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Antoine Constantin Caille Semtex 2015 La lecture, entre prédétermination et virtualisation Table des matières Introduction/résumé :........................................1 1. Que la lecture est prédéterminée..........................2 1.1. Par l’auteur du texte – De la métaphore du puzzle......2 1.2. Par la conception du texte – De la logique préformiste. 5 2. Que certaines conceptions du texte permettent une virtualisation de celui-ci par la lecture....................8 2.1. Que ces conceptions supposent de déterminer le rapport entre virtuel et possible – De l’épuisement.................8 2.2. Qu’une virtualisation rigoureuse opère un travail de stricture – D’une virtuelle intersection...................12 3. Qu’une lecture digne de son texte opère une virtualisation ............................................................ 16 3.1. Plus ou moins consciemment orchestrée par l’auteur – De l’hétérogénéisation........................................16 3.2. Qui va au-delà de son orchestration – De la blancheur. 24 Introduction/résumé : Que dire quant à la lecture ? On peut dire que la lecture d’un texte est prédéterminée par son auteur, qui, de par son art de la composition, maîtriserait le virtuel du texte, entendu comme sa lisibilité. Telle est la conception à laquelle nous invite Georges Perec avec sa fameuse métaphore du puzzle, donnée en préambule à La Vie mode d’emploi . Mais en disant cela, on risque d’oublier de dire que l’écriture elle-même est prédéterminée, par plusieurs types de normes et de règles. La prise de conscience par l’écrivain de la prédétermination qui affecte son travail d’écriture remet-elle en question sa prétendue capacité à maîtriser la réception de son œuvre? Un lecteur ayant à sa disposition un attirail critique dernier cri, et s’occupant de l’objet textuel dans son attachement à un moment du passé, n’est-il pas davantage en mesure de définir qu’elle était le virtuel de l’auteur (l’écrivabilité) que ne l’était celui-ci de prédire le virtuel futur (la lisibilité) ? 1
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La lecture, entre prédétermination et virtualisation

Apr 01, 2023

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La lecture, entre prédétermination etvirtualisation

Table des matièresIntroduction/résumé :........................................11. Que la lecture est prédéterminée..........................21.1. Par l’auteur du texte – De la métaphore du puzzle......21.2. Par la conception du texte – De la logique préformiste. 5

2. Que certaines conceptions du texte permettent une virtualisation de celui-ci par la lecture....................82.1. Que ces conceptions supposent de déterminer le rapport entre virtuel et possible – De l’épuisement.................82.2. Qu’une virtualisation rigoureuse opère un travail de stricture – D’une virtuelle intersection...................12

3. Qu’une lecture digne de son texte opère une virtualisation............................................................163.1. Plus ou moins consciemment orchestrée par l’auteur – De l’hétérogénéisation........................................163.2. Qui va au-delà de son orchestration – De la blancheur. 24

Introduction/résumé :

Que dire quant à la lecture ? On peut dire que la lectured’un texte est prédéterminée par son auteur, qui, de par sonart de la composition, maîtriserait le virtuel du texte,entendu comme sa lisibilité. Telle est la conception à laquellenous invite Georges Perec avec sa fameuse métaphore du puzzle,donnée en préambule à La Vie mode d’emploi. Mais en disant cela, onrisque d’oublier de dire que l’écriture elle-même estprédéterminée, par plusieurs types de normes et de règles. Laprise de conscience par l’écrivain de la prédétermination quiaffecte son travail d’écriture remet-elle en question saprétendue capacité à maîtriser la réception de son œuvre? Unlecteur ayant à sa disposition un attirail critique derniercri, et s’occupant de l’objet textuel dans son attachement à unmoment du passé, n’est-il pas davantage en mesure de définirqu’elle était le virtuel de l’auteur (l’écrivabilité) que nel’était celui-ci de prédire le virtuel futur (la lisibilité) ?

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Dans sa préface à Un coup de dés..., Mallarmé montre quant à luiune grande prudence concernant sa capacité à prédéterminer leseffets de son texte (« sans présumer de l’avenir qui sortirad’ici »). Pourtant son poème est un très minutieux travail deprédétermination des gestes de lecture. Le concept devirtualisation peut ici venir en renfort.

Nous devons en effet être sensibles au fait que latextualité est paradoxalement et nécessairement dissimulée parce qui la fait apparaître. Tel nous paraît être l’enjeuprincipal d’Un coup de dés jamais n’abolira le hasard, auquel on seferme en parlant du Coup de dés — en tenant pour négligeable ledéterminant et premier mot du poème. Dans une plus largemesure, on peut repérer un certain nombre de procédés parlesquels un texte sensibilise son lecteur à la disparitionqu’il engendre. Ces procédés sont des virtualisations, en unsens deleuzien, développé par Pierre Lévy, en tant qu’ilssuscitent une remontée de l’actualité du texte vers le champproblématique de la textualité; ils sont également des procédésde virtualisation en un sens texticien: à l’intérieur de cecadre théorique, la virtualisation se définit comme unprocessus par lequel apparaît à l’esprit une partie absentesous l’effet d’une présente structure. À travers plusieursexemples, dont la comparaison des deux fragments de texte ci-dessous, sous l’angle de leur virtuelle intersection, nousessaierons de problématiser le rapport entre prédéterminationet virtualisation pour en tirer quelques choses à dire quant àla lecture.

(Ricardou, "Entre présence et absence", Dactylogramme pour leSéminaire de textique, illustration 12)

Ma faim, qui d’aucuns fruits ici ne se régaleTrouve en leur docte manque une saveur égale :Qu’un éclate de chair humain et parfumant !

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Le pied sur quelque guivre où notre amour tisonne,Je pense plus longtemps peut-être éperdûmentA l’autre, au sein brûlé d’une antique amazone.(Mallarmé, "Mes bouquins refermés sur le nom de Paphos", Poésies, Garnier-Flammarion, page 111)

1. Que la lecture est prédéterminée

1.1. Par l’auteur du texte – De la métaphore du puzzle

La métaphore du puzzle est utilisée par Perec afin decorriger la conception supposée commune selon laquellel’activité de lecture est une pratique solitaire. Redonnant àce jeu ses lettres de noblesse en présentant les mérites dupuzzle de bois découpé à la main par rapport à celui en cartondécoupé aléatoirement à la machine, Perec montre que le faiseurde puzzle – comprenons qu’il en va de même pour le vraiécrivain – pense à l’avance les gestes du poseur – du lecteur ;ne laissant rien au hasard, il prédétermine toutes les« combinaisons plausibles » (PEREC, 1978, 17). Selon unemétaphore métareprésentative que Bernard Magné (MAGNÉ, 1986,85) nous permet de concevoir comme ayant à la fois une fonctionmétatextuelle générale (sur l’art de l’écrivain) etmacrométatextuelle (sur l’art de l’écrivain qui a conçu cetteœuvre qu’on s’apprête à lire), l’auteur construit une petitethéorie du rapport entre écriture et lecture, théorie que l’onpourrait qualifier de prédéterministe, en précisant qu’il s’agitd’un prédéterminisme scriptural, par contraste avec un prédéterminismeante-scriptural, que nous présenterons ensuite.

Le texte lie, très nettement, une version basique de ladoctrine structuraliste (« l’objet visé… n’est pas une sommed’éléments qu’il faudrait d’abord isoler et analyser, mais unensemble, c’est-à-dire une forme, une structure : l’élément nepréexiste pas à l’ensemble » (PEREC, 1978, 17)) à uneconception baroque de l’écriture comme prédétermination duvirtuel de la lecture. Ce virtuel est conçu comme multiplicitéde combinaisons et cette multiplicité comme entièrementdéterminée par l’écrivain. Celui-ci a épuisé à l’avance levirtuel de son texte en le « concevant », en le pro-grammant.Conception ou programmation d’un ingénieur, qui laisse place à

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la sensibilité, mais seulement dans la mesure où il enprédétermine « les opérations ».

Que l’intérêt de la lecture d’un texte soit plus grand quandl’écriture a été pratiquée dans l’intention de ne pas laisserle lecteur aux prises avec le seul hasard, cela, seuls lessurréalistes les plus bretoniens ne seraient pas enclins àl’admettre1. Le premier type de puzzles constituerait lamétaphore d’un certain type d’écrits auxquels l’appellation detextes ne paraît pas convenir. Il faudrait même formuler desréticences à décerner à ces x le statut d’écrits : on ne peutconcevoir une écriture qui serait une « découpe aléatoire » dulangage, précisément parce que le langage est prédécoupé enéléments (phonématiques et morphématiques) ; ici l’assemblaged’éléments discrets suppose un prédécoupage non-hasardeux. Lesécoliers qui découpent des bouts de papier où sont inscrits deslettres ou des mots savent ou apprennent qu’il faut respecterl’intégrité de ces éléments pour pouvoir composer des mots oudes phrases en les collant les uns à la suite des autres. Ilssavent ou apprennent aussi que certaines associations delettres ou de mots sont plus ou moins fréquentes, probables, etque certaines sont ou semblent impossibles2. Le « faiseur depuzzles », quand il a affaire au langage en tant qu’écrivain,ne peut opérer aussi aléatoirement qu’une machine, qu’une« presse coupante » (PEREC, 1978, 18) ; il doit respecter lescontours de ce paysage virtuel, pour qu’un paysage actuel (fût-il abstrait, non-représentatif) puisse apparaître. Simaintenant l’aléatoire est compris comme caractérisant laliaison des éléments (qui peuvent être de plus grande échelle :paragraphe, chapitre, lexies), l’absence de mise en œuvredonnant cohérence à l’« écrit » induit à parler d’inscriptionplutôt que d’écrit.

Par écriture, nous le savons, il faut entendre aumoins deux activités distinctes. L’une peut s’appelerinscription : avec elle se trouvent tracées certainessuites de caractères sur telle manière de support.L’autre peut garder le nom d’écriture : avec elle sevoient mises en œuvre diverses opérations capables derendre l’écrit plus complexe, c’est-à-dired’accroître les relations qui le composent. Son

1 « Écrivez vite sans sujet préconçu, assez vite pour ne pas retenir et nepas être tenté de vous relire. » (BRETON, 1977, 14)2 Voir l’exemple proposé dans ECO, 1999, 129-130.

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résultat, nous l’appellerons le texte. (RICARDOU,1982, 9)

Le second type de puzzles serait la métaphore d’un texteabsolu(tiste), ou du Texte, en un sens très différent de celuidans lequel Barthes utilise ce terme. Il est classique que laréception soit pensée comme pro-grammée par l’écrivain ou lethéoricien de la littérature : l’écriture prédétermine un sensou une multiplicité de sens que la lecture doit ou devraitactualiser. On pourrait qualifier de baroque une conceptiondans laquelle la réception est pensée comme pro-grammée jusquedans ses hypothèses de lecture pour des « sens » ou liaisonsqui resteront virtuelles, inactualisables parcequ’incompossibles3. C’est exactement jusqu’où Perec entendmener son entreprise littéraire : une écriture qui préfigureles virtuels chemins qui ne mènent nulle part, ayant un degréde perfection moindre que celui permettant de donner uneparfaite cohérence au divers. Ce structuralisme baroque est certainement un monstre. Iln’est pas critique, il ne fait pas la critique des limites duconcept de structure. Comme l’explique Etienne Balibar, « c’estparce que le structuralisme n’est pas une école mais unerencontre divergente, c’est parce qu’il réside autant et plusdans l’épreuve des limites de la catégorie qui lui donne son nom que dans laconstruction de sa consistance, qu’il a représenté un momentunique et incontournable » (BALIBAR, 2005, 8)4. Ce quicaractérise cette théorie (le prédéterminisme scriptural« baroque ») est en effet sa très forte tendance doctrinale :elle cherche à établir que le texte – de façon générale, tout« vrai » texte (« l’ultime vérité du puzzle » (PEREC, 1978,20)), qui deviendrait un modèle par un tel accomplissement –prédétermine non seulement une lecture adéquate, mais lemultivers d’inadéquations (de mauvais gestes de lecture) autourde cette lecture.

Cette doctrine distille plusieurs effets euphorisants : lalecture – qui serait produite suivant (en accord avec) cettedoctrine – d’une œuvre ainsi agencée, donne non seulement aulecteur un sentiment de proximité avec l’écrivain, puisque sesgestes de lecture lui paraissent accompagnés parce qu’ils ontété prémédités (et prédéterminés) ; elle lui donne aussi unesensation de puissance et de contrôle du virtuel : le virtuel

3 Voir DELEUZE, 1988.4 Nous mettons en italique.

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est ressenti, mais ressenti comme maîtrisable et maîtrisé. Cesentiment de maîtrise tient à la visée d’une synchronie, que lepuzzle figure : quand bien même sa recomposition prend dutemps, le puzzle repose sur la possibilité d’une coexistence(synchrone) de tous les éléments5. Mais plus largement, lepouvoir que l’écrivain se donne sur le virtuel du texte – d’untexte conçu comme son propre texte6 – est permis par unestratégie de prédétermination qui annihile le virtuel en leréduisant à du potentiel. La distinction entre potentiel etvirtuel est précisément ce que le courant oulipien (auquelappartenait Perec) a toujours manqué d’établir, en appuyant sesrecherches sur la logique combinatoire, comme l’illustre sonchef-d’œuvre, Cent mille milliards de poèmes.7 Les récents travaux dePierre Lévy nous aident à saisir cette précieuse distinction.

[…] En interprétant, en donnant sens au texte ici etmaintenant, le lecteur poursuit cette cascaded’actualisations. Je parle bien d’actualisation ausujet de la lecture, et non de la réalisation qu’eûtété une sélection parmi des possibles préétablis. […]Le virtuel n'éclot qu'avec l'entrée de lasubjectivité humaine dans la boucle, lorsque

5 “the paradigmatic case for structural approach is that of a finite set ofdiscrete entities…. The paradigmatic position of systems constituted offinite sets of discrete entities lies in the combinatory capacity and thequasi-algebraic possibilities pertaining to such sets. These capacities andpossibilities add to the type of intelligibility instituted by the firstpostulate, that of synchronicity.” (RICŒUR, 1976, 5)6 Nous renvoyons à la conception du « propre » du texte que proposeCerteau : « D’où naît donc la muraille de Chine qui circonscrit un« propre » du texte, qui isole du reste son autonomie sémantique, et qui enfait l’ordre secret d’une « œuvre » ? Qui élève cette barrière constituantle texte en île toujours hors de portée pour le lecteur ? Cette fictionvoue à l’assujettissement les consommateurs puisqu’ils sont dès lorstoujours coupables d’infidélité ou d’ignorance devant la « richesse »muette du trésor ainsi mis à part.… La lecture est en quelque sorteoblitérée par un rapport de forces (entre maîtres et élèves, ou entreproducteurs et consommateurs) dont elle devient l’instrument. » (CERTEAU,1990, 247)7 En témoignent ces trois extraits du recueil Atlas de littérature potentielle :« Tout avait commencé autour des Cent mille milliards de poèmes… » (OULIPO, 1981,22); « Toutes les interprétations qu’il autorise, toutes les« virtualités », en somme, de son comportement définissent bien, suivantles règles que nous avons adoptées, une potentialité littéraire. » (Op. Cit., 29) ;« Le domaine privilégié de Queneau, producteur de mathématique(s), est lacombinatoire. » (Op. Cit., 45). Sur Cent mille milliards de poèmes, voir « Poésie etcombinatoire » (Op. Cit., 303).

