-
La duree bergsonienne comme nombre et comme morale
Sebastien Miravete
To cite this version:
Sebastien Miravete. La duree bergsonienne comme nombre et comme
morale. Philosophie.Universite Toulouse le Mirail - Toulouse II,
2011. Francais. .
HAL Id: tel-00690362
https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-00690362
Submitted on 23 Apr 2012
HAL is a multi-disciplinary open accessarchive for the deposit
and dissemination of sci-entific research documents, whether they
are pub-lished or not. The documents may come fromteaching and
research institutions in France orabroad, or from public or private
research centers.
Larchive ouverte pluridisciplinaire HAL, estdestinee au depot et
a la diffusion de documentsscientifiques de niveau recherche,
publies ou non,emanant des etablissements denseignement et
derecherche francais ou etrangers, des laboratoirespublics ou
prives.
https://hal.archives-ouvertes.frhttps://tel.archives-ouvertes.fr/tel-00690362
-
M :
Universit Toulouse II Le Mirail (UT2 Le Mirail)
Arts, Lettres, Langues, Philosophie, Communication (ALLPH@)
La dure bergsonienne comme nombre et commemorale
mercredi 29 juin 2011Sbastien Miravete
PHILOSOPHIE
Worms FrdricWaterlot Ghislain
Eliane Martin-Haag
ERRAPHIS
Montebello PierreArnaud Franois
-
2
Je remercie en premier lieu Mme Eliane Martin-Haag, avec qui je
travaille depuis sept
ans dj, et qui a si bien su durant toutes ces annes mapprendre,
me conseiller et me
soutenir. Je remercie Mr Pierre Montebello que je lis avec un
grand intrt depuis des
annes, et qui a eu la gentillesse de me donner dexcellents
conseils et de faire parti de
mon jury. Je remercie Mr Frdric Worms davoir accept dtre membre
de mon jury,
ses travaux minspirent fortement depuis le dbut de mes
recherches sur Bergson. Je
remercie Mr Ghislain Waterlot davoir accept de participer mon
jury, ses connais-
sances sur Bergson et la religion intressent directement la
thmatique principale de
ce travail. Je remercie vivement Mr Arnaud Franois de mavoir
particulirement aid
pour la mise en place de la soutenance, et davoir accept de
faire parti de mon jury ;
je suis son travail avec attention depuis quelques annes dj.
Je remercie Pierre-Ulysse Barranque, Grgoy Korn pour leur
relecture amicale, pa-
tiente, formatrice, et indispensable. Je remercie Philippe
Pujo-Menjouet pour ses
illustrations magnifiques, et Sylvain Rusques pour sa mise en
page fabuleuse. Je re-
mercie mes parents pour leur pr-relecture et pour leur soutien
sans failles depuis le
dbut de mes tudes. Je remercie Pierre Serange pour mavoir rassur
au bon moment
de la pertinence de mon hypothse de dpart.
-
3
Sommaire : Introduction 8
Partie I :
Aux origines de la philosophie bergsonienne et de la dure comme
nombre 19
Chapitre 1 : Lexprience de pense dune acclration universelle et
uniforme 20
1.1 Les deux questions que pose linterprte lexprience de pense
dune acclration universelle et uniforme 221.2 Pourquoi une
acclration universelle et uniforme chapperait-elle notre
connais-sance scientifique ? 241.3 Pourquoi la conscience
ressentirait une acclration universelle et uniforme ? 281.3.1 Une
dure non numrique nexplique pas de quelle faon la conscience
ressenti-rait lacclration. 311.3.2 Une dure comme nombre explique
de quelle manire la conscience ressentirait lacclration 44
Chapitre 2 : Les paradoxes de lAchille 622.1 Le problme
interprtatif soulev par le paradoxe de lAchille 622.2 Pourquoi
Achille ne rattrape-t-il pas la tortue ? 742.2.1 LAchille dans
lespace : Aristote et les infinitistes. 752.2.2 LAchille dans le
temps : Aristote et les finitistes 942.3 Comment Achille rejoint-il
la tortue selon Bergson ? 1032.3.1 Janklvitch critique de Renouvier
1032.3.2 Jean Milet et Evellin 1082.3.3 Bergson et lindivisibilit
de la dure 1112.3.3.1 La solution de Bergson 1112.3.3.2 2500 ans de
confusion entre lAchille et la Dichotomie 119
Chapitre 3 : La conception bergsonienne du nombre et la dure
comme nombre 132
3.1 Dure et espace 135
-
4
3.1.1 Lespace comme condition de distinction 1353.1.2
Distinction entre le nombre mathmatique et la quantit chez Bergson
1383.1.3 Distinction entre la dure et lespace 1493.2 La dure comme
nombre 1523.2.1 Homognit de la dure et de lespace, ngativit de
lespace 1523.2.2 Additivit des units de la dure et de lespace
1673.2.3 Infinit du nombre mathmatique et finitude de la dure
176
Chapitre 4 : La dcouverte de la dure et son chanon manquant
181
4.1 Charles Du Bos, Znon, Clermont-Ferrand : une mise en scne ?
1854.1.1 Madeleine Barthlemy-Madaule 1864.1.2 Philippe Soulez
1894.1.3 Rose-Marie Moss-Bastide 1914.1.4 Jean Milet 1924.2 Les
deux premires dcouvertes : la simultanit et la discontinuit du
temps mathmatique 194
4.2.1 Un article oubli de Pierre DAurec pose le problme 1944.2.2
le temps passe 1964.2.3 Bergson : un infinitiste fidle Kant
1984.2.4 La signification de la thse latine de Bergson sur Aristote
2054.3 Comment Bergson a-t-il dcouvert la dure ? 212
Partie II : La dure comme nombre dans la suite de luvre et les
esquisses
dune dure comme morale 222
Chapitre 5 : Lintensit et lart, des notions morales 223
5.1 La passion 2285.2 Lesprance 2325.3 La joie 2355.4 La
tristesse 2395.5 La grce 2455.6 Le beau 2525.7 La piti 259
-
5
Chapitre 6 : Le cne et le situationnisme bergsonien 265
6.1 Rythme de dure et diffrence entre dilatation et dtente
2726.2 Les degrs dune libert en situation 297
Chapitre 7 : Le morceau de sucre, Deleuze et les atomes de dure
316
7.1 Le premier morceau de sucre : diffrence entre influence et
relativit 3187.2 Le deuxime morceau de sucre et les atomes de dure
3297.3 Le sucre de Deleuze et les atomes de dure 338
Partie III : La dure comme morale 353
Chapitre 8 : Lamour, un cheveu sur la soupe ? 354
8.1 La morale dans lEssai 3578.2. La morale dans Matire et
mmoire 3668.3 La morale dans Lvolution cratrice 3728.3.1 La cration
comme mode de survie : le vitalisme de Bergson 3728.3.2 Ce qui
manque la cration dans Matire et mmoire 3758.3.3 Participation de
lintelligence la cration 3848.3.4 Lintelligence comme mouvement de
dtente 4088.3.5 La camaraderie de la cration 4218.4. La morale dans
La Conscience et la vie 4358.4.1 Supriorit du point de vue du
moraliste 4358.4.2 Les lignes de faits 441
Chapitre 9 : Amour et cration 451
9.1 La morale dans Les Deux sources 4559.1.1 Lobligation morale
4559.1.2 De llan vital llan damour 4629.1.3 De llan damour llan
vital 4659.1.3.1 La fonction fabulatrice, la sociabilit et la
thorie vitaliste des lignes de faits. 4659.1.3.2 Lamour comme
signification de la vie 4779.2 La dure comme morale 4849.2.1 Vers
le concret 484
-
6
9.2.2 La psychologie sociale latente de Bergson 4899.2.3 La
signification de la philosophie 4969.2.4 le moteur moral et
silencieux de la philosophie de Bergson 512
Conclusion 524
Annexe 1 : Quantit, grandeur intensive, nombre mathmatique,
dure comme nombre 540
A1.1 La quantit et la dure comme nombre 540A1.2 Le nombre
mathmatique et la dure comme nombre 546A1.3 La grandeur intensive
et la dure comme nombre 553
Annexe 2 : Robert Kaddouch et la pdagogie bergsonienne 543
A2.1 Quest-ce que la rencontre chez Bergson ? 554 A2.2 Quest-ce
que la rencontre chez Robert Kaddouch ? 561
Bibliographie 569
Index lexical 573
-
7
Introduction Le bergsonisme est une philosophie de la vie.
Depuis Henri Gouhier1, la recherche
contemporaine sur luvre de Bergson a nettement dgag ce point.
Dans la philo-
sophie bergsonienne, la subjectivit humaine sexplique dabord par
sa source biolo-
gique. Notre facult de penser, de nous reprsenter ce qui nous
entoure, davoir une
exprience consciente, provient dun processus dvolution naturel
qui nous a dots
de ces capacits pour des raisons vitales. Comme tout tre vivant,
il nous faut sur-
vivre. Cest la vie qui prcde notre savoir et lui confre les
moyens de la connatre,
mme si ces moyens nont pas t labors dans ce but. La vie nest pas
une cration
de lhomme, cest lhomme qui est une cration de la vie. Lvolution
cratrice se rvle,
par consquent, comme louvrage clef pour comprendre cette volont
bergsonienne
dinscrire la thorie de la connaissance dans une thorie de la
vie.
Cest dans cet ouvrage, en effet, que Bergson replace les modes
humains de connais-
sance dans une volution naturelle. Bergson ne sarrte dailleurs
pas lvolution des
espces. La vie stend plus loin ses yeux. Il remonte jusqu
lorigine du vivant et de
la matire. La vie apparat alors comme ce qui produit la matire.
Tout provient dun
lan vital. Mais cet lan ne cherche-t-il qu se maintenir en vie
?
De nos jours, la rponse cette question parat vidente. Les
commentateurs ne
lignorent pas : llan persvre dans son tre, mais pour une toute
autre raison. Ltre
de la vie na rien de mystrieux chez Bergson ; sa forme comme sa
destination ne nous
chappent pas. Laccord des historiens reste unanime : une des
caractristiques essen-
tielles de la pense bergsonienne est quon ne trouve pas chez
elle darrire-mondes
jamais insaisissables. De fait, la rsolution du problme du sens
de cet lan aboutit
dans Lvolution cratrice une solution claire : llan veut crer,
tout simplement, sans
autre but. Si, dans un premier temps, il sattache survivre, cest
dans lespoir de
1 Lhistoire impose aujourdhui une rupture de lalliance conclue
par Platon et renouvele par Descartes entre la mtaphysique
et les mathmatiques : le bergsonisme enregistre la nouvelle
alliance o les sciences de la vie oprent la relve des secondes.
