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Hannah ArendtHannah Arendt
La Condition de l'homme moderneHannah Arendt, Marx et le probl
me du travail
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IntroductionLa crise du travail
L'action Travailler et uvrer
Une soci t de consommation
Introduction
La pens e de Hannah Arendt constitue sans aucun doute une des
pens es fortes de ce si cle, m me si la communaut philosophique (il
vaudrait mieux parler ici des institutions qui gouvernent la
discipline philosophique) lui accorde une place encore marginale.
Hannah Arendt disait, parlant d'elle-m me, " I don't fit. " En d
pit de sa formation classique impeccable, en d pit de ses rapports
avec Heidegger et Jaspers, elle est rest e longtemps en dehors des
grands courants de la philosophie contemporaine, bien qu' l'
vidence les choses aient commenc changer.
Si ses analyses sur le syst me totalitaire (dernier volume des
"Origines du totalitarisme") ont eu, malgr tout, un certain
retentissement chez les sociologues et les sp cialistes de sciences
politiques, ce n'est peut- tre pas qu'il y a de plus original chez
Hannah Arendt. Les discussions chez les marxistes antistaliniens
entre les ann es 30 et les ann es 50 sont, de ce point de vue,
d'une richesse trop sous-estim e et la tentative de H. Arendt de
conduire un parall le syst matique entre stalinisme et nazisme
souffre de graves d fauts de logique, d fauts qui sont d'autant
plus visibles qu'elle refuse les amalgames faciles devenus si
courants dans la litt rature d'aujourd'hui, style "Livre Noir Du
Communisme". Cependant "le Syst me totalitaire" ne constitue que la
troisi me partie d'un ensemble qui comprend aussi les essais sur
"L'antis mitisme" et "L'imp rialisme", uvres
bien des gards passionnantes. Et les consid rations sur l'
tat-nation et sa d composition permettraient sans doute d' clairer
les d bats contemporains sur la mondialisation et la dilution des
pouvoirs des tats.
Mais Hannah Arendt ne s'en tient pas la th orie politique. Ses
articles sur "La crise de la culture" -- devraient tre imp
rativement recommander tous nos r formateurs de l'enseignement.
Dans "La condition de l'homme moderne" qui constitue une
confrontation stimulante avec la pens e de Marx sur un de ses
points les plus ambigus, elle s'attaque au probl me du travail et
de sa place dans la hi rarchie des activit s humaines.
Il me semble d'autant plus int ressant de revenir sur cette
question qu'une partie importante des travaux publi s r cemment sur
le th me de la " fin du travail " s'inspirent souvent des analyses
de "La condition de l'homme moderne". Parfois, il s'agit m me d'un
pillage presque syst matique quoique non avou . Mais un pillage qui
vacue les probl mes pos s par Hannah Arendt pour s'en tenir un
expos squelettique de ce qu'on prend pour ses th ses. Je laisserai
de c t ces d veloppements r cents -- trait s dans mon livre sur "La
fin du travail et la mondialisation" -- pour m'en tenir
la question centrale de l'analyse du travail et de la
confrontation avec Marx. Je voudrais montrer que les th ses de
Hannah Arendt sont tout la fois stimulantes -- elles tranchent dans
le vif de l' conomisme et du
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scientisme dominants -- mais aussi redoutablement ambigu s,
qu'elles peuvent nourrir une critique pertinente de la modernit
aussi bien qu'une impuissante nostalgie d'un monde jamais disparu
de l'artisanat et de la claire s paration de genres de vie. Je
chercherai, partir de l mieux
claircir le rapport en Arendt et Marx - Hannah Arendt prend Marx
au s rieux mais je crois qu'elle reste prisonni re d'une lecture
marxiste assez orthodoxe qui la conduit souvent attaquer Marx l o
elle est, de fait d'accord avec lui.
La crise du travail
Le prologue de la Condition de l'homme moderne pourrait tre crit
aujourd'hui. Apr s avoir soulign la port e philosophique consid
rable de la conqu te de l'espace, Hannah Arendt crit : " Plus
proche, galement d cisif peut- tre, voici un autre v nement non
moins mena ant. C'est l'av nement de l'automation qui, en quelques
d cennies, probablement videra les usines et lib rera l'humanit de
son fardeau le plus ancien et le plus naturel, le fardeau du
travail, l'asservissement la n cessit . L , encore, c'est un aspect
fondamental de la condition humaine qui est en jeu, mais la r
volte, le d sir d' tre d livr des peines du labeur ne sont pas
modernes, ils sont aussi vieux que l'histoire. Le fait m me d' tre
affranchi du travail n'est pas nouveau non plus ; il comptait jadis
parmi les privil ges les plus solidement tablis de la minorit . A
cet gard, il semblerait simplement qu'on s'est servi du progr s
scientifique et technique pour accomplir ce dont toutes les poques
avaient r v sans pouvoir y parvenir. "
Hannah Arendt fait r f rence ici une tradition, qu'on peut faire
remonter l'Antiquit grecque, dans laquelle le travail est d valoris
et consid r
simplement comme le genre d'activit propre aux esclaves. Il
s'agit pour elle, non de restituer la conception grecque, mais de
prendre appui sur cette tradition pour la faire jouer comme un
outil critique de la condition de l'homme moderne. On trouve, en
effet, des tentatives d'explication de cette conception du travail
chez les grands auteurs de la philosophie grecque classique. Ainsi,
dans un passage tr s embarrass des Politiques, Aristote cherche
penser le probl me de l'esclavage, se demandant si cette
institution n'est pas contraire la justice. Or l'argument central
d'Aristote, ou, du moins, celui qui n'est jamais r fut et reste le
seul solide, est l'argument selon lequel on ne sait pas comment
faire pour se passer de cette institution, indispensable la vie de
l'ensemble de la cit . Aristote
voque l'hypoth se que "les ing nieurs n'auraient pas besoin d'ex
cutants, ni les ma tres d'esclaves " si " les navettes tissaient
d'elles-m mes et les plectres jouaient tout seuls de la cithare."
Mais cette id e, dans laquelle Marx voit une des manifestations du
g nie aristot licien, lui para t extravagante ; l'esclavage est
donc reconduit comme une n cessit ternelle. Les hommes libres
doivent savoir user judicieusement des
esclaves s'ils veulent conserver leur temps libre, leur loisir
au sens noble (la skol ), pour la philosophie et la vie publique.
Si travailler, c'est vivre la condition de l'esclave, la libert
n'est donc possible que lorsqu'on m ne une vie lib r e de la
contrainte du travail : cette id e ancienne viendra jusqu' nos
jours, port es par les anciennes classes dominantes (le travail est
l'activit ignoble par excellence). On retrouve aussi cette id e
chez Nietzsche et chez d'autres auteurs nostalgiques du pass grec
et elle y est utilis e comme critique d'un monde moderne soumis la
rationalit technicienne. Pour cette raison m me, la critique du
travail comme tant, par essence, esclavage pourra se retrouver dans
les mouvements anticapitalistes, par exemple, dans certains
courants du socialisme utopique. Ainsi chez Fourier. Pour ces
derniers courants - et Marx y puise en partie son inspiration -
l'avantage de la technique et du d veloppement de l'industrie
moderne tient ce qu'ils permettent d'envisager comme une
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possibilit r elle la construction d'une organisation sociale lib
r e du travail, d'une soci t dans laquelle, la diff rence de la cit
antique, la skol , loin d' tre le privil ge d'une minorit pourrait
tre envisag e comme la skol pour tous.
Mais la critique du travail op r e par Hannah Arendt ne
s'inscrit pas dans cette filiation. Elle r fute l'optimisme qui
voit dans l'automatisation moderne le moyen technique de la r
alisation du grandiose projet de la skol pour tous. En effet : " L'
poque moderne s'accompagne de la glorification th orique du travail
et elle arrive en fait transformer la soci t tout enti re en une
soci t de travailleurs. Le souhait se r alise donc, comme dans les
contes de f es, au moment o il ne peut que mystifier. C'est une
soci t de travailleurs que l'on va d livrer des cha nes du travail,
et cette soci t ne sait plus rien des activit s plus hautes et plus
enrichissantes pour lesquelles il vaudrait la peine de gagner cette
libert . Dans cette soci t qui est galitaire, car c'est ainsi que
le travail fait vivre ensemble les hommes, il ne reste plus de
classe, plus d'aristocratie politique ou spirituelle, qui puisse
provoquer une restauration des autres facult s de l'homme. M me les
pr sidents, les rois, les premiers ministres voient dans leurs
fonctions des emplois n cessaires la vie de la soci t , et, parmi
les intellectuels, il ne reste plus que quelques solitaires pour
consid rer ce qu'ils font comme des uvres et non comme des moyens
de gagner leur vie. Ce que nous avons devant nous, c'est la
perspective d'une soci t de travailleurs sans travail, c'est- -dire
priv s de la seule activit qui leur reste. On ne peut rien imaginer
de pire. "
Bien avant que l'expression soit la mode, Hannah Arendt peut
appara tre, ici, comme la v ritable th oricienne de "l'horreur
conomique". Elle per oit, avec un sens tr s aigu de la r alit
historique, que le d veloppement sans fin de la base productive du
mode de production capitaliste, loin de mener au bonheur et la
satisfaction des besoins dans une soci t de loisirs et de
consommation, ouvrira au contraire la voie une crise qui ne sera
pas seulement une crise conomique classique mais une v ritable
crise de la vie humaine elle-m me. Cette perception historique se
fonde sur une conception originale du travail, ou, plus exactement
sur la tentative de redonner vie et force une conception que H.
Arendt tire la philosophie antique, de Platon et Aristote saint
Augustin.
Il faut donc commencer par la critique sans concession de la
conception moderne qui subsume sous le travail peu pr s toutes les
sortes d'activit s, tous les genres de la vie active, qu'il
s'agisse du travail agricole, de l'ouvrage des artisans, de la vie
politique ou de l'activit intellectuelle pure. H. Arendt ne se
contente pas de tailler dans cette confusion et de reconstruire des
s parations conceptuelles entre les divers genres de vie. Elle
articule ces s parations conceptuelles sur un syst me de trois
partitions, ou de trois dichotomies, hi rarchiquement ordonn es.