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surgissent du même mouvement l'indétermination dusens et la propension du texte à signifier, tensionqu'une actualisation, c'est-à-dire uneinterprétation, résoudra dans la lecture. (LÉVY,2007, non paginé)

La définition que Lévy donne de l’actualisation fait ressortirles limitations théoriques de la conception exprimée parPerec :

L’actualisation apparaît alors comme la solution d’unproblème, une solution qui n’était pas contenue àl’avance dans l’énoncé. L’actualisation est création,invention d’une forme à partir d’une configurationdynamique de forces et de finalités. Il s’y passeautre chose que la dotation de réalité à un possibleou qu’un choix parmi un ensemble prédéterminé : uneproduction de qualités nouvelles, une transformationdes idées, un véritable devenir qui alimente levirtuel en retour. (Ibid.)

Cette conception de l’actualisation différenciée de la réalisation tient compte de la critique bergsonienne de l’opinion courante sur le rapport entre réel et possible. C’estune telle critique qu’il nous faut maintenant examiner afin de ne pas nous laisser aveugler par une métaphore trop vite acceptée – celle du puzzle ; cependant nous allons voir que l’opinion en question est aussi sous-jacente à la logique de lapartition.

[1. Que la lecture est prédéterminée]

1.2. Par la conception du texte – De la logique préformiste

Les gestes de lecture sont-ils prédictibles du fait quel’objet littéraire, et plus généralement tout texte, a étéconçu par un auteur ? La prédictibilité de la lecture parl’auteur dépend aussi de la conception du texte que se fait lelecteur. La conception du texte que suppose la métaphore dupuzzle peut être qualifiée de préformiste. Derrida a opéré unecritique de ce qu’il considère constituer un préformisme encritique littéraire. L’auctorialité artistique estdiagnostiquée comme son implicite justification.

Par préformisme, nous entendons bien préformisme :doctrine biologique bien connue, opposée à un

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épigénétisme, et selon laquelle la totalité descaractères héréditaires serait enveloppée dans legerme, en acte et sous des dimensions réduites quirespecteraient néanmoins les formes et lesproportions de l’adulte futur. La théorie del’emboîtement était au centre de ce préformisme quifait aujourd’hui sourire. Mais de quoi sourit-on ? del’adulte en miniature, sans doute, mais aussi de voirprêter à la vie naturelle plus que la finalité : laprovidence en acte et l’art conscient de ses œuvres.Mais quand il s’agit d’un art qui n’imite pas lanature, quand l’artiste est un homme et quand c’estla conscience qui engendre, le préformisme ne faitplus sourire. (DERRIDA, 1979, 39)

Bergson nous faisait reconnaître que malgré leur défaut decaractère artistique, les situations du quotidien sont tout demême des actualisations originales, qui ne sont queschématiquement prévisibles8 ; Derrida souligne au contraireque c’est le caractère artistique de l’œuvre d’art qui nousfait adopter une conception préformiste pour celle-ci alors quecette conception nous paraît ridicule pour ce qui est de lanature. En revanche, les deux défendent l’importance de ladurée, souvent lésée au profit d’un géométrisme (seulementspatial) reposant sur la possibilité d’une perceptionsimultanée du divers (textuel). Citant l’ouvrage de Rousset(Forme et Signification, Essais sur les structures littéraires de Corneille à Claudel)qui fait l’objet de sa critique, Derrida commente :

« Un poète ne fait guère que développer un desseinpréétabli » (p.172) Cette esthétique qui neutralisela durée et la force, comme différence entre le glandet le chêne, n’est pas autonome chez Proust et chezClaudel. Elle traduit une métaphysique. Le « temps àl’état pur », Proust l’appelle aussi l’« intemporel »ou l’« éternel ». La vérité du temps n’est pastemporelle. De façon analogue (analogue seulement),

8 « Toutes ces considérations s’imposent quand il s’agit d’une œuvre d’art.Je crois qu’on finira par trouver évident que l’artiste crée du possible enmême temps que du réel quand il exécute son œuvre. D’où vient donc qu’onhésitera à en dire autant de la nature ? Le monde n’est-il pas une œuvred’art, incomparablement plus riche que celle du plus grand artiste ? Et n’ya-t-il pas autant d’absurdité, sinon davantage, à supposer ici que l’avenirse dessine d’avance, que la possibilité préexistait à la réalité ? »(BERGSON, 1897, 126)

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le temps comme succession irréversible n’est, selonClaudel, que le phénomène, l’épiderme, l’image ensurface de la vérité essentielle de l’Univers telqu’il est pensé et créé par Dieu. Cette vérité, c’estla simultanéité absolue. Comme Dieu, Claudel, créateuret compositeur, a « le goût des choses qui existentensemble ». (DERRIDA, 1979, 40)

Nous devons tenir compte de cette critique pour aborder lapartition comme métaphore du texte : nous touchons déjà ici àune limite de cette métaphore. Non pas au sens où le texte neserait pas (comme) une partition, mais en ce que la notion departition favorise une conception simultanéiste del’appréhension du texte : s’il est vrai que le texte requiertdu temps pour être lu, comme il est vrai que la partition enrequiert pour être exécutée, l’image de la partition diminuel’aspect temporel au profit d’une représentation simultanée.Une telle représentation du texte implique une certaineconception de la lecture et du rapport entre écriture etlecture. La lecture ne serait temporelle que temporairement etpar défaut ; une lecture approfondie de l’œuvre finirait pardonner une vision instantanée de sa totalité : elle pourrait sepasser du jeu et réduire à l’inessentiel son faire. En despages célèbres de La Pensée et le mouvant9, Bergson critique cetteconception en utilisant un exemple à première vue antinomiquepar rapport à son argument : le cinéma. L’expérience du filmcinématographique est en effet une expérience de lecture quiprend du temps, qui se fait dans et par la durée – ce qui estmoins évidemment le cas pour la lecture d’un tableau ou d’unephotographie. Cependant c’est une lecture au cours de laquellele lecteur-spectateur est astreint à recevoir les informations

9 « Si le mouvement est une série de positions et le changement une séried'états, le temps est fait de parties distinctes et juxtaposées. Sans doutenous disons encore qu'elles se succèdent, mais cette succession est alorssemblable à celle des images d'un film cinématographique : le film pourraitse dérouler dix fois, cent fois, mille fois plus vite sans que rien fûtmodifié à ce qu'il déroule ; s'il allait infiniment vite, si le déroulement(cette fois hors de l'appareil) devenait instantané, ce seraient encore lesmêmes images. La succession ainsi entendue n'y ajoute donc rien ; elle enretranche plutôt quelque chose ; elle marque un déficit ; elle traduit uneinfirmité de notre perception, condamnée à détailler le film image parimage au lieu de le saisir globalement. Bref, le temps ainsi envisagé n'estqu'un espace idéal où l'on suppose alignés tous les événements passés,présents et futurs, avec, en outre, un empêchement pour eux de nousapparaître en bloc […]» (BERGSON, 1897, 13)

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sans pouvoir changer l’ordre ou accélérer la succession desimages. Bien entendu avec une lecture du film dans un formatvidéo et certaines technologies, ces manipulations sont renduespossibles. Bergson anticipe ces possibilités, et manipule parl’esprit son exemple afin d’envisager non pas la réceptionphénoménologique première du film, mais l’idée que le film entant que dispositif technique nous incite à nous faire dutemps : le futur préexiste, il est préinscrit sur la pellicule,aucune opération que nous puissions faire sur le film, en tantque récepteurs plus ou moins actifs, ne saurait rien changer àce qui doit arriver10. Nous retrouvons donc ici la logique dela partition, qui est aussi celle du livre. Souvenons-nous dece que disait Barthes du support :

Soulignons, sans être en mesure de l’approfondir, lefait capital de toute l’histoire des supportsd’écriture : le passage (probablement accompli auIIIe siècle après J.-C.) du rouleau (de papyrus) aucahier (de parchemin). Les conséquences en sontmultiples, indécidables, se propageant comme desondes jusqu’au plus profond des mentalités ; avec lerotulus, l’écrit se déroule, la main descend le fleuvetracé, elle ne peut choisir sa lecture sans partir del’origine du rouleau, l’écriture peut difficilements’ajouter à l’écriture ; avec le codex au contraire(cahier ou livre), l’écrit se feuillette, la mainchoisit la page, devenue subrepticement une unité depensée, la base d’un empilement de commentaires.(BARTHES, 2000, 76)

Le passage du film cinématographique au film vidéo facilitecertainement l’incursion d’une nouvelle écriture au sein dufilm : facilitation du montage, du mixage, etc. Néanmoins lavraie révolution apparaît au moment où l’on propose unenouvelle conception de la partition, une nouvelle conception dulivre ou du film, plus exactement : au moment où la partitionfait proliférer le jeu. Eco propose plusieurs exemples derenouvellement du concept de partition qui vont dans ce sens enexergue à L’Œuvre ouverte. Une telle prolifération est ce que leconcept de textualité, ou plus largement la théorie du texte,10 Lévy affirme que : « Ce n'est véritablement que sur écran [d’ordinateur],ou dans d'autres dispositifs interactifs, que le lecteur rencontre lanouvelle plasticité du texte ou de l'image, puisque, encore une fois, letexte sur papier (ou le film sur pellicule) est forcément déjà complètementréalisé. »

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en particulier dans sa jonction avec la problématisation duvirtuel, permet d’envisager, et dans une certaine mesure deconcevoir. Nous faisons montre d’une certaine précaution parcequ’en effet concevoir ne devrait pas ici être compris comme uneprédétermination de ce que cette ouverture pro-voque. L’actethéorique doit prendre en compte, signaler, rendre sensible sespropres limitations – ce que Barthes et Derrida fontfréquemment. A défaut de cela, nous commettrions à nouveau uneréduction de la durée – en l’occurrence de la durée del’écriture. En conclusion d’un article présentant un numéro derevue regroupant des textes de jeunes chercheurs sur le Texte,Barthes écrivait :

Il ne faut pas penser que ces « prospects » diverscontribuent à cerner le Texte ; c’est plutôt àl’éployer que tout le numéro travaille. Il faut doncrésister à vouloir organiser, programmer ces études,dont l’écriture reste très diverse (c’est à regretque j’en suis venu à admettre la nécessité deprésenter ce numéro, risquant ainsi de lui donner uneunité dans laquelle tous les contributeurs ne sereconnaîtraient pas, et de prêter à chacun d’eux unevoix qui n’est peut-être pas tout à fait la sienne :toute présentation, par son intention de synthèse,est d’une certaine manière de concession au discourspassé). (BARTHES, 1993, 103)

Le danger qu’il y aurait à « programmer » des études enprédéterminant ce que serait leur champ est clairement perçu ;de plus, est perçu et énoncé le danger de l’illusionrétroactive qui consiste à penser que ce qui a été fait étaitprévisible, et donc que ce qui sera fait est prévisible.L’inattendu doit être préservé, le futur maintenu dans sonindétermination, et donc le discours qui traite de ce qui a étéfait ne doit pas perdre de vue que cette indéterminationexistait. Nous désirons souvent lire le futur comme s’ils’agissait d’un passé, alors que nous devrions redonner auxmoments du passé l’indétermination de leur futur. C’est ce quel’anecdote11 rapportée par Bergson dans « Le réel et le11 « Au cours de la grande guerre, des journaux et des revues sedétournaient parfois des terribles inquiétudes du présent pour penser à cequi se passerait plus tard, une fois la paix rétablie. L'avenir de lalittérature, en particulier, les préoccupait. On vint un jour me demandercomment je me le représentais. Je déclarai, un peu confus, que je ne me lereprésentais pas. […] « Mais, lui dis-je, l'œuvre dont vous parlez n'est

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possible » nous donne à envisager : on ne peut pas pronostiquer« la grande œuvre dramatique de demain » parce que celle-cin’est pas encore possible ; sa possibilité naîtra avec safabrication. Ce n’est qu’en concevant les choses ainsi qu’onpeut penser la création. Avec l’antécédence du possible sur leréel, il n’y aurait jamais à proprement parler de création, iln’y aurait que des coups au sein d’un jeu dont toutes lespossibilités existent d’avance virtuellement ; un entendementassez puissant pourrait pronostiquer le coup suivant enfonction de la situation historique présente, comme au coursd’une partie d’échecs.

Il faut donc s’apercevoir que la prédétermination du futurest une dénaturation du futur en ce qu’on réduit son virtuel àde l’actuel qui n’est pas encore, qui va venir ou est à venir – lemot avenir est symptomatique de cette dénaturation. Et il fautfaire un effort de pensée pour concevoir le passé tel qu’ilfut, c’est-à-dire dans l’indétermination entre des virtualitésrestant en grande partie imprévisibles : imprévisibles au-delàet en-deçà des catégories (des possibles) que la poétiqueparvient à discerner. Pour nous diriger dans le présent, noussommes bien obligés de prévoir au moins à titre hypothétiquequelque(s) futur(s) ; nous y sommes obligés dans la mesure oùla lecture des informations que nous recevons construit du sensen anticipant des hypothèses. « L’anticipation ou laprécipitation (risque de précipice et de chute) est unestructure irréductible de la lecture. » (DERRIDA, 1974, 7) Deplus, l’écriture elle-même construit son texte en prenant encompte les anticipations du lecteur. De telles procédures

pas encore possible. » – « Il faut pourtant bien qu'elle le soit,puisqu'elle se réalisera. » – « Non, elle ne l'est pas. Je vous accorde,tout au plus, qu'elle l'aura été. » – « Qu'entendez-vous par là ? » – «C'est bien simple. Qu'un homme de talent ou de génie surgisse, qu'il créeune œuvre : la voilà réelle et par là même elle devient rétrospectivementou rétroactivement possible. Elle ne le serait pas, elle ne l'aurait pasété, si cet homme n'avait pas surgi. C'est pourquoi je vous dis qu'elleaura été possible aujourd'hui, mais qu'elle ne l'est pas encore. » […] Enjugeant d'ailleurs ainsi que le possible ne présuppose pas le réel, onadmet que la réalisation ajoute quelque chose à la simple possibilité : lepossible aurait été là de tout temps, fantôme qui attend son heure ; ilserait donc devenu réalité par l'addition de quelque chose, par je ne saisquelle transfusion de sang ou de vie. On ne voit pas que c'est tout lecontraire, que le possible implique la réalité correspondante avec, enoutre, quelque chose qui s'y joint, puisque le possible est l'effet combinéde la réalité une fois apparue et d'un dispositif qui la rejette enarrière. » (BERGSON, 1897, 124)

