OLIVIER IHL LA FÊTE , REPUBLICAINE - Prlface de MoM Ozouf
AVANT-PROPOS
Sur la fête, tout a été écrit ou presque. Depuis la pompe byzantine ou les triomphes romains, d'innombrables textes ont raconté, commenté, disséqué ses apparitions solennelles. De sorte que la littérature sur le sujet couvre aujourd'hui des rayonnages immenses. Dans cet alignement vertigineux, quelques repères suggèrent une classification grossière. À la manière de strates sédimentées par les âges, ils délimitent des ensembles de pratiques et de savoirs, de prescriptions et de croyances où se devinent déjà les contours d'une histoire.
La chronique des mémorialistes regroupe un premier lot de textes. Soumise à la puissance d'une figure princière, elle se partage entre l'éloge admiratif et la description scrupuleuse, l'innovation technique et le rapport révérencieux. Plus que d'autres époques, la Renaissance en a fixé les attendus, faisant même de ces documents une pièce officielle de l'appareil de la fête. C'est ainsi que les traités de Guido Panciroli, les descriptions de Johannes Bochius ou les enluminures de Remy du Puys forment autant de variations autour d'un thème unique. Chaque fois, il s'agit de justifier la munificence d'une tête couronnée et pour cela de célébrer l'éloquence d'une architecture éphémère, d'ordonner les comptes et mécomptes d'une dépense somptuaire, d'appeler au réveil d'un savoir-faire oublié. Au total, une véritable girandole de planches et de mémoires devant laquelle le néophyte demeure les bras ballants taDdis que des spécialistes s'évertuent, eux, à étiqueter un à un ces milliers de fragments en vue d'un improbable inventaire.
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Avec l'interprétation philosophique de la fete, on touche à. une seconde sttate, plus encyclopédique et plus démonstrative. Elle s'appuie, notamment depuis le XVIr siècle, sur les comptes rendus d'explorateurs et le développement des fouilles archéologiques. Que l'on pense aux monographies d'un Castellanus ou d'un Meursius consacrées aux célébrations des anciens Grecs. De ce formidable élargissement des connaissances est né tout un vocabulaire qui est encore pour partie le nôtre : « sociabilité», « sensation», «parade d'excès », «fraternité publique », « vertus nationales », « instinct de réunion », « besoin passionné », « stimulant des plaisirs ». Ici 1 'histoire tient lieu de jugement. De plus en plus, la fête est comparée à d'antiques pr6c6dents. Elle est moins un savoir-faire qu' un modèle : celui que dessine tantôt la nostalgie d'un âge d'or, tantôt le songe lyrique de l'utopie. L' objectif n'est plus de consigner les hauts faits d 'une gloire dynastique, encore moins de consacrer une fidélité liturgique. n est de dire ce que doit être la réalité. C'est pourquoi l'évocation de la fete se révèle là indissociable d'une argumentation. n faut à ses partisans aligner des preuves, tisser des raisonnements, construire des explications, cela afin de persuader, d'établir l'évidence ou, mieux, l'irréfutabilité d 'une telle mise en sœne. Article de dictionnaire, sujet de concours acad6mique, ~me d'essai à prétention morale ou pédagogique: ce que les Lumières veulent, à la veille de la Révolution, c'est associer la notion de réjouissance à une universalité désormais clairement entrevue. La fête se présente dès lors comme une forme pure, distincte de ses énoncés empiriques. L'œil des philosophes ne s'attache plus à ses fastes visibles. n scrute les œgles qui les ordonnent n plonge dans un univers souterrain, celui des « effets», «rapports», «croyances» et autres« finalités » qui caractérisent un phénomène dorénavant habillé d' imposantes majuscules.
