Top Banner
Mihai Dinu Gheorghiu La construction littéraire d'une identité nationale [Le cas de l'écrivain roumain Liviu Rebreanu ( 1885-1944)] In: Actes de la recherche en sciences sociales. Vol. 98, juin 1993. Des empires aux nations. pp. 34-44. Citer ce document / Cite this document : Dinu Gheorghiu Mihai. La construction littéraire d'une identité nationale [Le cas de l'écrivain roumain Liviu Rebreanu ( 1885- 1944)]. In: Actes de la recherche en sciences sociales. Vol. 98, juin 1993. Des empires aux nations. pp. 34-44. doi : 10.3406/arss.1993.3050 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/arss_0335-5322_1993_num_98_1_3050
12

La construction littéraire d'une identité nationale: Le cas de l'écrivain roumain Liviu Rebreanu (1885-1944)

Mar 31, 2023

Download

Documents

Iuliana Breaban
Welcome message from author
This document is posted to help you gain knowledge. Please leave a comment to let me know what you think about it! Share it to your friends and learn new things together.
Transcript
Page 1: La construction littéraire d'une identité nationale: Le cas de l'écrivain roumain Liviu Rebreanu (1885-1944)

Mihai Dinu Gheorghiu

La construction littéraire d'une identité nationale [Le cas del'écrivain roumain Liviu Rebreanu ( 1885-1944)]In: Actes de la recherche en sciences sociales. Vol. 98, juin 1993. Des empires aux nations. pp. 34-44.

Citer ce document / Cite this document :

Dinu Gheorghiu Mihai. La construction littéraire d'une identité nationale [Le cas de l'écrivain roumain Liviu Rebreanu ( 1885-1944)]. In: Actes de la recherche en sciences sociales. Vol. 98, juin 1993. Des empires aux nations. pp. 34-44.

doi : 10.3406/arss.1993.3050

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/arss_0335-5322_1993_num_98_1_3050

Page 2: La construction littéraire d'une identité nationale: Le cas de l'écrivain roumain Liviu Rebreanu (1885-1944)

MIHAI D. GHEORGHIU

La construction littéraire

d'une identité nationale

Le cas de ¡'écrivain roumain Liviu Rebreanu (1 885-1944)

Liviu Rebreanu appartient à cette catégorie d'écrivains qui font le bonheur des sociologues de la littérature : une grande partie de son oeuvre est construite sur la base d'une observation de type ethnographique, dans des milieux divers, et nombre de ses personnages sont devenus, par la reproduction scolaire, des "types" qui servent de repères dans les représentations du monde social, dans l'univers culturel roumain. Plus qu'une analyse secondaire des textes qu'il a produits (de facture très inégale et, au moins pour la période de début, souvent des "adaptations"

d'une autre littérature), il est utile d'analyser le mode de constitution de cette "représentativité", plutôt improbable au début de la carrière du jeune L.R.. Pour arriver à cela, on doit analyser son investissement inégal dans les différents genres littéraires qu'il a pratiqués simultanément et successivement (nouvelles, chroniques théâtrales, comédies et romans), en fonction des transformations du champ littéraire et de sa position dans l'espace du pouvoir (notamment à travers la professionnalisation du métier d'écrivain dans cette période -la première partie du XXe siècle- et le rôle qui lui revient dans la fondation de l'organisation corporative qu'est la Société des écrivains roumains).

Conformément à la hiérarchie des oeuvres établie presque à l'unanimité par la critique littéraire, L.R. est en premier lieu le romancier du monde rural, Ion et Ràscoala étant considérés comme ses meilleurs romans, où il atteste sa capacité à créer des scènes de

foule, orchestrer le mouvement de dizaines de personnages, restituer l'expressivité du mode de parler elliptique des paysans. Ces deux romans, auxquels on doit ajouter Pàdurea spînzuratilor, sont également l'illustration littéraire de moments historiques précis, contribuant à la construction de cet artefact qu'est la "conscience" ou la "mémoire" collective de la nation roumaine : les conflits agraires liés aux rapports de propriété1 et l'accomplissement de T'idéal national" au moment de la Première Guerre mondiale. Le caractère illustratif de ces écrits est sensible dans leur mode de composition -le développement d'un thème historiquement donné-, ainsi que par le travail de documentation sur lequel il repose. En fait, il s'agit de qualités que la critique littéraire classe d'habitude au second rang, opposant au "travail" (même considérable, comme c'est le cas pour Rebreanu) le "talent", voire le "génie". Une des boutades qui circulait à l'époque dans le milieu littéraire roumain disait que Rebreanu n'a de talent qu'à partir de la page 300... Cet aspect massif, associé à un style volontiers "lourd" et "sans éclat", qualificatifs souvent utilisés pour caractériser son écriture, faisait corps

1 - Le roman Ion paraît au moment de la préparation d'une très grande réforme agraire, première "question sociale" qui a divisé le pays avant la Première Guerre mondiale. Cette réforme a fait redistribuer 66 % des terres, transformant la Roumanie d'un pays de propriétés latifundiaires en pays de petites propriétés foncières.

Actes de la recherche en sciences sociales, N° 98, juin 1993, 34-44

Page 3: La construction littéraire d'une identité nationale: Le cas de l'écrivain roumain Liviu Rebreanu (1885-1944)

LA CONSTRUCTION LITTERAIRE D'UNE IDENTITE NATIONALE 35

à la fois avec la plus commune des représentations des paysans et avec la réputation habituelle des Roumains de Transylvanie, d'esprit lent et maladroit.

Au deuxième plan de son oeuvre sont placés les nouvelles, les pièces de théâtre et quelques autres romans2. Quel intérêt la critique littéraire leur a-t-elle attribué ? Les oeuvres de jeunesse sont censées faire connaître le "laboratoire" d'où sont sortis plus tard les "chefs-d'oeuvre" ; certains textes mineurs fournissent à un genre littéraire particulier -par exemple, la nouvelle- l'illustration d'un grand nom, rendant ainsi service à des auteurs plus performants dans ce genre ; enfin, la consécration d'un écrivain exige de la part des historiens de la littérature l'exhibition d'un volume de textes aussi important que possible.

Il est frappant de constater combien L.R. est resté dépendant des thèmes fournis par l'actualité, et des genres consacrés par la mode, qu'il s'agisse du roman rural, de la guerre, de l'actualité politique, "sociologique", "psychologique", "métaphysique" : c'est la hiérarchie de ces thèmes et le volume du travail investi dans la construction romanesque qui ont produit finalement la hiérarchie des oeuvres aux yeux de la critique.

