This document is posted to help you gain knowledge. Please leave a comment to let me know what you think about it! Share it to your friends and learn new things together.
Transcript
7/24/2019 La Grande Et Fabuleuse Histoire Du Commerce Dp
L L A A G G R R A A N N D D E E E E T T F F A A B B U U L L E E U U S S E E H H I I S S T T O O I I R R E E D D U U C C O O M M M M E E R R C C E E ddee JJooëëll PPoommmmeerraatt
UUnn eexxttrraaiitt ddee L L a a G G r r a a n n d d e e e e t t f f a a b b u u l l e e u u s s e e h h i i s s t t o o i i r r e e d d u u c c o o m m m m e e r r c c e e
àà ppoorrttee.. AApprrèèss L L e e s s M M a a r r c c h h a a n n d d s s eett J J e e t t r r e e m m b b l l e e ( ( 1 1 & & 2 2 ) ) ,, JJooëëll PPoommmmeerraatt ppoouurrssuuiitt ssaa rreecchheerrcchhee dd’’uunn
Ceux qui n’ont pas envie qu’on leur explique les motivations d’un auteur (je les comprends) ne
doivent pas lire la suite.
Cette pièce était pour moi une façon de parler et de mettre en scène les valeurs, les idéologies, qui
orientent et sous tendent les agissements humains aujourd’hui. Et la confusion de plus en plusimportante qui règne en ce domaine. Une façon de montrer comment cette activité du commerce,
vendre, acheter, activité au cœur même de nos sociétés, influence notre manière de nous penser
nous-mêmes, notre façon de concevoir ce qu’est un être humain, et nos relations.
Je voulais montrer comment la logique du commerce peut générer du trouble et de la confusion dans
nos esprits et particulièrement en ce concerne nos grands principes moraux.
Ce qui est passionnant et vertigineux dans le métier de vendeur c’est que le meilleur des savoir- faire,
la meilleure des techniques, pour celui qui l’exerce, c’est l’authenticité. Dans ce métier la meilleure
façon de mentir c’est d’être sincère. Ainsi le bon vendeur doit faire avec ce qu’il y a de meilleur en lui : avec sa vérité, avec ce qu’il « est ».
On pourrait même dire que sa meilleure « technique » c’est de parven ir à être « lui-même »
(contradictoire et même absurde : personne ne sait exactement ce qu’« être soi-même » veut dire).
Mais si le vendeur doit plus ou moins abuser l’autre, il doit sans doute avant tout se tromper lui -
même, pour « construire » cette fameuse authenticité qui est son meilleur atout.
Pour être un vendeur vraiment efficace il faut forcément y croire.
Dans ce métier fondé sur la relation aux autres, s’il y a une technique c’est celle de réussir à être
sincère ou « vrai » avec les autres, tout en étant plus ou moins « faux ».
Réussir à « fabriquer » de l’authentique.
Ce paradoxe que connaît l’acteur, devient chez le vendeur une malédiction, car à la différence de
l’acteur qui peut repérer aisément les limites entre « scène » et « vie réelle », le vendeur peut se
perdre comme dans un labyrinthe. Les frontières peuvent s’effacer peu à peu, en lui et à l’extérieur.
Un jour le vendeur oubliera de retirer son masque après la représentation. Son masque devient peau.
Sa pensée aura épousé les nécessités et la logique de son activité de séduction et de conviction.
Impossible de distinguer en lui même et à l’extérieur les limites de l’artifice et du vrai.
Sa relation à autrui se sera désagrégée en même temps que toute possibilité de confiance dans les
autres.
Confiance : un mot qui aura perdu tout sens, et toute valeur.
En montrant ces personnages de vendeurs professionnels, tout en bas de la hiérarchie du système,
tels des soldats un peu égarés mais néanmoins convaincus et fidèles, je voulais surtout parler de
nous tous, citoyens ordinaires, immergés dans ce monde de faux semblants et de vraies valeurs
détournées et instrumentalisées plus ou moins consciemment.