Mais ce qui constitue le n ud o s'articulent ces dichotomies, le
point central qui donne son sens tous les autres d veloppements,
c'est la tentative de faire table rase de toute la philosophie
moderne du travail, dont Hannah Arendt postule qu'elle est commune
aux conomistes classiques anglais et
Marx. Mais comme cette conception moderne du travail est articul
e la conception de la science qui domine partir de Galil e,
Descartes et Newton, c'est bien la remise en cause des " sciences
europ ennes " qui se profile. videmment, dans tout cela on trouvera
de nombreux th mes dont la filiation avec la pens e de Heidegger
n'est pas douteuse. Mais c'est l une g n ralit trop vague pour tre
utile et pour caract riser ce qu'accomplit v ritablement Hannah
Arendt. Du reste, si on peut dire que Heidegger vise trop large
quand il parle de la technique et du travail et, finalement, manque
son but, Hannah Arendt, au contraire, tente d' viter
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ces g n ralit s sans contenu pour s'attaquer de front notre
condition, dans ce qu'elle a de tout fait sp cifique notre
poque.
L'action
Cette confusion entre les divers genres d'activit a des origines
philosophiques lointaines : la tradition platonicienne ou chr
tienne, en donnant l'importance d cisive l'opposition de la vie
active et de la vie contemplative a tendu, par contrecoup, effacer
la diff rence entre les divers genres d'activit s de la vie active,
puisque, en d pit de leurs diff rences, ces divers genres de vie
appartenaient une sph re inf rieure, renvoyaient aux parties de l'
me les moins nobles. De m me, la traduction de la d finition de
l'homme selon Aristote comme " zoon politikon " par " animal social
" et non " animal politique " efface toutes les fronti res entre
les diverses formes de la " vie sociale " en g n ral et dissout la
sp cificit de la cit dans toutes les autres formes d'association :
il n'y aurait plus de distinction de nature entre la cit , comme
entit proprement politique, et n'importe quelle sorte d'association
cr e pour des buts particuliers. Ces confusions sont men es leur
point culminant dans la conception moderne qui fait du travail la
valeur supr me, quoi se ram nent toutes les activit s sociales,
pour autant qu'elles aient une valeur ; ainsi la conception
moderne, par exemple, valorise l'action de l'homme politique en
l'assimilant un travail, et non parce qu'il serait en soi noble de
s'occuper des affaires de la cit .
Sch matiquement, H. Arendt distingue, au sein de la vie active,
une premi re division essentielle entre les activit s qui
concernent le domaine public et celles qui ont trait la vie priv e
; elle rappelle que ce domaine priv , pour les Anciens, loin d' tre
comme pour nous celui de la r alisation du bonheur individuel, tait
essentiellement celui du besoin, de la n cessit impos e pour
reproduire les conditions de la vie humaine. Le domaine public, au
contraire, est celui de l'action, celui dans lequel l'individu
libre peut se consacrer aux affaires publiques, celui des rapports
entre gaux, celui dans lequel seulement il est possible de parler
du bonheur , celui enfin dans lequel chaque homme peut entrer dans
la m moire de la communaut et gagner ainsi sa part d'immortalit .
Il est donc clair que mener une vie uniquement priv e, c'est, dans
ce contexte, mener une vie priv e de l'essentiel, car l'essentiel,
pour une vie humaine, r side dans cette vie publique, dans cette
vie o les hommes entrent en rapport les uns avec les autres par la
m diation du langage et non par la m diation des choses. En effet,
et je crois que, sur ce point, les analyses de Hannah Arendt
restent tout fait pertinentes, l'action publique ne peut pas, en
droit, tre assimil e
un travail. Cette assimilation dans le monde moderne en dit long
sur nos repr sentations de la vie et renvoie une conception de la
vie sociale qui tend exclure le politique en tant que tel.
L'action, au sens de H. Arendt, est ce qu'on pourrait appeler un "
agir communicationnel ". Or la caract riser comme travail, c'est
l'assimiler l'activit qui porte sur les choses et c'est donc
transformer la vie politique en une technique, un savoir-faire,
reposant ventuellement sur une science, dont l'objet est une soci t
r ifi e, transform e en chose. On conna t la formule de Saint-
Simon, reprise par Marx, " passer du gouvernement des hommes
l'administration des choses ", ce qui est la formule m me de la
technocratie.
L'analyse de Hannah Arendt pr sente une faiblesse qui tient son
id alisme ; les volutions de la r alit sociale, l'assimilation de
l'action au travail, l'abolition des s parations traditionnelles
entre les divers modes d'activit , sont expliqu es, d'une part, par
des r f rences vagues au " monde moderne " en g n ral et, d'autre
part, par les confusions de ses th oriciens, les conomistes
classiques anglais ou Marx. Or, la destruction des structures
traditionnelles de l'activit n'est pas le propre du monde
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moderne en g n ral, car le " monde moderne ", a ne veut rien
dire de pr cis ou, plus exactement, a englobe trop de choses, Galil
e, Moli re, la Compagnie des Indes orientales, l'Encyclop die, la d
mocratie, le " totalitarisme ", la physique quantique et des tas
d'autres choses encore. S'il y a destruction des structures
traditionnelles de l'activit , c'est la cons quence du d
veloppement du mode de production capitaliste et c'est Marx qui, le
premier, en a donn une analyse historique pr cise.
Consid rons d'abord le rapport entre la vie active et la vie
contemplative. La science tait pour les Anciens essentiellement th
oria, c'est- -dire contemplation ; elle tenait sa valeur de ce
qu'elle tait s par e de toutes les n cessit s de la vie pratique ;
cet id al grec s'est maintenu assez longtemps et il y a encore
quelques savants qui osent s'affirmer partisans de la science d
sint ress e. Le mode de production capitaliste se caract rise, au
contraire, par l'int gration de la science aux besoins de la
production. La rupture de la science et la philosophie est rendue n
cessaire pour orienter la science exclusivement vers les besoins
pratiques, directement op ratoires. Dans la conception ancienne,
sage, savant et philosophe repr sentaient trois d nominations pour
un seul et m me personnage. Dans le monde moderne, le savant doit
tre un ing nieur. La science est soumise aux principes de la
division du travail et le savant doit produire des r sultats qui
peuvent tre incorpor s au fonctionnement de la production. De la m
me fa on, si on reprend la d finition que Tony Andr ani donne du
politique, comme " espace o s'effectue en dernier ressort la
reproduction/transformation du syst me social " , l'action
politique se trouve ainsi structurellement int gr e au
fonctionnement d'ensemble du mode de production capitaliste. Pour
un capitaliste, l'homme politique n'est pas un homme libre qui, par
son action, assure son immortalit dans la m moire des hommes ;
c'est quelqu'un qui doit remplir des fonctions techniques, en
assurant le maintien de l'ordre, en facilitant les
changes et en participant ainsi la diminution des faux frais de
la production. Les hommes politiques eux-m mes ont si bien int gr
cette conception que les organisations politiques sont de plus en
plus souvent pr sent es comme des entreprises qui assurent des
productions et des services et qui, sur le plan comptable comme sur
celui de l' valuation des actions publiques, doivent tre soumise
aux m mes normes que l'entreprise.
Quand Hannah Arendt crit que la fin du travail pour une soci t
de travailleurs est la pire des choses qu'on puisse imaginer parce
que nous ne savons plus rien des activit s plus hautes et plus lev
es pour lesquelles il vaudrait la peine de se dispenser de travail,
c'est bien cette situation qu'elle vise. Mais cette appr ciation
pessimiste est fort contestable : la plupart des individus savent
bien qu'il existe des activit s plus lev es que celles que dictent
les contraintes de la reproduction des conditions de la vie ;
l'expansion de la vie associative, par exemple, aussi vari et aussi
confus que cela puisse appara tre, exprime bien cette recherche
d'espaces o peut se d ployer la v ritable libert qui suppose une
activit d sint ress e. Hannah Arendt tait une admiratrice de la r
volution des conseils ouvriers hongrois de 1956, et le "
conseillisme " de Rosa Luxemburg a toujours eu une influence
souterraine sur sa conception de la d mocratie : elle pouvait donc
parfaitement appr cier combien tait puissante, dans les masses
populaires, cette aspiration retrouver le vieux sens de l'action,
comme action politique libre. Le mouvement ouvrier est n tout
simplement de cette constatation que la vie humaine vraiment digne
d' tre v cue ne pouvait se r duire la simple reproduction des
conditions de la vie. Les gr ves d butent toujours pour des motifs
imm diats d'ordre mat riel, mais elles comportent une dimension
morale et politique qui va bien au-del de ces motifs imm diats : on
ne se fait pas trouer la peau pour quelques centimes
d'augmentation.
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Hannah Arendt pr sente ainsi comme un mouvement g n ral in
luctable, d termin par des causes m taphysiques myst rieuses - un
changement de notre rapport au monde - ce qui est l'enjeu d'un
combat, de l'affrontement entre deux tendances contradictoires. Le
mode de production capitaliste tend soumettre sa loi toutes les sph
res de la vie sociale, y compris celles o les individus croient
agir librement ; mais loin d' tre une fatalit , cette situation est
pr cis ment l'enjeu central, le plus fondamental, de tous les
mouvements sociaux ou de tous les mouvements qu'on pourrait appeler
du terme g n ral de " mouvements antisyst miques ". L'histoire du
mouvement ouvrier est d'une part l'histoire d'une longue lutte pour
limiter l'emprise du " travail dict par la n cessit et les fins ext
rieures " (Marx) sur la vie individuelle des prol taires. Mais elle
est en m me temps l'histoire de la construction par les ouvriers de
leur propre espace public, de leur autonomie au sein m me de la
soci t capitaliste. On remarquera aussi que c'est pr cis ment cette
question de l'autonomie de l'espace politique qui a constitu la
premi re ligne de d marcation entre le " parti Marx " et les
proudhoniens ; ces derniers s'opposent Marx en affirmant que
l'action politique n'est qu'une pure duperie et que la modification
des conditions conomiques, l'int rieur m me de la sph re conomique,
constitue l'alpha et de l'om ga de la lutte des classes.
A ces remarques pr s, je veux bien reprendre la distinction de
Arendt entre la sph re de l'action et la sph re de la production
des conditions de la vie. Un peu plus loin, j'essaierai de montrer
que cette distinction est compatible avec la mani re dont Marx voit
l'avenir du travail dans ses derniers textes.