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d’anticipation sont exemplairement analysées par Barthes dansson article « Analyse textuelle d’un conte d’Edgar Poe » et parEco dans son Lector in fabula. Cependant l’anticipation et la priseen compte de l’anticipation – l’anticipation de l’anticipation,si l’on veut – « accepte[nt] des données imprécises, ambiguës,qui ne semblent pas sélectionnées selon un code ou une capacitéde lecture préétablis » (LYOTARD, 1988, 24), autrement ditacceptent de prédéterminer le virtuel du futur tout enpréservant sa part d’inattendu, d’indétermination,d’imprévisibilité – ce que n’acceptait pas Perec dans saconception du texte comme puzzle. La préservation del’indétermination du virtuel est au cœur de nombreux textes deDerrida, et notamment de « Force et signification », où l’onpeut lire :

Cette vacance comme situation de la littérature,c'est ce que la critique doit reconnaître comme laspécificité de son objet, autour de laquelle on parletoujours. Son objet propre, puisque le rien n'est pasobjet, c'est plutôt la façon dont ce rien lui-même sedétermine en se perdant. […] Si l'angoisse del'écriture n'est pas, ne doit pas être un pathosdéterminé, c'est qu'elle n'est pas essentiellement unemodification ou un affect empiriques de l'écrivain,mais la responsabilité de cette angustia, de ce passagenécessairement resserré de la parole contre lequel sepoussent et s'entr'empêchent les significationspossibles. S'entr'empêchent mais s'appellent, seprovoquent aussi, imprévisiblement et comme malgrémoi, en une sorte de sur-compossibilité autonome dessignifications, puissance d'équivocité pure au regardde laquelle la créativité du Dieu classique paraîtencore trop pauvre. Dieu, le Dieu de Leibniz, puisquenous venons d'en parler, ne connaissait pasl'angoisse du choix entre les possibles : c'est enacte qu'il pensait les possibles et en disposaitcomme tels dans son Entendement ou Logos; c'est le «meilleur » que, dans tous les cas, favorisel'étroitesse d'un passage qui est Volonté. […] Il n'y adonc pas ici de tragédie du livre. […] Ecrire cen’est pas seulement savoir que par l’écriture, par lapointe du style, il n’est pas nécessaire que lemeilleur passe, comme le pensait Leibniz de la

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création divine, ni que ce passage soit de volonté, nique le consigné exprime infiniment l’univers, luiressemble et le rassemble toujours. C’est aussi nepouvoir faire précéder absolument l’écrire par sonsens : faire descendre ainsi le sens mais élever dumême coup l’inscription. (DERRIDA, 1967, 17)

Le possible ne précède pas le réel, insistait Bergson ; on nepeut faire précéder absolument l’écrire par son sens, insisteDerrida. Du sens émerge à partir de l’inscription, ladétermination du sens est encore incomplète précédemment àl’inscription. Mais, selon ce passage du texte de Derrida,l’inscription est ce moment où l’écrivain ressent « l'angoissedu choix entre les possibles » ; il semble qu’on en reviennedonc à une conception pré-bergsonienne du rapport entre le réelet le possible. La « tragédie du livre » suppose uneantériorité du possible sur le réel.

2. Que certaines conceptions du texte permettent une virtualisation de celui-ci par la lecture

2.1. Que ces conceptions supposent de déterminer le rapport entre virtuel et possible – De l’épuisement

Dans plusieurs textes,12 Deleuze prenait soin dedifférencier le possible et le virtuel. Anne Sauvagnargues dansson article « Actuel / virtuel » du Vocabulaire de Gilles Deleuze,insiste sur cette distinction. L’assimilation est en effetfréquente ; elle est symptomatique d’un certain relâchementthéorique, et a pour conséquence un appauvrissement de laconceptualisation du virtuel, ou tout au moins un flou.13 Maiss’il est vrai qu’il faut se garder d’assimiler le virtuel aupossible logique, on ne peut pas maintenir, comme elle le fait,qu’actuel et virtuel sont des « catégories qui se substituentau[x] couple[s] de l’intelligible et du sensible, de l’essenceet de l’existence, du possible et du réel » (22). Ce que

12 Le bergsonisme, Différence et répétition, « A quoi reconnaît-on le structuralisme ? », Cinéma 2  : L’image-temps, « L’actuel et le virtuel ».13 Ainsi, par exemple, s’exprime Raphaël Baroni dans un entretien : « Le dénouement qui nous importe, c’est celui qui existe avant tout sous la forme d’un futur possible, d’une virtualité attendue qui anime notre vie ounotre lecture. Ce dénouement possible est bien plus important que le dénouement effectif, présent ou passé, des histoires que l’on a déjà vécuesou que l’on a déjà lues. » (Baroni et Leiduan 49)

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Deleuze affirme est que : « La virtualité de l’Idée n’a rien àvoir avec une possibilité. » (Différence et répétition 247). Certes,dans un élan bergsonien, « Il s’agit pour Deleuze de penser ledevenir sans le rabattre sur une réalisation linéaire dupossible.… le temps n’est pas une ligne de développementsuccessive du virtuel à l’actuel. » (Sauvagnargues 26)Cependant le problème du possible n’est pas évacué pour autant,et il a même un certain rapport avec le virtuel. Dans son textesur Beckett, Deleuze pose le problème de l’épuisement dupossible.

on ne réalise jamais tout le possible, on en faitmême naître à mesure qu’on en réalise. Le fatigué aseulement épuisé la réalisation, tandis que l’épuiséépuise tout le possible. Le fatigué ne peut plusréaliser, mais l’épuisé ne peut plus possibiliser.« Qu’on me demande l’impossible, je veux bien, quepourrait-on me demander d’autre ? ». Il n’y a plus depossible : un spinozisme acharné. Epuise-t-il lepossible parce qu’il est lui-même épuisé, ou est-ilépuisé parce qu’il a épuisé le possible ? Il épuisece qui ne se réalise pas dans le possible. (Deleuze,L’épuisé 57)

Epuiser le possible, plutôt que réaliser des possibles, celanous fait remonter (par la pensée) d’un possible quelconqueréalisé à un état problématique de la conception des possibles.Or l’état problématique, tel est le virtuel (deleuzien) ; et laremontée vers cet état problématique, telle serait lavirtualisation. C’est en tout cas, comme cela que les expliquePierre Lévy dans le chapitre « Qu’est-ce que lavirtualisation ? » de son livre Sur les chemins du virtuel :

Contrairement au possible, statique et déjàconstitué, le virtuel est comme le complexeproblématique, le nœud de tendances ou de forces quiaccompagne une situation, un événement, un objet oun'importe quelle entité et qui appelle un processusde résolution : l'actualisation. Ce complexeproblématique appartient à l'entité considérée et enconstitue même une des dimensions majeures. Leproblème de la graine, par exemple, est de fairepousser un arbre. La graine "est" ce problème, mêmesi elle n'est pas seulement cela. Cela ne signifiepas qu'elle "connaisse" exactement la forme de

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l'arbre qui, finalement, épanouira son feuillage au-dessus d'elle. A partir des contraintes qui sont lessiennes, elle devra l'inventer, le coproduire avecles circonstances qu'elle rencontrera. (Sans page)La virtualisation peut se définir comme le mouvementinverse de l'actualisation. Elle consiste en unpassage de l'actuel au virtuel, en une "élévation àla puissance" de l'entité considérée. Lavirtualisation n'est pas une déréalisation (latransformation d'une réalité en un ensemble depossibles), mais une mutation d'identité, undéplacement du centre de gravité ontologique del'objet considéré : au lieu de se définirprincipalement par son actualité (une "solution"),l'entité trouve désormais sa consistance essentielledans un champ problématique. Virtualiser une entitéquelconque consiste à découvrir une question généraleà laquelle elle se rapporte, à faire muter l'entitéen direction de cette interrogation et à redéfinirl'actualité de départ comme réponse à une questionparticulière. (Sans page)

Quant au rapport entre le possible et le virtuel, ou bien onpeut considérer que le problème (beckettien) de l’épuisementdes possibles est un problème parmi tant d’autres et qu’il n’aà ce titre aucun privilège sur les autres pour nous livrerquelque enseignement sur le virtuel – ce serait la conséquencela plus manifeste de la thèse énoncée dans le premier extraitci-dessus. Ou bien on peut considérer que toute virtualisation(remontée vers le champ problématique), nous fait découvrir despossibles, en effet statiques et déjà constitués, mais quel’effort d’actualisation a fait disparaître, parce qu’il n’a puse faire sans la détermination d’une solution. « L’épuisé » setient dans ce hors-monde où le possible se contemple à loisirparce que l’actualisation n’a pas rendu la sélection d’un seulnécessaire : l’heureux paradis des disjonctions incluses ;c’est de là qu’il peut jouir de sa science. « La combinatoireest l’art ou la science d’épuiser le possible, par disjonctionsincluses. Mais seul l’épuisé peut épuiser le possible, parcequ’il a renoncé à tout besoin, préférence, but ousignification. » (Deleuze, L’épuisé 61) Dès lors il ne s’agiraitpas pour Beckett de choisir le mot parfait, ou même le plusjuste, parmi d’autres possibles – en témoigne un de ses

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titres : Mal vu mal dit ; il s’agit de nommer le possible pour lerendre épuisable.

Le langage nomme le possible. Comment pourrait-oncombiner ce qui n’a pas de nom, l’objet = X ? Molloyse trouve devant une petite chose insolite… Commententrerait-il dans une combinatoire si l’on n’a passon nom, porte-couteau ? Toutefois, si lacombinatoire a l’ambition d’épuiser le possible avecdes mots, il faut qu’elle constitue un métalangage,une langue très spéciale telle que les relationsd’objets soient identiques aux relations de mots, etque les mots dès lors ne proposent plus le possible àune réalisation, mais donnent eux-mêmes au possibleune réalité qui lui soit propre, précisémentépuisable… (L’épuisé 66)

Le texte épuise les possibles, que les mots nomment, pouratteindre quelque chose au-delà du possible (« que pourrait-onme demander d’autre ? ») : en l’oocurrence, « une image ». Asupposer que l’épuisement des possibles soit davantage qu’unecurieuse obsession de maints personnages ou narrateursbeckettiens, à supposer qu’il soit aussi un procédé d’écriture– ce qui apparaît avec évidence tout au moins pour la pièceQuad ; cela ne suffirait pas à rendre entièrement compte dutexte de Beckett, à en épuiser ni le sens, ni – encore moins –l’expérience. Si dès les premières pages de son premier roman,un personnage épuisé, Murphy, fuit le monde réel, et sessolutions, et que dans Mal vu mal dit – l’un de ses dernierstextes – le narrateur tente d’épuiser, par de multiplesreprises de sa description, une vision, cet épuisement despossibles déréalisés dans les mots, fait surtout sentir unindicible, un reste imprenable.

A Murphy il arrivait de temps en temps d’entamer unmot, et même peut-être d’en terminer un. Ce n’étaitpas sûr. Un matin, vers l’aube, il dit par exemple :« Le mercenaire s’enfuit parce qu’il estmercenaire ». Etait-ce un mot ? Et encore : « Quedonnera l’homme en échange de Célia ? » Etait-ce unmot ?- Sans aucun doute possible, dit Monsieur Kelly, cesont là des mots.Quand il n’y avait plus d’argent ni de facture àmaquiller avant huit jours. Célia dit que de deux

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choses l’une : ou bien Murphy trouverait du travailou bien elle retournerait au sien. Murphy réponditque le travail leur serait mortel à tous les deux.- Mots un et deux, dit Monsieur Kelly. (Beckett,Murphy 27)

Absence meilleur des biens et cependant. Illuminationdonc repartir cette fois pour toujours et au retourplus trace. A la surface. De l’illusion. Et si parmalheur encore repartir pour toujours encore. Ainside suite. Jusqu’à plus trace. A la surface. Au lieude s’acharner sur place. Sur telle et telle trace.Encore faut-il le pouvoir. Pouvoir s’arracher auxtraces. De l’illusion. Vite des fois que soudain ouiadieu à tout hasard. Au visage tout au moins. D’elletenace trace. Parti pas plus tôt pris ou plutôt bienplus tard que comment dire ? Comment pour en finirenfin une dernière fois mal dire ? Qu’annulé. Nonmais lentement se dissipe un peu très peu telle unedernière traînée de jour quand le rideau se referme.Piane-piane tout seul où mû d’une main fantômemillimètre par millimètre se referme. Adieu adieux.Puis noir parfait avant-glas tout bas adorable sontop départ de l’arrivée. Première dernière seconde.Pourvu qu’il en reste encore assez pour tout dévorer.Goulûment seconde par seconde. Ciel terre et tout lebataclan. Plus miette de charogne nulle part. Léchéesbabine baste. Non. Encore une seconde. Rien qu’une.Le temps d’aspirer ce vide. Connaître le bonheur.(Beckett, Mal vu mal dit 74)

Ce dernier extrait témoigne d’une conception de l’écriturediamétralement opposée à celle de Mallarmé – mal dit assumé,phrasé empêtré dans un discours qui se perd, se reprend et sereperd, et paraît pris de cours par un temps immaîtrisable.Cependant le texte peut se lire comme une autre solution donnéeà un problème similaire à celui qui anime la poésiemallarméenne : textes hantés par la perte d’un être aimé, où ilest question de traces, à la surface, de dernière traînée de jour,d’illusion, de main fantôme, de glas, etc. On peut certes contemplerles possibles depuis un champ problématique construit par lebiais d’un procédé langagier, et les épuiser sans même lesréaliser, on ne saurait pour autant épuiser le problème, que

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chaque travail d’écriture relance à sa façon – dans un rapportsimilaire à celui de la partie ou du coup au jeu14 –, enredistribuant les points singuliers, en redessinant ainsi uneautre constellation. Cette constellation-trace est à la fois cequi permet une lecture, qui relie lors de son parcours lespoints singuliers, remonte vers le problème ; et ce qui resteinatteignable, inépuisable. Elle reste problématique, ellemaintient un rapport problématique entre lecture et écriture.C’est ce que fait apparaître la lente lecture des poèmes deCelan par Derrida.