Avec
ces nouvelles sciences qui sont essentiellement exprimentales,
recommenons un effort analogue celui que tentrent les anciens
philosophes () Henri Gouhier : Bergson et le Christ des
vangiles, p. 43. Sur ce point, cf. Pierre Montebello : LAutre
mta-
physique, p. 250, note 27 de bas de page.
-
8
dployer un jour sa crativit. Comme le rsume Bergson ses
auditeurs, quatre ans
aprs la parution de Lvolution cratrice :
() la force qui lanime [la nature] semble crer avec amour, pour
rien, pour le plaisir
(...) 2
Llan cre avec amour , pour le plaisir . Il naffectionne que la
cration ; il
correspond un acte de cration qui est lui-mme sa propre fin, au
sens prcis o
il nen a pas dautres ( pour rien ). La signification de llan ne
renvoie pas une
cration particulire, mais la cration tout court. Nous dirons par
commodit, quil
cre pour crer.
Il importe alors de rappeler que llan sefforce dtendre cette
activit partout o il
le peut, partout o il y russit. Considre du point de vue de la
philosophie de Lvo-
lution cratrice, lespce humaine apparat comme la premire espce
dont chaque
individu dispose de la capacit crer. Cest pourquoi llan na que
faire des peuples,
des nations, des frontires naturelles ou abstraites. De lui-mme,
il souvre lhuma-
nit dans sa totalit, sans restrictions de race ou de
culture.
Or, vingt-cinq ans plus tard, Bergson annonce quil dpasse ce
point de vue3. Dans
Les Deux sources de la morale et de la religion, llan de cration
devient un lan damour.
Sommes-nous srs de comprendre de faon prcise et complte en quoi
consiste
ce dpassement ? Nous ne pouvons que constater que la question
reste aujourdhui
pose.
En effet, savons-nous exactement ce quaime lamour pour Bergson ?
Sagit-il de la
cration, de la crativit manifeste des autres consciences, de
leur participation directe
ou indirecte la cration ? Le seul fait que Bergson crive dans
son dernier ouvrage
que Dieu cre des crateurs 4 qui sont des tres dignes de son
amour 5, nous
invite naturellement cette conclusion. Par cette remarque, il
semble que Bergson
nous explique que parmi ses cratures, Dieu se retrouve plus
particulirement dans
2 E.S, p 24. Nous employons pour dsigner les uvres et les
recueils dcrits de Bergson les abrviations suivantes : D.I :
Essai
sur les donnes immdiates de la conscience ; M.M : Matire et
mmoire ; R : Le Rire ; E.C : Lvolution cratrice ; E.S :
LEnergie spirituelle ; D.S : Dure et simultanit ; M.R : Les Deux
sources de la morale et de la religion ; P.M : La
Pense et le mouvant ; M : Mlanges ; C : Correspondances
3 Nous dpassons ainsi, sans doute, les conclusions de Lvolution
cratrice M.R, p. 272
4 M.R, p. 270
5 Ibid, p. 270
-
9
celles qui adhrent et qui ralisent ce quoi il aspire. Les
crateurs se montrent dignes
de lamour de Dieu, car ils sabandonnent autant sa volont quils
la ralisent effec-
tivement, la diffrence de tous ceux qui y concourent sans avoir
les moyens ou la
tnacit de crer.
Mais en quoi cette perspective modifie-t-elle celle de Lvolution
cratrice ? Tant que
lobjet de lamour de Dieu demeure la cration en tant que telle,
en nous ou en lui, la
signification de llan ne change pas. Une volution cratrice se
reconnat naturelle-
ment plus dans les crateurs que dans les comportements
instinctifs, monotones, et
formats.
Dira-t-on que Les Deux sources apporte lide dune propagation de
llan de cration
tous les hommes sans exceptions ? Mais un tel concept douverture
se dduit sans
difficult dune volont qui souhaite se rpandre au maximum, partir
du moment
o sa finitude loblige se diviser6. Lensemble des crateurs
prolonge, en effet, la
volont divine. Ds lors, plus leur nombre augmente, plus la
cration se rpartit et
gagne globalement en intensit. Aussi, on comprend que Dieu
souvre tout homme.
A lauditeur familier des thses de Bergson sur lvolution, qui
assiste cette conf-
rence prononce quatre annes aprs la parution de Lvolution
cratrice, il semble
logique que le moraliste reprsente lindividu le plus mme de
contaminer ses frres
dune volont de crer, dencourager, voire de lutter ou de se
sacrifier, pour quun jour
advienne une socit de crateurs :
Suprieur est le point de vue du moraliste () crateur par
excellence est celui dont
laction, intense elle-mme, est capable dintensifier aussi
laction des autres hommes,
et dallumer, gnreuse, des foyers de gnrosit. 7.
Mme si on considre que Les Deux sources amne des faits
indispensables pour
tayer cette ncessit de diffuser la cration, et de dsigner les
individus les plus
mme de nous inspirer et de nous guider, la signification de
lhumanit, de lvolu-
tion et du cosmos, ne se modifie pas pour autant. En quoi
peut-on parler de dpas-
sement ? Toute la question reste pose. En effet, dans une telle
perspective, les
hommes, le moraliste, et llan crent toujours pour crer. Ils
napprcient que la
crativit, ou ce qui y participe, plus ou moins directement. Cest
une dfinition de
6 Mais llan est fini () Il ne peut pas surmonter tous les
obstacles. Le mouvement quil exprime est tantt dvi, tantt
divis,
toujours contrari, et lvolution du monde organis nest que le
droulement de cette lutte . E.C, pp. 254-255
7 E.S, p. 25
-
10
lamour que nous jugeons par ailleurs plutt restrictive : lamour
naime que la cra-
tion. Comme le remarque rcemment et finement Jean-Franois
Marquet :
() cest lamour du Crateur pour dautres crateurs, du grand
Artiste pour de petits
artistes () cest lide dun crateur qui veut se reproduire en
dautres crateurs. Il y
a donc un concept de lamour assez nigmatique 8.
Mais le texte nous contraint-il rduire lamour lamour de la
cration, louverture
la simple volont de rveiller et de prserver la crativit dun
maximum dindividu ?
Henri Gouhier a raison de souligner limportance de la notion de
vie chez Bergson.
Mais toute la question demeure de dfinir ce quest la vie, et
surtout, sa signification.
Faut-il penser la vie comme cration chez Bergson comme nous
invite dj Lvolution
cratrice, et considrer que cest le dernier mot de la philosophie
bergsonienne ? Autre-
ment dit, doit-on en conclure selon la formule de Henri Gouhier
que cest lhomme
selon Lvolution cratrice qui rvle le Dieu des Deux sources 9
?
Ajoutons que si notre enqute doit nous loigner dune telle
conclusion, cest--
dire nous conduire une autre comprhension de la signification de
lamour dans
Les Deux sources, il importe que de cette signification se dgage
la raison prcise pour
laquelle Bergson considre que les crateurs sont les cratures qui
se montrent les
plus dignes de lamour de Dieu.
En dautres termes, dune manire ou dune autre, amour et cration
doivent se
concilier chez Bergson. Cest pourquoi, la question qui se pose
est en dfinitive la
suivante : pour les concilier sans mettre de ct cette remarque
sur la dignit du cra-
teur, doit-on rabattre lamour sur la cration, ou pouvons-nous
viter ce rabat en nous
appuyant sur dautres passages, voire sur dautres ouvrages ?
Devons-nous toujours
considrer que llan cre pour crer puisque Bergson crit que les
crateurs sont les
tres dignes de lamour de Dieu ? Existe-t-il une autre
signification de llan qui ren-
drait compte nanmoins de cette dignit du crateur ? En vrit, cest
cette nouvelle
signification, fonde sur lexamen des livres de Bergson, que ce
travail propose de
mettre jour. Selon nous, llan ne cre pas pour crer, il cre pour
tout autre chose, et
cest justement cette autre chose qui doit expliquer la raison
pour laquelle les crateurs
demeurent les cratures les plus mme de raliser concrtement le
dessein de Dieu.
Du moins, cest ce que nous voulons tablir.
8 Jean-Franois Marquet : Questions Francis Kaplan in Jean-louis
Vieillard Baron (dir.) : Bergson, la vie et laction, p. 54
9 Henri Gouhier : Bergson et le Christ des vangiles, p. 185
-
11
Remarquons tout de mme que cette tude naurait jamais pu tre mene
sans un
renouvellement profond de la faon dont on interprte le principal
concept de Berg-
son : la dure. En effet, le fait davoir russi prciser encore ce
concept nous a permis
de descendre avec plus daisance dans le dtail de certaines
analyses de Bergson, et dy
dcouvrir la solution la problmatique que nous venons dexposer.
Toutefois, nous
ne pouvons pour linstant quvoquer cette relation entre les
notions de nombre et de
morale. Elle ne prsente pas dobstacle en elle-mme, mais elle
ncessite pour tre
explicite de nombreux dveloppements. Cependant, pour prvenir
toute confusion,
disons au moins ds prsent que cette relation na rien dune
implication. Il sagit
plutt de considrer que la notion de nombre, telle que nous la
traitons, facilite laccs
celle de morale, parce quelle rend certains textes clefs moins
obscurs. Ce point
sclaircira sans difficult au cours de la lecture de la dernire
partie.
Pour le moment, demandons-nous : quest-ce que la dure ? La dure
nest ni plus
ni moins que la forme de tout tre. La conscience, la vie, la
matire, Dieu, durent.
Impossible de faire limpasse sur ce concept. Tout concept
bergsonien le suppose, ou
sy oppose. Comme Bergson lindique Harald Hffding dans cette
lettre clbre :
A mon avis, tout rsum de mes vues les dformera dans leur
ensemble et les
exposera, par l mme, une foule dobjections, sil ne se place pas
de prime abord
et sil ne revient pas sans cesse ce que je considre comme le
centre mme de la
doctrine : lintuition de la dure. La reprsentation dune
multiplicit de pntration
rciproque , toute diffrente de la multiplicit numrique la
reprsentation dune
dure htrogne, qualitative, cratrice, - est le point de vue do je
suis parti et o je
suis constamment revenu 10
Bergson lcrit ici : ce nest pas lacte de connaissance lui-mme,
cest--dire lintui-
tion , qui nous donne la dure, qui importe pour lui, mais cest
plutt ce quil nous
donne, savoir la dure. La dure, cest le centre mme de la
doctrine . Mais un
autre passage, en apparence anodin, doit nous questionner.
Dans cet extrait Bergson rappelle que cette forme singulire, qui
se fait de pn-
tration rciproque , htrogne , qualitative , cratrice , se
distingue radica-
lement dun nombre ( toute diffrence dune multiplicit numrique ).