Certainement abusés nous aussi par la « grande et fabuleuse » confusion de l’histoire. Gagnants e t
perdants unis pour le meilleur et pour le pire.
JJooëëll PPoommmmeerraatt
7/24/2019 La Grande Et Fabuleuse Histoire Du Commerce Dp
Né en 1963. Arrête ses études à 16 ans. Devient comédien à 18 ans. A 23 ans, il s'engage dans une
pratique régulière de l'écriture. Il étudie et écrit de manière intensive pendant 4 ans.
1990 - il met en scène un premier texte à 27 ans, Le Chemin de Dakar . Monologue non théâtral
présenté au Théâtre Clavel à Paris. Il fonde à cette occasion sa compagnie qu'il nomme Louis
Brouillard.
1991 - création de Le théâtre 25
1993 - création de années de littérature de Léon Talkoi
1994 - création de Des suées et de Les événements . Différents textes écrits et mis en scène selon un
processus qui commence à se définir. Le texte s'écrivant conjointement aux répétitions avec lesacteurs. Tous ces spectacles sont présentés au Théâtre de la Main d’Or à Paris.
1995 - il répète et crée le spectacle Pôles au Fédérés de Montluçon, repris deux mois au Théâtre de
la Main d'Or.
Premier texte artistiquement abouti aux yeux de l'auteur. Et premier texte à être publié (sept ans plus
tard en 2002 aux Editions Actes Sud-Papiers).
1997 - création de Treize étroites têtes aux Fédérés puis reprise au Théâtre Paris-Villette.
Début d’une longue résidence de la compagnie au Théâtre de Brétigny-sur-Orge.
1998 - il écrit une pièce radiophonique, Les enfants , commande de France Culture. Il co-réalise pour
la radio sa pièce Les Evénements la même année.
7/24/2019 La Grande Et Fabuleuse Histoire Du Commerce Dp
FRANCK. Euh si, mais je suis absolument certain que ça peut vous intéresser. Si vous me laissezvous expliquer de quoi il s’agit, vous allez voir…
ANDRÉ. Pardon, vraiment j’ai pas le temps de voir quoi que ce soit aujourd’hui…
FRANCK. C’est dommage, j’ai un produit vraiment très très intéressant à vous proposer.
ANDRÉ. Vous vendez ?
FRANCK. Oui.
ANDRÉ. Vous savez quoi ? Y en a vraiment marre des vendeurs.
FRANCK. Mais vous connaissez pas encore ce que j’ai à vous proposer parce que si vous
connaissiez…
ANDRÉ. Monsieur, je me suis fait avoir par un de vos collègues y a pas plus tard qu’une semainealors vraiment… je suis pas d’humeur avec les vendeurs en ce moment… Je suis désolée, j’ai plusconfiance.
Il ferme une porte imaginaire et va s’asseoir.
FRANCK. C’est dommage… (Un temps. Maurice vient se placer près de lui.) Bonjour madame…
MAURICE. Monsieur.
FRANCK. Pardon… Monsieur. Est-ce que je vous dérange ?
MAURICE. C’est comme vous dites… ! J’ai aucun temps à vous consacrer.
FRANCK. Excusez-moi alors vraiment…
MAURICE. Y a pas de mal.
Il ferme une porte imaginaire et va s’asseoir.
FRANCK. Je me permettrais quand même de… (À tous.) Là vous êtes durs…
ANDRÉ. C’est des gens normaux, personne n’a envie qu’on vienne l’emmerder chez lui… Les gensétaient pas durs hier ?
7/24/2019 La Grande Et Fabuleuse Histoire Du Commerce Dp
FRANCK. Bonjour madame. Je me permets de vous déranger parce que j’ai envie de vous parlerd’un produit extrêmement intéressant.
MICHEL. Vous vendez quelque chose ?
FRANCK. Absolument mais vraiment pas n’importe quoi…
MICHEL. Ça ne m’intéresse pas monsieur, en plus je suis dans de grosses difficultés financières ence moment.
FRANCK. Ne vous inquiétez pas, on peut envisager toutes sortes de solutions de paiement parcrédit.