Certes, nous devons tout faire pour tenter de savoirquel est le sens déterminable du poème qui se clôt ouse signe ainsi : Die Welt ist fort, ich muss dichtragen. Mais supposons même que nous sachionscomprendre et identifier ce que Celan a vouludire, de quel événement daté, dans le monde ou danssa vie, il porte témoignage, à qui il dédie ouadresse le poème, qui est le je, le il et le toi dupoème dans son ensemble et, ce qui peut êtredifférent, dans chacun de ses vers. Eh bien, mêmealors nous n’épuiserions pas la trace de ce reste, larestance même de ce reste qui nous rend, à nous, lepoème à la fois lisible et illisible. (Béliers 48)

Je ne dirai rien, directement, de la frontièreinfranchissable mais toujours abusivement franchieentre, d’une part, d’indispensables approchesformelles mais aussi bien thématiques,polythématiques, attentives, comme doit l’être touteherméneutique, aux plis explicites et implicites dusens, aux équivoques, aux surdéterminations, à larhétorique, au vouloir-dire intentionnel de l’auteur,à toutes les ressources idiomatiques du poète et dela langue, etc., et, d’autre part, une lecture-

14 Nicolas Xanthos explique ce fonctionnement dans son article « Les jeux delangage chez Wittgenstein » : « D’ordinaire, nous ne sommes pas en contact avec les jeux de langage en tant que tels, mais bien avec des actions faites dans le cadre d’un jeu de langage : nous ne voyons pas les échecs, mais bien une partie d’échecs ; non pas la promesse, mais bien une promessespécifique ; non pas le roman, mais bien un roman ; non pas l’analyse textuelle, mais bien une analyse textuelle. Le jeu de langage est en un sens une hypothèse que nous faisons sur le fondement du comportement sémiotique des individus, en supposant que ce comportement n’est pas aléatoire, mais fonction de règles spécifiques. »

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écriture disséminale qui, s’efforçant de prendre toutcela en compte, et d’en rendre compte, d’en respecterla nécessité, se porte aussi vers un reste ou unexcédent irréductible. L’excès de ce reste sesoustrait à tout rassemblement dans uneherméneutique. Cette herméneutique, il la rendnécessaire, il la rend aussi possible, comme il rendici possible, entre autres choses, la trace del’œuvre poétique, son abandon ou sa survie, au-delàde tel signataire et de tout lecteur déterminé. Sansce reste, il n’y aurait mêmepas l’Anspruch, l’injonction, l’appel, ni laprovocation qui chante ou fait chanter dans toutpoème, dans ce qu’on pourrait surnommer, avec Celan,selon le titre ou l’incipit d’un autre poèmede Atemwende, Singbarer Rest. (47)

C’est paradoxalement l’épuisement des ressources herméneutiqueset la reconnaissance de leur épuisement qui amène le lecteur àcette posture de respect face au texte, face au mystère qu’ildéploie et qu’il cèle. Il y a une restance des traces nonseulement parce que la trace reste après la disparition de cedont elle est la trace, mais aussi parce que, en tant qu’elleest une actualisation du problème ou du virtuel, elle le voileen le dévoilant (en termes heideggériens), elle recouvre etdécouvre un blanc (virginité-virtualité mallarméenne) ou unsilence (« Au creux, néant musicien »15), enfermant toutes lescouleurs ou tous les sons possibles, toutes les écritures ettoutes les lectures possibles.

Les structures sont inconscientes, étantnécessairement recouvertes par leurs produits oueffets.… On ne peut lire, trouver, retrouver lesstructures qu’à partir de ces effets. Les termes etles relations qui les actualisent, les espèces et lesparties qui les effectuent, sont des brouillagesautant que des expressions. (Deleuze, « A quoireconnaît-on le structuralisme ? » 316)

Cependant, si l’on s’accorde à la thèse de Bergson, selonlaquelle le possible ne précède pas le réel, on peut maintenirqu’il y a un choix entre des possibles au niveau des éléments15 Mallarmé, « Une dentelle s’abolit », Poésies 107 : (« Mais chez qui du rêvese dore / Tristement dort une mandore / Au creux néant musicien / Telle quevers quelque fenêtre / Selon nul ventre que le sien, / Filial on aurait pu naître. »

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ou matériaux de base (telles couleurs non mélangées, tellesnotes pures de toute interprétation musicale, tels mots dans lalangue), mais il faudrait parler d’écritures et de lecturesnon-actualisées, et non possibles. D’où la différence à fairedans les œuvres de Beckett (notamment) entre l’ensemble despossibles évoqués par les narrateurs ou personnages, et letexte de l’œuvre, qui est une actualisation du problème(consistant à tarir le discours et à trouver l’image, selonDeleuze). Même Quad ne peut confondre absolument les deux,puisque pour parcourir toutes les possibilités, il faut bienles parcourir d’une manière ou d’une autre, actualiser uneécriture du parcours et un parcours de lecture. Dans la plupartdes narrations, le texte ne fait que passer par un certainnombre de possibles au fil d’un contexte changeant, comme aucours d’une partie d’échecs.16 Chez Beckett, la narrationdevient souvent une considération des possibles, et dans lamesure où une telle considération opère une remontée vers lechamp problématique, il s’agit d’une virtualisation ; cependantelle est concomitante d’une actualisation, qui, en effet, n’estpas une pure évocation des possibles, mais un parcourssingulier et nouveau, dont la possibilité n’a pas précédé laréalité. Il s’est fait possible au cours de sa réalisation,quoi que cette réalisation soit passée par une considérationdes possibles, qui est une éta des aspects que peut – et dansce cas doit – prendre la virtualisation.

2.2. Qu’une virtualisation rigoureuse opère un travail destricture – D’une virtuelle intersection

Après avoir montré que l’épuisement des possibles faitapparaître une restance, nous voudrions discerner un non moinsparadoxal rapport entre prolifération et filigrane. A premièrevue la prolifération des énoncés et des styles viserait àépuiser à la fois les possibilités littéraires et le réel.C’est la thèse que soutient Jean-Marie Agasse dans ses « Notespour une rhétorique des Chants » :

Il est clair qu’ici le lecteur risque de ne pas voir« très bien où l’on veut le conduire », – au moinstant que sa lecture n’aura pas commencé à déchiffrer,ne fût-ce qu’en partie, le contenu de A, d’autant queLautréamont, lui, prendra un malin plaisir à

16 Voir Eco, Lector in fabula 212. 21

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« dérouler » ces comparaisons – en tout cas, leurpremier terme typographiquement parlant, leur B –« lentement et avec beaucoup de magnificence »….Il est clair cependant que ces comparaisons nes’enflent pas au hasard. Sans doute le jeu desconnotations personnelles les guide-t-il dans leurdéploiement. Mais ces phrases qui ne peuvent serésoudre à finir, comme désireuses avant tout de nerien oublier, témoignent d’une autre ambition :explorer en tout sens… le champ ouvert par lacomparaison, expliciter les virtualités que recouvrele halo de chaque mot, bref – et même si ce souci sedouble d’ironie – épuiser le réel. Procédésd’énumération et d’accumulation, entassement derelatives…, jeu subtil de parenthèses à l’intérieurdesquelles se bâtissent des micro-fictions, selon unetechnique qui n’est pas sans évoquer celle de R.Roussel – tout cela s’efforce de répondre à cetteintention. Si bien que certaines pages des Chants secontentant d’aligner les uns à la suite des autresdes termes apparemment sans rapport entre eux,semblent ne plus obéir à aucun principe d’ordre(autre que l’environnement, la contiguïté). Ainsi, dela strophe 8 du Chant I, où pendant près d’une pageet demie les chiens aboient contre les étoiles,contre la lune, contre les montagnes, etc. (159)

Nous abordions la question d’un prédéterminisme antescripturaldans notre chapitre précédent, et il convient ici de faireintervenir la notion de genre, qui, comme le montre bienRastier,17 joue une fonction de prédétermination certaine. Orcette notion permet de faire ressortir la singularité desChants de Maldoror, qui semblent échapper à une telle assignation,ou plus exactement multiplier « à l’infini » les assignationspossibles. C’est une telle prolifération stylistique ou plutôtgénérique que Raymond Jean repère, et à laquelle il propose uncertain diagnostic.

Ce qui accorde désormais les œuvres de Lautréamont àl’ « interrogation » littéraire de notre temps, c’estd’abord que, devant la notion de texte, s’y abolit

17 « …un texte n’est jamais isolé et tire son sens de relations médiates avec d’autres textes, puisqu’il n’est jamais qu’une occurrence d’un genre »(Sens et textualité 17).

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justement l’idée même de distinction des genres surlaquelle s’est édifiée une longue tradition de lalittérature. (Lectures du désir 71)

Les Chants de Maldoror sont-ils roman, récit, poème ? Laquestion sera posée ici. Mais elle n’est pas neuveet, d’une certaine façon, elle est sans objet. Car lavertu essentielle de ce livre n’est pas de remplirune « forme » littéraire déterminée, mais aucontraire d’être le terrain originel d’où toutes lesformes peuvent naître et s’accomplir. André Breton atrouvé une expression inégalable pour dire cela. Il aécrit que le langage de Lautréamont était « un PLASMAGERMINATIF sans équivalents ». Or il est bien vraique la prose des Chants est la plus « nourricière »qui se puisse imaginer, dans la mesure où elle offreà TOUTES les aventures de la littérature uneoccasion, une chance de se réaliser. Aussi bien ledessein avoué de l’auteur de « peindre les délices dela cruauté » (si souvent retenu comme son ambitionpremière) en cache-t-il un autre, qui est toutsimplement celui d’éprouver le langage, de l’ESSAYERdans le sens le plus strict du terme, jusqu’à lalimite de ses ressources. (Lectures de Lautréamont 142)

Cette prolifération aurait donc moins pour but d’épuiser lepossible que de manifester des virtualités d’écriture, de faireentrevoir un fourmillement de virtualités – donnant à lire quela textualité déborde le texte actualisé. L’écriture pratiquéepar Lautréamont donne à lire plus qu’un texte (une actualité),elle suggère et sensibilise à la textualité (au virtuel), et encela elle peut être considérée comme une virtualisation.

Nous devons être sensibles ici au fait que la textualitéest paradoxalement et nécessairement dissimulée par ce qui lafait apparaître. Non pas sur le modèle du phénomène et de lachose en soi (ou noumène), mais bien sur celui de l’actuel etdu virtuel. Tel nous paraît être l’enjeu principal d’Un coup dedés jamais n’abolira le hasard, auquel on se ferme en parlant du Coup dedés – en tenant pour négligeable le déterminant et premier motdu poème. Mais dans une plus large mesure, on peut repérer uncertain nombre de procédés par lesquels un texte sensibilise lelecteur à la disparition qu’il engendre. Ces procédés sont desvirtualisations en tant qu’ils suscitent une remontée de

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l’actualité du texte vers le champ problématique de latextualité ; ils sont également des procédés de virtualisationen un sens non-deleuzien, en un sens texticien : à l’intérieurde ce cadre théorique, la virtualisation se définit comme unprocessus par lequel apparaît à l’esprit une partie absentesous l’effet d’une présente structure. Ainsi de l’intersectiondes lignes de la figure noire suivante – les zones de couleurgrises ne représentent pas d’actuelles figures, mais sont làpour rendre perceptible l’objet virtuel nommé « intersection ».

Figure 1. Intersection virtuelle. (Ricardou, « Entre présenceet absence », dactylogramme pour le séminaire de textique,illustration 12).

De telles images sont ce qu’on peut appeler des textesgraphiques. De tels textes permettent de mettre en valeurcertains procédés littéraires (dans des textes grammiques).Donnons-en un exemple – les tercets du poème de Mallarmé « Mesbouquins refermés sur le nom de Paphos » :

Ma faim, qui d’aucuns fruits ici ne se régaleTrouve en leur docte manque une saveur égale :Qu’un éclate de chair humain et parfumant !

Le pied sur quelque guivre où notre amour tisonne,Je pense plus longtemps peut-être éperdûment A l’autre, au sein brûlé d’une antique amazone.(Poésies 111)

L’énigme consiste d’abord à deviner à quoi fait référence« un » (au troisième vers du premier tercet). Le texte eststructuré de telle manière que cette référence soiténigmatique. Nous pouvons repérer les propriétés de cettestructuration. Ce à quoi « un » fait référence n’est pas(immédiatement) nommé – ou donné à lire. Il faut patienter

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jusqu’à « l’autre » pour attribuer à « un » un contenusémantique déterminé. La mise en rapport de ces deux axes(« un » et « l’autre ») oriente vers leur intersection : unsignifié commun. L’« un » et « l’autre » ont de par eux-mêmesun contenu sémantique quasi nul ; ils peuvent référer àn’importe quoi, mais ils interagissent à distance (deux lignesles séparent), fonctionnent syntaxiquement en binôme, etrequièrent de leurs référents la propriété de pouvoir êtreconçu en couple. Le dernier vers livre, en apposition à« l’autre », le référent de ce terme B qui nous permet deremonter au référent du terme A, et de donner du contenu au« un » resté en suspens par le jeu du signifié commun : le« sein brûlé d’une antique amazone » (signifié commun =sein).18

Or, ce sein est doublement absent : d’une part parce quel’antique amazone en question n’est apparue qu’au cours d’unerêverie déclenchée par la lecture du nom Paphos – cité quiaurait été créée par les Amazones ; d’autre part, parcequ’ayant été brûlé durant la jeunesse de la cavalière tireusede flèches, il n’a jamais atteint l’existence. C’est donc unsein virtuel, et dont l’actualisation fut interrompue, auquelil est fait référence afin d’évoquer un premier sein, actualisé(mais tout de même irréel, puisqu’imaginaire)19. La préférenceexprimée par le narrateur-poète pour le sein inactualisé estainsi marquée par la réalité qu’il lui donne à travers lelangage – réalité toute langagière et noématique, puisque lanomination n’a pas pour fonction de faire être ce sein qui n’apas été, mais de le donner à considérer, à contempler dans sonabsence. Présence d’un vocable donc pour le terme absent (B),et absence de vocable pour le terme « présent » (A). Lavirtualisation ici proposée est très singulière en ce qu’elleopère une remontée depuis l’inactualisé vers l’actualisé, elleforce (délicatement) ce geste de lecture. Néanmoins le geste delecture ainsi déterminé n’en est pas moins une virtualisation,en ce qu’il suppose une perception mentale de l’inactuel ; lavirtualisation n’en est que plus forte en ce qu’elle

18 « Semblable occupation suffit, comparer les aspects et leur nombre tel qu’il frôle notre négligence : y éveillant, pour décor, l’ambiguïté de quelques figures belles, aux intersections. » (Mallarmé, La musique et les lettres 46). 19 Contrairement à ce qu’affirme Deleuze, cet exemple nous montre que le virtuel n’est pas toujours réel, et ne s’oppose pas toujours à l’imaginaire : un tel exemple combine ces propriétés.

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s’accompagne d’une valorisation thématique et structurelle dela part du virtuel restée (à tout jamais) inactuelle.

Afin de rendre compte de ce procédé et d’expliquer en quoiil nous paraît entretenir un rapport important avec laprolifération, nous emprunterons à Derrida un concept, enprenant le risque de simplifier ce qu’il en écrivait20 : celuide stricture. Contrairement aux textes de Lautréamont où lesénoncés semblent pouvoir proliférer in(dé)finiment, dans ceuxde Mallarmé, et particulièrement dans ses poèmes, les motssemblent comptés – c’est l’hypothèse sur laquelle se fondeMeillassoux dans sa lecture d’Un coup de dés, et dont il fournitdes preuves convaincantes pour ce poème. Le concept destricture permettrait de rendre compte de l’opérationconsistant à limiter ou à restreindre le possible, de tellesorte que la prolifération soit contenue. Nous ne dirions pasque le concept de stricture s’applique aux textes de Mallarmé,et ne s’applique pas à ceux de Lautréamont. Derrida évoquait« une stricture plus ou moins forte » ; nous dirions en ce sensque la stricture est plus forte chez Mallarmé, voire souventd’une force extrême, alors qu’elle est plus faible chezLautréamont. Mais ce qu’il importe avant tout de comprendre estque la stricture n’annule pas la prolifération, elle lacontient ; et cette contenance donne à lire un rapport deforces dans l’écriture entre l’actualisation d’un texte et levirtuel de la textualité.