Pour tout
lecteur un tant soit peu instruit des ouvrages de Bergson, il
parat dailleurs vident
que la dure, multiplicit htrogne, diffre dune multiplicit
numrique : quoi
10 M, p. 1148
-
12
bon discuter ce quon pourrait estimer ntre quune lapalissade
?
Il est vrai quil semble inutile dinsister sur le fait que la
dure bergsonienne nest
pas un nombre. Bergson le rpte si souvent dans ses ouvrages, que
cette ide parat
sans doute la plus triviale vrifier dans le texte. Est-ce quil
ne vaut mieux pas se
soucier de dgager la signification des notions de qualit,
dhtrognit, de mul-
tiplicit numrique ? Pourquoi un commentateur perdrait-il son
temps tablir que
les concepts de dure et de nombre chez Bergson sopposent ? Il
importe plutt de
prciser le contenu de cette opposition entre la dure et le
nombre. Mme un lecteur
qui dcouvre Bergson et ne peroit pas encore ce quil entend
prcisment par qualit,
htrognit, cration, ou nombre, saisit rapidement cette
proposition : la dure
nest pas un nombre . Ds le premier ouvrage de Bergson, il trouve
effectivement les
formules suivantes :
je les apercevrai () de manire former ce que nous appellerons
une multiplicit
indistincte ou qualitative, sans aucune ressemblance avec le
nombre : jobtiendrai
ainsi limage de la dure pure 11 ; il ny aura plus que la dure
htrogne du moi
(...) sans rapport avec le nombre. 12 ; la dure proprement dite
na pas de moments
identiques ni extrieurs les uns aux autres, tant essentiellement
htrogne elle-
mme, indistincte, et sans analogie avec le nombre. 13 ; La dure
quils crent ainsi
est une dure dont les moments ne constituent pas une multiplicit
numrique 14 ;
Quest-ce que la dure au-dedans de nous ? Une multiplicit
qualitative, sans res-
semblance avec le nombre 15
Cette liste nest en rien exhaustive. Sil fallait relever
lensemble des passages dans
lesquels Bergson crit que la dure nest pas un nombre dans tous
ses livres, la quan-
tit de citations obtenue serait certainement considrable.
Pourtant, Bergson crit aussi parfois que la dure est un nombre
:
Nous allons voir, en effet, que [lintensit pure] se rduit ici
une certaine qualit
ou nuance dont se colore une masse plus ou moins considrable
dtats psychiques,
ou, si lon aime mieux, au plus ou moins grand nombre dtats
simples qui pntrent
11 D.I, p. 78
12 Ibid, p. 81
13 Ibid, p. 89
14 Ibid, p. 102
15 Ibid, p. 170
-
13
lmotion fondamentale. 16
Rappelons pour commencer que lintensit dsigne dans ce passage le
fait que
nos sentiments nous donnent limpression de crotre ou de diminuer
(je suis plus ou
moins triste, jai plus ou moins piti de lui, etc.). La puret de
lintensit signifie, elle,
que Bergson sintresse des sentiments qui ne semblent pas
provenir dune activit
de notre corps comme la sensation davoir chaud, faim, mal au
pied, etc.
Remarquons alors que si la coloration affecte une masse plus ou
moins consid-
rable dtats psychiques , cest que le nombre dtats psychiques
colors saccrot ; de
mme, si un plus ou moins grand nombre dtats simples () pntrent
lmotion
fondamentale , cest que lmotion rassemble un nombre plus ou
moins important
dtats simples. En dfinitive, lintensit pure sidentifie un acte
psychique qui colore
ou rassemble plus ou moins dtats lmentaires. Lintensit pure
varie donc en fonc-
tion du nombre de ces tats teints ou runis. Par consquent, la
dure, dont se tisse
tout tat psychique chez Bergson, est dans ce cas prcis un
nombre.
Doit-on en dduire que cet extrait contredit ce que Bergson
affirme par ailleurs ?
La dure est-elle ou nest-elle pas un nombre ? Les rares
commentateurs qui sou-
lvent explicitement cette question ne lui accordent le plus
souvent que de modestes
remarques. Mais partir de ces premires contributions, on peut dj
esquisser une
ligne de dmarcation entre ceux qui reconnaissent la dure
bergsonienne une di-
mension numrique, et ceux qui rejettent une telle
possibilit.
Parmi les deux grands ouvrages qui abordent les livres de
Bergson par langle des
mathmatiques, savoir Henri Bergson et la notion despace de
Franois Heidsieck, et
Bergson et le calcul infinitsimal de Jean Milet, seul celui de
Franois Heidsieck aborde
directement ce problme. Sappuyant sur le dbut de lEssai sur les
donnes immdiates
de la conscience, dans lequel Bergson crit que lintensit dune
sensation augmente
avec le plus ou moins grand nombre dtats simples qui pntrent
lmotion fonda-
mentale 17, Franois Heidsieck renonce faire de la notion de
nombre une notion
exclusivement spatiale chez Bergson18. Mais il ne prcise pas ce
que serait un nombre
16 Ibid, p. 6
17 D.I, p. 6
18 La qualit apparat Bergson comme une multiplicit, plus ou
moins confusment nombrable () Lespace, et non pas le
nombre, constitue lantithse de la qualit chez Bergson () Ainsi
la notion dintensit psychologique et la notion de nombre ont
leurs destins lis. Dnier lintensit psychologique, cest repousser
le nombre du ct de lespace. Franois Heidsieck : Henri
-
14
non spatial, et surtout, il ne dgage pas une conception de
lespace qui rendrait pos-
sible chez Bergson un tel nombre.
En effet, il crit dans le mme passage que le nombre prsuppose
lespace 19
sans indiquer dans quelle mesure il pourrait exister, au regard
de la dfinition berg-
sonienne de lespace, un nombre qui ne prsupposerait pas lespace.
Le nombre reste
donc chez lui exclusivement spatial, puisque lespace, pour lui,
est toujours ncessaire
au nombre. Cest pourquoi son interprtation de la dure comme
nombre non spatial
se rvle en contradiction avec son interprtation de lespace comme
condition de
tout nombre.
Toutefois, cette contradiction a le mrite de nous apprendre quon
ne peut attribuer
la dure une dimension numrique sans concilier explicitement
cette dimension
avec la conception bergsonienne de lespace. Il importer de tirer
de cet enseignement,
fort utile pour la comprhension de la pense bergsonienne, quune
interprtation qui
souhaite faire de la dure un nombre spcial doit en parallle
proposer une interpr-
tation de lespace qui saccommode dune dure de ce genre. En
dautres termes, on
ne peut repenser la dure sans repenser lespace.
Dans cette approche, David Lapoujade repense lespace bergsonien.
Chez lui, les-
pace devient ce qui permet aux lments dune multiplicit
dapparatre la conscience
au sein de cette multiplicit : Lide claire de nombre, cest lide
de la possibilit
() de voir dans cette unit les divisions possibles quon peut y
pratiquer 20. Aussi,
lespace nintervient pas lorsque les lments dune multiplicit ne
se prsentent pas
la conscience, semblables aux trilliards de vibrations de lumire
que nous ne per-
cevons pas dans la sensation de rouge. Il peut donc exister un
nombre obscur par
opposition un nombre clair, qui chappe la mdiation de lespace,
dans lexacte
mesure o les lments du nombre obscur ne se donnent pas la
conscience21. Seule
limpression densemble quils forment par leur runion se donne
elle.
Toutefois, chez Bergson, une multiplicit peut prsenter ses
lments la
conscience sans pour autant se rfracter dans lespace comme le
propose David La-
poujade. Il suffit simplement de songer une mlodie. Dans une
mlodie, les l-
Bergson et la notion despace, p. 95
19 Ibid, p. 95
20 David Lapoujade : Puissances du temps, pp. 37-38
21 Il ny a de vision claire que parce que lespace rend ces units
distinctes ou distinguables les unes des autres Ibid, p. 38
-
15
ments se voient, cest--dire apparaissent la conscience, au sein
de lunit mlodique
quils constituent. Les lments ne fusionnent pas systmatiquement
dans la dure
bergsonienne, au point de se dissoudre dans toutes les units
quils produisent par
leur mlange.
Mais cette interprtation originale de David Lapoujade a le mrite
de ne pas formu-
ler de contradiction, mme si elle nous loigne de la philosophie
de Bergson. A juste
titre, et la diffrence de celle de Franois Heidsieck, elle fait
en sorte de sparer la
dure comme nombre et lespace. En effet, les dfinitions de la
dure et de lespace que
proposent un commentateur ne doivent jamais avoir pour
consquence dintroduire
lespace dans la dfinition mme de la dure. Sinon, cela revient
attribuer en toute
logique la dure des caractristiques des multiplicits spatiales,
savoir la disconti-
nuit, lextriorit, lhomognit, etc..
Cest pourquoi lHistoire de la philosophie a sans doute prfr
percevoir dans tout
nombre une spatialisation, afin dviter que sa propre
comprhension de lespace
bergsonien nentre en conflit direct avec sa conception de la
dure bergsonienne.
Dans un premier temps, il vaut mieux rduire les variations
numriques des varia-
tions qualitatives, et de cette faon refuser la dure toute
dimension numrique,
qunoncer une interprtation contradictoire, semblable celle de
Franois Heidsieck.
Il semble que la plupart des recherches ont jusqu prsent fait le
choix judicieux
de privilgier la cohrence de leurs interprtations, et de laisser
de ct toute ide
didentification de la dure un nombre spcial. Aussi, il ne faut
pas stonner que
lhypothse dune dure comme nombre nait eu au final quun nombre
insignifiant
dadeptes.
Pourtant, sans cette hypothse, des ides fondamentales de la
philosophie bergso-
nienne savrent inintelligibles. Si, comme le veut Bergson, un
acte est plus ou moins
libre, et plus ou moins intense en profondeur, en fonction du
nombre de souvenirs
de la personne quil runit, comment penser la libert et lintensit
profonde chez
Bergson sans confrer la dure une dimension numrique ? Comme nous
allons le
voir prsent, la critique de Bachelard lgard de la dure
bergsonienne permet de
prendre conscience de ce type daporie quimplique une dure rduite
des variations
qualitatives.
Afin dexposer immdiatement les donnes de ce problme majeur,
revenons au
premier ouvrage de Bergson, savoir lEssai sur les donnes
immdiates de la conscience
-
16
(1889) et plus particulirement sur ce passage clairant dans
lequel il dcrit le senti-
ment deffort physique : [Nous concentrons] sur un point donn de
lorganisme, pour
en faire un effort dintensit croissante, les contractions
musculaires de plus en plus
nombreuses qui seffectuent sur la surface du corps, (...) Mais
cest l un changement
de qualit, plutt que de grandeur. 22. Le lecteur ne peut qutre
surpris. Bergson per-
oit bel et bien dans cette intensit croissante un nombre plus
grand de contractions
musculaires et conclut de faon presque contradictoire : cest un
changement de
qualit, plutt que de grandeur .