Travailler et uvrerLa distinction introduite par Arendt entre
l'action, activit propre au domaine public, et la production des
conditions de la vie elle-m me, qui ressortit au domaine priv , se
redouble d'une division l'int rieur du domaine priv lui-m me. Alors
que nous avons tendance aujourd'hui subsumer sous le concept de
travail toutes les activit s qui ont trait aux besoins humains, la
production et la reproduction des conditions de la vie, H. Arendt
souligne qu'il y a l une division fondamentale, tellement
fondamentale qu'elle est inscrite dans la trame m me de nos
langues. En effet, les langues indo-europ ennes distinguent toutes
ces deux genres d'activit , les couples labor/opus en latin,
ponia/ergon en grec, arbeiten/werken en allemand, labour/work en
anglais attestent de l'importance et de l'anciennet de la division
entre travailler et uvrer.
Le travail est l'activit qui correspond au processus biologique
le plus fondamental ; c'est, au sens le plus imm diat, ce que Marx
appelle, de son c t , la reproduction de la vie. " La condition
humaine du travail, c'est la vie elle-m me " crit H. Arendt. Mais
c'est pr cis ment pour cette raison que le travail ne peut en aucun
cas repr senter la valeur humaine la plus importante. Le travail
n'est pas encore ce qui est sp cifiquement humain ou plus
exactement il correspond la naturalit de l'homme, qui est pour H.
Arendt la non-humanit de l'homme. Ce qui caract rise le travail,
c'est qu'il est une activit cyclique, une activit qui ne conna t
jamais de fin, une activit puisante, toujours recommencer, parce
que le besoin biologique revient de mani re cyclique et parce qu'en
permanence la nature menace d'envahir et de submerger le monde
humain.
Hannah Arendt pr sente son analyse du travail comme une critique
des th ses de Marx, bien qu'elle refuse de joindre sa voie aux "
antimarxistes professionnels ". La critique de Marx porte d'abord
sur son refus de la
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distinction essentielle entre travail et uvre, cette distinction
qu'on peut trouver chez Aristote opposant l'artisan, celui qui uvre
avec le savoir-faire de ses mains et ceux qui " tels les esclaves
et les animaux domestiques pourvoient avec leur corps aux besoins
de la vie ", ou chez Locke quand il s pare " le travail de nos
corps " et " l'oeuvre de nos mains ". H. Arendt affirme que les
Anciens ne m prisaient pas le travail parce qu'il tait effectu par
les esclaves. C'est plut t l'inverse qu'il faut comprendre les
choses : c'est parce que travail tait consid r comme quelque chose
de m prisable que l'esclavage a t institu . Il fut en effet d'abord
" une tentative pour liminer des conditions de la vie le travail "
. Du m me coup, l'incompr hension de la th orie de la nature non
humaine de l'esclave (animal laborans) telle qu'on la trouve chez
Aristote, peut s' clairer. Aristote ne niait pas que l'esclave f t
capable d' tre humain. " Il refusait de donner le nom d'hommes aux
membres de l'esp ce humaine qui taient soumis la n cessit ". H.
Arendt, videmment, ne reprend pas directement les th ses d'Aristote
son compte, mais, par l'importance qu'elle accorde ces r flexions,
elle indique clairement que le travail est consid r
fondamentalement comme un esclavage ; non pas le travail salari ,
le travail de l'esclave ou le travail du serf, non pas donc le
travail dans tel ou tel mode de production, mais le travail g n
ral, le travail dans son essence en tant que composante
fondamentale de la condition humaine. Si le travail est vital, il
s'agit, note encore H. Arendt, de la vie au sens biologique, de la
vie en tant qu'elle distingue les tres vivants des choses inertes,
bref de ce que les Grecs appelaient zo ; mais la vie humaine
(bios), cet espace de temps tiss des v nements qui s'intercalent
entre la naissance et la mort, de ces v nements qui peuvent tre
racont s, unis dans un r cit, la vie, donc, en ce deuxi me sens,
proprement humain, la vie en ce deuxi me sens ne s'exprime pas dans
le travail.
L' uvre, pour Hannah Arendt, est exactement l'antagoniste du
travail. Elle est l'humanit de l'homme comme homo faber, ce par
quoi le monde dans lequel l'homme vit est un monde humain, un monde
o la marque de l'homme est rep rable, y compris dans ce qui peut
tre pris comme nature. " L'oeuvre fournit un monde artificiel
d'objets. [...] La condition humaine de l'oeuvre est
l'appartenance-au-monde. " L'opposition du travail et de l' uvre,
c'est, au fond, l'opposition entre le travail du chasseur et de
l'agriculteur et celui de l'artisan, entre celui qui, bien que sous
une forme modifi e, est encore soumis au processus biologique,
semblable en cela encore aux animaux, et l'homme dont l'activit est
" artifice " et, donc, la marque propre de l'humanit .
A la diff rence du travail cyclique, l' uvre est un processus
qui a un terme. Elle suppose un projet, lequel s'ach ve dans un
objet qui poss de une certaine dur e, un objet qui poss de sa
propre existence, ind pendante de l'acte qui l'a produite. Le
produit de l' uvre s'ajoute au monde des artifices humains. " Avoir
un commencement pr cis, une fin pr cise et pr visible, voil qui
caract rise la fabrication qui, par ce seul signe, se distingue de
toutes les autres activit s humaines. " Il ne s'agit pas ici d'une
remarque faite en passant ; cette caract ristique de l'oeuvre est
de la plus haute importance. En effet,
(1) Elle d finit l' uvre comme l'objectivit de la vie humaine
qui s'oppose ce que H. Arendt appelle la subjectivisation de la
science moderne qui ne fait que refl ter la subjectivisation plus
radicale encore du monde moderne. "
(2) Elle est ce qui fait de l' uvre l'indispensable moyen de la
s curit de la vie humaine : l' uvre est ce qui constitue le monde
artificiel indispensable pour accueillir la fragilit de la vie
humaine.
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Or " cette grande s curit de l' uvre se refl te dans le fait que
le processus de fabrication, la diff rence de l'action, n'est pas
irr versible : tout ce qui est produit par l'homme peut tre d truit
par l'homme, et aucun objet d'usage n'est si absolument n cessaire
au processus vital que son auteur ne puisse lui survivre ou en
supporter la destruction. L'homo faber est bien seigneur et ma tre,
non seulement parce qu'il est ou s'est fait ma tre de la nature,
mais surtout parce qu'il est ma tre de soi et de ses actes. [...]
Seul avec son image du futur produit, l'homo faber est libre de
produire, et, de m me, confront seul l' uvre de ses mains, il est
libre de d truire. " C'est l , assur ment, un passage tonnant. Si
l'action, la praxis, constitue le genre de vie le plus conforme
l'homme en tant qui cherche l'immortalit et veut agir conform ment
sa nature , son tour l' uvre pr sente, par certains c t s, une v
ritable sup riorit puisque, premi rement, elle est vraiment la
condition la plus essentielle non pas tant de la vie que de ce qui
fait que la vie humaine est humaine ; et, deuxi mement, l' uvre
exprime la libert humaine.
Cependant, remarque encore H. Arendt, si les penseurs de
l'Antiquit tablissent la diff rence entre travail et uvre, ils la n
gligent en pratique,
parce qu'ils sont domin s par l'opposition entre le domaine
public et le domaine priv . L' poque moderne en renversant la hi
rarchie ancienne ne peut pas plus distinguer homo faber et animal
laborans. Ainsi, H. Arendt d finit-elle une probl matique
originale, non point tant parce qu'elle vise rendre son importance
une distinction pens e et oubli e des Anciens et d ni e des
Modernes, que parce qu'elle retravaille cette distinction pour son
propre compte en lui faisant subir des inflexions d cisives qui la
rendront apte donner une grille d'interpr tation de la condition de
l'homme moderne.
La distinction entre travail et uvre a videmment un caract re
strat gique dans l'analyse de H. Arendt : cette analyse tablit la v
ritable hi rarchie des genres d'activit s au sein de la production
des r quisits de la vie humaine, et, ipso facto, c'est en fonction
de ce syst me de valeurs que sont valu es les conditions modernes
de la production. Or, pour H. Arendt, ce qui caract rise la mani re
moderne de fabriquer les objets qui constituent notre monde
artificiel, c'est pr cis ment qu'elle s'accomplit sur le mode du
travail. Le proc s de production dans la soci t industrielle
(capitaliste) moderne produit effectivement des objets et peut donc
ainsi tre rabattu sur la cat gorie de la fabrication ou de l' uvre.
Mais dans ce
proc s, l'individu agissant travaille, au sens que H. Arendt
donne ce mot : c'est pour lui une activit qui n'a ni d but ni fin
assignable parce que le travailleur ne peut jamais se rapporter au
produit de son activit comme son uvre. En effet, l'activit de
l'ouvrier moderne pr sente les caract res suivants :
l'ouvrier produit des objets dont il ignore la forme ultime -
s'il la conna t, c'est de mani re contingente, cette connaissance
n'est pas n cessaire l'accomplissement de sa t che. les outils ne
sont plus que des instruments de m canisation du travail et H.
Arendt souligne la diff rence essentielle qui s'installe
progressivement entre outil et machine (l'outil prolonge la main
qui le guide, alors que la machine utilise la main comme un moyen).
il est impossible de distinguer clairement les moyens et les fins,
alors que pour l'homo faber cette distinction est indiscutable.
l'automatisation ne fait que pousser leur terme toutes ces
tendances. Dans ce mode de production, " la distinction entre l'op
ration et le produit, de m me que la primaut du produit sur l'op
ration (qui n'est qu'un moyen en vue d'une fin) n'ont plus de sens.
" Ainsi, dans le monde moderne, la diff rence, essentielle, entre
travail et
uvre tend dispara tre, l' uvre tant r sorb e dans le
travail,
8
-
constatation que Marx fait sa mani re la suite des conomistes
anglais : le mode de production capitaliste s'instaure sur la base
de la destruction de l'artisanat et de l'organisation sociale dont
l' uvre tait le but. La transformation de l' uvre en travail
exprime ainsi, selon H. Arendt, la p n tration des forces
naturelles dans le monde des artifices humains et cette p n tration
" a bris la finalit du monde. " L'automatisation transforme en
effet la fabrication en un processus naturel, si on appelle naturel
ce qui est spontan , ce qui se fait sans l'intervention de l'homme.