Il serait tentant et facile de considérer Rebreanu simplement comme un auteur pour manuels scolaires, exécutant des variations sur des modèles préétablis, plus illustrateur que créateur. Un démenti vient de la façon inattendue dont son succès a éclaté, et dont on peut comprendre la dynamique en suivant les contraintes successives de sa carrière, telles qu'elles sont relevées par sa biographie. Sa réputation d'"écrivain objectif" est à ce titre très significative. Sa production littéraire était soumise au jugement de critiques divisés dans les combats idéologiques qui opposaient des populistes de gauche et de droite -"agrariens" (tsàrànistes, popora- nistes, sàmànàtoristes) de tout poil- et des "esthètes" (symbolistes), partisans de l'autonomie de la littérature. Le démarquage du prosateur par rapport au lyrisme et au moralisme de la "littérature-avec-des-paysans" antérieure à lui a été salué comme un "progrès esthétique". La "neutralité" de Rebreanu, qu'elle soit motivée par l'opportunisme politique et/ou par la fragilité de son statut social, est donnée à ce moment-là en (bon) exemple par certains critiques littéraires (M. Dragomirescu, E. Lovinescu), porte-parole d'une bourgeoisie intellectuelle intéressée à prendre ses distances à l'égard du ruralisme de la petite intelligentsia campagnarde, imprégnée par le romantisme conservateur. Le roman réaliste de Rebreanu a contribué à la constitution d'une identité nationale au même titre que les sociodicées bourgeoises, "théories" ou "histoires" de la "culture", de la

"civilisation" ou de la "bourgeosie" roumaines qui paraissent au même moment. Dans une réunion solennelle de l'Académie roumaine, en septembre 1944, le sociologue Dimitrie Gusti, fondateur de 1' "école sociologique" (monographique) de Bucarest et représentant du "réalisme social" dans l'étude des communautés rurales, salue en L.R. le "créateur du mythe du paysan roumain", qui fait pendant à la "science de la nation".

Le succès de Ion est exemplaire de la façon dont un fait divers en milieu rural3 est chargé symboliquement. L'expression de la passion dévastatrice du paysan pour la terre sert à couvrir une autre histoire, plus prosaïque mais aussi plus édifiante, celle d'une petite bourgeoisie rurale, enfermée dans de mesquines intrigues de province et rêvant d'évasion. Malgré quelques déclarations de circonstance de l'auteur, destinées au grand public, ce roman, ainsi que Ràscoala, qui lui succédera à une décennie d'intervalle4, ne fait pas un portrait complaisant du paysan. Les scènes de brutalité vouées à révéler sa "vraie nature" flattaient les craintes d'une bourgeoisie récente, partagée entre la fierté et la honte de ses origines paysannes. Cette représentation du peuple comme force obscure et brute attachée à la terre au prix de son sang a nourri les prétentions de l'extrême droite à récupérer une oeuvre d'abord perçue comme révolutionnaire et sociale. Quant à L.R., il n'était sans doute pas plus d'extrême droite qu'il n'était socialiste. L'héritage cosmopolite de sa jeunesse sous l'Empire austro-hongrois en avait fait un nationaliste modéré. Sur cette base, il a -comme beaucoup d'autres à l'époque- soutenu le régime de dictature militaire de 1940 dans l'espoir qu'il ferait rempart à l'extrême droite et sauverait l'Etat.

Salué pour les vertus "épiques" de son oeuvre, Rebreanu, par sa réussite personnelle et par l'image d'"écrivain travailleur" qu'il a réussi à imposer, est bien le romancier de cette "nouvelle bourgeoisie" roumaine, et en particulier de la branche transylvaine à laquelle il appartient. "Apparatchik de la littérature", apprécié pour sa contribution à la professionnalisation du métier

2 - Les nouvelles composées avec un prudent dosage de réalisme et de naturalisme rappellent les prosateurs russes de la même époque (Gorki par exemple), et les pièces de théâtre sont des adaptations des "classiques" du boulevard. 3 - Un paysan pauvre séduit une riche héritière et l'épouse contre le gré de son père qui la déshérite en partie ; rejetée par les siens, maltraitée par son mari, elle se tue et son ex-fiancé assassine son mari. 4 - Le roman est la reconstitution d'un épisode de la grande jacquerie qui a embrasé la Roumanie en 1907, provoquée par l'exploitation sauvage des paysans et conduisant à des atrocités pendant la révolte et au moment de sa répression.

Page 4: La construction littéraire d'une identité nationale: Le cas de l'écrivain roumain Liviu Rebreanu (1885-1944)

36 MiHAi D.Gheorghiu

Une région

entre deux Etats

L'ancienne principauté médiévale de Transylvanie est incorporée à la Hongrie en 1867, à la suite du compromis politique qui a conduit à la constitution de la monarchie bicéphale austro-hongroise. Au même moment a lieu la fondation de l'Etat roumain centralisé, suite à l'unification des principautés de la Moldavie et de la Valachie (1859). L'Etat roumain participe à la guerre russo-turque de 1877-1878 et obtient la reconnaissance de son autodétermination (de l'Empire ottoman). Le prince étranger que la classe politique roumaine avait fait venir sur le trône, Carol I de Hohenzollern, est proclamé roi (1881). Les deux Etats sont considérés par leurs élites politiques respectives comme l'accomplissement des revendications des mouvements révolutionnaires hongrois et roumain de 1 848. Le mouvement nationaliste roumain de Transylvanie d'après 1867 réclame l'autonomie de cette province dans le cadre de l'Empire et la reconnaissance de la nation roumaine au même titre que les trois autres

"nations" (au sens médiéval) qui constituaient la Transylvanie historique (les Hongrois, les Saxons et les Sicoulis). C'est à ce sujet qu'on retrouve l'origine de deux représentations différentes de la nation : la nation "noble" pour les Hongrois et la nation "paysanne" pour les Roumains. Dans les luttes qui l'oppose au nationalisme hongrois, le nationalisme roumain s'appuie à la fois sur le soutien de la Vienne impériale, et sur celui de Bucarest. Ses principales revendications concernent le développement de l'enseignement en roumain et une représentation électorale plus adéquate de la population roumaine dans le parlement de Budapest Le Parti national roumain est le principal représentant politique de ce mouvement ; le clergé orthodoxe et uníate y occupe une position significative. Le nationalisme roumain de Transylvanie affirme l'ascendence latine du peuple roumain. Cette origine "noble" est censée lui donner droit à un statut égal aux autres nations "nobles" et les revendications politiques sont formulées comme la réparation d'une injustice historique. A part la noblesse des origines, ce sont les révoltes paysannes, dont la plus importante a eu lieu au XVIIIe siècle (connue sous le nom de révolte de Horea), et le nombre des "martyrs" (au sens chrétien) de la nation qui

constituent les principales représentations politiques et les sources de légitimité du mouvement nationaliste.