Certes, lillusion consiste ici localiser sur un point donn de
lorganisme un
accroissement qui manifeste, en vrit, le nombre de parties du
corps qui participent
leffort : Essayez, par exemple, de serrer le poing de plus en
plus. Il vous semblera
que la sensation deffort, tout entire localise dans votre main,
passe successivement
par des grandeurs croissantes. En ralit, votre main prouve
toujours la mme chose.
Seulement, la sensation qui y tait localise dabord a envahi
votre bras, remont
jusqu lpaule 23.
Mais le fait que ces contractions stalent sur une surface de
plus en plus grande, et
ne se concentrent en un point, ne lve pas la difficult. Car un
effort plus intense est
un effort qui comptabilise plus de contractions quun autre.
Comme le commente
Bachelard : Toute psychologie de leffort doit accder non
seulement la gomtrisa-
tion de leffort, comme lindique M. Bergson qui lit lintensit
dans le volume muscu-
laire progressivement intress, mais encore larithmtisation de
leffort qui compte
les muscles progressivement alerts 24. Comment Bergson peut-il
alors affirmer que
nous avons ainsi un changement de qualit plutt que de grandeur ,
un change-
ment qualitatif plutt que numrique ?
Il est vrai que Bergson nous prvient dans un autre passage que
notre langage
est mal fait pour rendre les subtilits de lanalyse psychologique
25. Pourtant cette
prcision nest gure satisfaisante au regard de ce quil explique
dans cet extrait, et
dans de nombreux autres moments de ses quatre ouvrages
principaux26. Mais nous
22 D.I, p. 7
23 Ibid, p. 18
24 Bachelard : La dialectique de la dure, p. 40
25 Ibid, p. 10
26 Essai sur les donnes immdiates de la conscience ; Matire et
mmoire ; Lvolution cratrice ; Les Deux sources
-
17
ne pourrons le montrer quau cas par cas.
Nous allons tenter dapprofondir le concept de dure compris comme
multiplicit
htrogne depuis les tudes de Deleuze, Pierre Montebello et Frdric
Worms. Notre
travail sinscrit dans cette filiation. Ces auteurs ont montr que
la dure nest pas un
fluide pur dont les lments ne seraient que des fictions, comme
lont considr des
bergsoniens comme Janklvitch. La dure est une multiplicit dun
genre spcial : ses
lments ne demeurent pas immuables ou extrieurs les uns aux
autres, spars par
une distance vide. Continue, dynamique, toute dure constitue un
acte qui rassemble
des lments aussi rels que lunit mlodique quils forment ensemble.
Il ne manque
donc plus qu tablir de quelle faon Bergson pense en dure, et non
dans lespace,
laddition et la soustraction dlments un tat psychique, pour
achever dclairer
dans quelle mesure la dure est une multiplicit qui peut
contenir, la lettre, plus ou
moins dlments. La dure nest pas mtaphoriquement une multiplicit
comme
nous lapprennent les auteurs que nous venons de citer. A leur
suite, nous allons cher-
cher confirmer par le texte quelle nest pas plus mtaphoriquement
susceptible de
possder un plus ou moins grand nombre dlments. La dure dispose
dlments
rels, qui sont rellement en quantit plus ou moins importante,
sans pour autant
ressembler un nombre mathmatique ou une grandeur intensive.
Dans le but de distinguer la dure du nombre mathmatique, dune
grandeur in-
tensive, dune quantit, ou dune multiplicit qualitative dpourvue
de dimension ad-
ditive ou soustractive, de prciser tous ces concepts, et de
montrer lintrt de prendre
Bergson au mot lorsquil dcrit la dure comme un tre capable
daugmentation et
de diminution, nous allons nous employer traiter sept notions
qui correspondent
chacune nos sept premiers chapitres. Ces notions se caractrisent
par le fait quelles
ncessitent les unes comme les autres, pour se dfinir, de
considrer que la dure
est un nombre spcial. Nous allons examiner des paragraphes dans
lesquels il est
essentiellement question de dures qui varient en nombre, en
intensit, en degrs,
en surface, en longueur de temps, etc. Nous nviterons pas les
crits fondateurs de
la sparation entre la dure et lespace. Nous allons devoir
revisiter et rviser un par
un tous les fondements formels de la philosophie de Bergson : le
nombre, la dure,
lespace.
A lissue de cette analyse des textes, doit se dvoiler une
nouvelle interprtation de
de la morale et de la religion
-
18
la dure chez Bergson, et de sa position dans lHistoire de la
philosophie. Cest partir
de la comprhension de cette dure qui se rvle tre un nombre ds
les origines du
bergsonisme (premire partie de cette tude), et qui conserve sa
dimension num-
rique tout au long de son uvre (seconde partie), que nous
pourrons alors passer dans
notre troisime et dernire partie au problme de la signification
de la dure : la dure
est-elle amour ou cration ?
-
19
Partie IAux origines
de la philosophie
bergsonienne
et de la dure
comme nombre
-
20
Chapitre 1Lexprience
de pense
dune acclration
universelle
et uniforme.
Quest-ce que lexprience de pense dune acclration universelle et
uni-
forme 27 ? Bergson traite de cette exprience ds son premier
ouvrage, et la men-
tionne dans les suivants. Mais de fait, cette exprience demeure
peu commente.
Parfois on lvoque brivement. Le plus souvent, on ne sy rfre pas.
Aucun interprte
ne lui accorde une place dcisive dans une interprtation
synthtique de luvre.
Par comparaison, lanalyse bergsonienne des paradoxes de Znon
bnficie dune
considration plus importante de la part des historiens de la
philosophie28. Aussi,
commencer un travail par lexpos de cette exprience mrite
quelques explications.
27 Par lemploi du terme acclration , nous dsignons simplement
laugmentation de la vitesse dun mouvement (rappelons
quen mcanique, il peut y avoir augmentation de la vitesse sans
acclration par lajout dune vitesse constante une vitesse
initiale). Par lusage du mot uniforme , nous voulons seulement
dire que cette augmentation de la vitesse (la vitesse devient
n fois plus importante dans lexprience de pense laquelle
sintresse Bergson) sapplique de la mme manire tous les
phnomnes concerns : par exemple, il ny a pas des mouvements qui
doublent leur vitesse et dautres qui la triplent, mais uni-
quement des mouvements qui doublent leur vitesse, ou uniquement
des mouvements qui la triplent. De plus, il est vrai que les
lois physiques de la mcanique restent identiques quelque soit la
vitesse dun repre inertiel (relativit galilenne). Mais cette
relativit galilenne, qui ressemble lexprience de pense dune
acclration universelle et uniforme, parce quelle conduit
elle aussi lide dun non changement des lois de la mcanique suite
une variation de la vitesse, ne correspond pas cette
exprience. Nous devons cette prcision Michel Haag.
28 Cette importance accorde aux paradoxes de Znon provient sans
doute dune certaine interprtation de la dcouverte de la dure
par Bergson comme issue du traitement de ces paradoxes. Nous
aurons revenir dans le second chapitre sur les commentaires les
plus dvelopps du paradoxe de lAchille dans lEssai, et dans le
quatrime sur la survaluation du rle de ces paradoxes dans la
dcouverte de la dure par de nombreux biographes.
-
21
La majorit des commentateurs et des biographes qui se sont
intresss aux pr-
misses de la pense bergsonienne comme Jean Milet, Philippe
Soulez ou Rose-Marie
Moss-Bastide, nont accord aucun rle particulier cette exprience.
Nul na relev le
fait que Bergson la dsigne comme ltonnement lorigine de sa
rflexion, en dehors
de Henri Gouhier29. Pourtant, cest par elle que Bergson dcouvre
le concept central
de sa philosophie : la dure. Nous dmontrerons ce fait
biographique dans le qua-
trime chapitre. Pour linstant, nous indiquons simplement que
dbuter par ltude de
cette exprience revient pour nous respecter lordre dlaboration
de la philosophie
bergsonienne.
Il est vrai que cette exprience de pense au premier examen ne
mrite pas quon
lui accorde tout un chapitre. Les commentateurs ne sy attardent
pas avec raison : leur
analyse de cette exprience ne dgage aucun lment remarquable
permettant de
rendre compte de linvention de la dure, ou apportant une vision
neuve de la philo-
sophie bergsonienne. Cest pourquoi cette exprience reste chez
eux marginale, et que
la plupart choisit sans doute de ne pas en parler.
Mais il arrive parfois quune surprise nous attende lendroit mme
o nous
croyons ne rien avoir dcouvrir. En effet, cette exprience soulve
non pas une mais
deux interrogations. Or, la rponse de Bergson la seconde
question (quon ne traite
jamais) dconcerte : en rsum, la dure bergsonienne, que tout le
monde considre
juste titre comme trangre toute dimension numrique, se prsente
dans le texte
comme susceptible daugmentation ou de diminution. Aussi, on
rencontre de nom-
breuses difficults lorsquon cherche interprter ces descriptions
explicites de la
dure qui lexposent comme si elle tait un nombre. A force dchouer
attnuer
lanalogie entre la dure et le nombre propose par Bergson, on se
retrouve alors
devant lalternative suivante : premirement, considrer que
Bergson ne russit pas
rsoudre son problme sans se contredire ou se cacher derrire une
approche mta-
phorique et obscure de la dimension numrique de la dure ;
deuximement, sup-
29 Il y a donc, lorigine de cette philosophie, un grand
tonnement immdiatement cristallis en une image ; car le si...
de
la lettre James nintroduit pas seulement une figure de style
mais un souvenir, et cest bien comme tel que la pittoresque
hypothse
deviendra une des constantes de la rhtorique bergsonienne : si
tous les mouvements de lunivers taient uniformment acclrs,
bien mieux : si la limite, une rapidit infinie resserrait le
successif dans linstantan, aucune formule scientifique ne serait
modi-
fie. Henri Gouhier : Bergson et le Christ des vangiles, p.
16
-
22
poser que la dure bergsonienne est un nombre. La premire issue
est dsagrable
pour quiconque apprcie Bergson. La seconde ne revient-elle pas
noncer ce qui est
considr sans doute comme le pire des contresens sur sa
philosophie ?
A dfaut de se satisfaire de ces deux voies, on peut adopter la
seconde titre dhypo-
thse et voir jusquo elle nous mne. Il faut en particulier
parvenir accommoder
cette conjecture avec la critique bergsonienne de
lidentification du temps une quan-
tit ou un nombre mathmatique. Ce chapitre relate cette premire
investigation.