Considérons quelques-uns des traits de cette proliférationdans la production textuelle. Il y a une dynamique proliféranteau niveau des signifiés et une autre au niveau des signifiants.Ces deux dynamiques cognitives mettent écriture et lecture auxprises avec un non-écrit. Tout terme choisi est dans desrapports d’affiliation (paradigmatique) avec d’autres termesnon-choisis. Ces rapports sont restreints ou densifiés par leréseau (syntagmatique) des autres termes actualisés.

un terme est en soi incomplet quand bien même ilrecevrait une définition en termes de dictionnaireminimum. Le dictionnaire nous dit qu’un brigantin estun navire, mais il laisse impliciter par /navire/d’autres propriétés sémantiques. Ce problème relèved’une part de l’infinité de l’interprétation…,

20 Pour les occurrences de ce concept sous la plume de Derrida, voir la pagede recensement qui lui est consacrée sur le Derridex : http://www.idixa.net/Pixa/pagixa-1404141823.html

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d’autre part il renvoie à la thématique del’implicitation (entailment) et du rapport entrepropriétés nécessaires, essentielles etaccidentelles. Cependant, un texte se distingued’autres types d’expression par sa plus grandecomplexité, c’est qu’il est un tissu de non-dit. "Non-dit" signifie non manifesté en surface, au niveau del’expression : mais c’est précisément ce non-dit quidoit être actualisé au niveau de l’actualisation ducontenu. Ainsi un texte, d’une façon plus manifesteque tout autre message, requiert des mouvementscoopératifs actifs et conscients de la part dulecteur. (Eco Lector in fabula 62)

Mais l’échange d’objets faits de matière signifiantepeut s’accomplir non moins d’un point de vue quidétermine une valeur matérielle ou, plus précisément, unevaleur matérielle en tant qu’elle est liée à deseffets de sens. Tantôt, les objets appartiennent à unmême système. Par exemple, dans le cadre d’un écritfrançais, le terme « prise » s’échange selon diversesmodalités avec les mots « pires », « pie »,« priser », « prose », « ire », l’ensemble« xxxxx » : nous allons y revenir. Tantôt les objetsappartiennent à des systèmes distincts. Par exemple,l’écrit « prise » s’échange avec la prononciation« pRIZ ». Dans les deux cas, cet échange fait surgirune certaine valeur matérielle pourvue de l’aptitudeà certains effets de sens. (Ricardou, Problèmes actuelsde la lecture 12)

La stricture du texte restreint le virtuel en actualisantseulement certains rapports, en « narcotisant »21 d’autres.21 Voir l’explication d’Eco : « Quand il se trouve face à un léxème, le lecteur ne sait pas quelles propriétés ou sèmes du sémème correspondant doivent être actualisées afin de mettre en œuvre les processus d’amalgame. Si chaque propriété sémantique que le sémème inclut ou implicite devait être prise en compte au cours du décodage du texte, le lecteur serait obligé de délimiter, dans une sorte d’impossible diagramme mental, tout le réseau de propriétés interconnectées qui constitue le Champ Sémantique Global ou la totalité de l’encyclopédie. Heureusement on ne procède jamais ainsi. Normalement, les propriétés du sémème restent virtuelles, c’est-à-dire qu’elles restent enregistrées par l’encyclopédie du lecteur qui tout simplement se dispose à les actualiser quand le cours textuel le lui demandera. Le lecteur n’explicite donc, de ce qui reste sémantiquement

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L’une des manières de le faire est la constitution d’uneisotopie. On peut recourir à l’exemple le plus souventcommenté, le poème « Salut » de Mallarmé : la redondance de laréférence à certains thèmes (ou « groupements structurés desèmes »), en l’occurrence trois (le banquet, la navigation,l’écriture), permet d’évacuer certains domaines sémantiques. Lemot coupe dans le vers « A ne désigner que la coupe » pourra eten fait devrait être compris à la fois dans son affiliationavec les trois réseaux sémantiques susmentionnés, mais lapossibilité de concrétiser la notion de coupe en un sensforestier et dans son rattachement à cet univers thématique,n’est pas motivé par le texte : aucun autre mot (tel le motarbre ou bûcheron) ne vient faire scintiller le mot coupe danscette direction. Aussi, il y a bien poly-isotopie ; cependantcette poly-isotopie est restreinte à trois isotopes. Par cesrestrictions des champs sémantiques et des compatibilitéssémiques du poème – modalités de ce qu’on peut donc appeler lastricture du texte –, une certaine (dé)coupe est opérée sur levirtuel infini de la textualité, qui compose le virtuel précisde ce texte, et fait de la lecture de son filigrane uneopération rigoureuse, à laquelle aucune lecture digne de sontexte ne peut couper.

3. Qu’une lecture digne de son texte opère une virtualisation

3.1. Plus ou moins consciemment orchestrée par l’auteur – De l’hétérogénéisation

Comme l’explique Rastier, « les textes techniques étantcontraints par un domaine d’application, ils ne manifestentqu’un domaine sémantique, alors que les textes littérairespeuvent en juxtaposer plusieurs » (« La sémantique des textes »23). L’ambiguïté, provenant d’une hétérogénéité des domainessémantiques, est permise en littérature parce que celle-ci secaractérise par sa fonction esthétique et son intransitivité oudu moins une transitivité indirecte. Dans cette perspective, lalittérature est la région par excellence de l’expérimentationtextuelle (pour ce qui est des textes grammiques, bienentendu). Il faut toutefois remarquer que l’hétérogénéisation

inclus ou implicité, que ce dont il a besoin. En agissant ainsi, il aimantsou privilégie certaines propriétés tandis qu’il garde les autres sous narcose. » (Lector in fabula 109)

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du discours n’est pas réservée à la littérature. Un textephilosophique peut être affecté d’un coefficient delittérarité : Derrida a montré que la lecture du textenietzschéen nécessite l’appréciation d’un tel processus. Leterme de processus semble ici convenir mieux que celui deprocédé dans la mesure où, suivant Derrida, ce serait une fautede lecture d’attribuer cette hétérogénéisation à une maîtriseconsciente de l’écriture par l’écrivain. L’hétérogénéisationest au contraire le processus par lequel l’écriture destituel’écrivain de sa maîtrise sur « son » discours. Le texte, danssa pluralité et sa complexité, n’est plus attribuable à uneidentité : il défait l’identité d’une supposée figure del’auteur. Car il ne suffit pas de penser l’hétérogénéisation dutexte à partir de la poly-isotopie ; il faut envisager unécartèlement entre les différentes directions interprétativesdonnables au texte, et pratiquer une lecture qui accepte etmaintienne les disjonctions, les incompossibilités. C’est ceque l’analyse du texte de Nietzsche par Derrida donne àenvisager.

L’hétérogénéité du texte le manifeste bien. Nietzschene se donnait pas l’illusion, l’analysait aucontraire, de savoir de ce qu’il en était des effetsnommés femme, vérité, castration, ou des effetsontologiques de présence et d’absence. Il s’est biengardé de la dénégation précipitée qui consisterait àélever un discours simple contre la castration etcontre son système. Sans parodie discrète, sansstratégie d’écriture, sans différence ou écart deplumes, sans le style, donc, le grand, lerenversement revient au même dans la déclarationbruyante de l’antithèse. D’où l’hétérogénéité dutexte.Renonçant ici à traiter du très grand nombre depropositions sur la femme, je tenterai d’enformaliser la règle, de les ramener à un nombre finide propositions typées et matricielles. Puis jemarquerai la limite essentielle d’une tellecodification et le problème de lecture qu’elledétermine.Trois types d’énoncé, donc, trois propositionsfondamentales qui sont aussi trois positions devaleur, provoquées depuis trois places différentes….

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1. La femme est condamnée, abaissée, méprisée commefigure ou puissance de mensonge. …2. La femme est condamnée, méprisée comme figure oupuissance de vérité, comme être philosophique etchrétien, soit qu’elle s’identifie à la vérité, soitque, à distance de la vérité, elle en joue encorecomme d’un fétiche à son avantage…3. La femme est reconnue, au-delà de cette doublenégation, affirmée comme puissance affirmative,dissimulatrice, artiste, dionysiaque. … Pour que ces trois types d’énoncé forment un codeexhaustif, pour qu’on tente d’en reconstituer l’unitésystématique, il faudrait que l’hétérogénéitéparodique du style, des styles, soit maîtrisable, etréductible au contenu d’une thèse. … Non qu’il faillepassivement prendre son parti de l’hétérogène ou duparodique (ce serait encore les réduire). Non qu’ilfaille conclure, de ce que le maître sens, le sensunique et hors greffe est introuvable, à la maîtriseinfinie de Nietzsche, à son pouvoir imprenable, à sonimpeccable manipulation du piège, à une sorte decalcul infini, quasiment celui du Dieu de Leibniz,mais calcul infini de l’indécidable cette fois, pourdéjouer la prise herméneutique. Ce serait, pourl’éviter à coup sûr, retomber aussi sûrement dans lepiège. Ce serait faire de la parodie ou du simulacreun instrument de maîtrise au service de la vérité oude la castration, reconstituer la religion, le cultede Nietzsche par exemple, et y trouver son intérêt,prêtrise de l’interprète ès parodies, interprêtrise.Non, la parodie suppose toujours quelque part unenaïveté, adossée à un inconscient, et le vertiged’une non-maîtrise, une perte de connaissance. …Il faut se dire, bêtement, que si on ne peutassimiler – entre eux d’abord – les aphorismes sur lafemme et le reste, c’est aussi que Nietzsche n’yvoyait pas très clair ni d’un seul clin d’œil, en uninstant, et que tel aveuglement régulier, rythmé,avec lequel on n’en finira jamais, a lieu dans letexte. Nietzsche y est un peu perdu. …Dans la toile du texte, Nietzsche est un peu perdu,comme une araignée inégale à ce qui s’est produit à

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travers elle, je dis bien comme une araignée ou commeplusieurs araignées, celle de Nietzsche, celle deLautréamont, celle de Mallarmé, celle de Freud etd’Abraham.Il était, il redoutait telle femme châtrée.Il était, il redoutait telle femme castratrice.Il était, il aimait telle femme affirmatrice.Tout cela à la fois, simultanément ou successivement,selon les lieux de son corps et les positions de sonhistoire. (Eperons  : Les styles de Nietzsche 77)

L’attention portée au style, la variété de tons sous oudans lesquels des thèses hétérogènes se donnent à lire, la miseen demeure d’une vérité univoque à laquelle pourrait se réduirele texte, font des travaux philosophiques de Nietzsche un textepluriel22 qui pose – plus ou moins consciemment – le problème dela textualité : l’hétérogénéisation est en ce sens unevirtualisation. Cependant, dans le cas du texte nietzschéen,l’hétérogénéisation est opérée entre des thèses, explicitementformulées – dans le contenu du discours. L’exploration de latextualité nécessite de percevoir que l’hétérogénéisation peutprocéder autrement que par l’explicite du dit – par un non-dit,par un écrit qui n’énonce pas explicitement ses thèses, créantde l’hétérogénéité à travers les subtilités de sa texture.C’est ainsi que nous lisons Un coup de dés… dans notre analyse deses différents motifs.23 Mais avant d’en arriver à un cas sicomplexe, prenons l’exemple d’un texte apparemment trèssimple : le roman Maria Chapdelaine de Louis Hémon.

La préface de Bernard Clavel, dans l’édition Bibliothèquequébécoise, nous paraît être un point de départ propice en cequ’elle est représentative d’une certaine conception de l’œuvreet de la lecture ; elle se risque même à promouvoir unecertaine conception du « très bon lecteur ». Narrant lesépisodes de son amour (fétichiste) pour l’œuvre, Clavel envient à rapporter une brève déception au cours d’un voyage sur22 « Le Texte est pluriel. Cela ne veut pas dire seulement qu’il a plusieurssens, mais qu’il accomplit le pluriel même du sens : un pluriel irréductible (et non pas seulement acceptable). Le Texte n’est pas coexistence de sens, mais passage, traversée ; il ne peut donc relever d’une interprétation, même libérale, mais d’une explosion, d’une dissémination. Le pluriel du Texte tient, en effet, non à l’ambiguïté de ses contenus, mais à ce que l’on pourrait appeler la pluralité stéréographique des signifiants qui le tissent… » (Barthes, Le bruissement 73)23 En III.4.1. (« Lancer dans un naufrage : Lecture des motifs d’Un coup de dés… »).

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les terres où l’histoire de Maria « a eu lieu ». Et puis, un jour, j’ai pu aller à Péribonka. Pourtout dire, dans les premiers instants, j’ai été unpeu irrité de constater que le musée consacré ausouvenir de Louis Hémon soit devenu un musée Eva-Bouchard24. Car, enfin, Maria Chapdelaine est un roman.C’est-à-dire une œuvre d’art qui doit sans douteautant à l’imagination de son auteur qu’aux êtres dechair et d’os qui lui ont servi de modèles. Mais,tout bien pesé, n’est-ce pas le plus bel hommage quel’on puisse rendre à un romancier que de retrouverles personnages qu’il a créés et de ne pas douter uninstant de leur authenticité ? Lorsque, du Japon oude Madagascar, de Montmartre ou du Bordelais, unlecteur écrit à Mademoiselle Maria Chapdelaine Eva Bouchard.Péribonka Québec, n’est-ce pas le signe qu’unpersonnage de roman lui est allé au fond du cœur ? Jevois en ce geste la preuve que si Hémon était ungrand romancier, il a eu de très bons lecteurs. Commemoi, des millions de femmes et d’hommes dans le mondeont cru en sa vérité. Cette vérité du roman qui,quand l’œuvre est forte, devient la réalité. (16)

La lecture naïve – choyant l’illusion référentielle – estvalorisée. Toutefois, dès lors que cette naïveté est assumée,elle n’est plus complètement naïve. En outre, la lecture d’uneœuvre de fiction ne repose-t-elle pas sur un pacte fondant uneintentionnelle suspension de l’incrédulité ? Dans le cas duroman réaliste, qui puise supposément ses matériaux dans laréalité, n’est-il pas juste qu’il ait en retour un effetd’indiscernabilité ? La coprésence dont parlait Barthes devientlogiquement ici une indistinction. Cependant, en faisantl’apologie des vertus réalistes du roman, Clavel occulte un« aspect » important de l’œuvre : sa textualité. De la question– d’ailleurs toute rhétorique – de savoir si lorsque « unlecteur écrit à Mademoiselle Maria Chapdelaine Eva Bouchard. PéribonkaQuébec, [cela] n’est pas le signe qu’un personnage de roman luiest allé au fond du cœur ? », nous ne discuterons pas, etconcèderons une réponse affirmative ; mais on ne saurait enconclure qu’une lecture consistant à croire en la vérité duroman et à percevoir cette vérité comme la réalité, fasse « de

24 La personne réelle qui aurait inspiré à Hémon le personnage de Maria Chapdelaine.

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très bons lecteurs ». La très bonne lecture ici défendue estune lecture sans faute contre un certain consensus idéologique,contre une certaine bien-pensance.