Les prémisses de la Première Guerre mondiale ont trouvé la classe politique roumaine divisée. Une minorité était constituée par les partisans des Puissances centrales, dont le roi et une grande partie de l'aristocratie regroupée dans le Parti conservateur, artisans du rapprochement avec l'Allemagne (pour laquelle l'Etat roumain avait servi d'avant-poste dans les guerres balkaniques de 19 12-19 13) et i 'Autriche-Hongrie (avec laquelle un traité d'alliance avait été signé en secret à Vienne en 1883, reconduit en 1892 et actualisé en 1 902). Ils invoquaient surtout le danger représenté par l'autocratie russe en expansion dans les Balkans contre ce qui était censé représenter à l'époque la démocratie dans la Mitteleuropa. La majorité était formée par les partisans de l'Entente, dont une grande partie des libéraux et des populistes de droite ou de gauche (quant aux socialistes, ils étaient pour la plupart partisans de la neutralité). Cette coupure de la classe politique suivait largement la distinction de l'élite entre francophones et germanophones (selon le lieu de leurs études), et le large courant de sympathie populaire qui entourait la France, l'Etat

d'écrivain5, il réussit à associer sa fonction publique et la fondation d'un genre littéraire, le roman rural. Ceux qui sont considérés par les historiens de la littérature comme ses continuateurs, au moment de la "littérature socialiste", Zaharia Stancu et Marin Preda, ont occupé également de hauts postes dans la corporation des écrivains 6. Vers la fin de sa carrière, son succès littéraire est eclipsé par l'affirmation d'une nouvelle génération de romanciers, citadins et modernes (Camil Petrescu, Hortensia Papadat-Bengescu). Mais L.R. conserve sa position grâce à son statut de haut fonctionnaire de la littérature, capable d'entretenir toute une clientèle d'écrivains et de les mettre au service de l'Etat.

5 - Rebreanu aimait se présenter en "écrivain-syndicaliste". 6 - L'Union des écrivains a succédé en 1948 à la Société des écrivains roumains et à la Sociétés des auteurs dramatiques, l'autre corporation professionnelle dans les rangs de laquelle Rebreanu s'était imposé.

Rebreán Oliver et Liviu Rebreanu la reconversion à la littérature roumaine d'un officier hongrois

1885 Naissance dans un village de l'Est de la Transylvanie ; premier né d'une famille d'instituteur roumain pauvre (10 enfants).

1895-1900 Etudes secondaires en roumain à Nàsàud et en hongrois à Bistritsa (petites villes de sa région natale).

1900-1906 Lycée militaire de honveds (infanterie) à Sopron (nord-ouest de la Hongrie) et Académie militaire à Budapest en tant que boursier de l'Etat austro-hongrois, sous le nom de Rebreán Oliver.

Page 5: La construction littéraire d'une identité nationale: Le cas de l'écrivain roumain Liviu Rebreanu (1885-1944)

LA CONSTRUCTION LITTÉRAIRE D'UNE IDENTITÉ NATIONALE 37

qui avait parrainé la naissance de l'Etat roumain à l'époque de Napoléon III.

Après deux années de neutralité, la Roumanie entre en guerre au côté de l'Entente (1916). La campagne victorieuse au début en Transylvanie tourne vite à la défaite et l'armée roumaine est contrainte de se retirer sur le territoire de la Moldavie et de capituler après l'effondrement du front russe au moment de la révolution de 1917. Les divisions de la classe politique roumaine, qu'on peut retrouver sous une forme proche en Transylvanie, se transforment à ce moment en scission, les deux parties s'accusant réciproquement de la responsabilité de la catastrophe. Certains proposent comme solution l'intégration de la Roumanie dans l'Empire austro-hongrois fédéralisé, avec une monarchie tricéphale. Le traité de paix, signé en 1918 à Bucarest, place la Roumanie sous le contrôle total des Puissances centrales, mais il sera dénoncé quelques mois plus tard. Après la guerre, l'armée et l'Etat roumains redeviendront des forces importantes dans la région, à même d'assurer une partie du "cordon sanitaire" établi par les Alliés autour de la récente Union soviétique ou d'intervenir pour l'écrasement de la révolution hongroise. Les traités de paix de Trianon et de Versailles confirmeront la nouvelle configuration territoriale de l'Etat

main, agrandi au détriment des deux grands empires voisins effondrés. Le 1er décembre, jour de la proclamation de l'union de la Transylvanie avec la Roumanie en 1918, est la fête nationale du pays actuellement

La "grande Roumanie" de l'entre-deux- guerres contient 30% de minorités nationales et la politique de centralisation est menée par le Parti national-libéral et suscite l'opposition de nombreuses forces sur des bases régionales, ethniques ou sociales. Le Parti national-paysan, qui résulte de l'union entre le Parti national de Transylvanie et le Parti paysan de ¡'"ancien royaume" roumain (en 1 926), devient la principale force de l'opposition. Les luttes politiques entre un "centre" dominé par les libéraux et les élites régionales donnent lieu à de nombreux règlements de comptes par presse interposée. Le Parti national-paysan est, malgré son hétérogénéité, le parti bourgeois le plus démocratique de l'époque, mais il n'a pas réussi à imposer la décentralisation qu'il souhaitait et /'/ s'est laissé entraîner dans des intrigues de palais. Disposé à toute alliance pour arriver à contenir l'arbitraire politique du roi Carol II, il a conclu un "pacte de non-agression électorale" avec la Garde de fer (le parti de l'extrême droite), le faisant ainsi entrer massivement au parlement Afin d'échapper aux pressions internes

et externes, Carol II, tout pro-occidental qu'il soit, introduit une "dictature roycle" en 1 938, supprime les partis et rassemble une partie de leurs leaders, ainsi que des représentants de l'élite intellectuelle, dans un "Front de la renaissance nationale". Il couvre ainsi une série de mesures politiques de type fasciste dans l'espoir de limiter et de contrôler ce mouvement Les amputations succesives du territoire de la Roumanie en 1940, après la signature du pacte Hitler-Staline, provoqueront des émeutes populaires qui l'obligeront à abdiquer. La Roumanie sera gouvernée de septembre 1 940 au 23 août 1 944 par un régime de dictature militaire qui s'est associé pendant quelques mois (jusqu'en janvier 1941) la Garde de fer, et elle participera à partir de juin 1941 à la guerre anti-soviétique.

