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Rsum
Dans le domaine de lanalyse linguistique des textes et, plus
largement, de lana-lyse de discours, le travail de Jean-Michel Adam
fait figure de rfrence majeure depuis environ trente ans. Le
questionnement sur les genres apparat comme lune des pierres
angulaires des recherches de lauteur, depuis 1997 en particulier,
date partir de la-quelle il a consacr plusieurs tudes spcifiques ce
sujet. En 2004, en collaboration avec Ute Heidmann, Jean-Michel
Adam a propos de recourir au concept de gnricit pour rendre compte
des dynamiques complexes auxquelles sont soumises les pratiques
discursives sur le plan de leur constitution gnrique. Cette
proposition conceptuelle repose sur un changement de paradigme par
rapport la faon dont les genres ont t traditionnellement apprhends,
en particulier au sein des tudes littraires. Les pers-pectives de
recherche associes ce concept ont trouv leur forme la plus rcente
dans son ouvrage Genres de rcits. Narrativit et gnricit des textes
(2011). Le prsent entretien a pour finalit de mettre en discussion
le concept de gnricit et ses enjeux.
Abstract
In the area of the linguistic analysis of texts and, more
broadly, of social dis-course, the work of Jean-Michel Adam has
been a major reference point for close to thirty years. A
systematic reflection on genres is one of the cornerstones of his
research, from 1997 onwards especially, as he has since devoted
several studies to this topic. In 2004, together with Ute Heidmann,
Jean-Michel Adam proposed a return to the concept of genericity
(gnricit) to account for the complex dynamic that cha-racterizes
discursive practices at the level of their generic constitution.
This concep-tual proposal marks a paradigm shift relative to how
genres have been traditionally understood, in literary studies
especially. The research opportunities associated with this concept
have found their most recent expression in his work Genres de
rcits. Nar-rativit et gnricit des textes (2011). The present
interview aims to reflect further on the concept of genericity and
its aims.
Enjeux discursifs de la gnricit des textes Entretien avec
Jean-Michel Adam
Propos recueillis par David Martens & Guillaume Willem
Pour citer cet article : Enjeux discursifs de la gnricit des
textes. Entretien avec Jean-Michel Adam , pro-Enjeux discursifs de
la gnricit des textes. Entretien avec Jean-Michel Adam , pro-.
Entretien avec Jean-Michel Adam , pro-pos recueillis par David
Martens & Guillaume WilleM, dans Interfrences
littraires/Literaire interferenties, n 13, juin 2014, pp.
195-223.
http://www.interferenceslitteraires.be ISSN : 2031 - 2790
-
Genevive Fabry (UCL)Anke Gilleir (KU Leuven)Agns Guiderdoni
(FNRS UCL)Ortwin de GraeF (Ku leuven)Jan HerMan (KU Leuven)Guido
latr (UCL)Nadia lie (KU Leuven)
Michel lisse (FNRS UCL)Anneleen MasscHelein (KU
Leuven)Christophe Meure (FNRS UCL)Reine Meylaerts (KU
Leuven)Stphanie Vanasten (FNRS UCL)Bart Van den boscHe (KU
Leuven)Marc Van VaecK (KU Leuven)
Olivier aMMour-Mayeur (Universit Sorbonne Nouvelle -Paris III
& Universit Toulouse II Le Mirail)
Ingo berensMeyer (Universitt Giessen)Lars bernaerts
(Universiteit Gent & Vrije Universiteit Brussel) Faith bincKes
(Worcester College Oxford) Philiep bossier (Rijksuniversiteit
Groningen) Franca bruera (Universit di Torino)lvaro ceballos Viro
(Universit de Lige)Christian cHelebourG (Universit de
Lorraine)Edoardo costadura (Friedrich Schiller Universitt Jena)
Nicola creiGHton (Queens University Belfast)William M. decKer
(Oklahoma State University)Ben de bruyn (Maastricht University)Dirk
delabastita (Facults Universitaires Notre-Dame de la Paix
Namur)Michel delVille (Universit de Lige)Csar doMinGuez
(Universidad de Santiago de Compostella & Kings College)
Gillis dorleijn (Rijksuniversiteit Groningen) Ute HeidMann
(Universit de Lausanne)Klaus H. KieFer (Ludwig Maxilimians
Universitt Mnchen)Michael KolHauer (Universit de Savoie)Isabelle
KrzyWKoWsKi (Universit Stendhal-Grenoble III)Sofiane laGHouati
(Muse Royal de Mariemont)Franois lecercle (Universit Paris Sorbonne
Paris IV)Ilse loGie (Universiteit Gent)Marc MauFort (Universit
Libre de Bruxelles)Isabelle Meuret (Universit Libre de
Bruxelles)Christina Morin (University of Limerick) Miguel
norbartubarri (Universiteit Antwerpen)Andra oberHuber (Universit de
Montral)Jan oosterHolt (Carl von Ossietzky Universitt Oldenburg)
Mat snauWaert (University of Alberta Edmonton)Pieter Verstraeten
((Rijksuniversiteit Groningen)
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Interfrences littraires/Literaire interferenties, n 13, juin
2014
191
enjeux disCursifs de la gnriCit des textesEntretien avec
Jean-Michel Adam
Propos recueillis par David Martens & Guillaume Willem
Dans le domaine de lanalyse linguistique des textes et, plus
largement, de lanalyse de discours, le travail de Jean-Michel Adam
fait figure de rfrence majeure depuis environ trente ans. Le
questionnement sur les genres apparat comme lune des pierres
angulaires des recherches de lauteur, depuis 1997 en particulier,
date partir de laquelle il a consacr plusieurs tudes spcifiques ce
sujet. En 2004, en collaboration avec Ute Heidmann, Jean-Michel
Adam a propos de recourir au concept de gnricit pour rendre compte
des dynamiques complexes auxquelles sont soumises les pratiques
discursives sur le plan de leur constitution gnrique. Cette
proposition conceptuelle repose sur un changement de paradigme par
rapport la faon dont les genres ont t traditionnellement apprhends,
en particulier au sein des tudes littraires. Les perspectives de
recherche associes ce concept ont trouv leur forme la plus rcente
dans son ouvrage Genre de rcits. Narrativit et gn-ricit des textes
(2011). Le prsent entretien a pour finalit de mettre en discussion
le concept de gnricit et ses enjeux.
** *
David Martens & Guillaume WilleM1 Cela fait maintenant dix
ans que vous avez introduit, en collaboration avec Ute Heidmann, le
concept de gnricit pour dcrire les modes de fonctionnement des
textes sur le plan gnrique. Le recours ce concept implique un
changement de paradigme 2 par rapport la faon dont les genres ont t
traditionnellement apprhends, dans la mesure o il suppose que tout
texte se constitue gnriquement sur un mode dynamique, en
particip[ant] dun ou de plusieurs genres 3. Cette faon denvisager
les genres discursifs appa-
1. Cet entretien sinscrit dans le cadre des recherches du groupe
MDRN (www.mdrn.be) de lUniversit de Louvain (KU Leuven). MDRN
conduit, pour la priode 2011-2015, une Action de Re-cherche
Concerte (Literature and its Multiple Identities 1900-1950) finance
par le Conseil de Recherche de la KU Leuven et coordonne le Ple
dattraction interuniversitaire Literature and Media Innovations
(lmi.arts.kuleuven.be), financ par la Politique scientifique fdrale
belge (www.belspo.be). Les travaux rcents de Jean-Michel Adam et
Ute Heidmann sur la gnricit ont fait lobjet de deux sances du
sminaire Literature, Genre and Media , organis la KU Leuven par
Cyril de Beun, David Martens et Guillaume Willem
(http://mdrn.be/node/88). Plusieurs des questions qui ont fait
lobjet de cet entretien sont issues des discussions qui ont eu lieu
loccasion de ces rencontres de travail.
2. Jean-Michel adaM & Ute HeidMann, Le Texte littraire. Pour
une approche interdisciplinaire, Lou-vain-la-Neuve, Academia
Bruylant, Au cur des textes , 2009, p. 13. Repris dans
lintroduction de ce livre, larticle Six propositions pour ltude de
la gnricit , a tout dabord t publi dans La Licorne no 79, Le savoir
des genres , s. dir. Raphal baroni & Marielle Mac, 2006, pp.
21-34. Cette proposition de changement de paradigme a notamment t
formule dans Des genres la gnricit , dans Langages, no 153, 2004,
pp. 62-72.
3. Jean-Michel adaM & Ute HeidMann, op. cit., pp. 11 et
sqq.
-
enjeux de la Gnricit des textes
192
rat comme une formalisation thorique et synthtique des principes
qui semblent avoir orient votre dmarche depuis vos premires
publications sur le sujet4. En ce sens, llaboration de ce concept
constitue sans doute moins une rupture dans votre travail quelle ne
sinscrit dans le prolongement logique dune approche qui entend
rsolument scarter de toute vise typologique et contourner lcueil
essen-tialiste 5 menaant toute rflexion sur les genres. Ds lors se
pose la question des modalits concrtes de participation vous
empruntez cette notion Jacques Der-rida6 et de mobilisation de
modles gnriques au sein des textes. Dans la mesure o il sollicite
un ou plusieurs genres pour constituer sa singularit gnrique,
chaque texte renvoie en effet ncessairement un ou plusieurs rfrents
gnriques, titre de modles ncessaires pour que sa gnricit se
constitue et soit intelligible. Dans certaines de vos anciennes
publications sur le sujet, vous repreniez [l]hypothse bakhtinienne
de genres de discours antrieurs comme la langue elle-mme la
littrature, quils dpassent par leur gnralit en soulignant quelle a
le mrite de fonder la complexit des formes les plus labores sur un
certain nombre de formes lmentaires quil faut probablement
considrer comme prototypiques. En dautres termes, des types
relativement stables dnoncs de base sont disponibles pour
din-finies combinaisons et transformations dans des genres seconds
7. Ainsi, [a]u lieu de procder par un raisonnement abstrait, fond
sur lexistence densembles bien dlimits de proprits, les
catgorisations qui rgissent le fonctionnement de la gnricit
semblent fonctionner par regroupements autour de prototypes, par
airs de famille pour reprendre une formule un peu trop clbre de
Wittgenstein 8. Plus rcemment, vous criviez encore, au sujet des
genres narratifs, que [c]est par rfrence un prototype narratif,
descriptif ou autre, quune suite dnoncs peut tre perue comme plus
ou moins narrative 9. Or, quel statut revtent de tels rf-rents
prototypiques ? Peut-on imaginer un texte qui ne serait que pur
dialogue, ou un texte participant dune telle forme prototypique
est-il forcment toujours dj conversation , interview ou encore
entretien ? En dautres termes, ces formes prototypiques ont-elles
une fonction de catgories abstraites valeur heu-ristique ou
oprent-elles, au contraire, comme toiles de fond effectives des
pratiques discursives dans leur composante gnrique. Dans ce second
cas, comment sopre cette convocation de modle dans les textes ?
Jean-Michel adaM Je reviens dabord sur lide de changement de
para-digme que nous avanons, Ute Heidmann et moi, lorsque nous
proposons le concept de gnricit . Le changement de paradigme
principal est discursif et re-lve du champ de lanalyse de discours.