1.1.
Les deux questions que pose
linterprte lexprience de pense
dune acclration universelle
et uniforme
Dans lEssai, Bergson expose une premire fois cette exprience de
la faon suivante :
Ce qui prouve bien que lintervalle de dure lui-mme ne compte pas
au point de
vue de la science, cest que, si tous les mouvements de lunivers
se produisaient deux
ou trois fois plus vite, il ny aurait rien modifier ni nos
formules, ni aux nombres
que nous y faisons entrer. La conscience aurait une impression
indfinissable et en
quelque sorte qualitative de ce changement, mais il ny paratrait
pas en dehors delle,
puisque le mme nombre de simultanits se produirait encore dans
lespace. 30.
A la lecture de ce passage, on se demande naturellement :
pourquoi une acclra-
tion uniforme de chaque mouvement matriel ( si tous les
mouvements de lunivers
se produisaient deux ou trois fois plus vite ) naboutirait
aucune modification des
quations qui prdisent ces mouvements ( il ny aurait rien
modifier ni nos for-
mules, ni aux nombres que nous y faisons entrer ) ? Pourquoi la
conscience seule
( il ny paratrait pas en dehors delle ) se rendrait nanmoins
compte dune telle
acclration ( La conscience aurait une impression indfinissable
et en quelque sorte
qualitative de ce changement ) ?
En rsum, interprter cette exprience chez Bergson revient rpondre
ces
deux questions : pour quelle raison lacclration chapperait aux
outils de mesure
30 D.I, pp. 86-87
-
23
des scientifiques et leurs formules ? Pour quelle raison la
conscience dtecterait
lacclration ?
Il apparat que les rares commentateurs qui ont mentionn ou tudi
cette exp-
rience connaissent sans aucun doute la rponse la premire
question, mme sils
ne lexplicitent pas dans le dtail. En vrit, cette question ne
constitue aucun obstacle
pour linterprte. Elle ne porte donc aucun enjeu particulier.
Toutefois, il importe de
lexpliquer dans le but dintroduire la seconde interrogation qui
porte en elle tout le
problme.
En effet, la deuxime soulve une difficult. Il ne sagit plus
simplement de re-
marquer que lacclration chappe la mesure. Pourquoi la conscience
reste-t-elle
sensible cette acclration ? Pourquoi nest-elle pas aussi aveugle
lacclration
que les instruments des scientifiques ? Que doit tre ltre de la
conscience pour que
lacclration puisse sprouver ?
Si on sen tient lEssai, il faut attendre le second moment o
Bergson revient
sur cette exprience pour avoir une rponse. Mais la rponse
surprend. Elle remet
en cause lide communment admise que la dure serait dpourvue de
dimension
numrique. Bergson contrevient-il aux principes mme de sa propre
pense ?
Cest pourquoi, mme si cette deuxime interrogation semble issue
dune marge
du bergsonisme, elle nen demeure pas moins dcisive. Elle tire
moins son impor-
tance des passages quelle permet de comprendre, que de la
conception de la dure
quelle implique. Lenjeu de cette question excde considrablement
son contexte. En
effet, la rponse la plus probable celle-ci met en jeu une
certaine interprtation de
la dure. Or cette interprtation soppose directement la faon dont
nous pensons
traditionnellement la dure. Nest-il pas vident que la dure nest
en aucune manire
un nombre ? Bergson le rpte si souvent31. Par consquent,
discuter de la rponse
apporter cette seconde interrogation devient invitable.
Commenons donc par
lucider la premire question, ce qui nest, en dernire instance,
quune manire de
prsenter la seconde et le dfi quelle reprsente pour la recherche
contemporaine sur
Bergson.
31 Cf. Introduction.
-
24
-
25
1.2.
Pourquoi une acclration universelle
et uniforme chapperait-elle notre
connaissance scientifique ?
Les scientifiques russissent prdire la localisation spatiale et
temporelle des
mouvements matriels mais aussi lvolution de leur vitesse. Aussi,
pourquoi Bergson
soutient-il quune telle acclration nentranerait pas de nouvelles
prdictions, cest-
-dire de nouvelles quations prenant en compte et modlisant ce
dplacement plus
rapide des phnomnes ?
Il est vrai que cette exprience de pense est courante lpoque 32
comme lcrit
Arnaud Bouaniche. Franois Heidsieck en rappelle la prsence la
fin du XIXe sicle :
Disons dabord que Bergson na pas soulev le premier ce problme.
Il prend au
contraire la parole dans un dbat qui est dactualit. Vers 1890,
lutopie de laccrois-
sement des vitesses est un exercice presque banal. Certains font
varier non pas les
vitesses, mais les dimensions, ainsi Delboeuf dans son
Mgamicros, ou les effets
sensibles dune rduction proportionnelle des dimensions de
lunivers ; dautres les
dimensions et les vitesses comme Lechalas, qui tudie le problme
des mondes
semblables et la rversibilit de lunivers . Dunan a la sagesse
dignorer la question.
L. Couturat fustige du point de vue du rationalisme
scientifique, toutes ces tenta-
tives, sans oublier celle de Bergson qui partage avec M.
Delboeuf la rprobation du
logicien 33
Au regard de lactualit de cette utopie , Bergson sans doute na
nul besoin
dexpliquer ce que tout le monde semble connatre. Aussi ne se
donne-t-il sans doute
pas la peine de justifier pour quelle raison les appareils de
mesure ou nos quations
demeureraient insensibles une acclration universelle et
uniforme.
Mais de nos jours, cette exprience de pense a perdu de son aura.
Reconnaissons-
le : nous nen savons plus grand chose. Aussi il nous appartient
de la dtailler nou-
veau, et comme nous ignorons sil existe des exposs prcis de
celle-ci, nous allons
nous employer en fournir un, afin den simplifier
lapprhension.
Pour comprendre la faon dont une acclration universelle et
uniforme chappe-
32 Arnaud Bouaniche, in D.I, p. 232
33 Franois Heidsieck : Henri Bergson et la notion despace, pp.
100-101
-
26
rait nos appareils de mesure, et par voie de consquence, aux
quations qui en r-
sultent, il faut saisir le point suivant : lacclration se
produisant de la mme manire
(uniforme) en chaque mouvement (universelle), elle affecte
identiquement aussi bien
les objets mesurs que les objets qui servent la mesure. Cest
pourquoi nos appareils
de mesure qui subissent la mme acclration que les autres
mouvements matriels
ne dtectent rien au sens strict.
Supposons en effet que je lance une balle perpendiculairement au
sol : la balle part
de ma main, monte droit dans le ciel, puis retombe dans ma main.
Comme je dispose
dun chronomtre aiguille, je note intervalles rguliers la
distance de la balle par
rapport ma main. Jtablis ainsi le relev suivant : au bout dune
seconde, la balle se
situe trois mtres de ma main ; au bout de deux secondes quatre
mtres ; au bout
de trois secondes trois mtres (elle redescend) ; puis au bout de
quatre secondes,
elle se trouve nouveau dans ma main. Ce que je peux aussi crire
comme ci-dessous,
pour avoir une vision synoptique de mon relev.
0 s 0 m1 s 3 m2 s 4 m3 s 3 m4 s 0 m
Jopte alors pour lquation f(t)= - t + 4t (pour t appartenant
lintervalle allant
de 0 4) afin de rsumer la trajectoire de ma balle. Pour
comprendre ce choix et mieux
entrevoir ce quest une quation, il suffit de remplacer la
variable t dans mon quation
par zro seconde, puis par une seconde, deux secondes, etc.
(colonne de gauche). Je
retrouve alors mes rsultats prcdents (colonne de droite) :
-
27
f(0)= - 02 + 4 x 0 = 0 f(1)= - 12 + 4 x 1 = -1 + 4 = 3
f(2)= - 22 + 4 x 2 = - 4 + 8 = 4 f(3)= - 32 + 4 x 3 = - 9 + 12 =
3f(4)= - 42 + 4 x 4 = - 16 + 16 = 0
0 s 0 m f(0) = 01 s 3 m f(1) = 32 s 4 m f(2) = 43 s 3 m f(3) =
34 s 0 m f(4) = 0
Supposons maintenant que lunivers aille deux fois plus vite ;
cela revient dans
notre illustration ce que le mouvement de la balle et le
chronomtre doublent leur
vitesse. Pour parcourir quatre mtres, il ne faut plus alors la
balle quune seule se-
conde au lieu de deux. Or, puisque laiguille a elle aussi doubl
son allure, elle indique
le chiffre deux au bout dune seconde. Par consquent, lorsque la
balle atteint la hau-
teur de quatre mtres, laiguille montre le chiffre deux, mme si
une seule seconde
sest coule. Lacclration ne change rien : quand la balle se situe
quatre mtres,
laiguille marque toujours le chiffre deux. En termes
bergsoniens, je constate toujours
la mme simultanit , cest--dire les mmes vnements simultans :
laiguille
qui indique deux secondes et la balle qui atteint quatre mtres (
2 s 4 m ).
Cest pourquoi Bergson crit que dans le cas dune acclration (...)
le mme
nombre de simultanits se produirait encore dans lespace. . Je
nai donc pas modi-
fier mon quation puisque le symbole t y dsigne non pas le temps
en gnral,
mais le chiffre indiqu par mon aiguille ; le rsultat de la
fonction (f(t)) ne donne que
lendroit o se trouve la balle, et au moment t indiqu par mon
chronomtre, la balle
se situe toujours au mme niveau quauparavant.
Lacclration touche les mouvements mesurs et les appareils de
mesure (elle est
universelle). Mais elle les affecte de la mme faon (elle est
uniforme) car la vitesse
de ces mouvements et de ces appareils augmente identiquement
(ici elle double).
Cest pourquoi les vnements relevs (la hauteur de la balle et la
marque o se situe
laiguille) concident, comme avant lacclration. Ainsi,
lacclration chappe aux
appareils et aux quations qui en rsultent, parce quelle affecte,
de la mme manire,
le mouvement et les mouvements censs mesurer ces mouvements.
Autrement dit, la mesure et la formalisation de lacclration nest
quun rapport
entre mouvements. Elle ne quantifie aucune vitesse en soi. De
mme que la mobilit
-
28
dun objet sapprcie relativement un rfrentiel en sciences, et na
aucune existence
indpendante, la vitesse dun objet na de sens que relativement la
vitesse dun autre.
Par consquent, si lobjet rfrent subit lui aussi la mme
acclration, le changement
de vitesse demeure indtectable, car le rapport entre lobjet
rfrent et lobjet mesur
reste identique. Arnaud Bouaniche a raison de le souligner :
cette exprience de pen-
se dune acclration universelle et uniforme (...) permet de faire
apparatre le
caractre relatif du temps mesur par la science (...) 34. Reste
alors se demander :
pour quelle raison la conscience y serait-elle sensible ?