Le Parti national-paysan fait partie de la coalition politique au pouvoir jusqu'à l'installation du premier gouvernement pro<ommuniste en 1 945. Entrée dans l'opposition, la direction du Parti est victime d'un piège tendu par les autorités communistes et se fait arrêter en 1947 alors qu'elle s'apprête à quitter le pays pour former un gouvernement en exil. Le leader historique du Parti, luliu Maniu, mourra en prison en 1952. Fin 1947, la République populaire roumaine est proclamée. ■

1906-1908 Lieutenant à Gyula (sud-est de la Hongrie) ; après 17 mois de service, il est radié des cadres de l'armée pour "mauvaise gestion du budget de la popote des officiers", dont il était responsable.

Retour dans sa région natale, où il travaille pendant quelque temps en tant que clerc de notaire.

1905-1908 Premiers écrits en hongrois (prose et théâtre), dont quelques publications dans des revues littéraires de Budapest.

1 908 Débuts littéraires en roumain dans une revue littéraire de Sibiu (sud de la Transylvanie) ; il s'occupe pendant quelque temps de la constitution de réseaux de diffusion pour des publications roumaines en Transylvanie.

Exilé, extradé et "collaborateur' une nationalité problématique

1909-1910 LR. s'installe à Bucarest. Il travaille comme "rédacteur littéraire" et "rédacteur de politique extérieure des pays occupés" au journal conservateur Ordinea (L'ordre) et participe à la vie littéraire, notamment au cénacle Convorbiri critice (Conversations critiques) de Mihail Dragomirescu. Ses connaissances du hongrois et de l'allemand, relativement rares dans un milieu essentiellement francophone, ainsi que son réseau de contacts personnels en Transylvanie constituent l'essentiel du capital initial du jeune écrivain : il s'occupe du dépouillement de la presse "d'au-delà des

Page 6: La construction littéraire d'une identité nationale: Le cas de l'écrivain roumain Liviu Rebreanu (1885-1944)

MiHAi D.Gheorghiu

montagnes" (les Carpathes qui séparaient la Roumanie de l'époque de la Transylvanie) et publie des traductions et des "adaptations" littéraires.

1910 Ses articles nationalistes sur la Transylvanie amènent les autorités hongroises à se "rappeler" la mauvaise conduite de l'ancien lieutenant de honveds : la demande d'extradition du "sujet hongrois Olivier Rebrean dit Livid" est acceptée par les autorités roumaines malgré les efforts de son protecteur (Mihail Dragomirescu, critique littéraire et professeur d'université, homme politique d'orientation conservatrice). Arrêté à Bucarest, L.R. sera jugé et condamné à Gyula à trois mois de prison et à une amende.

De retour à Bucarest, il a des difficultés pour obtenir un permis de long séjour en Roumanie. A l'origine de ses ennuis sont les clauses du traité entre l'Autriche-Hongrie et la Roumanie, ainsi que la loi pour le contrôle des étrangers de 1915, à laquelle il essaie d'échapper en déclarant renoncer à la "protection hongroise". Pourtant, il ne demande pas la naturalisation et il est fort probable qu'il n'obtiendra le statut de citoyen roumain qu'après la guerre, avec le rattachement de la Transylvanie à la Roumanie. [A noter également que ce n'est qu'après 1915 qu'un "Bureau de la population" est constitué en Roumanie et des papiers d'identité sont délivrés aux sujets du "Royaume de Roumanie".]

19 10-19 12 Mariage avec une comédienne ; co-directeur (avec son beau-frère, auteur dramatique) d'une revue théâtrale à Bucarest, secrétaire littéraire du Théâtre national de Craïova (sud- ouest de la Roumanie). L'emprisonnement en Hongrie semble être à l'origine de son renoncement au journalisme politique ; ses publications sont presque exclusivement des chroniques théâtrales, des comptes rendus et des traductions. Il s'occupe de l'organisation des tournées des compagnies théâtrales roumaines en Transylvanie ; leur répertoire se compose essentiellement de pièces de boulevard d'auteurs français, allemands, hongrois ou roumains, ainsi que de quelques productions "patriotiques". Il est coopté, à partir de 1911, à la Société des écrivains roumains ; fondée en 1909, cette organisation (de même que la Société des auteurs dramatiques ou celle des artistes comédiens) est destinée à

assurer des revenus réguliers et une protection sociale aux "sociétaires". La vie professionnelle de LR. sera partagée à partir de ces années entre le théâtre et la littérature. Il adopte un style de travail régulier : écrire chaque jour -en fait, le plus souvent la nuit -un certain nombre de pages.

1912-191 5 Un premier volume de nouvelles, Fràmintàri, Tourments, publié par un éditeur transylvain, passe inaperçu. D'autres tentatives pour se faire publier ou jouer se soldent par des échecs. Il commence à travailler à plusieurs oeuvres qui lui assureront le succès après la guerre. Elu secrétaire de la Société des écrivains (1914), il est à un moment donné destitué pour détournement de fonds, mais il réussit à se défendre et il est réhabilité par ses confrères.

1 9 1 6 - 1 9 1 9 Resté à Bucarest au moment de l'occupation de la capitale roumaine par l'armée allemande, ¡I continue son activité de critique dramatique et devient éditeur d'une revue théâtrale, mais en évitant toujours de s'engager politiquement. Pendant toute cette période, il a continué à publier des traductions, des chroniques théâtrales, et deux volumes de nouvelles, Golanii (Les voyous) et Màrturisire (Confession).