La race à laquelle Louis Hémon s’était attaché d’unvéritable amour n’est pas morte. Je l’ai retrouvée auThémiscamingue, je l’ai côtoyée sur les grandschantiers de la Baie James. Certes, un long cheminsépare le traîneau de Charles-Eugène des monstres demilliers de chevaux que j’ai pu accompagner sur laroute de glace qui menait aux chantiers des barrages.Mais cette fabuleuse épopée de notre temps estl’œuvre des petits-neveux du père Chapdelaine. C’estson esprit que j’ai retrouvé en eux comme je l’airetrouvé chez un Harris Lalancette accroché au boutde son rang tout au fond de l’Abitibi. […] APéribonka, je me suis rendu au bord de la rivière.J’ai fermé les yeux et j’ai entendu les sabots deCharles-Eugène sonner sur la glace. Le pays oùcontinue de vivre l’âme d’un peuple était là, devantmoi. J’étais venu le chercher et je l’avais trouvé,mais un rêve demeurait en moi qui me poursuit depuismon enfance. Un rêve où le sourire de Maria sedessinait, un peu mélancolique, sur un fond de forêtoù pleurait le nordet. Sous un ciel invisible oùtourbillonnait la poudrerie. (16)

Dans cette préface, on apprend donc beaucoup au sujet dupréfacier et du fantasme occasionné par sa lecture de l’œuvreau cours de son enfance, mais on n’apprend pas à porter uneattention plus pointue au texte, à remettre en question lanaïveté d’une première lecture à partir d’une lecture critique,moins encline au fantasme. La lecture ici magnifiée estprésentée comme hors de toute erreur possible parce qu’elle està la jonction de deux bonnes intentions – celle de l’auteur,motivé par son « véritable amour » pour le peuple qu’il arencontré, et celle du lecteur, encore pétri d’innocenceenfantine et d’un tempérament joliment rêveur. Il n’y a pas deplace pour une faute de lecture, parce qu’il n’y a pasd’hétérogénéité possible. Pourtant, une lecture de MariaChapdelaine qui ne se borne pas à retrouver un fantasme d’enfancepeut découvrir une richesse insoupçonnée en prêtant uneattention précise au texte. Nous prendrons pour exemple cequ’on peut appeler « l’épisode du curé », en nous permettant

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d’entrer quelque peu dans le détail du texte, puisque notrepropos le requiert.

A la suite de la perte de son bienaimé, Maria est conduitepar son père au village de Saint-Henri-de-Taillon pour yécouter la messe et y rencontrer le curé. La Vierge, tantinvoquée par Maria, ne lui a pas été propice : Elle n'a pasveillé sur son amoureux, Elle ne l'a pas rendu sain et sauf àMaria, Elle l'a laissé « s'écarter ». Pour dépeindre l’attitudede Maria, Hémon élabore un procédé littéraire pour le moinsinsolite : le narrateur s’adresse à la Vierge Marie et luidemande de considérer la grande bonté d’âme de Maria. 

Aviez-vous douté d’elle, mère du Galiléen ? Parcequ’elle vous avait huit jours auparavant suppliée parmille fois et que vous n’aviez répondu à sa prièrequ’en vous figeant dans une immobilité vraimentdivine pendant que s’accomplissait le destin,pensiez-vous qu’elle allait, elle, douter ou de votrepouvoir ou de votre bonté ? C’eût été mal laconnaître. Comme elle vous avait demandé votreprotection pour un homme, voici qu’elle vous demandevotre pardon pour une âme, avec les mêmes mots, lamême humilité, la même foi sans limites. (124)

La seconde question qu’il lui adresse peut être lue comme unreproche (« vous n’aviez répondu à sa prière qu’en vous figeantdans une immobilité vraiment divine pendant que s’accomplissaitle destin ») ; mais un reproche qui ne serait attribuable qu’auseul narrateur, son point de vue étant désolidarisé de celui deMaria, qui elle demeure dans sa grande bonté, incapable dereproche. Néanmoins l’écart fatal a suscité en elle unécartèlement – ne serait-ce que temporaire –, entre un souhaitdésormais irréalisable et une réalité dans laquelle elle doitcontinuer à fonctionner, en remplissant ses fonctionsjournalières, bien qu’elle en ait perdu goût.25 Sa famille estdéterminée à agir pour lui changer les idées, toutefois sesparents ne savent plus bien comment s'y prendre. Une seulesolution paraît subsister : la « solution ecclésiastique ».26

25 « Maria n'avait pas songé un moment que sa vie fût finie, ou que le mondedût être pour elle un douloureux désert, parce que François Paradis ne pourrait pas revenir au printemps ni plus tard. Seulement elle était malheureuse, et tant que le chagrin durait elle ne pouvait pas aller plus avant. » (125).26 « Depuis le commencement de la nouvelle année [dont le premier jour fut marqué par l'apprentissage de la triste nouvelle], Maria était déjà venue

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Rien n'est dit sur la messe elle-même ; sans doute pas plus queles autres fois, la célébration n’a porté à Maria la« secousse » attendue. Mais ce n'est pas la simple distractionsociale que Samuel Chapdelaine projette pour sa fille ce jour-là ; quelque chose devrait se montrer plus efficace :

Cette fois, quand la messe fut terminée, au lieu devisiter les maisons amies ils allèrent au presbytère.Celui-ci était déjà rempli de paroissiens venus defermes éloignées, car le prêtre n'est pas seulementle directeur de conscience de ses ouailles27, maisaussi leur conseiller en toutes matières, l'arbitrede leurs querelles, et en vérité la seule personnedifférente d'eux-mêmes à laquelle ils puissent avoirrecours dans le doute. (127)

Ce que le père Chapdelaine entend procurer à sa fille, ce n'estplus seulement une compagnie qui lui donne de la distraction,mais une autorité qui lui donne de l'instruction, c'est-à-diredes instructions. Avant d'en venir aux instructions données parle curé à Maria, qui ne sont révélées au lecteur qu'un peu plustard par le biais du souvenir qu'en a Maria, par les tracesqu'elles ont laissées dans sa mémoire, il y a un suspens marquépar trois ou quatre événements-récits, qui semblent ne pasapporter grand-chose à « l'action ». Premièrement un suspens àl'intérieur de la séquence événementielle elle-même :

Quand le tour des Chapdelaine fut venu il [le curé]regarda l'horloge. - On va dîner d'abord, eh ? fit-il, bonhomme. Vousavez dû prendre de l'appétit sur le chemin, et moi,de dire la messe, ça me donne faim sans bon sens. Il rit de toutes ses forces, amusé plus que personne

trois fois entendre la messe à Saint-Henri-de-Taillon […] C'était pour elle, en même temps qu'un exercice de piété, presque la seule distraction possible, et son père s'était efforcé de la lui donner fréquemment, pensantque le spectacle rare du culte et la rencontre des quelques connaissances qu'ils avaient au village aideraient à secouer la tristesse. » (126). 27 Ce mot, qui a pour signification première, dans le parler paysan du Centre, de l'Ouest et du Sud-Ouest de la France, celui de « Mouton, et plusparticulièrement de brebis » (http://www.cnrtl.fr/definition/ouailles ), est un terme connotant un regard extérieur et critique pour parler de l'« ensemble de personnes placées sous la direction d'un pasteur » ou curé.Il pourrait n'être qu'une marque de littérarité, au sens où l'usage de ce terme se retrouve fréquemment en littérature et fait littéraire ; mais il va bientôt apparaître comme le premier échantillon d'un ensemble d'indices orientant une certaine lecture du passage.

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de sa plaisanterie, et précéda ses hôtes dans lasalle à manger. (127)

Deux éléments dans ce passage prennent valeur d'indices. Lajovialité du curé ne paraît pas être stratégique de sa part –il n’a pas d'abord pris en compte la mélancolie de Maria puisdécidé, pour la « secouer », d'opter pour un traitementépicurien et une humeur guillerette ; son comportement nedémontre aucun savoir-faire psychologique, il porte aucontraire des marques de vulgarité : « il rit de toutes sesforces » non pour égayer l'atmosphère, mais parce qu'« amuséplus que personne de sa plaisanterie » ; il ne les invite pas àle précéder, mais « précèd[e] ses hôtes dans la salle àmanger. ». Ces marques ne sont pas relevées par les autrespersonnages, mais, par leur redondante accumulation, elles fontsigne au lecteur. Seconde mise en suspens, la description du« bureau » du curé, ralentit encore sans motif apparent lanarration :

Il y avait un petit harmonium contre le mur ; del’autre côté, une table qui portait des revuesagricoles, un Code, quelques livres reliés en cuirnoir ; aux murs le portrait du pape Pie X, unegravure représentant la Sainte Famille, une plancheen couleurs où voisinaient les traîneaux et lesmoulins à battre d’un fabricant de Québec, etplusieurs affiches officielles contenant desrecommandations sur les incendies de forêts ou lesépidémies de bétail. (128)

La description est intéressante en ce qu'elle détaille unmobilier moins caractéristique d'une pièce aménagée par et pourun être hautement spirituel capable d'énoncer des véritésdernières sur la vie et la mort, que de celle d'unadministrateur des campagnes, passablement ennuyé (le « petitharmonium »), aux responsabilités premièrement pratiques. Undétail est plus remarquable encore, un détail qui est danscette description, mais dont on ne peut percevoir l'effet qu’enprenant en compte le cotexte :

… une planche en couleurs où voisinaient lestraîneaux et les moulins à battre d’un fabricant deQuébec, et plusieurs affiches officielles contenantdes recommandations sur les incendies de forêts oules épidémies de bétail.– Alors il paraît que tu te tourmentes sans bon sens,

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de même ? dit-il assez doucement en se retournantvers Maria. (128)

Une longue phrase descriptive qui se termine par le mot« bétail », et sans transition l'adresse à Maria, pour traiterde son état affectif. Avant de commenter ce point, mentionnonsle troisième temps du suspens : la description physique ducuré.

Elle le regarda avec humilité, peu éloignée de croirequ’en son pouvoir surnaturel de prêtre il avaitdeviné son chagrin sans que nul ne l’en eût averti.Lui courbait un peu sa taille démesurée et penchaitvers elle sa figure maigre de paysan ; car sous sasoutane il avait tout d’un homme de la terre : lemasque jaune et décharné, les yeux méfiants, leslarges épaules osseuses. Même ses mains,dispensatrices de pardons miraculeux, étaient desmains de laboureur, aux veines gonflées sous la peaubrune. Mais Maria ne voyait en lui que le prêtre, lecuré de la paroisse, clairement envoyé par Dieu pourlui expliquer la vie et lui montrer le chemin. (128)

Le romancier prend soin de faire « dire » au narrateur l'aspectphysique de ce curé d'un point de vue « objectif », et designaler que cette perception objective n'est pas celle deMaria, que cette perception est précisément celle que n'a pasMaria, qu'elle ne peut pas avoir, puisqu'en matière de curécomme d'autres choses sa connaissance n'est pas variée, elle serésume à l'article défini qui se prolonge jusqu'au bout deschoses : « Mais Maria ne voyait en lui que le prêtre, le curé dela paroisse, clairement envoyé par Dieu pour lui expliquer lavie et lui montrer le chemin. » Enfin dernier temps du suspens,accusant (aux deux sens du terme) cette disjonction entre lasituation réelle et sa vision fantasmée par Maria :

– Assis-toué là ! fit-il en montrant une chaise. Elle s’assit un peu comme une écolière qu’onréprimande, un peu comme une femme qui consulte lemagicien dans son antre, et attendit avec un mélangede confiance et d’effroi que les charmes surnaturelsopérassent. (128)

Ce grand suspens, qui se termine par une ellipse faisantl'économie du rapport direct des recommandations prononcées parle curé, est en correspondance avec l'âme de Maria, en suspensjusqu'à l'énonciation par le messager de Dieu de la vérité,

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c'est-à-dire justement du message divin propre à la guérir et àla faire « aller plus avant ». Mais que dit ce message sur laperte de l'aimé ?

Maria se souvient d'abord de ce qu'il disait sur sarelation avec le disparu ; des choses très précises, à savoir :

– S’il y avait de l’amitié entre vous, c’est biennaturel que tu aies du chagrin. Mais vous n’étiez pasfiancés, puisque tu n’en avais rien dit à tes parentsni lui non plus ; alors de te désoler de même et dete laisser pâtir à cause d’un garçon qui ne t’étaitrien, après tout, ça n’est pas bien, ça n’est pasconvenable... (129)

D'abord un euphémisme proprement paysan, comme un précédentcommentaire du narrateur nous en a prévenu28, pour traiter du –ou, ici, simplement le – sentiment amoureux. Ensuite – car lapremière phrase ne concède le chagrin que par convention et quepour créer une amorce de discours –, la question de leurproximité, et donc de l'aspect possiblement délicat de cetteperte, est immédiatement résolue par sa définition en termes dereconnaissance officielle : l'aspect technique del'officialisation est modeste (« rien dit à tes parents ni luinon plus »), mais il est traité comme le seul d'importance.Résolution de l'équation par un connaisseur des contratssociaux : « un garçon qui ne t’était rien ». Cette équation estrentable puisqu'on y gagne de régler définitivement la questionde l'affection de Maria : « alors de te désoler de même et de te laisserpâtir à cause d’un garçon qui ne t’était rien, après tout, çan’est pas bien, ça n’est pas convenable... ». La (bonne) morale condamneune tristesse qui désole et une attitude qui consiste à se laisserpâtir si la personne qu'on a perdue n'est rien pour « nous ». Maisest-ce véritablement le statut de cette personne qui déterminecette prescription ? Prêtons attention à la façon dont elle setermine :

28 « Les paysans ne meurent point des chagrins d’amour ni n’en restent marqués tragiquement toute la vie. Ils sont trop près de la nature et perçoivent trop clairement la hiérarchie essentielle des choses qui comptent. C’est pour cela peut-être qu’ils évitent le plus souvent les grands mots pathétiques, quels disent volontiers « amitié » pour « amour »,« ennui » pour « douleur », afin de conserver aux peines et aux joies du cœur leur taille relative dans l’existence à côté de ces autres soucis d’une plus sincère importance qui concernent le travail journalier, la moisson, l’aisance future. » (125)

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Et encore : – Faire dire des messes et prier pourlui, ça c’est correct, tu ne peux pas faire mieux.Trois grand-messes avec chant et trois autres quandles garçons reviendront du bois, comme ton père l’adit, comme de raison ça lui fera du bien et tu peuxpenser qu’il aimera mieux ça que des lamentations,lui, puisque ça diminuera d’autant son temps depurgatoire. Mais te chagriner sans raison et faireune face à décourager toute la maison, ça n’a pas debon sens, et le bon Dieu n’aime pas ça. (129)