Comme le disait Dominique Maingueneau
4. Voir, en particulier, Jean-Michel adaM, Les Textes : types et
prototypes. Rcits, description, argumen-tation, explication et
dialogue, Paris, Nathan, Linguistique , 1992, ainsi que Genres,
textes, discours : pour une reconception linguistique du concept de
genre , dans Revue Belge de Philologie et dHistoire, no 75, vol. 3,
1997, pp. 665-681 et Units rdactionnelles et genres discursifs :
cadre gnral pour une approche de la presse crite , dans Pratiques
no 94, juin 1997, pp. 3-18.
5. Jean-Michel adaM & Ute HeidMann, Le Texte littraire, op.
cit., p. 13.6. Jacques derrida, La loi du genre , dans Parages,
Paris, Galile, La Philosophie en effet ,
1986, p. 256.7. Jean-Michel adaM, Les Textes : types et
prototypes, op. cit., p. 12.8. Id., Genres, textes, discours : pour
une reconception linguistique du concept de genre ,
art. cit., p. 677.9. Id., Genres de rcit. Narrativit et gnricit
des textes, Louvain-la-Neuve, LHarmattan-Academia,
Sciences du langage : Carrefours et points de vue , 2011, pp.
25-26.
-
Jean-Michel adaM
193
en ouverture du colloque de Cerisy qui faisait le point sur
lanalyse du discours dans les tudes littraires : Ce qui relve du
discours nest pas un clairage de plus, cest la mise en place
progressive dun mode dapprhension du fait littraire (et pas
seulement des uvres) qui ne se laisse pas enfermer dans les
disciplines et les dcoupages traditionnels 10. Cette perspective
que vous connaissez bien puisque vous avez eu un prcdent entretien
avec Dominique Maingueneau11 implique vraiment une autre faon de
travailler sur des corpus de textes littraires et sur les faits de
discours en gnral. Dans ce changement de perspective, la question
des genres de discours joue un rle central. Ute Heidmann, en tant
que comparatiste, travaille surtout sur le discours littraire, dans
les langues europennes quelle ma-trise, sur la traduction et sur la
thorie de la comparaison ; mes travaux portent en partie sur le
discours littraire, mais je travaille tout autant sur les discours
publi-citaire, journalistique et politique. Mon mtier de linguiste
me pousse tudier les manifestations de la langue dans toutes les
pratiques et genres discursifs. La perspective discursive nous a
permis de collaborer de faon rellement interdisci-plinaire sur un
objet dtude commun : les contes dAndersen et des Grimm, dans un
premier temps, puis les contes de Perrault et le contexte de
cration du genre du conte littraire franais ensuite. Si la question
de la gnricit nous est devenue de plus en plus vidente, ce fut
autant en observant les diffrentes options gn-riques des
traducteurs et des diteurs que les diffrences qui traversent le
genre conte chez Perrault, chez La Fontaine, Marie-Jeanne Lhritier,
Catherine Ber-nard et Marie-Catherine dAulnoy, chez Basile et
Straparola, chez Andersen et chez les Grimm.
Lautre changement de paradigme, qui touche la question des
genres, rside dans un changement de regard sur la classification.
Comme vous le dites, la r-flexion que je menais depuis le dbut des
annes 1990 sur les types de textes et la prototypie ma prpar penser
autrement la question des classes gnriques. Les classes dont nous
parlons ne sont que des potentialits attributives. Un texte
nappar-tient jamais que graduellement plus (+) ou moins (), ou bien
pas du tout (0) telle ou telle classe. Le fait de raisonner en
termes de degrs dappartenance dun texte un genre ou un prototype
squentiel va dans le sens des thories de la complexit et rejoint,
en linguistique, une ide de Charles Bally, dans Le Langage et la
vie :
Les notions sur lesquelles opre la linguistique, les classes
quelle tablit, ne sont pas des entits fixes une fois pour toutes :
dune classe lautre, dune notion la notion contraire, on passe
toujours par de larges zones interm-diaires, si bien que les lois
linguistiques devraient se borner formuler des variations
concomitantes, selon le schma : plus plus, plus moins, dans la
mesure o, etc.12
propos du genre des proverbes et des dictons, Greimas notait,
dans Du sens, que la recherche des caractres formels du genre et
des sous-genres est difficile
10. Ruth Ruth aMossy & Dominique MainGueneau, Un tournant
dans les tudes littraires , dans LAnalyse du discours dans les
tudes littraires, s. dir. Ruth aMossy & Dominique
MainGueneau,Toulouse, Presses Universitaires du Mirail, 2003, p.
23.
11. Dominique Dominique MainGueneau, Un rseau de concepts.
Entretien avec Dominique Maingueneau sujet de lanalyse du discours
littraire , propos recueillis par Reindert dHondt & David
Martens, dans Interfrences littraires/Literaire interferenties, n
8, mai 2012, pp. 203-221. [En ligne], URL :
http://interferenceslitteraires.be/node/162
12. Charles Charles bally, Le Langage et la vie (1925), Genve,
Droz, 1965, p. 75.
-
enjeux de la Gnricit des textes
194
dans la mesure o ceux-ci se rencontrent rarement tous dans un
seul exemple 13 et il ajoutait fort justement que les diffrentes
cathdrales gothiques ne runissent presque jamais non plus tous les
traits distinctifs du gothique . Les noncs dun texte donn ntant pas
tous reprsentatifs au mme titre dun genre et dun type squentiel,
les textes se situent sur des gradients de typicalit allant
dexemples qui actualisent maximalement un genre ou un type
squentiel des exemples priph-riques qui ne sont que partiellement
conformes. Ce type de rflexion nous invite ne plus appuyer les
classifications sur la recherche de conditions ncessaires et
suffisantes, mais sur des groupements dattributs dimportance
variable et des degrs de ressemblance14. Lopration de catgorisation
nest pas un raisonnement fond sur lexistence densembles bien
dlimits de proprits et sur une grammaire de cri-tres fixes et
stricts, elle fonctionne par tendances et dominante, par faisceaux
de rgularits. partir dun faisceau de marques, on ne mesure jamais
quune partici-pation graduelle dun texte ou dune partie de texte
tel ou tel genre et tel ou tel (proto)type de squence.
Les noms de genres conte , nouvelle , histoire tragique, fait
divers , entretien , ditorial , anecdote , parabole , histoire drle
, etc. ont tendance rduire un nonc une seule catgorie ou famille de
textes. Si un texte appartient globalement un genre identifi et
dclar (enchssant), cela nexclut pas le fait que des parties ou
segments de ce texte relvent dautres genres (enchsss). Plutt que de
classer un texte dans une catgorie, en termes dappartenance, il est
plus intressant dobserver les potentialits gnriques qui le
traversent et sa participa-tion globale ou partielle un ou
plusieurs genres. Cette position permet de rendre compte de ces
deux textes dHenri Pourrat, tirs du Trsor des contes :
LE CONTE DU MATRE DE LA MAISON15Il y avait une fois un fermier
qui parlait en haut ton quand il donnait des ordres, ha, il fallait
lentendre. Mais le valet, un gaillard un peu simple et ttu comme
une mule, ne faisait gure tat de ses commandements.
Un jour, dans la morte-saison, le matre lui avait dit quil
brancht la haie. Il le trouve qui refaisait les rases, les rigoles
du pr, taille-pr la main.
Eh, dis, grand porc ! qui commandera dans cette maison ? Oui,
est-ce moi ? Ou si cest toi, peut-tre ?
Lautre, continuant de railler dans le pr, hausse lpaule.
Si vous voulez savoir, matre, ni vous ni moi : cest la
matresse.
LE CONTE DES FOUS16Il y avait une fois un paysan qui demeurait
dans la montagne au-dessus dAm-bert, en ce lieu de Jarrix o les
eaux passent pour rendre les gens fous peut-tre que cest le vent.
Un jour, il fut verbalis par les gendarmes pour dlit de chasse.
13. Algirdas Julien Algirdas Julien GreiMas, Du Sens, Paris,
Seuil, 1970, p. 311.14. Je renvoie, sur cette question des degrs de
ressemblances , Foundations of cognitive
grammar, vol. 1, de R.W. lanGacKer (Standford University Press,
1987), La Smantique du prototype de G. Kleiber (Paris, P.U.F.,
1990) et la synthse de J. R. taylor, dans Linguistic Categorization
(Oxford, Oxford University Press, 2003 [1989]).
15. Henri Pourrat, Le Trsor des contes, Tome I, Livre III
(1951), Paris, Omnibus, 2009, p. 570.16. id., Le Trsor des contes,
Tome I, Livre IV (1953), 2009, p. 800.
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Jean-Michel adaM
195
Comme il avait connu le garde des Eaux et Forts, alors que ce
garde rsidait prs de chez lui, dans le pavillon des bois, il alla
la ville lui demander darran-ger cette affaire. Eh bien, je ferai
ce qui se pourra, dit le garde, en retirant sa pipe de sa bouche et
en lui envoyant une bourrade dans les ctes. Ne te tracasse pas, mon
vieux, a nira pas chercher si loin Et l-haut, quoi de neuf ?
Toujours autant de fous ? Toujours bien quelques-uns, rpondit le
paysan : pas autant que quand vous y tiez !
En intitulant conte chacun de ces textes (comme tous les autres
textes du Trsor des contes) et en les faisant commencer par la
formule Il tait une fois , Pourrat les catgorise clairement. Mais
plusieurs indices signalent un autre genre, proche de lhistoire
drle. Dans ses travaux sur le genre de lanecdote et des recueils
dana de la fin du xViie sicle jusquau milieu du xViiie, Karine
Abiven a mis en vi-dence un fonctionnement gnrique quelle
caractrise par quatre composantes : a) Un rcit qui prtend la
relation dune vrit (petit fait prtendument vrai). b) Un rcit
minimal dpourvu de complexit. c) Une chute en forme de discours
rapport qui tient lieu de dnouement du rcit et qui doit produire
sur lauditoire un effet gnralement damusement. d) Le cadratif type
douverture Un jour isole lanec-dote du corps du texte dans lequel
elle est souvent insre. Ce quelle rsume ainsi :
Un jour est le il tait une fois du micro-rcit historique : ces
incipit (au sens large) sont clairement lis la gnricit. Aussi
prototypiques lune que lautre, ces formules suffisent signaler
lentre dans un rcit, cette diffrence que la seconde opre une
suspension de lunivers de croyance du rcepteur, et ouvre un horizon
dattente gnrique de type fictionnel. Lanecdote nest pas le conte,
et le cadratif un jour , sil implique une semblable sollicitation
dun horizon dattente gnrique, renvoie plutt au monde de rfrence, un
petit fait (prtendument) vrai.17
Nos deux textes possdent ces caractristiques et ne relvent donc
pas de lhistoire drle, dont ils ne possdent dailleurs pas une
caractristique gnrique : le prsent de lindicatif, mais plutt du
genre de lanecdote, trs commun du xViie
sicle jusquau milieu du xViiie. Ils apparaissent tous les
lecteurs comme trs diff-rents du Conte de Marie-Cendron (Livre I,
1948), du Conte du Chaperon rouge (Livre II, 1949), du Conte de la
Belle au bois dormant (Livre IV, 1953), du Conte de Chaton-Minet
(Livre IV, 1953) et du Conte de la Barbe-Bleue (Livre VIII, 1957),
pour ne citer que ceux qui rcrivent des contes de Perrault dj
rcrits par les Grimm.