Arrêté vers la fin de la guerre par les autorités militaires austro-hongroises de Bucarest sous l'accusation de désertion, il réussit à s'enfuir et à passer la ligne du front en Moldavie. Réfugié à lasi (nord-est de la Roumanie), où s'était retiré le gouvernement roumain, il est mal reçu par ses confrères : on lui reproche d'avoir continué son activité sous l'occupation et il est même soupçonné d'avoir été envoyé comme espion par les Austro- Hongrois, vu la facilité avec laquelle il s'était tiré d'affaire. Des étudiants nationalistes l'agressent en pleine rue à Chisinàu (Kishinev), capitale de la Bessarabie, où il participe aux festivités liées au rattachement de cette province à la Roumanie. Les historiens de la littérature roumaine ne doutent pas pour autant de sa "bonne foi" nationaliste, et ils invoquent souvent cette phrase enthousiaste et rassurante d'une lettre qu'il envoie de lasi à sa femme restée à Bucarest : "Nous allons prendre la Transylvanie, petite maman chérie! Tu verras bien qu'elles perspectives vont s'ouvrir aux écrivains!"

Page 7: La construction littéraire d'une identité nationale: Le cas de l'écrivain roumain Liviu Rebreanu (1885-1944)

LA CONSTRUCTION LITTERAIRE D'UNE IDENTITE NATIONALE 39

Publication sous un pseudonyme (Ion Jalea, "Jean Latristesse") de deux petits ouvrages à caractère historico-politique sur les nouvelles provinces rattachées à la Roumanie (Transylvanie, Banat, Bukovine et Bessarabie), dans le cadre d'une collection qu'il dirige -"Ecrivains célèbres"- où sont publiées essentiellement des traductions. L'usage du pseudonyme est à mettre au compte des appréhensions de l'écrivain de se voir contesté le droit d'aborder de tels sujets, lui, un "collaborateur".

1919 Dans le cadre du procès des journalistes collaborateurs avec les autorités d'occupation qui s'ouvre à Bucarest et dont le gouvernement entend faire le "procès de la nation" (procesul neamului), L.R. n'est cité qu'en tant que témoin de la défense. Plusieurs documents attestent pourtant sa peur de se voir impliqué. Les écrits les plus importants de cette époque sont deux nouvelles : Calvarul (Le calvaire), dans laquelle il entend démontrer sa bonne foi et faire croire à son malheur ; le personnage qui lui sert d'alter ego est un jeune écrivain mis dans l'impossibilité de servir son pays, mal compris ¡I finit par se suicider ; l'autre nouvelle, Catastrofa (La catastrophe) est la préfiguration d'un roman ultérieur, Pàdurea spînzuratilor (La forêt des pendus), inspirée par l'histoire tragique de son propre frère, Emil Rebreanu : officier de honveds, celui-ci a été exécuté en tant que déserteur en 19 177. Cette nouvelle inaugure un des thèmes symboliques de son oeuvre, le "sacrifice" des Roumains de Transylvanie, déchirés entre leur devoir de citoyens austro-hongrois et leur "âme" nationale.

La consécration

1919 Dès son retour à Bucarest, L.R. reprend sa principale activité, les chroniques théâtrales, d'abord dans la revue Sburàtorul. Dirigés par un des plus importants critiques littéraires de la Roumanie d'entre-les-deux-guerres, Eugen Lovinescu, cette revue et son cénacle lui donnent l'occasion de nouer des relations

avec un des groupes littéraires les plus modernes du pays.

1920 Ion, son premier roman, en grande partie autobiographique, reconstitution de la vie de sa communauté rurale ; salué surtout pour sa dimension symbolique, roman de la Transylvanie roumaine récemment rattachée, cet ouvrage reçoit le "Grand Prix Nàsturel" de l'Académie roumaine ; traduit en français dans les années 1930 sous le titre Jean le Roumain. Les tirages successifs de ce roman lui ont rapporté un million de lei.

¡tic Strul dezertor (¡tic Strul déserteur), nouvelle dont le personnage est un soldat juif victime de la guerre nationaliste.

1921-1923 Plicul (L'enveloppe), comédie satirique des moeurs politiques de Bucarest ; dénoncée comme anti-démocratique, régionaliste, insultante pour la presse. Chroniques théâtrales dans le journal Romania du Parti national de Transylvanie.

Plusieurs de ses articles mettent en évidence la nécessité d'une politique culturelle qui protège le livre et les écrivains. Ces derniers sont mis en valeur par opposition aux "politiciens incultes" appelés à prendre des décisions concernant le destin de la culture nationale : LR. se prépare ainsi à des responsabilités politiques dans le domaine de la culture, tout en détestant devenir "fonctionnaire" et occuper des postes subalternes sous des ministres "intellectuellement inférieurs".

Dans les rares moments où il exprime des opinions politiques, L.R. partage le triomphalisme prudent des nouveaux venus sur un nouvel ordre en Europe, favorable aux peuples "jeunes" (pour lui, "l'idéal bolchevique est digne de respect" et T'Occident est gangrené par la civilisation").

Il participe dans l'atmosphère d'enthousiasme nationaliste des années d'après la guerre, à des tournées de spectacles artistiques et littéraires (sezàtori) organisées par la Société des écrivains, pour la plupart dans

7 - Deux autres frères de L.R. sont morts pendant la guerre, victimes des épidémies.

Page 8: La construction littéraire d'une identité nationale: Le cas de l'écrivain roumain Liviu Rebreanu (1885-1944)

40 MiHAi D.Gheorghiu

les nouveaux territoires rattachés à la Roumanie. Autant d'occasions de rencontrer son public et de recevoir des témoignages d'admiration.

1922 Pàdurea spînzuratilor (La forêt des pendus), roman inspiré par la biographie de son frère cadet, Emil (mais le personnage principal pouvait prendre comme modèle une des trajectoires possibles de L.R.) : officier austro- hongrois loyal à l'égard de l'Empire au point de participer activement à l'exécution d'un déserteur d'origine tchèque, le héros du roman, Apóstol Bologa, transféré sur le front roumain, tente à son tour de déserter et finit par être pris et pendu. En Transylvanie, le roman est plutôt mal reçu : apparemment il a été perçu comme une tentative de dédouanement de la part de l'ancien "déserteur"8.

Le plan du roman Pàdurea spînzuratilor, intitulé "Principe", laisse voir sa construction "démonstrative", préfigurée sous la forme d'un raisonnement :

/. "Apóstol est un citoyen, une partie du grand Moi de l'Etat, un rouage dans un grand mécanisme ; l'homme n'est rien, seulement une fonction dans l'Etat" ;

2. "Apóstol devient roumain : tandis que l'Etat est quelque chose de fictif et arbitraire, pouvant rassembler des gens étrangers par leurs aspirations et dans leurs âmes, la nation (nea- mulj est un isolât fondé sur l'amour, même instinctif. L'Etat ne demande pas d'amour aux hommes, mais seulement du dévouement et de la discipline ; tandis que la nation (neamulj suppose l'amour fraternel."