MICHEL. Pardon ? Je comprends pas ! On se connaît depuis quinze secondes, je comprends pas ceque vous me dites… ?
FRANCK. Je vous dis que pour payer je vous propose toutes sortes de facilités de paiement si vousêtes intéressée.
MICHEL. Vous me connaissez depuis quinze secondes et vous me parlez d’argent et de payer. Vousêtes un petit gonflé, vous !
FRANCK. Je crois pas que je sois gonflé, monsieur.
MICHEL. Madame.
FRANCK. Madame.
MICHEL. Si, vous êtes même sacrément gonflé. Au bout de quinze secondes, on se connaît pas,vous parlez déjà de me faire payer quelque chose. C’est la seule chose qui vous intéresse, l’argent,dans la vie ?
FRANCK. Pas du tout, je peux vous parler de ce que je veux vous vendre si vous voulez avant ?
MICHEL. Ben oui, ce serait peut-être mieux, vous trouvez pas… ?Mais bon de toute façon, je veuxrien acheter je vous ai dit… Surtout pas à crédit, c’est trop dangereux. Alors ne me faite spas perdremon temps et ne perdez pas le vôtre non plus… Je vous dis bonne journée, monsieur.
Il ferme une porte imaginaire et va s’asseoir.
Joël Pommerat, La Grande et fabuleuse histoire du commerce, Actes Sud, 2012, pp.13-15.
7/24/2019 La Grande Et Fabuleuse Histoire Du Commerce Dp
« On n’est plus du tout dans la vente là, on est dans de l’humain pur »
« Pommerat fait du business », titrait il y a quelques semaines le magazine du Monde pour
annoncer la création à la Comédie de Béthune de La grande et fabuleuse histoire du commerce 1 .
Titre provocateur, en lien avec le thème du spectacle, le quotidien de cinq vendeurs à domicile, dans
les années 1960 puis dans les années 2000. Allusion aussi au succès de la compagnie Louis
Brouillard, dont quatre à cinq spectacles tournent en même temps en France et dans le monde,
tandis que Joël Pommerat a signé trois créations en 2011 ( Ma chambre froide , Cendrillon , La grande
et fabuleuse histoire du commerce ). Mais l’auteur et metteur en scène fait bien plus que du business,
sans que l’on puisse toujours dire exactement ce qu’il nous fait.
« On n’est plus du tout dans la vente là, on est dans de l’humain pur », clamait Franck, l’un descinq vendeurs à domicile de La grande et fabuleuse histoire du commerce dans un premier état du
texte. Ces quelques mots pointent ce qui m’apparaît comme l’une des spécificités de la démarche
artistique de Pommerat. Cette histoire du commerce est en effet « grande et fabuleuse », car elle
s’écrit à hauteur d’homme, à travers des perspectives individuelles où l’exposition clinique et quasi
documentaire des situations laisse aussi place à un trouble identitaire et existentiel. La réplique de
Franck a été coupée lors des dernières répétitions et depuis les représentations à la Comédie de
Béthune, le spectacle continue à évoluer : l’auteur-metteur en scène « rabote un début de scène » ou
supprime des répliques pour aller à l’essentiel. Avec l’entraînement et grâce à la vivacité de Jean-
Pierre Constanziello (régisseur plateau), les noirs entre les séquences passent de quinze à dix
secondes, comme pour mieux happer le spectateur dans un enchaînement frénétique et semer en lui
le trouble face à la crise des valeurs que révèle le commerce dépeint par Pommerat.
Le processus d’écriture de plateau ne cesse donc pas abruptement après le soir de la première :
dans le théâtre de Joël Pommerat, texte et mise en scène s’élaborent conj ointement, avec la
participation des comédiens et la complicité de fidèles compagnons comme Eric Soyer pour les
espaces et leurs lumières, François Leymarie (ambiances sonores) et Isabelle Deffin (costumes), sous
l’œil attentif de Philippe Carbonneaux (assistant à la mise en scène). Pour La grande et fabuleuse
histoire du commerce , sont venues les rejoindre des recrues plus récentes de la compagnie, tout
aussi indispensables à présent : Renaud Fouquet (lumière), Yann Priest (son), Antonin Leymarie
(musique) et le vidéaste Renaud Rubiano. Une « grande et fabuleuse » aventure humaine.