Pour revenir votre question sur le statut que revtent les formes
prototy-piques, je dirai dabord que je parle, comme Maingueneau,
dune double organi-sation transphrastique des discours par les
genres et par les rgles, transversales aux genres, qui gouvernent
un rcit, un dialogue, une argumentation, une explica-tion 18. Cette
double structuration tient au fait que, selon moi, ds quun effet de
texte est produit lcriture et ldition, ou ressenti la lecture, un
effet de genre sur-vient tant dans la conscience du producteur que
de lditeur et dans celle du rcep-teur-interprtant. Considrant
certaines de ces rgles transversales aux genres ,
17. Karine Karine abiVen, Un genre de discours miniature : pour
un modle de lanecdote , dans Pratiques nos 157-158, 2013, p.
125.
18. Dominique MainGueneau, Discours et analyse du discours. Une
introduction, Paris, Armand Colin, 2014, p. 19.
-
enjeux de la Gnricit des textes
196
Maingueneau mentionne mes travaux sur les squences narratives,
descriptives, argumentatives, explicatives et dialogales, et il
note fort justement que, pour dsigner ce type de catgorie, John M.
Swales nhsite pas parler de pr-genres , sortes de matriaux pour les
genres de discours proprement dits 19. Il sagit effectivement de
catgories de textualisation articulant et hirarchisant des suites
dnoncs un niveau mso-textuel pr-gnrique. Ces rgles de
mso-structuration sont, comme les genres, lobjet dun apprentissage
parallle celui de la langue. En apprenant la langue du groupe
social auquel nous appartenons ou dun autre groupe social, nous
apprenons en mme temps les genres discursifs dans lesquels cette
langue se ralise et qui la contraignent. En plus de la grammaire de
la langue, nous apprenons aussi des grammaires en quelque sorte
secondes, qui portent sur ce que Bakhtine appelle les genres
premiers de la parole, formes pr-gnriques de Swales. Mes livres de
1992 sur Les Textes : types et prototypes et de 1999 : Linguistique
textuelle. Des genres de discours aux textes avaient pour but de
thoriser, sur la base de lpistmologie que je viens de dtailler, ces
deux principes de structuration et de catgorisation des textes.
La combinaison des principes de structuration mso-textuelle et
de structuration gnrique donne des classes de textes comme les
genres de rcits auxquels jai consacr mon dernier livre, Genres de
rcits. Narrativit et gnricit des textes, que vous avez cit. Mais je
devrais aussi crire sur les genres de largumentation, sur les
genres de lexplication, sur les genres descriptifs et sur les
genres de dialogues. Croiser ces deux modes dorga-nisation et de
classification ma permis de comparer les usages de la narrativit
dans des genres aussi diffrents que lhistoire drle, lanecdote et le
conte, la parabole, la fable et lexemplum politique, etc. Dans ce
livre, je croise des formes littraires de nar-ration comme le rcit
dans la posie et au thtre, et des formes non littraires comme le
fait divers et lanecdote, le rcit dans le discours politique et
dans la publicit. Dans le premier livre crit avec Ute Heidmann (Le
texte littraire, que vous avez galement cit), nous avons tudi le
cas des mutations gnriques dun fait divers qui est une histoire
tragique, Le jeu denfans , dans Les Spectacles dhorreur, recueil de
nouvelles de Jean-Pierre Camus, en 1630, qui prend la forme dune
pice de thtre davant garde de Zacharias Werner, Le 24 Fvrier, en
1809, monte par Goethe en 1810 sous linti-tul gnrique novateur de
Tragdie du destin quAlbert Camus reprendra dans Le Malentendu, et
la forme dun article de journal de Kleist dans le Berliner
Abendbltter du 13 novembre 1810, puis celle dun double conte
Comment des enfants ont jou labattage , dans la premire dition des
Kinder und Hausmrchen des Grimm, en 1812. Cela nous a permis
dtudier comment un rcit se transforme en passant dun genre un
autre, en traversant le temps et les contextes socio-culturels.
Nous avons t fasci-ns galement par lexploration gnrique qui
caractrise aussi bien les contes en vers et en prose de Perrault
que les premiers contes dAndersen. Lun et lautre convoquent des
genres trs diffrents pour inventer leur ide du genre-conte.
Je travaille depuis plusieurs annes sur un fait comparable
propos du Spleen de Paris de Baudelaire qui, pour fonder le genre
Petits pomes en prose, explore un grand nombre de possibles
gnriques, en particulier narratifs, mais pas seulement, et il en
opre la transmutation en un genre de pomes qui nous est aujourdhui
devenu familier, mais qui, pour le dbut de la seconde moiti du xixe
sicle, tait totalement novateur.
19. Ibid., p. 102.
-
Jean-Michel adaM
197
DM & GW Plusieurs instances sont en jeu dans la constitution
de la gn-ricit dun discours. Dans cette optique, Ute Heidmann et
vous oprez une distinc-tion entre trois rgimes de gnricit : le
rgime auctorial, que vous empruntez Jean-Marie Schaeffer20, le
rgime ditorial et le rgime lectorial21. Si les rgimes de gnricit
dun texte peuvent converger, coexister harmonieusement, ils peuvent
galement se rvler divergents et entrer en concurrence et/ou en
contradiction. Comment rendre analytiquement compte de ces dcalages
ou tensions possibles entre rgimes ? Dans ces affrontements
potentiels, peut-on identifier des facteurs qui dterminent
dventuels principes de hirarchisation ? En quoi ces relations
dpendent-elles des genres en jeu et de leur caractre plus ou moins
strictement contraint (on peut supposer que les relations entre
rgimes ne sont pas les mmes selon les genres) ? Enfin, dans quelle
mesure et selon quelles modalits les relations entre les diffrents
rgimes de gnricit sont-elles dtermines par lappartenance des textes
des types de discours particuliers (religieux, politique,
journalistique, lit-traire...) ? En dautres termes, comment
linscription dun texte au sein dun milieu socio-professionnel donn
conditionne-t-elle les relations particulires entre les dif-frents
rgimes de gnricit ?
JMA Le binme des rgimes auctoriaux et lectoriaux de gnricit
mtait dj apparu comme insuffisant lors de mes travaux sur la presse
crite et sur lauc-torialit des grands discours politiques crits par
des ngres ou viss par des ins-tances de partis politiques. Dans le
cas de la littrature, lintroduction dun rgime ditorial sest impose
ds que nous avons pris en compte lhistoricit du devenir dun texte
et de ses mutations matrielles. Le triangle form par ces trois
rgimes permet dexaminer les tensions qui les traversent. Des effets
de dominante peuvent survenir, selon les genres de discours et les
usages spcifiques de telle ou telle for-mation socio-discursive.
Par exemple, un article de presse est moins le produit dune
signature individuelle (auctoriale) que dune instance ditoriale
collective (le journal) et les genres de la presse crite se
distribuent graduellement entre les ples auctorial de lopinion et
anonyme de linformation. Les genres du discours militaire ou du
discours juridique sont auctorialit faible, sauf toutefois la
plaidoirie dun avocat. La littrature est aborde selon un paradigme
auctorial dominant dans la conception traditionnelle
biographisante, mais lectorial dominant dans une tendance si
dvelop-pe aujourdhui que lappropriation critique subjective devient
la rgle dusage de la littrature tant au niveau scolaire
quuniversitaire et de la production critique. Avec la glose, cest
le ple lectorial qui peut tre activ dans le discours religieux,
dont les grands textes sont poss comme auctoriaux malgr les
traductions et ditions diff-rentes ; cest toute la diffrence entre
la lecture de lvangile et lhomlie dun prtre. Les approches
philologique, dhistoire du livre et discursive ne mettent en
revanche pas en avant un ple plutt que lautre et le ple lectorial
est, dans ce cas, celui dune thorie, dune hypothse de travail
vrifier et confronter dautres thories et hypothses. Dans une
approche discursive, les trois ples sont aussi importants. Le
pritexte est auctorialit moindre que le corps du texte, lditeur
allant mme jusqu imposer (au moins ngocier) le titre des livres
quil accepte de publier (quels quils soient). Le rendement de ces
trois rgimes de gnricit est donc, selon nous,
20. Voir Jean-Marie Voir Jean-Marie scHaeFFer, Quest-ce quun
genre littraire ?, Paris, Seuil, Potique , 1989.21. Jean-Michel
Jean-Michel adaM & Ute HeidMann, Le Texte littraire, op. cit.,
pp. 12-13.
-
enjeux de la Gnricit des textes
198
vident et demande des analyses trs prcises de chaque texte, de
chaque traduc-tion22 et de chaque dition.
On a vu, pour ne prendre que cet exemple, que le rgime auctorial
et ditorial des deux textes de Pourrat en faisait des contes alors
que notre lecture ne pouvait en faire des contes au mme titre que
les Contes de Marie-Cendron ou de la Belle au bois dormant rcrits
par Pourrat. Du moins, le rgime lectorial problmatise
lappar-tenance dclare de ces textes un genre large du conte pour
envisager la partici-pation complexe des deux textes cits au genre
de lanecdote. Genre de lanecdote lui-mme pass de la sphre de lart
de la conversation mondaine des xViie et xViiie sicles dans le
champ de la parole populaire commune de la premire moiti du xxe
sicle o il se rapproche de lhistoire drle.
DM & GW Lon sait quil existe des hirarchies entre les
genres, par exemple, au sein du discours journalistique, le grand
reportage ladjectif qui qua-lifie le genre est explicite cet gard
prsente, dans la profession journalistique, davantage de prestige
que les dpches dagences de presse. En tmoigne notam-ment le fait
que les premiers sont signs par leurs auteurs, ce qui nest pas le
cas des secondes (si ce nest sous le nom de linstitution qui
diffuse lannonce : AFP, Reuters, etc.). Il en va de mme en ce qui
concerne les relations entre linterview et lentretien. Dans le
domaine littraire, jadis, au thtre, la comdie tait moins
prestigieuse que la tragdie. Dans quelle mesure et comment votre
conception de la gnricit rend-elle compte de la valeur des genres,
ou, plus prcisment, de la valori-sation (ou de la dvalorisation)
dont ils peuvent faire lobjet, soit ce que lon pourrait dsigner, en
reprenant une expression de Luc Boltanski et Laurent Thvenot23, les
conomies de la grandeur gnrique ?
JMA Cette question est pour moi dlicate. Il est vident que les
genres sont plus ou moins valoriss, selon les diffrentes sphres
socio-discursives et les poques. Dans les organes de presse crite,
on confie effectivement volontiers les faits divers aux
journalistes dbutants et lditorial uniquement des journalistes
confirms. Mais Flix Fnon dont je parle dans Genres de rcits a lev
le genre de la brve de fait divers, dans la rubrique des Nouvelles
en trois lignes du Matin de lanne 1906, au rang dun art raffin de
lcriture brve et Apollinaire sest amus avec le genre de lanecdote,
comme je le montre aussi dans Genres de rcits. Dans le champ
littraire proprement dit, cette valorisation socio-culturelle est
relle tant la production qu la rception-consommation. Nous avons t
frapps par le fait quAndersen voulait russir au thtre, genre
valoris (en particulier sur le plan conomique) au dbut du xixe
sicle. Il sest mis crire des contes un peu par dfaut et il a rcupr
la thtralit en faisant de ses Eventyr, ds le dbut, des textes dire
avant tout par lui-mme. Le genre ainsi tourn vers loralisation et
ce quon appelle aujourdhui la performance lui a permis de voyager
dans les grandes cours europennes et de se montrer dans le monde.