Nous découvrons, dans cette seconde phase de l'argumentation,la raison pour laquelle l'attitude consistant à se laisser pâtirn'est pas convenable : se laisser pâtir, c'est plus qu'avoir duchagrin ; c'est un comportement répréhensible du point de vuede la morale paysanne, car cela a des répercussions sur ledynamisme de la maisonnée : la tristesse ne se contente pasd'être intérieure, elle affecte le visage de celui ou celle quien ressent et par son intermédiaire risque de se transmettre,risque de contagionner le corps social. Du point de vue dulocuteur, s'il ne faut pas que Maria soit triste, ce n'est pasparce qu'il a un amour « paternelle » ou ne serait-ce que de latendresse pour elle, et qu'il n'aime pas la savoirmalheureuse ; c'est parce que le corps social ne peut pas se lepermettre : « faire une face à décourager toute la maison, çan’a pas de bon sens, et le bon Dieu n’aime pas ça. ». Enrevanche, il est permis de supposer que cette interprétationutilitariste (au sens non philosophique du terme, bien entendu)contamine la pensée de François Paradis : que lui-même, qui,précisément, n’y est pas encore (au paradis), n'apprécie lechagrin de Maria le concernant que modérément, et qu'il sepréoccupe davantage de l'aspect purement utilitaire du deuil decelle-ci, de la rentabilité de ses démarches officielles : « ettu peux penser qu’il aimera mieux ça que des lamentations, lui,puisque ça diminuera d’autant son temps de purgatoire ». Lenarrateur lit, d'un œil imperturbable, la physionomie du curéderrière ses mots : « En disant cela il n’avait pas l’air d’unconsolateur ou d’un conseiller discutant les raisonsimpondérables du cœur, mais plutôt d’un homme de loi ou d’unpharmacien énonçant prosaïquement des formules absolues,certaines. » Ce mélange de prosaïsme et d'absolutisme tientd’une part à la forme de conduite du curé et d’autre part à laforme de sa réception – sa réception de fait par Maria, mais

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plus profondément sa réception de droit parce que la conduite« en impose » malgré son prosaïsme, elle impose sa légitimitésociale malgré sa flagrante illégitimité affective (ne serait-ce qu'à faire parler une personne défunte sans doute très peuconnue). Néanmoins cette illégitimité ne passe pas complètementinaperçue :

Dans tout cela, une phrase avait trouvé Maria quelquepeu incrédule : l’assurance du prêtre que FrançoisParadis, là où il se trouvait, se souciait uniquementdes messes dites pour le repos de son âme, et non duregret tendre et poignant qu’il avait laissé derrièrelui. Cela, elle ne pouvait arriver à le croire.Incapable de le concevoir réellement dans la mortautre qu’il avait été dans la vie, elle songeait aucontraire qu’il devait être heureux et reconnaissantde ce grand regret qui prolongeait un peu, par-delàla mort, l’amour devenu inutile. Enfin, puisque leprêtre l’avait dit... (130)

La bonne Maria, celle qui suit docilement son père en disant« - C'est correct, son père. » et qui est prête à acceptertoutes les instructions du curé, prête encore à ne pas trop semontrer affectée par sa passion amoureuse qu'elle qu'en ait étél'intensité, la bonne Maria, qui ne s'offusque pas qu'on latraite grossièrement, qui avait déjà accepté avant que le curéne lui dise qu'« il ne faut pas se révolter ni se plaindre »,ne voit rien à redire à tout ce discours de l'ordre (« Danstout cela, »), si ce n'est qu'elle ne partage pas la conceptionde l'amour du curé. Ou, pour mieux dire, sa conception du mondeoù l'amour fait si curieusement défaut, même entre deux êtresépris l'un de l'autre et infiniment séparés. Pour Maria, lechagrin est précisément la prolongation ou le prolongement decet « amour devenu inutile ». Certes elle confère une utilité àl'amour, mais elle lui reconnaît une existence et peut-êtremême un droit au-delà de cette utilité.29 Mais ces sentimentset pensées, aussi élevés et puissants soient-ils comparés auxarguments du curé, ne bénéficient pas d'un pouvoir d'autoritépour établir leur légitimité ; il faut donc y renoncer, comme àdes divertissements, par devoir envers l'ordonnance.

29 Maria pense à François Paradis non en termes utilitaires, mais en termes esthétiques : « Songeant à ce retour, à lui, à son beau visage brûlé de soleil qui se penchera vers le sien, Maria oublie tout le reste, et regardelongtemps sans le voir le sol couvert de neige . . . » (111)

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Enfin, puisque le prêtre l’avait dit... …Maria, serappelant les commandements du curé de Saint-Henri,chassa de son cœur tout regret avoué, et toutchagrin, aussi complètement que cela était en sonpouvoir et avec autant de simplicité qu’elle en eûtmis à repousser la tentation d’une soirée de danse,d’une fête impie ou de quelque autre actionapparemment malhonnête et défendue. (130)

L'âme de Maria a reçu un mot d'ordre, qui a transformé lestatut de son chagrin30 : ce n'est plus quelque chose dont ils'agit de se divertir en allant à la messe ou en rendant visiteà des connaissances, il s'agit maintenant d'un divertissementpar rapport au devoir domestique et social. Ce mot d'ordre ré-établit, réaffirme une distribution très ferme entre le domainede l'essentiel, de l'important comme rentable ou utile, et ledomaine de tout ce qui tombe en dehors – fût-il l'essentielaffectivement. Ce régime de mots d'ordre pourrait être désignésous l'une des expressions qu'il (ce régime) affectionne leplus : le « fait pour », qui est une assignation de destin,basée sur une prise en compte des caractéristiques généraux ougénériques de l'individu. « – Une fille comme toi, plaisante àvoir, de bonne santé et avec ça vaillante et ménagère, c’estfait pour encourager ses vieux parents, d’abord, et puis après semarier et fonder une famille chrétienne. » (Nous avons produitl’italique.) Cet énoncé n’est pas reçu comme la vérité (ou laréalité) par un lecteur qui s’est montré attentif aux nombreuxindices qui ont construit un point de vue critique quant à laréception de ce discours ; pourtant à aucun moment Hémon n’aénoncé une thèse contraire à celle-là.

La « vérité » du curé, la seule « vérité » énoncée commeune thèse dans le texte, reçoit donc un traitement textuel quimérite une lecture critique. Le message univoque du personnageapparaît à l’intérieur d’une construction textuelle complexeménageant une hétérogénéité des points de vue.L’hétérogénéisation, élaborée à travers de subtils procédéslittéraires qui requièrent une attention au détail du texte,rend la réception du discours du curé problématique, et pluslargement elle rend problématique la réception naïve d’undiscours se donnant comme discours de vérité. Ce n’est pas enopposant d’autres thèses explicitement énoncées à la première

30 Au sujet du pouvoir des mots d’ordre voir notamment Deleuze et Guattari 95.

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qu’une telle situation est problématisée, mais par lacollaboration de procédés littéraires plus ou moins discrets,construisant un espace critique qu’une lecture minutieusediscerne. A partir de la perception des subtilités de lacomposition, on voit que la question de la faute de lectureapparaît tout autrement. La lecture de Clavel se faisait l’échod’un pseudo-sens littéral de l’œuvre, que son autoritéd’écrivain reconnu et de préfacier imposait comme la seulepossible. Nous rejoignons ici les propositions de Michel deCerteau selon lesquelles :

La lecture est en quelque sorte oblitérée par unrapport de forces (entre maîtres et élèves, ou entreproducteurs et consommateurs) dont elle devientl’instrument. L’utilisation du livre par desprivilégiés l’établit en secret dont ils sont les« véritables » interprètes. Elle pose entre le texteet ses lecteurs une frontière pour laquelle cesinterprètes officiels délivrent seuls des passeports,en transformant leur lecture (légitime, elle aussi) enune « littéralité » orthodoxe qui réduit les autreslectures (également légitimes) à n’être qu’hérétiques(pas « conformes » au sens du texte) ouinsignifiantes (livrées à l’oubli). De ce point devue, le sens « littéral » est l’index et l’effet d’unpouvoir social, celui d’une élite. De soi offert àune lecture plurielle, le texte devient une armeculturelle, une chasse gardée, le prétexte d’une loiqui légitime, comme « littérale », l’interprétationde professionnels et de clercs socialement autorisés.(248)

La faute de lecture ne tient plus à un écart par rapport àl’interprétation littérale des « très bons lecteurs » autoriséspar le préfacier, mais à un manque d’attention (semblable àcelui du curé) au détail du texte, qui en neutralise laproblématique hétérogénéité. Le geste de lecture permettant decorriger cette faute consiste donc en une scrupuleuse attentionà la textualité du texte, à son non-indifférent détail : ilrelie des éléments singuliers apparemment anodins (comme le mot« ouailles » avant un passage dialogué, la priorité donnée aurepas, le manque de politesse, etc.) de telle manière qu’ilpermet de découvrir un problème virtuel (diversementidentifiable et nommable : celui du traitement du deuil par les

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pouvoirs autorisés, celui des discours de vérité et de leurréception, etc.) auquel le texte propose sa solution. 3.2. Qui va au-delà de son orchestration – De la blancheur

Afin de terminer en problématisant le rapport entreactualisation et virtualisation, revenons temporairement à laquestion du réel et du possible. Il semble bien, en effet, quequand un écrivain écrit il ait le choix entre plusieurspossibilités : prenons l’exemple apparemment le plus simple,celui du choix entre deux mots « possibles » – pourquoi glaïeulplutôt que rose ? Nous pouvons remarquer qu’à la fin du poème« Prose » de Mallarmé le seul mot possible est glaïeul, parce qued’une part il est le seul nom de fleur qui rime avec aïeul, etque d’autre part les idées évoquées dans le poème sont décritesselon une métaphore florale instituée dès son commencement –avec le mot herbiers à la deuxième strophe, voire avec lepremier mot du poème, Hyperbole, puisqu’une telle figure estaussi dite une « fleur de rhétorique ». Un lecteur-joueurauquel on aurait caché le dernier mot du poème aurait pu pariersans risque sur celui-ci. Et l’on pourrait donner raison à unelecture préformiste du texte en arguant que les trois derniersmots étaient contenus dans le premier.

Hyperbole ! de ma mémoireTriomphalement ne sais-tuTe lever, aujourd’hui grimoireDans un livre de fer vêtu :

Car j’installe, par la science,L’hymne des cœurs spirituelsEn l’œuvre de ma patienceAtlas, herbiers et rituels.[…]

Avant qu’un sépulcre ne rieSous aucun climat, son aïeul, De porter ce nom : Pulchérie !Caché par le trop grand glaïeul. (MALLARMÉ, 1989, 83)

Le mot glaïeul n’est plus un mot possible parmi d’autres aumoment de son inscription, mais le mot nécessaire, qui, àl’image de « l’unique Nombre » évoqué dans Un coup de dés jamaisn’abolira le hasard, « ne peut être un autre » (MALLARMÉ, 1945,462). En ce sens, ce n’est plus l’écrivain qui choisit le mot,

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mais le mot qui trouve sa place. Néanmoins cette impression denaturel n’a elle-même été rendue possible qu’au long d’une« installation » opérée par un je et « par la science » « enl’œuvre de [s]a patience ». Mallarmé élève l’inscription enl’égalant à un acte qui accomplit la perfection. Pour quel’inscription du dernier mot accomplisse la perfection dupoème, il a fallu que le texte ne soit pas produit par unesimple succession d’inscriptions (de mots), mais comme un toutdont chaque partie est pensée en fonction du tout – comme unsystème. La systématicité peut non seulement être considéréecomme un équivalent de la beauté31, elle est ici conçueégalement comme la condition de sa perfection et de sa survie :il s’agit de sauver Pulchérie du sépulcre, et pour assurer sonéternité autant qu’on le puisse dans ce jeu de hasard qu’estune langue, est créé un texte qui aurait la perfection non dumonde terrestre, mais de l’Univers, ordonné avec la précisiondes mathématiques.

J’ai pris ce sujet d’un sonnet nul et seréfléchissant de toutes les façons, parce que monœuvre est si bien préparé et hiérarchisé,représentant comme il le peut l’Univers, que jen’aurai su, sans endommager quelqu’une de mesimpressions étagées, rien en enlever (MALLARMÉ, 1995,392)

S’agissant de « Prose », la correspondance de Mallarmé ne nousrévèle pas si le dernier mot a été installé en premier ou à uncertain stade de l’élaboration du poème permettant deprédéterminer chaque élément du parcours vers celui-ci32. Ilfaut noter cet étrange présent : « Car j’installe », suggérant,entre autres sens, que le travail s’accomplit sur tout lepoème, peut-être pas simultanément, mais d’une telle façon qu’à

31 Sur le rapport entre beauté, système et autotélisme voir TODOROV, 1984,15. 32 « Combien de fois un auteur ne prend-il une décision quant à la structuresémantique profonde du texte qu’à l’instant où, au niveau de la réalisationlexicale, il choisit un mot plutôt qu’un autre ? Et pour une poésie, ladécision sur les structures sémantiques profondes n’est-elle pas souventsuggérée par des exigences de rime ? » (ECO, 1989, 86) On sait que Mallarméprocédait ainsi ; Michel Murat le souligne : « Mallarmé n’attache pas moinsd’importance à la rime que Banville ; mais il compose par elle plutôt quepour elle. Ses brouillons, et en particulier ceux d’Hérodiade, montrentqu’il s’en sert comme d’un cadre générateur : il commence par disposer larime, souvent associée à un mot grammatical à l’incipit du vers, dont illaisse en attente la partie centrale. » (MURAT, 2005, 48)

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l’antécédence graphique d’un mot sur la page, et donc à sonantécédence temporelle lors d’une lecture cursive, necorrespond pas nécessairement une antécédence temporelle lorsde l’écriture. L’écrivain n’en prend pas moins en comptel’antécédence temporelle correspondant à la lecture cursive.Cependant sur la partition l’antécédence graphique, tributairedes conventions culturelles qui placent le haut de la pageavant le bas et la gauche avant la droite, est aussisimultanéité visuelle. La partition en tant que telle, en tantqu’elle n’est pas jouée, en tant qu’elle est visuellementperçue, a donc en commun avec le puzzle la synchronicité deséléments qui la composent. En revient-on alors à l’art duposeur de puzzle tel que décrit par Perec ? L’insistance deMallarmé sur l’interprétation au sens musical du texte commepartition nous invite à en distinguer la logique.