Ainsi, la discussion sur le machinisme se serait gar e, en
cherchant distinguer les bons services et les mauvais effets des
machines. " Il ne s'agit donc pas tellement de savoir si nous
sommes les esclaves ou les ma tres de nos machines, mais si nos
machines servent encore le monde et ses objets ou si au contraire
avec le mouvement automatique de leurs processus elles n'ont pas
commenc dominer, voire d truire le monde et ses objets. "
La condition de l'homme moderne est ainsi marqu e par la
destruction potentielle de l' uvre, c'est- -dire de l'objectivit ,
au profit d'un processus naturel qui finit par expulser l'homme
lui-m me. Autrement dit, la grande erreur de la philosophie du
travail des Modernes a t de nier la sp cificit de l' uvre et de pr
senter le triomphe du travail sur l'ancien monde de la production
artisanal la fois comme le d veloppement normal de la fabrication
et comme un progr s ouvrant la voie une ma trise accrue de l'homme
sur la nature. C'est pourquoi H. Arendt affirme qu'il y a un socle
commun aux classiques (Smith par exemple) et Marx, par exemple dans
leur conception de la fertilit du travail et dans leur commun m
pris du travail improductif. Il serait n cessaire de montrer en
quoi cette position repose sur une interpr tation biais e et des
classiques et de Marx, interpr tation abusive n cessaire, pour H.
Arendt si elle veut conserver la coh rence de son sch ma
explicatif. Ainsi, l'exemple du travail improductif a t assez mal
choisi, d'abord parce que la question de la distinction du travail
productif et du travail improductif reste chez Marx une source de
grandes difficult s. Ensuite parce que Marx ne reprend pas purement
et simplement la distinction de Smith ; il montre comment cette
distinction fonctionne l'int rieur du mode de production
capitaliste mais ne fait pas de cette forme particuli re une forme
g n rale, anhistorique de la distinction entre travail productif et
travail improductif. Dans un passage qui doit tre pris cum grano
salis, Marx dit clairement : "Le concept de travail productif
(partant, de son contraire, le travail improductif) repose sur le
fait que la production capital est production de plus-value, et que
le travail qu'elle emploie est du travail producteur de
plus-value." Marx continue par une digression comique sur le
criminel producteur de crimes et de droit criminel, passage qui est
l avant tout pour montrer l'imb cillit des pr jug s et des pr
chi-pr cha des conomistes apolog tiques. Parler comme H. Arendt de
m pris de Marx pour le travail improductif, m pris qu'il aurait en
commun avec A. Smith, c'est encore une fois se tromper du tout au
tout sur la lecture de Marx.
On pourrait galement montrer que, sur de nombreux points, il n'y
a pas, entre les analyses de Marx et celles de Hannah Arendt, le
foss qu'elle tend creuser. Ce qui pose probl me chez H. Arendt,
c'est la transformation de l'opposition entre travail et uvre en
une opposition absolue laquelle elle donne un caract re m
taphysique, puisqu'il s'agit de l'opposition de la nature et du
monde de l'homme et qu'elle fait de la domination moderne du
travail une destruction du monde de l'homme et une remise en cause
de son appartenance au monde. Par cons quent, cette opposition
absolue ferme toutes les issues. D'un c t , la soumission de la
fabrication l'automatisation pr pare la catastrophe d'un monde de
travailleurs sans travail. D'un autre c t , tout espoir d' chapper
cette catastrophe doit tre abandonn puisque l'id e marxienne de l'
mancipation du prol tariat repose sur une erreur radicale
concernant
9
-
l'essence du travail. Comme, par ailleurs, il est impossible de
retourner en arri re, de revenir l'antique s paration des genres de
vie, la seule issue est dans une tentative purement intellectuelle
de restaurer une chelle de valeurs plus conforme la dignit de
l'esprit humain.
Ainsi, en d pit de la f condit de beaucoup de ses analyses,
Hannah Arendt est conduite dans une impasse th orique et pratique,
dont les auteurs r cents, sp cialistes en mati re de "fin du
travail", ne sont pas sortis. Or, cette impasse d coule de deux
erreurs centrales :
(1) l'opposition entre travail et uvre est pens e comme
opposition absolue alors qu'elle n'a qu'un caract re relatif ; elle
peut tre clairante, condition de n'en point faire le sch ma
explicatif unique.
(2) il est impossible de comprendre s rieusement la condition de
l'homme moderne au travail en faisant abstraction des rapports
sociaux d termin s dans lesquels elle se situe.
Consid rons d'abord le premier point. La r duction du travail au
cycle vital, ou encore la r duction de l'homme l'animal laborans,
n'est pas le fait de Smith ni de Marx. C'est d'abord le fait de
Hannah Arendt qui se refuse analyser la diff rence essentielle
entre les activit s par lesquelles l'animal assure sa survie et sa
reproduction et la mani re dont l'homme produit les conditions de
sa vie et produit ainsi, " indirectement " dit Marx, sa vie elle-m
me. Ce qui caract rise le travail humain, au sens courant du terme
(et non au sens restreint que lui donne H. Arendt), c'est qu'il est
production. Ce terme, si on suit Marx, est pr cis ment l'unit de
deux aspects contradictoires. " Le travail est de prime abord un
acte qui se passe entre l'homme et la nature. L'homme y joue lui-m
me vis- -vis de la nature le r le d'une puissance naturelle. Les
forces dont le corps est dou , bras et jambes, t te et mains, il
les met en mouvement, afin de s'assimiler les mati res en leur
donnant une forme utile sa vie. " Marx d finit donc bien ici le
travail comme condition naturelle de l'homme la mani re de Arendt.
Mais il ajoute qu'il ne faut pas s'en tenir cette forme purement
instinctive. En effet, " Une araign e fait des op rations qui
ressemblent celle du tisserand, et l'abeille confond par la
structure de ses cellules de cire l'habilet de plus d'un
architecte. Mais ce qui distingue d s l'abord le plus mauvais
architecte de l'abeille la plus experte, c'est qu'il a construit la
cellule dans sa t te avant de la construire dans la ruche. Le r
sultat auquel le travail aboutit pr existe id alement dans
l'imagination du travailleur. Ce n'est pas qu'il op re seulement un
changement de forme dans les mati res naturelles ; il y r alise du
m me coup son propre but dont il a conscience, qui d termine comme
loi son mode d'action, et auquel il doit subordonner sa volont . "
Ce passage est tr s connu, mais il pourrait tre appuy par des
dizaines d'autres du m me genre. Marx y d finit le travail dans ce
qu'il a de sp cifiquement humain comme fabrication et la pol mique
que m ne Arendt contre Marx est ainsi, pour une large part, d nu e
de fondement.
Produire ses conditions de vie pour l'homme, c'est donc la fois
travailler et fabriquer au sens de Hannah Arendt. C'est la fois
pourvoir avec son corps aux besoins de la vie et oeuvrer avec ses
mains. Si, d'ailleurs, on s' chappe des consid rations m
taphysiques g n rales, on peut facilement voir que toute activit
fabricatrice comporte une large part de travail, de pure peine,
d'incessante lutte contre l'envahissement du proc s de production
par les forces naturelles. Inversement, il n'y a pas de travail
pur, au sens de Hannah Arendt, sauf quand l'homme est r duit en
esclavage dans le but de servir de moteur, de simple source d'
nergie, comme aux gal res ou quand les esclaves taient utilis s
pour actionner les machines archa ques. Il est d'ailleurs tr s
curieux que H. Arendt ne
10
-
s'aper oive m me pas que la s paration stricte entre travailler
et uvrer correspond en r alit une s paration sociale propre tous
les syst mes esclavagistes antiques et que c'est pr cis ment la g n
ralisation du travail " libre " qui tend abolir cette distinction.
Ou plut t, si H. Arendt per oit l'existence d'un lien entre
l'esclavage et le m pris dans lequel les Grecs tenaient le travail,
c'est un lien compris sur un mode enti rement id aliste :
l'institution de l'esclavage d coulerait du m pris grec l' gard du
travail...
Il y a aussi, semble-t-il, dans l'analyse de H. Arendt, une m
connaissance de la r alit de la production moderne, m connaissance
compr hensible car l' poque o elle crit La condition de l'homme
moderne est celle de l'apog e du taylorisme et du " travail en
miettes ". Cette m connaissance repose aussi sur une des faiblesses
majeures de la tentative de Hannah Arendt, savoir la tentative d'
crire quelque chose de pertinent sur le travail comme condition de
l'homme moderne sans s'appuyer sur des tudes empiriques. Ainsi,
elle ne saisit pas l'essence du machinisme dans
lequel elle ne voit qu'un acc l rateur du travail, alors que le
travailleur change de position l' gard du proc s de travail . Elle
se contente de constater d'ailleurs que les robots m nagers
travaillent moins bien qu'une bonne, ce qui est un point de vue
assez troit pour juger de l' volution technique de notre si cle.
Mais, de mani re significative, elle manque totalement ce qui se
passe dans l'agriculture. Elle y verrait pourtant comment le
travail soumis au rythme biologique fait place une activit de type
industriel, dans laquelle la peine du paysan est remplac e par
l'habilet et la connaissance du pilotage scientifique et technique
du fermier moderne. Loin de se soumettre au processus biologique,
le fermier moderne est un v ritable fabricant, un fabricant de
produits qui pour certains seront consomm s rapidement, mais pour
d'autres seront aussi des produits durables (par exemple dans les
productions destin es l'industrie ). De plus, et de tous temps cela
a t vrai, le travail agricole, bien qu'il vise directement les
besoins biologiques humains, construit indirectement le monde
humain qui ne se compose pas que de choses produites par les
artisans, mais comprend aussi des paysages, des routes, des
chemins, etc. qui rendent la campagne tout simplement habitable et
dont que la nature que nous connaissons le plus souvent est une
nature humanis e. Tout cela, Hannah Arendt le reconna t parfois.
Ainsi elle admet que " le travail apporte aussi la nature quelque
chose de l'homme " mais c'est pour ajouter que les choses produites
par le travail " ne perdent jamais compl tement leur naturalit
compl tement leur naturalit : le grain ne dispara t pas dans le
pain comme l'arbre dans la table. " Ces remarques sont tout fait
arbitraires et ne visent qu' maintenir une th se qui prend eau de
toutes parts. On peut facilement r torquer Hannah Arendt que la
trace du grain de bl dans un biscuit a totalement disparu alors que
la trace de l'arbre, de ses veinures et de ses noeuds est toujours
bien visible dans le meuble en bois brut et que les pierres dont
sont faites les maisons gardent toujours leurs propri t s
naturelles. Mais cette discussion sans fin serait d pourvue de sens
si elle ne r v lait chez Hannah Arendt la persistance d'un pr jug
vitaliste qu'elle reprend, sans jamais s'interroger
son sujet, dans l'ontologie aristot licienne. Ce qui est
naturel, pour Hannah Arendt, c'est ce qui appartient " au monde de
la g n ration et de la corruption ", ce qui croit, vit et meurt, ce
qui est proprement de l'ordre de la physis au sens grec, quoi
s'oppose la mati re brute inanim e, qui doit tre inform e par la
main de l'homme.