Cette oralit a eu des
22. Ute HeidMann ajoute un rgime de gnricit traductoriale dans
Cest par la diff-rence que fonctionne la relation avec un grand R.
Pour une approche comparative et diffrentielle du traduire , dans
The Frontiers of the Other, s. dir. Gaetano cHiurazzi,
Berlin-Zrich, LIT Verlag, 2013, pp. 61-73.
23. Voir Luc BoltansKi et Laurent tHVenot, De la justification.
Les conomies de la grandeur, Paris, Gallimard, Nrf Essais ,
1991.
-
Jean-Michel adaM
199
consquences sur son criture peu acadmique, critique en son temps
et corrige par la plupart des traducteurs. Andersen a aussi crit
beaucoup de pomes, mais le succs lui est venu du genre le moins
valoris ses yeux. On pourrait dire la mme chose de Perrault qui
tait plus intress, semble-t-il, par le genre de la fable que par le
conte qui la pourtant rendu clbre.
Cette question de lconomie de la grandeur gnrique est une
question typiquement discursive que nous traitons la lumire de
donnes pritextuelles, pitextuelles et mtatextuelles. Limportant est
de faire entrer dans le corpus dana-lyse discursive des tmoignages
permettant de voir comment et par qui sopre le processus de
valorisation/dvalorisation gnrique. Lhistoricit est ici
dtermi-nante et les fluctuations de la valeur de tel ou tel genre
dans le temps et dans les diffrentes couches de la socit sont un
fait socio-culturel de premire importance, sur les plans auctorial,
ditorial et lectorial. La dvalorisation littraire des contes des
Grimm dans les sections de germanistique et des contes de Perrault
dans celles de littrature franaise a fait partie de ce que nous
avons combattu en travaillant sur ce corpus. Jai montr quun mme
processus de dvalorisation nuisait la lecture et la traduction dun
recueil de Borges : El Hacedor. Le traducteur franais, Roger
Caillois, a soign les traductions des textes en vers et nglig
celles des textes en prose, selon un rgime de dvalorisation qui
empche de lire et de traduire les textes en prose du recueil comme
des pomes. Ce processus critique de dvalorisation touche un grand
nombre de petits pomes en prose de Baudelaire. Ceux qui sont les
plus proches de lanecdote sont gnralement sous-valus par la
critique alors quils mintressent au moins autant que de comprendre
les raisons de cette dva-lorisation critique.
DM & GW Concernant lidentit gnrique des textes, elle peut
faire lobjet de multiples dsignations secondaires. Songeons, dans
le cadre du roman, aux ro-mans sentimentaux , policiers , etc.
quels besoins vous paraissent rpondre cette tentation catgorisante
qui anime les usages des genres ? Quels risques, mais aussi quels
bnfices, se profilent dans de tels efforts de spcification ? Dans
les exemples cits (romans sentimentaux, policiers...), la
qualification du genre parat soprer avant tout en fonction de
critres thmatiques. Or, vous ne manquez pas de remarquer quil y va,
en matire de genre de discours, dune interaction entre les facteurs
constitutifs de lnonc que Bakhtine appelle contenu thmatique, style
et construction compositionnelle 24, et qui correspondent
respectivement, dans votre terminologie, au composant pragmatique ,
la texture (phrastique et transphrastique) et la structure
compositionnelle 25. Lune de ces composantes tend-elle lemporter
dans la logique de dnomination des genres ? Observe-t-on certaines
constantes en la matire ? En particulier, la dsignation dun
sous-genre privilgie-t-elle un de ces facteurs, au sens o le niveau
dimbrication des genres o lon se situe inviterait tenir compte, par
exemple, en premire instance du composant pragmatique ? Ainsi le
thmatique qualifierait-il un genre dj tabli : roman sentimental,
dialogue philosophique, etc.
24. Mikhal Mikhal baKHtine, Esthtique de la cration verbale,
trad. du russe par Alfreda Aucouturier, Paris, Gallimard, 1984, p.
265 (cit dans Jean-Michel adaM, Genres, textes, discours : pour une
reconception linguistique du concept de genre , art. cit., p.
674).
25. Ibid.
-
enjeux de la Gnricit des textes
200
JMA tant donn que je traite le thmatique de Bakhtine comme une
question smantico-pragmatique, le premier point prendre en compte
est la macro-opposition smantique entre lordre du fictionnel et
lordre du factuel. Ces deux grands rgimes de lecture tablissent un
type de rapport la vrit-validit des noncs : ceux qui sont soumis la
logique du vrai vs du faux (comme lanecdote, la biographie et
lautobiographie) et ceux qui chappent cette logique en tant
littralement ni vrais ni faux (comme le conte, lhistoire drle, la
fable et la parabole). Pour le reste, les sous-genres thmatiquement
distingus sont lies aux dveloppe-ments des genres. Plus ils sont
labors, plus ils cherchent se distinguer les uns des autres, plus
ils innovent, plus ils posent de problmes de classement et tendent
se distinguer par ce qui est le plus lisible : la base thmatique
commune un certain nombre de textes. Cette base thmatique est
constitue par un type de monde, par des personnages-types, un temps
et un lieu. Il est intressant dinterroger la fonc-tion sociale de
ces distinctions : fonction dabord ditoriale et de classement des
librairies et des bibliothques. cette fonction pratique sajoute la
fonction savante et critique qui tente de rsoudre lvolution
continue des genres par des regroupe-ments plus ou moins
approfondis et justifis.
Quand les antiquisants classent Leucipp et Clitophon dAchille
Tatius et Les Mtamorphoses dAppule dans le roman antique , ils
oprent une classification totalement anachonique qui empche de voir
la spcificit de ces textes compo-sites. Cest un bon exemple de
classement critique opacifiant, qui empche de lire le caractre
profondment composite de ces textes antiques. Les rcits enchsss
qutudie Maria Loreto Nez26 ne le sont pas la manire des rcits
enchsss des romans des xViiie et xixe sicles, mais cest plutt la
narration encadrante qui tente artificiellement de mettre ensemble
des rcits gnriquement diffrents. Quand on hsite classer LAffaire
Lerouge de Gaboriau dans le genre du roman populaire ou du roman
policier , quand on rassemble une partie des romans de Jean Giono,
de lcrivain suisse C. F. Ramuz et certains romans de George Sand
sous ltiquette littrature rgionale , que gagne-t-on ? Ce qui doit
nous intresser, avec les socio-logues de la littrature, ce sont ces
procdures historiques de classement et dclas-sement. Ce quelles
rvlent des institutions critiques et des systmes de valeurs qui les
animent (valorisation ou dvalorisation du populaire et du rgional).
La prise en compte des trois instances auctoriale, ditoriale et
lectoriale est destine permettre dtudier les tensions et dcalages
entre les jugements de ces instances dans le temps long (ou bref)
de lhistoire dun livre, de sa gense aujourdhui et jusqu notre
propre lecture.
Il est utile de distinguer, avec les ethno-anthropologues, les
classements miques et les classements tiques des genres27. Les
classements miques peuvent tre dfinis comme indignes , comme des
classifications cognitives des acteurs so-ciaux : par exemple, les
catgories tablies par les journaux et les journalistes eux-mmes,
les classements pratiques des bibliothques et des librairies, la
faon dont Apule lui-mme catgorise, en latin, son texte, en parlant
de varias fabulas . On
26. Voir ce sujet la thse de Maria Loreto Voir ce sujet la thse
de Maria Loreto nez, Voix inoues, Saarbrcken, ditions
uni-versitaires europennes, 2013 (2 vol.).
27. La distinction entre La distinction entre etic et emic a t
tablie par Kenneth Pike, en 1954 (voir, par exemple, Language in
Relation to a Unified Theory of the Structure of Human Behavior,
The Hague / Paris, Mouton & Co., 1967, p. 41. Je renvoie
surtout larticle de Jean-Pierre oliVier de sardan : Emique , dans
LHomme, n 147, vol. 38, 1998, pp. 151-166.
-
Jean-Michel adaM
201
doit prendre trs au srieux ce que font Pourrat et Perrault quand
ils sous-titrent conte , le premier tous les textes de son Trsor
des contes, et le second ses textes en prose de 1697 sauf La Barble
bleue et quand il distingue soigneusement Peau dAsne et Les
Souhaits ridicules quil qualifie de contes et Griselidis quil
considre comme une nouvelle . Les classements tiques sont des
classements scientifiques, ou plus largement critiques, tablis de
lextrieur. Au classement mique de Pourrat, Bernadette Bricout28
oppose un classement tique qui distingue des contes mer-veilleux,
des contes religieux et des lgendes, des contes danimaux, des
contes factieux, des chansons, etc.
Comme Ute Heidmann la bien montr dans Textualit et
intertextualit des contes et dans divers articles29, la fabula
dApule, le cunto de Basile, les Mrchen des Grimm et lEventyr
dAndersen, sont significativement diffrents des Contes de ma mere
Loye du manuscrit des contes en prose de Perrault de 1695 et des
Histoires ou contes du temps pass. Avec des Moralitez de 1697. Ces
derniers se distinguant des Nouvelles his-toriques et galantes de
Catherine Bernard et Madame de La Fayette, des Contes de La
Fontaine ou des Nouvelles hroques et satyriques de Marie-Jeanne
Lhritier. Nous ne sommes pas l dans une valse dtiquettes
thmatiques, mais dans des genres qui prsentent des parents quil
faut tudier et des diffrences loquentes : cest cela un systme
historique de genres.
DM & GW Les genres fonds sur une interaction verbale
paraissent pr-senter certaines spcificits en termes de gnricit. Ils
mettent en effet aux prises deux instances (au moins), dont les
rles (auteur et rcepteur du discours) sinter-vertissent lors de
chaque nouvelle phase de lchange. Lon peut songer aux
cor-respondances, mais aussi aux entretiens ou dbats publics, qui
se diffrencient des premires par le caractre le plus souvent direct
de linteraction. Selon Catherine Kerbrat-Orechionni et Valrie
Traverso, lajustement des rgles du genre dans le dialogue, que vous
dsignez comme rgi par un mode compositionnel polyg-r 30, se joue
dans linteraction en cours . Le dialogue prte ds lors souvent
ngociation, voire malentendu entre les participants 31. Mais pareil
constat ne vaut-il que pour les textes gnriquement fonds sur le
principe de lchange le type de squence que vous dsignez comme
dialogue , que linteraction soit directe (entretien) ou quelque peu
diffre (correspondances) ? Sur la base de vos rflexions sur les
rgimes de gnricit, ne peut-on pas considrer que tout genre engage
une forme de ngociation pour dterminer sa gnricit, au moins titre
de potentialit, entre, dune part, les rgimes de gnricit auctorial
et ditorial et, dautre part, le rgime lectorial, tout texte tant
selon cette optique conu comme pris dans un change au sein duquel
le rgime ditorial peut ventuellement interve-nir ? La diffrence se
situerait alors dans le dlai, potentiellement plus long pour la
lecture dun rcit par son lecteur, par exemple, que dans un
dialogue, ainsi que dans le caractre plus frquent et plus dvelopp
de ces ngociations dans le cadre de
28. Bernadette Bernadette bricout, Le Savoir et la Saveur,
Paris, Gallimard, 1992, pp. 108-127.29. En particulier dans
Exprimentation gnrique et dialogisme intertextuel. Perrault, La En
particulier dans Exprimentation gnrique et dialogisme intertextuel.