Ajouter que de cet emploi à nu de la pensée avecretraits, prolongements, fuites, ou son dessin même,résulte, pour qui veut lire à haute voix, unepartition. La différence des caractères d’imprimerieentre le motif prépondérant, un secondaire etd’adjacents, dicte son importance à l’émission oraleet la portée, moyenne, en haut, en bas de page,notera que monte ou descend l’intonation. (MALLARMÉ,1945, 455)

Chaque détail est soigneusement pensé afin de dicter au lecteurla manière dont il faut lire le texte. Tout est prédéterminé, ycompris l’émission et l’intonation. Il y a bien iciinterprétation en un sens autre que celui de l’intellectiond’une signification possible de l’œuvre (ou concrétisationd’une potentialité sémantique) ; il s’agit de l’interprétationdans son acception musicale : au lecteur est donné le rôled’interprète vocal33. Il devient ainsi co-responsable de latexture du poème à travers une lecture spirituelle34. Mallarméva plus loin ici qu’avec ses autres poèmes : il prédéterminepar le texte, ce que la littérature laissait traditionnellementau lecteur comme sa part de liberté. Il fait de cet espace dejeu (d’indétermination) un espace de jeu musical(surdéterminé). Perec utilise lui aussi différents stylestypographiques et tailles de caractères dans La Vie mode d’emploi,

33 Sur la richesse théorique de cette métaphore voir FOURTANIER, 2013.34 Il ne s’agit pas de prononcer le texte à voix haute, la poésie étantselon Mallarmé « Chiffration mélodique tue » (MALLARMÉ, 1995, 648).

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mais si ces modulations affectent l’intonation du lecteur (ycompris pour la lecture en voix intérieure), il ne va pasjusqu’à essayer de moduler l’émission orale. Mallarmé iraitainsi plus loin dans la voie d’un prédéterminisme scriptural.Or, à bien y regarder, le modèle de la partition qu’il présenteest conçu à partir d’un triple prédéterminisme ante-scriptural : d’une part c’est moins l’écrivain qui dicte aulecteur comment il doit lire, que l’Idée dictant à l’écrivaincomment il doit écrire35 ; d’autre part l’écrivain doit opérerà partir de ce que les pratiques de son temps lui permettent defaire, sa liberté dans la création textuelle s’exerce enprenant en compte le poids de la tradition et seslimitations36 ; enfin l’écriture poétique se reconnaît une« influence étrangère » : « la Musique entendue au concert »,qui a été l’élément déclencheur, l’occasion pour l’écritureverbale de se repenser comme pratique dans sa différence avecun autre art37.

Mallarmé sait que sa propre action demeure restreinte,mais il faut comprendre que cette action restreinte n'est enrien une restriction du virtuel, au contraire : « Aujourd’huiou sans présumer de l’avenir qui sortira d’ici, rien ou presqueun art […] » (MALLARMÉ, 1945, 456). En évoquant les procédéspar lesquels il compte diriger la lecture, l’écrivain insistesur le fait que ses directions s’insèrent dans une histoireculturelle qui en prédétermine le virtuel champ d’action. Sesdirectives visent à transformer le lecteur en automatespirituel, mais on peut dire, en suivant une terminologieutilisée par Bernard Stiegler, que cette automatisation estparadoxalement conçue pour produire une « désautomatisation »(STIEGLER, 2014). La définition de nouvelles règles du jeu

35 « Le papier intervient chaque fois qu’une image, d’elle-même, cesse ou rentre, acceptant la succession d’autres et, comme il ne s’agit pas, ainsi que toujours, de traits sonores réguliers ou vers – plutôt, de subdivisionsprismatiques de l’Idée, l’instant de paraître et que dure leur concours, dans quelque mise en scène spirituelle exacte, c’est à des places variables, près ou loin du fil conducteur latent, en raison de la vraisemblance, que s’impose le texte. » (MALLARMÉ, 1945, 455) 36 « mais il ne m’appartient pas, hormis une pagination spéciale ou de volume à moi, dans un Périodique, même valeureux, gracieux et invitant qu’il se montre aux belles libertés, d’agir par trop contrairement à l’usage. » (Ibid.)37 « Leur réunion s’accomplit sous une influence, je sais, étrangère, celle de la Musique entendue au concert ; on en retrouve plusieurs moyens m’ayantsemblé appartenir aux Lettres, je les reprends. » (Ibid.)

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(liant la lecture à l’écriture) ouvre l’espace textuel. Depuisl’expérience de lecture proposée par Mallarmé avec Un coup dedés…, l’écriture telle que nous la concevons habituellementapparaît dans ses limitations. Les principes typographiquesidentifiés par McLuhan : l’uniformité, la continuité et lalinéarité (au sens le plus restreint du terme) (MCLUHAN, 1966,28), apparaissent comme des restrictions principielles du jeu.Si l’on reconnaît, avec Michel Murat, « le caractèreapproximatif et insuffisant de l’analogie » entre texte etpartition (MURAT, 2005, 162), et avec Marie-José Fourtanier quela « dimension concrète de la métaphore suscite plusd’interrogations et de doutes que de certitudes » (FOURTANIER,2013, 3), on doit aussi reconnaître que ce serait une erreur de« faire basculer le poème dans une dimension purementvisuelle » (MURAT, 171). C’est précisément la tension entre unelecture globale qui suspend le temps, éternise le poème dans lacontemplation de sa forme (la constellation), et une lecturecursive qui expérimente le texte dans sa durée, que nous devonsmaintenir, nous lecteurs, pour jouer le double-jeu que proposeici Mallarmé.

Les règles d’Un coup de dés… que nous déduisons de ce coupmême – selon la logique décrite par Wittgenstein, qui nous faitremonter du coup à la grammaire du jeu38 – ont pour effetsd’illuminer le ciel de l’écriture39, de déployer le jeu à sasurface et dans sa profondeur. Les dimensions de la double-page, ces quatre dimensions – puisqu’il faut aussi considérerle volume que compose leur attachement en feuillets, et letemps impliqué par leur parcours – prennent part au jeu. Cela aété remarqué par plusieurs générations de commentateurs, maisdéjà Mallarmé mettait son lecteur sur la voie. Comme Eco leremarque :

38 Voir XANTHOS, 2006.39 « Toi, Ami, qu’il ne faut frustrer d’années à cause que parallèles ausourd labeur général, le cas est étrange : je te demande, sans jugement,par manque de considérants soudains, que tu traites mon indication commeune folie je ne le défends, rare. Cependant la tempère déjà cette sagesse,ou discernement, s’il ne vaut pas mieux — que de risquer sur un état à toutle moins incomplet environnant, certaines conclusions d’art extrêmes quipeuvent éclater, diamantairement, dans ce temps à jamais, en l’intégrité duLivre — les jouer, mais et par un triomphal renversement, avec l’injonctiontacite que rien, palpitant en le flanc inscient de l’heure, aux pagesmontré, clair, évident, ne la trouve prête ; encore que n’en soit peut-êtreune autre où ce doive illuminer. » (MALLARMÉ, 1897, 262)

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prévoir son Lecteur Modèle ne signifie pas uniquement"espérer" qu’il existe, cela signifie aussi agir defaçon à le construire. Un texte repose donc sur unecompétence mais, de plus, il contribue à la produire.Peut-on dire alors qu’un texte est moins paresseuxqu’il n’y paraît, que sa demande coopérative estmoins libérale que ce qu’il veut bien laisserentendre ? A quoi ressemble-t-il le plus ? A une deces boîtes en "kit", contenant des élémentspréfabriqués, que l’usager utilise pour obtenir unseul et unique type de produit fini, sans aucunelatitude quant au montage, la moindre erreur étantfatale, ou bien à un Lego qui permet de construiretoutes sortes de formes, au choix ? N’est-il qu’unpuzzle complet qui, une fois reconstitué, donneratoujours la Joconde, ou n’est-il vraiment riend’autre qu’une boîte de pastels ? (Eco, 1989, 69)

Bien qu’apparemment ressemblant, le modèle de la partition(tel que proposé par Mallarmé) est donc très différent, voiremême opposé au modèle du puzzle (tel que proposé par Perec).Cette « tentative » (MALLARMÉ, 1945, 456) prospective n’est pasmême, comme Mallarmé le remarque, similaire dans sa conceptionà ses autres œuvres poétiques : ses Poésies sont en effetconstruites sur un modèle qui n’est pas celui de la partition,bien que la mélodie du poème lui importe plus que son sens40.Nous proposerions pour ses poèmes de la maturité le concepthybride de puzzle musical. De tels puzzles sont les héritiersd’une, voire de plusieurs, tradition(s) que Bernardo Schiavettanous rappelle, celles des sonnets d’artifice et des nugae difficilis, oùl’écrivain détermine les règles de son propre jeu (son œuvre) àl’intérieur d’un jeu dont les règles sont déjà difficiles àsatisfaire, en établissant une ou des sur-contrainte(s).

Comme on le sait, les deux rimes des quatrains sonten –ix (ou –yx) et –ore ; celles des deux tercets en–or et en –ixe. Ainsi, les rimes masculinesdeviennent féminines et vice versa. Le poème s’inscritdans une longue tradition, celle des sonnets d’artifice.

40 Dans une lettre à Cazalis, Mallarmé commente ainsi la première version deson « Sonnet en –yx » : « Il est inverse, je veux dire que le sens, s’il ena un, (mais je me consolerais du contraire grâce à la dose de poësie qu’ilrenferme, ce me semble) est évoqué par un mirage interne des mots mêmes. Ense laissant aller à le murmurer plusieurs fois on éprouve une sensationassez cabalistique. » (MALLARMÉ, 1995, 392)

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On peut les définir comme des sonnets où quelqueprocédé formel (une sur-contrainte) se superpose ous’ajoute aux règles prosodiques qui définissent lesonnet proprement dit. Cette tradition fait partied’une autre plus ancienne, ces nugæ difficiles dont lapratique est attestée quasiment à toutes les époquesde la poésie occidentale, avec des alternances decrédit et de discrédit liées aux changements du goûtet de l’éthique littéraire. (SCHIAVETTA, 2006, 73)

Ce rappel nous permet de mieux percevoir la dimensionhistorique de la prédétermination ante-scripturale. Schiavettarevient sur l’énoncé de Mallarmé à propos de son « Sonnet en –yx » (« Il est inverse, je veux dire que le sens, s’il en a un,[…] est évoqué par un mirage interne des mots mêmes. ») : « Amon avis, donc, le sens dont parle Mallarmé ne peut être autreque celui qui apparaît peu à peu, à partir des rimes, pendant lacomposition du poème. » (Op. Cit., 76). Rattachant cette idée à laPhilosophy of Composition de Poe, il rappelle cette déclaration deMallarmé : « tout hasard doit être banni de l’œuvre moderne, et n’y peut êtreque feint » (MALLARMÉ, 1945, 230). La mise en œuvre suppose unecertaine détermination du rapport entre réel et possible : lepossible est prédéterminé de telle sorte que les choixd’écriture obéissent à la nécessité. Une telle constructions’échafaude à partir des nécessités existantes (prédéterminismeante-scriptural), c’est-à-dire en prenant en compte lesdiverses normes en vigueur : les normes liées à la grammaire,aux genres littéraires, à la présentation graphique du texte.Ces normes prédéterminent la capacité de lecture, et parrétroaction, les virtualités d’écriture. L’écriture passe parune savante gestion de leurs conflits. Jean Cohen note que :

Il faut tenir compte en effet de l’incidence surl’ordre des mots des nécessités de la versification.Obligé de sacrifier à la fois à la rime et au mètre,le poète ne peut disposer les mots à sa guise.Signalons, d’ailleurs, une réalisation qui paraîtpropre aux symbolistes : la postposition d’adjectifsnormalement antéposés, tels que doux, beau, etc. Parexemple :O le bruit doux de la pluie (Verlaine)Victorieusement fui le suicide beau (Mallarmé) (COHEN, 1999,182)

Le second exemple ici proposé est bienvenu pour nous

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sensibiliser au travail du puzzle musical : le suicide beau rimeavec mon absent tombeau qui ferme le premier quatrain ; pour cefaire il a donc fallu deux inversions de l’épithète (parrapport aux normes grammaticales). Le mot tombeau a sans douteinspiré – devrait-on dire déterminé ? – le choix del’épithète ; mais pour qu’une telle rime fût possible, ilfallait que le poète opérât ces deux inversions. Ou plusexactement : la rime et le fait que beau était inscrit de touttemps dans tombeau donnent la juste impression, à la lecture,que cette double inversion n’est pas le fruit d’une fantaisiede l’écrivain, mais le résultat nécessaire de la mise enrapport des différents éléments en fonction des différenteslois qui pèsent sur la production de l’objet textuel. Enfantéeà l’issue de ce conflit invisible (virtuel), la rime est lanote juste qui tinte comme le glas d’une vie consacrée à cetravail, mais aussi l’écho ou le heurt silencieux par lequelles mots se font scintiller réciproquement – leur or, pointslumineux des constellations, apparaît.

Cependant le poème du coup de dés, comme nous l’avons dit,ne suit pas les règles des nugæ difficilis. Si nous nereconnaissons plus la poésie dans le texte éparpillé sous nosyeux, c’est parce qu’elle a délaissé son vieux jouetnarcissique – le vers41 –, pour en construire un autre parlequel elle ne se ferait plus le reflet d’elle-même, mais celuid’une Idée – supérieure à l’ordre à la fois hasardeux etarbitraire du je et de sa langue, commandant un nouvel ordre(celui de la nécessité absolue), un nouvel art de ladistribution des éléments. Mallarmé a lancé par ce poème un jeunouveau, permettant de repenser le lien entre écriture etlecture – leur lieu et le positionnement de ses acteurs. Ce jeurelance la musica practica, que Barthes regrettait42, sur un

41 « Le genre, que c’en devienne un comme la symphonie, peu à peu, à côté duchant personnel, laisse intact l’antique vers, auquel je garde un culte et attribue l’empire de la passion et des rêveries ; tandis que ce serait le cas de traiter, de préférence (ainsi qu’il suit) tels sujets d’imagination pure et complexe ou intellect : que ne reste aucune raison d’exclure de la Poésie – unique source. » (MALLARMÉ, 1945, 456)42 « […] selon ce code [celui de la musica practica], l’image fantasmatique(c’est-à-dire corporelle) qui guidait l’exécutant était celle d’un chant(que l’on « file » intérieurement) ; avec Beethoven, la pulsion mimétique(le fantasme musical ne consiste-t-il pas à se situer soi-même, commesujet, dans le scénario de l’exécution ?) devient orchestrale ; elleéchappe donc au fétichisme d’un seul élément (voix ou rythme) : le corpsveut être total ; par là, l’idée d’un faire intimiste ou familial est

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Antoine Constantin Caille Semtex 2015

nouveau terrain : le livre et ses feuillets de pages blanches.Mallarmé se projette en chef d’orchestre du blanc et requiertde son lecteur de devenir interprète musical. Cependant lacomposition du poème ne fait pas du lecteur un simple automatespirituel ; elle lui donne à percevoir en la poésie sablancheur : un espace de création où les jeux restent à faire.La solution recouvre le virtuel, mais cette fois elle tente dele faire percevoir sous toutes ses facettes, promouvant ainsiune conception profonde de la lecture.

détruite : vouloir jouer du Beethoven, c’est se projeter en chefd’orchestre. » (BARTHES, 1982, 233)

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