La visite de cette bibliothèque festive ne serait pas compl~te si n'était évoquée une dernière cote d'inventaire : celle qu'on pourrait appeler l'interpellation théorique. n suffit d'observer le destin qu'a connu la notion de tete depuis le d6veloppement des sciences sociales pour en etre convaincu. Prisonnière des postulats propres à chaque discipline, elle y apparaît écartelée entre
Avant-propos 15
les sollicitations de la linguistique, de la psychanalyse, de la sociologie, de l'histoire ou de l'anthropologie. Avec un dénominateur commun à toutes ces méthodologies : l'obligation de dire que l 'on a échappé à l'emprise de ces moments de liesse, jurer que l 'on est parvenu à les observer du dehors comme un ensemble aux contours bien découpés. C'est que l'« analyse» de la fête s'honore de ne plus faire d'ombre à son objet. Elle se flatte d'échapper à ses rires et à ses éclats. Ce qui importe par-dessus tout, c'est de fixer une démarcation entre sa signification « véritable » et le contexte toujours accessoire où elle s'est déployée. Bref, de l'enfermer dans une définition: la fête sera tour à tour une pennission donnée à l'excès, la forme collective d'une exaltation, la libération d'un instinct refoulé, une rupture parodique de l'ordre quotidien. On le constate: célèbres, ces formulations prétendent, toutes, dévoiler une essence. Mais, ce faisant, leur apparente clarté sert aussi, à son insu, d'oreiller à la paresse. Car elle donne le sentiment de valoir partout et toujours et présuppose que l'on parle bien de la même chose dès qu'est prononcé le mot de fête; par exemple, à propos d'un rite magique corrobori ou de la joyeuse compagnie d'un charivari urbain, d'un cortège carnavalesque ou du tournoi de la Festa di Testaccio devant les murailles de Rome. Comme si, derrière ce qui se décline maintenant comme un concept, se découvrait un fonds commun, stable, unique dont il ne resterait qu'à retrouver les aménagements successifs ou à traquer les emprunts et les registres d'emploi...
Disons-le d'emblée. De la fête en général, il ne sera pasquestion dans ce livre. En revanche, on y parlera des Œtes, plus exactement de commémorations nationales, celles que la Révolution et le xxx- siècle nous ont invités à considérer comme républicaines, celles que, par le retour périodique d'une date célébrée, la continuité d'une expérience politique ou, au moins, la permanence d'une référence constitutionnelle, nous nous plaisons encore, de nos jours, à reconnaître comme telles. D'où la nécessité de nous tenir à 1' écoute des hommes qui ont fait cette histoire. Non pas pour renouer avec un quelconque pittoresque des « origines » mais pour résoudre une question éminemment politique : déterminer le socle sur lequel prennent
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appui, dans leurs ressemblances comme dans leurs oppositions, les différentes conceptions de la citoyenneté. Si les fêtes nationales ont autant fasciné les générations qui se sont réclam6es de la république, c'est parce que celles-ci croyaient trouver en celles-là une réponse à de pressants impératifs politiques. Restituer le sens de ces défis et donc expliquer la rencontre entre la république, la nation et les fêtes: voilà à quoi s'attachera cet ouvrage.
On dira qu'il s'agit d'une question du passé, peut-!tre meme d'une question dépassée. Après tout, le fait est là: nous ne croyons plus guère au pouvoir instituant des grands rassemblements d'allégresse. Par suspicion envers les démonstrations de masse ou faute d'un art approprié de la mise en scène. Toujours est-il que la scénographie du lien politique s'ordonne de nos jours à un livret moins flamboyant Pour entretenir la conscience d'une continuité d'appartenance, elle se fie presque entièrement à la solennité de l'opération électorale.
Au coude à coude de l'assemblée festive s • est substituée la ~otique purement comptable du recensement des ~voix». Conséquence : une modification radicale de la dramaturgie. du politique. Réduite au silence d'une existence statistique, livrée aux oracles du traitement numérique, celle-ci s'est éloignée de l'univers tumultueux de la rue, haut lieu des clameurs, siège de l'ostentation et de la réputation. L'espace où elle a planté ses tréteaux? L'enclos austère du bureau de vote. Un territoire dont les limites sont aussi les bornes d'un répertoire. Qu'on en juge: dans cette enceinte dominée par le recueillement, régie par l'anonymat, au milieu des boîtes de scrutin et des isoloirs, s'éprouve un nouveau type de rapport civique. Une forme de connivence débarrassée de toute idée de contiguïté, un principe de similitude soustrait aux altercations comme aux complicités du lieu, affranchi des signes attestés de l'identité professionnelle ou religieuse. Comment ne pas en convenir ? Sous son autorité, s'organise une représentation politique bien différente de celle orcbestrœ autrefois par les fêtes nationales : à la fois figée dans l'invocation d'une délégation à reconduire et livrée au jeu subtil des affinités électives.