Perrault, La
Fontaine, Apule, Straparola, Basile , dans Feries, n 8, 2011,
pp. 45-69.30. Jean-Michel adaM, Largumentation dans le dialogue ,
dans Langue Franaise, no 112,
1996, p. 34.31. Catherine Catherine Kerbrat-oreccHioni &
Valrie traVerso, Types dinteractions et genres de
loral , dans Langages, Les genres de la parole , s. dir. Simon
bouquet, no 153, 2004, p. 46.
-
enjeux de la Gnricit des textes
202
genres (correspondances, entretiens...) au sein desquels
linteraction entre lauteur du discours et celui auquel il sadresse
est constitutive du genre32, la diffrence du roman (le lecteur dun
roman ne rpondant pas ncessairement au romancier).
JMA Vous avez raison de parler dinteraction entre les rgimes de
gnricit, mais entre les trois rgimes. Lditorial et lauctorial sont
un premier espace de n-gociation gnrique et les textes peuvent
porter la trace dune divergence entre ces deux instances (lune
imposant le titre ou le sous-titre en dpit du reste du livre). En
fonction de son propre systme de genres et des traces quil relve
dans le texte, le lecteur ngocie avec ces deux classifications de
la production. Dans le mouvement de la lecture-interprtation dun
texte, sur la base de linterprtation dinformations textuelles, on
peut assister une rvision dune catgorisation initalement opre (
partir du pritexte gnralement). Une discordance croissante peut
apparatre entre ce que le lecteur lit et son premier jugement de
gnricit, qui conditionnait son interprtation. Un texte comme La
Barbe bleue maintient une hsitation entre son appartenance au genre
du conte merveilleux, ancre dans une seule proposition : La cl tait
Fe , et le genre de la nouvelle sanglante racontant lhistoire dun
tueur en srie dmasqu par sa dernire femme et puni grce larrive de
ses frres. Labsence, dans les deux textes de Pourrat cits plus
haut, dun nonc de ce type les tire dans le sens du rcit de petits
faits vrais de parole qui caractrise lanecdote, en dpit du Il tait
une fois douverture.
La ngociation relative au genre dun texte est un aspect du
dialogue-interac-tion constitutif de toute discursivit. Travers par
le principe dialogique, tout nonc dialogue avec des textes et des
noncs antrieurs, il leur rpond en appelant des rponses en retour,
selon la dfinition que donne Voloinov de ce dialogisme con-Voloinov
de ce dialogisme con-stitutif :
Tout nonc monologique, y compris un document crit, est un lment
ins-parable de lchange verbal. Tout nonc, mme sous forme crite
acheve, rpond quelque chose et attend son tour une rponse. Il nest
quun maillon de la chane continue des interventions verbales.33
Voloinov ajoute plus loin :
Un livre, cest--dire un vnement de parole sous forme imprime,
est aussi un l-ment de lchange verbal. Il est lobjet de discussions
dans un dialogue imm-diat et vivant, mais, en outre, il est orient
vers une apprhension active, une laboration et une rplique
intrieure, vers une raction organise et galement imprime dans lune
des formes propres ce domaine de lchange verbal (compte-rendu,
analyses critiques exerant une influence sur les travaux sui-vants,
etc.).34
DM & GW Dans vos analyses de la gnricit, vous avez t amen
vous pencher non seulement sur la participation de textes plusieurs
genres, mais aussi
32. Bien entendu, les deux interlocuteurs sont lun et lautre
producteurs (auteurs) du texte, et Bien entendu, les deux
interlocuteurs sont lun et lautre producteurs (auteurs) du texte,
et non lecteurs (ou auditeurs) proprement parler (en fait, ils ne
sont lecteurs que dans lacte englobant de la production). cet gard,
le lecteur ou lauditeur en position de tiers dune correspondance ou
dun entretien a bien entendu lui aussi son rle dans lidentification
(et ventuelle reconfiguration) de la gnricit du texte quil lit.
33. Valentin N. Valentin N. VoloinoV, Marxisme et philosophie du
langage (1929), traduit du russe par Patrick sriot & Inna
tylKoWsKi-aGueeVa, Limoges, Lambert-Lucas, 2010, p. 267.
34. Ibid., pp. 319-321.
-
Jean-Michel adaM
203
sur les effets de la co-prsence des textes sur leur gnricit.
Vous crivez ce sujet qu [u]n texte donn peut entretenir des
relations avec dautres textes co-prsents au sein dune mme aire
scripturale : recueil de contes, de nouvelles ou de pomes,
rubriques dun journal ou dun magazine []. Entre ces textes des
convergences ou des divergences (inter)gnriques plus ou moins
importances peuvent intervenir 35. cet gard, vous avez
essentiellement focalis votre atten-tion sur des ensembles textuels
relevant soit dune mme formation socio-discur-sive (et dun mme
medium), en particulier la presse36, soit dun mme mode de
composition textuel 37, le plus souvent le narratif (dans vos
travaux sur les contes en collaboration avec Ute Heidmann, par
exemple38), mais aussi le potique (Les Fleurs du mal39). Si, dans
le premier cas, la co-prsence de textes participant de diffrents
genres de discours apparat comme une donne constitutive du me-dium
spcifique quest le journal, dans le second cas, bien que les
diffrents textes puissent participer de diffrents genres, ils nen
relvent pas moins, en premire instance, des genres de rcits ou des
genres potiques. Une dynamique homog-nisante parat rgir
lapprhension de ces ensembles gnriquement htrognes. Elle semble,
pour ce qui concerne la presse, tre assure par le medium, dans le
second cas par la relative homologie formelle des textes (leur
appartenance un mme mode de composition global). Mais une telle
dynamique unifiante est-elle toujours loeuvre ? Quen est-il en ce
qui concerne des agencements de textes de genres diffrents qui ne
relveraient pas dune formation socio-discursive et dun medium au
sein desquels lhtrognit gnrique constitue une norme ? titre
dexemple, on peut songer des collections comme Potes daujourdhui et
crivains de toujours , dans la mesure o ces ouvrages monographiques
consa-crs des crivains sont frquemment constitus par la
juxtaposition de textes de diffrents genres : la formule la plus
simple est lessai critique et/ou biogra-phique, suivi dune
anthologie, mais elle peut tre complexifie, par ladjonction dun
texte autobiographique de lauteur, par exemple. En labsence dun
genre assumant de faon manifeste une fonction enchssante, de tels
agencements de textes (sachant en outre quil convient, dans ce cas
de figure particulier, de prendre en considration leffet
homognisant produit par lappartenance une collec-tion)
participent-ils dun genre particulier, gnr par linteraction des
diffrents genres en relation ? En dautres termes, une unit gnrique
suprieure peut-elle, ou doit-elle ncessairement, se constituer
lorsque des textes de plusieurs genres coexistent en labsence de
tout genre enchssant (et donc de toute hirarchisation gnrique
apparente) ?
35. Jean-Michel Jean-Michel adaM, Genres de rcit, op. cit., p.
24.36. Voir, notamment, Units rdactionnelles et genres discursifs :
cadre gnral pour une ap- Voir, notamment, Units rdactionnelles et
genres discursifs : cadre gnral pour une ap-
proche de la presse crite , art. cit., ainsi que lensemble du
numro quouvre cet article Genres de la presse crite , s. dir.
Jean-Michel adaM, dans Pratiques, n 94, juin 1997. [En ligne], URL
: http://www.pratiques-cresef.com/cres0597.htm ; mais aussi La
presse crite : des genres aux mlanges de genres , s. dir.
Jean-Michel adaM, dans tudes de Lettres, n 256, vol. 3-4, 2000,
ainsi que Genres de la presse crite et analyse de discours , s.
dir. Jean-Michel adaM, Thierry HerMan & Gilles luGrin, dans
Semen, n 13, 2001. [En ligne], URL :
http://semen.revues.org/1635
37. Jean-Michel Jean-Michel adaM, Genres de rcit, op. cit., p.
22.38. Voir Ute Voir Ute HeidMann & Jean-Michel adaM, Textualit
et intertextualit des contes. Perrault,
Apule, La Fontaine, Lhritier, Paris, Classiques Garnier, Lire le
xViie sicle , 2010, ainsi que les chapitres figurant dans Le Texte
littraire (op. cit.) consacrs Grimm et Andersen.
39. Jean-Michel Jean-Michel adaM & Ute HeidMann, Recueil et
intertextualit , dans Le Texte littraire, op. cit., pp.
101-117.
-
enjeux de la Gnricit des textes
204
JMA Un regroupement ditorial de textes apparents donne par
exemple les recueils de contes fantastiques de Maupassant,
distingus des recueils de contes normands. Les manuscrits du
journal de travail de Kafka ont donn lieu deux publications spares
regroupant les aphorismes dune part et les rcits dautre part. Ce
classement ditorial, qui a chapp totalement Kafka, brouille la
lecture, comme nous lavons montr propos du petit texte sur Promthe
que nous tu-dions dans Le Texte littraire40. En rassemblant sous le
titre Trsor des contes les textes quil a recueillis et rcrits dans
lAuvergne de la premire moiti du xxe sicle, Henri Pourrat procde
une unification gnrique qui est dans lesprit de la folkloristique
de lpoque fortement influence par lentreprise des Grimm41. Cela
empche de lire la diversit des genres que Pourrat rassemble dans le
but dlever au rang de littrature tout ce qui se raconte dans les
villages reculs des monts dAuvergne de la premire moiti du xxe
sicle.
Dans le cas de contes comme Le petit Poucet, Le petit Chaperon
rouge ou Le Chat bott, il semble que le processus ait t inverse.
Nous sommes tellement habitus lire ces contes sparment ou dans un
ordre indiffrent que la logique du recueil de Perrault est
invisible pour la plupart des lecteurs et des commentateurs. Jai
montr, dans Textualit et intertextualit des contes, que les textes
se rpondent et sclairent. Jai galement mis en vidence, dans Le
Texte littraire, la cohrence du Premier cahier qui rassemble les
quatre premiers contes crits par Andersen. Ils forment un ensemble
gnriquement et intertextuellement htrogne do se dgage une potique
ori-ginale. La prise en compte de ces recueils comme ensembles
co-textuels claire le sens des contes isols et densifie leur sens
par les contrastes autant que par les rptitions.
Dans le cas dune hyperstructure journalistique, linformation est
diffracte en articles et graphiques, schmas, photos et cest
lensemble qui fait sens, comme le titre englobant le prouve. La
caractristique de ces hyperstructures textuelles (dis-positif
caractristique galement des manuels scolaires et des encyclopdies)
est dabord de regrouper des articles de genres diffrents dans
lespace matriel dune demie page et maximalement dune double page :
interview, commentaire, simple chronologie de faits, photo lgende,
schmas et graphique, etc. Ces hyperstruc-tures journalistiques ou
didactiques multiplient les rgimes de lisibilit ; elles
diver-sifient et diffractent linformation. Ce qui me passionne dans
ces dispositifs, ce sont les divers types de lectures que des
genres ainsi rassembls mobilisent. Pour rpondre votre dernire
question : lhyperstructure ne me parat pas tre un cas de
regroupement sous la domination dun genre enchssant. Lhtrognit
gn-rique est donc possible, mais condition dtre unifie dans un
dispositif ditorial et auctorial responsable dont la vise de sens
doit bien apparatre.
