sens donc je suis », pourrions-nous
répondre aux gourous scientistes. Car
une certaine déraison plane sur les
rêves de technologie. Les mythes et la
Critique du progrès :
les néo-luddites
Le néo-luddisme est un mouvement
d'opposition à tout ou partie du progrès
technologique. Héritiers des luddites du
XIXème siècle (ouvriers et artisans an-
glais qui détruisaient les machines par
lesquelles on remplaçait leur travail),
les néo-luddites ne sont pas nécessaire-
ment technophobes mais plutôt criti-
ques des technologies et de leurs effets
sur les individus et les communautés. Ils
revendiquent un retour à des valeurs et
des pratiques plus « naturelles » et plus
simples que celles portées par la tech-
nologie moderne. (Source : Wikipédia)
même de nos rêves reste emprisonné par le déjà-vécu ou par des
idéaux figés, tout comme nos bancs d’essai pâtissent des préjugés
qu’on cultive sur nos limites. La connaissance de soi, précieuse
pour ne pas tomber trop bas, devient parfois notre plus grande
prison. En acceptant d’ouvrir nos rêves à l’inconnu, celui précisé-
ment qu’on ne peut pas imaginer, on évacue non seulement la peur
et la douleur des échecs. On s’offre le luxe de rêver au-delà de
nous, pour « devenir sans cesse » [2].
[1] Un fantasme est une « production de
l’imagination qui exprime des désirs
conscients ou inconscients », il n’est pas
forcément sexuel. Par exemple, un pro-
jet, individuel ou collectif, aux attentes
trop détaillées peut aussi en être un.
[2] « Ne soyez rien, devenez sans cesse »
est l’adage inspirant d’un des protago-
nistes du roman d’Alain Damasio « La
Zone du Dehors ».
Être immortel, dompter la nature, s’affranchir des limites de l’espace, voler… La science fait
rêver. Pourtant, le mythe du progrès scientifique infini a beaucoup été critiqué par le passé et fait tou-
jours encore (un peu) débat.
Page 10 La Marmotte déroutée
fiction s’en délectent : Prométhée, en vo-
lant le feu aux Dieux, en avait fait les
frais, condamné à se faire dévorer chaque
jour le foie, qui repoussait chaque nuit ;
Mary Shelley a mis en scène la folie de la
technique sans éthique dans son roman
« Frankenstein ». Parfois, l’invention dé-
truit son créateur ou peut être lourde de
menaces pour la vie telle que nous la connaissons : le nu-
cléaire serait capable de faire littéralement exploser la
planète ; les nouvelles molécules chimiques font baisser la
fertilité des espèces animales ; les manipulations généti-
ques (OGM, Crispr-Cas9) détruisent la biodiversité ou
menacent de créer des mutants ; le contrôle climatique,
encore à ses balbutiements, risque de dérégler des sys-