1.3
Pourquoi la conscience
ressentirait une acclration
universelle et uniforme ?
Un peu plus loin dans louvrage, Bergson expose nouveau
lexprience de pense
dune acclration universelle et uniforme. Il apporte deux
prcisions par rapport la
version que nous venons dtudier, dont une soppose linterprtation
classique de
la dure comme non numrique. En effet, il crit :
Pour faire toucher du doigt cette diffrence capitale, supposons
un instant quun
malin gnie, plus puissant encore que le malin gnie de Descartes,
ordonnt tous
les mouvements de lunivers daller deux fois plus vite. Rien ne
serait chang aux
phnomnes astronomiques, ou tout au moins aux qua tions qui nous
permettent
de les prvoir, car dans ces quations le symbole t ne dsigne pas
une dure, mais un
rapport entre deux dures, un certain nombre dunits de temps, ou
enfin, en dernire
analyse, un certain nombre de simultanits ; ces simultanits, ces
concidences se
produiraient encore en nombre gal ; seuls, les intervalles qui
les sparent auraient
diminu mais ces intervalles nentrent pour rien dans les calculs.
35.
On retrouve dabord dans cet extrait lide que dans une quation la
variable t
renvoie deux phnomnes simultans : le phnomne mesur et sa mesure
sur
un appareil ( le symbole t ne dsigne pas une dure, mais (...) un
certain nombre
de simultanits ). Aussi lacclration ne modifiant ni lordre, ni
le contenu de ces
34 Arnaud Bouaniche in D.I p. 232
35 D.I, p. 145
-
29
simultanits, les quations demeurent identiques, parce quelles
dpendent unique-
ment de cet ordre et de ce contenu. ( Rien ne serait chang aux
phnomnes astro-
nomiques, ou tout au moins aux qua tions qui nous permettent de
les prvoir, car (...)
ces simultanits, ces concidences se produiraient encore en
nombre gal ).
Cette articulation entre linvariance des simultanits, et le
contenu des quations,
dmontre donc une forte ressemblance entre cette version de
lexprience de pense
dun accroissement uniforme des vitesses, et la version
antrieure36. Mais quapporte
cette seconde version la prcdente ?
Tout dabord, Bergson y dcrit ce que dsigne le symbole t pour
lui. Cette prci-
sion a son importance, puisque le symbole t sert dans les
quations reprsenter
une dure de temps. Mais elle najoute rien de vraiment nouveau.
En effet, comment
dfinit-il ce symbole ?
Bergson lidentifie dabord au rapport entre deux dures , un
certain nombre
dunits de temps . En dautres termes, il rappelle que le signe t
dsigne avant
tout un nombre dunits de temps (une seconde, deux secondes,
etc.). Comme tout
nombre, il apparat dans un premier temps comme multiple dune
unit ou dun ta-
lon (seconde, minute, heure, etc.). Cest pourquoi toute quantit
indique le rapport
entre deux dures , cest--dire la division par ltalon de la dure
mesure (une dure
de quatre secondes et demie signifie que cette dure se divise en
quatre fois cet talon
dune seconde plus une moiti de cet talon).
Mais il prcise dans un second temps que le nombre t comptabilise
moins en
dfinitive des units que des simultanits ( le symbole t ne dsigne
pas une dure,
mais un rapport entre deux dures, un certain nombre dunits de
temps, ou enfin, en
dernire analyse, un certain nombre de simultanits ).Cette
diffrence peut sembler
pour linstant anecdotique. Elle est dcisive. Mais nous ne le
comprendrons que plus loin.
Pour le moment, la prsentation de la signification de ce symbole
comme quan-
tit de temps ne diffrencie pas particulirement cette version de
la version situe
soixante pages plus tt. En effet, en dernire analyse Bergson
associe t une
autre mesure (distance, etc.). Autrement dit, t dsigne lun des
deux termes dune
simultanit (quatre secondes pour deux mtres parcourus par
exemple). Bergson
rappelle ainsi que mme si le symbole t dsigne un nombre dunits
de temps, il
reprsente surtout un des termes dune simultanit.
36 Ibid, p. 87
-
30
Cest pourquoi, en tant quun des termes dune simultanit, il sert
dabord for-
mer une relation de fonction ( f(2) = 4 , cest--dire 2 s 4 m ).
Puis, partir de
plusieurs de ces relations, il permet de crer des quations qui
regroupent ces simul-
tanits. Ainsi la formule gnrale f(t)= - t + 4t rsume les
simultanits f(1)
= 3 ; f(2) = 4 ; f(3) = 3 ; etc. . Enfin, une fois cette quation
tablie, le symbole t
peut tout moment rendre la prvision possible, par son
remplacement par la valeur
de linstant que nous voulons anticiper. Par exemple, dans
lquation prcdente, il
suffit de lui substituer deux secondes et demie , pour dterminer
lavance que le
mobile au bout de deux secondes et demie se situera trois mtres
et soixante quinze
centimtres. Formellement, cela scrit : f(2,5) = - (2,5) +
4x(2,5) = 3,75 .
Cest pourquoi, en rsum la prsentation par Bergson du symbole t
revient
dtailler la notion de simultanit et son rle dans la construction
des quations. Elle
prcise donc la version prcdente de lexprience de pense sans la
modifier, et ne lui
apporte rien de dcisif, du moins ce niveau. En effet, cest bien
plutt la fin de cette
nouvelle version qui surprend le lecteur et modifie
significativement le sens de cette
exprience de pense. Analysons plus prcisment la conclusion :
() seuls, les intervalles qui les sparent auraient diminu mais
ces intervalles
nentrent pour rien dans les calculs. .
Cette phrase a quelque chose de choquant, et pas seulement pour
linterprte. Un
physicien se demande sans doute : comment Bergson peut-il crire
quune diminu-
tion des intervalles de temps nentre pas dans les quations ?
Quest-ce que t si ce
nest un nombre dintervalles de temps ? Et le commentateur
sinterroge tout autant :
comment ce qui nest pas cens entrer dans une quation, et qui est
donc susceptible
de durer, pourrait diminuer ? La dure ne reste-t-elle pas
incapable de diminution ou
daugmentation chez Bergson ? En effet, nest-ce pas un nombre ou
une quantit qui
crot ou baisse ? Nest-ce pas dans lespace que les choses peuvent
perdre des inter-
valles de temps ? Et un intervalle de temps nest-il pas quune
image spatiale du temps ?
Comme nous allons le voir prsent, la rponse ces questions
lgitimes nim-
plique pas seulement de rompre avec la manire dont on aborde
traditionnellement la
dure. Elle ncessite aussi de repenser le rapport entre la dure
et lespace, et de dis-
tinguer nettement chez Bergson le multiple dune unit et le
nombre mathmatique.
-
31
1.3.1
Une dure non numrique
nexplique pas de quelle faon la conscience
ressentirait lacclration
Depuis le dbut de lEssai sur les donnes immdiates de la
conscience, la notion din-
tervalle intervient dans la description de la reprsentation
spatiale des objets. Elle
indique le fait que nous nous imaginons dordinaire (ou en
psychophysique) les faits
psychiques spars les uns des autres par une distance virtuelle.
Ainsi, une mlodie
sapparente pour nous une suite de notes distinctes les unes des
autres par un inter-
valle vide, alors quen vrit, dans notre conscience, ces notes se
touchent, et de leur
contact nat la mlodie :
Comme leffort par lequel votre voix passe dune note la suivante
est discontinu,
vous vous reprsentez ces notes successives comme des points de
lespace quon at-
teindrait lun aprs lautre par des sauts brusques, en
franchissant chaque fois un
intervalle vide qui les spare 37.
Bergson identifie mme dans le premier chapitre la notion
dintervalle celle dune
diffrence entre deux grandeurs :
Mais si S et S sont des tats simples, en quoi consistera
lintervalle qui les spare ?
Et que sera donc le passage du premier tat au second, sinon un
acte de votre pense,
qui assimile arbitrairement, et pour le besoin de la cause, une
succession de deux tats
une diffrenciation de deux grandeurs ? .
Cest pourquoi le commentateur familier de lEssai sursaute
lorsquil lit que des
intervalles de temps nentrent pas dans les quations. Car sils ny
entrent pas, cest
que leur tre doit diffrer dun tre mathmatique. Or quest-ce qui
diffre dun tre
mathmatique si ce nest la dure dans lEssai ? Par consquent
lintervalle de temps
apparat ici non pas comme une image spatiale de la dure, mais
comme une image
au moins partiellement adquate celle-ci. La signification de
cette notion semble
donc non seulement changer de sens, mais prendre une
signification oppose celle
quon trouve au dbut de louvrage.
37 Ibid, p. 33
-
32
En effet, Bergson crit :
(...) ces simultanits, ces concidences se produiraient encore en
nombre gal ;
seuls, les intervalles qui les sparent auraient diminu mais ces
intervalles nentrent
pour rien dans les calculs. .
On ne peut que le constater : le mot dintervalle sert dsigner
quelque chose qui
chappe aux quations. Mais quest-ce qui peut chez Bergson chapper
aux quations
si ce nest ce qui dure ? En effet, cest la dure et elle seule
qui nest pas mathmatisable
chez Bergson. Cest elle quune quation mathmatique ne peut
reprsenter adqua-
tement. Il faut donc en convenir : par le mot dintervalle,
Bergson ne dsigne pas une
distance vide, mais un ensemble de faits psychiques relis entre
eux, et occupant toute
la longueur de cet intervalle. En dautres termes, il sagit ici
dintervalles de dure
( ces intervalles nentrent pour rien dans les calculs ) et non
dintervalles spatiaux,
cest--dire dintervalles creux ou parsems de points extrieurs les
uns aux autres.
Cependant Bergson prsente ces intervalles comme capables de
diminuer ( seuls,
les intervalles qui les sparent auraient diminu ). Aussi, si on
souhaite comprendre
ce passage, il importe dabord de chercher concilier cette
diminution dun intervalle
de dure avec lide la plus commune sur Bergson, savoir que la
dure ne peut
pas rellement diminuer puisquelle demeure sans dimension
numrique. Avant de
proposer lhypothse selon laquelle la dure nest rien dautre quun
nombre spcial,
faut-il encore avoir vrifi que lhypothse contraire, en
particulier parce quelle est la
plus admise et la plus vidente, ne suffit pas interprter ce
passage. Demandons-
nous donc : quest-ce qui pourrait diminuer dans une dure trangre
la notion de
nombre ?