1 La grande et fabuleuse histoire du commerce , création à la Comédie de Béthune du 12 au15 décembre 2011, puis en
tournée à Belfort (12 et 13 janvier 2012), Bordeaux (18-21/01), Saint-Valéry-en-Caux (27-28/01), Limoges (1-3/02), Évreux (9-
« J’ai confiance en vous, confiance en chacun d’entre vous individuellement et confiance en vous
comme équipe… vous êtes une superbe équipe les mecs… Vous êtes trop beaux !!! », dit Franck,
vendeur-formateur des années 2000. Joël, auteur-metteur en scène des années 2000, le pense peut-
être tout bas de sa compagnie… Mais la comparaison s’arrête là, Éric, François, Philippe et les
autres n’ayant rien à voir avec les vendeurs du spectacle, même si, bien sûr, au théâtre comme dansla vente, on joue avec le mensonge et la vérité. Les collègues de Franck, eux, Michel, René, Maurice,
André, qui deviennent Bertrand, Philippe, Daniel et Claude dans les scènes des années 2000 ont
sans doute un peu plus à voir avec les comédiens Eric Forterre, Hervé Blanc, Patrick Bebi et Jean-
Claude Perrin (comme Franck avec Ludovic Molière) dès lors que l’écriture s’est nourrie de leurs
improvisations au fil de plusieurs étapes de travail depuis avril 2011. « Matières du poème », les
comédiens de Pommerat font échapper leur personnage au stéréotype : face aux vendeurs qu’ils
incarnent, aussi manipulateurs et vénaux soient-ils, on se sent comme face à des « vrais gens »,
faillibles, contradictoires, blessés. Sympathiques ? En tout cas, le spectacle travaille à nous faireéprouver ces délicates frontières entre l’empathie, la compréhension, l’adhésion et la critique.
Pommerat fait donc bien plus que du « business », à tous les niveaux, brouillant cette fois encore
avec talent nos perspectives sur le réel pour nous placer face à nos contradictions et notre aliénation.
Sans issue. On pourra trouver ce spectacle sombre, même si l’on rit (jaune) souvent. Aucune
échappée onirique ni déformation subjective de la réalité, Pommerat, qui vient de créer Cendrillon ,
renoue ici avec l’observation quasi anthropologique et la peinture du réel qui sont, à côté du conte,
deux grandes dimensions de son œuvre. « Le commerce est emblématique de notre humanité qui en
est imprégnée. Il modèle les relations humaines et la pensée de nos relations […] J’essaye d’être un
observateur, de ne pas mettre en avant mes opinions, de rendre compte honnêtement des choses et
de laisser la place à celui qui regarde pour juger2 ».
La grande et fabuleuse histoire du commerce s’est écrite dans le prolongement de la huitième
histoire de Cercles/Fictions (2010) qui représentait la rencontre de deux solitudes, celles du vendeur
à domicile d’une « Bible de la réussite » et d’une « femme mélancolique ». Mais elle est loin de
« réintroduire les grandes valeurs de la chevalerie dans nos vies… Loyauté, courage, noblesse,
altruisme, courtoisie », comme le souhaitait ce vendeur à la toute fin de la pièce. Les cinq vendeurs
de La grande et fabuleuse histoire , même s’ils ne construisent pas de châteaux en Espagne comme
ce couple de rêveurs solitaires, ont un rapport au réel tout aussi complexe. La réalité extérieure,
politique ou culturelle (les manifestations devant l’Odéon en 1968 ou l’émission de variété « Le juste
prix »), entre en scène par l’intermédiaire des téléviseurs présents dans leurs chambres d’hôte l,
créant un sentiment de huis clos et de microcosme coupé du monde. Ces cinq hommes témoignent
du réel autant qu’ils luttent contre lui ou qu’ils le réinventent, plus ou moins consciemment,
convaincus de faire le bien de l’humanité en offrant leur produit.