3. "Apóstol devient homme : au sein de la nation (neamului)9 l'individu retrouve son vrai (bon) moi, dans lequel habitent la compassion et l'amour pour l'ensemble de l'humanité. Seul un moi conscient peut vivre l'amour grand et universel, religion de l'avenir." ]0

1923 Elu vice-président de la Société des écrivains roumains, L.R. en obtient également le "grand prix" (en 1924) pour son roman Pàdurea spînzuratilor ; à noter qu'il obtient ce prix d'une façon presque paradoxale (mais non moins significative pour sa consécration), après qu'il eut mené campagne en faveur d'une moralisation des modalités d'attribution des prix littéraires.

1924-1925 Directeur de la revue Miscarea literarà (Le mouvement littéraire) ; cette tentative pour avoir sa propre revue littéraire témoigne de l'importance qu'a prise la littérature dans son activité par rapport au théâtre : après 1926, il n'écrira plus de pièces de théâtre, ni de chroniques théâtrales (il occupera, par contre, de hautes responsabilités dans le monde du théâtre). Comme dans la revue Romania literarà qu'il dirigera plus tard, il réussit à mobiliser des collaborations prestigieuses, en faisant de la revue un organe d'information qui donne une large part aux nouvelles du milieu artistiques, aux commentaires (chroniques littéraires et comptes rendus) et aux interviews. L'importance qu'il accorde au journalisme littéraire est justifiée aux yeux de L.R. par la vulgarité insupportable du journalisme politique. Il milite également pour une distinction nette entre "talent" et "nationalisme", afin d'empêcher l'immixtion de la politique dans le monde des lettres.

1 925 Adam si Eva (Adam et Eve), roman de la réincarnation dans un milieu intellectuel fasciné par les histoires surnaturelles. Dans le même genre se distingue à l'époque comme romancier Mircea Eliade, le futur historien des religions. Le roman reçoit le prix du Ministère des arts. La prétention de l'écrivain d'aborder un style "philosophique" est pourtant mise en échec par la critique littéraire, dévoilant les limites des compétences intellectuelles de l'auteur.

8 - Niculae Gheran, historien de la littérature et un des meilleurs connaisseurs de l'oeuvre de L.R., dont il est le principal éditeur, a relevé qu'il existe très peu de rapports entre la biographie réelle du frère de l'écrivain, auquel le roman est dédié, et le personnage Apóstol Bologa. L'auteur a voulu surtout "intellectualiser" son personnage, lui attribuant une origine plus conforme à la typologie des nationalistes transylvains -il est fils de pope et son prénom signifie en roumain "apôtre"-, et une formation professionnelle plus noble (études de philosophie). L'évocation solenelle du frère dans les interviews accordées par L.R. est à considérer plus comme une valorisation de la contribution de sa famille, son "tribut de sang", payé à la réunification du pays, qu'une réparation posthume à un héros ignoré. Ou, si réparation posthume il y a, elle devrait être recherchée plutôt du côté de la mauvaise conscience de l'écrivain qui n'avait pas répondu avant la guerre aux nombreuses sollicitations d'aide de la part de ce frère qui aurait voulu le rejoindre à Bucarest. 9 - Le mot neam a plusieurs sens en roumain, dont un qui occupe une position intermédiaire entre "ethnie" et "nation" (les deux existant aussi comme néologismes dans la langue). 10 - Cf. N. Gheran, Rebreanu - amiaza unei vieti, Bucarest, Albatros, 1989, p. 230.

Page 9: La construction littéraire d'une identité nationale: Le cas de l'écrivain roumain Liviu Rebreanu (1885-1944)

LA CONSTRUCTION LITTERAIRE D'UNE IDENTITE NATIONALE 41

1926 Apostóla (les Apôtres), comédie mettant de nouveau en scène les rapports difficiles entre Transylvains et Regàtseni (les habitants du Regat, le royaume roumain d'avant la "grande union" de 1918).

1927 duleandra (nom d'un danse populaire au rythme très soutenu), roman qui prétend explorer la psychologie "abyssale" des rapports erotiques, mais qui laisse surtout transparaître le profond ressentiment qu'éprouve la nouvelle classe de parvenus, souvent des professions intellectuelles, vis-à- vis de l'aristocratie traditionnelle "décadente" et "morbide".

Elu président de la Société des écrivains roumains (SSR), organisation pour laquelle il s'avéra un des meilleurs gestionnaires. Président du Comité de censure des films artistiques.

Il reprend son journal en 1 927 (il le tiendra presque sans interruption jusqu'à la fin de sa vie). Dans ces cahiers, publiés trente ans après sa mort selon sa volonté, on trouve une grande partie de ses comptes (il avait

conservé l'habitude de noter ses revenus et ses dépenses depuis ses débuts dans une grande pauvreté), des notes épurées pouvant servir à des écrits ultérieurs, des jugements sur les uns et les autres, tout cela sous le prétexte d'un dialogue narcissique avec la postérité, dernière tentative de séduction d'un futur public.

1 929 Cràisorul (Le petit roi, surnom donné à un dirigeant de la révolte paysanne de Transylvanie du XVIII siècle, devenu héros national). Roman nationaliste, dédié à luliu Maniu, dirigeant du Parti national paysan, plusieurs fois premier ministre ; LR. fera partie de son premier gouvernement dès l'année suivante ; Maniu est le plus haut personnage politique roumain dont LR. soit proche (ils appartiennent tous les deux à la communauté uniate de Transylvanie). Elu citoyen d'honneur de sa commune natale. Nommé directeur du Théâtre national de Bucarest (poste très important, équivalent à celui de directeur général de l'ensemble des théâtres nationaux roumains). Il obtient le prix national de la prose.

La Société des

écrivains roumains

Depuis sa constitution en 191 1, la SSR était passée des 50 membres fondateurs à plus de 300 adhérents, dont seulement 155 étaient enregistrés en 1 925 comme "membres actifs"

(quant aux autres, pensionnaires non-justifiés, la direction de la Société essaiera de s'en débarrasser afin de ne pas gaspiller des fonds limités). L'essentiel de ces fonds provient de subventions ministérielles : la Société tire profit des positions politiques de certains de ses membres, ministres ou académiciens, et coopte des "membres d'honneur" parmi les personnalités politiques. Quelqu'un avait même eu l'idée de proposer, au moment de la grande réforme agraire de 1 922, que les écrivains reçoivent aussi des terres agricoles, comme les paysans anciens combattants de la guerre ' '.