Sans quitter le domaine de l'industrie, il faut aussi remarquer,
avec H. Arendt, que les robots et les machines automatiques, bien
qu'ils servent le travail, sont cependant des produits de l' uvre.
Mais cette remarque est incoh rente avec le reste de
l'argumentation de Arendt, puisque les robots sont galement
produits de mani re industrielle par les dispositifs automatis s.
En outre, l'automatisation et le d veloppement des robots
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-
contiennent, en puissance - m me si ce n'est pas ce qui se passe
effectivement, en raison des rapports sociaux qui s parent le
producteur des moyens de production - une v ritable r volution qui
peut r duire massivement le travail au sens de Arendt pour faire
place nouveau l' uvre. La machine automatique moderne, et non les
automatismes frustres qui marquent la grande industrie tayloriste,
limine la pure d pense de peine sans commencement ni fin pour d
gager la place l'activit de planification et de pilotage ou de
commande, c'est- -dire l'activit orient e en vue d'une fin
consciente. Qu'il s'agisse d'une activit ne demandant plus une
habilet manuelle pr cise mais une connaissance technique lev e ne
change rien cette volution, bien au contraire.
En ce qui concerne le second point, il est parfaitement clair
que, pour partie, les raisons que Hannah Arendt avance l'appui de
sa th se concernent non pas le machinisme et l'automatisation en g
n ral mais le machinisme et l'automatisation dans le mode de
production capitaliste. Ainsi la confusion des fins et des moyens
dans le processus de production n'existe que pour l'ouvrier
transform en serviteur de la machine ; l'entrepreneur capitaliste,
au contraire, sait tr s bien que le processus de production a pour
fin la production d'objets qu'il faudra vendre.
videmment, ces objets sont leur tour, pour le capitaliste, des
marchandises et ils ne sont donc que des moyens d'accumuler du
capital en r alisant la plus-value, mais, d s qu'on est entr dans
la production marchande, il en va d j ainsi. Car, moins de sombrer
dans un mystique obscurantiste du travail manuel, le fait de passer
des outils anciens du forgeron aux machines usiner automatiques,
par exemple les machines-outils commande num rique, n'est pas une
transformation de la situation ontologique. La v ritable
transformation est d'ordre social : elle est celle qui a transform
le travailleur ind pendant possesseur de ses moyens de production
et donc ma tre de l'ensemble du processus de fabrication en un prol
taire moderne contraint de se vendre pour vivre. Ce n'est pas la
machine qui emp che l'ouvrier de ma triser l'ensemble du processus
de fabrication, ce sont les rapports sociaux de production. Bien s
r, les moyens techniques du travail ne sont pas indiff rents, et ce
n'est pas par hasard si Marx r p te que le machinisme est la forme
ad quate du capital fixe. Mais l' tude des d veloppements l'int
rieur du mode de production capitaliste ne doit pas conduire
escamoter ce premier changement d cisif qu'a t l'expropriation du
travailleur individuel au profit du capitaliste.
Une soci t de consommation ? L' limination de toute r f rence
aux structures sociales conduit H. Arendt passer de la critique du
travail la critique de la soci t de consommation. Si le monde
moderne a r duit l'homme d'action et l'homme de m tier au
travailleur, l'animal laborans, c'est la destruction m me du monde
qui se profile l'horizon, travers le d veloppement d'une soci t de
consommation. Pour H. Arendt, en effet, " les loisirs de l'animal
laborans ne sont consacr s qu' la consommation, et, plus on lui
laisse de temps, plus ses app tits deviennent exigeants,
insatiables. " C'est pourquoi existe " la menace qu' ventuellement
aucun objet du monde ne sera l'abri de la consommation, de l'an
antissement par la consommation. " D'o provient cette menace ? La r
ponse de Arendt est d'une clart terrifiante : " La d sagr able v
rit , c'est que la victoire que le monde moderne a remport e sur la
n cessit est due l' mancipation du travail, c'est- -dire au fait
que l'animal laborans a eu le droit d'occuper le domaine public ".
Le caract re r actionnaire de ces propos saute aux yeux. Bien s r,
la soci t moderne n'est pas une soci t de consommation, elle reste
une soci t dans laquelle la production tend toujours se d velopper
pour une consommation solvable beaucoup trop troite : le d
veloppement d'une nouvelle mis re dans les pays capitalistes les
plus riches apporte un
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-
d menti cinglant aux th ses de Arendt. Sans parler de la mis re
end mique qui frappe des centaines de millions de personnes dans
les pays les moins d velopp s.
Quand H. Arendt parle de l' mancipation du travail comme si c'
tait un fait accompli, la confusion atteint un niveau suppl
mentaire. Ce qu'elle appelle " mancipation du travail " , c'est le
fait que les pr occupations
conomiques ont envahi le domaine public, autrement dit que le
mode de production capitaliste a int gralement soumis ses besoins
la sph re du politique et encadr toute action dans les limites que
fixent les besoins de la reproduction du capital. Mais, pr cis
ment, la domination des pr occupations conomiques est la domination
des pr occupations concernant la circulation, et non la domination
des pr occupations concernant la production. La circulation, en
effet, semble avoir conquis une ind pendance peu pr s compl te,
alors m me que la production dispara t de l'horizon des conomistes
- par exemple dans le passage de l' conomie politique classique aux
th ories marginalistes et aux diverses
coles n oclassiques. Autrement dit, H. Arendt parle d'
mancipation du travail l o s'effectue en r alit un processus qui
tend effacer la question m me de l' mancipation du travail.
Encore une fois, l' limination de toute analyse des rapports
sociaux conduit H. Arendt transformer l'apparence imm diate en r
alit m taphysique. La pens e de Hannah Arendt n'a sans doute pas
grand chose voir avec la critique r actionnaire du mode de
production capitaliste et pourtant, par la logique m me de son
analyse du travail, elle les rejoint dans une apologie de
l'artisanat ancien, la d nonciation de la vie moderne et de la
consommation, presque pr te entonner la ritournelle connue sur le "
mat rialisme sordide des masses ". On devrait pourtant rappeler que
la recherche du bien- tre mat riel et l'am lioration du confort de
la vie quotidienne est reconnu comme une pr occupation l gitime par
toute la tradition philosophique, ancienne aussi bien que moderne,
que seule est condamn e la passion de l'argent pour lui-m me, ce
que Aristote appelle " chr matistique ". En outre, le d veloppement
de la " civilisation mat rielle " va de pair avec le d veloppement
de la culture : le livre de poche ou le disque sont sans doute des
produits typiques de la " soci t de consommation " qui n'ont pas la
durabilit du livre de jadis et qui " profanent " l' uvre d'art, au
sens o on la concevait autrefois, mais le premier commencer cette
entreprise de profanation fut Martin Luther qui utilisa
l'imprimerie et la Bible en langue vulgaire pour propager la r
volution dans la chr tient .
Au total, l' uvre de Hannah Arendt se r v le contradictoire. Il
y a une volont d'introduire des distinctions conceptuelles pr
cises, de redonner vie la tradition philosophique pour comprendre
le monde moderne. Il y a aussi la d fense vigoureuse du sens de la
vie publique et de l'action, c'est--dire de ce rapport direct entre
les hommes qui ne se r duit pas aux
rapports de production et d' changes ; mais ces vues p n
trantes, qui constituent le point de d part d'une critique
virulente de la condition de l'homme dans le mode de production
capitaliste se combinent avec une incompr hension de la r alit
concr te, l'hypostase de quelques traits de la r alit , transform s
en absolus m taphysiques, et le refus de relier ces constatations
une analyse s rieuse des relations sociales dissimul es sous ces
apparences - refus justifi indirectement, dans la derni re partie
de La condition de l'homme moderne, par la critique des sciences
sociales.
Si le travail de H. Arendt est important, ce n'est pas seulement
par sa valeur intrins que ; c'est aussi et surtout parce qu'il d
montre de mani re presque chimiquement pure comment la critique du
travail en g n ral, consid r de mani re abstraite et ind pendante
des rapports sociaux
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-
conduit dans une impasse au bout de laquelle il ne reste plus
qu' s'emporter contre l'avidit des masses qui engloutissent tout et
engloutissent le monde, et pr ner un retour la frugalit antique,
les savants et philosophes ayant d termin eux-m mes que nous avions
trop de tout et que nos besoins doivent d sormais tre limit s.
Retour du refoul de la morale chr tienne, entre autres, ces
positions se retrouvent tr s souvent dans les utopies
contemporaines, y compris les utopies
cologistes. Et comme cette volont de limiter a priori les
besoins et la consommation contredit en son fonds la conception
moderne de la libert , face l'utopie, le lib ralisme appara t comme
le lib rateur, le d fenseur des conqu tes de la modernit .
Denis Collin
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Julia KristevaJulia Kristeva
par Ariane Poulantzas Linguiste, psychanalyste, romanci re, ce
professeur d'universit s'est int ress la pens e de trois femmes
d'exception qui ont marqu notre si cle. A peine un soup on d'accent
chantant. Paradoxalement, c'est plut t sa parfaite ma trise du fran
ais qui nous rappelle qu'elle vient d'ailleurs; elle parle le fran
ais comme dans les livres. Dans sa bouche, les phrases ondulent
avec douceur, sans jamais se chercher. D'ailleurs, tout ondule chez
cette femme: les mots et les gestes, l'esprit et le corps. Une
impression d'accueil, d'ouverture se d gage de toute sa personne.
Je suis polyvalente, dit-elle. En effet, la politique, la
psychanalyse, la litt rature, tout l'int resse. Mais au-del des
objets particuliers qu'elle choisit d' tudier, on sent bien que sa
passion, c'est la pens e. Une femme qui aime penser et qui sait
faire partager cet amour. Vous qui avez quitt la Bulgarie fin 1965,
vous donnez l'exemple d'une int gration r ussie.
Julia Kristeva. Il y a quelques ann es, vrai dire, j'ai eu
l'impression que la France s'enlisait. J'ai m me eu envie de
quitter ce pays parce que je constatais beaucoup de x nophobie et
me sentais personnellement vis e. Je n' tais plus l'aise dans cette
France que pourtant j'aime et qui m'avait adopt e.
O pensiez-vous aller ?