Et pourtant. Des premières réjouissances républicaines au
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geste du vote, il y a bien un continuum. Celui qui relie les deux termes d'une aventure fondamentale: le passage d'une majesté politique ancrée dans la rencontre collective des signes du pouvoir à une autre fondée sur les vertus cardinales de l'individualisme citoyen. Cette distinction n'est pas une donnée mais le fruit de circonstances. Elle se nourrit d'actes qui engagent une vie, de vies qui façonnent une époque, d'époques qui forgent une hlstoire. Témoin de ce bouleversement, Diderot en a fixé à sa manière le préambule. Dans l'article «Droit naturel» de l'Encyclopédie, «la soumission à la volonté générale» figure comme constituant dorénavant « le lien de toutes les sociétés ». Restait à définir ses modalités et ses attendus. À inventer en un mot des rituels de représentation qui soient appropriés. Tel est, à mon sens, la grande affaire du XIX" siècle, depuis la Révolution de 1789 jusqu'à la Première Guerre mondiale. Avec, en contrepoint, de redoutables incertitudes : comment associer la figure du Peuple sans mobiliser la puissance suspecte de la foule, produire 1' attachement sans emprisonner les consciences, élaborer un rite civique sans produire un culte laïc, ordonner un passé tumultueux sans réveiller de violents affrontements ?
Que les fêtes nationales aient pu être associées à une telle entreprise, voilà qui obligeait à considérer avec sérieux leur théâtralité joyeuse. À se déprendre aussi des étiquettes qui nous servent à évoquer tout déploiement de liesse. Badauderie sans conséquence, cet immense jeu de forces qui rapproche les corps, exalte les sens, enflamme l'imagination? Délassement frivole, cette effervescence qui transforme l'obligation civique en « devoir filial » ? Plutôt une opération qui assigne au politique un domaine inaccoutumé : celui où le nombre se conjugue avec la rencontre, la liesse avec la mémoire, où refluent les préoccupations du travail et s'affirme la disponibilité de chacun pour l'apprentissage d'une nouvelle appartenance. Mais il y a plus. N'allait-on pas en revenant sur les solennités d'antan « voir en arrière » au point de finir par « croire en arrière » ? Nietzsche en fait assez souvent le reproche à ce curieux « personnageécrevisse » qu'est l'hlstorien à ses yeux. Le retour sur ce passé viendrait augurer de nostalgiques retrouvailles. Le plus important est peut-être que le lecteur soit averti, comme peut l'être
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l'auteur, de ce pouvoir de séduction, celui qu'exercent et le spectacle de la liesse et la découverte de l'archive. Dans les pages qui suivent, je me suis efforcé de tenir la curiosité en bride. Suffisamment haute pour ne pas reconduire le lexique, éreinté par trop d'usage, qui sied de nos jours à l'expression de la liesse. Suffisamment courte pour ne pas oublier ce qu'un tel passé doit néanmoins au présent qui l'interroge. Une telle précaution étaitelle suffisante? En tout cas, loin d'empêcher, elle incitait à redoubler d'ardeur et c'est déjà beaucoup. Redoubler d'ardeur pour arracher le secret des fêtes républicaines, pour retracer l'enjeu d'une série de rapports de force et de décisions. En somme, pour comprendre, dans son éloignement et ses contradictions, une construction politique ni vraiment cachée ni vraiment montrée.