D'autres sources de revenu s'ajouteront au fil du temps, dont certaines à l'initiative de LR. : les bénéfices de spectacles littéraires (sezàtori ¡iterare) et de soirées mondaines organisées régulièrement ; des listes de souscription (dont une partie des recettes entrait parfois directement dans les poches des organisateurs) ; les cotisations des membres

(partie infime) ; l'introduction d'une taxe spéciale sur le commerce du livre (le "timbre littéraire") qui devait encourager et protéger la production nationale ; l'exemption de certaines taxes (des réductions pour les transports en commun, par exemple) ou d'impôts pour des activités lucratives patronnées par la Société12 ; la multiplication de photos d'écrivains, destinées à être vendues, de même que celles d'artistes, à leurs admirateurs ; la concession de deux cinémas dans deux villes de province au bénéfice de la Société. LR. avait eu aussi l'idée de solliciter et le mérite d'obtenir un pourcentage des bénéfices du plus grand casino de Roumanie (situé à

Constantza, au bord de la Mer Noire), ce qui avait soulevé des discussions dans la presse sur la moralité d'une telle source de revenu. Le théâtre, et plus particulièrement les représentations des pièces d'auteurs roumains, constituera une autre ressource pour la Société.

Mais la plus importante de ses "réalisations" est la Maison des écrivains, sorte de foyer culturel destiné à consolider la corporation des gens de lettres.

Il est significatif qu'à chaque occasion, en public comme en privé, les écrivains déclarent intolérable d'être payés et traités de façon subalterne par rapport aux fonctionnaires : les droits d'auteurs moyens pour un livre sont estimés en 1924 à 4 ou 5000 lei, "ce qui est équivalent au salaire mensuel d'un comptable de banque". De même, l'aversion vis-à-vis de l'homme politique (dont le plus souvent dépend l'attribution de ces fonds) : "Parce que l'homme politique roumain est imbécile, barbare et anticulturel. (...) Comment

'¿f ', V ■ '

Page 10: La construction littéraire d'une identité nationale: Le cas de l'écrivain roumain Liviu Rebreanu (1885-1944)

42 MiHAi D.Gheorghiu

1930 Directeur de la "Direction pour l'éducation du peuple" dans le gouvernement national- paysan de Maniu. Fractionné en trois sections (propagande culturelle, spectacles et éducation physique), ce département est destiné, en conformité avec la stratégie du nouveau parti au pouvoir, à lui assurer une clientèle permanente dans le milieu littéraire et artistique. Tous les salariés, ainsi que de nombreux vacataires, sont des écrivains, et LR. va réserver une partie importante de son budget pour subventionner la Société des écrivains.

Dans la politique de redistribution des fonds, LR. se fait des adversaires, qui dénoncent à la presse à scandale ses "affaires" (anciennes ou nouvelles), le traitent de "voleur" et de "traître", avec une violence presque habituelle à l'époque (L.R. note pourtant dans son journal qu'il est "l'homme le plus attaqué en Roumanie"). Une grande partie du milieu littéraire lui manifeste sa confiance et sa solidarité (92 écrivains signent une déclaration en sa faveur), mais Rebreanu se sent vexé, victime de l'ingratitude15.

1930 L.R. s'achète une "maison avec vigne" dans une commune à l'ouest de la Valachie (sud de la Roumanie) et consacre une très grande partie de son temps à la gestion de cette petite ferme ; il s'y retirera notamment après avoir quitté la Direction de l'éducation du peuple.

1931 Metropole (Berlin, Rome, Paris), notes de voyage en Europe, où il assiste à la montée du fascisme et du communisme ; s'il regarde avec sympathie ces deux "signes de l'avenir", il le fait aussi avec la réserve d'un bon démocrate-nationaliste, fidèle à son roi...

1 932 Ràscoala (La jacquerie), roman de la grande révolte paysanne de 1907, dans lequel il retrouve les qualités d'analyste du monde

15-H faut dire, sans vouloir le disculper ni le soupçonner, que le mode de gestion très "libre" des affaires à l'époque, comme l'indique la pratique des bakchichs et des cadeaux pour l'obtention de concessions ou de privilèges, favorisait l'explosion ponctuelle de ces "scandales", eux aussi source notoire d'enrichissement pour les journalistes et la presse, dont un certain nombre d'écrivains...

demander de la sympathie pour l'art et la culture de la part de ces gens qui sont incapables de s'élever même un instant au-dessus de leurs intérêts mesquins et des intrigues de coulisses ? L'art et la culture roumaines n'ont à attendre que de la haine de la part des hommes politiques d'aujourd'hui..."13.

Parmi les dépenses de la Société, il faut mentionner les pensions versées aux écrivains âgés ou à leurs ayants droits, l'érection de monuments, les festivités de commémoration et l'accueil de personnalités étrangères (avec des réceptions où les menus doivent mettre en valeur la cuisine roumaine), les propositions pour que des décorations soient attribuées aux écrivains, ainsi que la distribution d'aides et de prêts aux plus pauvres de ses membres14.

Outre la fréquentation des "grands" du moment, le poste de président de la SSR donne l'occasion à LR. de connaître de près les nombreux besoins des écrivains et de

leurs familles à travers les lettres et les demandes qui lui sont adressées. Gestionnaire des biens communs, il intervient activement dans la carrière de ses confrères qui ont parfois, si on en juge par leurs lettres, des comportements de courtisans. Sa réputation de bon gestionnaire et d'homme d'action, ainsi que le renouvellement de son mandat, fournissent la preuve qu'il a réussi sa mission. Ce succès a aussi comme effet une "politisation" -toujours déniée- de la profession : la fréquentation des cénacles, l'écriture de chroniques ou la direction d'un journal littéraire donnent toujours l'occasion d'accumuler des renseignements sur le "milieu". Dans la solitude de ses hautes fonctions, le temps manque pour des contacts directs. Les affaires se règlent beaucoup par téléphone et »7 entretient des informateurs au café Capsa, situé en plein centre de Bucarest, fréquenté par les artistes et les écrivains, et par conséquent véritable bourse des valeurs littéraires. ■

I I - Dans la demande avancée au gouvernement, les écrivains se présentaient en ràzesïi scrisului, à- peu-près "les paysans libres de l'écriture", euphémisme encore plus noble que celui, plus courant à l'époque, de "travailleurs intellectuels".