Pour ne prendre quun exemple littraire que jai beaucoup tudi,
quand Borges assemble, comme il le dit lui-mme, des pomes indits et
des morceaux de prose crits de faon totalement indpendante,
lopration de mise en recueil,
40. Jean-Michel Jean-Michel adaM & Ute HeidMann,
Lire-traduire un texte de Franz Kafka. Gnricit, co-textualit,
intertextualit , dans Le Texte littraire, op. cit., pp. 119-139.
Ute HeidMann a prolong cette tude dans une publication rcente : Un
mythe et deux faons de le (r)crire : Promthe dans deux textes de
Franz Kafka (1918 et 1920) , dans Modernits antiques, s. dir.
Vronique Gly, Sylvie Parizet & Anne toMicHe, Paris, Presses
universitaires de Paris Ouest, 2014, pp. 145-159.
41. Voir, ce sujet, larticle dUte Voir, ce sujet, larticle dUte
HeidMann sur Le dialogisme intertextuel des contes des Grimm ,
Feries, n 9, 2012, pp. 9-28.
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Jean-Michel adaM
205
au sein dun ensemble cotextuel unifi par un titre, El Hacedor42
(1960), et encadr par un texte-ddicace Lopoldo Lugones et par un
texte-pilogue, introduit entre les textes des chos smantiques.
Lpilogue le dit trs clairement (je traduis au plus prs) : De tous
les livres que jai confis limpression, aucun, je crois, nest aussi
personnel que cette fort de leons varies mises en recueil et
dsordonnes, prcisment parce quelle abonde en reflets et en
interpolations . Si lon prend au srieux cette ide de reflets et
dinterpolations et si on tend ce concept de son sens habituel
dinsertion de mots, de syntagmes et de phrases dans un texte jusqu
lide dinsertion de textes dans lensemble co-textuel que forme le
recueil, on peroit que le macro-texte du recueil fait sens dans sa
composition productrice de reflets et dchos entre textes, mme les
plus loigns et gnriquement diffrents. Ldition anglaise43, qui se
contente de ne retenir que les Stories , ampute le recueil dun
grand nombre de ces reflets et interpolations. Cette amputation
empche de voir la posie de ces proses narratives. Un tel choix
critique et ditorial macrognrique simpliste, opposant prose et
posie, aboutit une destruction de ce qui justifiait, aux yeux de
Borges, la mise ensemble de textes aussi disparates.
DM & GW En vertu de la conception de la gnricit que vous
proposez, fonde sur une dynamique de participation des modles
gnriques convoqus, vous avancez que [l]es systmes de genres voluent
et que, par consquent, des genres disparaissent avec les formations
socio-discursives et les pratiques aux-quelles ils taient associs
44. Mais quen est-il de lapparition de nouveaux genres, dont on
peut postuler, vous suivre, quils peuvent tre lis non seulement aux
transformations de formations socio-discursives existantes, mais
aussi lappari-tion de nouvelles ? titre dexemple, relativement
rcent au regard de lhistoire des genres de discours, lon peut
notamment songer au dveloppement du discours journalistique au
cours du xixe sicle et la faon dont la matrice mdiatique de la
presse a donn lieu lapparition dune multitude de genres neufs, ou
du moins identifis, et donc pour une large part perus, comme tels,
du fait-divers linter-view en passant par le reportage45. Quand, et
en vertu de quels paramtres, peut-on considrer qua lieu la
naissance dun nouveau genre ? Un genre nat-il partir du moment o,
pour rpondre limpression dune spcificit sur le plan du systme des
genres existants, une dnomination nouvelle est utilise par un
groupe donn pour dsigner un ensemble particulier de textes ? Un
genre peut-il exister de faon effective avant davoir t identifi
comme tel ?
JMA Jai toujours rv dtudier la disparition du genre des
histoires tra-giques ou histoires sanglantes dans lesquelles se
sont illustrs, au dbut du xViie sicle, Jean-Pierre Camus et Franois
de Rosset. Ce genre, qui existe en parallle avec les canards
populaires sous forme doccasionnels, rapparat au xixe sicle dans
les Chroniques italiennes de Stendhal (par exemple Les Censi,
1837), dans Les Diabo-liques de Barbey dAurevilly (1874), dans
certaines nouvelles de Maupassant inspi-
42. Jorge Luis Jorge Luis borGes, LAuteur et autres textes. El
Hacedor, trad. de lespagnol (Argentine) par Roger caillois, Paris,
Gallimard, Limaginaire , 1982 (dition bilingue).
43. Jorge Luis Jorge Luis borGes, The Aleph. Including the Prose
Fictions from The Maker, trad. de lespagnol (Argentine) par Andrew
Hurley, London, Penguin Books, Penguin Classics , 2004 [1998].
44. Jean-Michel Jean-Michel adaM, Genres de rcit, op. cit., p.
14. 45. Voir Marie-ve Voir Marie-ve tHrenty, La Littrature au
quotidien. Potiques journalistiques au xixe sicle,
Paris, Seuil, Potique , 2007, pp. 49-120.
-
enjeux de la Gnricit des textes
206
res de fait divers. Les liens entre le fait divers et la
littrature transparaissent dans cette mutations dun genre succs au
dbut du xViie sicle et loign du canon des histoires de la
littrature et ce nest pas sans rapports avec lmergence du roman
policier.
La naissance du genre du roman policier avec Edgar Poe est
certainement lie au succs des faits divers de la grande presse de
lpoque, comme le thmatise lcrivain amricain dans The Mystery of
Marie Roget paru dans le Ladies Companion fin 1842 et dbut 1843.
Avec The Murders in the Rue Morgue (1841) et The Purloined Letter
(1844), ces trois nouvelles donnent naissance un genre qui, en
France, outre les traductions de Baudelaire, a inspir un admirateur
de lcrivain amricain, Charles Barbara, qui a crit LAssassinat du
Pont-Rouge, paru en deux livraisons de la Revue de Paris en 1855.
En raison de son grand succs, ce livre aujourdhui inconnu (qui
intgre un sonnet confi par Baudelaire son ami Barbara) a connu cinq
rdi-tions (avec des transformations auctoriales) et une adaptation
thtrale. Quelques annes avant LAffaire Lerouge dmile Gaboriau (1863
et 1866) et A Study in Scarlet dArthur Conan Doyle (1887), le genre
du roman policier nigme existe donc dj en France, port par deux
admirateurs de Poe. En fait, les trois rcits de Poe ont t prcds par
une nouvelle dE.T.A. Hoffmann intitule Mademoiselle de Scudry,
galement inspire de faits divers, publie en 1818 et reprise dans le
grand recueil de lcrivain allemand : Les Frres de Saint-Srapion,
paru entre 1819 et 1821. Cest Made-leine de Scudry, vieille dame
connaissant si bien les mandres du cur humain, qui sert de
dtective, avant Dupin et Sherlock Holmes, et qui, avec une mme
pers-picacit, dnoue lnigme sur laquelle les enquteurs butent. On
pourrait encore remonter jusquau Zadig de Voltaire, comme le prouve
sa reprise manifeste au tout dbut du roman policier mdival dUmberto
Eco : Le Nom de la rose.
Jai travaill sur deux recueils qui ont particip la naissance de
deux genres : le conte franais de la fin du xViie sicle tel que
Perrault llabore dans ses contes en vers (1694), son recueil
manuscrit des Contes de ma mre Loye (1695) et dans son recueil des
Histoires ou contes du temps pass. Avec des Moralitez (1697), et je
travaille ac-tuellement sur le genre du pome en prose tel que
Baudelaire le fabrique entre 1857 et 1867. Lun et lautre ne
procdent pas partir de rien. Le Dictionnaire de lAcadmie de 1694
atteste bien lexistence du genre dont Perrault va redfinir les
contours. Il en va de mme pour Baudelaire qui part du Gaspard de la
nuit dAloysius Bertrand, comme il le dit dans la lettre Arsne
Houssaye qui sert de prface au recueil mis au point par Thodore de
Banville et Charles Asselineau (dans le tome IV des uvres compltes
de 1869, deux ans aprs le dcs de Baudelaire). Baudelaire ninvente
donc pas le genre revendiqu par un des titres quil avait prvu :
Petits pomes en prose. Cest bien partir dun genre mergent que lui
est venue lide [] de tenter quelque chose danalogue . Et dans le
dernier paragraphe de sa lettre, il ajoute :
Sitt que jeus commenc le travail, je maperus que non seulement
je restais bien loin de mon mystrieux et brillant modle, mais
encore que Je faisais quelque chose (si cela peut sappeler quelque
chose) de singulirement diffrent, accident dont tout autre que moi
senorgueillirait sans doute, mais qui ne peut quhumilier
profondment un esprit qui regarde comme le plus grand honneur du
pote daccomplir juste ce quil a projet de faire.
-
Jean-Michel adaM
207
La stabilisation gnrique se fait autour du recueil du Spleen de
Paris (un des autres titres prvus par Baudelaire) qui se prsente,
comme le recueil dAloysius Bertrand, comme une vritable
exprimentation gnrique 46. Lexprimentation du genre du pome en
prose procde partir demprunts multiples aux genres de discours
prsents dans le moment culturel du milieu du xixe sicle. Cette
expri-mentation sest faite au long des annes, paralllement lcriture
des Fleurs du mal. Baudelaire a crit, souvent en mme temps, parfois
ultrieurement, les versions en vers et en prose du mme pome et de
multiples passages des pomes en prose correspondent des pomes en
vers. On peut donc observer sur pices linvention dun genre.
Manifestement, quand Doubrovsky invente le genre de
lautofiction, il ne fait que donner un nom ce qui existe dj dans le
genre de lautobiographie. Un genre peut donc exister avant quun nom
ne lui soit attribu, mais cest partir de cette nomination (Petits
pomes en prose ou Autofiction) que le problme se pose au lecteur,
aux diteurs, et que les crivains se positionnent. Rimbaud ne dira
jamais crire des pomes en prose et Verlaine, son diteur des
Illuminations, nen parlera pas plus. La posie a alors franchi le
pas problmatis par Baudelaire : lorsque le vers disparat, le pome
peut quand mme exister. Avec lautofiction, la question est un peu
plus dlicate puisquelle concerne un flottement entre les genres du
roman et de lautobiographie et les pactes de lecture fictionnel du
premier et suppos factuel du second. Cest cette rupture dclare du
pacte smantico-pragmatique de lecture de certains textes qui rend
ncessaire ltiquetage dune catgorie mdiane. Mais le genre du roman
historique , pour ne prendre que cet exemple, faisait dj flotter le
pacte de lecture entre fiction et factualit.
Je ne rponds pas bien vos questions car je ne peux procder que
par des exemples, des tudes de cas que jai un peu tudis. Cest un
aspect des travaux sur les genres et la gnricit : nous devons,
autour de prsupposs discursifs partags, accumuler les faits et les
dcrire pour avancer dans une rflexion thorique nces-sairement
collective.