Certes ce spectacle parle de business, mais il interroge surtout l’ambiguïté du métier de vendeur,
entre authenticité et manipulation, naïveté et cynisme. Il joue sur la confusion entre la vente et le
2 Joël Pommerat, rencontre avec le public, Comédie de Béthune, 15/12/2011.
7/24/2019 La Grande Et Fabuleuse Histoire Du Commerce Dp
service rendu ou le don, entre le progrès, l’aliénation et le besoin. Il met aussi en jeu les valeurs de la
solidarité et de la confiance dans nos relations, qu’elles soient commerciales, amicales ou
amoureuses. Toutes ces dimensions de la réflexion n’apparaissent pas nécessairement au premier
regard, mais éventuellement de manière rétrospective. Je continue, par exemple, à fredonner le
thème principal du spectacle composé par Antonin Leymarie qui, superposé aux images vidéo desroutes, escaliers et couloirs arpentés par les vendeurs, m’évoque la scène mythiq ue de Maggie
Cheung traversant les couloirs d’un hôtel sur la musique de Shigeru Umebayashi dans In the Mood
for Love : je perçois soudain une nouvelle facette des vendeurs, ennoblis par mon imaginaire, de
méprisables ou pitoyables, ils deviennent tragiques.
Appuyé sur une solide recherche documentaire (entretien avec des vendeurs du Béthunois,
lectures d’ouvrages, visionnages d’émissions spécialisées, de films documentaires, etc.), le spectacle
est construit sous la forme d’un diptyque (1960/2000) dans lequel inversions de rôles et
renversements de situation créent une jouissive dynamique dramatique. Les conquérants deviennentdes loosers, les réfractaires des adeptes, les amoureux des abandonnés… Du noir Soyer (comme on
dit le bleu Klein) jaillissent des instantanés de la vie de ces cinq vendeurs, confirmés ou apprentis,
saisis le soir ou le matin dans leurs chambres d’hôtel anonymes, comme si on voyait à travers les
murs, et pas toujours le même mur. Des inversions scénographiques offrent en effet un changement
de perspective qui sert à la fois une forme de naturalisme « du trou de la serrure » et une construction
picturale de la scène (on pense à Hopper en plus sombre), mais invite aussi à faire bouger notre
regard et notre jugement sur les personnages. Pommerat nous entraîne dans une spirale axiologique
perturbante, sans réponse définitive et au risque du malentendu, comme dans ses précédents
spectacles. « Dans la vie […] on ne dépend que de soi-même, toutes les réponses, elles sont en
nous-mêmes », dit encore Franck…
Au début de la pièce, l’arrivée de cette nouvelle recrue au sein d’un groupe de vendeurs
expérimentés donne lieu à une démonstration de leurs techniques de vente à travers des simulations
d’entrée de porte (comment « pénétrer » chez la cliente) : l’exposition, sans contre-perspective
critique, puisque le nouveau venu peut à peine manifester ses doutes, vaut dénonciation avant même
que le meilleur d’entre eux affirme finalement sans ambages que leur « métier c’est de faire dépenser
leur fric aux gens ». Abus de confiance et machiavélisme des vendeurs éclatent au grand jour, mais
avec une telle conviction et une telle franchise de leur part qu’on continue à en douter, ou, du moins,
qu’on peut en rire. D’ailleurs, sans commerce, pas d’usine, et sans usine, le chômage, la misère…
Certes le jeune Franck n’a pas voulu abuser les clients naïfs qu’il a convaincus et fait preuve d’une
honnêteté compatissante qui le pousse à traiter ses formateurs de « pourritures ». Il n’y a cependant
aucun manichéisme des positions ici : accusé en retour d’être un « idéaliste », Franck est ensuite
quitté par sa copine qui le traite de « matérialiste ». Au spectateur de trancher, car les perspectives
des personnages ne s’accordent donc pas sur le cas Franck, lequel finit par devenir un très bon
vendeur et trouver du plaisir au jeu cynique de la vente.