Préface
Avant-propos
Chapitre 1
CéLéBRER LA SIMILITUDE
aQUIVALENCE ET INTERDaPENDANCE
LE SIGNE ET LA fiGURE
UNE aLOQUENCE NOSTALGIQUE
L ' ÀCTUALITa D'UN oaBAT
Chopitre 2
LE SPECTRE D'UNE RELIGION CIVILE
11
13
22 26 30 34
LE MODtl.LE AMaRICAIN 40
LB ROUSSEAUISME : UNE RELIOION RÉPUBLICAINE ? 44
Les âmes dociles 45 Les infortunes d'une prophétie 48
LA DERNifl.RB VEILLéE 51 Entre lumières et ténèbres 52 Une mystique ~pudiéc 54
UNE PRATBRNITa CALENDAIRE 58 L'adoration des fidèles 58 Le retour à la prodigalité monarchique 62
UN RITE DB SOUVERAINETÉ 67
UNE CÉLÉBRATION RATIONALISÉE 72
LES MODèLES FESTIFS À L'AUBE DE LA m• RÉPUBLIQUE 75 Une solennité religieuse 76 Une commémoration citoyenne 79 Un culte patriotique 81 Une liturgie civique 83
Chapitn J
LA CITOYENNETa EN FaTE
LA RENAISSANCE D'UN RÉPERTOIRE COMMÉMORATIF 91
UNE COMMENSALITÉ DU SOUVENIR 98
CONCURRENCE ET RIVALITÉ lOI
Voltairiades 102 Une célébration oubliée : le 30 Juin 107 Le renouveau du 14 Juillet 111
DE LA FeTE POLITIQUE À LA POLITIQUE PESTIVB 115
Une fête sans Dieu 116 Vautonomie de la volonté 119 Une discipline consentie 123 Une dette de reconnaissance 126
Chapitn 4
LA FaTE AU VILLAGE
DÉLIBÉRER
MOBILISER
DISTRIBUER
PARRAINER
DANSER
CONVAINCRE
Ce que fêter veut dire
RENDRE COMPTE
136
141
145
154
162
167
168
172
Chapitre 5
UNE TERRITORIALITÉ RÉPUBLICAINE
LA COMMUNE ET LA PAROISSE 181 La trame visuelle de la liesse 182 Le dedans et le dehors 185
LES PARCOURS FESTIFS 19()
LE CLOCHEMERLE DE LA R:aPUBLIQUE 193 La capture d'un haut lieu 195 L'entre-soi communal 197 Le pouvoir au village 202
UN RITUEL F~D:aRATIP ; LE BANQUET DES MAIRES 208 «Mettre en relation tous les points du pays» 210 L'écharpe de Marianne 214
Chapitre 6
LES SIGNES DE LA MAJESTÉ
LA RÉPUBLIQUE DES BUSTES
Le piédestal œpublicain Le propre et le figuré Une dévotion de palladium
ClTOYENNET:a ET COUTUMES PAYSANNES
L'arbre de la liberté au XIX" siècle L'arbre de la œpublique
Chapitre 7
UNE TRADITION SANS CULTE
224 225 231 236
241 242 250
PORTRAITS DE COMM:aMORATEURS 261 Les mécomptes d' Alphand 262 Les artisans de la mémoire 265
UN RÉSEAU FESTIF ; LA SOCIÉTÉ DES FhES D'ENFANTS 271 L'éducation par les fêtes 272 Une structure en œseau 274
Des citoyens en miniature ?
LB TRAVAIL DB L'OUBLI
À L'éCOLE DES FêTES
Apprendre à célébrer Une fidélité sans mimétisme
Chapitre 8
L'ÉTENDARD D'UNE INTIMITÉ
276
280
283
283 294
LE CORTèGE ET LA FIGURE 297
LB CITOYEN ET LE MASQUE 304
UNE EXEMPLARITé ANONYME 310
MICHELET OU LA THBORIB DU GRAND CITOYEN 314 Une figure en miroir 315 Un centenaire emblématique 318
DES VERTUS CITOYENNES DE LA MUSIQUE CHORALE 323
Cluzpitre 9
UNE UNITÉ SANS CORPS
L'ŒIL DU PEINTRE
Domestiquer la foule Une rationalité enchantée ·Le rassemblement citoyen Une procédure d'agrégation politique
L ' INSTITUTION DéMOTIVÉE
L' AUTRE FêTE
Chapitre JO
D'UNE COMMÉMORATION L'AUTRE
1936 : LA RUE EN FêTE
VICHY OU LA POINTE DE LA DISGRÂCE
L'ENTRE-SOI DE LA DéMOCRATIE
331
334 339 342 345 347
353
363
369
375