DM & GW Bien que lanalyse de discours ait t conduite, depuis
plusieurs annes, sintresser aux discours mdiatiques dans Genres de
rcits, vous abordez par exemple le fait-divers , il semble que la
dimension proprement mdiatique du medium ne se situe tout de mme
pas au centre dans votre travail. Elle est certes toujours
mentionne comme une composante essentielle de la gnricit47. Dans
cette optique, le rgime de gnricit ditorial correspond toutes les
instances de mdiation des faits de discours 48 et assure en
consquence une fonction inter-mdiaire 49 entre les deux autres
instances en jeu. Il nen reste pas moins quune part fondamentale de
la donne mdiatique semble relativement peu prise en consi-dration
dans le cadre de vos nombreuses analyses concrtes. Cette minoration
dun paramtre que vous posez dans le mme temps comme fondamental
dans la constitution des discours et de leur gnricit ne
risque-t-elle pas de faire passer
46. Notion dveloppe par Ute HeidMann dans Textualit et
intertextualit des contes, op. cit., pp. 34-36.
47. Jean-Michel adaM & Ute HeidMann, Le Texte littraire, op.
cit., p. 21. Voir galement Jean-Michel adaM, Genres de rcit, op.
cit., p. 24.
48. Ibid., p. 13.49. Ibid., p. 14.
-
enjeux de la Gnricit des textes
208
ct dlments importants dans linterprtation des phnomnes
discursifs, et en particulier gnriques ? On peut notamment songer
la matrialit des supports et ce quils impliquent en termes de
conditionnement des discours et de leurs usages (soit leurs
conditions matrielles de formation, de diffusion et de rcep-tion)
quadvient-il par exemple de la gnricit dun change oral (par exemple
un entretien radiophonique) lorsquil est transcrit ? Comment
envisager une telle transformation, qui ne se rduit pas un
changement de support, mais qui implique galement, ce qui ne va pas
sans incidence sur le plan gnrique, une institution mdiatique, qui
prsente un habitus socio-professionnel et qui se caractrise par des
modalits dusages particulires pour son public.
JMA Les dclarations des pages 21 du Texte littraire et 24 de
Genres de rcits ne sont pas dcoratives. Si vous considrez la
seconde partie de Textualit et intertextualit des contes, consacre
aux contes de Perrault, vous verrez que jaccorde une importance
extrme la question de la matrialit discursive. Je commence mon
analyse par la signification de certaines majuscules chez
Perrault50, majuscules que de nombreuses ditions suppriment et que
de nombreux analystes ngligent. Louis Marin, qui a t un des plus
intressants commentateurs des contes de Perrault, travaillait sur
des ditions dont il ne donnait gnralement pas la rfrence ce qui
entrane des effets de lecture incontrls et incontrlables. En
mettant en avant la question de ldition originale, des ditions
successives et autres pr-publications, cest la matrialit du mdia
qui est prise en compte car elle est lhistoricit mme de tout
texte.
Je ne partage donc pas votre sentiment sur mon approche des
textes. Jac-corde aux ditions, leur ponctuation et leurs
illustrations, la composition du recueil (co-textualit) et au
pritexte une trs grande importance. Ute Heidmann a attir notre
attention sur le rle de tous les lments iconiques de ldition
originale des Histoires ou contes du temps pass. Avec des moralits
et du manuscrit dapparat des Contes de la mere Loye. Les
informations quelle a tires de ces donnes matrielles du mdia
(vignettes, frontispice et fronton de lptre ddicatoire) sont trs
int-ressantes et forment un systme si cohrent quelle considre les
deux recueils de Perrault comme des iconotextes51.
Le sens surgit des transformations gntiques, ditoriales et
traductoriales de la matrialit discursive. Cette question de la
matrialit icono-textuelle traverse mes travaux sur la publicit et
les recherches menes avec Gilles Lugrin sur les hypers-tructures
journalistiques52. Cest lattention aux contraintes et problmes poss
par la matrialit du mdia qui mont fait passer une dizaine dannes
tudier la presse crite et un peu plus travailler sur la propagande
publicitaire.
Je ne prendrai que lexemple de la matrialit graphique dun nonc
qui se trouve sur un logo en forme darmoiries prsent sur certains
paquets de cigarettes Marlboro :
50. Ute Ute HeidMann, Textualit et intertextualit des contes,
op. cit., pp. 174-179.51. Question aborde par Ute Heidmann dans Ces
images qui (d)trompent. Pour une Question aborde par Ute Heidmann
dans Ces images qui (d)trompent. Pour une
lecture iconotextuelle des recueil manuscrit (1695) et imprim
(1697) des contes de Perrault , dans Feries, n 11, 2014,
paratre.
52. Voir Jean-Michel Voir Jean-Michel adaM & Gilles luGrin,
Lhyperstructure : un mode privilgi de prsentation des vnements
scientifiques ? , dans Cahiers du Cediscor, n 6, 2000, pp. 133-149.
[En ligne], URL : http://cediscor.revues.org/327 ; ainsi que :
Effacement nonciatif et diffraction co-textuelle de la prise en
charge des noncs dans les hyperstructures journalistiques , dans
Semen, n 22, 2006, pp. 127-144. [En ligne], URL :
http://semen.revues.org/4381
-
Jean-Michel adaM
209
Marlboro incorpore, dans liconicit des armoiries en or, rouge et
blanc de Philip Morris, une clbre petite phrase historique,
attribue Jules Csar, propos dune bataille rapidement gagne, en 47
av. J.-C. Cet nonc, qui relve du genre de la propagande politique
romaine, est ici non seulement cit en latin, mais typo-graphi la
manire des textes antiques gravs sur les pierres : en majuscules et
avec le point moyen (colon), plac mi-hauteur de ligne, qui a la
valeur de notre point-virgule. Ce ponctuant de structure priodique
dcoupe une superbe priode ternaire bi-syllabique, constitue de 3
mots-phrases. Chaque membre commence par la mme consonne /v/ et se
finit sur la mme voyelle /i/, redouble dans les membres 2 et 3 de
la priode. Cet nonc est la composante verbale dun genre diconotexte
: les armoiries de la tradition de lhraldique o il est frquent quun
blason soit accompagn dune devise latine. Quand la marque Marlboro
sempare du rcit minimal de Csar, elle transpose le rcit de la
victoire romaine sur le terrain publicitaire de la bataille
commerciale et incorpore ainsi les vertus de lempereur romain et le
contenu glorieux de lpisode guerrier. Cest, semble-t-il, aprs le
fou-droyant succs commercial de la marque au clbre cow-boy que
cette devise a t adopte par Philip Morris. Certes, le discours lgal
en noir et blanc sur les dangers de la cigarette, en trs gros
caractres, est beaucoup plus lisible que la devise et per-turbe
cette euphorie. Il nen reste pas moins quen passant dans lhraldique
du logo de la marque PM, le slogan de propagande politique romaine
devient la devise dune marque commerciale. Sans changer de langue,
son genre discursif est transform et incorpor dans la publicit.
Lnonc intertextuel partir duquel cette devise a t fabrique
provient, bien sr, des biographies de Csar racontes par Plutarque
(Vie de Csar 56) et par Sutone (Vies des douze Csar, Csar 37, 4),
mais il provient, en fait, moins directement de ces (inter)textes
latins que de linterdiscours culturel o il est devenu une de ces
phrases sans textes qutudie Maingueneau53 ; cest--dire un de ces
noncs intertextuellement extraits de leur texte dorigine et passs
dans la mmoire interdiscursive dune communaut linguistique et
culturelle o ils sont disponibles pour de nouveaux emplois
citationnels ou parodiques et des reconversions gnriques.
Donc, oui, on risque de passer ct deffets de sens capitaux, si
on ne tient pas compte des donnes matrielles du mdia et du
conditionnement de la lecture quil gnre. On peut manipuler les
textes et la lecture par les dispositifs typogra-phiques et
iconiques (le texte lui-mme faisant image). Nous avons beaucoup
tra-
53. Dominique Dominique MainGueneau, Phrases sans textes, Paris,
Armand Colin, 2002.
-
enjeux de la Gnricit des textes
210
vaill, avec Ute Heidmann, sur les deux ditions par Hetzel des
Contes de Perrault. Il sagit dune des plus spectaculaires
reconfigurations ditoriales de ces textes, et pas seulement cause
des illustrations de Gustave Dor ! Cest tout le dispositif du livre
qui change, texte et pritexte.
Je reviens sur la question que vous posez propos des
transcriptions dentre-tiens, de loral et de lcrit. Le genre
journalistique de linterview est un bon exemple de neutralisation
de loralit et donc de changement de sens des paroles prononces.
Dans un rcent entretien accord la revue Genesis, le linguiste
Antoine Culioli pose en pralable lentretien sa volont que lon ne
retouche pas son propos. Il souhaite quil reste tel quil laura
produit et motive ainsi cette requte : On ma souvent dit qu travers
les transcriptions fidles on entendait ma voix, ma prosodie. Le
texte, cest finalement une texture, cest quelque chose de beaucoup
plus compliqu que du linaire 54. On ne peut pas mieux dire.
Jai travaill cette question de trs prs lorsque jai essay de
transcrire le phras de Malraux, pages 51-55 de la dernire dition de
La Linguistique textuelle o jinsiste sur ltape philologique de la
mise au point du texte pour lanalyse. Je lai fait galement pour le
clbre discours de Montral du gnral de Gaulle qui se termine par
lincroyable Vive le Qubec libre ! 55. Dans Genres de rcits, jtudie
un dbat entre Laurent Fabius et Jacques Chirac, en proposant une
transcription de travail qui tient compte de loralit et mme de
mouvements de tte56. Je fais la mme chose, dans le mme chapitre sur
le rcit dans le discours politique, propos dun discours de Giscard
dEstaing57.
Pour ne prendre quun bref et rcent exemple, considrons la
premire phrase du discours du premier ministre franais Manuel
Valls, le 8 avril 2014 lAssemble nationale. Jen donne
successivement la transcription officielle sur le site du premier
ministre (o elle est donne en caractres gras et constitue un
paragraphe) et ma transcription de lnonc prononc effectivement
devant une assemble houleuse ds les premiers mots du discours. Je
mintresserai seulement la phrase-incipit, en gras dans la version
crite :
Monsieur le prsident,Mesdames, messieurs les dputs,Trop de
souffrance, pas assez desprance, telle est la situation de la
France.Et cest conscient de cette ralit que je me prsente devant
vous.
Monsieur le prsident // mesdames et messieurs les dputs //
tot/trop de souffrance // pas / assez desprance // telle / est la
situation / de la France /// 58
Et cest conscient // de cette ralit //que je me prsente / devant
vous ///
54. Antoine culioli, Toute thorie doit tre modeste et inquite.
Entretien avec Jean-Louis Lebrave et Almuth Grsillon , dans
Genesis, n 35, 2012, p. 147.
55. Jean-Michel Jean-Michel adaM, Quand dire Vive le Qubec libre
! cest faire lHistoire avec des mots , dans Discours et
constructions identitaires, s. dir. Denise desHaies & Diane
Vincent, Qubec, Presses de lUniversit Laval, 2004, pp. 13-38.
56. id., Genres de rcits, op. cit., pp. 208-219.57. Ibid., pp.