J.K. J'ai voulu m'exiler au Canada. J'aurais choisi le Qu bec
qui, francophone, est plus adapt mes comp tences. Mais, finalement,
j'y ai ressenti un autre nationalisme, non moins p nible. Le
nationalisme qu b cois, bien que tr s sympathique par son souci
identitaire, d cline en une impasse provinciale. J'ai donc d cid de
rester en France, mais en ancrant ma r flexion davantage dans le r
el. Il me fallait aborder plus frontalement mes angoisses et celles
des autres.
Quelles taient ces questions ?
J.K. J'ai fait pendant quelques ann es des cours sur l'exp
rience de la r volte, aussi bien politique que culturelle. Je me
suis demand ce qu' tait une litt rature r volt e - Aragon, Sartre,
Barthes; mais aussi en quoi l'exp rience du divan r v lait une
violence r surrectionnelle.
Vous pensez que la psychanalyse constitue une forme de violence
?
J.K. Oui. On a souvent l'id e que la psychanalyse est une cure
de normalisation. Cela est d'ailleurs, sans doute, le cas aux
Etats-Unis, mais on est alors tr s loin de la pens e de Freud.
Freud tait un r volt ?
J.K. Il le dit lui-m me. Au sens o la r volte est une
interrogation, o elle remet en question ce qu'on a cru tre un
destin et transforme les pulsions en signification. Le concept de r
volte se situe au c ur de la pens e de Freud. Quand l'enfant
structure sa personnalit , il passe par des r voltes extr mement
violentes. Le complexe d' dipe en est l'illustration
15
-
la plus nette. Ce sont, d'ailleurs, les tudiants qui m'ont incit
e publier ces r flexions.
Pour Le g nie f minin, avez-vous proc d de la m me fa on?
J.K. Ce sont aussi mes cours l'universit de Paris VII qui en
fournissent la mati re. Pendant deux ans j'ai v cu avec Hannah
Arendt. Je red couvre actuellement Melanie Klein, qui constitue la
deuxi me figure du triptyque, la troisi me sera Colette. C'est sur
la chair de la pens e - et de la litt rature qui est une pens e
extr me - que tente de se d ployer mon travail. Mon analyse est
toujours mi-chemin des uvres culturelles et de l'observation
clinique.
Le terme de g nie, vous l'utilisez en quel sens ?
J.K. Le g nie renvoie l'id e de surprise, d'innovation. Il
s'oppose la banalisation, l'automatisation.
Pourquoi vous int ressez-vous sp cifiquement au g nie f minin
?
J.K. Nous sommes une partie de l'esp ce humaine qui, malgr
toutes les avanc es, reste m connue et n'a pas encore donn toutes
ses potentialit s. Mais, j'ai voulu me dissocier d'une vision gr
gaire du f minisme, d'une vision communautaire. C'est la singularit
qui me semble essentielle. Ce qui m'int resse dans l'ensemble d'
tres humains form par les femmes, c'est la singularit de chacune.
Chacune est une. Toutes les femmes sont une.
Pourquoi avoir choisi Hannah Arendt, Melanie Klein et Colette
?
J.K. Je suis linguiste, psychanalyste et romanci re; mais la
passion qui me rassemble est l'observation du XXe si cle. J'ai donc
d cid de m'int resser
des femmes de ce si cle qui l' clairaient chacune de mani re
diff rente. Commen ant par l'aspect politique, j'ai arr t mon choix
sur Hannah Arendt. Elle a un regard extr mement complexe qui m le
politique et philosophie: sa pens e s'ancre dans la philosophie,
passe par la politique et revient la philosophie.
Et Melanie Klein ?
J.K. Le domaine de Melanie Klein, la psychanalyse, est celui
dans lequel je m'implique beaucoup en ce moment. Sa pens e aussi
est courageuse, innovante. Ses vues se s parent de celles de Freud
et ouvrent des perspectives nouvelles telles que l'analyse des
psychoses, de l'autisme, de la destruction de la pens e, qui sont
au centre de la clinique moderne.
Et Colette ?
J.K. Tout en tant celui du totalitarisme th matis par Hannah
Arendt et celui de la folie trait par Melanie Klein, notre si cle
est aussi un si cle de plaisirs, de joies, de bien- tre. A c t de
ces deux juives dramatiques que sont Arendt et Klein, il me fallait
une paysanne fran aise, charnelle, pa enne et jubilante. Colette
s'est impos e. J'aime norm ment cet crivain. Lorsque j' cris des
romans, j'aime la lire. Ses crits sont une sorte de bain de langue
qui me ressource. Je me suis aper ue aussi que Proust, dont Colette
s'est moqu e dans Claudine en m nage, a certainement lu les
Dialogues de b tes de 1904 qui d voilent ce moi profond la
recherche duquel Proust va se consacrer.
Se sont-ils rencontr s ?
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-
J.K. Ils se sont rencontr s dans le salon de Mme Armand, et
leurs relations ont t au d but assez tendues. Pourtant, d s 1895,
Proust crit que les mots de Willy (entendons: de Colette) ne sont
pas une repr sentation mais une chose vivante; et, plus tard, il
avoue avoir pleur la lecture de la lettre de Mitsou. Colette, qui
le traite d'abord de jeune et joli gar on de lettres, s'incline
devant l'auteur de Du c t de chez Swann, et se dit blouie des premi
res pages de Sodome et Gomorrhe. Mais ils ne se sont pas fr quent
s; et leurs sensualit s, d sinhib es par leurs lectures r ciproques
et crois es, se traduisent dans des musiques fort diff rentes.
Chez Proust, la sensualit est plus intellectualis e. Avec
Colette, on reste dans la sensation pure. Peut-on dire que l'
criture de Proust soit plus masculine et celle de Colette plus f
minine ?
J.K. La sup riorit de Proust est d'avoir construit une v ritable
cath drale de ce temps sensible qu'il partage avec Colette, tandis
que les madeleines et les aub pines sont chez lui d'embl e transpos
es dans l' tre. Cette ambition m taphysique est unique. Elle va de
pair avec le culte de la douleur et de l'impossible qui se laissent
entendre dans le sarcasme proustien. Peur de la mort et de la
castration, plus sp cifiquement masculine? Ces dimensions manquent
chez Colette, mais elle est all e plus loin dans l'exploration de
la jouissance.
Pensez-vous que la pens e soit sexu e ?
J.K. Je pars du principe qu'il existe une diff rence sexuelle,
mais je ne d finis pas d'embl e ses cons quences pour la pens e. Le
d fi du livre est l : sans pr juger de rien, je me fais
exploratrice, je vais enqu ter, en interrogeant le travail de ces
trois femmes. Sur le plan philosophique, le nous, terme grec qui d
signe l'esprit dans son aspect intellectuel et th orique, est
quivalent chez les deux sexes. L'abstraction, le sens, la capacit
symbolique sont universels. Les hommes et les femmes y ont un acc s
quivalent.
quivalent mais non identique ?
J.K. La psychanalyse constate la copr sence sexualit /pens e: l'
tre humain acc de la pens e et au langage partir d'une exp rience
sexuelle, tel point que les accidents de cette exp rience sexuelle
peuvent favoriser ou entraver sa pens e et son langage. La s
paration, la frustration, le manque, le deuil de l'objet maternel,
le rapport au sexe paternel qu'on d signe comme un rapport au
phallus-signifiant du pouvoir et de la loi, etc., jalonnent cet acc
s la capacit symbolique universelle. On comprend d s lors que pour
une femme, compte tenu de sa constitution physique, de son lien de
similarit avec la m re, de son volution rotique qui la conduit
abandonner la femme-m re comme objet d'amour archa que pour d sirer
l'amour du p re-homme, le rapport la pens e universelle est
sous-tendu par une dynamique psychosexuelle diff rente de celle de
l'homme. On peut s'attendre par cons quent ce que les r alisations
culturelles des femmes, dans le domaine de la pens e et tout
particuli rement dans les arts et les lettres, portent les traces
de cette diff rence. Cependant, l'universel constitu dans notre
tradition m taphysique proc de par effacement du corps et des diff
rences, et bascule de l'universalit l'uniformit . Ces tendances m
taphysiques l'uniformit sont tr s fortes, elles sont reconduites
par la technique et la politique. Les femmes, pour faire entendre
leurs voix, se sont conform es pendant des g n rations un certain
canon que l' universel exigeait d'elles. Mais rien n'emp che de
penser que si l'on favorisait les diff rences,
17
-
les exclu (e) s de l'universel ne trouveraient pas un nouveau
rapport l'universel: la fois autre et compl mentaire.
Les questions th oriques sont aussi bien f minines que
masculines, mais chaque sexe ne les aborde-t-il pas de mani re sp
cifique ?
J.K. Tout fait, et je voudrais insister sur cette id e.
Certaines f ministes des ann es 70, soucieuses de revendiquer la
diff rence f minine en plus ou l'encontre de l'id e d'une simple
galit avec les hommes, ont emprisonn le f minin dans le sensible,
dans une sorte de pr langage, toute autre activit mentale tant
discr dit e comme phallique ou masculine. Je suis tr s oppos e
cette r duction. Une femme est un sujet pensant et parlant, et de
ce fait - Hannah Arendt en est la preuve exemplaire - elle
participe avec force aux d bats universels de la philosophie et de
la politique. Il n'en reste pas moins que son exp rience de femme
colore sa pens e diff remment.
Vous crivez propos d'Hannah Arendt: Une s ductrice, notamment
quand elle pense, n'est jamais d pourvue des ambigu t s de
l'androgyne.
J.K. Certaines photos m'ont frapp e. Je pense que la s duction
qu'elle a d exercer, notamment sur Heidegger, est un m lange de gr
ce fragile, d'une part, et de prestance, d'autorit , d'autre part,
que l'on peut qualifier de masculines. Cette bisexualit psychique
s'est accentu e avec le temps, et elle a t sans doute indispensable
pour que Hannah Arendt puisse mener cette vie de l'esprit intense
qui fut la sienne, et qu'elle l'impose ses contemporains.
Vous mettez donc la th orie du c t de la masculinit et la
sensibilit accueillante du c t de la f minit ?
J.K. Pas vraiment. Je pense avec Freud que la bisexualit
psychique constitue les tres humains, et qu'elle est m me plus
forte chez les femmes que chez les hommes. La contemplation th
orique, l'abstraction, l'esprit de syst me peuvent tre qualifi s en
effet de sp cifiquement phalliques. Mais il existe des th ories qui
sont plus accueillantes que revendicatives, plus dans le partage
que dans l'isolement. Il se trouve que la pens e de Hannah Arendt,
telle que j'essaie de la faire appara tre, insiste beaucoup sur
l'amour, la naissance, le lien, le pardon, la promesse.