1 2 - Un des plus grands poètes roumains du XX siècle, Tudor Arghezi, obtient ainsi l'autorisation de fabriquer, sous la couverture de la Société, des plaques d'immatriculation, des médailles et des tampons en caoutchouc ou en métal, ainsi que le monopole de la vente d'un type particulier de pâtisserie (beignets) à la gare du nord de Bucarest. L.R. lui-même tirera profit d'une automobile appartenant à la Société, en la faisant circuler comme taxi à Bucarest.

1 3 - Cf. N. Gheran, op.dt, p. 275-276. 14 - La plupart de ces fonctions ont été conservées par l'organisation qui a succédé à la Société sous le régime communiste, l'Union des écrivains, organisée au départ d'après le modèle soviétique.

Page 11: La construction littéraire d'une identité nationale: Le cas de l'écrivain roumain Liviu Rebreanu (1885-1944)

LA CONSTRUCTION LITTÉRAIRE D'UNE IDENTITE NATIONALE 43

rural dont il avait fait preuve dans Ion ; le roman est annoncé comme faisant partie d'une trilogie, épopée "nationale -paysanne", consacrée aux trois provinces historiques qui composent la Roumanie (la troisième partie ne sera jamais écrite).

1932-1934 Directeur de la revue Romanía ¡iterará (La Roumanie littéraire) ; membre du PEN-Club ; un autre roman, Jar (Braise).

p 1935 Fêté publiquement à l'occasion de son 50 anniversaire. La même année il démissionne de ses fonctions à la Direction de l'éducation du peuple.

Le film réalisé d'après son roman Ciuleandra est une co-production roumano- allemande dont R.L. écrit lui-même le scénario. Financé en partie par la Direction de l'éducation du peuple, le film est un fiasco et une nouvelle source de scandale : mélange de comédie musicale et de film folklorique, touristique et publicitaire, il laisse apparaître au grand jour l'influence du théâtre de boulevard sur ses techniques romanesques. Le scandale, dans lequel il voit un danger de double échec, comme haut fonctionnaire et comme écrivain, lui fait prendre la décision de démissionner.

1936 Publication d'une anthologie en deux volumes de ses nouvelles.

1937 Rédige et co-signe un texte de protestation des écrivains et intellectuels roumains pour la défense d'un confrère, Mihail Sadoveanu, objet d'agressions de la part de l'extrême- droite (à l'époque chef de la principale loge maçonnique roumaine, directeur d'un grand quotidien de gauche et consacré grand prosateur, Sadoveanu deviendra en 1948 membre du presidium de la République populaire roumaine et il recevra le prix Lénine en 1962).

1938 Gorila (La gorille), roman politique sur l'extrê- me-droite, la "nouvelle génération" intellectuelle et le milieu de la presse. Considéré plutôt comme ambigu vis-à-vis de l'extrême droite, il ne sera réédité que très tard après la guerre.

Comme dans les circonstances précédentes, L.R. se servira du roman à clé pour dénoncer ses adversaires et se faire justice (mais cette fois s'y ajoutent les notations

destinées à la postérité dans son journal). Sa cible s'appelle Pamfil Seicaru, directeur du journal Curentul, célèbre pour les chantages de presse qui lui ont permis de s'enrichir. Le roman Gorila se voulait ainsi une dénonciation du "type féroce de l'arriviste d'aujourd'hui", explorant le milieu qui avait produit l'extrême droite. Rebreanu est pourtant incapable de la distance nécessaire, le roman s'enlise dans les détails d'un fait divers fameux à l'époque (un règlement de comptes à l'intérieur du mouvement légionnaire) et laisse transparaître la déception du romancier devant les crimes des jeunes fascistes qui avaient incarné pour lui l'"espoir moral".

1940 Membre de l'Académie roumaine ; son discours de réception s'intitule "Eloge du paysan roumain" (thème déjà abordé par nombre de ses prédécesseurs). Directeur de nouveau du Théâtre National de Bucarest. Directeur du quotidien officiel Viata (La vie), sous le régime de dictature militaire.

1943 Amalgam, recueil d'articles, conférences, chroniques.

1944 Le 1er septembre, L.R. meurt et est inhumé avec les honneurs militaires.

La postérité

On peut considérer que la bataille pour l'héritage de l'écrivain a commencé même de son vivant. Luttes de familles, qui ont opposé la mère de L.R. à sa femme, puis son frère cadet à sa fille. En outre, des personnes réelles se sont reconnues dans ses personnages et ont voulu en tirer profit (une famille de paysans notamment a réclamé le partage des droits d'auteur pour le roman Ion, tandis qu'un certain nombre de femmes ont affirmé qu'elles étaient les inspiratrices du roman Adam si Eva).

L'héritage politique et littéraire a été soumis aussi à des revendications diverses : après quelques années de silence ( 1 948- 1953), dues au dernier "collaborationnisme" de l'écrivain en tant que haut fonctionnaire

Page 12: La construction littéraire d'une identité nationale: Le cas de l'écrivain roumain Liviu Rebreanu (1885-1944)

44 MlHAI D.GHEORGHIU

de la dictature militaire, l'oeuvre de L.R. commence à être rééditée sous le régime socialiste et de nombreux commentaires lui sont consacrés. Une bibliographie établie en 1972 signale que dans la seule année 1965, 109 articles-commentaires étaient parus sur cet écrivain. D'après la même source, dans un classement de ses romans en fonction de la consécration par la critique littéraire, c'est Ràscoala, le roman de la révolte populaire, qui occupe la première position (73 articles), suivi par Ion (59) et Pàdurea spînzuratiior (44). Par contre, ses pièces de théâtre ne sont presque plus du tout jouées.

Sa position d'écrivain réaliste, "romancier des paysans" a été consolidée par l'oeuvre d'autres romanciers qui se sont réclamés

ouvertement de son héritage (Zaharia Stancu, Marin Preda). Apprécié à l'époque du réalisme socialiste pour la valeur quasi documentaire de ses écrits sur les conditions de vie des classes populaires sous le régime "bourgeois et grand-propriétaire" (formule consacrée), il sera aussi célébré plus tard pour les vertus nationalistes de certains de ses livres (notamment Cràisorul, le roman de la révolte des paysans roumains en Transylvanie au XVIIIe siècle).

Par contre, d'autres ouvrages (Metropole, Amalgam) et quelques passages de son journal intime (publié pour la première fois en 1984 en deux volumes) n'ont jamais été considérés comme acceptables par la censure "communiste".