219-244.58. Je note par des barres obliques les temps de pause :
pause trs brve = /, pause marque
= // et pause longue ponctuant fortement le discours = ///. Je
note les deux intonations montantes fortes par et lintonation
descendante de fin de phrase priodique par .
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Jean-Michel adaM
211
Trop de soufFranCe (4 syllabes et ton montant )AntithsePas assez
despranCe (6 syllabes et ton continu)Anaphore rsomptiveTELLE EST la
situation de la franCe (10 syllabes et ton descendant de clture
)
Cette phrase priodique ternaire est un bel exemple de priode
rhopalique o les membres de la priode deviennent de plus en plus
longs (comme ici) ou de plus en plus courts. Lampleur progressive
de cette forme rhtorique classique est lindice dune monte en
puissance du discours. Mais cette intensit croissante est ici hache
par une motion que le bgaiement sur lattaque du premier membre de
la priode manifeste demble. Le ton saccad de Valls ne fait pas
ressortir lunit rythmique interne croissante de chaque membre de la
phrase priodique. Le moule nest pas matris par lorateur (trop
dmotion ? Phrase oratoire mal approprie son genre dloquence ?
Agitation de la droite de lhmicycle qui le gne ?, il est
manifestement perturb). Cet incipit du discours est, par ailleurs,
caractris par la forme nominale des noncs successifs. La
construction nominale a la particularit nonciative et discursive de
faire apparatre le contenu comme non pris en charge
nonciative-ment, comme prconstruit, comme une sorte de bilan dun
tat du monde (ici de la France) dj l, prexistant au discours. Cette
entre en matire tranche par rapport ce qui suit, beaucoup plus
fortement marqu par la prsence en premire per-sonne du sujet
parlant (grande caractristique du discours politique franais de ces
dernires annes). Cest vident ds la phrase-paragraphe suivante.
Pour moi, la transcription de travail-dition que nous devons
faire pour tu-dier ce genre de texte est dj un dbut danalyse, du
fait de lattention marque au matriau de loral, comme lattention
lcrit passe par la ponctuation noire et la ponctuation blanche. Ce
que vous dites des habitus de linstance mdiatrice (presse,
tlvision, dition) est tout fait juste, mais cest dans le dtail de
la matrialit dis-cursive et dans la comparaison des tats textuels
que nous pouvons esprer aborder les questions dont vous parlez.
Comme le dit trs souvent Maingueneau, cest dans le texte et dans le
corpus de textes constitu pour lanalyse quil faut chercher les
donnes du contexte. Ce qui nous renvoie ce que je considre comme
lapport spcifique des tudes de Lettres la culture et lducation :
apprendre lire de prs, de trs prs, littralement et dans tous les
sens59. Le travail de lhistorien et celui du sociologue des mdias
sont des apports complmentaires, mais mon travail consiste tenter
de dmontrer, par lattention porte la matrialit discursive, que
lapport du linguiste analyste des textes et des discours est tout
aussi important.
DM & GW Le concept de gnricit a t labor dans le droit fil de
pers-pectives qui tendent souligner la parent foncire des genres de
discours en neu-tralisant leurs spcificits, notamment celle du
discours littraire, en premire ins-tance du moins. Vous crivez ce
sujet, en vous situant dans le prolongement des positions de
Todorov, qu [u]ne consquence majeure dcoule [du] passage de la
potique la thorie du discours : les genres littraires ne sont quun
cas parmi dautres de systmes de genres dune socit donne 60. Dans le
mme temps,
59. Comme, daprs sa sur, Rimbaud laurait rpondu sa mre, propos
de la lecture des Illuminations.
60. Jean-Michel adaM & Ute HeidMann, Le Texte littraire, op.
cit., p. 21.
-
enjeux de la Gnricit des textes
212
vous soulignez que la gnricit dpend des types de discours en
jeu, cest--dire de champ[s] socio-culturel[s] qui prsentent tous
des systmes de genres dif-frents 61. pistmologiquement et
heuristiquement, quels sont les bnfices de cet aplanissement pour
ltude des usages particuliers des genres au sein des diff-rents
types de discours et formations socio-discursives ? De faon plus
particulire, quimplique pour ltude des genres littraires ladoption
dun point de vue qui, en premire instance du moins, procde la mise
sur le mme plan des diffrents types de discours et, corollairement,
quelles seraient les spcificits particulires du discours littraire
en termes de mise en uvre de la gnricit ?
JMA Je suis heureux que vous me posiez cette question car elle
revient trs souvent sous la plume de collgues littraires. Il y a
visiblement l un norme malentendu, qui se mue, chez certains, en
procs dintention lencontre de lana-lyse linguistique et discursive
des textes littraires. Oui, je pense, avec Todorov, que les genres
littraires ne sont rien dautre quun [] choix parmi les possibles du
discours, rendu conventionnel par une socit 62. Les possibles du
discours dont parle Todorov se dfinissent au sein des diffrents
systmes de genres que les groupes sociaux laborent au cours de leur
volution historique, faite de contacts et demprunts avec et dautres
groupes sociaux : Le choix opr par une socit parmi toutes les
codifications possibles du discours dtermine ce quon appellera son
systme de genres 63. Dire que les genres littraires ne sont quun
des genres, parmi dautres, dun groupe social dune poque donne ne
consiste pas neutraliser leur spcificit . Cela veut seulement dire
quil faut considrer la spcificit des genres littraires par rapport
aux autres genres de discours dune formation socio-discur-sive
donne et tenir compte des ressemblances autant que des diffrences
radicales. Les frontires de la littrature ont volu dans la culture
de langue franaise, comme les frontires de lart. Dire, avec
Todorov, quil ny a pas un abme entre la littra-ture et ce qui nest
pas elle consiste seulement partir du fait que les genres
litt-raires trouvent leur origine, tout simplement dans le discours
humain 64. La faon dont un crivain sempare des formes collectives
de discours pour les transformer et les dconstruire est un bon
moyen dapprocher ce qui fait dun texte littraire un pome, une
nouvelle, etc. La focalisation sur des textes uniquement littraires
nest pas le seul axe possible dexploration des faits littraires. La
comparaison de textes littraires avec des textes non littraires
claire autant les spcificits du pome las-tique futuriste Dernire
heure de Blaise Cendrars que du fait divers dont il est tir65.
Quand vous me demandez quels sont les bnfices de cet
aplanissement , je dois dabord dire quil ne faut pas confondre l
aplanissement provisoire que vous suggrez avec un aplatissement,
cest--dire un crasement des spcificits. Quand Ute Heidmann insiste,
dans sa thorisation de la comparaison diffrentielle, sur la ncessit
dtablir un rapport non hirarchique entre les compars, elle le fait
dans
61. Jean-Michel adaM, Genres de rcit, op. cit., p. 22.62.
Tzvetan Tzvetan todoroV, Les Genres de discours, Paris, Seuil,
Potique , 1978, p. 23.63. Ibid.64. Ibid., p. 46.65. Je renvoie aux
pages 175 188 dun livre aujourdhui puis : Linguistique textuelle.
Des genres
de discours aux textes (Nathan, 1999). Cette tude doit beaucoup
aux changes que jai eu avec Jean-Pierre Goldenstein, qui a ouvert
les pistes dans son dition du recueil, puis avec Marc Dominicy.
-
Jean-Michel adaM
213
des termes mthodologiques qui sont destins viter les piges de la
pr-hirar-chisation et pour mieux mettre en vidence les diffrences
significatives. Dire, comme je le pense pour ma part, que tous les
genres sont dignes dintrt scientifique na pas pour consquence une
quelconque dgradation des genres littraires ! Cest pour cela que je
parle danalyse textuelle des discours et pas de ou du discours en
gnral. Il sagit bien de penser les pratiques discursives dans leur
singularit et donc gale-ment les pratiques discursives littraires
dans leur singularit. Un des grands enjeux de Textualit et
intertextualit des contes consistait rendre les contes de Perrault
la littrature, en montrant leur trs haut degr dlaboration
intertextuelle (Ute Heid-mann parle de palimpsestes pour dcrire
cette ralit complexe66). Pour ma part, je ne dis pas autre chose
que Todorov :
[] la place de la seule littrature apparaissent maintenant de
nombreux types de discours qui mritent au mme titre notre
attention. Si le choix de notre objet de connaissance nest pas dict
par de pures raisons idologiques (quil faudrait alors expliciter),
nous navons plus le droit de nous occuper des seules sous-espces
littraires, mme si notre lieu de travail sappelle dparte-ment de
littrature (franaise, anglaise ou russe).67
Dire que de nombreux types de discours mritent au mme titre
notre attention veut juste dire que de nombreux textes littraires
et non littraires peuvent devenir lobjet dtudes inspires des
mthodes danalyse rdes dans le champ de lanalyse des textes
littraires. Je pense que les sciences de linformation et de la
communication, comme lanalyse de discours son origine, souffrent
dun dficit philologique et hermneutique (au sens dune hermneutique
critique). Cest pour cela que, dans le cadre gnral dune
linguistique textuelle et discursive, je mefforce de fdrer les
sciences des textes. Pour se convaincre de lintrt dune telle
dmarche, il suffit de relire lanalyse par Leo Spitzer dune publicit
amricaine68 quil rapproche, par son usage de lhyperbole, de la
rhtorique de la posie baroque. Nous avons poursuivi cette
exploration, Marc Bonhomme et moi, dans notre essai sur
LArgumentation publicitaire69, en mettant en avant la rhtorique
pidictique et dlibrative du discours publicitaire. Lecture
rhtorico-linguistique que jai aussi utilise pour analyser des
discours politique dAbraham Lincoln, du gnral de Gaulle et dAndr
Malraux.
Je ne vois pas en quoi louverture de lanalyse de discours des
corpus non littraires pourrait tre dommageable la littrature. Seuls
certains grands prtres et petits officiants de La Littrature
peuvent redouter un affaiblissement de leur sacerdoce et une
dsacralisation de leur objet. Cette attitude procde, comme le dit
Todorov, dune idologie dont la validit reste dmontrer. Les tudes de
Lettres devraient tre mises au service de lanalyse de tous les
domaines du discours. Encore une fois, il ne sagit pas de mettre
sur le mme plan ni dcraser les diffrences entre discours littraires
et non littraires, il sagit de les mettre sur un mme plan dexigence
de travail et dengagement de savoirs de la part de lanalyste.
66. Dans ses chapitres sur Dans ses chapitres sur La Barbe bleue
palimpseste et sur Le petit Chaperon rouge palimpseste de Textualit
et intertextualit des contes, 2010.
67. Tzvetan todoroV, Les Genres de discours, op. cit., p. 25.68.
Article de 1949 que jai souvent cit et qui a t traduit en franais
pour la premire fois Article de 1949 que jai souvent cit et qui a t
traduit en franais pour la premire fois
dans la revue Potique : La publicit amricaine comme art
populaire , dans Potique n 37, 1978, pp. 152-171.
69. Jean-Michel Adam & Marc Bonhomme, Jean-Michel Adam &
Marc Bonhomme, LArgumentation publicitaire. Rhtorique de lloge et
de la persuasion. Lanalyse des divers aspects du discours
publicitaire, Paris, Nathan, Fac. Linguistique , 2012.
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enjeux de la Gnricit des textes
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Quon puisse vouloir enseigner lunivers