Cest prsent que lessentiel de la thse soutenue dans ce premier
chapitre va se
jouer. Nous allons envisager quatre rponses possibles la
question que nous venons
de soulever. Ces rponses sinspirent de points de vue de
commentateurs, formuls
dans dautres contextes. En effet, on ne trouve pas dans la
littrature de commentaires
qui traitent directement de ce passage, en particulier de la
signification du verbe di-
minuer . Cest pourquoi ces rponses ne correspondent pas la
position effective de
certains commentateurs, mais plutt la position que ces
commentateurs pourraient
avoir relativement leur comprhension de la dure bergsonienne.
Lobjectif demeure
danticiper des rfutations quon pourrait nous adresser au moyen
dinterprtations de
la dure opposes la ntre.
-
33
De plus, ces quatre rponses ont pour rle de reprsenter, et de
dvelopper au
maximum, les consquences de lhypothse dune dure incapable de
diminution
ou daugmentation. Lide reste dtablir que cette hypothse,
contraire la ntre, ne
parvient pas rsoudre certains problmes interprtatifs. De cette
faon, nous allons
tenter dpuiser toutes les qualits interprtatives de cette
hypothse, dans le but den
clairer profondment les limites, de prvenir dventuelles
objections, et de renforcer
lhypothse adverse que nous dfendrons ensuite.
Premire solution
Lorsquon sinterroge sur la prsence dans le texte de termes qui
signifient explici-
tement que la dure est susceptible de varier numriquement, la
premire solution
consiste ngliger la prsence de verbes comme le verbe diminuer
que nous
venons de relever dans lextrait prcdent. On se rappelle que chez
Bergson le langage
courant ne se prte pas dcrire des qualits, et on en dduit que
lemploi dun verbe
connotation numrique demeure une approximation lexicale
invitable.
On retrouve ainsi une position semblable celle de Gilbert Maire
lorsquil dnonce,
dans un autre contexte, le fait de prendre la lettre les
expressions de Bergson38. Du
point de vue de cette position, la diminution dune dure devient
alors la mtaphore
dune sorte de longueur de temps qui dcrot sans dcrotre. Mais
ainsi, on sinterroge
sur ce que pourrait signifier, mme mtaphoriquement, un
intervalle de dure qui ne
diminue pas. En effet, mme titre dimage potique, quel sens
pourrait avoir une
longueur de temps qui nest pas une longueur de temps, cest--dire
une longueur
susceptible de stendre ou de se rduire ?
Pour viter cette difficult, on peut assimiler lemploi du verbe
diminuer une
maladresse. Bergson aurait d prfrer un autre mot. Lapproximation
lexicale ne pro-
vient plus des limites du langage courant. Cest Bergson qui a
mal choisi ses termes.
Mais maladroitement choisi ou non, le verbe diminuer et la
dimension numrique
de la dure conservent toujours une signification mtaphorique
pour celui qui adopte
ce point de vue. Autrement dit, pour lui, tout intervalle de
dure doit prendre un cer-
tain temps, mais ce temps ne peut pas grandir ou rapetisser, ou
du moins, il ne peut
pas y avoir dintervalle plus grand ou plus petit quun autre.
38 Cf. dbut du chapitre 5
-
34
A la diffrence dune diminution effective, lintervalle de dure
diminue donc sans
perdre des units de temps. Il diminue mais sans rien sacrifier :
il diminue sans dimi-
nuer. On se demande alors juste titre si ainsi on nobscurcit pas
plus quon ne clarifie
la notion. En effet, que peut tre une diminution sil ny a pas
dans ce qui diminue
moins dlments quauparavant ?
Deuxime solution
Une autre rponse consiste alors mettre en relief la dimension
qualitative de
la dure. La diminution se prsente la conscience semblable un
sentiment. De la
mme manire que nous prouvons une diffrence de temprature par la
perception
dune chaleur plus ou moins intense, nous apprcions une
diminution temporelle
par sa face qualitative la surface de la conscience. La longueur
de la dure res-
semble alors la longueur en bouche dun vin. On retrouve dans
cette ide de
rduire la dure bergsonienne aux diffrentes qualits quelle revt
pour nous dans
la conscience, au moment o je les vis, la conception de la dure
bergsonienne de
Janklvitch39.
Ainsi, rien ne diminue vritablement dans la dure. Tout demeure
une qualit. La
sensation devient le modle dominant pour penser la relation
entre la dure et ses
lments. La diminution prend donc une nouvelle fois une
signification mtapho-
rique : rien ne diminue effectivement dans la dure ; il nexiste
quune impression de
diminution.
Cest pourquoi, en tant quelles sont des vcus de conscience, ces
[impressions d]
intervalles nentrent pour rien dans les calculs . On ne peut les
reprsenter, puisque
la figuration exige que la conscience sextriorise des lments
quelle se donne, tel un
mathmaticien qui contemple la droite quil vient de tracer. La
diminution en tant que
qualit doit tre prouve, et pour lprouver la conscience doit
demeurer intrieure
elle : cest pourquoi Bergson crit que ces intervalles-qualits
chappent aux quations.
Cette seconde rponse a le mrite de proposer une raison qui
justifie le fait que les
intervalles de dure demeurent trangers aux calculs, sans
introduire dans la dure
de dimension numrique. Mais dans lexprience de pense dune
acclration uni-
verselle et uniforme, la sensation de diminution provient dune
diminution relle de
39 Cf. 2.3.1
-
35
temps. Rappelons brivement que lorsque lunivers matriel acclre,
le temps pris
par tout processus diminue. Par consquent, le temps diminue
effectivement dans un
univers qui acclre uniformment avant de donner lieu, dans la
conscience, une
impression dacclration ou de diminution. Il faut donc expliquer
de quelle manire
cette diminution relle, matrielle et numrique, se transforme en
une qualit dans
la conscience.
Il est manifeste ici quon ne peut fournir dexplication
satisfaisante tant que les
notions de qualit et de nombre restent antinomiques. En effet,
lacclration relle et
le sentiment dacclration ne peuvent thoriquement plus
communiquer, si on les
considre ou les dfinit comme des contraires logiques. Il ne
sagit pas seulement de
dire que la conscience prouve lacclration. Il faut expliquer de
quelle faon cette
impression se forme partir dune diminution dunits de temps qui
se produit dans
la matire physique, puisque cest ce qucrit Bergson. Or si par
dfinition cette ma-
tire est seule possder une dimension numrique, comment le
numrique finit-il
par devenir du non numrique ? Comment une acclration effective
se transforme
en une impression dacclration si ltre de lacclration, et ltre de
limpression,
sont dtermins par des attributs contradictoires ? Comment une
diminution relle
se transforme en une impression de diminution, dacclration, tant
quon considre,
de droit, quune impression de diminution ne peut pas tre une
diminution ?
Cette seconde rponse ne parvient donc pas comme la premire
rendre compte du
fait que la conscience ressent lacclration, cest--dire la
diminution des intervalles
qui la scandent. On peut admettre que le nombre dintervalles de
temps diminue
dans le monde matriel. Mais sil nentre pas dans le sentiment de
diminution cette
diminution, le passage de lun lautre apparat comme un saut
brutal et mystrieux.
En dfinitive, on aboutit lalternative suivante : le sentiment
contient ou ne contient
pas cette diminution. Or cette alternative donne raison en toute
logique lhypothse
dune dure numrique. En effet, si le sentiment contient cette
diminution, il faut
alors admettre que dans ltre de ce sentiment se produit une
diminution relle, et
par consquent rejeter lhypothse dune dure non-numrique. Si le
sentiment ne
contient pas cette diminution, alors toute gense de ce sentiment
partir dune dimi-
nution qui sest rellement produite en dehors de la conscience
devient impossible,
et ne voit pour quelle raison la conscience ressent
lacclration.
-
36
Troisime solution
Pour chapper cette objection, une nouvelle solution se prsente.
Il suffit de ne
plus opposer la quantit et la qualit, et dassimiler la qualit de
la quantit contrac-
te. Ainsi, les units de la quantit se mlent les unes aux autres
et produisent par
leur confusion une impression globale, comme les notes se
pntrent les unes aux
autres et forment une mlodie. On apprend ainsi que la sensation
consciente dune
diminution ou dune acclration contracte de la matire relle. On
rtablit effective-
ment la communication entre une acclration relle et matrielle,
et la sensation de
cette acclration dans la conscience. Cette solution se rapproche
de la manire dont
Deleuze conoit la dure40 de la conscience chez Bergson, comme
contraction de la
matire-quantit.
Mais reconstruire le pont entre la conscience et la matire ne
suffit pas expli-
quer de quelle faon se constitue une sensation dacclration ou de
diminution. Si
la matire physique se compose dintervalles de dure, et si ces
intervalles diminuent
suite une acclration, il faut dune manire ou dune autre quils ne
disparaissent
pas, et continuent de sadditionner sous une forme ou sous une
autre, pour constituer
une sensation dacclration ou de diminution.
En effet, si les intervalles disparaissent par leur contraction,
la sensation dacc-
lration nest plus quune masse dpourvue dunits. Aussi en son tre
plus rien ne
diminue. Ds lors, la mme question se pose : comment la
conscience produit une
sensation de diminution sans que rien ne diminue en elle ?
Supposons quon rejette cette identification de la dure un fluide
pur dpourvu
rellement dlments. Admettons que la dure nest pas quune
multiplicit dont les
lments sont autant de fictions prises sur une continuit pure,
mais une multiplicit
dont les lments existent vritablement. Pour le dire simplement,
reconnaissons
que la dure nest pas une multiplicit en puissance mais en acte,
en pensant que de
cette faon on va pouvoir faire lconomie de lhypothse de la dure
comme nombre.
Avons-nous triomph dfinitivement de cette difficult ? Il ne faut
laisser aucune qui-
voque cette question. Mme si les intervalles de dure ne se
dissolvent pas dans un
tout uniforme lorsquon transite du monde matriel la conscience,
remarquons-le
bien : cette hypothse ne nous laisse que deux alternatives. Soit
ces intervalles prsents
40 Cf. 7.3
-
37
au cur de la dure varient aussi selon leur nombre (ils sont donc
plus ou moins
nombreux) ; soit ils ne sont susceptibles daucune variation
numrique comme le veut
lhypothse dune dure non numrique, et rien ne peut diminuer
effectivement dans
cette dure pourtant pleine dintervalles.