Y a-t-il une f minit de la pens e politique d'Arendt ?
J.K. Je ne me suis pas pos la question en ces termes, je me suis
demand quelle tait la sp cificit de cette pens e. J'ai insist sur
le fait qu'elle a t la premi re voir des similitudes entre les deux
visages du totalitarisme: le nazisme et le stalinisme. Ce qui
rassemble ces deux syst mes, c'est la notion et la pratique d'une
superfluit de la vie humaine: des hommes se sont donn le droit de
supprimer la vie d'autres tres humains. Cette analyse originale h
rite de la pens e chr tienne et de l'importance accord e la
naissance dans l' uvre de saint Augustin en particulier. En rapport
troit mais critique avec Heidegger, Hannah Arendt la transpose avec
beaucoup d'audace et de subtilit sur le plan politique. Saint
Augustin montre comment la libert humaine s'enracine dans le fait
de na tre. Tout acte de libert est une nouvelle naissance. Arendt
cherche la valeur d'une soci t dans sa capacit de garantir la
renaissance de ses membres. C'est pr cis ment cela que les
totalitarismes ont aboli. On pourrait voir dans cette analyse
d'Hannah Arendt une d marche intellectuelle qui ajoute l'universel
de la pens e th orique les donn es de son exp rience de juive et de
femme.
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Sa fameuse th se sur la banalit du mal a t tr s contest e ?
J.K. Hannah Arendt emploie ce terme pour le proc s Eichmann o
elle tait envoy e, sa demande d'ailleurs, par le New Yorker. Elle
constate qu'Eichmann n'est pas un bourreau sadique mais un
fonctionnaire qui croit accomplir un devoir. Dans l'accomplissement
de cette ob issance, il s'arr te de penser. Il se contente de
mettre en uvre une forme de raisonnement qui consiste suivre les
consignes et tre exact dans leur application. Mais il s'interdit de
penser, au sens de l'interrogation, de la remise en cause de soi et
de toute norme. Elle appelle banalit du mal cette abdication de la
pens e, combien abjecte (et en ce sens impardonnable) et pourtant
combien r pandue (et en ce sens banale).
On a pu reprocher Arendt de disculper, par cette analyse,
l'attitude d'Eichmann ? Pensez-vous que ce soit le cas ?
J.K. Absolument pas. Pour elle, il est coupable. Non seulement
il m rite son ch timent, mais elle pense qu'il aurait fallu lever
ce ch timent une hauteur sup rieure, devant un tribunal
international qui le condamnerait pour crime contre l'humanit . Il
ne s'agit pas du tout de le disculper, mais au contraire de montrer
que le plus grave se produit quand les humains s'arr tent de
penser. C'est pr cis ment ce que les mouvements totalitaires ont
inflig des peuples entiers. A travers la propagande, la police,
l'id ologie, toutes les conditions ont t r unies pour que l' tre
humain ne pense pas. Au fur et mesure qu'un tel processus se d
veloppe, on finit par d truire la vie apr s avoir d truit la pens
e. Pour Arendt, l'attitude d'Eichmann n'est pas du tout un moindre
mal, elle est radicalement mauvaise sous l'apparence de la banalit
.
Revenons aux femmes et leur place dans la soci t . Que
pensez-vous de la parit ?
J.K. La plupart des partisans de la parit suivent une logique de
compensation. Ils pensent que les femmes ayant toujours t l s es,
il n'y a pas d'autre solution que de se ranger cette incongruit
philosophique que sont les quotas. J'ai essay de dire qu'il ne
s'agissait pas seulement de cela, d'une simple compensation
paternaliste et artificielle. Je crois, en effet, que quelque chose
a t entam avec Heidegger, puis de mani re diff rente avec Hannah
Arendt, et se poursuit aujourd'hui avec Jacques Derrida - savoir ce
qu'on appelle le d mant lement de la m taphysique, et que cela est
prendre au s rieux, y compris dans la vie de la cit .
C'est- -dire ?
J.K. Bien s r, il s'agit de valoriser les femmes, de faire en
sorte que l'Assembl e nationale, le gouvernement, etc., en comptent
davantage. Mais, plus fondamentalement, se pose la question de ce
que l'universel censure pour exister comme tel: le sensible, le
corporel, le sexuel, l' tranger, ainsi que les types de discours et
de pens es qui s'en ressentent. Cette tendance, en elle-m me in
vitable, peut avoir pour cons quence, lorsqu'elle est pouss e bout,
d'uniformiser les diff rences (sociales, ethniques, religieuses, et
pour commencer sexuelles), et de gommer cette part corporelle et
inconsciente de l'appareil psychique dont l'intellect n'est que
l'expression sup rieure et, en un sens, superficielle. L'action sp
cifique des femmes au sein de la vie politique permettrait, si elle
se r alisait, de revaloriser la partie cach e de notre exp rience
psychique, celle-l pr cis ment qui contribue viter la pens e-calcul
au profit d'une vie de l'esprit.
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-
Pour parvenir cette f minisation de la politique, est-il n
cessaire d'en passer par une mesure artificielle et formelle?
J.K. Je ne pense pas du tout que cette mesure soit artificielle
et doive tre consid r e comme un pis-aller: le fait de l'inscrire
dans la Constitution a une fonction symbolique, presque religieuse
ou m taphysique, qui consiste
fonder le corps social non pas sur Un, mais sur Deux. C'est en
ce sens que cette mesure participe du d mant lement de la m
taphysique. Il ne s'agit pas de lutter contre l'universel, mais de
le refonder deux, pour mieux penser les diff rences.
Des institutions politiques constitu es de davantage de femmes,
qu'est-ce que cela changerait concr tement ?
J.K. Arendt crit Heidegger en 1950: Je ne me suis jamais sentie
une femme allemande, et cela fait longtemps que je ne me sens pas
une femme juive. Je me sens ce que je suis r ellement - une fille
qui vient d'ailleurs. Il ne s'agit pas l de d ni d'identit . Il
s'agit d'un d sengagement de l'identit , quelle qu'elle soit, pour
se donner la libert d'interroger toute identit . Une femme a t
capable de cela, face et contre le totalitarisme. J'aimerais bien
qu'on retienne ceci de son g nie: la capacit d' tre ailleurs. Mais
aussi ce qu'elle appelle le miracle de la natalit , parce que c'est
par la naissance que de nouveaux trangers viennent au monde, et que
de nouvelles actions peuvent recommencer. Et enfin, son souci de cr
er des liens en partageant la m moire de nos actions avec les
autres. Ces qualit s ne sont pas exclusivement f minines, puisque
les hommes en sont aussi capables. Mais il est vrai que, plus
facilement obsessionnels, les hommes se cuirassent dans une langue
de bois au service de calculs et de raisonnements
conomico-financiers. Alors que des femmes sont plus attentives la
vie quelconque...
Hormis ces trois-l , y a-t-il d'autres femmes que vous voudriez
tudier?
J.K. Depuis quelques ann es, j'ai un projet de roman policier
dont le cadre sera celui des croisades, et sur lequel je travaille
doucement la nuit. Cette
poque m'int resse parce que c'est ce moment que le clivage de
l'Europe s'est manifest de mani re dramatique: schisme entre
l'Eglise d'Orient et l'Eglise d'Occident; premi re croisade, qui
est une tentative de conqu te de l'Orient par l'Occident, mais
aussi une tentative d'unification de l'Europe, et qui ont toutes
les deux chou . Nous sommes au VIe si cle. Tr s actuel, n'est-ce
pas? Comment allons-nous vivre avec cet ab me qui s pare
aujourd'hui la communaut orthodoxe du reste de l'Europe? Il
faudrait r valuer leur culture, ainsi que la n tre, et essayer de b
tir des ponts entre les religions, puis la ciser. C'est donc autour
de ces probl mes que j'aimerais orienter une fiction.
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Hannah ArendtHannah Arendt
Vie et uvre
N e en Allemagne en 1906, de parents juifs. Jusqu'en 1933, elle
suivit des tudes de philosophie et fut l ve de Heidegger, de
Husserl et de Jaspers.
En 1933, elle quitte l'Allemagne et se r fugie en France, o elle
s'occupe de faciliter l'immigration d'enfants juifs en Palestine.
Entre 1939 et 1940, elle est arr t e par la police fran aise, car
elle est apatride (elle n'avait plus de nationalit ), elle est
intern e dans le camp de Gurs, d'o elle s' vade pour s'exiler aux
tats-Unis en 1941. L , elle collabore des journaux et travaille
dans l' dition. En 1951, elle devient citoyenne am ricaine. De 1953
1974, elle est professeur de philosophie politique dans diff rentes
universit s am ricaines. Elle meurt le 4 d cembre 1975
New-York.
Vie et uvre
Si le conservatisme naquit en r action la R volution fran aise,
c'est au XXe si cle que les inqui tudes des conservateurs se r alis
rent comme de malheureuses proph ties. Selon Finkielkraut, il est
au moins une philosophe qui au cours du si cle a poursuivi la
querelle charni re de 1790- 91. C'est Hannah Arendt, Allemande
d'origine juive qui, pouss e l'exil par le r gime nazi, approfondit
la condition de l'homme moderne travers sa propre exp rience
d'apatride, dont elle sortit par son immigration aux
tats-Unis. Dans cette querelle, Arendt prit parti pour les
conservateurs. Or, chez Arendt, le conservatisme n'a rien voir avec
la m fiance visc rale des traditionnalistes l' gard du changement.
C'est une inqui tude pour ce qui existe, un sentiment aigu pour la
stabilit du monde, un monde qui devrait se soucier de son h
ritage.
L'imp rialisme pratiqu par l'Europe au XIXe si cle et le
totalitarisme de l'Allemagne nazie et du communisme stalinien r v l
rent Arendt toute l'ampleur de la r duction inflig e aux hommes
pris dans l'engrenage de la guerre et des luttes id ologiques:
ramen sa plus simple expression, l'homme n'est rien. L r side la
triste originalit du XXe si cle. Il a cr l'Homme, pur chantillon
d'une esp ce, l ment interchangeable priv de toute attache, qui
peut tre sacrifi sans limite une grande cause. Selon Finkielkraut,
la formule m me du credo totalitaire fut prononc e par les Khmers
rouges du Cambodge: perdre n'est pas une perte, conserver n'est
d'aucune utilit . Le grand sacrifice des hommes l'Homme, les morts
et m me les survivants des camps de concentration en furent les
victimes immol es, de m me que les r fugi s, les apatrides et les d
port s que les guerres ont produits en millions d'exemplaires
consid r s comme une quantit n gligeable. Quelle le on tirer de ces
sacrifices perp tr s par des r gimes vouant tant d'hommes
l'inutilit ? Pour Arendt, la libert chappe au d racin , le d sh rit
ne peut acc der la vie humaine; il lui faut pour cela un point
d'ancrage, une citoyennet , une appartenance, bref un monde
nourricier qui dans l'esprit d'Arendt commence par tre une patrie.