Ainsi, à chaque instant, un changement de point de vue, un détail sur la vie personnelle desvendeurs, l’évocation d’un divorce, d’une famille ou d’une dernière chance financière, rend la critique
7/24/2019 La Grande Et Fabuleuse Histoire Du Commerce Dp
complexe. Et cela se complique un peu plus encore lorsque la crise sociale et politique des
« événements » de mai 1968 laisse place à la crise économique contemporaine. Dans cette deuxième
partie du spectacle, le choix de distribuer les mêmes comédiens dans des rôles différents, voire
opposés (les conquérants devenus victimes – consentantes ou résignées ? – du système), entraîne
dans la tête du spectateur une superposition des personnages qui peut prêter un instant à confusionet révèle, un peu à la manière de l’humorisme de Pirandello, qu’une situation comprend toujours son
contraire. L’enchaînement de certaines séquences est implacable, jouant avec nos émotions pour
nous laisser seuls face à nos contradictions, nos convictions ou nos doutes. Le filtre de la distance
historique des sixties n’opère plus : je suis prise au piège, touchée par la bonhomie ou le
surendettement de quatre apprentis vendeurs en pleine force de l’âge, en reconversion et en période
d’essai sans solde ; j’acquiesce lorsqu’ils reconnaissent que leur formateur a bien fait d’employer la
manière forte, et je m’offusque avec eux lorsque celui-ci leur propose un partage solidaire des
bénéfices afin de soutenir le maillon faible du groupe. Suis-je devenue « réac » ?!La critique du néolibéralisme égoïste et hypocrite, de sa perversion des valeurs, et notamment de
l’instrumentalisation de la notion de confiance, se réalise ainsi, sans longs discours accusateurs ni
recherche de solution alternative, portée en grande partie par le seul dispositif dramatique et
actantiel. Elle emprunte les chemins intimes et tortueux de la réception du spectateur, à qui son
aliénation ou ses ambiguïtés sont révélées. Ou pas. C’est là qu’intervient une dernière fois la
confiance, cette confiance qu’accorde Pommerat au jugement critique de son spectateur…
Marion Boudier, critique publiée sur : http://agon.ens-lyon.fr/index.php?id=2155, le 30/01/2012
B B e e r r g g è è r r e e a a v v e e c c s s o o n n t t r r o o u u p p e e a a u u ,, 11886633--11886644
ECHOS DANS LA PRESSE EN LIGNE
« LA GRANDE ET FABULEUSE HISTOIRE DU COMMERCE »
: JOEL POMMERAT / CIE LOUIS BROUILLARD
Il y a du Roland Barthes et de ses Mythologies dans cette pièce d’une qualité rare qui
décortique les pensées et les discours de deux équipes de VRP. A bien y regarder, cela ne
nous en dit pas beaucoup plus que ce qu’on savait déjà ou en tout cas que l’idée qu’on s’en
faisait. Pourtant, de savoir à voir, il y a un grand pas. Ici, on vit presque de l’intérieur ce
quotidien de vendeur, d’hôtel en hôtel, de ville en ville, de porte en porte. Et puis on sent bien
qu’on est concerné aussi, d’une façon ou d’une autre, que ces VRP ne sont qu’un exemple
particulièrement frappant du piège dans lequel nous sommes tous tombés, au moins jusqu’à
un certain degré.
Le piège du commerce ? Pas seulement. Il s’agit surtout de celui du masque, qu’on se modèle tousles jours pour pouvoir continuer à aller travailler, ce masque qui raisonne différemment de nous, cette
logique qu’on accepte d’adopter huit heures par jours, parce que sinon, on n’y arriverait pas, parce
qu’ainsi, on peut se faire croire qu’on y croit, que c’est fai t pour nous cette activité, que cela a un
sens. Mais comme le dit si bien Joël Pommerat, « un jour, le vendeur oubliera de retirer son masque
après la représentation. Son masque devient peau. »
Ces cinq acteurs, tous magnifique de naturel, jouent chacun un « monsieur Toutlemonde ». On
croirait presque les avoir déjà rencontrés quelque part. Les dialogues sont d’un réalisme à faire peur,
car oui, ce à quoi on assiste est possible, cela arrive même souvent, à plein de gens.