En rsum, la troisime rponse a le mrite de rtablir la relation
entre le monde
matriel o se produit lacclration (et donc la diminution dunits
de temps) et la
conscience, et mme de proposer que la conscience se compose de
ces units de
temps. Elle admet donc que la dure est une multiplicit en acte
et non seulement
en puissance, puisque des subdivisions existent vritablement en
elle. Mais pour pr-
server lhypothse dune dure non numrique, on se doit de renoncer
toute ide
daugmentation ou de diminution de ces units, toute ide de plus
ou de moins. La
dure est donc compose mlodiquement dlments, mais non dun certain
nombre
dlments. Or si tel est le cas, le mot de diminution conserve sa
signification mta-
phorique. Mais surtout, on ne saisit toujours pas de quelle faon
les lments dune
multiplicit, qui ne sont pas rellement en plus ou moins grand
nombre, pourraient
produire limpression quils le sont.
Tant quon ne reconnat pas la dure une dimension numrique de la
mme
manire quon lui reconnat une dimension qualitative, on ne peut
expliquer de
quelle faon limpression dune dure infrieure de temps peut se
former. En effet,
si les units de temps prleves dans la matire, et synthtises par
la conscience,
existent encore dans cette conscience, ne peut-on pas en dduire
que la sensation
dune dure de temps plus courte contient moins dunits de temps
quune autre o
le temps nous semble plus long ? Il est vrai que ce point de vue
soppose lhypothse
dune dure non numrique. Mais il apparat pour linstant comme la
seule hypothse
viable. Linterprtation de la dure comme non numrique ne parvient
toujours pas
rendre compte de la manire dont un intervalle de dure diminue.
En effet, toute
ide de diminution temporelle implique la diminution dun certain
nombre dunits
de temps dont une dure dispose. Pour durer moins quune autre,
une dure doit
possder, la lettre, moins dunits de temps quune autre. Aussi, si
une impression
de diminution peut se crer au sein de la conscience et mme
diffrer dans sa forme
apparente (une) de la forme dun nombre (multiple), elle doit
rester en profondeur
une multiplicit susceptible de perdre un certain nombre
dlments.
-
38
Quatrime solution
Une quatrime et dernire rponse soffre alors nous si on souhaite
maintenir
lide dune dure purement qualitative. La dure pourrait perdre ou
gagner effective-
ment des lments, mais cette perte ou ce gain se traduirait
aussitt en impression de
perte ou de gain, de telle sorte que la dure resterait trangre
toute ide de moins
et de plus. Pour ainsi dire, on peut soustraire ou ajouter une
dure des lments
(des units de temps), sans pour autant pouvoir considrer que le
nombre dlments
a ainsi augment ou diminu. Limpression de diminution ne nat donc
plus de la
baisse du nombre dunits de temps, mais du fait davoir arrach ou
effac de la dure
une ou plusieurs units de temps. La diminution devient synonyme
de retrait.
Mais cette explication ne satisfait pas plus que les prcdentes,
et pour la mme
raison. Si une dure perd une partie de ses lments, on comprend
quune telle dimi-
nution la change qualitativement, comme le retrait de notes
modifie la mlodie. Mais
on ne voit pas pour quelle raison ce changement donne lieu une
impression de
diminution, si la perte des lments nentrane aucune diminution
relle, si la dure
qui succde la perte ne possde pas moins dlments que celle qui la
prcde.
Or cest ce quon suppose lorsquon imagine une dure qui perd des
lments,
se transforme en une impression de perte, mais demeure trangre
toute ide de
plus ou de moins. En effet, comment la perte dun lment peut-elle
produire une
sensation de perte, si cette sensation, en perdant un lment, na
pas pour autant
moins dlments ? Si la suite de cette perte, la sensation ne
possde pas moins
dlments, qua-t-elle perdue ? Par consquent, dfendre lide dune
perte ou dun
ajout qui naboutirait qu une impression de diminution ou
daugmentation, et non
une diminution ou une augmentation relle de quelque chose dans
la dure, revient
encore une fois expliquer la sensation de diminution par la
sensation de diminution.
On ne peut comprendre dans cette perspective pour quelle raison
la disparition
dunits de temps dans un intervalle de dure produit une
impression de diminution
dans une conscience o ces units peuvent disparatre sans que rien
ne diminue.
On saute de la disparition des units limpression dune
diminution, sans proposer
de moyen de comprendre ce qui se passe entre le moment o lunit
disparat, et le
moment o cette disparition se manifeste notre conscience, sous
la forme dune
impression.
-
39
En effet, comment la conscience traduirait-elle une perte en une
diminution ? Si
elle perdait simplement un lment, pourquoi aurait-elle aussitt
limpression de di-
minuer ? Toute ide de perte nimplique pas ncessairement lide
dune diminution.
Si je retire une peinture verte ses lments bleus, jobtiens du
jaune. La couleur
verte a perdu une partie de ses lments. Pourtant la couleur a
simplement chang, je
nai prouv aucune sensation de diminution entre le passage du
vert au jaune. Pour
prouver une sensation de diminution, il faut que je porte
lattention non plus sur la
qualit, sur la couleur, sur limpression totale, mais sur
lpaisseur, le volume occup
par la peinture jaune qui, sans aucun doute, prsente une
dimension infrieure celle
de la peinture verte qui runit presque deux fois plus de matire.
Mais ainsi je quitte la
sensation qualitative pour une estimation, mme grossire, de la
quantit de peinture.
Si deux dures sont uniquement autres, elles sont condamnes ne
prsenter la
conscience que des diffrences de qualit, semblables celle qui
existe entre le jaune
et le vert. Jamais elles ne paratront plus ou moins courtes dans
le temps. Jamais
une qualit ne revtira laspect dune diminution de temps (ou dune
augmentation).
Jamais le vert ne produira sur nous leffet de dcrotre en perdant
ses pigments bleus
et en devenant du jaune. Et jamais les phnomnes matriels,
intrioriss dans une
dure trangre toute notion de plus ou de moins, ne nous donneront
limpression
dacclrer, mme si la conscience ou eux-mmes perdent des units de
temps suite
lacclration.
En rsum, la premire solution consiste refuser daccorder une
signification
numrique au verbe diminuer . Ainsi les intervalles de dure
diminuent mais
sans diminuer au sens effectif du terme. Mais on ne comprend
plus de la sorte la
signification de ce verbe et de lexpression : seuls, les
intervalles qui les sparent
auraient diminu 41. Elle devient une mtaphore, ou une
formulation maladroite,
dont on ne sait ce quelle devrait dsigner clairement.
Dans la seconde solution, on dfinit alors la diminution par une
impression de
diminution, par une qualit prouve par la conscience, par un vcu.
Ainsi, les inter-
valles donnent limpression de diminuer, mais sans diminuer
proprement parler.
Mais on nimagine plus de quelle faon limpression dune diminution
de la dure des
intervalles se constitue sans que rien dans cette impression ne
diminue.
Pour pallier cette difficult, dans la troisime solution, on
relie la conscience la
41 D.I, p. 145
-
40
matire physique. La conscience devient une condensation de
matire, semblable
une synthse de notes dans une mlodie, mais sans pourtant tre
susceptible de
diminution. Il est vrai que dans cette perspective, la
conscience ne devient pas pour
autant solidaire de la matire quelle rassemble, de la mme faon
quune mlodie ne
se rduit pas aux notes qui la composent. Mais solidaires ou non
de la matire phy-
sique, nourris ou non de celle-ci, si les intervalles de dure
condensent une matire-
nombre (ou mme une matire-quasi-nombre) sans tre en eux-mmes un
nombre,
on ne peroit plus de quelle manire une acclration matrielle, une
diminution
temporelle des units matrielles, donne lieu dans la conscience
une impression de
diminution. Si la capacit daugmenter ou de diminuer de la matire
disparat avec
la condensation de cette matire par la conscience, sous prtexte
que rien ne dimi-
nue rellement dans la dure dune conscience, la mme question se
pose toujours :
comment la conscience ressent-elle une diminution si rien en
elle ne diminue, si la
possibilit de diminuer est supprime par le passage de la matire
la condensation
de cette matire dans la conscience ?
Dans la quatrime solution, on propose alors daccorder la dure
dune conscience
la capacit de perdre des lments, sans que cette dure diminue.
Ainsi la matire
rassemble par la conscience perd des units de temps suite
lacclration, et dans
la mesure o la conscience synthtise cette matire, dans la mesure
o cette matire
appartient ltre de la conscience, la conscience perd les lments
perdus par la
matire. Cette perte relle et intrieure dune partie des units de
temps dune dure,
se vit alors sous la forme dune impression de diminution de la
dure des intervalles.
Par exemple, on retire des notes une mlodie. La mlodie perd
rellement le
contenu et la dure de chaque note. Mais la mlodie ne diminue pas
pour autant.
Elle donne limpression davoir diminu, de staler sur une dure
moindre suite la
disparition de certaines notes, tout en restant incapable de
contenir plus ou moins de
notes. Sous cet angle, on a donc lillusion que la perte dun
lment suffit la consti-
tution du sentiment dune diminution des intervalles. Mais comme
le rappelle notre
exemple dune perte des pigments bleus par de la peinture verte,
la perte nentrane
quune transformation du vert en jaune, et nengendre aucune
impression de diminu-
tion. Pour quune perte se ressente comme une diminution, et non
comme un simple
changement, il faut que ltre qui perd une partie de lui-mme soit
susceptible de pos-
sder plus ou moins dlments, sinon la perte en transforme au
mieux lapparence
-
41
globale.
Si les lments se dtachent dune dure, il est vrai que la dure
peut prouver ce
dtachement. Cependant, une fois le dtachement opr et ressenti,
il ne peut devenir
une impression de diminution ; la diminution implique non
seulement la possibilit
de pouvoir enlever des lments mais aussi la possibilit pour la
conscience de conte-
nir alors moins dlments, sinon elle ne peut se rendre compte
quelle possde moins
dlments, et avoir ainsi limpression de diminuer. Approfondissons
ce point le plus
dlicat.
Supposons que de la peinture verte soit une conscience. Je lui
retire ses pigments
bleus. Cette conscience ressent quon lui retire des lments et
devient jaune. Mais
durant tout ce processus, elle na prouv quune transformation
(passage du vert au
jaune) et un retrait (perte des pigments bleus). Pour quelle
ressente une diminution,
il faudrait quelle se compose dune certaine quantit de pigments
bleus et jaunes,
et que la perte de pigments entrane un retrait de ces pigments,
une transformation
de son apparence globale, mais surtout une baisse de la quantit
de pigments qui
la forment. Sans cette dernire capacit, la perte nengendre
aucune impression de
diminution.
La sensation de perte ou dune transformation se produit parce
que la dure peut
rellement incarner une perte ou une transformation. Cest
pourquoi, si ltre de la
dure nest pas en mesure de crotre ou de diminuer, jamais la
sensation dune aug-
mentation ou dune diminution ne se trouve en mesure de se
former. On soutient que
la peinture verte ressent une tran