Dans son essai publi en 1996, L'humanit perdue, Finkielkraut avait
d j prolong la conclusion d'Arendt en ces termes: La personne d
plac e, a dit Hannah Arendt, est la cat gorie la plus repr
sentative du XXe si cle. Or, la le on que cette personne est amen
e, comme malgr elle, tirer de son exp rience, c'est que l'homme ne
conquiert pas son humanit par la liquidation du pass qui le pr c
de, la r pudiation de ses origines ou le dessaisissement de la
conscience sensible au profit d'une raison surplombante et
toute-puissante. Abstraction faite de son appartenance et de son
ancrage dans un milieu particulier, l'homme n'est plus rien qu'un
homme.
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source: Marc Chevrier, Hannah Arendt et la question de
l'Absolu
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Le Tr sor perduLe Tr sor perdu
Jean-Claude Poizat
Etienne Tassin, Le Tr sor perdu, Hannah Arendt, l'intelligence
de l'action politique, Payot, collection "Critique de la
politique", 1999, 591 p.
Parmi les diverses parutions consacr es aux tudes arendtiennes,
lesquelles connaissent actuellement un regain d'int r t certain,
nous souhaiterions particuli rement distinguer ici le dernier livre
d'Etienne Tassin publi par les ditions Payot dans la tr s belle
collection rouge, "critique de la politique". Ce livre propose en
effet une approche la fois synth tique et extr mement fouill e de
l' uvre foisonnante de la "philosophe politologue-journaliste" que
fut tout uniment Hannah Arendt. L' tude d'Etienne Tassin permet
ainsi de d gager la profonde unit de vue qui anime cette pens e,
tout en donnant voir galement au fil des pages, la riche mati re
des faits, des v nements et des probl matiques laquelle elle se
mesure.
Plus pr cis ment, une telle lecture met au jour la structure en
chiasme de cette pens e qui croise en permanence une d marche " v
nementielle", historique en quelque sorte, et une approche syst
matique. L'intelligence de l'action politique exigerait-elle donc
qu'on l' claire ainsi contradictoirement des feux crois s de la r
flexion philosophique, ou ph nom nologique pour mieux dire, et de
l'analyse politique? Ou bien est- ce que l'on ne doit pas plut t
voir dans ce m lange inhabituel, sinon impur, entre la th orie et
l'observation des pratiques, entre la philosophie et la politique,
l'indice d'une contradiction ou m me d'une aporie qui mettrait la
pens e elle-m me face ses propres limites?
En un sens, ces deux hypoth ses sont galement vraies toutes les
deux. En effet, si Hannah Arendt s'est mesur e dans son uvre, la n
cessit urgente de penser la politique, c'est avant tout parce
qu'elle s'est trouv e confront e l'une des exp riences les plus
extr mes de toute l'histoire politique de l'humanit , exp rience
qui constitue selon elle "le c ur du vingti me si cle": l'exp
rience totalitaire. Or ce qui fait, ses yeux, du totalitarisme une
exp rience extr me, une situation-limite de l'existence sociale et
politique de l'humanit , c'est pr cis ment le fait que ce type de r
gime a brutalement mis un terme, par sa pratique "politique" (si
l'on peut encore employer ce terme), aux conditions m mes gr ce
auxquelles toute existence sociale et politique des hommes est
rendue possible en g n ral.
Et il ne s'agit pas seulement ici du fait que ces pratiques
politiques, de par la violence extr me et syst matique qui les
caract rise, ont oppos une fin de non-recevoir une certaine
tradition de pens e occidentale selon laquelle l'existence de
l'humanit serait ordonn e des "valeurs" intemporelles. Mais plus
radicalement encore, il convient de voir qu'avec la mise en uvre de
la politique des camps d'extermination, c'est l'intelligibilit m me
des conditions de toute action politique en g n ral qui est plong e
dans la nuit.
De l vient que la pens e d'Hannah Arendt est somm e de r pondre
d'un m me geste une double requ te : d couvrir le commencement, et
inventer une m thode pour penser le politique. Commencement et m
thode: l' tude d'Etienne Tassin fait ressortir, notre sens, que ce
sont l les deux ma tres mots de l' uvre d'Hannah Arendt, ceux qui
en constituent
galement sans doute les concepts directeurs. Comme il le
souligne,
23
-
l'ancienne l ve de Heidegger labore ce qui doit constituer,
selon elle, la question centrale de la philosophie au lendemain de
la Seconde Guerre mondiale, question qui nous oblige nous situer
dans l'horizon constitutif de la modernit .
Cette question, c'est celle qui consiste interroger les
"conditions de possibilit d'une philosophie politique
post-totalitaire". Loin de renoncer "comprendre l'incompr
hensible", nous sommes contraints, si nous voulons tre la hauteur
de la radicale nouveaut propre au ph nom ne
totalitaire, d' laborer une nouvelle mani re d'aborder la pens e
politique. Inversement, nous ne pouvons nous d rober la n cessit de
prendre en compte la radicalit de ce qui a commenc avec l' poque
moderne et s'est cristallis dans le totalitarisme, si nous voulons
qu'une pens e m thodique demeure op rante pour saisir lar alit
humaine.
La d marche consistera donc d passer d'un c t les apories de la
philosophie traditionnelle, dont Platon offre un contre-exemple id
al-typique, ainsi que celles, corr latives, d'une certaine ph nom
nologie (Husserl mais aussi Heidegger): car toutes deux sont
contamin es par la figure du penseur th orique se tenant l' cart
des affaires de la cit et des d bats d'opinion qu'il m prise, et pr
f rant se tourner exclusivement vers la pure contemplation des id
es vraies. Elle consistera galement ne pas sombrer, d'un autre c t
, dans le pr jug objectiviste et fonctionnaliste propre aux
sciences sociales, car il tend r duire l'existence sociale de
l'humain la figure d'un fonctionnement m canique orient vers les
seules n cessit s biologiques de la production, de la consommation
et de la reproduction.
On pourrait dire ainsi qu'Hannah Arendt d veloppe une ph nom
nologie de l'agir humain qui consiste mesurer l'humanit des hommes
en fonction du type de soci t qu'ils instituent par leurs activit
s. En effet, leur humanit ne se r v le en aucun cas sous la forme
d'un donn vident par soi-m me car elle n'est jamais de l'ordre de
l' tre mais bien de l'ordre du faire: ce pourquoi la socialit
propre aux hommes ne peut tre appr hend e que sous les esp ces de
leurs activit s, de leurs mani res d'agir. Ces diff rentes mani res
de se rapporter au monde constituent alors en quelque sorte des
"existentiaux" en un sens proche de Heidegger,
ceci pr s qu'ils concernent les hommes sous la condition de la
pluralit : agir, produire, travailler, telles sont les modalit s
fondamentales selon lesquelles se d cline notre humanit .
La question centrale de la pens e devient donc celle de la
mesure de l'action politique. Il s'agit d'appr hender la mani re
dont nos actions, sous condition de la pluralit qui caract rise
l'existence humaine, parviennent instaurer un monde commun. Et
inversement, il convient d'appr hender ce qui dans l'instauration
d'un monde commun, lie la pluralit propre au monde humain: c'est-
-dire nos actions. Or cette mesure, c'est pr cis ment le "souci
pour le monde" propre l'action qui en donne l'id e, ou aussi bien,
c'est le monde lui-m me, d fini comme ce que les hommes instituent
dans le concert de l'agir pluriel. Ainsi, seule l'action proprement
politique permet d'instaurer un monde commun, et aussi bien, seules
des actions visant un monde commun peuvent tre dites
politiques.
C'est notamment la raison pour laquelle la pens e politique doit
viter conjointement les deux cueils qui caract risent l' ge
moderne: l'originalit d'Hannah Arendt tant cet gard d'avoir rep r
des "sch mes totalitaires" communs aux soci t s totalitaires et aux
soci t s lib rales. L'un consiste r duire l'humain la condition de
l'animal laborans, la condition vitale soumise la seule conomie des
besoins et la seule activit du travail, car celle-ci ne fait pas
sens et n'institue pas un monde
24
-
commun. L'autre serait de chercher formuler une norme absolue du
corps social, qui tendrait r aliser une ma trise de la soci t par
un pouvoir technoscientifique. De fait, l'une et l'autre tendance
qui sont propres aux soci t s modernes signalent une m me
destitution du politique con u comme instauration du monde commun :
elles effacent la pluralit humaine soit dans la multiplicit des
individus interchangeables, soit dans l'unit fusionnelle des
individus identiques.
Ainsi, ces deux formes "politiques" d truisent pr cis ment la
politique en tant que vis e par laquelle l'existence sociale se d
passe elle-m me en vue d'instaurer un monde commun : elles tendent
toutes deux r duire l'existence sociopolitique de l'humanit l'unit
d'une esp ce biologique. Autrement dit, en condamnant l'av nement
moderne de la soci t de masse, que ce soit sous les esp ces du r
gime national-socialiste ou de l'ali nation de la soci t
capitaliste, Hannah Arendt oppose pr cis ment l'extension l' chelle
plan taire d'un mod le d'organisation fonctionnel (la fameuse
"mondialisation"), la conception authentiquement cosmopolitique
qu'elle d fend.
Ainsi, sans abandonner tout fait la probl matique philosophique
classique concernant la question politique du "meilleur r gime",
mais sans ignorer galement l'irr versibilit de l'av nement moderne
du monde d senchant , sans ignorer quel point la tradition n'est
plus pour nous qu'un "tr sor perdu", Hannah Arendt r cuse la fois
la tyrannie de la philosophie des id es (id alisme), et le
relativisme radical des sophistes (positivisme), elle renvoie dos-
-dos Platon et Protagoras. En effet, l'homme n'est mesure du sens
et de la valeur des choses qui l'environnent que dans la mesure o
il est lui-m me la mesure du monde qu'il instaure: "La mesure est
ce que les hommes sont eux-m mes quand ils