Elles ne sont ni belles, ni gracieuses.
Rien d’idyllique dans le tableau. […]
Elles se détachent fortement sur le
fond clair de la plaine ensoleillée. Millet
a su donner à ses paysannes une
dignité plus authentique que celle de
tant de héros académiques. Cette
impression d’équilibre tranquille est
obtenue par une composition dont le
caractère fortuit n’est qu’apparent. Il y
a, dans le geste et dans le rapport des
figures, un rythme prémédité qui donne
à l’ensemble une sorte d’équilibre
monumental, et qui exprime bien ce
que le peintre a vu de solennel dans le
travail de la moisson. »
Extrait de E.H. Gombrich,
Histoire de l ’ Art , Phaidon, 1950.
7/24/2019 La Grande Et Fabuleuse Histoire Du Commerce Dp
Deux tableaux se succèdent en miroir : en 68, quatre vieux VRP qui ont de la bouteille donnent sa «
chance » à un jeune débutant. Ils le forment, le coachent, le chapotent, mais aussi le maltraitent à
leur façon, en lui reprochant d’être indigne de la confiance qu’ils ont mise en lui, en le pétrissant de
leur principes douteux, en le pressurisant, en l’humiliant un peu aussi. Ce qu’ils lui offrent, en fait,
c’est une occasion de devenir comme eux. Mais ce jeune, qui n’y met pourtant pas si peu du sien,est-il vraiment sûr de vouloir leur ressembler ? En fait, il n’a pas vraiment le choix : soit il renonce à
ses valeurs et il vendra, ou plutôt non, il rendra un grand service aux gens en leur faisant découvrir ce
merveilleux produit, soit c’est la fin du boulot et on n’en parle plus. Et si do uloureuse soit-elle, la
transformation a bel et bien lieu, sous nos yeux.
Deuxième histoire : mêmes acteurs mais les rôles ont tourné. Dans les années 2000, un jeune loup
recrute quatre séniors au chômage. Il leur offre l’incroyable chance de gagner plein d’argent en
rendant service aux gens en leur faisant découvrir un très bon produit… Le mécanisme est le même,
mais, dégradation des relations de travail oblige, le procédé est encore plus pervers. Cette fois-ci, lesséniors en question auront à choisir entre leur besoin pressant d’argent et leur humanité même, et là,
on se demande vraiment où va le monde, parce qu’on ne peut pas être tout à fait sûr qu’on aurait
réagi mieux qu’eux, à leur place. Si on y réfléchit bien, on a tous pris un jour une décision
professionnelle avec laquelle notre « nous » intime n’aurait jamais été d’accord… Ces gens ne sont
pas des monstres, ils sont « nous ». Et comme tout le monde, ils se sont fait piéger par un monde
professionnel ou avancer masqué est une question de survie. Mais survie pour quoi, au juste ? Qu’a-
t-on fait de nous ? Là, je divague, puisque les personnages le disent eux-mêmes : le commerce c’est
la vie. S’il n’y a plus de commerce, ce qui sort des usines ne se vend plus, les usines ferment, tout le
monde est au chômage, … la vie s’arrête, quoi !
Joël Pommerat explique clairement son intention : « C’est une façon de montrer comment cette
activité du commerce, vendre, acheter, activité au cœur même de nos sociétés, influence notre
manière de nous penser nous-mêmes. […] Ce qui est passionnant et vertigineux dans le métier de
vendeur c’est que le meilleur savoir-faire, la meilleure technique, pour celui qui l’exerce, c’est
l’authenticité. […] Mais si le vendeur doit plus ou moins abuser de l’autre, il doit sans doute avant
tout se tromper lui-même, pour « construire » cette fameuse authenticité qui est son meilleur atout.
Pour être un vendeur vraiment efficace il faut forcément y croire. »
Pour ce faire, Pommerat c’est appuyé sur des entretiens réalisés avec des vendeurs de porte-à-
porte. S’en sont suivi deux stages pour les comédiens, avec un vendeur des années 60 et un
vendeur des années 2000. La démarche est donc proche du documentaire, et c’est ce qui est
effrayant. Documentariste, le metteur en scène l’est aussi par la position qu’il adopte, en ne
dénonçant pas, ne jugeant pas, se contentant de montrer.
Un spectacle magnifique, mais dont on ne sort pas indemne…
Article rédigé par Maya Miquel Garcia et publié sur http://inferno-magazine.com le 13/10/12
Spectacle après spectacle, Joël Pommerat s’impose depuis quelques années comme l’un des plus
importants et des plus originaux hommes de théâtre de notre époque. La saison dernière, sa pièce
intitulée Ma chambre froide avait remporté un succès aussi considérable que mérité. Cette saison, il
a offert à son public, de plus en plus fidèle et nombreux, deux créations d’une très grande qualité.
Pommerat excelle dans le théâtre pour enfants. En octobre dernier, avec Cendrillon , il proposait ce
qui est peut-être son œuvre la plus aboutie dans ce registre. Il s’agit en tout cas d’une réussite
parfaite, marquant une maîtrise impressionnante aussi bien dans l’écriture que dans la mise en
scène. En décembre, c’est une pièce s’adressant cette fois à un public adulte qu’ont pu découvrir
les spectateurs de la Comédie de Béthune.
La Grande et Fabuleuse Histoire du commerce sera jouée sur de nombreuses scènes dans toute la
France, au cours d’une longue tournée. Mais sa création dans le Pas-deCalais ne tient pas du
hasard. C’est en effet à la suite d’entretiens réalisés par Joël Pommerat et des membres de son
équipe dans la région de Béthune avec des représentants de commerce que le texte de la pièce a
été écrit. Pommerat s’était d’ailleurs livré à un travail du même type il y a quelques années avec sa
pièce Cet enfant , commande de la Caisse d’allocations familiales du Calvados sur le thème de la
parentalité. On a parlé à propos de ces pièces de théâtre documentaire. C’est un peu vite dit. La
publication, en 1993, de La Misère du monde , recueil d’entretiens réalisés par Pierre Bourdieu et sescollaborateurs, a donné lieu à un nombre considérable de spectacles où l’on portait à la scène ces
entretiens à l’état brut, sans travail de réécriture, par souci de réalisme. Or le résultat s’est
systématiquement avéré décevant, parce qu’artificiel. Et le talent des metteurs en scène n’était pas
seul en cause. Le théâtre, art de la convention s’il en est, a besoin du travail du poète pour atteindre
à une quelconque réalité. C’est de l’oublier trop souvent que notre théâtre est malade.
Or l’écriture de Pommerat dans sa dernière création est d’une efficacité remarquable. Le spectacle
est composé de deux parties, autour de la même trame. Il s’agit dans les deux cas des conversations
entre cinq représentants de commerce travaillant en équipe, dans leurs chambres d’hôtels avant ou
après leur journée de travail. La première partie se déroule autour de mai 1968 ; la seconde, de nos
jours. Avec un art consommé du suspense et de l’allusion, un humour grinçant sans didactisme ni
discours militant, Pommerat révèle toute la violence et la vulgarité des rapports marchands, le jeu sur
les sentiments qu’ils impliquent, les petits mensonges et les petites trahisons qui finissent par devenir
une seconde nature. Il ne juge pas les individus, mais montre les situations dans lesquels ils sont
pris, qu’ils croient maîtriser et qui les dominent. Et Pommerat réussit la gageure de passionner son
public pendant une heure et demie avec les propos de ces cinq types à la fois paumés et
manipulateurs. Il faut dire qu’il est secondé par une formidable équipe de comédiens. Pommerat sait
comme personne donner du talent à ses acteurs et la performance collective d’Hervé Blanc, Patrick
Bebi, Éric Forterre, Ludovic Molière et Jean-Claude Perrin est irréprochable.
7/24/2019 La Grande Et Fabuleuse Histoire Du Commerce Dp